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AVANT-PROPOS

LA CORRUPTION EN AFRIQUE FRANCOPHONE

Quelques considérations d’ordre méthodologique nous paraissent indispen-


sables avant d’esquisser une synthèse des formes et des mécanismes qui caracté-
risent le phénomène de la corruption en Afrique francophone.
En premier lieu, aborder la corruption1 en Afrique francophone, plutôt qu’en
Afrique en général, correspond à des considérations d’ordre pratique, à savoir la
langue pratiquée par les lecteurs auxquels ce texte est destiné. Cela ne suppose
pas que la corruption serait en Afrique francophone d’une essence particulière
par rapport au reste de l’Afrique. On pourrait certes formuler l’hypothèse que
des modes de colonisation et des expériences coloniales différents aient pu exercer
une influence sur les modes de gouvernement postcoloniaux. Mais outre que la
colonisation belge a été au moins aussi différente de la colonisation française que
la colonisation anglaise, les colonisateurs ont eux-mêmes exercé des pratiques
coloniales bien différentes selon les pays occupés : le Maroc n’a pas été colonisé
de la même façon que l’Algérie, ni le Sénégal que la République centrafricaine. La
différence qu’on met traditionnellement en avant entre la colonisation anglaise
indirecte et la colonisation française directe a elle-même été bien exagérée : elle
ne correspond pas vraiment aux pratiques et en tout cas pas à des pratiques uni-
formes. De toute façon, il serait difficile d’en tirer des conséquences simples et
immédiates concernant la corruption. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’au
moment des indépendances, les ex-colonies anglaises semblaient avoir des élites
mieux préparées à prendre en main les destinées de leur pays. Pourtant dès les
années 1960, le Nigeria se signale à l’attention par son niveau de corruption. C’est
pourquoi toute généralisation semble impossible. En tout état de cause, lorsqu’il
y a eu des différences de corruption, comme c’était le cas lorsqu’on comparait
des universités, par exemple celle de Yaoundé et celle de Nairobi, elles se sont lar-
gement effacées en raison de la crise économique. La corruption a tendu à deve-
nir à la fois systémique, c’est-à-dire une corruption qui constitue la règle plutôt
que l’exception, et généralisée à l’ensemble du continent. Elle s’est même déve-
loppée dans des régions jusque-là relativement épargnées comme l’Afrique aus-
trale, par exemple au Malauri et au Zimbabwe. Traiter de la corruption en
Afrique francophone n’est donc pas fondamentalement différent de traiter de la
corruption en Afrique en général, sous réserve des liens, sur lesquels nous revien-
drons, qui ont été maintenus entre la France et ses anciennes colonies.

1. Nous utilisons la définition la plus couramment acceptée de la corruption, à savoir l’abus


d’une position publique en vue d’un intérêt privé.
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En deuxième lieu, face à une littérature relativement importante sur le thème


de la corruption en Afrique, rares sont les études – à notre connaissance – qui
s’appuient sur des enquêtes empiriquement fondées, alors qu’abondent les géné-
ralisations hâtives2 et les approches essentiellement normatives. Le recours récent
à la technique du sondage d’opinion ou des enquêtes quantitatives extensives, s’il
peut contribuer à mieux définir les grandes tendances du phénomène, ne permet
pas une exploration plus fine des modes d’enchâssement social et culturel de la
corruption (politique, administrative, voire privée) dans ses manifestations les
plus quotidiennes3.
Enfin, il faut rappeler que, las des débats houleux qui opposent les tenants de
l’« afropessimisme » aux chantres du renouveau de l’Afrique par la revanche de
la société civile, nous préférons adopter un « pessimisme méthodologique ». Face
au constat de la banalisation de la corruption en Afrique, de la déliquescence et
de la criminalisation des États, de la privatisation interne de leurs bureaucraties,
il vaut mieux s’abstenir de se lancer trop tôt dans de nouvelles croisades pour la
réforme de l’État, mais réfléchir, en s’appuyant sur des données empiriques
issues du croisement d’observations, d’entretiens et d’analyses documentaires,
sur les logiques et les mécanismes qui façonnent le fonctionnement au quotidien
des États africains.
Avant de décrire les diverses formes de la corruption telles qu’on les ren-
contre en Afrique francophone, nous pensons qu’il faut partir de la nature de l’É-
tat en Afrique que nous qualifions d’État néo-patrimonial. Nous terminerons en
abordant la question de la lutte contre la corruption dans le contexte africain.

CORRUPTION ET ÉTAT NÉOPATRIMONIAL

LA NOTION D’ÉTAT NÉOPATRIMONIAL

À un premier niveau d’analyse, l’émergence d’une corruption à la fois systé-


mique et généralisée peut être liée à la nature néopatrimoniale des États afri-
cains4. Cette notion est un prolongement de la notion de domination tradition-
nelle patrimoniale de Max Weber qui repose sur l’idée de confusion du public et
du privé dans un contexte de légitimité traditionnelle5. Le recours au préfixe

2. Cf. le livre de P. Chabal et J.P. Daloz, L’Afrique est partie ! Du désordre comme instrument
politique, Paris, Economica, 1999.
3. Pour une analyse critique des méthodes de recherche empirique sur la corruption,
cf. G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan, « La corruption comme terrain. Pour une approche
socio-anthropologique », in G. Blundo (éd.) Monnayer les pouvoirs. Espaces, mécanismes et
représentations de la corruption, Paris, PUF – Genève, IUED, 2000, p. 21-46.
4. J.-F. Médard, « L’État néo-patrimonial en Afrique noire », in J.-F. Médard (éd.) États
d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1991.
5. M. Weber, État et société, Paris, Plon, 1971.
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« néo » est là pour souligner qu’il ne s’agit plus d’un contexte traditionnel. Nous
entendons par État néopatrimonial le fait que, si l’État est par ses structures for-
mellement différencié de la société, du point de vue de son fonctionnement, les
domaines du public et du privé tendent informellement à se confondre. L’État
est, en quelque sorte, privatisé à leur profit, par ceux-là mêmes qui y détiennent
une position d’autorité, d’abord au sommet de l’État, mais aussi à tous les
niveaux de la pyramide étatique. Le dirigeant politique se comporte en chef patri-
monial, c’est-à-dire en véritable propriétaire de son royaume. C’est pourquoi le
pouvoir et la richesse tendent à se confondre et la possession du pouvoir poli-
tique ouvre la voie à l’accumulation économique. En même temps, le pouvoir
étatique, au lieu d’être institutionnalisé et de se distinguer de la personne du chef,
tend à se confondre avec la personne de son titulaire. L’institutionnalisation du
pouvoir, comprise en ce sens, à été la clé de la transmission dans la durée du pouvoir
politique au-delà de ses titulaires, et donc de l’accumulation du pouvoir politique au
sein de l’État. Elle constitue le fondement de la puissance de l’État moderne.
L’État néopatrimonial est une sorte d’État avorté et la corruption lui est
consubstantielle. Il repose sur le pouvoir personnel. La plupart des chefs d’État
qui ont réussi à durer ont bâti un véritable système de pouvoir personnel autour
de leur personne. Le chef d’État joue de son pouvoir de nomination comme d’un
pouvoir de patronage, distribuant alternativement la faveur et la défaveur, la grâce
et la disgrâce. La légitimation – et donc la reproduction de ce système de pouvoir
personnel – suppose que le chef dispose d’une capacité de redistribution qui lui
permette de faire accepter le recours à la contrainte, dont il use pour extraire des
ressources de la société. La gestion rationnelle – c’est-à-dire soucieuse de sa
propre reproduction – d’un État patrimonial repose sur la redistribution, mais
sur une redistribution fondée sur le favoritisme et de type particulariste plus
qu’universaliste, comme c’est le cas du « welfare state ». Si les ressources vien-
nent à manquer ou qu’elles ne sont pas judicieusement redistribuées, l’instabilité
menace. Les États risquent alors de se transformer en États purement préda-
teurs, utilisant la force uniquement pour se maintenir au pouvoir et en extraire
tous les bénéfices possibles. La crise économique qui se développe au cours des
années 1980 et les remèdes économiques qui lui ont été apportés ont eu pour
résultat de tarir les ressources de l’État qui s’est trouvé ainsi en panne sèche. La
crise économique s’est alors transformée en crise politique6.
On voit ainsi comment la corruption en Afrique ne correspond pas à des
finalités uniquement économiques d’enrichissement individuel, mais qu’elle a
aussi des fonctions politiques et sociales qu’on ne peut ignorer. Elle se greffe sur
le sous-développement, tout en vidant de leur contenu les politiques dites de
développement. On ne voit pas comment un quelconque développement peut
voir le jour dans de telles conditions, non pas que le développement suppose
nécessairement la disparition de la corruption – les expériences asiatiques et occi-

6. J.-F. Médard, « La crise de l’État néopatrimonial et l’évolution de la corruption en Afrique


subsaharienne », Mondes en développement, 1998, tome 26, n° 102, p. 55-67.
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dentales nous montrent le contraire – mais que ce type particulier de corruption,


à la fois systémique et patrimonial, ne peut qu’étouffer tout développement. On
pourrait considérer que nous sommes en présence de ce que Marx appelait un
processus d’accumulation primitive, mais même si l’accumulation capitaliste en
Occident a été précédée par l’accumulation primitive, rien ne nous dit qu’en
Afrique, l’accumulation primitive cédera la place à l’accumulation capitaliste.

LA PORTÉE POLITIQUE DE LA CORRUPTION

En raison de cette nature patrimoniale de l’État, l’analyse de la corruption ne


peut en Afrique se réduire à une simple analyse de type économique. La finalité
de la corruption n’est pas seulement l’enrichissement et la survie économiques,
elle est aussi profondément politique : c’est la survie politique des dirigeants qui
est ici en jeu. Il faut insister sur le fait que dans un contexte structurel de rareté,
le contrôle du pouvoir politique reste la clé de l’accès aux ressources écono-
miques. Les enjeux de la compétition politique ne se réduisent donc pas seule-
ment au simple contrôle de positions de pouvoir pour le pouvoir. Ils sont diffi-
cilement dissociables d’enjeux économiques plus immédiats. D’où la difficulté
majeure pour institutionnaliser, pacifier la compétition politique et donc démo-
cratiser la vie politique. Les enjeux économiques et politiques sont en fait indis-
sociables, car il faut des ressources économiques pour obtenir des ressources
politiques et inversement.
Dans le contexte autoritaire ayant précédé les transitions démocratiques, le
pouvoir ne disposait pas de légitimité intrinsèque véritable. La seule façon de
faire accepter son pouvoir était de pratiquer une redistribution de type clientélis-
te fondée sur le favoritisme. Le patronage politique et la distribution des pré-
bendes étaient systématiquement pratiqués. Il y avait d’ailleurs une sorte d’affi-
nité élective entre l’autoritarisme et la corruption. Aussi aurait-on pu espérer que
le retour du multipartisme, suite aux transitions démocratiques, aurait pu trans-
former cette situation. Cela n’a pas été vraiment le cas, ce n’est pas la démocra-
tie qui a permis de dépatrimonialiser l’État, mais plutôt le patrimonialisme qui a
subverti la démocratie. De plus, avec le retour du multipartisme et des élections
disputées, le bulletin de vote a retrouvé une valeur marchande qui avait disparu
sous le régime du parti unique et des élections non compétitives. Les pratiques
de corruption électorale qu’on avait connues à la fin de la période coloniale, mais
qui n’avaient pas pu empêcher la pression contre le colonialisme de s’exprimer,
sont réapparues. Le multipartisme a introduit ainsi une nouvelle opportunité de
corruption qui a été immédiatement saisie.
La corruption subvertit véritablement les mécanismes électoraux en Afrique.
Ce n’est pas seulement du fait des hommes politiques, mais aussi de celui des
électeurs : il existe une attente de générosité de la part des électeurs, à laquelle
l’homme politique se doit de répondre, s’il veut être pris au sérieux. Mais cette
corruption électorale, pour être véritablement efficace, doit se camoufler en
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échange de dons et s’articuler au clientélisme. Si la corruption électorale s’exprime


sous la forme d’un simple achat des suffrages, les électeurs peuvent accepter l’ar-
gent, car c’est toujours bon à prendre, mais ils ne se sentent pas nécessairement
obligés de voter dans le sens voulu. Quoi qu’il en soit, le coût des campagnes élec-
torales a explosé en grande partie en raison de la corruption électorale à laquelle
s’ajoute le recours au marketing politique moderne. C’est pourquoi seuls les gens
riches, ou financés par des amis riches, ont des chances d’être élus. Cela favorise
évidemment les dirigeants au pouvoir par rapport à ceux de l’opposition, car ils
bénéficient de l’accès direct aux ressources de l’État. La démocratie se trouve alors
subvertie de l’intérieur. On pourrait penser qu’il ne s’agit que d’une maladie infan-
tile des démocraties : les régimes démocratiques occidentaux, à leurs débuts,
connaissaient largement ces pratiques de corruption électorale, qui ont mainte-
nant pratiquement disparu. Mais d’autres formes de corruption politique plus
subtiles les ont remplacées, alors que l’utilisation de la communication politique
moderne a fait, là aussi, exploser les dépenses électorales. Le recours intensif à la
corruption électorale, s’il n’est pas efficace dans toutes les circonstances, fausse
largement les mécanismes démocratiques en Afrique dans son principe même, et
aussi en portant atteinte à l’égalité entre les candidats et les partis.
La corruption politique ne prend pas seulement la forme de la corruption
électorale au sens d’achat des voix. Elle s’étend aussi à l’achat et à la cooptation
des opposants, ce qui fausse la compétition. Elle s’étend de même à l’ensemble
du financement politique. Le recours intensif à la corruption, combiné avec l’uti-
lisation privative des moyens de coercition et d’administration de l’État, a permis
effectivement la survie politique d’un grand nombre de dictateurs africains. La
corruption politique, en corrompant le système politique lui-même, empêche aux
mécanismes démocratiques de jouer le rôle qu’on est en droit d’attendre d’eux
dans la lutte contre la corruption, dans la mesure où les mécanismes de respon-
sabilité (accountability) jouent difficilement dans un tel contexte. Si le recours aux
mécanismes démocratiques peut paraître en principe comme la meilleure métho-
de pour dépatrimonialiser l’État, l’expérience montre que c’est souvent l’inverse
qui se produit : c’est le patrimonialisme qui permet de bloquer ou de subvertir la
démocratie.

LES LIMITES DE LA GÉNÉRALISATION

Ces considérations sur le néopatrimonialisme nous semblent indispensables


pour aborder notre sujet, mais elles se situent sur un plan trop général. Les États
africains, s’ils se caractérisent dans la presque totalité d’entre eux par un noyau
patrimonial commun, ne sont pas pour autant interchangeables. Généraliser ne
constitue qu’un premier stade de l’analyse, qui risque d’être stérile si on en reste
là. Ce qu’il faut prendre en considération, ce n’est pas tant l’Afrique francophone
ou l’Afrique en général, que les différents pays d’Afrique francophone. Chacun
de ces pays appartient à l’Afrique, mais chacun est en même temps singulier, avec
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sa trajectoire propre. Au-delà du constat d’une corruption patrimoniale, systé-


mique, généralisée et de grande amplitude que l’on peut étendre d’une façon ten-
dancielle à l’ensemble du continent, l’expérience montre que le niveau de cor-
ruption et sa nature varient d’un pays africain à l’autre : la corruption adminis-
trative semble, par exemple, d’après les observateurs, moindre au Burkina Faso
qu’au Niger ou au Mali. Elle était aussi bien moindre au Burundi et au Rwanda
qu’au Zaïre, alors qu’elle présente les mêmes caractéristiques et le même degré de
généralisation au Bénin, au Niger et au Sénégal. On a observé aussi des variations
considérables dans le temps, généralement mais pas toujours, dans le mauvais
sens. On considère ainsi que la corruption était moindre dans l’ensemble après
l’indépendance que par la suite. Mais il ne faut pas oublier que l’ouvrage de René
Dumont, L’Afrique noire est mal partie, qui fut le premier à insister sur la corrup-
tion, date déjà de 1962. Tout le monde s’accorde à constater aussi de nos jours
que la corruption s’est considérablement aggravée à la suite de la crise écono-
mique et des mesures de libéralisation économique qui ont été mises en œuvre
pour y porter remède. Certes, les gens en période de crise ont tendance à enjoli-
ver le passé : on le voit bien au Cameroun où les gens idéalisent maintenant le
régime d’Ahidjo, en oubliant la violence et la corruption qui le caractérisaient.
Mais il est vrai que la corruption que nous y observions dans les années 1970
s’est considérablement aggravée, alors même qu’on pouvait déjà parler d’un État
néopatrimonial7.
Si, dans une première approche, il est utile et nécessaire de s’efforcer d’évaluer
la corruption d’une façon à la fois quantitative et globale, il faut aller ensuite plus
loin, en prenant en considération non pas la corruption, mais les corruptions
dans les différents pays africains pris individuellement. Chaque pays africain ras-
semble en lui-même une combinaison variable des différentes formes de cor-
ruption. Le recours à des enquêtes de terrain de type anthropologique, à la fois
qualitatives et systématiques, peut nous permettre d’aller plus loin dans une
connaissance approfondie du phénomène.

LES FORMES LES PLUS CARACTÉRISTIQUES DE CORRUPTION

Il faut procéder à un certain nombre de distinctions indispensables si l’on


veut disposer d’un cadre d’analyse convenable permettant de passer en revue les
formes de corruption qui paraissent les plus courantes dans le contexte africain
francophone. On ne peut se contenter d’aborder la corruption interne, sans tenir
compte de la corruption internationale. De même, il faut considérer séparément,
sans pour autant les isoler, la grande et la petite corruption, ou encore la cor-
ruption politique et administrative et tenir compte des bases économiques de la
corruption. Ce qui doit nous intéresser, c’est ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan
qualifie de « complexe de la corruption » et qui ne recouvre pas seulement la cor-

7. J.-F. Médard, « L’État sous-développé au Cameroun », L’Année africaine, Pédone, 1977.


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ruption au sens juridique de contrat de corruption, mais l’ensemble des délits qui
lui sont connexes8. Toutes ces variables interviennent de façon différente dans
chaque pays africain. Nous insisterons tout d’abord sur la dimension corruptive
de certaines formes d’échange social, dans la mesure où cette question est trans-
versale aux deux formes qui nous intéressent ici, la petite corruption banalisée et
la grande corruption.

LA CORRUPTION-ÉCHANGE SOCIAL

Il est banal de constater qu’en Afrique, les relations sociales ont tendance à
être fortement personnalisées. Aussi, lorsqu’on veut analyser les mécanismes de
la corruption en Afrique, il est important de tenir compte de la façon dont
diverses formes de relations sociales sont assimilables à de la corruption lorsque,
en s’appliquant aux rapports avec le monde politique, administratif ou judiciaire,
elles engendrent le favoritisme et contaminent ainsi la gestion publique : c’est ce
que l’on appelle la « corruption-échange social ». On a trop souvent tendance
dans le langage courant à réduire implicitement la corruption à la corruption
purement économique, c’est-à-dire marchande, comme le pot-de-vin. Dans ce
dernier cas, les biens et services s’échangent directement ou sont médiatisés par
l’argent, sans qu’intervienne dans l’échange la personne des partenaires : l’échange
est impersonnel. Dans l’échange social, si l’échange conserve une dimension éco-
nomique, il n’y est pas réductible, car la personne des acteurs modifie la nature
même de l’échange. Cette distinction revêt une importance particulière dans le
contexte africain où diverses pratiques de corruption-échange social sont mon-
naie courante, qu’il s’agisse du népotisme, du clientélisme, du copinage ou encore
du « tribalisme ». Le népotisme renvoie à la prégnance des relations de parenté
au sein de la famille étendue, qui impose à l’acteur public de faire profiter les
membres de sa parentèle de son accès privilégié aux ressources publiques. Cela
peut se faire en recourant à toutes les formes de favoritisme comme la redistri-
bution de l’argent des pots-de-vin ou des détournements au sein de la parentèle,
ou encore en faisant recruter en priorité ses parents à un poste public. Il s’agit à
la fois d’un devoir moral et d’une obligation sanctionnée socialement, parfois jus-
qu’au recours à la sorcellerie. La relation de clientèle constitue un rapport de
dépendance personnelle qui repose sur un échange réciproque de faveurs entre
deux personnes, le patron et le client, qui contrôlent des ressources inégales. On
parle souvent de patronage lorsqu’il s’agit d’un responsable politique qui distri-
bue des ressources publiques, comme des emplois ou des permis, contre une
fidélité politique. Le copinage est un échange de services entre amis, et concerne
des personnes égales ou potentiellement égales. Enfin, ce qu’on appelle vulgaire-
ment « le tribalisme » est une forme de favoritisme à base ethnique ou même

8. J.-P. Olivier de Sardan, « L’économie morale de la corruption », Politique africaine, nº 63,


Karthala, 1996, p. 97-116.
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ethno-régionale, qui se trouve plus ou moins à cheval entre le népotisme et le


clientélisme.
Encore ne faut-il pas pousser la distinction entre ces deux formes de corrup-
tion trop loin. D’une part, les enquêtes de terrain montrent que « au-delà des
transactions occasionnelles, les partenaires cherchent […] fréquemment à péren-
niser les transactions corruptrices, autrement dit à les transformer en relations
sociales stabilisées de type “clientéliste”9 ». C’est le cas des « couples » formés par
les commerçants et les douaniers, les transporteurs et les policiers, les entrepre-
neurs et les techniciens des services de l’urbanisme, les agents de l’état civil et les
démarcheurs, les procureurs et les gardiens de prison : la longue fréquentation, le
partage des mêmes lieux de travail et la maîtrise des mêmes systèmes normatifs
créent des espaces de collusion et favorisent le développement de véritables
« dyades corruptogènes », où les relations monétaires sont noyées dans les rela-
tions de proximité (échanges de faveurs, invitations réciproques, etc.).
D’autre part, il serait un raccourci dangereux que d’opposer l’Occident, qui
connaîtrait la corruption économique mais pas la corruption-échange social, et
l’Afrique, qui ne connaîtrait que la corruption-échange social ; cette dernière ne
pourrait pas être considérée comme de la corruption, car elle ne serait pas res-
sentie comme telle par les acteurs. La corruption y serait simplement le prolonge-
ment des pratiques traditionnelles d’échange de dons. La corruption en Occident
est certes d’abord économique, mais la corruption-échange social est loin d’en
être absente, moins sous les formes du népotisme, car la parenté n’y revêt pas la
même importance, que sous celle du copinage ou du clientélisme. Surtout, la cor-
ruption organisée telle qu’elle se pratique en Occident ne pourrait fonctionner, si
elle n’était pas mise en œuvre par des réseaux qui reposent sur l’échange social.
Inversement, la corruption économique marchande est aussi largement pratiquée
en Afrique, sans que cela implique un quelconque échange social.
Ces deux formes de corruption sont d’ailleurs fortement associées : la corrup-
tion économique se développe en grande partie pour faire face aux obligations
sociales, comme celles relevant de la parenté, ou aux obligations politiques. Il est vrai
que la corruption-échange social n’est pas toujours ressentie comme de la corrup-
tion : alors que la loyauté est due en priorité à la famille, il n’existe généralement pas
de loyauté abstraite vis-à-vis de l’État anonyme et « froid ». La corruption-échange
social bénéficie d’une sorte de légitimité intrinsèque, alors qu’il n’en est pas de
même de la corruption économique. En fait, la corruption-échange social per-
met même de légitimer la corruption-échange économique, qui n’est véritable-
ment condamnée que lorsqu’on n’en profite pas soi-même par le jeu des redis-
tributions particularistes. Ce mécanisme apparaît clairement lorsque des hommes
politiques notoirement corrompus sont réélus, comme on l’a vu récemment en
France : s’ils ont su pratiquer le clientélisme et la faveur avec art, non seulement
leurs électeurs ne leur tiennent pas rigueur de leur corruption, mais ils leur gar-

9. G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan, « La corruption quotidienne en Afrique de l’Ouest »,


Politique africaine, nº 83, Karthala, 2001, p. 18.
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dent toute leur reconnaissance. Il faut donc bien distinguer les pratiques et les
représentations de la corruption et prendre en considération les deux niveaux
d’analyse.

LA PETITE CORRUPTION BANALISÉE

On distingue couramment la petite corruption (« petty ») ou corruption à peti-


te échelle qui implique de petites sommes et de petits fonctionnaires, et la grande
corruption (« grand ») ou corruption à grande échelle, qui concerne de fortes
sommes et les sommets de l’État. Cette distinction, commode, ne doit pas être
prise au pied de la lettre, et l’on pourrait aussi bien distinguer une moyenne cor-
ruption, car on passe insensiblement de l’une à l’autre. Il s’agit d’une question de
degré plus que de nature, même si à un certain niveau, la différence de degré
entraîne une différence de nature. Il existe ainsi un continuum entre les deux
formes de corruption qui s’articulent souvent l’une à l’autre, implicitement par la
tolérance délibérée de la petite corruption par les dirigeants politiques, et explici-
tement par l’intermédiaire des réseaux de corruption. En Afrique, la petite cor-
ruption est systémique, c’est-à-dire qu’elle est la règle et non l’exception ; elle est
banalisée. Cependant, ce n’est pas parce que la corruption est qualifiée de « petite »
qu’elle est sans importance. Il faut se garder ici de toute démagogie qui oppose-
rait la bonne corruption de survie, celle des petits, et la mauvaise corruption d’en-
richissement, celle des grands. La petite corruption systémique et généralisée a des
effets désastreux sur le fonctionnement de l’administration, de la justice, de la
santé publique, de la politique et de l’économie. Si ce sont les « petits » qui en pro-
fitent, ce sont eux aussi qui en sont les premières victimes et en subissent le plus
directement les conséquences. Il s’agit davantage d’un mode de répartition de la
rareté au sein des « petits » que d’une forme de redistribution des « grands » aux
« petits ». La qualification de démocratisation de la corruption est trompeuse à cet
égard. La petite corruption constitue la négation même de l’État dans la seule fina-
lité qui puisse le légitimer, c’est-à-dire la recherche de l’intérêt public. Elle vide les
politiques publiques de leur contenu et mine le fonctionnement des services
publics les plus indispensables à la vie quotidienne. C’est bien la situation que l’on
observe dans la plupart des pays d’Afrique, et c’est là où le contraste entre la cor-
ruption dans les pays développés et les autres est le plus fort. Dans des pays aussi
corrompus que par exemple le Japon et même l’Italie, pour ne pas parler de la
France, la petite corruption n’est pas systémique et généralisée au point de rendre
l’administration et les services publics inopérants, comme en Afrique.
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LES FORMES COURANTES DE LA PETITE CORRUPTION

Cette petite corruption systémique se manifeste particulièrement dans les


relations entre services publics et usagers. Des études récentes portant sur le
Bénin, le Niger et le Sénégal, permettent ici d’esquisser, bien que trop rapide-
ment, ses formes et modalités principales10.
Une première remarque nous conduit à rejeter les analyses qui estiment que les
administrations de contrôle (douane, police et gendarmerie, Eaux et Forêts, services
d’hygiène, etc.) seraient plus corrompues que celles qui délivrent des services aux
citoyens (état civil, santé, justice, etc.). Dès qu’il y a possibilité d’interaction avec le
public, tout service, tout contrôle, tout acte administratif, toute sanction, sont mon-
nayables et passibles de transactions occultes. Bien sûr, les stratégies, tout comme les
tactiques utilisées par les acteurs des échanges corruptifs, diffèrent selon les
contextes et les enjeux. On peut identifier plusieurs formes élémentaires de la cor-
ruption11, qui s’inscrivent dans un continuum reliant idéalement deux pôles
opposés, celui de la transaction et celui de l’extorsion et de l’accaparement privatif.
Parmi les formes de corruption transactionnelle, nous pouvons ranger les
différentes commissions que les fonctionnaires reçoivent pour les services d’in-
termédiation qu’ils ont fournis ou les services illégaux qu’ils ont rendus. Les
agents publics partagent ainsi avec l’usager les bénéfices illicites que ce dernier a
obtenus grâce à leur intervention. À l’exemple classique des 10 % que tout sou-
missionnaire d’un marché public doit verser aux membres des commissions d’at-
tribution, il faut ajouter des commissions de nature rentière, lorsque par exemple
l’obtention d’un emploi administratif générateur de gains illicites importants pré-
voit le versement périodique d’une somme d’argent au supérieur hiérarchique
responsable de la nomination. Ces pratiques sont courantes au sein des services
douaniers et fiscaux au Bénin et au Sénégal.
Tout aussi habituelle que les commissions, mais beaucoup plus légitime aux
yeux des acteurs, est la pratique qui consiste à gratifier l’agent public lorsque celui-
ci s’est bien acquitté de ses tâches ordinaires. Bien que le montant du cadeau

10. La recherche, coordonnée par Giorgio Blundo et Jean-Pierre Olivier de Sardan, a bénéfi-
cié du financement de la Commission des communautés européennes et de la Direction du
développement de la coopération suisse. Combinant l’analyse de la presse (4 700 articles
recensés) et des archives judiciaires à des observations directes, des entretiens approfondis
(plus de 900) et à des études de cas, l’étude s’est focalisée sur les domaines suivants : les trans-
ports et la douane, la justice, la santé, les marchés publics, la fiscalité locale, la coopération au
développement et les politiques de lutte. Les responsables nationaux ont été Nassirou Bako-
Arifari pour le Bénin, Mahaman Tidjani Alou pour le Niger et Giorgo Blundo pour le Sénégal.
Cf. G. Blundo, J.-P. Olivier de Sardan et al., La Corruption au quotidien en Afrique de l’Ouest.
Approche socio-anthropologique comparative : Bénin, Niger et Sénégal, rapport final de
recherche, Marseille, EHESS, IUED, IRD, octobre 2001, 282 p. Voir aussi le dossier « La cor-
ruption au quotidien », coordonné par G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan, in Politique afri-
caine, nº 83, Karthala, 2001.
11. Pour une description plus détaillée des différentes formes de la corruption « banalisée »,
cf. G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan, « La corruption quotidienne en Afrique de l’Ouest »,
art. cit., p. 8-37.
AVANT-PROPOS

19

donné après coup soit laissé à l’appréciation de l’usager, cette pratique est telle-
ment banalisée que la gratification, offerte ou sollicitée, est devenue une règle
plutôt que l’exception. La frontière entre le cadeau de remerciement spontané et le
pot-de-vin obligatoire tend ainsi à se brouiller. Les « cadeaux anticipateurs » à un
agent public, aussi courants, traduisent en revanche des stratégies d’investissement
corruptif à moyen et long terme, car le fonctionnaire se retrouvera en position
d’endettement, au moins symboliquement, vis-à-vis de son « bienfaiteur ». Ainsi, «
un juge nouvellement nommé recevra en cadeau de bienvenue un climatiseur du
grand commerçant local ou d’un avocat de la place. À l’inverse, un autre juge pour-
ra lui-même se mettre volontairement en situation de dette vis-à-vis des entrepre-
neurs dont il sollicitera des largesses à l’approche de la fête de la Tabaski12 ».
Dans d’autres cas, les fonctionnaires « vendent » les services qu’ils devraient
effectuer gratuitement. Cette rétribution indue d’un service public peut prendre
plusieurs formes : carnets de santé vendus le double de son prix par les agents d’ac-
cueil du dispensaire ; interventions de la police facturées aux usagers, sous forme de
frais de déplacement ou par la mise en place de contrats de sécurité privée (voir le
cas du port autonome de Cotonou, où la surveillance des entrepôts de marchandises
sous douane est facturée régulièrement aux transitaires13) ; ou encore, vente abusive
de formulaires et imprimés administratifs, dont on simule la rareté.
D’autres formes de corruption utilisent la contrainte comme levier principal
pour solliciter le pot-de-vin ou la faveur de la part des usagers. Elles sont vécues
par ces derniers comme des pratiques d’extorsion, dans lesquelles aucun service
n’est véritablement fourni et les possibilités de transaction et de négociation se
réduisent fortement. Le premier exemple est celui bien connu du racket exercé
lors des innombrables contrôles routiers, dont sont victimes les chauffeurs de
taxi et de car, les camionneurs, ou encore les importateurs devant un barrage
douanier… On sait que le « code de la route pratique » prévoit, depuis longtemps,
le glissement furtif d’un billet de banque dans la chemise qui contient les pièces
du véhicule. Connaître ce code de la route, avec ses normes pratiques, son éti-
quette, ses tarifs, constitue un élément concret de l’apprentissage du métier de
transporteur ou de commerçant. Aux barrages douaniers, ou dans les salles d’at-
tente d’un hôpital, c’est aussi le temps du citoyen qui est pris en otage ; mais les
formes de corruption-contrainte sont parfois plus sournoises, comme l’abus de
la garde-à-vue et des procédures de flagrant délit pour acheter, via des intermé-
diaires (généralement les gardiens de prison), la clémence du procureur14.

12. G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan, « La corruption quotidienne en Afrique de l’Ouest »,


art. cit., p. 17.
13. N. Bako-Arifari, « La corruption au port de Cotonou : douaniers et intermédiaires »,
Politique africaine, nº 83, 2001, p. 38-58.
14. Pour le cas du Sénégal, voir G. Blundo, « Négocier l’État au quotidien : agents d’affaires,
courtiers et rabatteurs dans les interstices de l’administration sénégalaise », Autrepart, nº 20,
2001, p. 84. Sur les mêmes pratiques à l’œuvre dans le système juridique nigérien,
cf. M. Tidjani Alou, « La justice au plus offrant. Les infortunes du système judiciaire en Afrique
de l’Ouest (autour du cas du Niger) », Politique africaine, Karthala, nº 83, 2001, p. 59-78.
COMBATTRE LA CORRUPTION : ENJEUX ET PERSPECTIVES

20

Si, le plus souvent, ces formes de ponction prennent la forme d’un véritable
péage non accompagné d’un service, il faut aussi reconnaître que sous l’aspect de la
menace peuvent se cacher parfois des interactions mutuellement bénéfiques pour
les acteurs. En effet, la plupart des véhicules impliqués dans le transport en com-
mun ou dans le commerce (tant au Bénin et au Niger qu’au Sénégal), vétustes et
dépourvus de pièces valables, se trouvent dans un état d’infraction permanente. La
frontière est donc faible entre la corruption sous contrainte et le cadeau de remer-
ciement offert à l’agent, qui a permis au chauffeur de rouler malgré les défauts
constatés.
À l’opposé des formes de corruption fondées sur la menace et la contrainte,
où la dimension de l’extorsion prime la dimension transactionnelle, nous ren-
controns des pratiques qui se confondent avec celles de la sociabilité ordinaire.
Rentrent dans cette catégorie les échange de services et de faveurs entre promo-
tionnaires, parents, ressortissants d’une même localité ou région, membres d’une
même faction politique. Dans ce cas de figure, l’agent de l’État se trouve face au
dilemme de choisir entre le respect d’une éthique bureaucratique abstraite et rare-
ment pratiquée dans son milieu de socialisation professionnelle, et la fidélité due
aux réseaux identitaires, familiaux, politiques. Sur ce point particulier, les repré-
sentations du public et des fonctionnaires se rejoignent, car celui qui s’abstient
de venir en aide à un proche se voit victime d’opprobre social et d’ostracisme.
Pour compléter cette brève présentation des principales formes de corruption
observées en Afrique de l’Ouest, il faudra mentionner des pratiques qui ne résultent
pas des interactions entre services publics et citoyens, mais qui sont le fait des agents
de l’État et plus généralement de tout dépositaire d’une fonction publique : le
détournement et les usages privatifs de matériels et fonctions publics. Une revue de
presse au Niger et au Sénégal (portant sur les trente dernières années) a montré que
ces pratiques sont les plus dénoncées par les journalistes : 27,6 % des articles de la
presse nigérienne et 53,2 % des articles de la presse sénégalaise concernent des
détournements de biens publics, des abus de biens sociaux ou l’usage indu de maté-
riel de l’État15. Bien que ce constat ne suffise pas pour conclure que ces pratiques
sont les plus représentatives de la corruption en Afrique de l’Ouest (la presse n’é-
tant qu’un indicateur partiel et partial du niveau effectif de corruption), des sources
qualitatives complémentaires (entretiens et observations) ont confirmé la banalisa-
tion du vol systématique des ressources publiques. Le plus souvent, ces pratiques
s’inscrivent dans une stratégie de recherche d’un enrichissement rapide. Il faut pro-
fiter au plus vite et au maximum de l’assignation à un poste « juteux » dans un ser-
vice public, puisqu’il s’agit d’un poste souvent éphémère (du fait de la rotation rapi-
de des affectations dans les administrations et de la précarité de certaines nomina-
tions politiques). Tous les moyens sont alors bons pour accumuler le plus rapide-
ment possible : usage privé des véhicules de fonction ou du téléphone du service ;

15. Cf. M. Tidjani Alou, « La corruption quotidienne au Niger », p. 118-119 et G. Blundo,


« La corruption quotidienne au Sénégal », p. 181-182, in : G. Blundo, J.-P. Olivier de Sardan
et al., La Corruption au quotidien en Afrique de l’Ouest. Approche socio-anthropologique
comparative : Bénin, Niger et Sénégal, op. cit.
AVANT-PROPOS

21

vente abusive de stocks de médicaments des hôpitaux et dispensaires publics ;


détournement de clients vers des cliniques privées ; branchements sauvages sur les
réseaux électriques et hydriques des mairies ; détournements massifs de fonds
publics, parfois perpétrés par de véritables réseaux, comme au Sénégal, où en 1999
on a découvert un détournement d’environ 3,5 milliards de francs CFA, orchestré
par un groupe de sept percepteurs municipaux aux dépens du Trésor public.
Ces pratiques de petite corruption au sein des interactions entre les usagers et
les fonctionnaires s’inscrivent dans un contexte particulier de production des ser-
vices publics. Ce contexte joue un rôle de facilitateur, de terreau fertile pour l’éclo-
sion de la corruption. Selon les analyses les plus courantes, les situations que nous
décrirons s’inscrivent au registre des dysfonctionnements de l’administration. Il est
sans doute plus opportun, dans une démarche qui se veut d’abord compréhensive
et analytique, de les considérer tout simplement comme des éléments qui caracté-
risent le fonctionnement réel de l’administration africaine, et non comme une
déviation par rapport à des normes bureaucratiques abstraites et inopérantes.

LES PRATIQUES ADMINISTRATIVES COMME TERRAIN FAVORABLE À LA COR-


RUPTION

DES HIÉRARCHIES FORMELLES INOPÉRANTES

On observe en premier lieu un grand décalage entre les organigrammes formels


et la division réelle du travail. Les agents sont tantôt surqualifiés tantôt sous-quali-
fiés par rapport aux tâches qu’ils effectuent : dans les hôpitaux, des brancardiers ou
des manœuvres prescrivent des ordonnances ; dans les tribunaux, des chauffeurs
exercent la fonction d’interprètes lors des audiences ; dans les municipalités, des
plantons sont assignés à la collecte des taxes de marché. Le glissement général des
fonctions vers le haut et la conséquente polysémie des statuts sont sources de
confusion dans la définition des cahiers des charges et rendent difficile le respect
des normes professionnelles en vigueur dans chaque service administratif. En
outre, à la classification fonctionnelle et spatiale des organisations bureaucratiques,
se superpose une autre classification, « par le bas », produite par les agents éta-
tiques, à partir de leur propre vécu quotidien. Tout agent sait distinguer, au sein de
son service, les postes dits « juteux », qui permettent de bénéficier d’une rente illi-
cite, et cherche à éviter les postes « secs », à faible taux de transaction avec le public.

L’INFORMALISATION DES SERVICES PUBLICS : BÉNÉVOLES ET AGENTS SUP-


PLÉTIFS

L’administration, en manque de moyens humains et matériels, recourt massive-


ment à des agents supplétifs, bénévoles ou, au mieux, embauchés comme vaca-
COMBATTRE LA CORRUPTION : ENJEUX ET PERSPECTIVES

22

taires : collecteurs de taxes municipales, pisteurs et chauffeurs des douaniers, secré-


taires dans les services de l’état civil ou dans les tribunaux, etc. De la valorisation
du bénévole reconnu par l’administration à la tolérance du courtier informel dans
l’espace administratif, le pas est bref. Sans aucune reconnaissance statutaire, ces
intermédiaires guident les usagers des services publics perdus dans les méandres
des bureaucraties locales. En effet, la complexité des procédures administratives
décourage l’usager « anonyme » – objet du mépris des fonctionnaires – et le pous-
se à s’appuyer sur un réseau de courtiers administratifs (comme les « agents d’af-
faires » dans les services d’état civil au Sénégal, ou les klébés, transitaires informels au
port de Cotonou). Ces figures de l’intermédiation administrative jouent un rôle
ambigu, car ils facilitent mais en même temps filtrent les relations des citoyens avec
l’État local. Supplétifs et intermédiaires informels ont en effet plusieurs rôles : ils
contribuent à l’accélération des procédures et aident les usagers à multiplier leurs
chances d’obtenir gain de cause, de faire valoir leurs droits ou d’éviter des sanctions
; ils permettent la personnalisation des démarches administratives, tout en rassurant
le citoyen face à une administration imaginée toute-puissante ; en même temps, ils
accentuent l’« informalisation » du service public, en y important des règles de com-
portement qui lui sont étrangères. Enfin, l’intervention des courtiers administratifs,
par lesquels passent souvent les pots-de-vin, permet de « brouiller les pistes » et
d’effacer les preuves de la transaction illicite.

LENTEUR DES PROCÉDURES ET CRÉATION DE FILES D’ATTENTE

La surcharge structurelle des services, qui génère de longues files d’attente pour
l’accès au moindre service, n’est qu’en partie due au manque de personnel qualifié.
Les agents peuvent aussi créer délibérément des goulots d’étranglement, et cela
grâce à de multiples stratégies. Les administrations de contrôle, comme la douane,
abusent de leur arsenal réglementaire pour jouer sur le temps d’attente des usagers
et les « prendre en otage ». Ainsi, les commerçants, les chauffeurs de taxi et même
les passagers préfèrent « donner quelque chose » afin d’éviter les escortes, les déchar-
gements et les fouilles systématiques, qui les retardent et engendrent de lourdes
pertes économiques. Au niveau du système des marchés publics, c’est la complexité
ou la lenteur « naturelle » des procédures qui ouvrent la voie à « l’argent accélérateur
» : au Bénin et au Sénégal, toutes les phases de la réception et du paiement final de
la prestation (signature du rapport de contrôle ou de réception, traitement du dos-
sier par les services financiers, décaissement auprès du Trésor public) deviennent
des occasions de ponction illicite, par la mise en scène de retards, lenteurs, pro-
blèmes de trésorerie16, etc. On peut enfin retarder le fonctionnement de l’adminis-
tration par des formes variées de pénurie (structurelle, organisée ou simulée) : rup-
ture de stock de médicaments et pannes récurrentes des appareils du service de

16. G. Blundo, « “Dessus-de-table”. La corruption quotidienne dans la passation des marchés


publics locaux au Sénégal », Politique africaine, nº 83, Karthala, 2001, p. 79-97.
AVANT-PROPOS

23

radiologie (cas du système sanitaire béninois), manque d’imprimés administratifs,


etc. On proposera ensuite des services personnalisés à l’usager pressé, qui n’oublie-
ra pas de récompenser l’agent qui aura su le « dépanner ».

LA MANIPULATION DES NORMES ET DES RÈGLEMENTS

Contrairement à certaines idées reçues, la corruption bureaucratique en


Afrique francophone n’est pas directement imputable à l’inadéquation des règle-
ments administratifs ni à leur méconnaissance de la part des agents publics. C’est
au contraire la bonne maîtrise des codes et des registres normatifs qui constitue
le préalable de toute transaction illicite. Les fonctionnaires peuvent jouer avec les
normes et manipuler les règlements puisqu’ils en connaissent les subtilités et dis-
posent de pouvoirs discrétionnaires très étendus. Les lois et les règlements de
l’administration étant rarement vulgarisés et demeurant étrangers aux citoyens, le
monopole du savoir technico-bureaucratique, joint à une faible responsabilisa-
tion des agents vis-à-vis de leur public, permet la négociation quotidienne des
pouvoirs de l’administration. Du point de vue des usagers, les services adminis-
tratifs fonctionnent avec opacité. Les barrières linguistiques (codes et règlements
rédigés en français), la faible publicité des décisions administratives et l’illettrisme
sont tous des facteurs qui empêchent la transparence des procédures administra-
tives et qui rendent les citoyens vulnérables aux pratiques corruptrices. En défini-
tive, l’administration ne brandit les normes formelles que pour mieux les
contourner. Au quotidien, les normes formelles sont remplacées par des normes
pragmatiques, produites par les différentes cultures professionnelles propres à
chaque service administratif17, et qui sont objet de négociation et de manipula-
tion constantes.
Ce jeu autour et sur les normes s’étend aussi à des formes plus sophistiquées
de corruption, qui gardent une apparence de légalité : au Sénégal, par exemple,
la mise en place de dispositifs dérogatoires au droit commun, ainsi que l’inter-
prétation permissive de certains textes législatifs, ont permis aux pouvoirs en
place, pendant les années 1990, de passer des marchés publics de plusieurs mil-
liards de francs CFA selon une procédure proche du gré à gré18.

DE LA DÉSHUMANISATION À LA SURPERSONNALISATION

Le traitement que l’administration réserve aux usagers est très ambivalent :

17. J.-P. Olivier de Sardan, « La sage-femme et le douanier. Cultures professionnelles locales


et culture bureaucratique privatisée en Afrique de l’Ouest », Autrepart, n° 20, 2001, p. 61-73.
18. G. Blundo, « “Dessus-de-table”. La corruption quotidienne dans la passation des marchés
publics locaux au Sénégal », art. cit.
COMBATTRE LA CORRUPTION : ENJEUX ET PERSPECTIVES

24

l’usager anonyme, qui ne dispose pas de contacts au sein du service, est méprisé,
maltraité, voire déshumanisé. Les témoignages recueillis dans les dispensaires et
dans les hôpitaux publics sont à cet égard unanimes : « le personnel de santé nous
traite comme des animaux. » En revanche, le cadeau ou la recommandation
déclenchent la sollicitude et l’attention de l’agent public : on sort de la sphère de
l’anonymat pour devenir un client, un patient, un citoyen digne de respect.
Convaincus que l’administration marche à l’argent et aux connaissances, et qu’il
faut se prémunir contre des prévarications ou des blocages possibles, les usagers
se lancent dans une quête incessante de relations. Ainsi, avant de s’adresser au
fonctionnaire derrière le guichet, ils s’informent des liens, réels ou fictifs, qu’ils
pourront évoquer en guise de préalable à la démarche administrative. La corrup-
tion devient alors le recours des « faibles » (du point de vue sociologique) et
constitue souvent le premier pas vers la construction d’une relation d’échange
durable et personnalisé entre l’usager et l’agent public.

UNE ADMINISTRATION IMPUNIE

La détresse des citoyens face aux abus de l’administration découle de l’absence


de voies efficaces de recours et de l’impunité généralisée. Aux allégations et accu-
sations contenues dans la presse ou propagées par la rumeur font rarement suite
des enquêtes approfondies, encore moins des sanctions. Lorsque des contrôles
sont effectués, l’utilisation des résultats suit des logiques politiciennes. Nous
reviendrons sur cette question dans la section consacrée aux limites de la lutte
contre la corruption.

LA PRIVATISATION INFORMELLE DE L’ADMINISTRATION

Corollaire du manque de personnel, la faiblesse des moyens de fonctionnement


génère dans certains services des stratégies de financement complémentaires au
maigre budget ministériel. Ainsi, il est fréquent que des commerçants financent
l’achat de carburant pour permettre aux brigades douanières de se déplacer sur le
territoire et d’intercepter les convois des fraudeurs ; des élus locaux peuvent égale-
ment financer la fiscalité locale ; de même, les transporteurs privés distribuent le
courrier administratif ou prêtent leurs véhicules aux forces de l’ordre. Cela consti-
tue un facteur de fragilisation de l’administration, qui doit en retour rendre la
pareille et favoriser d’une manière ou d’une autre son bailleur de fonds ou son pres-
tataire informel de services. Ces pratiques d’évergétisme, nullement désintéressées,
contribuent à une « privatisation informelle » de certains secteurs de l’administra-
tion et engendrent des relations symbiotiques entre secteur public et privé.
L’administration publique des pays africains (nous pensons en effet que les
situations décrites pour le Bénin, le Niger et le Sénégal peuvent être généralisées)
AVANT-PROPOS

25

apparaît en définitive comme peu transparente, perméable aux pressions sociales,


politiques, religieuses, traitant ses usagers de façon ambivalente, peu contrôlée,
impunie et donc irresponsable.

UNE CORRUPTION STIGMATISÉE MAIS BANALISÉE

Il faut rappeler que ces conditions de fonctionnement, communes à la majo-


rité des services administratifs étudiés, ont été repérées empiriquement et n’ont
pas été déduites à partir d’un quelconque déterminisme culturel ou social. Du
reste, ce sont les usagers et les fonctionnaires eux-mêmes qui dénoncent
constamment les dérives d’un système gangrené par la corruption. On peut se
demander toutefois pourquoi, si la corruption est unanimement décriée, elle est
en même temps tolérée et pratiquée au quotidien. Nous suggérons d’explorer des
logiques plus générales, qui contribuent à la banalisation de la corruption, sans
pour autant que l’on puisse établir un lien de causalité directe entre ces logiques
et les comportements illicites.
Pensons en premier lieu au rapport particulier à l’argent et à l’enrichissement
qui caractérise les sociétés africaines postcoloniales : toutes les relations sociales
sont médiatisées par l’argent (qui a remplacé les multiples prestations en nature,
comme les cadeaux et les différentes formes d’entraide), qu’il faut se procurer à
tout prix, en période de crise économique. Cette recherche effrénée de numérai-
re tient à l’exigence, pour le fonctionnaire, de « tenir son rang » et d’être à la hau-
teur du rôle qu’il est censé jouer dans la société : posséder une voiture, satisfaire
les besoins de la famille élargie, se distinguer par ses largesses à l’occasion des
cérémonies familiales. Corollaire de cette stratégie, la gestion des deniers publics
se fait selon la logique de la « caisse noire » : nombreux sont les gestionnaires qui
« empruntent » des caisses publiques des sommes d’argent pour les investir dans
l’économie parallèle, pour rembourser une dette, ou encore pour les confier à des
« multiplicateurs de billets », dans l’espoir de pouvoir restituer les montants
détournés une fois le bénéfice obtenu.
Il est aussi de valeurs socialement reconnues qui découragent ou discréditent
les comportements intègres. Ainsi, le détenteur d’un poste juteux qui n’en profi-
te pas est considéré comme un « fou » (au sens social du terme) et critiqué par
son entourage. De même, la délation et la dénonciation sont stigmatisées et ne
concernent pas, de toute manière, celui qui excelle dans la pratique de la « cor-
ruption redistributrice ». Encore, l’interventionnisme politique et religieux (par-
ticulièrement prégnant dans le système judiciaire, mais présent à tous les niveaux
de l’administration), contribue à déresponsabiliser le fonctionnaire ou le magis-
trat qui veulent bien faire, car ils seront désavoués par leurs supérieurs quand ils

19. Cf. G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan, « Sémiologie populaire de la corruption »,


Politique africaine, nº 83, Karthala, 2001, p. 98-114.
COMBATTRE LA CORRUPTION : ENJEUX ET PERSPECTIVES

26

ne vont pas encourir des sanctions.


Si l’on se situe à un autre niveau d’analyse, celui des expressions populaires
pour nommer la corruption, et des argumentaires déployés pour l’expliquer19, on
découvre de véritables configurations idéologiques qui tendent à légitimer les
comportements corruptifs. La corruption est constamment « euphémisée », car
elle est cachée au sein de registres comportementaux acceptés par tout un cha-
cun. Elle relève tantôt des bonnes manières (il est impoli de refuser un cadeau, il
faut s’entraider entre collègues, il faut respecter les ainés ou avoir compassion des
faibles), tantôt d’une logique de récupération (pourquoi respecter les règles d’un
État qui ne paie pas les salaires et a démissionné de ses fonctions les plus élémén-
taires ?), tantôt du devoir de redistribution, tantôt d’une volonté de mimétisme
(pourquoi être intègre si tous, du sommet à la base, sont corrompus ?).
Les pratiques corruptives, enchâssées dans un contexte « dysfonctionnel » de
production de services publics et dans des logiques socioculturelles qui les réha-
bilitent et les légitiment, deviennent ainsi une composante normale et acceptée
de la gouvernance locale en Afrique.

LA GRANDE CORRUPTION

La grande corruption est principalement une corruption d’enrichissement et


s’insère dans la dynamique d’accumulation des classes dirigeantes, alors que la
petite corruption pose plutôt une question de survie, mais là encore il ne s’agit
que d’une question de degré, et subjectivement, il s’agit bien aussi d’une question
de survie, politique et économique, pour les classes dirigeantes. La petite cor-
ruption correspond plutôt à la corruption administrative quotidienne, alors que
la grande corruption a davantage à voir avec la corruption politique ou plutôt
politico-administrative, car au niveau des sommets de l’État, le politique et l’ad-
ministratif se rencontrent.

LA CORRUPTION INTERNATIONALE

La grande corruption, nourrie pour la plus grande part par la corruption inter-
nationale, se trouve au cœur de la vie économique et politique de l’Afrique. Elle
se greffe essentiellement sur les flux financiers liés aux échanges économiques
internationaux : import-export (d’où l’importance des douanes), investissements
lourds, ressources minières, aide internationale publique... Elle met en jeu des
sommes considérables en chiffres absolus, mais plus encore par rapport aux flux
économiques nationaux. Les fameux « éléphants blancs », barrages, usines en tout
genre, qui s’étaient multipliés dans les années 1970, ont été l’occasion de pots-de-
vin gigantesques. D’une façon générale, la corruption liée aux gros investisse-
ments, aux exportations d’équipements lourds et aux travaux publics génère des
AVANT-PROPOS

27

revenus considérables au profit des dirigeants. Cependant, avec la crise écono-


mique et la marginalisation des économies africaines, l’aide internationale
publique et la criminalité internationale ont tendu à se substituer aux gros travaux
comme source première de corruption. L’aide internationale est devenue critique
pour la survie politique des dirigeants. Il faut observer que c’est dans les États
miniers, dont la base économique principale est constituée par des minerais,
comme l’uranium, les pierres précieuses et le pétrole, que l’ampleur de la grande
corruption atteint tous les sommets : c’est le cas de l’Algérie20, ou celui du Gabon
à un moindre degré. Les sommes en jeu sont alors plus importantes, et les prélè-
vements au sommet plus faciles à réaliser. Dans le cas des États agricoles comme
la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, les prélèvements se faisaient par le biais des
caisses de stabilisation, mais c’était le travail des paysans qui créaient de la richesse.
Ce n’est pas le cas dans les États miniers qui sont purement rentiers. Lorsque ces
États sont en guerre, la corruption liée au pétrole se double de la corruption liée
au trafic d’armes. Les récents scandales impliquant Elf au Congo et en Angola
montrent bien l’articulation entre l’exploitation pétrolière, la guerre et le trafic
d’armes, ainsi que le lien entre les sociétés minières, les multinationales de sécu-
rité, c’est-à-dire les sociétés de mercenaires, et les services spéciaux.

CORRUPTION ET VIOLENCE

Nous sommes ainsi conduit à prendre en compte dans nos analyses le lien
entre la corruption et la violence, pas seulement en ce qui concerne la petite cor-
ruption, mais aussi la grande corruption. Un phénomène particulièrement grave
s’est développé au cours des années 1990 et constitue une véritable mutation de
la corruption. C’est ce qui a été qualifié de criminalisation du politique21. On
pourrait discuter cette terminologie, mais nous l’adoptons faute de mieux, car elle
met bien le doigt sur ce qui est au cœur du phénomène, c’est-à-dire la fusion de
la violence et de la corruption. Le phénomène n’est pas nouveau en soi, mais ce
qui est nouveau, c’est qu’il se développe dans un contexte à la fois régionalisé et
mondialisé. Cette criminalisation du politique peut prendre la forme d’une cor-
ruption de type mafieux : dans ce cas, les dirigeants s’acoquinent avec des trafi-
quants internationaux liés aux divers trafics illégaux, de drogues, d’armes, ou de

20. D. Hadjadj, Corruption et démocratie en Algérie, Paris, La Dispute, 1999.


21. J.-F. Bayart, Steven Ellis et Béatrice Hibou, La Criminalisation du politique, Bruxelles,
Complexe, 1997.
22. F. Misser et O. Vallée, Les Gemmocraties : l’économie politique du diamant africain,
Paris, Desclée de Brouwer, 1997.
23. Cf. M.-R. Djalili, « Mondialisation de la corruption et de la criminalité », in G. Blundo
(éd.), Monnayer les pouvoirs. Espaces, mécanismes et représentations de la corruption, Paris,
PUF - Genève, IUED, 2000, p. 87-98.
24. Voir à ce sujet B. Hibou, La Privatisation des États, Paris, Karthala, 1999.
COMBATTRE LA CORRUPTION : ENJEUX ET PERSPECTIVES

28

pierres précieuses22. On sait l’importance que le trafic de drogue a pris en Afrique


au cours des années 1990. La mondialisation du crime organisé23 et celle des
technologies de communication facilitent le développement de cette criminalité
en Afrique comme ailleurs dans le monde. Cela permet aux dirigeants menacés
par les crises politiques de puiser dans d’autres types de ressources pour survivre.
On débouche alors sur une forme de privatisation des États24 qui constitue
comme le stade ultime du patrimonialisme. À force d’avoir privatisé et informa-
lisé l’État, il a cessé en grande partie d’être une ressource directement exploitable,
et les dirigeants politiques pour survivre se branchent sur les réseaux criminels
internationaux. Cette fusion de la corruption et de la violence atteint son
paroxysme dans les cas de guerres civiles qui, débordant des pays où elles ont pris
naissance, tendent à se transformer en guerres régionales, dont la finalité n’est
plus politique au sens étroit du terme, mais directement privée, d’ordre écono-
mique et prédatrice : il s’agit alors de mettre simplement la main sur et de contrô-
ler des gisements miniers. C’est la politique des seigneurs de la guerre. C’est ce qui
s’est passé en Afrique de l’Ouest, d’abord avec la Sierra Leone et le Libéria25 ; et
le conflit déborde maintenant sur l’Afrique francophone avec la Guinée26. Les
pays francophones voisins comme la Côte d’Ivoire et surtout le Burkina Faso de
Compraoré, et par voie de conséquence la France, ont été directement impliqués
dans cette guerre atroce. En Afrique centrale, ce sont des pays d’Afrique franco-
phone et la France qui sont aux premières loges des guerres civiles qui ravagent
ces pays. S’il ne faut pas généraliser ce phénomène de criminalisation du politique
à l’ensemble du continent, et en faire une explication passe partout, on ne peut
que constater sa tendance à gagner les pays de proche en proche.
Dans un tel contexte, la panoplie traditionnelle de la lutte anti-corruption qui
est déjà quelque peu en porte-à-faux dans le contexte des corruptions africaines
patrimoniales, est totalement dépassée tant que la paix civile n’est pas rétablie et
qu’un minimum d’ordre public et donc d’État n’est pas assuré.

LES ROUAGES DE LA FRANÇAFRIQUE

Les logiques d’accumulation étant en Afrique principalement liées à l’extra-


version économique, la corruption internationale joue un rôle de premier plan
dans la constitution des classes dirigeantes. C’est uniquement dans le domaine de
la corruption internationale, qu’apparaît la spécificité de l’Afrique francophone
par rapport au reste de l’Afrique27. Ce particularisme est lié à la postcolonisation

25. W. Reno, Corruption and state politics in Sierra Leone, Cambridge, Cambridge University
Press, 1997.
26. W. Reno, Warlord politics, Boulder, Colorado, Lynne Rinner, 1998.
27. J.-F. Médard, « La corruption internationale et l’Afrique subsaharienne : une approche
comparative », Revue internationale de politique comparée, vol. 4, nº 2, septembre 1997,
p. 413-441.
AVANT-PROPOS

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beaucoup plus qu’à la colonisation. Dans le cas de l’Afrique francophone, à la cor-


ruption internationale classique à finalité purement économique telle qu’elle est
pratiquée partout ailleurs, s’est superposé un modèle franco-africain de corrup-
tion tout à fait original. Il est lié à l’appartenance de l’Afrique francophone à ce
qui a été appelé, de façon à la fois imagée et judicieuse, « la Françafrique ». Cette
expression, forgée autrefois par Felix Houphouët-Boigny, a été reprise récem-
ment par F.-X. Verschave dans un contexte polémique (« France à fric »)28. Au-
delà de la polémique, il s’agit beaucoup plus que d’une simple image, d’une
expression qui permet à la fois de désigner et de nommer cet ensemble franco-
africain d’une nature tout à fait spécifique. La Françafrique qui au départ regrou-
pait la majorité des anciennes colonies françaises d’Afrique, correspond grosso
modo à l’Afrique francophone subsaharienne. Si le Maroc peut en un sens y être
intégré en raison des liens qui unissent ses dirigeants non seulement à la France
mais aux autres dirigeants africains, il n’en est pas de même de la Tunisie ou de
l’Algérie malgré les liens qu’ils entretiennent avec certains dirigeants français. La
« Françafrique », s’est étendue aux anciennes colonies belges, il est vrai franco-
phones. On ne retrouve pas l’équivalent de la Françafrique dans les liens qui unis-
sent le Royaume-Uni, le Portugal ou la Belgique, et leurs anciennes colonies.
Cette Françafrique a reposé de façon occulte sur la violence et la corruption :
Elf29 et les réseaux franco-africains en ont été l’expression paradigmatique.
L’originalité du modèle franco-africain de corruption internationale, c’est que la
corruption n’y a pas une finalité seulement économique comme dans la corrup-
tion classique, c’est-à-dire conquérir et préserver des marchés et des positions
économiques, mais plus important encore, une finalité politique. Il s’agissait pour
la France, après la décolonisation officielle, d’adapter le mode de domination
colonial en le transformant en un système de clientélisme international, associant
des partenaires inégaux, la France, l’État-patron, et les États africains, États-clients.
Ces liens formalisés au niveau de l’Élysée, dans des accords de coopération civils et
militaires et un ministère de la Coopération héritier du Ministère des Colonies, par
une présence militaire française en Afrique et par l’appartenance à la zone franc,
s’enracinaient dans un tissu de relations personnelles unissant les membres des
classes dirigeantes respectives. Ce tissu vivant d’échanges sociaux a constitué la
clé de la pérennité du système. C’est le mélange des genres qui caractérise la cor-
ruption françafricaine, dans lequel la corruption passive et la corruption active,
avec le financement des partis et des hommes politiques français, les échanges
politiques, économiques et sociaux, publics et privés, s’articulent les uns aux
autres, sans oublier la dimension de contrainte ou de violence. Plus importantes
ont été les considérations politiques d’ordre général et surtout les considérations

28. F.-X. Verschave, La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Paris, Stock,
1998. Voir aussi Noir silence. Qui arrêtera la Françafrique ?, Les Arènes, 2000, et Noir
Chirac, Les Arènes, 2002.
29. Sur Elf, la lecture de l’ouvrage rédigé par son ancien dirigeant Loïk Le Floch Prigent est
trés éclairante : Affaire Elf, Affaire d’État, Paris, Le cherche Midi éditeur, 2000.
COMBATTRE LA CORRUPTION : ENJEUX ET PERSPECTIVES

30

stratégiques et géopolitiques relatives à l’indépendance énergétique de la France,


en matière d’uranium et surtout de pétrole.

Mais la France n’a plus les moyens économiques d’entretenir une clientèle
d’États africains. Le clientélisme coûte cher économiquement au patron, car il ne
faut pas confondre les profits des entreprises françaises faisant affaire avec
l’Afrique, dans le contexte privilégié de la Françafrique, et les profits de l’écono-
mie française dans son ensemble. Avec le temps, cette Françafrique s’est trans-
formée. Elle n’est plus centralisée depuis l’Élysée par les réseaux de Jacques
Foccart. Ces réseaux se sont diversifiés et multipliés, entretenant entre eux des
relations de complicité et de concurrence à la fois. La politique africaine de la
France, qu’elle soit officielle ou occulte, a éclaté. Des réformes ont été entre-
prises afin de la normaliser. On assiste à un retrait de la France : la présence mili-
taire est sur le déclin, l’aide publique a chuté de façon drastique et elle a tendan-
ce à se multilatéraliser dans le cadre européen. À moyen terme, la Françafrique
semble destinée à disparaître, elle est sur le déclin, mais n’en finit pas de mourir
et il ne faut pas l’enterrer trop tôt. Si la structure formelle de la Françafrique a été
profondément réformée, son infrastructure informelle et occulte est toujours pré-
sente. Même si certains de ses réseaux constitutifs comme Elf se sont privatisés30
et tendent à se mondialiser, ils entretiennent toujours des liens avec les réseaux
publics occultes qui restent plus ou moins animés depuis l’Élysée. À cet égard,
les récentes élections présidentielles, en permettant la réélection de Jacques
Chirac, risquent de redonner une bouffée d’oxygène à la Françafrique. Il s’agit là
d’une dimension sur laquelle on ne peut faire l’impasse lorsqu’il s’agit de lutter
contre la corruption en Afrique francophone.

CONCLUSION : LA LUTTE CONTRE LA CORRUPTION

La prise en considération de l’ensemble de ces paramètres montre à quel


point la lutte contre la corruption paraît à la fois indispensable et particulière-
ment difficile en Afrique. C’est un travail qui ne peut être que de longue haleine,
jamais terminé et toujours à reprendre. Rien n’est jamais acquis dans ce domaine.
Ce n’est que depuis très récemment que cette lutte est devenue à l’ordre du jour
en Afrique et nous ne disposons pas de tous les éléments nécessaires pour
procéder à un véritable bilan, bilan qui, au demeurant, serait prématuré, dans la
mesure où cette lutte doit s’inscrire dans la durée. L’Afrique francophone, pour
diverses raisons, a pris le train en marche avec un certain retard.
Mais s’il est vrai qu’à partir des années 1990 les pressions des institutions de
Bretton Woods ont déterminé la naissance de politiques officielles de lutte contre

30. Sur la privatisation, voir le chapitre « Elf sous écran total » in F.-X. Verschave, Noir silence,
op. cit., p. 371-395.
AVANT-PROPOS

31

la corruption en Afrique, il serait réducteur de penser qu’avant cette période il y


avait un vide juridique en la matière. Une comparaison historique récente des
stratégies de lutte contre la corruption au Bénin, au Niger et au Sénégal31 dévoi-
le que, dès les indépendances, ces États s’étaient donné des instruments institu-
tionnels leur permettant, en principe, de contrôler les pratiques illicites au sein
des institutions administratives.
Même si ces trois pays s’inspiraient du même code pénal hérité de la métro-
pole, il est intéressant de comparer leurs choix des instruments de lutte en les met-
tant en parallèle avec l’évolution de la situation politique. Il apparaît ainsi que le
Sénégal, pays caractérisé par une stabilité politique exemplaire, s’est appuyé prin-
cipalement sur les organes « ordinaires » de contrôle interne et externe, à savoir les
inspections propres à chaque ministère, les Inspections générales d’État (IGE) et
des finances (IGF) et des chambres régulières, comme la Commission de vérifi-
cation et de contrôle des comptes des entreprises publiques (CVCCEP). C’est seu-
lement à l’occasion des grands bouleversements à la tête de l’État sénégalais que
les présidents nouvellement élus ont voulu marquer symboliquement le début
d’une nouvelle ère politique en s’appuyant sur des institutions créées ad hoc : ainsi,
Abdou Diouf promulgue en 1980 la loi contre l’enrichissement illicite, tandis que
l’alternance politique opérée en 2000 par Abdoulaye Wade se caractérise par le
lancement d’audits32 portant sur un certain nombre de sociétés nationales.
La création de nouvelles institutions symbolise ainsi la rupture par rapport aux
pratiques de la classe politique précédente, peu importe si l’expérience a montré
que ces institutions sont restées largement inopérantes. Alors que le Sénégal n’a
jamais désactivé ses organes de contrôle normaux, la stratégie béninoise a été de
recourir, soit à des outils normaux, soit à des organes exceptionnels, selon que la
situation politique virait de la stabilité à l’instabilité. L’Inspection générale des
finances, après avoir été supprimée en 1976, a été l’objet d’une réhabilitation en
1993. L’Inspection générale d’État a été supprimée en 1990, pour être ressuscitée
en 1998, mais sans moyens de travail effectifs. Depuis le coup d’État de 1972, plu-
sieurs commissions se sont succédé au Bénin, ayant toutes comme objectif de
moraliser la vie publique. Le renouveau démocratique de Soglo en 1990, et le
retour de Kerekou en 1996, ont représenté autant d’occasions pour lancer de nou-
velles commissions d’enquête sur la corruption. Au Niger, de même, on a pu
décompter huit commissions (de 1974 à 2000) qui sont nées et se sont dissoutes
au rythme des changements de régime. Pendant le régime d’exception, le président
Kountché avait instauré la police économique et la Cour spéciale, qui punissaient
le détournement de deniers publics avec la prison à vie ou la peine de mort. La

31. M. Mathieu, « La lutte contre la corruption au Bénin, au Niger et au Sénégal », in


G. Blundo, J.-P. Olivier de Sardan et al., La Corruption au quotidien en Afrique de l’Ouest.
Approche socio-anthropologique comparative : Bénin, Niger et Sénégal, op. cit., p. 249-270.
32. Même si ces audits n’ont pas encore été rendus publics à ce jour et que le régime de Wade
se crispe dès que la presse ou des organisations non gouvernementales attirent l’attention de
l’opinion publique sur la persistance des pratiques corruptives après l’alternance.
COMBATTRE LA CORRUPTION : ENJEUX ET PERSPECTIVES

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période qui a suivi la Conférence nationale de 1991, après un durcissement pas-


sager de la réglementation, a vu une dépénalisation de certains délits d’enrichisse-
ment illicite, suite à l’adoption constitutionnelle des droits de l’homme.
Les coups d’État militaires ont ainsi le plus souvent cherché à légitimer leur
prise de pouvoir par la corruption des régimes antérieurs, civils au début, pour,
par la suite, suivre les mêmes pratiques souvent en pire. Le fait que la critique de
la corruption ait été utilisée comme mode de légitimation montre d’ailleurs que
la corruption en Afrique est beaucoup moins populaire que l’on se plaît souvent
à le dire. Certains pays d’Afrique francophone, comme le Burkina Faso, semblent
avoir été particulièrement sensibles au phénomène, comme le montre l’organisa-
tion de procès populaires sous Sankara. Cela s’est manifesté même avant Sankara.

Mais comment ont fonctionné réellement les institutions de contrôle étatiques


? L’expérience du Bénin, du Niger et du Sénégal montre que les corps d’inspec-
tion de l’État et des finances, bien que composés par des agents compétents et
bien rémunérés, se sont heurtés à des obstacles de taille : l’efficacité des inspec-
teurs généraux est limitée par la seule possibilité d’effectuer des contrôles a poste-
riori ; ils dépendent du ministre de tutelle, dont ils attendent l’ordre de mission
pour intervenir ; la plupart du temps, les rapports qu’ils produisent restent secrets
et finissent dans les tiroirs du président de la République et du Premier ministre.
Les inspections générales ont par ailleurs subi les conséquences des changements
de régime. Soupçonnés de connivence avec la mouvance politique précédente,
leurs membres ont été régulièrement remplacés ou mis au placard.
En ce qui concerne les organes extraordinaires, il suffira de mentionner
l’exemple de la Cour contre l’enrichissement illicite au Sénégal. Cette cour n’a été
active que pendant deux ans. Les soixante enquêtes qu’elle a diligentées n’ont
débouché que sur deux condamnations à la prison et sur quelques amendes.
Inutile de dire que les condamnés, si on les compare aux autres « poissons » qui
ont échappé aux filets de la cour, font figure de fusibles dans un dispositif qui a
été vite instrumentalisé politiquement33.
Au Sénégal comme ailleurs en Afrique, la répression contre la corruption a
obéi principalement à des considérations opportunistes d’ordre politique.
L’existence de cette législation permettait le cas échéant de trouver un prétexte
pour se débarrasser de telle ou telle personnalité, la question de sa culpabilité ou
non culpabilité ne constituant pas véritablement un enjeu. En tout état de cause
dans un contexte de corruption systémique, il est facile de piéger quelqu’un, et le
pouvoir peut, grâce à sa police, disposer d’informations permettant de pour-
suivre les individus. C’est un bon moyen de chantage et de pression, s’il n’en a
pas, il peut toujours fabriquer des preuves. Il ne s’agit donc pas d’appliquer la loi
parce que c’est la loi, mais de l’utiliser de façon purement opportuniste. Parfois,
lorqu’un scandale éclatait, ce qui était rare en raison de l’absence de liberté de la
presse, le gouvernement se voyait contraint d’intervenir en envoyant le fauteur de
trouble en prison, s’abstenir de le faire aurait été maladroit. Le plus souvent, les

33. M. Mathieu, art. cit., p. 259-260.


AVANT-PROPOS

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personnes reconnues coupables n’étaient même pas tenues de rembourser ce


qu’elles avaient volé.
Au cours des années 1990, un certain nombre de pays francophones, comme
le Bénin, ont entrepris de lutter contre la corruption de façon systématique à par-
tir de réformes institutionnelles. La plupart des pays, sous la pression internatio-
nale, se sont contentés de lancer des campagnes sans lendemain ou de prendre des
mesures ponctuelles en fonction des circonstances. C’est le cas du Cameroun, qui
lança une campagne en nommant un nouveau Premier ministre dont la mission
était la lutte anti-corruption. Celui-ci prit sa mission au sérieux, et le président dut
alors le remercier assez vite... De temps en temps, il arrive qu’un responsable poli-
tique soit emprisonné, soit pour s’en débarrasser, soit pour montrer aux bailleurs
de fonds qu’on suit leurs directives, mais c’est comme un coup d’épée dans l’eau.
Pendant un temps, les intéressés vont faire attention, mais il faudrait que ces
mesures s’inscrivent dans la durée pour qu’elles soient véritablement efficaces. En
tout état de cause, il est difficile pour le dirigeant politique d’aller trop loin dans la
répression de la corruption, car il risque de scier la branche sur laquelle il est assis,
en se coupant de soutiens indispensables à sa survie.
La société civile et la presse apparaissent alors comme des acteurs incontour-
nables dans les stratégies actuelles de lutte contre la corruption, et elles sont
parées de toutes les vertus. Bien entendu, lorsque la corruption est systémique, il
n’est pas certain que la société civile soit nécessairement plus intègre que l’État et
ses élites. On peut cependant mentionner le rôle qu’ont joué dans certains pays
les organisations professionnelles – comme celles des transporteurs au Niger ou
comme l’UNACOIS au Sénégal –, qui a critiqué avec virulence le racket policier
et douanier. Mais ces organisations ne se défendent que de la corruption qui leur
occasionne des pertes économiques ; en revanche, elles peuvent la pratiquer lors-
qu’elle n’est pas en contradiction avec leurs intérêts corporatifs. Du côté du
monde associatif et des ONG nationales, la mobilisation contre la corruption
semble assez récente. Certains mouvements sont plutôt « endogènes » et s’ins-
crivent dans une réflexion à long terme sur la moralisation de la vie publique,
comme l’antenne de Transparency International (TI) créée en 1996 au Bénin,
sous l’impulsion de l’Église catholique, ou le Forum Civil au Sénégal, fondé en
1993, qui a mobilisé divers acteurs de la société civile dans une coalition et a dili-
genté, en partenariat avec TI, une enquête quantitative sur la corruption en 2001.
D’autres mouvements sont plutôt officiels et tout en se revendiquant de la
société civile sont nés à l’initiative des pouvoirs en place et/ou des institutions
internationales, comme le FONAC, créé au Bénin en 199834, et qui souffre d’une
crise de légitimité car ses membres ne se reconnaissent pas dans son action
Phénomène complexe, multiforme, multidimensionnel, la corruption en
Afrique ne peut pas être contrecarrée par la simple mise en œuvre de réformes
institutionnelles ou par des campagnes de sensibilisation et de formation. Nous
avons montré que si, d’une part, la corruption s’enracine dans la nature patrimo-
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niale de l’État africain et prospère au sein d’une administration en voie de priva-


tisation, d’autre part, elle est également enchâssée dans des logiques sociocultu-
relles qui contribuent à banaliser et à justifier les pratiques illicites. Au-delà des
aspects « techniques » de la lutte contre la corruption, le changement ne peut pro-
venir que des profondeurs des sociétés africaines elles-mêmes et doit être accom-
pagné, au niveau international, par les États occidentaux, en commençant par
modifier leurs propres pratiques. À une corruption mondialisée doit corres-
pondre une lutte mondialisée.

Juin 2002

Giorgio Blundo*, EHESS, Marseille


Jean-François Médard**, CEAN, Bordeaux

* Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales.


** Professeur émérite au Centre d’étude d’Afrique noire, Institut d’études politiques de
Bordeaux.

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