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Ancienne
Dans
LAcet article, POLITIQUE
PENSEE je me propose DE
de reconstruire
PROTAGORAS le cadre général de la
pensée politique protagoréenne et de dégager ses conditions de possi
bilité à partir d'une analyse du mythe et des déclarations exposées dans
le Protagoras. J'essaierai de montrer que la conception protagoréenne
est axée sur les notions de loi et de citoyen d'une part, et sur la relation
que le sophiste d'Abdère établit entre loi et nature de l'autre. Protago
ras est le premier penseur dans l'histoire de la philosophie grecque qui
est en mesure de distinguer le niveau du social (marquant la deuxième
phase du développement de la vie humaine) et le niveau du politique
(marquant la troisième phase, représentée par la fondation de la cité).
Dans ce cadre, j'établirai un parallélisme entre la conception protago
réenne et le concept kantien d'« insociable sociabilité ». J'articulerai
enfin cette conception à la définition du sophiste qu'offre Protagoras
dans le Théétète, en vue de mettre en évidence le rôle directif du
sophiste par rapport au démos et son intervention active dans le pro
cessus de constitution de la loi, et d'éclaircir ainsi son rapport à la dé
mocratie athénienne.
Abstract
1 Sur cette période, voir C. Mossé, Histoire d'une démocratie : Athènes des
origines à la conquête macédonienne, Paris, Seuil, 1971 ; F. Schachermayr,
Perikles, Stuttgart, W. Kohlhammer Verlag, 1969, trad. ital. Pericle, Roma,
Salerno, 1985 ; J.K. Davies, Democracy and Classical Greece, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 19932 ; C. Mossé, Une Histoire du monde
antique, Paris, Larousse, 2008.
2 M. Isnardi Parente, « Il pensiero politico greco dalle origini alla sofisti
ca», dans Storia delle idee politiche, diretta da L. Firpo, vol. 1, L'Antichità
classica, Torino.UTET, 1982, p. 163-4.
3 Cf. Thucydide III 37,4.
4 Cf. Platon, Ménon 91c2-6 ; 92a7-b3.
que certains sophistes, tels que Critias par exemple, iront jusqu'à
renier la démocratie, la Sophistique demeure fille de celle-ci5. Il est
sans doute vrai que les sophistes sont liés sous plusieurs points de vue
à la tradition culturelle et philosophique qui les précède6, et que l'acti
vité de certains d'entre eux a des rapports significatifs avec des centres
d'activité panhelléniques tels que Delphes7 ; il n'en reste pas moins
que leur relation avec la démocratie est une relation essentielle.
Tout d'abord, l'écho que rencontrait le mouvement sophistique,
dans les conditions de communication qui caractérisaient la cité démo
cratique, était bien supérieur aux possibilités qu'avait la philosophie
antérieure de se faire connaître. D'autre part, l'atmosphère de débat
public auquel le régime d'assemblée populaire a habitué les esprits,
explique aussi bien la genèse du principe de la relativité de toute affir
mation de vérité que l'opposition des raisonnements doubles (δισσοι
λόγοι) et que le principe de la validité et efficacité du discours « plus
fort », celui qui s'impose sur les autres parce qu'il est capable de pré
valoir et de persuader : ce sont là des formules qui sont toutes étroite
ment liées à la réalité de l'assemblée démocratique, qu'il s'agisse de
concept de
δίκη dans les Antil
témoignage d'Aristoxène et Favo
du moins, son début, se retrouv
publique de Platon12. On sait aus
porte son nom, Protagoras expo
nité qui est aussi un mythe de f
ciée. Je crois, comme la plupart
sentiel de ce mythe est protagor
de l'écrit de Protagoras Sur la co
καταστάσεως)13. Cet écrit est u
geschichte sophistique, dont on c
du Ve et le début du IVe siècle,
Petit système du monde de Démo
sière dans un rayon de soleil, Paris, Vrin, 2002, p. 267-74 ; sur le Sisyphe, pour
lequel il existe aussi une attribution concurrentielle à Euripide, que je consi
dère moins probable, voir M. Centanni, Atene assoluta. Crizia dalla tragedia
alla storia, Padova, Esedra, 1997, p. 137-59 ; U. Bultrighini, Maledetta demo
crazia : Studi su Crizia, Alessandria, Edizioni dell'Orso, 1999, p. 223-50 ;
H. Schölten, Die Sophistik. Eine Bedrohung für die Religion und Politik der
Polis ?, Berlin, Akademie Verlag, 2003, p. 238-57. Cf. également M. Unter
steiner, l sofisti, op. cit., vol. II, p. 481-90 ; W.K.C. Guthrie, The Sophists, op.
cit., p. 303 ; G.B. Kerferd, The Sophistic Movement, op. cit., p. 141,148,171.
Pour d'autres documents de ce genre littéraire, je renvoie à A. Ciriaci, L'ano
nimo di Giamblico. Saggio critico e analisi deiframmenti, Napoli, Bibliopolis,
2011,p. 157-8,note 187.
15 Platon, Protagoras 320c2-4.
fonder des villes. Celles-ci cependant ne sont pas encore des cités, à
savoir de véritables communautés politiques, dont le fondement serait
le respect de la justice, car les hommes sont encore dépourvus de la
τέχνη πολιτική. Le passage de la deuxième à la troisième phase du dé
veloppement de la vie humaine est donc le passage du niveau du so
cial, avec ses deux tendances intrinsèques d'agrégation et de désagré
gation, au niveau du politique, dont l'avènement est marqué par l'ins
tauration d'une série bien précise de catégories et d'institutions norma
tives qui règlent et minimisent le danger de la désagrégation20.
L'homme a donc pour Protagoras une inclination à s'associer avec
d'autres hommes, et la nature elle-même le pousse dans cette direction,
mais en même temps il a aussi une tendance à se séparer des autres,
une tendance qui ressort clairement de ses actions, décelant un antago
nisme structurel. En termes kantiens, nous pourrions dire que ces
textes du Protagoras platonicien manifestent 1'« insociable sociabi
lité » (gesellige Ungeselligkeit) des hommes21, à savoir leur tendance à
se réunir en société, jointe toutefois à une forme de résistance, laquelle
menace continuellement de diviser et briser le groupe social. Cepen
20 Pour ne pas avoir vu cette distinction, qui est une distinction d'ordre
théorique, certains commentateurs se sont égarés face au passage de la deuxiè
me phase à la troisième phase du développement de la vie humaine, et l'ont
jugé incompréhensible. Cf. e.g. G.B. Kerferd, The Sophistic Movement, op.
cit., p. 142-5, qui, pour sortir de cette prétendue impasse, pense qu'il faut
prendre au pied de la lettre la donation par Zeus aux hommes du respect et de
la justice, ce qui est évidemment insoutenable. Kerferd, en outre, ne voit pas
que, dans la deuxième phase, il n'y a pas un état de pur isolement des hommes,
mais, comme on l'a montré, une dialectique entre instinct d'agrégation et ins
tinct de désagrégation, et que, pour Protagoras, le niveau de la socialité a en
lui-même cette double tendance.
Aussi Zeus, de peur que notre espèce n'en vînt à périr tout entière,
envoie Hermès apporter à l'humanité le respect et la justice, pour
qu'existent les ordres constitutifs des cités et les liens d'amitié qui
rassemblent les hommes. Hermès demande alors à Zeus de quelle
façon il doit faire don aux hommes du respect et de la justice :
« Dois-je les répartir de la manière dont les arts l'ont été ? Leur ré
partition a été opérée comme suit : un seul homme qui possède l'art
cipe universel qu'on peut trouver respecté partout. Une fois mis au
clair que la vertu politique peut s'enseigner έξ επιμελείας (323c6-7),
et que tous les principes que les Athéniens appliquent dans la vie poli
tique comme dans leur vie commune confirment ce point, Protagoras
tire en effet une conclusion plus générale. Il explique qu'au sein de la
cité démocratique, de même qu'il n'y a pas un seul διδάσκαλος του
έλληνίζειν, mais que tous sont maîtres de grec, de même tous les
citoyens sont maîtres de vertu, dans la mesure de leurs possibilités
(327el-2). Cette conception, pour laquelle c'est la cité dans son
ensemble qui assure la paideia de tous, trouve un parallèle dans les
paroles de Périclès chez Thucydide, là où l'homme d'État affirme
orgueilleusement que la cité tout entière d'Athènes est un exemple
d'éducation pour la Grèce32. On peut également faire remarquer que
Protagoras souligne dès le début de sa présentation que son « ensei
gnement porte sur la manière de bien délibérer dans les affaires pri
vées, savoir comment administrer au mieux sa propre maison, ainsi
que dans les affaires de la cité, savoir comment devenir le plus à même
de les traiter, en actes comme en paroles »33. La formation assurée par
Protagoras vise l'excellence et la parfaite réussite, comme l'indique
aussi l'usage des superlatifs : d'une part, il s'agit de devenir maître de
sa propre vie d'homme particulier, de la gérer άριστα ; d'autre part, il
s'agit de devenir un citoyen accompli, un homme qui soit au plus haut
degré capable (δυνατότατος) de traiter les affaires de la cité, donc
aussi de guider (excellence dans la parole : λέγειν) et d'être chef
(excellence dans l'action : πράττειν). C'est l'idéal qui chez Thucydide
correspond à la capacité de προστάττειν34. Encore une fois, la posi
tion de Périclès est identique, qui affirme que les citoyens d'Athènes
en effet, qui à chaque cité semblent justes et belles lui sont telles tant
qu'elle le décrète ; mais le savant, c'est celui qui, au lieu de pénible,
chaque fois qu'un de leurs décrets l'est pour eux, le fait être et paraître
bénéfique.37
37 Platon, Théétète 167b8-c4 : φημί γάρ και τούτους τοις φυτοϊς άντι
πονερών αισθήσεων, οταν τι αύτών ασθενή, χρηστάς και ύγιεινάς
αισθήσεις τε καΐ εξεις έμποιείν, τούς δέ γε σοφούς τε και άγαθούς
ρήτορας ταίς πόλεσι τά χρηστά άντι των πονερών δίκαια δοκείν είναι
ποιεΐν. έπει οίά γ' αν έκαστη πόλει δίκαια και καλά δοκή, ταύτα και είναι
αύτη εως αν αύτά νομίζη· άλλ' ό σοφός άντι πονηρών όντων αύτοίς
έκάστων χρηστά έποίησεν είναι και δοκείν. Je crois, comme beaucoup
d'autres savants, que ce passage restitue un élément de la pensée du Protagoras
historique : cf. e.g.G. Vlastos (ed.), Ρ lato, Protagoras, Jowett's Translation Re
vised by M. Ostwald, Indianapolis/New York, Bobbs/Merrill, 1956, p. XX
XXIV ; W.K.C. Guthrie, The Sophists, op. cit., p. 256 ; M. Isnardi Parente, « Il
pensiero politico greco dalle origini alla Sofïstica », art. cit., p. 168-9.
De Sanctis, Storia dei Greci dalle origini alla fine del secolo V, Firenze, La
Nuova Italia, 1939, vol. II, p. 242 ; W. Nestle, Vom Mythos zum Logos. Die
Selbstentfaltung des griechischen Denkens von Homer bis auf die Sophistik
und Sokrates, Stuttgart, Kröner, 1940 (réimpr. Aalen, Scientia, 1986) p. 265.
Pour une analyse du passage de Diodore de Sicile, concernant la législation de
Thourioi, cf. I. Lana, Protagora, Torino, Tipografia torinese, 1950, p. 59-61, et
M. Untersteiner, I sofisti, op. cit., vol. I, p. 18-9.
44 Cf. Platon, Protagoras 323c3-8 : « Voilà ce que j'ai à dire sur le fait que
les Athéniens acceptent, ce qui est tout à fait normal, le conseil de n'importe
quel homme en matière de vertu politique, dans la mesure où ils considèrent
que chacun y a part ; quant au fait qu'à leurs yeux cette vertu politique n'est
pas naturelle ni ne survient au petit bonheur, mais qu'elle s'enseigne et
n'advient à un homme que par l'exercice, voilà ce que je vais essayer de te dé
montrer à présent [...] ».
45 Cela est d'autant plus vrai que Protagoras admet des différences de
richesse parmi les citoyens ; il admet même qu'ils participent plus ou moins de
l'éducation scolaire, comme le prouve un passage du Protagoras : « Ceux qui
ont le plus de moyens procèdent ainsi, et ce sont les plus riches qui ont le plus
de mpyens ; et leurs fils, qui vont à l'école depuis leur plus jeune âge, sont
également ceux qui la quittent plus tard » (326c3-6). Comme le rappelle G.B.
Kerferd, The Sophistic Movement, op. cit., p. 145, ce texte a été utilisé pour
prouver que selon Protagoras « there should be a corps d'élite able to serve the
State in positions of trust, such as the ten strategoi at Athens, or to be wise and
persuasive advisers on matters affecting law and morality ». Ce qui est certain,
c'est que la différence de qualification personnelle des citoyens est parfaite
ment admise par l'Abdéritain.
46 Cf. Platon, Protagoras 323d6-7, et voir J. Mewaldt, Fundament des
Staates, Stuttgart, Kohlhammer, 1929, p. 8. Pour l'importance de la μελέτη,
voir Stob. III 29, 80 (= 80 Β 10 DK) : « Protagoras disait que l'art n'est rien
sans l'exercice et que l'exercice n'est rien sans l'art ». Pour la valeur de la
διδασκαλία, cf. Anecd. Pr. I 171,32 (= 80 Β 3 DK) : « L'enseignement a
besoin de disposition naturelle et d'exercice ».
Aldo Brancacci