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Leçon 1
L’intentionnalité pulsionnelle :
1
« Les puissances véritables ne sont jamais de simples possibilités. Il y a toujours de la tendance et de
l’action » (Leibniz, 1646-1716 : Nouveaux essais sur l’entendement humain, chapitre I, 1703). Pourquoi ?
Entre autres raisons parce que « Les capacités sont des besoins. […] Les capacités réclament qu’on les
utilise (Capacities are needs. […] Capacities clamor to be used) » (Abraham Maslow : Towards a
psychology of being, chapitre V, 1968).
Nota Bene : les anciens Grecs connaissent ce que nous appelons « pulsion » sous le nom d’« ». Par
« hormè », ils entendent une force qui impulse, donne de l’élan, stimule, prend, urge.
2
« Humaine condition » résume donc une force structurante (endogène), un agir immanent qui,
contrairement à la (poïésis, operatio), laquelle s’épuise transitivement dans son produit, ne
possède nulle autre fin que le perfectionnement de l’agent (Aristote, 384-322 av. J.-C. : Éthique à
Nicomaque, Livre I). L’agir est ce qui fait arriver quelque chose dans le monde.
1
Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1
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2
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L’intentionnalité pulsionnelle
Citation : § 1. LA PULSION :
« Human beings are self-
interpreting animals »
(Charles Taylor : § 1.1. Penser la condition humaine :
Human agency and
language, in « Homo hominis lupus » – beugle Hobbes : « L’homme, un
Philosophical papers 1,
loup pour l’homme »3. Rien n’est moins sû r. Rien n’est moins
1985).
sû r ne serait-ce que parce qu’il n’existe selon toute
vraisemblance aucune nature humaine, si par là on entend un ensemble de
manifestations définissant universellement notre espèce, donc une vue qu’on pourrait
prendre sur l’homme4. L’anthropologie clinique5 étudie en revanche l’humana
conditio. Comme son nom l’indique, la condition humaine (Sénèque) désigne l’ensemble
des facteurs qui conditionnent les phénomènes ou les expériences pour en faire des
phénomènes ou des expériences proprement humains. Il s’agit de facteurs structurants,
de tendances naturantes qui limitent a priori la situation de l’homme dans l’univers.
3
De cive, 1642.
4
« En fait, le concept de nature humaine est à l’œuvre toutes les fois que se trouve transgressé le
précepte de Marx interdisant d’éterniser dans une nature le produit d’une histoire » (Bourdieu,
Chamboredon et Passeron : Le métier de sociologue, éd. Mouton et Bordas 1968, p. 42).
5
L’« anthropologie clinique » désigne une connaissance scientifique de l’homme vérifiable par la
pathologie. Ses deux coryphées sont Jacques Schotte (1928-2007), dont je fus élève, et Jean Gagnepain
(1923-2006). Schotte développe son anthropologie sur le versant biologique du pulsionnel ; Gagnepain,
son ami, de manière complémentaire sur celui noétique des structures culturelles.
6
Vivre – explique Renaud Barbaras – c’est appartenir à un monde tout en faisant apparaître ce monde
(Introduction à une phénoménologie de la vie, éd Vrin 2008).
3
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7
Husserl rate l’essence de l’apparaissant transcendant en rabattant celui-ci sur une conscience qui le
constitue en pô le objectif pleinement déterminable. Parallèlement, il échoue à expliquer l’appartenance
au monde de celui à qui l’apparaissant apparaît. Or pour que la conscience puisse recueillir le monde en
apparitions singulières, il faut qu’elle en soit, i.e. qu’elle s’y trouve toujours déjà engagée, intéressée,
concernée. C’est en effet cet engagement, réponse à l’appel d’air du Monde comme horizon à remplir, qui
co-détermine l’étant en rassemblant des déterminations explorées progressivement.
Pour préciser un tantinet la chose, « le mouvement de la vie ne s’accomplit qu’à travers des mouvements
concrets au sein du monde : par ces mouvements, le monde se cristallise dans des étants singuliers qui
dessinent le monde de ce vivant. C’est donc en spécifiant et limitant la totalité du monde dans les étants
finis qu’elle y fait paraître que la vie se constitue comme la vie d’un vivant singulier. L’individuation de la
vie sous la forme d’un vivant concret est corrélative de la limitation du monde sous la forme d’étants
apparaissants » (ibidem).
4
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Fichte entend par « pulsion » « un effort se produisant lui-même, tenu ferme,
déterminé, qui est quelque chose de certain (ein sich selbst produzierendes Streben
das festgesetzt, bestimmt, etwas Gewisses ist) » (Grundlage der gesamten
Wissenschaftslehre, 3e partie § 7, 1795).8
Note :
D’après Maldiney, la pulsion intervient pour
la première fois de façon décisive comme
concept crucial pour comprendre l’homme
dans deux œuvres publiées en 1795 :
L’assise fondamentale de la Doctrine de la
science, de Fichte.
Les Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme, de Schiller.
Depuis Fichte, la pulsion a fait fortune si l’on peut dire jusque sous la livrée de
l’« intentionnalité », i.e. du mode de présence des choses. Husserl, le père de la
phénoménologie (1859-1938), a reconnu dès ses premiers travaux de 1894, qui
introduisent explicitement la notion d’« intention » (ou de renvoi vécu à…), le rapport
constitutif existant entre intentionnalité et force, visée et tendance. À partir de 1921
(précisément dès la rédaction à Sankt-Mä rgen du manuscrit A VII 13), une
intentionnalité explicite-ment pulsionnelle (Triebintentionalität) vient tenir en germe un
non moins déclaré « système pulsionnel (Triebsystem) ». La pulsion cessera de compter
comme un constituant parmi d’autres de la condition humaine, pour devenir
l’engagement transcendantal (autrement dit la condition agissante de possibilité) qui
constitue la transitivité originelle du vivant vers le monde.
8
Fichte décrit la pulsion comme une force interne qui se détermine elle-même à la causalité (eine innere
sich selbst zur Kausalität bestimmende Kraft, 3e partie § 8), qu’on ne peut pas observer (ibidem) mais qui
transparaît dans l’aspiration, le désir, le Sehnen (3e partie § 10).
5
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9
in « Späte Schriften » (Nachlaß), Gesammelte Werke volume 9, éd. Bouvier 1995, p. 236. « Réalité et cau-
salité vont de pair (zusammengehören), à notre avis. Ce qui n’est pas en mesure d’agir n’est pas non plus
réel (Was nicht wirkfähig ist, ist auch nicht wirklich). »
10
Les sujets k-p- (Moi discipliné, conformiste) sont ceux qui, contre-investissant toute manière de « se la
raconter », méconnaissent le plus ce fait. Ce sont ceux pour qui « psychique » rime avec « chimérique ».
Leur réalité interne n’en a pas moins de retentissement pour autant.
6
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Un autre schizophrène qui disait voir dans le jardin un homme arrêté sous sa fenêtre
et indiquait l’endroit, le vêtement, l’attitude, est stupéfait quand on place
effectivement quelqu’un dans le jardin à l’endroit indiqué, dans le même costume et
dans la même posture. Il regarde attentivement : “C’est vrai, il y a quelqu’un, c’est un
autre”. Il refuse de compter deux hommes dans le jardin.
Une malade qui n’a jamais douté de ses voix, quand on lui fait entendre au
gramophone des voix analogues aux siennes, interrompt son travail, lève la tête sans
se retourner, voit paraître un ange blanc, comme il arrive chaque fois qu’elle entend
ses voix, mais elle ne compte pas cette expérience au nombre des “voix” de la
journée : cette fois, ce n’est pas la même chose, c’est une voix “directe”, peut-être
celle du médecin.
Une démente sénile qui se plaint de trouver de la poudre dans son lit sursaute quand
elle y trouve vraiment une mince couche de poudre de riz. “Qu’est-ce que c’est ? Cette
poudre est humide, l’autre est sèche”.
Dans un délire alcoolique, le sujet qui voit la main du médecin comme un cochon
d’Inde remarque aussitô t que l’on a placé un véritable cochon d’Inde dans l’autre
main » (Merleau-Ponty, ibidem).
Puisque le réel se manifeste dans une résistance aux pulsions, il faut le déconstruire.
Gagnepain découd ainsi le monde investi par la culture en un univers qu’on vit (à travers
une bigarrure d’usages), auquel on s’adapte techniquement (en produisant des
ouvrages), qu’on désire (en y faisant valoir nos suffrages), enfin qu’on perçoit (et qu’on
conceptualise avec des messages).
L’anthropologie clinique prouve non pas que l’homme est un loup pour l’homme,
mais que l’homme peut se positionner comme tel. Elle prouve aussi qu’il peut faire au
contraire de soi une chose sacrée pour lui-même : « Homo, sacra res homini » (Sénèque, 4
7
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av. C. – 65). L’anthropologie clinique nous montrera aussi comment l’homme peut
cultiver ses intérêts – par exemple le langage – en résonance avec cet idéal.
§ 2. LE PRINCIPE « PATHOANALYTIQUE » :
Aussi bien l’école rennaise que l’école belge misent ainsi sur ce que Schotte baptise
« principe pathoanalytique ». En évoquant Freud (1856-1939), Schotte parle aussi du
« principe du cristal ». Voici en effet ce que le fondateur viennois écrivait dans ses
Nouvelles conférences sur la psychanalyse : « Quand nous jetons par terre un cristal, il se
brise non pas n’importe comment, mais, suivant ses lignes de clivage, en morceaux dont
la délimitation, quoiqu’invisible, était cependant déterminée auparavant par la structure
11
À propos de « pathologie », une précision s’impose avec Hubert Guyard : « Brièvement, sous le concept
de pathologie ou de trouble, repris à la tradition médicale, s’amalgament au moins trois réalités
distinctes ».
1°, La première désigne « une spécificité par rapport au générique de l’espèce, une simple variation, de
surcroît instructive pour la compréhension du général (la variation dissociant et exagérant ce qui
est constitutif aussi du général ». À ce titre, l’échangisme, par exemple, ne « désigne en aucun cas
une “anormalité”, un “défaut à corriger”, que ce soit sous l’aspect d’une déviation à conformer ou
d’une souffrance à soulager. » « Cette spécificité est socialement et axiologiquement neutre. »
2°, « Par ailleurs, cette spécificité peut ou non constituer une singularité ou déviation, socialement
instituée et négociée, par rapport à un usage. L’homosexualité peut ainsi, comme d’autres
spécificités, selon les territoires, époques ou milieux, être plus ou moins socialement assumée et
stigmatisée. »
3°, « Enfin, cette spécificité peut ou non faire préjudice, donner matière à souffrance et donc à
“thérapeutique” par rapport à un “bien-être”. L’homosexualité peut ainsi, comme d’autres spécificité
là encore, selon les contextes, s’avérer “heureuse” ou “malheureuse” (Répulsion et persécution : les
troubles de la personne, 1998, revue Tétralogiques N° 22).
Au fil des paragraphes qui suivent, c’est dans le premier sens que j’évoque les « pathologies », étant
entendu par ailleurs que la manière dont on les théorise qua « spécificités par rapport au générique »
fournit des connaissances dont la politique s’empare pour négocier socialement de l’identité, comme
avec les affiches ci-dessous :
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du cristal. Les malades de l’esprit sont eux aussi de telles structures fêlées et éclatées »12
(XXXIe conférences, 1933).
Pour la fine bouche, on goû tera enfin un passage où Gottrfried Wilhelm Leibniz
(1646-1716), en 1704 déjà , rejette la conception lockienne de l’esprit comme « white
paper », sorte de papier blanc sans grain ni veines où tout viendrait s’imprimer dès la
naissance sans aucun préconditionnement : « Je me suis servi aussi de la comparaison
d’une pierre de marbre qui a des veines, plutô t que d’une pierre de marbre toute unie,
ou des tablettes vides, i.e. ce qui s’appelle tabula rasa chez les philosophes. Car si l’â me
ressemblait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la figure d’Hercule
est dans un marbre, quand le marbre est tout à fait indifférent à recevoir ou cette figure
ou quelque autre. Mais s’il y avait des veines dans la pierre qui marquassent la figure
d’Hercule préférablement à d’autres figures, cette pierre y serait plus déterminée, et
Hercule y serait comme inné en quelque façon, quoiqu’il fallû t du travail pour
découvrir ces veines, et pour les nettoyer par la polissure, en retranchant ce qui les
empêche de paraître. C’est ainsi que les vérités et les idées sont innées, comme des
inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas
comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accompagnées de quelques
actions souvent insensibles qui y répondent » (Nouveaux essais sur l’entendement
humain : rédigés en 1704, publiés en 1765. Avant-propos)13.
12
« Wenn wir einen Kristal zu Boden werfen, zerbricht er, aber nicht willkürlich, er zerfällt dabei nach
seinen Spaltrichtungen in Stücke, deren Abgrenzung, obwohl unsichtbar, doch durch die Struktur des
Kristals vorherbestimmt war. Solche rissige und gesprungene Strukturen sind auch die Geisteskranken ».
13
Les Nouveaux essais répondent à l’ouvrage intitulé An essay concerning human understanding (1689) où
John Locke (1632-1704) défend la théorie selon laquelle l’esprit serait une page vierge, un « white
paper ». Soit dit au passage, c’est dans un ajout de 1694 à cet essai (Livre 2, chapitre XXII) que Locke
défend la conception de l’identité personnelle comme continuum de conscience, conception que notre
anthropologie bat en brèche.
9
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14
Ainsi le nazisme, hypostasiant une hypothétique « race arienne », s’est-il inventé les nombreuses
déviations qu’il a condamnées, telle la prétendue « musique dégénérée (entartete Musik) ».
15
En psychologie évolutionniste, pour illustrer ce courant, on rapporte la religiosité à un « détecteur
hyperactif d’agents », un mécanisme ancestral catalysant la détection d’agents dotés d’intentionnalité,
donc de proies ou de prédateurs potentiels. Les religions seraient simplement des expressions d’un
sous-produit de ce mécanisme, la paréidolie, scilicet la tendance à assimiler des formes aléatoires à des
formes référencées (comme lorsque nous voyons un visage dans un rocher, ou un sanglier dans un
chablis).
10
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16
Créée par l’ingénieur Lafayette Ronald Hubbard en 1952, avec une première église officielle fondée en
1954 à Los Angeles, la scientologie qui « n’a rien emprunté à personne » (sic, p. 384) sort de la
naphtaline plusieurs thèses dont notre anthropologie clinique prendra le contrepied. En voici quelques-
unes :
« L’autodétermination, c’est l’individualité dans toute sa splendeur » (p. 405). Pour l’anthropologie
clinique, l’autodétermination ne concerne l’individualité ni au sens de ce qui opposerait le singulier
au pluriel, ni au sens de ce qui concernerait l’être par contraste avec le faire, avec le vouloir ou le
connaître. Lato sensu, elle a pour synonyme l’« autoformalisation » et se décline en facultés ethnique,
technique, éthique et logique. Stricto sensu, elle désigne la capacité qu’a l’homme de normer ses
désirs, et ce faisant d’accéder à la liberté.
« Le principe dynamique de l’existence est la survie (…), la survie comme unique motivation » (p. 3).
Or Kurt Goldstein ou plus récemment Renaud Barbaras l’ont documenté après Scheler (voir l’article
de Barbaras intitulé Phénoménologie de la vie, paru dans la revue Noesis N° 14, 2008, Sciences du
vivant et phénoménologie de la vie) : la conservation de la vie ne saurait expliquer celle-ci. Penser
l’homme à partir du mouvement pulsionnel, c’est remonter à la capacité qu’il a d’expliquer la vie, à la
capacité qu’il a d’ériger (ou pas) la survie en principe, à la capacité encore qu’il a de préférer la mort à
la vie.
On peut apporter à la connaissance du mental des « preuves scientifiques inébranlables » (c’est moi
qui souligne, ib. p. 19). Pour l’anthropologie clinique, au contraire, nulle conception n’échappe à une
révision possible, les faits eux-mêmes dépendant toujours d’une mise en forme verbale de l’ex-
périence.
Tout trouble humain est en soi une « aberration », autrement dit une déviance. Pour l’anthropologie
clinique, il n’existe de déviance que relativement à un usage convenu par telle ou telle collectivité.
Le mental opère à partir de données emmagasinées et enregistrées (p. 31). Pour l’anthropologie
clinique, le mental élabore ses « données ». Il établit par exemple, pour l’histoire à laquelle s’identifie
la personne, ce qui compte comme événement et origine.
Une personne aberrée (sic) peut être « débarrassée de tout refoulement » (p. 32). Pour l’anthropolo-
gie clinique, le refoulement constitue l’humain. Il désigne le processus par lequel nous normons nos
désirs, nous autocontrô lons et par là conquérons notre liberté.
« Un “conflit social” est la résultante de l’aberration » (p. 49). Pour l’anthropologie clinique, le conflit
constitue, dialectiquement, l’existence humaine. Il montre comment la singularisation qui institue la
personne se négocie toujours – sauf pathologie – en vue d’un vivre-ensemble.
« Le mental réactif (…) ne pense que par identités » (p. 55). Pour l’anthropologie clinique, on le verra
en détail, la pensée obéit toujours à une biaxialité en vertu de laquelle identité et unité (ou si l’on
préfère nature et fonction, qualité et quantité) qua principes du discret, tissent leurs données en
interdépendance.
« La valeur potentielle d’un individu ou d’un groupe (sic) peut être exprimée au moyen de l’équation
VP = IDx, I étant l’intelligence et D la dynamique » (p. 56). Pour l’anthropologie clinique, la valeur se
manifeste dans la préférence par laquelle un vivant sacrifie un projet (éventuellement celui d’ac-
croître son intelligence) au profit d’un autre (par exemple agir avec bienveillance).
« On qualifie d’immorales les actions qui réduisent la dynamique de survie » (p. 40). Pour
l’anthropologie clinique, le principe hypothétique de survie relève des conditionnements naturels,
tandis que la morale humaine relève d’une analyse structurelle, abstraite, du désir. Il y a chez Ron
11
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Deux ans avant sa mort, Max Scheler (1874-1928) appelait de ses vœux une
« théorie vraiment approfondie des pulsions (eine wahrhaft vertiefte Trieblehre) »
pouvant valoir comme fondement philosophique (als philosophishes Fundament) pour
l’anthropologie ainsi que diverses autres disciplines. Pourquoi ? Parce que « les pulsions
conditionnent aussi bien chaque sensation, chaque perception, que chaque processus
d’une unité d’ordre physiologique. Ce sont les pulsions qui constituent l’unité de
l’organisme psychophysique (Denn Triebbedingt ist ebensowohl jede Empfindung,
Perzeption, wie jeder Vorgang einer physiologischen Funktionseinheit. Die Triebe sind es
eben, die die Einheit des psychophysischen Organismus ausmachen) » (Mensch und
Geschichte, 1926, dans le recueil Philosophische Weltanschauung, éd. Bouvier 1995, p.
131). Après Szondi, Schotte et Gagnepain, j’espère contribuer à la floraison d’une telle
théorie.
Hubbard une confusion de niveaux qu’on retrouve dans le postulat « la nature fondamentale de
l’homme est bonne » (p. 21), ou dans la thèse selon laquelle le connaissable se réduit au perceptible
(p. 103).
Ron Hubbard confond les niveaux d’existence, mais aussi les plans d’existence (les champs
d’expérience, si l’on préfère). Il range par exemple dans une même classe ce qu’il appelle les « tons »
(des « états d’être » manifestant la « condition générale d’un individu ») et la colère (qui en fait
ressort au registre pulsionnel non pas de la condition mais de l’émotion).
« Folie et irrationalité sont une seule et même chose » (p. 41), l’irrationalité n’étant « rien d’autre
qu’être incapable de trouver les réponses correctes à partir des données dont on dispose » (p. 31).
L’anthropologie clinique, elle, reconnaît une idéation animale (Verstand) qui solutionne les
problèmes « vitalement », en-deçà de la rationalité proprement dite (Vernunft). Et à l’inverse, elle
reconnaît des folies propres à l’être rationnel qu’est l’homme.
17
Lewis Henry Morgan (1818-1880), anthropologue américain, faisait passer toute société par trois
stades : 1° le stade sauvage, 2° le stade barbare, 3° le stade civilisé.
18
Pour Fichte, la pulsion comme effort (Streben) est activité. Mais l’Aktivität, chez lui, reste réalité.
Davantage : réalité positive, i.e. absolue par opposition à relative (2e partie, C). Chez Gagnepain, chez
Schotte, au contraire, la pulsion est capacité et s’oppose à ce titre à toute réalité, toute capacité
impliquant effecti-vement – mal gré qu’en ait l’idéalisme fichtéen – un réel dans l’interaction avec lequel
elle se constitue. Si Fichte et Gagnepain ont en commun d’opposer par ailleurs « réalité » et « relation »,
l’école rennaise pose encore un hiatus entre réel et réalité. Chez Jean-Claude Quentel, celle-ci enveloppe
les phénomènes que chaque vivant fait apparaître. Celui-là correspond aux centres de résistance,
inconnaissables comme tels, que nous avons mentionnés avec Scheler.
12
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§ 4. ÉCHAPPÉE PRATIQUE :
The Dynamic Laws of Healing (Les lois dynamiques de la guérison) fut rédigé dans
les années 1940. Son auteure, la thérapeute Catherine Ponder, y fait exhaler une eau de
rose enivrante : « Il n’y a pas de mal. (…) Il n’y a rien à craindre. (…) Ma vie (ma santé,
ma prospérité, mon bonheur, mon succès, mon bien) ne peut pas être limitée ! Je suis
sans entraves et sans chaînes (There is no evil. […] There is nothing to fear. […] My life [my
health, my prosperity, my happiness, my success, my good] cannot be limited! I am
unfettered and unbound) » (DeVorss Publications, 1966, p. 42). « Le bien est omnipresent
(Good is omnipresent) » (p. 38). Pourquoi alors subissons-nous des burnouts ? Pourquoi
nous affligeons-nous en apprenant qu’un pédophile a violé un enfant ? Pourquoi meurt-
on si la pollution ambiante dépasse un certain seuil ? Ponder n’hésite pas. Elle sait. La
raison en est que, toujours, peu ou prou, nous couvons en nous quelque mauvaise
pensée et/ou quelque mauvais sentiment. « Toute la puissance que le mal semble
posséder lui a été donnée par l’homme (All the power that evil seems to have, has been
given it by man) » (p. 28). L’adversité ? « Une apparence maladive créée par notre propre
penser maladif (A diseased appearance, created by our own diseased thinking) » (p. 29).
Pond internalise tout. En cela, elle reproduit le schéma par lequel les sensualistes
fabriquaient d’après Sartre leurs hypothétiques sensations élémentaires : on part d’une
relation avec le monde qui nous fournirait des atomes expérientiels (les sensations,
justement), puis on « éteint » la relation pour ne plus s’occuper que des prétendus
éléments qu’elle nous aurait livrés, éléments désormais figés avec lesquels notre esprit
moitrinaire se mettrait alors à bâ tir ses croyances, ses désirs, ses perceptions, ses
normes. Suivant cette ornière, Catherine Ponder répète ad nauseam que nous
construisons nos expériences non pas à partir d’une prise du monde continue (prise où
l’on en sait jamais qui prend quoi), mais à partir d’une intériorité que la relation elle-
même ne module plus : les gens doivent activer leur santé en leur for intérieur (within
them), la santé est fondamentalement un job interne (an inside job), nos pensées et nos
sentiments sont localisés dans le corps (located right within your body), chaque cellule
est remplie avec de la vie (filled with life). On caracole ici aux antipodes de la maïeutique
narrative, laquelle cherche au contraire à décrire des « existences », c’est-à -dire des
manières d’être au monde (Merleau-Ponty), et qui préfère externaliser les problèmes19.
19
Sur la pratique de l’externalisation en thérapie, voir ma Maïeutique narrative, Société parisienne des
écrivains, 2020, 1ère partie.
13