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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1

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Leçon 1
L’intentionnalité pulsionnelle :

 On pense l’homme à partir de sa condition plutô t que de sa


nature, i.e. comme matrice de capacités engagées.1 C’est ce
que fait Nietzsche quand il écrit que la nature a déposé en
l’homme la tâ che d’« élever un animal capable de promettre
(ein Tier heranzüchten, das versprechen darf) » (Zur
Genealogie der Moral, II, 1887).

 Penser l’homme ainsi, c’est le reconnaître comme agir


(, actio2).

 Penser l’homme ainsi c’est le reconnaître comme ouverture.


Nietzsche encore : « L’homme est l’animal pas encore
fixé  (Der Mensch das noch nicht festgestellte Tier ist) »
(Jenseits von Gut und Böse, III § 62, 1886). Les pulsions
nomment ainsi les dynamismes apéritifs qui constituent le
pouvoir humain. Elles sont notre étoffe même, non des
entités qui, en nous, cô toieraient d’autres opérateurs
motivationnels.

1
« Les puissances véritables ne sont jamais de simples possibilités. Il y a toujours de la tendance et de
l’action » (Leibniz, 1646-1716 : Nouveaux essais sur l’entendement humain, chapitre I, 1703). Pourquoi ?
Entre autres raisons parce que « Les capacités sont des besoins. […] Les capacités réclament qu’on les
utilise (Capacities are needs. […] Capacities clamor to be used) » (Abraham Maslow : Towards a
psychology of being, chapitre V, 1968).
Nota Bene : les anciens Grecs connaissent ce que nous appelons « pulsion » sous le nom d’«  ». Par
« hormè », ils entendent une force qui impulse, donne de l’élan, stimule, prend, urge.
2
« Humaine condition » résume donc une force structurante (endogène), un agir immanent qui,
contrairement à la  (poïésis, operatio), laquelle s’épuise transitivement dans son produit, ne
possède nulle autre fin que le perfectionnement de l’agent (Aristote, 384-322 av. J.-C. : Éthique à
Nicomaque, Livre I). L’agir est ce qui fait arriver quelque chose dans le monde.

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1

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Léopold Szondi (1893-1986), avec les photos de son Experimentelle Triebdiagnostik


https://www.goodreads.com/book/show/28946806-lehrbuch-der-experimentellen-triebdiagnostik-
leopold-szondi

À gauche, Jean Gagnepain (1923-2006) : http://www.tetralogiques.fr/lirl/pages/niveau2/gagnepain.html


À droite, Jacques Schotte (1928-2007) : http://www.spirali.it/autore/25378/jacques-schotte/

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Maurizio Badanai Anthropologie clinique Leçon 1

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L’intentionnalité pulsionnelle
 Citation : § 1. LA PULSION :
« Human beings are self-
interpreting animals »
(Charles Taylor : § 1.1. Penser la condition humaine :
Human agency and
language, in « Homo hominis lupus » – beugle Hobbes : « L’homme, un
Philosophical papers 1,
loup pour l’homme »3. Rien n’est moins sû r. Rien n’est moins
1985).
sû r ne serait-ce que parce qu’il n’existe selon toute
vraisemblance aucune nature humaine, si par là on entend un ensemble de
manifestations définissant universellement notre espèce, donc une vue qu’on pourrait
prendre sur l’homme4. L’anthropologie clinique5 étudie en revanche l’humana
conditio. Comme son nom l’indique, la condition humaine (Sénèque) désigne l’ensemble
des facteurs qui conditionnent les phénomènes ou les expériences pour en faire des
phénomènes ou des expériences proprement humains. Il s’agit de facteurs structurants,
de tendances naturantes qui limitent a priori la situation de l’homme dans l’univers.

Penser la condition humaine requiert de réfléchir moins en termes de contenus


d’expérience qu’en termes de processus ou d’être-au-monde. Or pour ce faire, le concept
de « pulsion » reste un des meilleurs candidats, et cela pour au moins deux raisons : 1°, il
décrit la vie6 en-deçà de l’opposition corps-esprit (il s’agit en quelque sorte d’un concept-
souche extrêmement riche en valences intégratives), 2°, à l’instar d’un processeur, il
conjugue structure et dynamisme. Les pulsions organisent, certes, mais elles motivent,
aussi. Elles (é)meuvent. C’est pourquoi Léopold Szondi les nomme « vecteurs »,
autrement dit « forces orientées ». On peut les définir comme :
 Les spontanéités dans la résistance auxquelles se donne l’expérience du réel.
 Les modes principaux de donation ou de venue des choses (au sens où l’on parle
d’un arbre « de belle venue », ou de blé qui « vient bien »). Indéterminée quant à son
objet, la pulsion définit en ce sens notre ouverture-au-monde (Weltoffenheit). Sartre
parle d’« existence », littéralement du fait de s’établir, de se placer, de trouver sa
tenue (-sistere) » « au-dehors (ex-) ».
 Les processeurs irréductibles de la motivation, i.e. de l’investissement, de
l’occupation (Besetzung, Freud) du monde. On peut aussi parler des moments de

3
De cive, 1642.
4
« En fait, le concept de nature humaine est à l’œuvre toutes les fois que se trouve transgressé le
précepte de Marx interdisant d’éterniser dans une nature le produit d’une histoire » (Bourdieu,
Chamboredon et Passeron : Le métier de sociologue, éd. Mouton et Bordas 1968, p. 42).
5
L’« anthropologie clinique » désigne une connaissance scientifique de l’homme vérifiable par la
pathologie. Ses deux coryphées sont Jacques Schotte (1928-2007), dont je fus élève, et Jean Gagnepain
(1923-2006). Schotte développe son anthropologie sur le versant biologique du pulsionnel ; Gagnepain,
son ami, de manière complémentaire sur celui noétique des structures culturelles.
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Vivre – explique Renaud Barbaras – c’est appartenir à un monde tout en faisant apparaître ce monde
(Introduction à une phénoménologie de la vie, éd Vrin 2008).

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toute prise d’intérêt (en laissant volontairement de cô té la question de savoir ce qui


prend quoi).
 La pulsion a pour synonyme le « mouvement » – trait descriptif fondamental du
vivant – tel que le décrit Renaud Barabaras :
- « L’existence (…) comme étant essentiellement mouvement, concilie l’intra-
mondanéité du sujet avec sa fonction phénoménalisante : le mouvement
appartient pleinement au monde comme cela qui, se portant vers son immensité
inapparente, commande des apparitions en son sein » (Barbaras : Introduction à
une phénoménologie de la vie, éd. Vrin 2008, Le partage du mouvement, p. 118).
- Le mouvement est moins différence entre choses que différence comme être. Son
corrélat transcendant est la chose comme appel. Le vivant ne constitue pas
l’apparaissant mais le co-détermine. Il ne le surplombe pas, ne le totalise pas
comme index adéquat d’un cours d’apparitions, mais répond à son inépuisable
excédence en l’investissant.
- Le mouvement comme a priori universel de corrélation a pour modalité
originaire du sens la direction. Non pas le déplacement, du coup, mais la
réalisation (tendre vers).
- La pulsion ou le mouvement c’est ce qui nous inscrit dans le monde plus
profondément que ne s’y inscrivent les choses, cela si l’on veut bien penser le
monde comme physis, , i.e. comme génération (Scheler parle de Weltprozeß,
de Weltwerdung). De sorte que c’est en vertu de notre différence d’avec les
choses (dans la mesure où nous les faisons apparaître) que nous sommes du
monde plus radicalement qu’elles. Le « monde », cela dit, ne doit être entendu
ici ni comme somme d’étants (omnitudo realitis), ni comme grand contenant, ni
comme ce à quoi on croit. Le monde est :
 forme-fond à structure d’horizon, élément commun à tous les étants
apparaissants, qui n’est rien d’autre qu’eux.
 arrière-fond, inactualité, englobant ultime totalisant et intotalisable. Le
monde, compris comme ce que la vie fait apparaître tout en lui appartenant,
reste irreprésentable7.
 ce en quoi (au double sens de au sein de quoi et de par quoi) les étants
diffèrent.
 ce grâce à quoi on croit (Patočka).

7
Husserl rate l’essence de l’apparaissant transcendant en rabattant celui-ci sur une conscience qui le
constitue en pô le objectif pleinement déterminable. Parallèlement, il échoue à expliquer l’appartenance
au monde de celui à qui l’apparaissant apparaît. Or pour que la conscience puisse recueillir le monde en
apparitions singulières, il faut qu’elle en soit, i.e. qu’elle s’y trouve toujours déjà engagée, intéressée,
concernée. C’est en effet cet engagement, réponse à l’appel d’air du Monde comme horizon à remplir, qui
co-détermine l’étant en rassemblant des déterminations explorées progressivement.
Pour préciser un tantinet la chose, « le mouvement de la vie ne s’accomplit qu’à travers des mouvements
concrets au sein du monde : par ces mouvements, le monde se cristallise dans des étants singuliers qui
dessinent le monde de ce vivant. C’est donc en spécifiant et limitant la totalité du monde dans les étants
finis qu’elle y fait paraître que la vie se constitue comme la vie d’un vivant singulier. L’individuation de la
vie sous la forme d’un vivant concret est corrélative de la limitation du monde sous la forme d’étants
apparaissants » (ibidem).

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 Fichte entend par « pulsion » « un effort se produisant lui-même, tenu ferme,
déterminé, qui est quelque chose de certain (ein sich selbst produzierendes Streben
das festgesetzt, bestimmt, etwas Gewisses ist) » (Grundlage der gesamten
Wissenschaftslehre, 3e partie § 7, 1795).8

 Note :
D’après Maldiney, la pulsion intervient pour
la première fois de façon décisive comme
concept crucial pour comprendre l’homme
dans deux œuvres publiées en 1795 :
 L’assise fondamentale de la Doctrine de la
science, de Fichte.
 Les Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme, de Schiller.

Johann Gottlieb Fichte, 1762-1814, un des ténors de l’idéalisme allemand :


https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Johann_Gottlieb_Fichte_portrait.jpg

Depuis Fichte, la pulsion a fait fortune si l’on peut dire jusque sous la livrée de
l’« intentionnalité », i.e. du mode de présence des choses. Husserl, le père de la
phénoménologie (1859-1938), a reconnu dès ses premiers travaux de 1894, qui
introduisent explicitement la notion d’« intention » (ou de renvoi vécu à…), le rapport
constitutif existant entre intentionnalité et force, visée et tendance. À partir de 1921
(précisément dès la rédaction à Sankt-Mä rgen du manuscrit A VII 13), une
intentionnalité explicite-ment pulsionnelle (Triebintentionalität) vient tenir en germe un
non moins déclaré « système pulsionnel (Triebsystem) ». La pulsion cessera de compter
comme un constituant parmi d’autres de la condition humaine, pour devenir
l’engagement transcendantal (autrement dit la condition agissante de possibilité) qui
constitue la transitivité originelle du vivant vers le monde.

§ 1.2. Pulsion, réel, réalité :

Chez Gagnepain, le réel désigne un principe de résistance à notre agir, principe


qu’on ne saisit jamais qu’en opposition dialectique à la forme. « Nous ne savons pas ce
qu’est la réalité en soi », claironne-t-il (Huit leçons d’introduction à la théorie de la média-
tion, 1994-2000). Et Schotte, à l’unisson : « Le réel comme tel n’est jamais donné »
(L’analyse du Moi. Cours de questions approfondies de psychologie différentielle, 1974-
1975). Or pour Scheler, ce à quoi le réel résiste c’est précisément la pulsion.
1. La teneur de l’être-donné du réel (Dasein) réside en un vécu de résistance. Par
exemple, la réalité du passé, comprise comme ce qui résiste à mes reconstructions,
n’est atteinte ni par le biais de la pensée, mal gré qu’en ait l’idéalisme, ni par le biais
d’un jugement, quoi qu’en dise le réalisme critique. Elle s’impose avant toute
inférence et même toute perception. « Pour faire le départ entre les états qui sont
psychologiquement réels et ceux que nous nous imaginons vivre, c’est à l’expérience

8
Fichte décrit la pulsion comme une force interne qui se détermine elle-même à la causalité (eine innere
sich selbst zur Kausalität bestimmende Kraft, 3e partie § 8), qu’on ne peut pas observer (ibidem) mais qui
transparaît dans l’aspiration, le désir, le Sehnen (3e partie § 10).

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de la résistance que nous avons recours : le signe de l’authenticité d’un sentiment, du


sérieux d’une décision, par exemple, consiste dans leur opposition victorieuse aux
épreuves auxquelles la vie les soumet ou que la volonté leur fait subir » (Dupuy, La
philosophie de Max Scheler, éd. PUF 1959, p. 315).
2. Le réel nomme un protophénomène plus fondamental que toutes les données qui
entrent dans la constitution de la chose (forme, sonorité, durée, étendue, etc.) et qui
les précède. Par exemple, le Realsein de la sphère du passé possède une priorité dans
l’être-donné par rapport à tout détail figurant en elle.
3. Le réel se caractérise par la puissance d’agir (l’allemand dit « Wirklichkeit », du
verbe « wirken », agir). Pour le néo-kantisme, explique Scheler, la réalité ne serait pas
autre chose que le fait de relever de liaisons régulières. Or s’il en était bien ainsi, elle
ne nous apparaîtrait jamais, dans l’expérience de résistance où nous l’éprouvons,
sous le jour où elle nous apparaît effectivement, c’est-à -dire comme siège d’une
action efficace exercée par ce qui résiste (Idealismus-Realismus, 1927)9. Bien que la
chose ne puisse jamais être en soi – ajoute Merleau-Ponty – (ses articulations sont en
effet celles mêmes de notre existence, et la chose se pose au bout d’une exploration
qui l’investit d’humanité), elle nous « oppose une configuration propre », elle « agit et
existe par elle-même » (Phénoménologie de la perception, 2e partie, chapitre III : La
chose et le monde naturel). « Le réel se prête à une exploration infinie, il est
inépuisable » (Merleau-Ponty, ibid.), ceci suivant des contraintes typiques de
poursuite de l’expérience. Et le penseur français de renchérir : « C’est le propre du
réel de contrac-ter en chacun de ses moments une infinité de relations (…). Le “réel”
est ce milieu où chaque moment est non seulement inséparable des autres mais en
quelque sorte synonyme des autres, où les “aspects” se signifient l’un l’autre dans
une équivalence absolue ; c’est la plénitude insurpassable : impossible de décrire
complètement la couleur du tapis sans dire que c’est un tapis, un tapis de laine, et
sans impliquer dans cette couleur une certaine valeur tactile, un certain poids, une
certaine résistance au son » (ibidem).
4. L’expression « réalité psychique », commente Schotte, souligne qu’il y a un véritable
poids de cette sphère (op. cit.), que celle-ci compte, qu’elle est significative. 10
5. Ce qui résiste, ce sont des « centres de forces » (Kraftzentren), centre de forces que
l’on ne connait jamais comme tels, encore une fois, mais qui, résistant à nos pulsions
et à la fantaisie pulsionnelle originaire, déterminent l’image contingente des choses.
Une série d’observations confirme la radicalité de l’expérience du réel : « les malades
distinguent la plupart du temps leurs hallucinations et leurs perceptions.
 Des schizophrènes qui ont des hallucinations tactiles de piqû res ou de “courant
électrique” sursautent quand on leur applique un jet de chlorure d’éthyle ou un
véritable courant électrique : “Cette fois-ci, disent-ils au médecin, ça vient de vous,
c’est pour m’opérer…”

9
in « Späte Schriften » (Nachlaß), Gesammelte Werke volume 9, éd. Bouvier 1995, p. 236. « Réalité et cau-
salité vont de pair (zusammengehören), à notre avis. Ce qui n’est pas en mesure d’agir n’est pas non plus
réel (Was nicht wirkfähig ist, ist auch nicht wirklich). »
10
Les sujets k-p- (Moi discipliné, conformiste) sont ceux qui, contre-investissant toute manière de « se la
raconter », méconnaissent le plus ce fait. Ce sont ceux pour qui « psychique » rime avec « chimérique ».
Leur réalité interne n’en a pas moins de retentissement pour autant.

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 Un autre schizophrène qui disait voir dans le jardin un homme arrêté sous sa fenêtre
et indiquait l’endroit, le vêtement, l’attitude, est stupéfait quand on place
effectivement quelqu’un dans le jardin à l’endroit indiqué, dans le même costume et
dans la même posture. Il regarde attentivement : “C’est vrai, il y a quelqu’un, c’est un
autre”. Il refuse de compter deux hommes dans le jardin.
 Une malade qui n’a jamais douté de ses voix, quand on lui fait entendre au
gramophone des voix analogues aux siennes, interrompt son travail, lève la tête sans
se retourner, voit paraître un ange blanc, comme il arrive chaque fois qu’elle entend
ses voix, mais elle ne compte pas cette expérience au nombre des “voix” de la
journée : cette fois, ce n’est pas la même chose, c’est une voix “directe”, peut-être
celle du médecin.
 Une démente sénile qui se plaint de trouver de la poudre dans son lit sursaute quand
elle y trouve vraiment une mince couche de poudre de riz. “Qu’est-ce que c’est ? Cette
poudre est humide, l’autre est sèche”.
 Dans un délire alcoolique, le sujet qui voit la main du médecin comme un cochon
d’Inde remarque aussitô t que l’on a placé un véritable cochon d’Inde dans l’autre
main » (Merleau-Ponty, ibidem).

Puisque le réel se manifeste dans une résistance aux pulsions, il faut le déconstruire.
Gagnepain découd ainsi le monde investi par la culture en un univers qu’on vit (à travers
une bigarrure d’usages), auquel on s’adapte techniquement (en produisant des
ouvrages), qu’on désire (en y faisant valoir nos suffrages), enfin qu’on perçoit (et qu’on
conceptualise avec des messages).

§ 1.3. L’intentionnalité pulsionnelle comme « système » :


 Citation :
Montaigne, 1533-1592 : É tudier la pulsionnalité aidera sans doute le philosophe à
« Qui se connaît, connaît
mieux comprendre certains aspects de sa pratique et –
aussi les autres, car
pourquoi pas – à en développer plus avant les potentialités
chaque homme porte la
forme entière de humanisantes. Un ton particulièrement rigoureux sera imposé
l’humaine condition » à cette étude avec l’exigence d’une approche systémique de la
manière qu’a l’homme d’investir le monde. Léopold Szondi
(Essais III, chapitre 2 : De
la physionomie). puis Jacques Schotte ont l’immense mérite d’avoir mis à jour
non pas des pulsions – combien n’en a-t-on pas agitées depuis
le romantisme ! –, mais un authentique système des pulsions (Triebsystem, Léopold
Szondi, Max Scheler). Schotte a trouvé chez son maître Szondi « le schéma qui série, met
en forme et articule les “catégories” dignes d’être retenues comme les éléments
originaires “de toutes les destinées possibles de l’homme en tant qu’homme” » (J.
Melon : Avant-propos du livre de Schotte Szondi avec Freud, éd. de Boeck 1990. Voir
aussi dans le même ouvrage : Notice pour introduire le problème structural de la
Schicksalsanalyse, texte dédié par Schotte à Szondi pour le 70ème anniversaire de celui-ci,
en 1963).

L’anthropologie clinique prouve non pas que l’homme est un loup pour l’homme,
mais que l’homme peut se positionner comme tel. Elle prouve aussi qu’il peut faire au
contraire de soi une chose sacrée pour lui-même : « Homo, sacra res homini » (Sénèque, 4

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av. C. – 65). L’anthropologie clinique nous montrera aussi comment l’homme peut
cultiver ses intérêts – par exemple le langage – en résonance avec cet idéal.

§ 2. LE PRINCIPE « PATHOANALYTIQUE » :

On parle dans ce cours d’« anthropologie clinique ». Pourquoi « clinique » ? Parce


qu’il s’agit de conceptualiser l’homme de manière scientifique, c’est-à -dire en se
confrontant à des résistances susceptibles de falsifier cette conceptualisation. Or dans le
domaine qui nous intéresse, la voie royale, non invasive, pour ce faire est la clinique. Les
pathologies11 révèlent en effet les articulations normalement invisibles de notre être-au-
monde. Elles filigranent les nervures de notre Triebintentionalität, faisant ressortir cer-
taines d’entre elles quand elles en surcompensent d’autres, ou faisant « briller par leur
absence » ces autres qui n’ont pu se mettre en place ou qui se sont détériorées (on parle
dans ce dernier d’« attrition » d’une fonction ou d’une faculté).

Aussi bien l’école rennaise que l’école belge misent ainsi sur ce que Schotte baptise
« principe pathoanalytique ». En évoquant Freud (1856-1939), Schotte parle aussi du
« principe du cristal ». Voici en effet ce que le fondateur viennois écrivait dans ses
Nouvelles conférences sur la psychanalyse : « Quand nous jetons par terre un cristal, il se
brise non pas n’importe comment, mais, suivant ses lignes de clivage, en morceaux dont
la délimitation, quoiqu’invisible, était cependant déterminée auparavant par la structure

11
À propos de « pathologie », une précision s’impose avec Hubert Guyard : « Brièvement, sous le concept
de pathologie ou de trouble, repris à la tradition médicale, s’amalgament au moins trois réalités
distinctes ».
1°, La première désigne « une spécificité par rapport au générique de l’espèce, une simple variation, de
surcroît instructive pour la compréhension du général (la variation dissociant et exagérant ce qui
est constitutif aussi du général ». À ce titre, l’échangisme, par exemple, ne « désigne en aucun cas
une “anormalité”, un “défaut à corriger”, que ce soit sous l’aspect d’une déviation à conformer ou
d’une souffrance à soulager. » « Cette spécificité est socialement et axiologiquement neutre. »
2°, « Par ailleurs, cette spécificité peut ou non constituer une singularité ou déviation, socialement
instituée et négociée, par rapport à un usage. L’homosexualité peut ainsi, comme d’autres
spécificités, selon les territoires, époques ou milieux, être plus ou moins socialement assumée et
stigmatisée. »
3°, « Enfin, cette spécificité peut ou non faire préjudice, donner matière à souffrance et donc à
“thérapeutique” par rapport à un “bien-être”. L’homosexualité peut ainsi, comme d’autres spécificité
là encore, selon les contextes, s’avérer “heureuse” ou “malheureuse” (Répulsion et persécution : les
troubles de la personne, 1998, revue Tétralogiques N° 22).
Au fil des paragraphes qui suivent, c’est dans le premier sens que j’évoque les « pathologies », étant
entendu par ailleurs que la manière dont on les théorise qua « spécificités par rapport au générique »
fournit des connaissances dont la politique s’empare pour négocier socialement de l’identité, comme
avec les affiches ci-dessous :

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du cristal. Les malades de l’esprit sont eux aussi de telles structures fêlées et éclatées »12
(XXXIe conférences, 1933).

Historiquement, le principe pathoanalytique eut cours avant Freud. Il apparaît en


toutes lettres par exemple chez Eugène Minkowski (1885-1972), dans La schizophrénie :
« Les processus morbides dissocient pour ainsi dire les diverses fonctions et nous les
montrent à l’état nu. La pathologie réussit souvent là où la physiologie ne parvient pas à
démêler toute la complexité des facteurs qui entrent en jeu ». Nous sommes en 1927.
Vingt-et-un ans plus tô t, Théodule Ribot (1839-1916) consignait : « Si, à l’état normal, les
diverses formes de la mémoire ont une indépendance relative, il est naturel qu’à l’état
morbide une forme disparaisse, les autres restant intactes ». « La pathologie » montre
« les lignes de moindre résistance » et « les processus d’organisation des fonctions
normales comme la mémoire » (Les maladies de la mémoire, 1906).

Pour la fine bouche, on goû tera enfin un passage où Gottrfried Wilhelm Leibniz
(1646-1716), en 1704 déjà , rejette la conception lockienne de l’esprit comme « white
paper », sorte de papier blanc sans grain ni veines où tout viendrait s’imprimer dès la
naissance sans aucun préconditionnement : « Je me suis servi aussi de la comparaison
d’une pierre de marbre qui a des veines, plutô t que d’une pierre de marbre toute unie,
ou des tablettes vides, i.e. ce qui s’appelle tabula rasa chez les philosophes. Car si l’â me
ressemblait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la figure d’Hercule
est dans un marbre, quand le marbre est tout à fait indifférent à recevoir ou cette figure
ou quelque autre. Mais s’il y avait des veines dans la pierre qui marquassent la figure
d’Hercule préférablement à d’autres figures, cette pierre y serait plus déterminée, et
Hercule y serait comme inné en quelque façon, quoiqu’il fallû t du travail pour
découvrir ces veines, et pour les nettoyer par la polissure, en retranchant ce qui les
empêche de paraître. C’est ainsi que les vérités et les idées sont innées, comme des
inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas
comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accompagnées de quelques
actions souvent insensibles qui y répondent » (Nouveaux essais sur l’entendement
humain : rédigés en 1704, publiés en 1765. Avant-propos)13.

§ 3. L’INTENTIONNALITÉ PULSIONNELLE EN CONTRE-JOUR :

Avec cette chronique « …en contre-jour », je souhaite faciliter l’intelligence des


concepts anthropologiques élaborés en mentionnant sans les approfondir une ou
plusieurs manières antithétiques, historiquement attestées, d’éclairer l’humain. À quoi
s’oppose par exemple, ici, notre approche pulsionnelle de l’humain ?

12
« Wenn wir einen Kristal zu Boden werfen, zerbricht er, aber nicht willkürlich, er zerfällt dabei nach
seinen Spaltrichtungen in Stücke, deren Abgrenzung, obwohl unsichtbar, doch durch die Struktur des
Kristals vorherbestimmt war. Solche rissige und gesprungene Strukturen sind auch die Geisteskranken ».
13
Les Nouveaux essais répondent à l’ouvrage intitulé An essay concerning human understanding (1689) où
John Locke (1632-1704) défend la théorie selon laquelle l’esprit serait une page vierge, un « white
paper ». Soit dit au passage, c’est dans un ajout de 1694 à cet essai (Livre 2, chapitre XXII) que Locke
défend la conception de l’identité personnelle comme continuum de conscience, conception que notre
anthropologie bat en brèche.

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 Aux théorisations où , pour reprendre un mot de Jean-François Billeter, nous


objectivons [Gagnepain dirait « réifions »] l’humain, c’est-à -dire, « à partir d’une
synthèse imaginaire désignée par un mot, faisons une chose en soi, supposée exister
objective-ment telle que nous l’imaginons » (Un paradigme, éd. Allia 2012, p. 30).
- Exemple1 : la doctrine théologique selon laquelle l’homme aurait été créé à
l’image et à la ressemblance de Dieu (Bible, Genèse 1.27). Ou la doctrine selon
laquelle il existerait un « surhomme » à l’image et à la ressemblance duquel
l’eugénisme devrait reproduire l’espèce14.
- Exemple2 : la psychologie évolutionniste, qui postule des lois universelles,
immanentes au devenir des hommes, imprimant à toutes les sociétés un même
« progrès » (Leroi-Gourhan : « l’homme naît à la main avant de naître à la
pensée », ou Lewis Henry Morgan : toutes les sociétés évoluent de l’animisme vers
le monothéisme en passant par le polythéisme)15. Qu’est-ce toutefois que
l’évolution ? Une réalité en soi ? Aucunement. D’après Gagnepain, c’est « le fait de
ne comprendre le monde qu’à condition de lui donner une histoire » (Huit leçons
d’introduction à la théorie de la médiation, leçon I § 2).

14
Ainsi le nazisme, hypostasiant une hypothétique « race arienne », s’est-il inventé les nombreuses
déviations qu’il a condamnées, telle la prétendue « musique dégénérée (entartete Musik) ».
15
En psychologie évolutionniste, pour illustrer ce courant, on rapporte la religiosité à un « détecteur
hyperactif d’agents », un mécanisme ancestral catalysant la détection d’agents dotés d’intentionnalité,
donc de proies ou de prédateurs potentiels. Les religions seraient simplement des expressions d’un
sous-produit de ce mécanisme, la paréidolie, scilicet la tendance à assimiler des formes aléatoires à des
formes référencées (comme lorsque nous voyons un visage dans un rocher, ou un sanglier dans un
chablis).

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La scientologie roule sur le même article de foi 16. Sa méthode, la « dianétique »


(1948, présentée au public en 1950), « fut développée à partir de la théorie de
l’évolution ». (L. Ron Hubbard : La dianétique, éd. New Era 1986, p. 66). Pioche
qui l’induit à penser qu’il existerait des humains « primitifs », autrement dit des
humains un peu moins humains que les autres, dont l’étude ne permet de
comprendre en rien « l’homme moderne » (sic)17. « Car les peuples primitifs sont
beaucoup plus aberrés que les peuples civilisés » (ibidem p. 162).
 L’étude de l’homme par la pulsion18 s’oppose aussi aux approches qui appliquent sur
ou à l’homme des connaissances portant à la base sur autre chose que de l’humain. Se
rangent parmi ces disciplines l’astrologie, la numérologie, la cybernétique, les neuro-

16
Créée par l’ingénieur Lafayette Ronald Hubbard en 1952, avec une première église officielle fondée en
1954 à Los Angeles, la scientologie qui « n’a rien emprunté à personne » (sic, p. 384) sort de la
naphtaline plusieurs thèses dont notre anthropologie clinique prendra le contrepied. En voici quelques-
unes :
 « L’autodétermination, c’est l’individualité dans toute sa splendeur » (p. 405). Pour l’anthropologie
clinique, l’autodétermination ne concerne l’individualité ni au sens de ce qui opposerait le singulier
au pluriel, ni au sens de ce qui concernerait l’être par contraste avec le faire, avec le vouloir ou le
connaître. Lato sensu, elle a pour synonyme l’« autoformalisation » et se décline en facultés ethnique,
technique, éthique et logique. Stricto sensu, elle désigne la capacité qu’a l’homme de normer ses
désirs, et ce faisant d’accéder à la liberté.
 « Le principe dynamique de l’existence est la survie (…), la survie comme unique motivation » (p. 3).
Or Kurt Goldstein ou plus récemment Renaud Barbaras l’ont documenté après Scheler (voir l’article
de Barbaras intitulé Phénoménologie de la vie, paru dans la revue Noesis N° 14, 2008, Sciences du
vivant et phénoménologie de la vie) : la conservation de la vie ne saurait expliquer celle-ci. Penser
l’homme à partir du mouvement pulsionnel, c’est remonter à la capacité qu’il a d’expliquer la vie, à la
capacité qu’il a d’ériger (ou pas) la survie en principe, à la capacité encore qu’il a de préférer la mort à
la vie.
 On peut apporter à la connaissance du mental des « preuves scientifiques inébranlables » (c’est moi
qui souligne, ib. p. 19). Pour l’anthropologie clinique, au contraire, nulle conception n’échappe à une
révision possible, les faits eux-mêmes dépendant toujours d’une mise en forme verbale de l’ex-
périence.
 Tout trouble humain est en soi une « aberration », autrement dit une déviance. Pour l’anthropologie
clinique, il n’existe de déviance que relativement à un usage convenu par telle ou telle collectivité.
 Le mental opère à partir de données emmagasinées et enregistrées (p. 31). Pour l’anthropologie
clinique, le mental élabore ses « données ». Il établit par exemple, pour l’histoire à laquelle s’identifie
la personne, ce qui compte comme événement et origine.
 Une personne aberrée (sic) peut être « débarrassée de tout refoulement » (p. 32). Pour l’anthropolo-
gie clinique, le refoulement constitue l’humain. Il désigne le processus par lequel nous normons nos
désirs, nous autocontrô lons et par là conquérons notre liberté.
 « Un “conflit social” est la résultante de l’aberration » (p. 49). Pour l’anthropologie clinique, le conflit
constitue, dialectiquement, l’existence humaine. Il montre comment la singularisation qui institue la
personne se négocie toujours – sauf pathologie – en vue d’un vivre-ensemble.
 « Le mental réactif (…) ne pense que par identités » (p. 55). Pour l’anthropologie clinique, on le verra
en détail, la pensée obéit toujours à une biaxialité en vertu de laquelle identité et unité (ou si l’on
préfère nature et fonction, qualité et quantité) qua principes du discret, tissent leurs données en
interdépendance.
 « La valeur potentielle d’un individu ou d’un groupe (sic) peut être exprimée au moyen de l’équation
VP = IDx, I étant l’intelligence et D la dynamique » (p. 56). Pour l’anthropologie clinique, la valeur se
manifeste dans la préférence par laquelle un vivant sacrifie un projet (éventuellement celui d’ac-
croître son intelligence) au profit d’un autre (par exemple agir avec bienveillance).
 « On qualifie d’immorales les actions qui réduisent la dynamique de survie » (p. 40). Pour
l’anthropologie clinique, le principe hypothétique de survie relève des conditionnements naturels,
tandis que la morale humaine relève d’une analyse structurelle, abstraite, du désir. Il y a chez Ron

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sciences, la génétique, l’ennéagramme ou l’arbre de Séphiroth (qui représente un


processus créateur universel, avec l’intégralité présomptive des lois cosmiques).

Deux ans avant sa mort, Max Scheler (1874-1928) appelait de ses vœux une
« théorie vraiment approfondie des pulsions (eine wahrhaft vertiefte Trieblehre) »
pouvant valoir comme fondement philosophique (als philosophishes Fundament) pour
l’anthropologie ainsi que diverses autres disciplines. Pourquoi ? Parce que « les pulsions
conditionnent aussi bien chaque sensation, chaque perception, que chaque processus
d’une unité d’ordre physiologique. Ce sont les pulsions qui constituent l’unité de
l’organisme psychophysique (Denn Triebbedingt ist ebensowohl jede Empfindung,
Perzeption, wie jeder Vorgang einer physiologischen Funktionseinheit. Die Triebe sind es
eben, die die Einheit des psychophysischen Organismus ausmachen) » (Mensch und
Geschichte, 1926, dans le recueil Philosophische Weltanschauung, éd. Bouvier 1995, p.
131). Après Szondi, Schotte et Gagnepain, j’espère contribuer à la floraison d’une telle
théorie.

Hubbard une confusion de niveaux qu’on retrouve dans le postulat « la nature fondamentale de
l’homme est bonne » (p. 21), ou dans la thèse selon laquelle le connaissable se réduit au perceptible
(p. 103).
 Ron Hubbard confond les niveaux d’existence, mais aussi les plans d’existence (les champs
d’expérience, si l’on préfère). Il range par exemple dans une même classe ce qu’il appelle les « tons »
(des « états d’être » manifestant la « condition générale d’un individu ») et la colère (qui en fait
ressort au registre pulsionnel non pas de la condition mais de l’émotion).
 « Folie et irrationalité sont une seule et même chose » (p. 41), l’irrationalité n’étant « rien d’autre
qu’être incapable de trouver les réponses correctes à partir des données dont on dispose » (p. 31).
L’anthropologie clinique, elle, reconnaît une idéation animale (Verstand) qui solutionne les
problèmes « vitalement », en-deçà de la rationalité proprement dite (Vernunft). Et à l’inverse, elle
reconnaît des folies propres à l’être rationnel qu’est l’homme.
17
Lewis Henry Morgan (1818-1880), anthropologue américain, faisait passer toute société par trois
stades : 1° le stade sauvage, 2° le stade barbare, 3° le stade civilisé.
18
Pour Fichte, la pulsion comme effort (Streben) est activité. Mais l’Aktivität, chez lui, reste réalité.
Davantage : réalité positive, i.e. absolue par opposition à relative (2e partie, C). Chez Gagnepain, chez
Schotte, au contraire, la pulsion est capacité et s’oppose à ce titre à toute réalité, toute capacité
impliquant effecti-vement – mal gré qu’en ait l’idéalisme fichtéen – un réel dans l’interaction avec lequel
elle se constitue. Si Fichte et Gagnepain ont en commun d’opposer par ailleurs « réalité » et « relation »,
l’école rennaise pose encore un hiatus entre réel et réalité. Chez Jean-Claude Quentel, celle-ci enveloppe
les phénomènes que chaque vivant fait apparaître. Celui-là correspond aux centres de résistance,
inconnaissables comme tels, que nous avons mentionnés avec Scheler.

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Max Scheler (https://pt.wikipedia.org/wiki/Ficheiro:Scheler_max.jpg), un des fondateurs de


l’anthropologie philosophique, pendant la décennie 1920-1930, avec notamment Helmuth Plessner et
Arnold Gehlen.

§ 4. ÉCHAPPÉE PRATIQUE :

The Dynamic Laws of Healing (Les lois dynamiques de la guérison) fut rédigé dans
les années 1940. Son auteure, la thérapeute Catherine Ponder, y fait exhaler une eau de
rose enivrante : « Il n’y a pas de mal. (…) Il n’y a rien à craindre. (…) Ma vie (ma santé,
ma prospérité, mon bonheur, mon succès, mon bien) ne peut pas être limitée ! Je suis
sans entraves et sans chaînes (There is no evil. […] There is nothing to fear. […] My life [my
health, my prosperity, my happiness, my success, my good] cannot be limited! I am
unfettered and unbound) » (DeVorss Publications, 1966, p. 42). « Le bien est omnipresent
(Good is omnipresent) » (p. 38). Pourquoi alors subissons-nous des burnouts ? Pourquoi
nous affligeons-nous en apprenant qu’un pédophile a violé un enfant ? Pourquoi meurt-
on si la pollution ambiante dépasse un certain seuil ? Ponder n’hésite pas. Elle sait. La
raison en est que, toujours, peu ou prou, nous couvons en nous quelque mauvaise
pensée et/ou quelque mauvais sentiment. « Toute la puissance que le mal semble
posséder lui a été donnée par l’homme (All the power that evil seems to have, has been
given it by man) » (p. 28). L’adversité ? « Une apparence maladive créée par notre propre
penser maladif (A diseased appearance, created by our own diseased thinking) » (p. 29).
Pond internalise tout. En cela, elle reproduit le schéma par lequel les sensualistes
fabriquaient d’après Sartre leurs hypothétiques sensations élémentaires : on part d’une
relation avec le monde qui nous fournirait des atomes expérientiels (les sensations,
justement), puis on « éteint » la relation pour ne plus s’occuper que des prétendus
éléments qu’elle nous aurait livrés, éléments désormais figés avec lesquels notre esprit
moitrinaire se mettrait alors à bâ tir ses croyances, ses désirs, ses perceptions, ses
normes. Suivant cette ornière, Catherine Ponder répète ad nauseam que nous
construisons nos expériences non pas à partir d’une prise du monde continue (prise où
l’on en sait jamais qui prend quoi), mais à partir d’une intériorité que la relation elle-
même ne module plus : les gens doivent activer leur santé en leur for intérieur (within
them), la santé est fondamentalement un job interne (an inside job), nos pensées et nos
sentiments sont localisés dans le corps (located right within your body), chaque cellule
est remplie avec de la vie (filled with life). On caracole ici aux antipodes de la maïeutique
narrative, laquelle cherche au contraire à décrire des « existences », c’est-à -dire des
manières d’être au monde (Merleau-Ponty), et qui préfère externaliser les problèmes19.

19
Sur la pratique de l’externalisation en thérapie, voir ma Maïeutique narrative, Société parisienne des
écrivains, 2020, 1ère partie.

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