Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
Vincent Giraud
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
SIGNUM ET VESTIGIUM
DANS LA PENSÉE
DE SAINT AUGUSTIN
Par Vincent GIRAUD
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
réalité, Augustin n’a pas thématisé la distinction » 2 entre vestigium,
imago et similitudo. S’il serait évidemment faux d’affirmer que toute
1. BONAVENTURE, Brevil., II, 12, 1, texte latin de Quaracchi et trad. fr., Paris, Éditions
franciscaines (coll. « Bibliothèque bonaventurienne »), 1967. Voir aussi Itiner., II, 11 ;
Christ. Mag., 16.
2. Goulven MADEC, « Notes complémentaires », 22, dans BONAVENTURE, Le Christ
Maître, trad. Goulven MADEC, Paris, Vrin, 1998, p. 102-103. Ajoutons pour notre part
qu’Augustin, dans la question 74 du De div. quaest. 83 travaille la distinction entre
imago, aequalitas et similitudo. Mais il n’y est pas question du vestigium.
252 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
dans ce dernier mot, qu’Augustin entend ce que les Pères grecs nommaient σύμβολον
(lire, sur ce point, Jean PÉPIN, La Tradition de l’allégorie, de Philon d’Alexandrie à Dante,
Paris, Études Augustiniennes, 1987, p. 244-247). À cette liste des équivalents de
« symbole », ajoutons aussi, pour notre part, typus et figura, si fréquents l’un et l’autre
dans la lecture « typologique » de l’Écriture telle que la pratique volontiers Augustin.
Pour une approche de la polysémie de σύμβολον dans la culture grecque, voir R. FALUS,
« La formation de la notion de "symbole" », Acta Antiqua Academiae Scientiarum
Hungaricae 29/1-4 (1981), p. 109-131.
4. Cadre à la vérité fort vaste, si l’on tient compte, ne serait-ce que de façon liminaire,
du jugement de R. ALLERS, selon qui « La spéculation augustinienne est dominée par la
recherche des vestigia Trinitatis. » (« Les idées de triade et de médiation dans la pensée
de saint Augustin », Augustinus III/10-11 [1958], p. 247-254, ici p. 247).
VINCENT GIRAUD 253
peu plate et convenue, qui veut voir en toute chose des marques de Dieu
– comme si, pour emprunter à Kierkegaard son ironie, c’était « quelque
chose qui crève les yeux de voir la sagesse dans la nature, et la bonté ou
la sagesse dans la Providence » 5 – ; le concept de vestigium, pensé à
partir du signe, devient alors le pivot d’une herméneutique de grand
style en laquelle le monde sensible trouve son épaisseur et l’ego sa loi.
5. S. KIERKEGAARD, Les Miettes philosophiques, trad. Paul PETIT, Paris, Éd. du Seuil,
1967, p. 85.
6. Il serait par conséquent hâtif et inconsidéré d’y voir une « théorie » augustinienne
du signe, si par ce mot on doit entendre une doctrine autonome forgée à seule fin
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
d’élucider le signe dans sa généralité. « The substance of both Book 2 and Book 3 is,
therefore, not a theory of signs, but guidelines for avoiding or eliminating the problems
in understanding the things through the signs. » (G. A. PRESS, « The subject and structure
of Augustine’s De doctrina christiana », Augustinian Studies 11 [1980], p. 99-124, ici
p. 114).
7. Doct. christ., II, 1, 1, trad. fr. Isabelle BOCHET, La Doctrine chrétienne, Bibliothèque
augustinienne (BA), 11/2, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1997, p. 137. Pour
l’analyse de cette définition et de ses sources, nous renvoyons à l’article classique de
B. DARRELL JACKSON, « The Theory of Signs in Saint Augustine’s Doctrina christiana »,
Revue des études augustiniennes 15/1-2 (1969), p. 9-49. La question du vestigium n’y est
toutefois pas abordée.
8. Pour ces distinctions, voir spécialement Doct. christ., II, 1, 1-5, 6 et 10, 15.
254 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
Le signum est une res s’offrant aux sens, c’est-à-dire qu’il prend place
dans le monde sensible et peut, à la rigueur, être décrit comme tel : de
l’encre sur du papier, une surface couverte d’une couleur rouge, le
mouvement d’une main, le cri d’un homme. Tout cela, ce sont des res,
des choses. Mais le signum a ceci de particulier qu’il est une res dont la
teneur ne s’épuise pas dans la matière sensible qu’elle offre aux sens :
l’encre sur le papier est en fait un mot, qui, pour qui sait lire, fait naître
en l’esprit l’idée qui lui correspond ; la surface rouge est un panneau
signifiant l’interdiction de passer ; le mouvement de la main est un adieu,
le cri un appel. Signification du mot, interdiction, adieu, appel : aucune
des res mentionnées n’est cela visiblement. Du strict point de vue
sensible il n’y a qu’encre, surface, geste, cri. La teneur du signum est
donc, au fond, mentale, elle est ce « quelque chose d’autre » qui vient à
l’esprit, ou plutôt que la res agissante « fait venir à l’esprit. »
Deux remarques s’imposent. Le signe augustinien est toujours
sensible, offert aux sens. Il n’y a pas pour lui de « signes mentaux »,
conceptuels, ou strictement intellectuels comme ce sera le cas au XIVe
siècle, chez Bacon et Ockham notamment 9. C’est pour cela qu’il reste
intimement lié à la res. Il est une chose matérielle à la seconde puissance.
Ce trait le destine tout particulièrement à une application mondaine, à
une pensée du monde sensible. Mais cela ne doit pas pour autant faire
oublier l’élément mental constitutif de tout signe : il n’y a de signe que
perçu, c’est-à-dire ayant engendré son effet in cogitationem, dans la
pensée. Le signe se présente ainsi, dans sa définition même, comme une
articulation du sensible et de l’intelligible, et comme passage de l’un à
l’autre.
Or, c’est précisément une fois prononcée cette définition qu’est
introduit le terme de vestigium. Il se présente comme le premier d’une
série de quatre exemples visant à expliciter la définition du signum :
… par exemple, à la vue d’une trace, nous jugeons qu’est passé un animal
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
Cahier n° 96-03, Université du Québec à Montréal, 1996. Bacon ira même jusqu’à qualifier
« de “description triviale du signe” (De signis, par. 2) la définition d’Augustin citée
anonymement, la critiquant parce qu’elle représente le signe comme s’offrant aux sens,
alors qu’il faudrait dire plus justement du signe qu’il s’offre aux sens et à l’intellect. »
(I. ROSIER-CATACH, « Signification et efficacité : sur les prolongements médiévaux de la
théorie augustinienne du signe », Rev. Sc. ph. th. 91/1 [2007], p. 69. Souligné par l’auteur).
Voir aussi sur ce point les remarques historiques d’A. MAIERÙ, « Signum dans la culture
médiévale », dans J. P. BECKMANN (éd.), Sprache und Erkenntnis im Mittelalter, 2 vol.,
Berlin-New York, De Gruyter, « Miscellanea mediaevalia » 13/1 (1981), p. 70, ainsi que
celles de J. DEELY, « σημεῖον to sign by way of signum : on the interplay of translation
and interpretation in the establishment of semiotics », Semiotica 148/1-4 (2004),
notamment p. 193-195.
VINCENT GIRAUD 255
dont c’est la trace [sicut vestigio viso, transisse animal cuius vestigium est,
cogitamus] ; à la vue d’une fumée, nous apprenons qu’au-dessous il y a un
feu ; en entendant la voix d’un être animé nous discernons ses sentiments ;
quand la trompette retentit, les soldats savent qu’il leur faut avancer ou
reculer, ou faire tout autre mouvement exigé par le combat 10.
La trace, le vestigium est ainsi immédiatement pensé sous la catégorie
du signe 11. Il est signe d’une certaine sorte. Nous ne pouvons pas le
caractériser suffisamment comme un signe sensible : tous le sont. Qu’est-
ce qui fait alors sa singularité ? Celle-ci réside dans le type de production
mentale qu’il occasionne. « Aliud aliquid ex se faciens in cogitationem
venire » : la définition est suffisamment large pour accueillir plusieurs
modes de production de sens, plusieurs guises du faciens. La fumée
relève classiquement de ce que les Stoïciens désignaient sous le nom de
signes commémoratifs (σημεῖα ὑπομνηστικά) ; la voix est un signe
indicatif (σημεῖον ἐνδεικτικὸν) 12 ; la trompette un signal 13. Tous ces
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
une pensée de la création, puisque le vestigium, qui sert d’illustration à sa définition, est
précisément le concept sous lequel Augustin caractérise le créé dans le De libero arbitrio.
Plus profondément, il est clair que la détermination du signum comme une sorte
particulière de res sensible fournit un appui solide à une évaluation du créé en termes de
signification.
12. Voir SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses Pyrrhoniennes, II, 10, 99-102, traduit par Pierre
PELLEGRIN, Paris, Éd. du Seuil, 1997. Voir en outre G. VERBEKE, « La philosophie du signe
chez les Stoïciens », dans Les Stoïciens et leur logique, Paris, Vrin, 1978, p. 401-424.
13. Lequel occupe un statut à part. Ni équivalence de type saussurien, ni inférence
stoïcienne (voir G. MANETTI, « The Concept of the Sign from Ancient to Modern
Semiotics », dans G. MANETTI [éd.], Knowledge through Signs : Ancient Semiotic Theories
and Practices, Turnhout, Brepols, 1996, p. 25), le signal (ici militaire) est un indice de type
256 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
spécial : si un indice est « un fait immédiatement perceptible qui nous fait connaître
quelque chose à propos d’un autre fait qui ne l’est pas perceptible », le signal, lui,
« est un indice produit volontairement par l’émetteur pour manifester une intention au
récepteur. » (Georges MOUNIN, Introduction à la sémiologie, Paris, Éd. de Minuit, 2003,
1970, p. 13-14 ; souligné par l’auteur, qui s’appuie ici sur les distinctions produites par
BUYSSEN). C’est bien ainsi que le comprend Augustin – et donc à l’opposé de ce qui sera
sa définition par É. BENVÉNISTE : « Un signal est un fait physique relié à un autre fait
physique par un rapport naturel ou conventionnel : éclair annonçant l’orage ; cloche
annonçant le repas ; cri annonçant le danger. » (Problèmes de linguistique générale, t. I,
Paris, Gallimard, 2000 1966, p. 27 ; nous soulignons). Comme tel, le signal entre dans la
catégorie des signes intentionnels, ou signa data, selon la classification augustinienne. On
trouve chez Végèce – exact contemporain d’Augustin – une intéressante typologie des
signaux militaires. Dans l’Epitoma rei militaris (III, 5), la trompette ici évoquée est rangée
parmi les signes semi-vocaux (semivocalia signa). Enfin, notons que le signal n’est lié par
aucun rapport de ressemblance à la chose à laquelle il renvoie. Voir sur ce point les
précisions de B. MALMBERG : « La fonction du signal est d’attirer l’attention de quelqu’un,
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
le message qu’il transmet étant plutôt dû au contexte ou à la convention. Le signal ne
représente rien. Il n’a aucune fonction symbolique. » (« Signe et symbole : problème
terminologique et conceptuel », dans S. CHATMAN, U. ECO, et J.-M. KLINKENBERG [éd.], A
Semiotic Landscape, The Hague, Mouton, 1979, p. 318-320, ici p. 319).
14. Voir T. BORSCHE, « Zeichentheorie im Übergang von den Stoikern zu Augustin »,
Allgemeine Zeitschrift für Philosophie, 1994, p. 41-52 ; et M. BARATIN, « Les origines
stoïciennes de la théorie augustinienne du signe », Revue des Études Latines 59 (1981),
p. 260-268.
15. CICÉRON, Partitiones oratoriae, 114, traduit par H. BORNECQUE, Paris, Les Belles
Lettres, 1960 ; Voir aussi 115 et 120 où les indicia facti sont employés comme un
équivalent des vestigia facti.
16. QUINTILIEN, Inst. or., V, 9, traduit par J. COUSIN, Paris, Les Belles Lettres, 1976.
VINCENT GIRAUD 257
17. Voir C. MOUSSY, « Signum et les noms latins de la preuve : l’héritage de divers
termes grecs », Ktèma 13, p. 167-177. G. PUGLIESE, « La preuve dans le procès romain de
l’époque classique », dans La Preuve. Première partie : Antiquité, Société Jean Bodin pour
l’histoire comparative des institutions, Bruxelles, Éd. de la Libraire Encyclopédique, 1964,
p. 277-348 (notamment les p. 344-345, où l’auteur montre ce que la rhétorique romaine
des signa doit au partage aristotélicien entre τεχμήριον, σημεῖον et εἰκός).
18. Voir ARISTOTE, Premiers analytiques, II, 70 b ; Rhétorique, 1357 b. Sur cet aspect de
la doctrine aristotélicienne du σημεῖον, voir : C. MOUSSY, art. cit., p. 167-168 ;
J.-M. LE BLOND, Logique et méthode chez Aristote : Étude sur la recherche des principes
dans la physique aristotélicienne, Paris, Vrin, 1996 (1939), p. 240-247 ; G. MANETTI, « The
Concept of the Sign from Ancient to Modern Semiotics », op. cit., p. 16-17 ; T. TODOROV,
Théories du symbole, Paris, Éd. du Seuil, 1985 (1977), p. 19.
19. G. MANETTI, op. cit., p. 11-40 ; E. BERMON, La Signification et l’enseignement,
Paris, Vrin, 2007, p. 446-458.
20. D. Sedley a étudié, à partir d’une lecture du De Signis de Philodème, le débat qui
opposa Épicuriens et Stoïciens sur ces deux conceptions distinctes de l’inférence. Mais un
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
sol commun n’en demeure pas moins, et l’inférence antique à partir de signes, ou
σημείωσις, peut être définie sommairement comme « the discovery of non-evident truths
by means of evident signs », (D. SEDLEY, « On Signs », dans J. BARNES, J. BRUNSCHWIG,
M. BURNYEAT et M. SCHOFIELD [éd.], Science and Speculation, Cambridge-Paris,
Cambridge University Press-Maison des Sciences de l’Homme, 1982, p. 239-272, ici
p. 240). Voir aussi J. ALLEN, Inference from Signs. Ancient Debates about the Nature of
Evidence, Oxford, Clarendon Press, 2001. Cet utile ouvrage de synthèse comprend quatre
parties, consacrées respectivement à Aristote, Sextus, aux Stoïciens et aux Épicuriens.
Pour une analyse à la fois brève et précise du mécanisme de l’inférence et de ses
conditions d’efficience, voir enfin J. PELC, « Sign and Inference », dans J. PELC,
Th. SEBEOK et al. (éd.), Sign, System and Function, Berlin-New York-Amsterdam, Mouton
Publishers, 1984, p. 319-327.
258 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
laissée par l’animal n’est pas seulement preuve de son passage, elle est
aussi, par sa forme, à la ressemblance de la patte qui s’est imprimée dans
la terre. Ce n’est pas n’importe quel animal qui est connu par inférence,
mais bien « celui dont c’est la trace ». Forme et ressemblance deviennent
ainsi partie prenante de la définition du vestigium. Davantage encore,
c’est bien comme empreinte, comme marque laissée par impression dans
une matière meuble que saint Augustin va penser le vestigium.
Cela est d’une conséquence extrême si l’on envisage cette inflexion
d’un point de vue phénoménologique. La tache de sang ne montre pas le
corps blessé, même si elle y fait penser et peut permettre de conjecturer
l’existence d’une blessure (σημεῖον, selon le lexique aristotélicien). La
cendre fumante ne fait pas apparaître le feu même si elle autorise à
conclure avec certitude à sa présence quelques moments auparavant
(Aristote parlerait ici de τεκμήριον). Avec l’exemple proposé par
Augustin, le vestigium se présente au contraire comme ce type de signe
qui laisse paraître quelque chose de ce qu’il désigne. La patte de l’animal
figure en négatif dans la trace laissée par lui, elle est visible, quoiqu’à
l’envers, et un simple moulage, habilement exécuté, permet de retrouver
à l’identique la forme et le volume de l’original absent. Le vestigium
augustinien, ce n’est pas seulement la trace laissée, l’indice (par exemple,
le sang), c’est l’empreinte, la marque en laquelle persiste et transparaît
visiblement la cause qui l’a laissée 21. Chez Cicéron, chez Quintilien,
vestigium était synonyme d’indicium. Saint Augustin connaît aussi ce
dernier mot, et l’emploie volontiers, mais jamais au sens de vestigium. Le
vestigium c’est d’abord pour lui la marque laissée par un pied dans la
poussière 22, ou un sceau dans la cire, c’est-à-dire une « forma impressa »
laissant transparaître une similitude (aliqua similitudo) avec ce qui
l’engendre 23. Il ne s’agit plus tant de prouver que de voir. Et s’il n’y a
recherche de preuves que là où la vision fait défaut, la preuve finira
21. Augustin ne sort pas, en cela, d’un usage très classique de la langue latine, pour
laquelle « signum peut être à peu près synonyme de vestigium, “empreinte, trace de
pas” », mais les occurrences s’en trouvent alors moins dans la rhétorique que dans la
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
langue poétique. Nous citons Jean-Paul BRACHET, qui apporte à l’appui des exemples tirés
de Lucrèce, Virgile et Ovide, « Esquisse d’une histoire du latin signum », Revue de
Philologie 68/1-2 (1994), p. 33-50, ici p. 42. Sur un autre plan, celui des pratiques
quotidiennes de la Rome antique, le signum comme sceau, ou cachet est le premier sens
relevé par Victor CHAPOT, art. « signum », Dictionnaire des Antiquités grecques et
romaines, t. IV/2 (1911), p. 1325-1336, notamment p. 1330 qui précise le rôle capital joué
par les sceaux et les empreintes dans la vie publique et leur « développement
extraordinaire » à l’époque romaine. Ce n’est donc pas une image incongrue, ni
particulièrement relevée, dont use si fréquemment Augustin, mais l’allusion à une
pratique courante en son temps.
22. Civ. Dei, X, 31.
23. Trin., XI, 2, 3.
VINCENT GIRAUD 259
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
même de ce qui les produit [µᾶλλον δὲ δείκνυσι τὴν τοῦ ἀποτελέσαντος ὕπαρξιν] – par
exemple la fumée indiquant le feu, un bon teint et un pouls régulier la santé. » (Pedag.,
III, 11, 55, 1).
26. Là où nous parlons de signification et de manifestation, il est possible de nommer
autrement les paradoxes du vestigium. Il faudrait ainsi compléter nos analyses par les
conclusions auxquelles parvient Georges DIDI-HUBERMAN dans sa forte étude sur la trace
comme empreinte (La Ressemblance par contact, Paris, Éd. de Minuit, 2008, p. 71-91). À la
fois adhérence à son modèle unique et dissémination matérielle dans la multiplication
(p. 72-73), l’empreinte est ce rapport entre le contact et la distance, elle fait toucher le
lointain vers lequel elle s’avance comme une « ressemblance à venir » (p. 86). Nous
allons voir que cette dernière expression pourrait parfaitement convenir à l’homme ad
imaginem Dei tel que le conçoit Augustin.
260 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
p. 359-360 ; Die Zeichen in der Geistigen Entwicklung und in der Theologie Augustins, II.
Teil, Würzburg, Augustinus-Verlag, 1974, p. 464-465. Il faudra toutefois garder à l’esprit
que l’enquête, selon le projet même de l’auteur, ne va pas au-delà de l’année 404.
29. Voir Conf., X, 9, 16, où le vestigium résultant de l’impression sensible (ici, la voix :
vox impressa) apparaît comme une condition du souvenir. À compléter par Gen. ad litt.,
XII, 16, 33. Lire aussi Trin., XI, 2, 3, avec le commentaire proposé par Emmanuel BERMON
dans Le cogito dans la pensée de saint Augustin, Paris, Vrin, 2001, p. 243-245 (« La vision
comme empreinte du corps dans le sens »).
30. Voir, par exemple : Trin., XIV, 2, 5 ; XIV, 8, 11-9, 12 ; Catech. rud., II, 3 ; Conf., I, 7,
12 ; XI, 18, 23.
31. Trinités de la perception (XI, 2, 2-5) et du souvenir (XI, 3, 6-4, 7).
32. Trin., XI, 1, 1 : nonnulla similitudo.
VINCENT GIRAUD 261
33. L’image est « per Verbum impressa » (Enarr. in Ps 32, 2, 2, 16), comme
l’empreinte laissée par le sceau dans la cire (Enarr. in Ps 70, 2, 6), elle est marquée par
Dieu (signata) comme la monnaie frappée à l’effigie de l’empereur (Enarr. in Ps 4, 8).
Voir I. BOCHET, « Imago », dans Augustinus Lexikon, 1996-2002, col. 507-519, surtout col.
516. Notons en outre que l’expression se trouve chez saint Paul : Dieu « nous a marqués
d’un sceau » (II Cor 1, 22 : σφραγισάμενος ἡµᾶς, que la Vulgate traduit signavit nos).
Sur le symbolisme biblique de l’empreinte, présent dans les deux testaments, et
qu’Augustin ne pouvait ignorer, voir l’article « Sceau » du Vocabulaire de théologie
biblique, X. LÉON-DUFOUR (dir.), Paris, Éd. du Cerf, 1999, p. 1202-1203, ainsi que l’article
« τύπος » du Lexique théologique du Nouveau Testament, C. Spicq, Fribourg-Paris,
Éd. Universitaires de Fribourg-Éd. Du Cerf, 1991, p. 1524-1527. Cette dernière référence
nous apprend en effet que « dérivé de τυπόω (marquer d’une empreinte, imprimer une
forme), le substantif τύπος désigne proprement le moule capable de produire une forme
ou le « cachet » de bois qui imprime une estampille sur l’argile ou la frappe d’une
matrice en numismatique, la gravure des sceaux, la figure qui se détache en saillie. »
(p. 1524).
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
34. « mentibus tamen nostris impressa est notio beatitatis » et « sapientiae notionem
in mente habemus impressam » (Lib. arb., II, 9, 26) ; « [est] nobis impressa ipsius notio
boni » (Trin., VIII, 4).
35. C’est la définition même de l’image : « Ce qui fait qu’elle l’âme rationnelle,
mens est image [imago], c’est qu’elle est capacité [capax] de Dieu, qu’elle peut participer
[particeps] à Dieu. » (Trin., XIV, 8, 11, trad. fr. P. AGAËSSE, La Trinité, BA 16, Paris,
Institut d’Études Augustiniennes, 1997, p. 375). Voir aussi XIV, 12, 15 où se trouvent à
nouveau identifiées capacitas et puissance de participatio.
36. Il faudrait, pour être tout à fait complet, prendre en compte les traces qui s’offrent
à une lecture de soi opposant éparpillement et unification : les Confessions découvrent
ainsi un moi déchiré entre les vestigia errantia (I, 17, 27) et les vestigia unitatis (I, 20, 31).
Voir Gaëlle JEANMART, Herméneutique et subjectivité dans les Confessions d’Augustin,
262 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
εἶναι ἴχνος τοῦ ἑνός] », et de l’Un il s’agit de « suivre la trace [εἰς ἴχνος αὐτοῦ ἰέναι] »
(Traité 32 [Enn., V, 5], respectivement 5, 14 et 6, 16, traduit par R. DUFOUR, dans PLOTIN,
Traités 30-37, Paris, GF, 2006, p. 149-150). Voir les nombreuses références aux traités
plotiniens données par G. LEROUX, « Les traces et les signes, aspects de la sémiotique de
Plotin », dans « Chercheurs de sagesse ». Hommage à J. Pépin, Paris, Études
augustiniennes, 1992, p. 245-261. Dans ces pages, l’auteur développe notamment l’idée –
qui deviendra capitale pour Augustin, et qui survivra à la substitution du schème de la
création à celui de l’émanation – selon laquelle « la trace n’est pas seulement le vestige
recueilli statiquement dans un reflet ou une copie. [...] Elle exprime plutôt le signe vivant
d’une tension réelle, dans laquelle la différence se relie à l’origine. » (p. 251). Pour la trace
plotinienne, on pourra aussi consulter Jean-François PRADEAU, L’Imitation du principe.
Plotin et la participation, Paris, Vrin, 2003, p. 106 et p. 110-113 ; et Jérôme LAURENT, Les
VINCENT GIRAUD 263
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
Augustine’s Aesthetics », Augustinianum 28/3 (1988), p. 591-602 ; M.-A. VANNIER,
« Creatio », « Conversio », « Formatio » chez saint Augustin, Fribourg Suisse,
Éd. universitaires, 1997 (1991), p. 124-129 ; C. SCHÄFER, « Augustine on Mode, Form, and
Natural Order », Augustinian Studies 31/1 (2000), p. 59-77.
42. Voir Gen. lib. imp., 10, 32 ; Mor. manich., II, 6, 8 (« Nihil est autem esse quam
unum esse. »).
43. Ver. relig., 32, 60.
44. Ver. relig., 32, 60 (« unitatem appetere ») et Mus., VI, 17, 56 (« appetat
unitatem »). Il s’agit, dans ces deux textes, d’une tendance propre aux corps eux-mêmes,
en tant qu’ils possèdent une nature, et donc sans considération de leur statut animé ou
non.
45. Voir Ver. relig., 43, 81.
264 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
chaque chose est une et demeure ce qu’elle est. De la plus haute à la plus
vile, toute créature, en s’efforçant dans l’être, dit Dieu parce qu’elle tend
vers lui – et l’empreinte n’est jamais telle que lorsqu’elle proclame ce qui
toujours la creuse en même temps qu’il la soutient. Tout, de la création,
dit : « je ne suis pas Dieu », mais c’est pour proclamer d’un même
souffle : « c’est lui qui m’a fait » (voir Conf., X, 6, 9). Ainsi, « le monde
créé est signe du Créateur » 46, et la Sagesse divine s’exprime en toute
chose du monde comme sa constitution même et son essence :
De quelque côté que tu te tournes, elle te parle par les traces qu’elle a
imprimées sur ses œuvres. / Quoquo enim te verteris, vestigiis quibusdam,
quae operibus suis impressit, loquitur tibi 47.
C’est précisément cette conception du monde sensible comme parole
de Dieu à l’homme (loquitur tibi) qui fait échapper la conception
augustinienne aux modèles platonicien et néoplatonicien auxquels un
aperçu trop rapide serait tenté de l’assimiler. Le Démiurge de Platon
n’est qu’un artisan au service de Formes qu’il n’a pas créées, et d’une
matière « porte-empreinte de toutes choses » 48 qui lui préexiste. L’Un de
Plotin est le « sans forme », sans intention ni amour, muet. Au contraire,
la création que considère Augustin est l’œuvre de Dieu et, comme telle,
transparence à nous adressée de son Verbe. Création et Verbe distinguent
radicalement le vestigium augustinien de toute pensée platonicienne de
la trace 49.
L’expérience la plus haute du sensible, en laquelle se révèle
pleinement sa nature de vestigium, est alors celle de la beauté. Comme
l’a bien vu Hans-Urs von Balthasar : « Augustin a cherché à saisir le vrai
et le bien avec les catégories de l’esthétique » 50. Cette dernière, comprise
en termes augustiniens, n’est pas en effet une simple région de
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
48. Timée, 50 c. Luc BRISSON précise à cet égard que le texte grec porte « ἐκμαγεῖον »,
« terme qui, chez Platon, fait notamment référence au travail de la cire. » (Timée, op. cit.,
note 352, p. 249.).
49. La « significativité du créé » s’en trouve du même coup clarifiée et renforcée,
ainsi que le note C. P. MAYER : « Die Zeichenhaftigkeit des Geschaffenen zu seinem
Ursprung wird klarer, denn die Geschöpfe sind nicht mehr, wie bei Plotin, die in Raum
und Zeit projizierten Nachbilder des außer dem ἕν existierenden νοῦς, sondern direkt
vestigia Dei. » (Die Zeichen in der Geistigen Entwicklung und in der Theologie des
jungen Augustinus, op. cit., p. 255.)
50. H. U. von BALTHASAR, La Gloire et la Croix. Aspects esthétiques de la Révélation,
II. Styles, 1. D’Irénée à Dante, traduit par R. GIVORD et H. BOURBOULON, Paris, Aubier,
1968, p. 85.
VINCENT GIRAUD 265
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
(Jean-Louis CHRÉTIEN, L’Effroi du beau, « L’épreuve humaine du beau selon Platon »,
Paris, Éd. du Cerf (coll. « La nuit surveillée »), 1987, p. 61. Ce n’est pourtant pas le point
de vue d’Augustin, pour qui toute beauté visible assure certes d’une présence (la
transparence est plus que l’équivalence), mais toujours partielle (elle n’est pas la présence
du « face à face ») et ainsi, comme nous l’avons dit, invitant à sa propre complétude.
54. Comme l’écrit M. MASSIN au terme de sa brève étude sur le De Musica
(« L’esthétique augustinienne », Laval théologique et philosophique 61/1 [2005], 2005,
p. 63-75), pour Augustin, « le plaisir a toujours un sens qui mène plus loin que lui. »
(p. 74). Voir aussi, Jean-Luc MARION, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris,
PUF (coll. « Épiméthée »), 2008, tout le § 22 (La vérité aimée : pulchritudo), et plus
particulièrement p. 202 : « La beauté ouvre et devient elle-même un chemin [via], qui
traverse toute créature, en la proposant à voir comme la voit son Créateur – belle […]. »
266 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
risque 55. Et c’est dans les créatures où les vestigia sont les plus clairs, là
où la forme est le plus éloquente, dans les beaux corps humains, les
œuvres de l’art, les aspects parfois bouleversants que nous présente le
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
57. Voir le texte de Conf., X, 34, 53, qui vient clore l’analyse des tentations sensuelles.
58. Mus., VI, 14, 44, traduit par J.-L. DUMAS, « La musique », dans saint AUGUSTIN, Les
Confessions – Dialogues philosophiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1998, p. 719.
59. Lib. arb., II, 16, 43, traduction par G. MADEC, BA 6, p. 357, très
légèrement modifiée.
60. Voir aussi l’usage des vestigia prescrit en Ver. relig., 78-79.
61. Ainsi, il faut noter ce point important que le vestigium, quoique relevant de la
catégorie du signum, ne tombe pas sous le coup de l’incapacité qui frappe le signe
linguistique dans le De magistro : « Lorsqu’un signe m’est adressé, s’il me trouve dans
l’ignorance de quelle chose il est le signe, il ne peut rien m’enseigner. » (33). Sur cette
question de l’enseignement par signa, voir E. BERMON, La Signification et l’enseignement,
268 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
op. cit., p. 362-374.
62. Lib. arb., II, 16, 41.
63. Lib. arb., II, 14, 38.
64. Ver. relig., 39, 72.
65. Mus., VI, 7, 17 sq : numeri iudiciales
66. Lib. arb., II, 16, 41, traduction par G. MADEC, BA 6, p. 353-355, légèrement
modifiée. La connaissance sensible entre ainsi sans reste sous la juridiction de
l’esthétique. D’un point de vue augustinien, le monde extérieur ne peut réellement nous
apprendre quelque chose que si « au lieu de s’y attarder, de le scruter curieusement pour
lui-même, au risque de s’éloigner de Dieu, on est attentif au vestige de ses beautés qui
nous ramène vers leur auteur. » (F.-J. THONNARD, « La “cognitio per sensus corporis” chez
saint Augustin », Augustinus III [1958], 10-11, p. 193-203, ici p. 202).
VINCENT GIRAUD 269
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
de « l’image de Dieu » (Voir Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1987
1929, p. 275-298. Intention manifeste p. 285 : « … par delà les vestiges, chercher en nous
les images du créateur. »). Ce que l’exposé gagne alors en clarté, il le perd en acuité.
69. « Il est vrai que tout ce qui, dans les créatures, est semblable à Dieu [simile Deo]
ne doit pas être dit pour autant image [imago] de Dieu : mais la seule image est celle qui
n’a au-dessus d’elle que Dieu seul. » (Trin., XI, 5, 8).
70. Voir Conf., XIII, 20, 28 ; Gen. c. manich., II, 4, 5-5, 6 ; Ver. relig., 50, 98. C’est aussi,
bien entendu, toute la pensée augustinienne de l’Incarnation.
71. L’homme est à l’image de Dieu avant tout par sa raison (« homo factus est ad
imaginem Dei [...] secundum rationalem mentem », Trin., XII, 7, 12). Or c’est la raison
qui dépiste le rationnel dans ses traces (« Die ratio soll aufgespürt werden. »,
C. P. MAYER, op. cit., p. 204), et celui-ci ne se donne qu’à elle. Le De ordine est très précis
270 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
donc pas abusif de dire que, par la trace, nous allons de l’image à l’image,
de l’image ignorante d’elle-même à l’image consciente d’elle-même 72, et
alors tournée vers Celui à qui elle doit d’être ce qu’elle est :
Parcourons toutes les œuvres qu’il a faites en son admirable stabilité et
recueillons pour ainsi dire les traces [vestigia] plus ou moins profondes dont
il les a marquées. Puis, contemplant en nous son image [imaginem], revenus
à nous-mêmes comme le fils cadet dont parle l’Évangile, levons-nous et
retournons à Celui dont nous nous étions éloignés par le péché 73.
Ce qu’Augustin entend par imago, et par quoi l’homme est fait à la
ressemblance de son Créateur, apparaît ainsi moins comme un bien dont
il s’agirait de préserver jalousement intacte la pureté que comme un
trajet à parcourir 74. Les vestigia jalonnent cette route – la peregrinatio
lors de laquelle « in via sumus », comme le dit sans relâche Augustin
dans ses sermons – qui mène de l’image à l’image, et d’elle à Dieu. La
pensée de la trace ne se cantonne pas à une thèse sur le sensible, ni
même à une noétique, mais elle énonce l’urgence et les moyens d’une
réforme de soi, laquelle ne saurait s’affranchir d’un certain rapport au
sensible. Aller de soi à soi, c’est suivre les vestigia sensibles. Et
réciproquement, le sensible n’apparaît porteur de traces que pour un soi
sur ce point : il s’est bien trouvé au cours de l’analyse « quaedam vestigia rationis in
sensibus » (II, 33), mais ceux-ci ne se livrent qu’à un travail lors duquel « dans les choses
perçues par les sens, elle [la raison] repérait plutôt les ombres et les traces des choses
nombrées [umbras earum potius atque vestigia recolebat] » (II, 43).
72. A. SOLIGNAC a parfaitement marqué la nécessité de ce passage lorsqu’il écrit
d’Augustin : « Bien qu’elle soit déjà image, l’âme ne se perçoit pas comme telle : elle vit
en image, mais sans savoir qu’elle est et de qui elle est l’image ; l’âme n’est pas encore
image pour elle-même : il faut pour cela qu’elle exerce sa relation réelle à Dieu. » (Art.
« Image et ressemblance dans la tradition patristique latine », Dictionnaire de
Spiritualité, vol. VII/2 (1969), col. 1406-1425, ici col. 1420-1421 ; souligné par l’auteur). Le
vestigium est l’occasion sensible offerte à l’exercice effectif d’une telle relation.
73. Civ. Dei, XI, 28, traduction de G. COMBÈS, revue et corrigée par G. MADEC, La Cité
de Dieu, 3 vol., Nouvelle Bibliothèque Augustinienne, 4/1 (Tome II/1), Paris, Institut
d’Études Augustiniennes, 1994, p. 56.
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
74. L’image imprimée ne tient sa pureté que de parcourir le chemin qui la reconduit à
son origine : « Le véritable honneur de l’homme, c’est d’être l’image et la ressemblance
de Dieu, image qui ne se conserve qu’en allant vers celui par qui elle est imprimée [quae
non custoditur nisi ad ipsum a quo imprimitur]. » (Trin., XII, 11, 16). Et être à l’image,
c’est ainsi marcher dans l’image (in imagine ambulat homo, Trin., XIV, 14, 19, s’appuyant
sur le Ps 38, 7). On complètera ce qui est dit ici de la pensée augustinienne de l’image par
les récents travaux d’Isabelle BOCHET, « Le statut de l’image dans la pensée
augustinienne », Archives de philosophie 72/2 (2009), p. 249-269 et d’Olivier BOULNOIS ,
« Augustin et les théories de l’image au Moyen Âge », Rev. Sc. ph. th. 91/1 (2007), p. 75-
91 ; « L’image intelligible. Augustin et l’origine des doctrines médiévales de l’image »,
Archives de philosophie 72/2 (2009), p. 271-292 ; Au-delà de l’image, Paris, Éd. du Seuil,
2008, surtout p. 47-53.
VINCENT GIRAUD 271
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
80. Trin., XII, 5, 5, traduction de P. AGAËSSE, BA 16, p. 221.
81. Voir Jean-Louis CHRÉTIEN, Saint Augustin et les actes de parole, Paris, PUF
(coll. « Épiméthée »), 2002, p. 14 : « Le dialogue de l’homme et du Dieu qu’il recherche
n’est pas hors monde. »
82. Voir Enarr. in Ps 44, 4 : « Donc, si tout est l’œuvre du Verbe, et si le Verbe vient
de Dieu, regarde l’œuvre de cet édifice construit par le Verbe, et que l’édifice t’en fasse
admirer le dessein. Quel doit être le Verbe, par qui sont faits le ciel et la terre, et toute la
beauté des cieux, et la fécondité de la terre, et l’étendue des mers, et la capacité de l’air, et
l’éclat des astres, et la clarté du soleil et de la lune ? Voilà le visible, dépasse-le ! [Videntur
haec : transcende et haec] » ; même injonction au sujet du sensible en Enarr. in Ps 34, I,
12, « Dépasse ces choses ! [Transcende et haec] ».
83. Voir Conf., V, 1, 1 : « En sorte que notre âme s’éveille de sa lassitude et s’élève
272 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
à surmonter qu’un point de passage. Il n’en reste pas moins vrai que ce
passage nécessite l’apprentissage d’un certain « usage du monde » 84
(selon le titre très augustinien du livre de l’écrivain et voyageur Nicolas
Bouvier), et c’est dans la découverte du sensible comme vestigium que se
dessine la piste ascendante qu’il s’agira pour chacun de suivre. Peut-être,
en cela, le vestigium augustinien rejoint-il de manière profonde un aspect
ancien du signum, dont le sens propre, selon une hypothèse proposée il y
a plus d’un demi-siècle par Émile Benveniste, désignerait avant tout
l’« [objet] qu’on suit » 85. Quoiqu’il en soit, le vestigium présente pour la
première fois une pensée du signe non-linguistique affranchie de toute
réflexion sur la preuve et de tout recours systématique à l’inférence. Le
voir, c’est le suivre (vestigare signifie « suivre à la trace, pister,
chercher »), c’est-à-dire aussi accepter de se laisser mener et guider par
lui à partir de ce qu’il laisse transparaître 86. L’exercice de l’intellect
jusqu’en toi, en s’appuyant sur les choses que tu as faites pour passer jusqu’à toi
[transiens ad te] qui les fis merveilleusement. »
84. C’est pourquoi Trin., XII, 13, 21 associe de façon cohérente uti et transire :
« … pour que, quoi que nous fassions, nous usions avec discernement des biens temporels
[in usu temporalium rationabiliter] sans cesser de contempler les biens éternels à
atteindre, passant à travers ceux-ci [per ista transeuntes], nous attachant à ceux-là. »
Cela renvoie bien entendu directement à la célèbre distinction augustinienne entre user
(uti) et jouir (frui). Pour une définition de ces deux concepts et de leur partage, voir
surtout : Civ. Dei, XI, 25 ; Trin., X, 11, 17 ; et Doct. chr., I, 3, 3-4, 4. Ce dernier texte suit
immédiatement la distinction entre res et signum (I, 2, 2), ce qui suffirait à soi seul pour
démontrer le lien étroit qui unit chez Augustin la question du signe, dont le vestigium
sensible est une espèce, à celle de l’usage. On y trouve formulée explicitement l’idée qu’il
faut seulement user du monde, afin de voir l’éternel à travers lui (selon une reprise de
Rm I, 20) : « utendum est hoc mundo, non fruendum, ut invisibilia Dei, per ea quae facta
sunt, intellecta conspiciantur, ut de corporalibus temporalibusque rebus aeterna et
spiritalia capiamus. »
85. Émile BENVÉNISTE, « Signum », dans « Notes de vocabulaire latin », Revue de
Philologie 22 (1948), p. 123.
86. En ce sens, on peut, avec Olivier BOULNOIS, opposer nettement ressemblance (ce
que nous nommons pour notre part – et pour bien la distinguer de l’inférence par
ressemblance, qui existe elle aussi – « transparence ») et inférence : « Alors que
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
l’inférence est aperçue par une opération mentale complexe, la ressemblance s’offre à
nous dans une perception simple, comme renvoyant à l’original qu’elle imite. » (Être et
représentation, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1999, p. 55). C’est de cette seconde
catégorie que relève pour Augustin la trace. Ce point le distingue des auteurs du XIIIe
siècle, qui la rangeront unanimement dans la première (Voir Ibid., p. 58 : « la trace
[vestigium], signe d’inférence »). Il est intéressant de noter que la définition
augustinienne du signe telle que nous l’avons lue dans le De doctrina christiana sera
paraphrasée de très près par ALBERT LE GRAND dans sa lecture des Premiers analytiques,
mais en un sens qui en fera un synonyme d’inférence : « Signum autem est, quod praeter
speciem quam cognoscenti offert, ad aliquid ducit cujus est signum : et ideo sui
significatione vult esse propositio demonstrativa, vel necessaria, vel probabilis. [...] Id
enim quo existente in praesenti, res est, et infertur ex ipso. [...]. Signum quidem
VINCENT GIRAUD 273
communiter dictum est omne illud quod ex sui specie (quam cognoscenti exhibet) aliud
praetendit quod inferri potest ex ipso. » (Liber Priorum Analyticorum, II, 7, 8, éd.
A. BORGNET, Paris, Vivès, 1890, 38 vol., t. II, 803 a). Nous assistons dans ces lignes à une
transformation de la pensée augustinienne du signe et à sa reprise scolastique selon une
compréhension qui la rend homogène à l’aristotélisme, ce qu’elle n’était en rien au
départ.
87. Voir Cael. hier., I, 3, (121, 39) ; Eccl. hier., II, 3, 2 (PG 3, 397 C) ; Div. nom., IV, 9
(705 A) ; Ep. IX, 1 (1108 B).
88. Voir Exp. in Ierarch. coelest., I, 3 (PL 122, 138 B-C). Il faudrait citer encore, parmi
les grands noms ayant assuré la postérité de la formule, notamment BONAVENTURE
(Itiner., II, 11 : « manuducimur ad speculandum Deus in vestigiis ») et THOMAS D’AQUIN
(Sum. Theol., I, qu. 12, art. 12 : « Tantum se nostras naturalis cognitio extendere potest, in
quantum manuduci per sensibilia. »).
89. L’herméneutique mise en place par Augustin, comprise en son sens le plus large et
le plus fort, parce que couvrant l’ensemble de l’expérience humaine, est ainsi rendue
possible par sa conception renouvelée et étendue du signe – dont le vestigium nous
présente l’aspect relatif à l’expérience que nous faisons du monde sensible. Voir
l’expression employée par Karla POLLMANN : « what Augustine uses as his chief
hermeneutical tool : the sign » (« Augustine’s Hermeneutics as a Universal Discipline »,
dans K. POLLMANN & M. VESSEY [éd.], Augustine and the Disciplines : from Cassiciacum
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
to Confessions, Oxford-New York, Oxford University Press, 2005, p. 206-231, ici p. 221). À
compléter par l’article important d’Isabelle BOCHET, « Le fondement de l’herméneutique
augustinienne », dans G. NAUROY et M.-A. VANNIER (éd.), Saint Augustin et la Bible,
Bern, Peter Lang, 2008, p. 37-57. Les assises de « l’herméneutique universelle » dont on
peut créditer l’entreprise augustinienne sont trouvées dans la doctrine du Verbe. Dans sa
conclusion, l’auteur propose ainsi de façon novatrice « une autre manière de penser
l’universalité de l’herméneutique : non pas dans le seul rapport de l’homme à lui-même
et au monde, mais dans sa relation fondamentale au Verbe de Dieu qui l’appelle et
l’illumine. » (p. 57). Le vestigium permet de nommer avec précision le premier rapport ici
mentionné ; il demeure parfaitement juste de dire que, pour Augustin, il suppose le
second.
90. Conf., X, 6, 9 ; 7, 11 ; 16, 25 : « moi, l’esprit » (ego animus).
274 SIGNUM ET VESTIGIUM DANS LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN
© Vrin | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
contemplates it, the trace (vestigium), nonetheless, has its own specific nature – that
which it expresses is given emphasis and shows itself within it. A sign wants to be
decoded ; the trace, itself, demands to be identified and, above all, to be followed. The
ontological content of the sensible shows itself, in the thought of the Bishop of Hippo,
to be directly dependent on his hermeneutic scope and his eschatological vocation.
The Augustinian concept of the vestigium, ultimately appears as the transverse of
the sensible and of the soul itself and thus as the condition of their union. In his
vestigium Augustine thus announces, centuries before phenomenology, the primary
impossibility of an ego without world.
KEYWORDS : S. Augustine – hermeneutics – sensible – sign – image – trace –
phenomenon – presence.