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Annales de l’Université Omar Bongo n° 14

LE NEO-REALISME ET L’HUMANITE SUPERIEURE AU RISQUE


DE BALZAC : LECTURE PARADOXALE DU PERE GORIOT

Max-Médard EYI
dép. de Lettres modernes
Université Omar Bongo (Gabon)
medardeyi2004@yahoo.fr

Résumé

La découverte de nouvelles techniques narratives par le Nouveau roman a fait passer Balzac au
rang de ceux qui clôturent le sens par la mise en jeu d’un univers cohérent et stable. Le mal aimé
de la modernité est en réalité postmoderne par son romanesque qui correspond à l’ajournement
du sens. La redécouverte de sa littérarité autorise à réévaluer les acquis et les héritages, en
interrogeant les paradoxes des nouveaux territoires au détour d’une œuvre se construisant et se
détruisant pour braver le finalisme. L’ambition terminale de l’article entend circonscrire le tout
Balzac comme l’auteur des dénégations des consistances dans son exploration de nouveaux
modèles de descriptions de la véridiction.

Mots-clés : Réalisme ; néo-réalisme ; humanité ; ironie ; fondation ; surhomme

Summary

The discovery of narrative novel methods by the New novel made passed Balzac with the row of
those which enclose the direction by the setting concerned of a coherent and stable universe. The
liked evil of the modernity is actually postmodern by its romantic which corresponds to the
adjournment of the direction, as if the second reading of its literary value revalued the assets and
the heritages by destroying the paradoxes of the new territories to the being built turning of a
word and destroying itself to face finalism. The final ambition of the article intends to
circumscribe the Balzac whole like the author of the denials of consistencies in its exploration of
new models of descriptions of the romantic truth.

Key Words : realism; neo-realism; humanity; irony; foundation; superman.

ISSN : 2-912 603-18-8 - ISBN : 978-2-912603-21-0 - EAN : 9782912603210


Mise en ligne le 27 octobre 2009.
Annales de l’Université Omar Bongo n° 14

L’idée de « re-travailler »1 sur la poétique2 de Balzac ressortit à une évidence : par delà
l’intérêt épistémologique des différents apports des travaux consacrés à Balzac, tous établissent
plus ou moins une filiation avec le réalisme3 - la thématique tournant autour d’une image exacte
de la vie, la nomination du vécu brut - passant par-dessus la saillante question de l’ambivalence de
son réalisme, son surcroît d’incertitude flottant dans la non-coïncidence et le non-identique qui
sous-tend la question essentielle, ontologique qui affecte tous ses textes. Aussi la nécessaire
transformation du réel par le romancier induit une tout autre idéalité au réalisme : le néo-réalisme.
Il est ce par quoi « Balzac corrige le réalisme par l’introduction d’une histoire qui n’est pas un simple décor, où
la destinée, l’âme, Dieu, la création littéraire soutiennent l’édifice romanesque – fruit d’un esprit visionnaire »4.
Notre propos circonscrit la question majeure du dire littéraire, notamment celle du néo-réalisme,
qui consiste à rompre avec le fixisme du réel réductible à une norme quantifiable5, pour revisiter
le caractère inatteignable de l’œuvre, c’est-à-dire une parole fugitive se refusant à toute forme de
saisie sur le mode de la maîtrise : « Je disais à l’instant, à propos du savoir, que la littérature est
catégoriquement réaliste, en ce qu’elle n’a jamais que le réel pour objet de désir ; et je dirai maintenant sans me
contredire parce que j’emploie ici le mot dans son acception familière, qu’elle est tout aussi obstinément irréaliste ;
elle croit sensé le désir de l’impossible. »6

Ainsi, établir par hypothèse que le néo-réalisme suppose un cheminement du paradoxe


ayant comme mode de pensée terminal l’humanité supérieure, signifierait donc que ce néo-
réalisme offre de nouveaux chantiers pour la recherche, où l’éthos du romancier ne s’appréhende
précisément qu’en répudiant l’opinion et en maintenant le principe de contradiction comme le
commis d’office de la littérarité7.

Que cette littérarité soit le paradigme majuscule d’acceptabilité de la postmodernité


balzacienne, voilà entrouverts les angles de lecture de l’au-delà du sens du père de la Comédie
humaine : « Le Mal Aimé de la Modernité refait surface dans les vingt dernières années dans une gamme
d’ouvrages et d’articles où l’œuvre se révèle effectivement postmoderne : discontinue, aporétique, semée de failles, où le

1 Dans un projet pertinent, Albert BEGUIN tente d’inventorier, dans une perspective transversale, les travaux critiques
sur le savoir balzacien. Balzac lu et relu, Paris, Seuil, 1965.
2 La poétique s’entend ici comme le nom de tout ce qui a trait à BALZAC tant dans son originalité créatrice que

dans sa composition d’ouvrages où le langage est pris à la fois comme substance et moyen.
3 D’après Jean d’Ormesson, réduire Balzac à un romancier réaliste serait une funeste erreur dans le temps où la clé

de sa compréhension serait non dans l’observation, mais l’imagination : il est moins témoin qu’un poète : « Comment
voulez-vous, disait-il lui-même, que j’aie le temps d’observer ? J’ai à peine celui d’écrire. », in Une autre histoire de la littérature
française tome 1, Mesnil-sur-L’Estrée, Nil Editions, collection « Points », 1997, p. 196.
4 FLORIAN BRATU, Le réalisme français. Essai sur Balzac et Stendhal, Paris, Editions des Ecrivains, 1999, p. 22.
5 Signalons que Pierre Barbéris a eu le mérite de préciser la signification du réalisme. Pour lui, « Réalisme ne signifie

jamais en effet que contre idéalisme ou irréalisme, c’est-à-dire trahison ou refus de réel. Mais de quel réel ? Littérature réaliste, à certains
moments de l’Histoire, signifie littérature qui force à admettre non tant certaines réalités documentaires que certains problèmes et
tensions », cité par FLORIAN BRATU, Le réalisme français. Essai sur Balzac et Stendhal, op. cit., p. 32.
6 ROLAND BARTHES, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, in Théorie-Littérature-Enseignement, (sous la

direction de Renaud Zuppinger), Paris, Presses et Publications de l’Université de Paris VIII Vincennes à Saint-Denis,
1983, p. 35.
7 La littérarité, (sous la direction de Louise MILOT et Fernand ROY), Laval, Presses de l’Université de Laval, 1991, p.

32-35.

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Balzac naïvement réaliste, secrétaire de la société française, est difficilement repérable. Cet autre Balzac, moins sûr
de lui-même, est intéressant, et à mon avis nécessaire, précisément parce qu’il surgit de la prise en compte de la
littérarité de l’œuvre, de l’articulation entre, d’une part, une subjectivité prégnante et de l’autre une matérialité
incontournable »8.

Aussi, l’archéologie de la conjonction « et » marque l’affinité supplétive entre le néo-


réalisme balzacien et son point d’orgue, l’humanité supérieure. Or, de ce que cette humanité
supérieure s’infinitise dans le primat du questionnement et/ou de l’étirement de l’interrogation,
elle a partie liée avec la postmodernité. Christian Ruby9 note que l’homme post-moderne se fait
l’herméneute du monde de l’instabilité et de l’explosion. Le bouleversement imprévisible,
l’irruption du naufrage et de l’abattement inconditionnel, disposent la société à reconnaître « de
façon toujours plus explicite l’état d’imprévisibilité du monde, une insécurité structurelle qui soutient tout système de
relation individuelle ou interpersonnelle : l’homme a appris que la réalité se démêle à partir d’un enchevêtrement de
motivations insensées »10.

Nous savons que l’objet littéraire demeure toujours déjà ouvert à son altérité propre, et
que devant un texte où sens et langage s’entremêlent pour épeler un nouveau type de savoir, la
vérité advient comme une forme subjective, variable et indéterminée. Dès lors, l’idée qui consiste
exclusivement à assujettir le texte balzacien à l’illusion référentielle induisant une reproduction
mimétique du réel, du massif des faits, semble minorer l’économie propre à la pensée balzacienne.

Car en nommant le prisme des figures qui la configurent, la pensée balzacienne se déploie
vers une « littérarité composite »11 l’inscrivant comme une pensée dissidente, orientée vers une
transdisciplinarité qui récuse l’essentialisme avec lequel on voudrait cerner sa diction, alors que
celle-ci est toujours et déjà lointaine. Tel est l’objet de cet article. Il s’agit de repérer les enjeux de
l’écriture balzacienne dont l’ultime ambition est le « poétiser »12 de notre monde avec ses
symptômes riennistes, la démythisation des idéologies, pour s’identifier finalement à une écriture
qui expérimente l’au-delà de la volonté de survie.

I. UN REALISME IRONIQUE
Comment localiser l’absence de réalisme dans une littérature considérée comme réaliste ?
L’intensité d’une telle question résiste au modèle de réflexivité qui fait de la pensée de Balzac un
système ayant pour unique secours le réel, c’est-à-dire une écriture qui s’autorise à faire du vrai
l’objet même d’une écriture sans compromission, entendu que « la littérature réaliste est un discours

8 LEE SCOTT, Traces de l’excès. Essai sur la nouvelle philosophie de Balzac, Paris, Honoré Champion Editeur, collection
« Romantisme et Modernités », 2002, p. 12-13.
9 CHRISTIAN RUBY, Le champ de bataille post-moderne/néo-moderne, Paris, L’Harmattan, collection « Logiques sociales »,

1990, p. 34.
10 Achille Bonito Olivera, cité par CHRISTIAN RUBY, Le champ de bataille post-moderne/néo-moderne, op. cit., p. 34.
11 Cette nouvelle forme de littérarité se clarifie dans sa précellence pour l’élément chaotique et fluctuant. Notre thèse

soutenue ici est que l’avenir des études balzaciennes gagnerait à faire retour dans la différentiation permanente du
dire.
12 Le poétiser est l’expression authentique d’une œuvre, et, de façon générale, d’une pensée, d’un message et/ou

d’une révélation.

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sans règle qui se contente de transmettre le réel ou son fonctionnement effectif ».13

Nier que l’idéal référentiel dans le roman balzacien n’est garanti qu’à travers son intention
de faire procès à une époque du XIXe siècle encline à la solitude totale après le meurtre de Dieu,
c’est rater le moment central, le véritable leitmotiv de l’ « ironie »14 balzacienne consistant à
traverser les inquiétudes du siècle en recourant à une fiction déviante, encore par lui appelée la
« Comédie humaine », pour dire l’effroyable banalité de notre condition et proposer une
pratique qui, surmontant nos incuries humaines, va au-delà de notre avenir sans « ironie
jubilatoire »15.

Aussi la réflexivité épistémologique, au sens où l’entend Paul Ricœur16 inscrit le


romanesque balzacien comme un espace d’innovation dont l’argument véridique ne se comprend
qu’à travers l’appréhension de la nouveauté esthétique. Cette nouveauté esthétique intègre aussi
bien le connu que l’inconnu ; inscrit le romanesque comme une permanence trompeuse où, de
romantique, il devient l’analogon de l’ironie, mieux, la possibilité d’un « gai savoir » par la
compétence de la non codification de la vérité : « Balzac va encore plus loin que nos débats académiques,
car il y a chez lui une dimension sémiotique en rapport et parfois en contradiction avec l’essence »17.

C’est que l’objet romanesque balzacien se prête lui-même à cette interférence instable de
la nouveauté et du véridique, faisant place à un horizon se déployant dans l’écriture elle-même,
avec le procès de son énonciation : le néo-réalisme chez Balzac éclaire un pan essentiel de sa
pensée. En effet, sous l’autorité de Gianni Vattimo18, dans la rencontre de l’œuvre d’art comme
mise en œuvre de la vérité, il y a un élément de défondation inséparable de la fondation : « S’il y a
dans l’écriture balzacienne, une présentation de Paris comme océan de boue et comme ville de la suprême injustice,
c’est qu’il y récuse un regard, un ordre de valeur, une certaine façon de vivre. Elle consiste dans l’acceptation de ce
tragique et se traduit par son mépris convenable. Mépris qui s’accompagne d’un profond désir d’excéder ce réel : il y
a dans l’écriture de Balzac l’idée d’une tension textuelle localisable dans les procédés par lesquels l’écriture tient à
faire le procès de la déréalisation. Au fond de cette écriture, il y a l’urgence de la transcendance face à la

13 GAO XINGJIAN, « La Chine de Confucius à Gao Xingjian », in Le magazine littéraire, n° 429, 2004, p. 55.
14 L’ironie s’entend ici comme inadéquation entre l’apparence et la réalité ; entre la valeur et l’artifice. C’est d’ailleurs
l’instruction qu’en donne Balzac avec le titre générique de Comédie humaine. C’est aussi sous cet arraisonnement qu’ont
tiré argument Eric BORDAS et son équipe de spécialistes pour commettre Ironies balzaciennes, Saint-Cyr-sur-Loire,
Christian Pirot Editeur, 2003.
15 Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert encensent que l’ironie, qui crée souvent un effet comique, a une

visée critique et les grands ironistes, comme La Bruyère ou Voltaire, se sont attaqués aux défauts de l’homme ou de
la société. C’est une arme précieuse dans l’argumentation, en particulier polémique, où elle se rattache souvent à
l’argumentation par l’absurde, in Dictionnaire de critique littéraire, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Armand
Colin, collection « Cursus », 1996, p. 103.
16 Notons que le « soi herméneutique » chez Ricœur se réciproque avec le « soi éthique » pour dire l’attestation

ontologique : l’histoire échoue à dire le réel sans fiction, et la réflexivité d’intérêt épistémologique ne s’élabore qu’à
travers une herméneutique du texte et de l’action.
17 Lawrence Schehr, « Homo-diégèse », in Balzac ou la tentation de l’impossible, (Etudes réunies et présentées par Raymon

Mahieu et Franc Schuerewegen), Saint-Just-La-Pendue, SEDES, Collection « Bicentenaire », 1998, p. 137.


18 GIANNI VATTIMO, La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987.

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défiguration du réel »19.

Essayons d’être plus précis pour saisir la dimension néo-réaliste de l’écrivain Balzac,
l’auteur du Père Goriot20. Partant de la variabilité du sens chez Nietzsche où le langage de l’écrivain
se trouve valorisé en tant qu’approche indéfiniment non réalisée d’une vérité autonome,
consubstantielle au langage, la narration, désamarrée de toute forme de fétichisation de la vérité
absolue, montre le mouvement du sujet vers un objet qui renvoie aux miroirs déformants sans
livrer une signification attendue. Ce qui déroute dans les livres de Balzac, c’est que les événements
où les personnages sont engagés ne répondent à aucune logique rationnelle, mais s’inscrivent
dans une visée masochiste à l’exemple de Jean-Joachim Goriot dans Le Père Goriot. Le masochiste
étant celui qui renonce à tout pouvoir, à toute dignité, à toute responsabilité21.

La forme spécifique de narration qui découle nécessairement du néo-réalisme n’offre pas


la stabilité d’une univocité du sens. De la sorte, le néo-réalisme balzacien entend corriger une
tendance d’école, encore et toujours maintenue par les recherches littéraires : le délaissement des
problèmes de « la littérature possible »22, « du jeu souverain de ses éléments constitutifs »23, au seul profit
« des scènes de transfert, d’acquisition, de transmission »24.

A partir de la raison fictionnelle, on tient que le néo-réalisme s’indemnise du besoin de


procuration stricto sensu du réel, mais se pose comme objet de savoir suscitant l’interrogation et la
connaissance. A ce propos, Kristeva observe dans la littérature moderne, l’engendrement de la
« machine désirante » ou encore de la « signifiance », entendue comme fonctionnement sans arrêt vers,
dans et à travers le langage ; engendrement illimité et jamais clos.25 Il est le procès des grands ilots
(discursif, idéologique, économique) de l’ensemble social. Le point central de ce procès de la
signifiance, s’inscrit dans le refus du code préétabli de la langue. Le langage poétique ou
fictionnel, lieu de jouissance par excellence transgresse le code pour le transformer et lui donner
une lecture pratique. L’éclatement de la structure signifiante passe, dès lors, par une nouvelle
disposition du sémiotique dans l’ordre symbolique. A cet effet, Mallarmé, Lautréamont, Sade,
Baudelaire… et Balzac sont des exemples types éclairant cette lecture de Kristeva.

Le néo-réalisme induit une démarche qui met l’accent sur la ruine des attentes et présente
la pluralité contradictoire des conclusions en laissant les lecteurs libres de choisir d’arpenter la
circularité abyssale du sens encore appelée « diallèles ». C’est dans ce type de lecture qu’on
objectivera le romanesque balzacien comme recherche incessante du vrai (au sens ouvert), et
comme une nouvelle forme de jeu de société.

19 MAX-MEDARD EYI, Tragique et néo-réalisme dans l’économie balzacienne. Essai d’herméneutique nietzschéenne autour du Père
Goriot, Lille, Atelier National de Reproduction des thèses, 2007, p. 267.
20 HONORE DE BALZAC, Le Père Goriot, Paris, Librairie Générale Française, Collection « Le Livre de poche

classique », 1983.
21 PAUL TORT, PIERRE DESALMAND, La Différence culturelle, Paris, Hatier, 1978, p. 252.
22 TZVETAN TODOROV, Qu’est-ce que le structuralisme ? 1, Paris, Seuil, Collection « Poétique », 1973, p. 10.
23 Littérature et réalité, (sous la direction de GERARD GENETTE et TZVETAN TODOROV), Paris, Seuil, 1982, p. 9.
24 PHILIPPE HAMON, « Un discours contraint », in Littérature et réalité, Op. cit., p. 145.
25 JULIA KRISTEVA, La révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974.

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Et c’est pour rendre à Balzac ce qui lui est dû que François Bon parle d’invention de la
réalité : « Se soumettre à l’enchaînement fatal qui les unit les uns aux autres et dont, dans le silence saccadé de
l’écrivain, on entend l’effrayante cadence abstraite qui impose une réalité imaginaire, d’autant plus puissante que
cette réalité est le développement inéluctable et forcené d’un calcul mental. L’idée s’empare de cette immense
possibilité d’expression qu’est l’esprit de Balzac ; elle leur impose ses exigences inépuisables ; elle tire d’elles une
suite de conséquences qui, se développant sans fin, avec un mouvement de plus en plus contrarié par l’enchevêtrement
même de ses propres déductions, finissent par éclater dans un drame d’une puissante effrayante où ne subsiste que la
puissance hallucinatoire d’un esprit qui impose son rêve comme la seule réalité authentique. »26

II. BALZAC ET LE REFUS DU FONDATIONNEL

En lisant les biographies de Balzac, on sent l’intensité du désir de la quête de la puissance.


Cet homme qui écrit toutes les nuits de minuit à 8 heures et, après un petit somme, s’y remet
jusqu’à 16 heures, ayant pour tout régime du café et de la viande crue, apparaît comme ce
philosophe-artiste qui préparait l’homme de l’avenir où l’art devient une valeur supérieure à la
vérité selon la proposition renversante de Nietzsche27.

En écrivant comme un forcené pour éponger ses cent mille francs de dettes, Balzac
ressemblera au surhomme nietzschéen. Celui qui ne désespère pas de la perte des valeurs, mais ne
puise sa force d’action et d’affirmation qu’en lui-même ; dans sa vitalité, par-delà la morale
moderne. Lui qui buvait chaque nuit des litres de café s’arrime au caractère de l’avènement du
surhomme. Et avec la parution en 1835 du Père Goriot, devait s’accomplir sous nos yeux, la
promesse du surhomme - « ne faut-il pas qu’il y en ait un jour ? »28 - se demandait à juste titre
Nietzsche.

Balzac mettra en Vautrin la promesse de ce qu’il nommera dans son roman l’homme
supérieur, l’émergence d’un type de personnage dont la caractéristique radicale est de vouloir au-
delà de toute tendance générale, au-delà de toutes normes habituelles : « vivre n’a plus aucun sens,
cela va devenir le sens de la vie »29.

La passion de l’absolu chez Balzac entraîne tout sur son passage. Cette volonté d’aller au-
delà fera dire à Alexandre Astruc que « Balzac n’est pas un auteur réaliste, c’est un écrivain
métaphysique »30. En effet, l’expérience interminable de la découverte du sens chez Balzac ne
s’ouvre-t-elle pas sur un nouveau type de savoir, sur une nouvelle forme d’interrogation
destinale, sur un nouveau type d’homme ?

26 FRANÇOIS BON, « L’invention de réalité », Le magazine littéraire, n° 373, 1999, p. 43.


27 JEAN-N. VUARNET, Le philosophe-artiste, Paris, Léo Scheer, Collection « Lignes », 2004, p. 9.
28 Ibid., p. 9.
29 FRIEDRICH NIETZSCHE, L’antéchrist, Paris, Christian Bourgeois Editeur, Collection « 10/18 », 1967, p. 67.
30 ALEXANDRE ASTRUC, « Balzac et l’idée fixe », Le magazine littéraire, n° 373, 1999, p. 23.

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Ce qui est littéraire dans la littérature de Balzac - et qui est constamment manqué par les
critiques - est une forme de métapsychologie dont la caractéristique est l’affirmation d’un vouloir
se situant au-delà de toute tendance générale, au-delà de toute norme habituelle.

Vautrin porte en lui la promesse de l’homme supérieur et l’invention du nouveau regard


balzacien qui aboutit à « une horrible divinité »31 : « Chaque personnage de Balzac est alimenté par la volonté
farouche qui minait leur créateur, creuset de l’âme en fusion, galérien d’encre et de plume, qui emporte tout comme
la lave d’un volcan jusqu'à l’anéantissement final. Car toute idée personnelle chez Balzac vient se fondre dans une
idée supérieure et générale, le regard du créateur ou peut-être tout simplement celui de Dieu »32. Avec Vautrin,
Balzac croit à la race supérieure, non pas une supériorité biologique et superficielle, mais la
capacité d’exprimer la volonté de puissance. Or, pour être capable d’une volonté de puissance
affirmative et créatrice, pour réaliser le dionysiaque, cette approbation extrême faite à la vie dans
tous ses aspects, il était nécessaire que Balzac affranchisse Vautrin de Dieu : « J’ai appris […] à
imiter la providence qui nous tue à tort et à travers, et à aimer le beau partout où il se trouve. N’est-ce pas
d’ailleurs une belle partie à jouer que d’être seul contre tous les hommes et d’avoir de la chance ? J’ai bien réfléchi
à la constitution actuelle de votre désordre social»33.

Balzac colle assez bien à cette nouvelle vision de la littérature. Il a porté une attention
aigüe au désordre social en s’autorisant une écriture où philosophie et littérature se mêlent et
s’entremêlent pour faire entendre l’inhumanité de tout agir humain. C’est à parodier Emmanuel
Levinas qui se méfiait de ce monde où « filtrait » le sacré : « L’implantation dans un paysage,
l’attachement au lieu sans lequel l’univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c’est la scission même de
l’humanité entre étrangers et autochtones. Et dans cette perspective, la technique est moins dangereuse que les génies
du lieu »34. La littérature balzacienne est inquiétude et insupporte ce que Flaubert nommait la
bêtise, c’est-à-dire le langage commun ou l’assassinat tranquille. Le processus est bien là.
L’Absolu35 est un vecteur de la recherche balzacienne. Enigme et lumière. Balzac déroute tous
ceux qui veulent annexer sa pensée en prétendant l’expliquer ou la comprendre. La littérature,
dans ses membra disjecta, constelle le tout Balzac sous l’égide du combat littéraire : son écriture,
face à la société dégénérée s’inscrit comme une écriture de la « quérulence textuelle »36.

Dès lors, le « vouloir vivre » surgit comme une catégorie centrale dans le romanesque
balzacien. Il s’agit de la dépense de soi, sans limite, dans la création, l’exploration des choses de la
vie, par opposition à toute censure : « Je n’obéis à rien, est-ce clair ? »37 Par cet énoncé, Vautrin est

31 JEAN LAROSE, « Travail et mélancolie », Ville, texte, pensée : le XIXe siècle de Montréal à Paris, Montréal, Presses de
l’Université de Montréal, 1991, p. 23.
32 ALEXANDRE ASTRUC, Op. cit., p. 23-24.
33 HONORE DE BALZAC, Le Père Goriot, Op. cit., p. 123.
34 Emmanuel Levinas cité par JEAN-PAUL AVICE, in XIXe-XXe siècle. Revue de littérature moderne, n°6,
Mont-de-Marsan, Société de Presse, d’Edition et de Communication, octobre 1998, p. 166.
35 HONORE DE BALZAC, La recherche de l’absolu suivi de La messe de l’athée, Paris, Gallimard, collection « Folio classique »,

1967, réédition 1976 et 1996.


36 « La quérulence est une propriété particulière qu’auraient les fous à réparer les injustices de la société. La quérulence est la maladie

supérieure du philosophe et de l’épistémologue de la rectification ». Cf. MAX-MEDARD EYI, Tragique et néo-réalisme dans l’économie
balzacienne. Essai d’herméneutique nietzschéenne autour du Père Goriot, Op. cit., p. 268.
37 HONORE DE BALZAC, Le Père Goriot, Op. cit., p.124.

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bien le type d’homme qui refuse la sécrétion d’une humanité paresseuse, d’un Etat providence
ayant pour corollaire un bonheur pitoyable pour l’homme. Aussi propose-t-il une humanité
exceptionnelle à l’étudiant Rastignac. Une humanité capable du pathos de la distance. Le moment
balzacien est dès lors l’ère de l’effectivité de l’homme supérieur, c’est-à-dire cet homme formé
sous une éducation sans préjugés, l’homme de promesses : « Dans la voie qui mène à l’aristocratisme38
et qui est marquée par la mort de Dieu et l’abandon radical des valeurs et du sens, Balzac, en homme de la
nouvelle morale, refusera les décombres du réel, ce réel qui transpire la souffrance, le réactif et l’absurde. Ce
processus se dynamite par une écriture consistant à mettre le pied sur une plaie inconnue. Le risque d’expropriation
est emmuré dans notre société mesquine, petite, superficielle : le style de Balzac sera l’excédentaire »39.

Ainsi, chez Balzac, la problématique de l’homme supérieur est un lieu qui engage
l’écrivain au même titre que ses personnages à interroger le destin afin de défier le vide. Défier le
vide pour mieux affirmer et assumer l’affirmation de soi relève d’une littérature où l’écrivain
devient l’inventeur d’une nouvelle langue dans la langue, une langue étrangère où il met à jour de
nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques. De cette façon, comme dit Deleuze40, tout
écrivain se doit de faire délirer la langue, car la littérature est du côté de l’informe ou de
l’inachèvement : « écrire » est une affaire de « devenir ». Pour se sauver des béances de la mémoire
et de l’histoire, l’écriture balzacienne devient du coup un jeu d’autofiction. Cette dernière permet
au romancier d’investir dans ses protagonistes des malaises que lui inspire la hantise de
l’insoutenable absurdité de notre condition de mortel.

Or, si dans Le Père Goriot, l’expression « homme supérieur »41 revient comme un leitmotiv,
c’est que le sentiment de désespoir, de persécution et de désolation ne laisse pas l’auteur envisager
l’avenir, le salut autrement que par l’élaboration d’une volonté de puissance.
Cette récurrence de la problématique de l’homme supérieur est assimilée, chez Honoré de
Balzac, à un besoin, à un sentiment, à un désir ardent de s’écrier ou de s’écrire pour dire et redire
le sort sordide de toute une humanité en détresse.

En ce sens, la conception politique de Balzac à travers Vautrin est alors une aristocratie
élitiste, car l’homme supérieur, le surhomme est forcément du côté de la minorité et de la caste
supérieure, et l’aristocratie élitiste telle qu’elle se laisse lire à travers Vautrin, est la condition de
l’élévation du type moderne d’homme qui aspire sans cesse à l’élargissement de l’âme et aux
états les plus rares et les plus élevés.

38 L’aristocratie, c’est parler autrement que tout le monde.


39 MAX-MEDARD EYI, Tragique et néo-réalisme dans l’économie balzacienne. Essai d’herméneutique nietzschéenne autour du Père
Goriot, Op. cit., p. 256.
40 GILLES DELEUZE, critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 8-13.
41 Nous rappelons que cette expression est employée quinze (15) fois dans le roman.

ISSN : 2-912 603-18-8 - ISBN : 978-2-912603-21-0 - EAN : 9782912603210


Mise en ligne le 27 octobre 2009.
Annales de l’Université Omar Bongo n° 14

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