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Édition

originale publiée en 2019 sous le titre


An Unexpected Find par Scholastic Children’s Book,
une marque de Scholastic Ltd,
Euston House, 24 Eversholt Street, London NW11DB, UK.

© Toby Ibbotson, 2019


Tous droits réservés.

Pour l’édition française :


© Éditions du Seuil, 2021

ISBN : 979-10-235-1276-2

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Pour Mika
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Copyright

Dédicace

La tempête

William

Judy

Stefan

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10
Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26
La tempête

Quand l’ouragan finit par frapper, il s’abattit d’un coup sur la ville
où vivait William. Quelques rafales de vent firent tourbillonner les
feuilles mortes sur le trottoir, puis de grosses gouttes de pluie
martelèrent les abris des stations de bus et le toit des voitures garées là.
Ensuite, tout se figea. Un calme surnaturel s’installa… comme si le vent
prenait une énorme inspiration.
Et alors…
Tout commença.
William

LA TEMPÊTE TRAVERSA LA VILLE en rugissant tel un éléphant affolé,


ou une meute de loups paniqués, ou encore un géant invisible armé d’un
aspirateur monstrueux. Les tuiles s’arrachaient des toits. Tout
s’envolait : le linge, les bacs poubelles, les vélos, les meubles de jardin.
Des cabanes se renversaient, des portes s’extirpaient de leurs gonds.
C’était génial. Mais c’était effrayant aussi. Ce genre de tempête faisait
des victimes.
La nuit tomba, et William se coucha en écoutant la tourmente. On
entendait plein de bruits différents : les claquements et martèlements
de tout ce qui n’était pas fixé, les hurlements du vent qui raclait les
murs avec un son aigu, s’engouffrait en sifflant dans la moindre
ouverture, le plus étroit passage, et qui jouait une musique endiablée
dans les gouttières, les descentes et les conduits de cheminée, chacun
produisant des notes différentes. Il y avait aussi du vacarme à
l’intérieur, alors que des objets habituellement immobiles se mettaient à
bouger. Les cadres de fenêtre grinçaient et gémissaient. La trappe qui
menait au grenier se soulevait d’un centimètre ou deux dans le plafond
puis retombait avec un bruit sourd qui faisait à chaque fois sursauter
William. La cheminée de sa chambre, condamnée depuis des années, se
mit soudain à gémir comme si un prisonnier pleurait à l’intérieur.
Il était pratiquement impossible de dormir, et William avait déjà du
mal à dormir en temps normal. Derrière sa fenêtre, le vent le suppliait
de le laisser entrer afin de pouvoir parcourir la maison en hurlant. Il
secouait furieusement les châssis et fouettait les vitres d’une pluie
battante.
Tout près de chez William, il y avait un parc. On l’appelait Canal
Park à cause du vieux canal industriel qui le longeait, et là, la tempête
fit ce que font toutes les tempêtes : elle se déchaîna et mit à l’épreuve
tout ce qu’il y avait de vivant.
J’arrive, rugissait-elle. Et maintenant, voyons de quoi vous êtes
faits.
Qui a enfoui ses racines bien profondément et plongé des milliers de
doigts minces dans l’argile ?
Qui tiendra et qui lâchera prise ?
Qui est vieux, sec et fatigué ?
Qui est assez souple pour ployer encore et toujours plus, et qui
cassera à peine courbé ?
Il n’y a que deux façons de survivre à une telle tempête : être d’une
force colossale, ou d’une faiblesse extrême. Au centre du parc où se
dressait un frêne gigantesque, le vent tout-puissant assena une ultime
rafale monumentale et connut l’apogée de son triomphe avant de
poursuivre son chemin, filant vers le nord-est.
Seul un œil unique assista à la chute du grand frêne.
Lorsque le silence tomba enfin, William quitta son lit, s’approcha de
la fenêtre et scruta le matin gris. La lumière était étrange ; le soleil se
levait, éclairant au passage les nuages par en dessous. Aucune ombre ne
se dessinait. On aurait dit un éclairage de théâtre – tout paraissait
parfaitement clair et à la fois irréel.
Il se dépêcha de s’habiller, descendit silencieusement et se glissa
dehors. Il était si tôt qu’il n’aperçut qu’une seule personne dans la rue,
une grande silhouette coiffée d’un chapeau à large bord et qui avançait
vers lui à grandes enjambées. Au moment où William le croisa sur le
trottoir d’en face, l’homme leva son chapeau et lança :
– Je vous souhaite une très bonne journée.
Le seul son à percer le silence était le ronronnement assourdi d’un
moteur de voiture. La tempête avait purifié l’air et entièrement balayé
les rues : feuilles, ordures et branchages avaient tourbillonné pour
s’entasser dans les encoignures et contre les murs. Une nappe fleurie
avait réussi à s’entortiller au sommet d’un poteau télégraphique à la
façon d’un turban mal posé. William songea qu’elle pouvait venir de
n’importe où. Elle avait parfaitement pu franchir la mer d’Irlande
depuis la baie de Galway. Ou voler depuis la Guadeloupe ou la
Jamaïque. Une pauvre dame devait se demander s’il fallait la chercher
sous un hibiscus ou dans la plantation d’ananas. William tenta de se
rappeler à quoi ressemblait un plant d’ananas. Poussaient-ils au ras du
sol comme les choux ? Il n’en était pas très sûr.
Il arriva aux deux piliers de pierre qui encadraient l’entrée de Canal
Park et les dépassa. Les dégâts étaient impressionnants… et ne
s’arrêtaient pas aux arbres. Des poubelles avaient été poussées sur des
centaines de mètres avant de s’immobiliser aux endroits les plus
incongrus, et l’un des lampadaires bordant le chemin de halage était
presque plié en deux. Le canal lui-même était encombré de débris
flottants qui auraient dû flotter ailleurs : des branches, des cageots, et
même un banc du parc qui se balançait sur l’eau, pieds en l’air. Mais
c’était la dernière victime de la tempête que William venait voir, et il
fonça droit vers elle, pile au centre du jardin public.
Le vieux frêne avait été le plus grand arbre du parc. Il gisait à
présent sur l’herbe, sa couronne imposante semblable à une forêt tout
entière, son tronc aussi long que deux wagons de train, et ses énormes
racines pointées vers le ciel tels des doigts monstrueux. Il y avait des
feuilles et des brindilles partout.
Fasciné, William s’approcha et contempla le fond du cratère laissé
par les racines arrachées à la terre. De l’argile grise, des pierres, du
sable et des fragments de racines hérissaient encore les bords. Mais,
tout au fond du trou, il repéra quelque chose d’autre – quelque chose de
plus lisse et plus foncé. William descendit dans la fosse et s’accroupit,
non sans se couvrir de boue. Il entreprit d’écarter les mottes d’argile et
les cailloux.
Une bonne heure plus tard, William reprit en sens inverse le chemin
de halage. Il plongea la main dans la poche de son anorak et la referma
sur l’objet qu’il avait trouvé sous les racines du frêne. Malgré l’argile qui
le recouvrait encore, le garçon estima que c’était assez lourd pour être en
métal, et s’il était sûr de quelque chose, c’était bien que ce frêne avait
des centaines d’années et que ce qui se trouvait sous ses racines ne
pouvait être que plus vieux encore. De toutes les pièces de la collection
de William, celle-ci comptait parmi les plus intéressantes.
Judy

SI LA TEMPÊTE faisait l’effet d’un éléphant sur terre, elle devenait un


tout autre animal sur l’eau. Le vent s’était déchaîné tout autour du
bateau où vivait Judy le poussant à tirer sur ses amarres et à se cabrer
tel un cheval affolé. À l’intérieur du petit poêle, le courant d’air avait
parfois atteint une telle force qu’il menaçait d’aspirer les charbons
ardents jusqu’en haut du tuyau avant de les recracher un instant plus
tard en répandant assez de fumée dans la pièce pour faire tousser la
jeune fille.
Elle était bien jolie, cette péniche. Peinte en vert, avec des fenêtres
et des écoutilles rehaussées de jaune vif. Des pots d’herbes aromatiques
ornaient le pont arrière – romarin, basilic, menthe – et, à la place
d’honneur, il y avait un laurier dans une moitié de tonneau en bois. Il
restait même un peu de place pour une petite chaise de jardin pliante.
C’était très accueillant. Autrefois, le bateau avait abrité toute une
famille, avec des enfants qui jouaient sur le toit, du linge étendu sur un
fil et un marinier à l’avant qui tirait sur une pipe tout en manœuvrant
la péniche à travers les canaux et écluses de l’Angleterre industrielle.
Mais à présent, seuls Judy et son père l’occupaient. Enfin, en temps
normal.
Judy finit de remettre de l’ordre sur le pont puis battit en retraite
par la porte étroite située à l’arrière et regagna leur logement en
empruntant la courte échelle. Il y avait à sa gauche le petit réchaud,
l’évier et les placards intégrés qui constituaient la cuisine, sauf que,
comme il s’agissait d’un bateau, on appelait ça la cambuse. Venait
ensuite le séjour, avec une table correcte et un banc fixé au mur et
couvert de coussins. Une bibliothèque et un placard flanquaient l’autre
côté, avec, entre eux, un bon vieux poêle en fonte au foyer tapissé de
briques réfractaires où l’on pouvait brûler du bois ou du charbon. Les
lits superposés se trouvaient un peu plus loin, et, juste en face, il y avait
la minuscule salle de bains et une porte qui ouvrait sur le pont avant.
Judy alluma la lumière, et fit chauffer de l’eau pour le thé sur la
gazinière en se disant qu’il faudrait penser à mettre la génératrice en
route pour recharger les batteries pendant quelques heures.
Judy se prépara une tasse de thé puis fronça les sourcils. Elle avait
un petit problème à régler mais n’avait pas vraiment envie de s’y mettre.
Elle prit cependant un sablé dans le placard au-dessus de l’évier et
attrapa du papier et un crayon avant de s’asseoir à la table. Elle
réfléchit un instant puis, au bout d’un moment, se mit à écrire :

Chère Mme Knowles,

J’ai le regret de vous annoncer que je serai en voyage


d’affaires jeudi prochain et me trouverai donc dans l’impossibilité
d’assister à la réunion des parents d’élèves. Mais je compte sur
vous pour me tenir informé des progrès de Judy en classe. Elle
me dit d’ailleurs le plus grand bien de vous !
Cordialement,
Reza Azad

Judy examina le résultat et ne put s’empêcher d’éprouver une


certaine satisfaction. Le truc était de ne pas trop réfléchir, de laisser
simplement les mots couler d’entre ses doigts. Et elle était devenue
vraiment douée pour imiter la signature de son père, maintenant – elle
avait quand même passé tout un après-midi à s’entraîner et l’avait bien
copiée un millier de fois ! Mais elle trouvait que le plus réussi était la
dernière phrase. Mme Knowles était comme tout le monde : elle ne
prêterait attention qu’au passage disant que Judy l’aimait bien.
– Judy, tu es géniale, se félicita-t-elle.
La jeune fille se redressa et regarda par la petite fenêtre insérée
dans la paroi d’en face. Son père lui manquait, beaucoup. Il aurait adoré
cette tempête s’il avait été là. Judy se remémora le soir où elle était
rentrée du collège et l’avait trouvé installé près du poêle. Il avait essayé
de faire comme si tout allait bien, mais Judy n’était pas dupe. Elle avait
vu tout de suite que quelque chose clochait. Son père lui avait alors
annoncé qu’il venait de recevoir une lettre de Rachid, son ami le plus
cher.
– Oui ? avait-elle répliqué.
En quoi une lettre pouvait-elle être une si mauvaise chose ?
– Rachid a décidé d’émigrer en Europe, et on dirait qu’il est arrivé en
Suède. La lettre a été postée là-bas.
– La Suède ? Il est en sécurité alors ?
– Je l’espère. Mais quelque chose ne va pas. Il aurait dû m’appeler à
l’heure qu’il est. Rachid n’est pas n’importe quel réfugié, Judy… tu t’en
doutes. Son travail, ce qu’il sait…
Judy éprouvait toujours un moment d’hésitation quand son père
tenait ce genre de propos. Toutes ses histoires de sa vie d’avant
paraissaient peu vraisemblables, mais, et de cela elle ne doutait pas, son
père n’était pas un menteur. Elle l’observa pendant qu’il parlait de
Rachid, qui voyageait probablement sous une fausse identité et était
peut-être suivi. Elle savait où cette conversation allait mener, aussi,
quand son père finit par prononcer les mots fatidiques, elle ne fut pas
vraiment surprise.
– Je dois aller à Stockholm voir certaines personnes. J’ai un ami ou
deux à l’université là-bas. Il faut que je retrouve Rachid…
Papa lui avait adressé un regard interrogateur.
– Je peux te laisser seule quelque temps ? Rachid est mon plus vieil
ami. Je lui dois plus que je ne saurais le dire. S’il s’agissait de qui que ce
soit d’autre…
– Ça va, papa. Je m’en sortirai.
Judy était seule depuis longtemps maintenant. Au début, elle avait
trouvé sympa d’être complètement indépendante pour la première fois
de sa vie – de se coucher quand elle en avait envie, de faire elle-même
ses courses et à manger, ce genre de trucs. Son père était la meilleure
personne du monde, mais il lui arrivait de la traiter encore comme une
enfant. Elle avait donc été heureuse de pouvoir lui montrer qu’il n’avait
pas besoin de s’inquiéter pour elle en permanence. Et puis son absence
ne devait pas durer longtemps et Judy avait pris cela un peu comme des
vacances – une pause dans sa vie de fille obéissante.
Mais ça n’avait plus rien à voir avec des vacances. La situation
durait depuis trop longtemps. Il avait parlé de quelques semaines, et
cela faisait maintenant trois mois et huit jours qu’il était parti. Elle
s’efforçait de ne pas paniquer, de ne pas imaginer tout ce qui avait pu
mal se passer, mais ce n’était pas facile. L’attente, le fait de ne pouvoir
se confier à personne, de ne pouvoir demander de l’aide à personne…
C’était trop pour elle, et Judy ne savait vraiment plus quoi faire.
Stefan

APRÈS AVOIR QUITTÉ L’ANGLETERRE, la tempête s’abattit sur l’étendue


gris-vert de la mer du Nord – vent contre marée, vagues à l’assaut des
vagues – de sorte que l’eau n’avait plus d’autre choix que de partir à la
verticale, pareille à des geysers d’écume emportés en nuages d’embruns
salés. Lorsque la tempête se fut lassée, elle balaya le Cattégat, fondit
sur les côtes scandinaves et se rua en mugissant vers le nord, en quête
d’une vraie forêt à malmener.
Stefan Petterson rentrait de la rivière quand le vent s’intensifia. La
pêche n’avait pas été bonne, et il avait perdu l’un de ses meilleurs
appâts. Stefan sut à l’oreille que les rafales passaient déjà au rang de
vent violent. La tempête rugissait, semblable à un torrent lointain, dans
la haute cime des conifères. Mais ici, en bas, l’air était immobile parmi
les rochers recouverts de lichens jaunes et gris, les pieds de myrtille et
les fougères qui tapissaient le sol de la forêt, ainsi que les minuscules
pousses d’épicéas et de pins qui rassemblaient leurs forces en prévision
du moment où leurs gardiens gigantesques finiraient par tomber et leur
céderaient la place. Tout était tranquille. Un écureuil escalada le tronc
brun-rouge et rectiligne d’un conifère haut de près de trente mètres,
s’immobilisa pour regarder autour de lui et disparut d’un bond. Mais
lorsque Stefan déboucha sur la route et ses abords découverts, il sentit
soudain la bourrasque et vit les bouleaux secouer vigoureusement la tête
pour se débarrasser de leurs dernières feuilles d’automne. Le soir
tombait, et les gros nuages dans le ciel prenaient une teinte violacée.
Pas de neige ce soir, songea Stefan. Mais c’est pour bientôt. La
campagne tout entière attendait. Une bonne semaine plus tôt, très haut
dans le ciel, deux grues avaient tracé de grands cercles au-dessus de la
ferme en poussant des cris. Elles avaient été rejointes par d’autres. Puis
toutes s’étaient rangées en V avant de s’éloigner en criaillant.
Le temps que Stefan rentre chez lui, dépose son matériel dans la
remise, file dans la cuisine pour chiper un roulé à la cannelle puis
ressorte remplir le panier à bûches et casser du petit bois, le vent
soufflait en tempête. Derrière la maison, chaque pin du bosquet ployait
sur toute sa longueur, comme bandé par un ancestral héros mythique
décidé à en faire un arc pour une chasse sauvage en plein ciel. La bâche
qui recouvrait le tas de bois de l’année prochaine avait disparu. Il la
retrouva sous un lilas et passa un moment des plus intéressants à tenter
de la remettre en place sur le bois puis à l’attacher alors qu’elle claquait,
se débattait et faisait la vilaine. Stefan finit par avoir froid. Le vent était
chargé d’un air glacé annonciateur de l’hiver imminent. Enfin, le garçon
put rentrer le panier à bûches, retirer ses bottes sous le porche et se
réfugier dans la cuisine. Sa grand-mère s’activait devant le fourneau.
– Certains vont perdre leurs revenus cette nuit, Stefan. Ils vont
passer l’hiver à jouer au mikado, et le bois abattu par la tempête va
toucher des prix de misère quand on pourra enfin le déblayer.
– Hmmm, convint Stefan.
Il venait de chiper un autre roulé à la cannelle tout juste sorti du
four et en avait plein la bouche.
CHAPITRE 1

LE LENDEMAIN MATIN, William prit le chemin de halage pour se


rendre au collège. Une centaine d’années plus tôt, le canal était un peu
comme une route nationale, et tout ce qu’on produisait dans les
fabriques et usines de la ville était charrié jusqu’à la côte dans des
barges tirées par des chevaux. Mais à présent, les grandes barges
avaient disparu, de même que les chevaux. On avait d’abord vu surgir
de meilleures routes, puis les camions. Ensuite, les fabriques et les
usines avaient fermé les unes après les autres. Personne ne produisait
plus rien en ville, et le canal n’avait pas tardé à se remplir d’ordures et
de rats crevés, dégageant une odeur abominable. Mais les choses
s’étaient ensuite améliorées. La municipalité avait procédé à un grand
nettoyage et créé Canal Park, qui, quoique étroit et tout en longueur, se
révélait un endroit agréable pour se promener et nourrir les canards.
Des péniches étaient désormais amarrées le long du chemin de halage,
la plupart pimpantes et peintes de couleurs vives.
William ne put résister à l’envie de ressortir sa trouvaille de sa
poche afin de l’examiner une fois encore. Il s’immobilisa au milieu du
chemin et étudia la forme bizarre avec tant d’attention qu’il ne vit pas
approcher les deux garçons avant qu’il soit trop tard.
– Eh, c’est Willy le Zarbi ! Qu’est-ce que t’as dans les mains ?
demanda l’un des garçons.
C’était le plus grand et le plus costaud des deux, et il se prénommait
Tyler. William n’aimait pas beaucoup qu’on l’appelle le Zarbi mais ils
étaient nombreux à le surnommer ainsi dans la classe au-dessus de la
sienne, aussi ne fut-il pas particulièrement étonné.
– Rien du tout, répondit William en remettant l’objet dans sa poche.
– Rien ? Je n’ai pas l’impression que c’était rien, moi. Ça serait pas
un jouet ? intervint l’autre garçon, Josh, qui, plus petit et plus mince que
Tyler, se révélait, ce qui n’était pas très difficile, deux fois plus malin.
– Un jouet ? Bien sûr que non.
Josh chuchota quelque chose en désignant la poche de William à son
acolyte, lequel attendit que la lumière se fasse dans son cerveau avant
d’émettre un hennissement strident.
– Ho ho ha ha ! Oui-Willy au pays des jouets. Trop drôle, Josh, ha ha
ha.
Ils étaient tous les deux pliés de rire. William ne bougeait pas, se
contentant de presser la poche de sa veste. Quand ils se furent calmés,
Tyler lui lança :
– On va regarder alors, parce que si c’est pas un jouet, qu’est-ce que
c’est ?
– J’ai dit que c’était rien, protesta William qui essaya de passer.
Ce fut une erreur.
– Non, tu restes là. On veut juste jeter un coup d’œil. Je parie que
c’est un truc que t’as fauché. Peut-être bien qu’en fait, t’es pas Willy le
Zarbi mais Willy le Pourri, dit Josh.
Tyler trouva cela tout aussi désopilant. Josh saisit alors le bras de
William et tenta de lui faire lâcher prise. Mais William se cramponna de
toutes ses forces à sa poche alors même que Josh le secouait comme un
prunier. Puis il perdit l’équilibre et tomba. Il serrait son trésor comme
un étau et ne put donc amortir sa chute avec sa main. Le choc fut si
brutal qu’il en eut la respiration coupée.
Après cela, tout devint confus.
Josh se tenait penché au-dessus de lui et continuait de tirer sur son
bras quand William entendit un cri. Il leva vivement les yeux et
distingua un caillou qui rebondissait contre le front de son agresseur.
Puis, comme au ralenti, il vit la peau se fendre et l’expression de Josh
passer d’un sourire stupide à la stupeur. Le garçon le lâcha pour plaquer
sa main sur l’endroit où le caillou l’avait heurté. Du sang rouge suinta
bientôt entre ses doigts et coula sur le dos de sa main.
– Aargh ! s’écria Josh en se laissant tomber assis sur le chemin.
William s’était déjà roulé en boule et gardait les paupières
résolument fermées. Mais il entendit tout de même la voix de Tyler.
– Josh, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
Le garçon se contenta de gémir, puis William perçut un bruit de pas
avant qu’au-dessus de lui, une voix différente lui demande :
– Ça va ?
– Je crois, répondit-il, ouvrant les yeux juste à temps pour voir le bas
d’un jean et des baskets l’enjamber afin de faire barrage entre lui et les
deux garçons.
– On peut dire que vous avez de la veine, reprit la voix.
– C’était toi, pas vrai ? Tu vas le payer, lança Tyler, agenouillé près
d’un Josh amoché.
Il se releva et, poings serrés, l’air furieux, marcha vers l’intrus.
William se redressa soudain et regarda la scène avec attention.
C’était bien trop intéressant pour ne pas le faire. Il découvrit que son
sauveur était en fait une fille aux longs cheveux bruns et au visage très
décidé. Il la regarda partir vers le bord du chemin de halage. Elle ne
semblait pas se préoccuper le moins du monde de Tyler et lui tourna
carrément le dos pour s’éloigner, lui lançant par-dessus son épaule :
– Va donc pleurnicher dans les jupes de ta mère, pauvre tache.
Cela acheva de mettre Tyler hors de lui. Il lança un cri en direction
de la fille et chargea tel un rhinocéros. William fut tenté de refermer les
yeux, mais se ravisa et ne le regretta pas car à la seconde où Tyler
déboulait sur elle à pleine vitesse, la fille pivota, tendit le pied et poussa
dans un même mouvement. L’action fut un concentré de précision et de
rapidité, et Tyler parut se propulser, pratiquement sans aide, par-
dessus le bord du chemin pour se retrouver dans le canal. Son corps
grand et lourd souleva une grosse gerbe d’éclaboussures. William se
tourna vers Josh. Celui-ci geignait et pleurnichait toujours, les mains
plaquées sur le front, et il était évident qu’il en rajoutait des tonnes. Le
sang avait déjà séché sur ses doigts, mais il voulait faire croire que la
blessure était bien plus grave qu’en réalité. William avait déjà vu des
gens se comporter de la sorte, mais il s’agissait en général de petits
enfants. Tyler demeurait invisible derrière la berge, mais William
l’entendait crier et se débattre dans l’eau.
La fille était revenue et se tenait près de lui. Il leva les yeux vers
elle.
– Est-ce qu’il va se noyer ? demanda-t-il.
– Impossible. Il n’a de l’eau que jusqu’à la taille. Mais le fond est
boueux, et l’escalier le plus proche est à une centaine de mètres. Il va
mettre un moment à sortir. Tu peux te lever ? demanda-t-elle après une
pause. On devrait filer avant que l’autre andouille décide qu’il n’est pas
vraiment en train de mourir.
William se redressa et la regarda plus attentivement. Elle portait un
pull en laine gris trop grand pour elle d’au moins dix tailles qui lui
arrivait presque aux genoux, et elle respirait fort. Il devinait à ses yeux,
d’un joli brun foncé, et à la façon dont le bord de ses lèvres se décolorait
légèrement, qu’elle n’était pas seulement en colère, mais aussi inquiète,
presque effrayée. Il ne comprenait pas pourquoi quelqu’un comme elle
devrait avoir peur. Elle n’avait eu aucun mal à mettre une raclée à Tyler
et à Josh.
– Tu peux marcher ? insista-t-elle.
William se mit debout. Il avait un peu mal à l’épaule et au genou
gauche, mais sinon, ça avait l’air d’aller.
La fille tendit la main pour brosser sa manche. William tressaillit,
mais la laissa faire. Puis elle demanda :
– Pourquoi ils s’en sont pris à toi ?
Cela lui revint soudain. Il porta la main à sa poche et sentit l’objet
dur à l’intérieur.
– Ils voulaient… quelque chose.
Le mouvement n’avait pas échappé aux yeux vifs de la fille. Elle
haussa les épaules.
– Ils auraient pris n’importe quel prétexte, assura-t-elle.
Et comme elle n’avait pas l’air d’attendre la moindre explication, il
lui raconta tout :
– J’ai trouvé un truc intéressant sous l’arbre déraciné. Je ne sais pas
ce que c’est. Mais ce n’est pas n’importe quoi, j’en suis sûr, dit-il avant
de prendre une profonde inspiration. Je peux te montrer si tu veux.
La fille le regarda avec gravité, comme si elle savait ce qu’il lui avait
coûté de proposer une chose pareille.
– Merci, mais je ne montrerais ça à personne, si j’étais toi, finit-elle
par répondre. Ça le rendrait banal.
Ils se mirent en route le long du chemin de halage. Tyler continuait
de tout éclabousser en hurlant tandis que Josh tentait de le hisser par-
dessus la berge. Le garçon et la fille avancèrent un moment en silence.
– Je m’appelle William Parkinson.
– Et moi Judy.
Elle marchait vite, d’un pas presque irrité, et William devait
pratiquement trottiner pour rester à sa hauteur.
– Je me suis mise en colère, et je n’aurais pas dû, dit-elle à mi-voix.
– Mais si tu ne t’étais pas énervée, je n’aurais plus mon trésor.
Elle s’immobilisa brusquement et se tourna vers lui.
– Tu n’es pas du genre à regarder très loin devant toi, pas vrai ?
– Bien sûr que si, sinon je me cognerais tout le temps.
Elle se mit à rire, et William se sentit aussitôt beaucoup mieux.
– C’est exactement ce que je veux dire. Tu ne vois même pas de quoi
je parle.
– Eh bien, de quoi tu parles, alors ?
– Quand les gens se mettent en colère, ça a des conséquences.
Relation de cause à effet. Karma. Ce genre de trucs. Et je n’ai
franchement pas besoin de ça en ce moment.
Judy s’arrêta au milieu du chemin, perdue dans ses pensées. C’est
comme si elle n’était pas vraiment là, songea William. Puis le regard de
la jeune fille redevint clair et attentif.
– Écoute, William, tu peux aller tout seul au collège d’ici ? Les deux
débiles sont partis de l’autre côté.
William se rendit donc seul au collège. La matinée s’était déjà
révélée tout à fait intéressante.
En maths, William était assis tout au fond, avec plein de tables et
d’élèves devant lui. M. Gordon, l’accompagnant, se tenait près de lui.
M. Gordon était très gentil, et ça ne dérangeait pas William d’être aidé.
Mais ce jour-là, William avait remarqué que M. Gordon semblait
fatigué. On était lundi, et M. Gordon était souvent fatigué le lundi. Une
fois, il avait même piqué du nez, parfaite description de ce qui s’était
passé vu que sa tête avait soudain plongé en avant puis rebondi, comme
montée sur ressort. Il s’était tourné vers William.
– Désolé. J’ai fait la foire toute la nuit.
William s’était étonné que la foire reste ouverte aussi tard, et
M. Gordon avait dit :
– Enfin, non, ce n’est pas exactement ça, mais tu n’es pas loin.
Et ils étaient retournés au livre de maths, avec M. Gordon qui
montrait des choses, et William qui regardait.
Ce matin, M. Gordon parvenait à rester éveillé, et, comme
d’habitude, il se passait des tas de choses dans la classe. Les deux filles
juste devant lui gloussaient, et un garçon n’arrêtait pas de poser des
questions stupides à Mme Dench, qui s’efforçait de garder son calme.
Mais William n’avait pas de temps à consacrer à l’école, et surtout pas
aux maths. Il avait toujours des choses plus importantes à faire, comme
écrire dans son carnet, et maintenant qu’il avait nettoyé l’objet qu’il
avait trouvé sous l’arbre, il avait très envie de l’examiner plus
attentivement et de découvrir ce que c’était. Puis la porte de la classe
s’ouvrit, et Mlle Jameson, la dame de l’accueil, passa la tête dans la
salle.
– Excusez-moi, dit-elle, mais M. Greaves voudrait voir William
Parkinson.
Ça ne dérangeait pas William. Il aimait bien M. Greaves, le
directeur. Il savait presque tout, et il avait parlé à William des verreries
romaines. Il avait même ajouté qu’il y avait certainement eu des
Romains dans la région dans des temps très anciens, et qu’il lui
trouverait un livre sur le sujet à emprunter. Une autre fois, alors que
William examinait un extincteur, celui-ci s’était déclenché, aspergeant
tout le couloir de poudre blanche. M. Greaves avait rassemblé tout le
monde dans le hall et demandé qui était responsable.
– C’est moi, avait répondu William.
– J’espère que vous avez tous entendu, avait alors dit M. Greaves.
C’est ce qu’on appelle une réponse simple à une question simple, et pas
mal d’entre vous devraient suivre le même chemin que William
Parkinson.
Cette dernière phrase avait inquiété William, qui n’avait pas du tout
envie d’être suivi jusque chez lui, mais personne ne l’avait fait.
M. Greaves et William avaient nettoyé ensemble les dégâts dans le
couloir, et ils avaient beaucoup parlé. Le directeur lui avait expliqué que
suivre le même chemin que quelqu’un était une métaphore qui signifiait
imiter cette personne.
William reprit ce même couloir pour gagner le bureau de
M. Greaves. Il s’y trouvait déjà pas mal de monde, assis sur des chaises
disposées en demi-cercle. Josh et Tyler étaient là. Judy aussi. Josh avait
un énorme pansement sur le front. À côté de Tyler, il y avait une dame
aux cheveux très blonds empilés sur la tête, au rouge à lèvres très rouge,
et qui portait des chaussures avec des talons extrêmement hauts et
pointus. À côté de Josh se trouvait une autre dame, mais en
survêtement. Elle portait des chaussures qui, selon William, devaient
lui faire très mal aux pieds. Elles étaient tellement petites alors que la
dame était tellement grosse.
– Entre William, l’invita M. Greaves. Ces dames sont les mères de
Josh et de Tyler. J’ai parlé à ta mère, mais elle m’a fait savoir qu’elle ne
se sentait pas très bien et ne pourrait être présente.
William prit place près de M. Greaves. Judy était assise en face de
lui, mais il ne lui adressa pas la parole car il sentit tout de suite qu’elle
était complètement renfermée sur elle-même et ne voulait parler à
personne. Ses yeux sombres étaient dirigés droit sur lui, mais elle ne le
regardait pas du tout. M. Greaves se tourna vers elle et dit :
– Et bien sûr, il faudrait que ton père soit présent, Judy. On peut en
rester là jusqu’à ce qu’il puisse se libérer.
– Non, répliqua Judy. C’est bon, ça ne me gêne pas.
– D’accord, tu es assez grande pour décider toute seule. Mais il
faudra peut-être qu’on lui parle plus tard.
– Oui, je sais.
M. Greaves marqua une petite pause puis s’éclaircit la gorge.
– Bien, reprit-il. Nous nous trouvons donc devant une situation qu’il
convient d’éclaircir.
William leva les yeux vers M. Greaves. Le directeur avait un long
nez avec comme une bosse sur la partie supérieure, presque une petite
étagère, parfaite pour maintenir ses lunettes en place et les empêcher de
glisser jusqu’au bout avant de tomber dans le vide. Quelques maigres
cheveux bruns couvraient le sommet de son crâne, et il avait le front
strié de rides. Un jour, en début d’année, William avait demandé à
M. Greaves pourquoi il en avait autant, et le directeur lui avait
répondu : « La question serait plutôt de savoir pourquoi il n’y en a pas
plus, William. »
– William, poursuivit M. Greaves, peux-tu nous raconter ce qui s’est
passé à Canal Park ce matin ?
William resta silencieux. Il pensait à l’arbre déraciné et au grand
trou que sa chute avait laissé dans le sol, et maintenant… maintenant,
il allait devoir tout dire à Josh, à Tyler et à leurs mères. Il essaya
d’ouvrir la bouche, mais sa mâchoire refusa de bouger.
– Tu venais au collège en passant par le chemin de halage, c’est ça ?
insista gentiment M. Greaves. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
– Oh, à ce moment-là, répliqua William. Eh bien…
Et il se mit à parler. Il arrivait tout juste au moment où il était
tombé quand Josh l’interrompit.
– Il ment, il a tout inventé. C’est un débile, tout le monde le sait.
La mère de Josh entoura les épaules de son fils d’un bras potelé.
– Là, là, mon chou, dit-elle. On sait que tu es dans tous tes états avec
cette blessure et toute cette histoire.
M. Greaves prit la parole. Il ne parlait jamais fort, et là, sa voix était
très calme et claire. Tout le monde au collège appelait ça « sa voix
flippante ». William le regarda et vit qu’il avait retiré ses lunettes.
– Josh, si tu traites à nouveau William de débile, tu auras droit à
une semaine d’exclusion et je ferai un rapport qui remontera à la
direction académique.
La mère de Josh se figea. Elle voulut parler, mais M. Greaves la fit
taire d’un geste de la main.
– Nous vous entendrons plus tard, madame Bilker. Continue, s’il te
plaît, William.
William s’exécuta. Il leur raconta tout. Et quand il eut terminé,
M. Greaves donna à Josh et à Tyler le temps de s’exprimer.
– On n’a rien fait, protesta Tyler. On s’amusait juste. On rigolait un
peu. Et puis elle a débarqué et a jeté une pierre à la tête de Josh. Ça
aurait pu le tuer ou lui crever un œil.
Tyler montra Judy du doigt. Elle ne lui accorda pas même un regard.
– Mais William était au sol, souligna M. Greaves. Comment peut-on
appeler ça plaisanter ?
La mère de Tyler pinça les lèvres, resserra encore davantage ses
jambes l’une contre l’autre et prit une grande inspiration qui tendit son
pull de cachemire rose.
– Il est tombé, c’est tout, dit Josh.
– Vous êtes certainement conscient que ce garçon… fantasme peut-
être un peu, fit la mère de Tyler d’une voix criarde. Enfin, il est de toute
évidence légèrement… imaginatif, si vous voyez ce que je veux dire.
– Je vois effectivement ce que vous voulez dire, répliqua M. Greaves
sur un ton encore plus calme que précédemment. Et je puis vous assurer
qu’il en va de même pour William, qui n’est ni sourd ni stupide. Et qui
ne ment jamais, ajouta-t-il.
William vit le pull de Mme Louch se dégonfler, et entendit l’air jaillir
d’entre ses lèvres pincées. Ensuite, William cessa d’écouter. Il y avait
sur le mur du bureau de M. Greaves une image qui ne s’y trouvait pas la
dernière fois. Elle représentait des montagnes, avec des moutons et un
berger au premier plan, et un fragment de lac. William pensa que ça
ressemblait à une image sortie d’une histoire, et il essaya d’imaginer
quel genre d’histoire ça pouvait être.
Puis il entendit M. Greaves dire :
– Tu peux y aller maintenant, William. Merci.
Et il vit que tout le monde se levait pour partir.
– Je vous ferai à tous part de ma décision avant la fin de la semaine,
poursuivit M. Greaves. Judy, attends un peu, s’il te plaît.

Quand tout le monde fut sorti, M. Greaves se leva et alla se poster
devant la fenêtre pour regarder dehors. Il reprit la parole sans se
retourner.
– C’est assez grave, tu sais. Jeter des pierres relève d’un
comportement agressif. J’ai bien vu que Josh n’avait qu’une égratignure,
et je le connais assez bien, mais il n’avait pas complètement tort. Tu
aurais pu lui faire perdre un œil.
Judy était toujours assise, penchée en avant, les mains coincées sous
ses cuisses, les yeux rivés au sol. Elle marmonna quelque chose.
– Je ne t’ai pas entendue, dit M. Greaves avant de se détourner de la
fenêtre pour regagner son bureau.
– C’est peu probable, répéta Judy un peu plus fort, sans quitter le sol
des yeux. Vitesse, masse, trajectoire. Sa tête était tournée, et un œil
était complètement hors d’atteinte… l’autre offrait une zone d’impact
potentielle réduite d’au moins cinquante pour cent. Et je suis bonne
tireuse. Je dirais que j’avais un risque de moins de zéro virgule zéro
trois d’abîmer son œil de façon permanente… moins de trois pour cent,
eut-elle la bonté de préciser.
M. Greaves poussa un soupir. Jock Henderson, son professeur de
maths, l’avait prévenu. Pas plus tard que la semaine précédente, au-
dessus d’une tasse de thé dans la salle des professeurs, il lui avait dit :
« Elle a besoin d’être davantage stimulée, tu sais. Elle s’ennuie à
mourir. »
– J’ai bien peur que les gens ne soient pas prêts à calculer des
probabilités dans ce genre de situation. Ils se contentent d’un Elle a jeté
une pierre oui ou non ?
– Alors, oui, je l’ai fait, admit Judy sur un ton plus calme.
– Effectivement. Écoute, Judy, il faudrait vraiment que je parle à ton
père – y a-t-il moyen de le contacter ?
– Il est en voyage d’étude. Et il n’y a pas de réception là où il est.
– D’accord. Je ne peux rien décider tant qu’il n’aura pas été informé.
Tu seras gentille de me prévenir dès qu’il sera rentré.
Après le départ de Judy, M. Greaves s’assit à son bureau.
– Et une ride de plus, murmura-t-il avant de décrocher le téléphone.
CHAPITRE 2

LES SEMAINES S’ÉCOULÈRENT, puis ce fut Halloween. Dans le soir


d’automne qui tombait de bonne heure, une demi-lune se détachait
vivement contre le ciel sombre et projetait sa lueur sur les toits de la
ville. Les flammes de millions de bougies vacillaient sur des millions de
tombes à travers toute l’Europe pour demander aux morts de laisser les
vivants en paix. William ne sortait pas pour Halloween. Il n’avait nulle
part où aller en particulier, et il savait qu’il y aurait encore plus de
monde que d’habitude dans la rue où il habitait. Les soirs de Noël, du
Nouvel An et de matchs de foot à domicile étaient les pires, mais
Halloween était assez terrible aussi. William vivait avec sa mère rue
Sydenham. Ce n’était pas une rue très jolie, et, la nuit, sous la lumière
orangée des lampadaires, elle était même un peu effrayante. Le week-
end, après la fermeture des pubs, il y avait toujours des cris, et parfois
des bagarres. Il s’était habitué aux sirènes des voitures de police et aux
bruits de verre brisé. Le vendredi et le samedi soir, la pulsation de la
musique techno en provenance du club, juste en face, durait jusqu’à
deux ou trois heures du matin. Il s’y était habitué aussi.
William et sa mère occupaient le dernier étage d’une maison conçue
pour une seule famille mais qui en abritait maintenant deux. Passé la
porte d’entrée, il fallait monter directement l’escalier jusqu’à une porte
en contreplaqué peinte en blanc, rajoutée pour fermer le palier de
l’étage.
L’appartement était tout petit : la cuisine, au fond, était minuscule,
comme la salle de bains et la chambre de William, où s’entassaient son
lit, un placard, une petite table et une chaise. C’était une pièce étroite et
très haute de plafond, mais il avait une fenêtre qui donnait sur la cour,
et il préférait cela à la vue sur la rue.
William entendit sa mère s’activer dans la salle de bains, puis elle
l’appela :
– William, tu es là ?
Il sortit de sa chambre et la trouva devant la porte ouverte. Elle
s’était habillée et maquillée.
– Je sors un moment. Jerry m’emmène à une fête pour Halloween à
Brinkside, juste histoire de prendre un verre et de danser un peu.
– D’accord.
– Tu ne retrouves pas des amis, ou quelque chose de ce genre ?
– Non, j’ai pas envie.
– Tu fais comme tu veux. Tu peux regarder la télé dans ma chambre,
si ça te dit. Je ne serai pas longue.
– D’accord.
William n’allait pas souvent dans la chambre de sa mère, même si
c’était la seule pièce pas trop petite de l’appartement. Il pensait qu’il s’y
plairait mieux si sa mère ne fumait pas autant dedans. Et quand, après
le pub, elle ramenait un ami et quelques bouteilles, il arrivait même
qu’ils fument tous les deux, et cela le faisait tousser.
La sonnette de la porte retentit.
– C’est Jerry. Salut.
Et elle disparut. Il entendit une voix d’homme dire quelque chose,
puis la voix de sa mère répondre :
– Sois pas bête, il est très bien tout seul.
William retourna dans sa chambre et sortit une boîte en carton de
sous la table. C’est là qu’il gardait sa collection de choses intéressantes.
Il prit l’objet qu’il avait trouvé à Canal Park et s’assit sur son lit pour
mieux l’examiner, comme il l’avait déjà fait cent fois depuis qu’il l’avait
trouvé, en se demandant ce que ça pouvait être. Il était retourné au parc
quelques jours après sa découverte, et le grand arbre avait déjà été
débité en énormes bûches par les services d’entretien. Du coup, il voyait
clairement les cernes du bois, et il avait essayé de les compter. Mais ce
n’était pas aussi simple qu’on pouvait le croire car il était parfois difficile
de déterminer où se terminait l’un et où commençait le suivant. Il en
avait dénombré plus de cent vingt avant d’abandonner. Donc, la chose
qu’il tenait dans sa main – cette chose qui évoquait un peu une cuiller
rouillée, ou une fourchette, ou une sorte d’outil, avait au moins cent
vingt ans, et peut-être même bien plus. Ça datait peut-être de l’époque
romaine, songea William. Il faudrait qu’il demande à M. Greaves si les
Romains avaient des cuillers et des fourchettes. En tout cas, c’était long
et mince, aplati et arrondi à une extrémité, et replié à l’autre bout, la
partie repliée se divisant en deux. Ça pouvait être une cuiller si la partie
arrondie avait été aplatie par une grosse pierre, ou une fourchette si
l’autre bout avait été tordu. Mais il pouvait aussi s’agir d’une sorte de
grattoir. En fait, ça pouvait être à peu près n’importe quoi.
La seule personne avec qui il avait vraiment envie d’en parler était
Judy. Elle était intelligente, et elle était gentille aussi, même si elle
faisait semblant de ne pas l’être. Il avait bien tenté de l’attendre
plusieurs fois après les cours, mais elle semblait toujours pressée de filer
dans l’autre sens.
William prit soudain conscience qu’il était très fatigué, il s’allongea
sur le couvre-lit et s’endormit.

À l’autre bout de la ville, les citrouilles de Halloween allumées
souriaient stupidement sur les bords de fenêtre alors que Judy rentrait
du supermarché avec son sac de commissions. Elle avait déjà croisé deux
bandes de gamins déguisés en fantômes, sorcières et vampires, qui
faisaient du porte-à-porte en hurlant « Des bonbons ou un sort ! » avant
de s’emparer avec avidité de poignées de sucreries dès que les gens
ouvraient.
Elle trouvait tout ce cirque assez ridicule et ne se sentait pas
vraiment d’humeur à participer. Une fille de sa classe donnait une fête
pour Halloween, mais elle n’irait pas. En fait, elle n’avait pas été invitée,
mais c’était parce qu’on ne prenait plus jamais la peine de le faire. Il ne
fallait y voir aucune méchanceté de leur part : ses camarades de classe
avaient tout simplement renoncé à tenter de se rapprocher d’elle. Et ce
n’était pas de la méchanceté de sa part non plus. Simplement, elle ne
pouvait pas prendre le risque de se faire des amis en ce moment. Des
amis, cela impliquait des sorties chez les uns et les autres, des
invitations à dormir et des parents qui se contactent pour organiser les
choses. Il n’était pas surprenant qu’elle ait de si bonnes notes à l’école :
elle n’avait rien d’autre à faire que de rentrer chez elle, se concentrer sur
ses devoirs, lire un peu et se coucher – et espérer que le lendemain,
peut-être, elle découvrirait que l’attente était enfin terminée. Judy se
mordilla les lèvres. Les histoires qu’elle avait inventées au sujet de son
père, les mots qu’elle avait fabriqués et tout le reste ne feraient pas
illusion encore très longtemps. M. Greaves l’avait scrutée plusieurs fois
avec beaucoup d’attention après cette histoire stupide avec William. Tôt
ou tard, on comprendrait qu’elle vivait seule et qu’elle n’avait pas l’âge,
et elle savait très bien ce qui suivrait. Elle pressa le pas.
Cinquante mètres plus loin, une ruelle débouchait à droite, et trois
silhouettes en émergèrent. Elles s’immobilisèrent sous un lampadaire
au coin de la rue : une grosse, une maigre et une beaucoup plus grande.
Il ne fallut pas plus de cinq secondes à Judy pour deviner de qui il
s’agissait. Tyler, Josh, et sans doute le fameux grand frère.
– Oh non, pas encore, dit-elle à voix haute.
Elle fut très tentée de leur donner un coup de pied là où ça fait très
mal, mais il n’était pas question cette fois de la jouer à la dure. Elle
devait absolument éviter les ennuis. Judy s’arrêta donc et fit demi-tour,
repartant d’un pas régulier afin de ne pas attirer l’attention. Cela ne
suffit pas. Elle entendit comme un cri de guerre puis un grand :
– Eh, c’est elle, c’est Judy, allez, on l’attrape !
Judy laissa tomber ses courses et se mit à courir. Elle n’était pas
trop inquiète. Tyler ne tiendrait pas cent mètres, et Josh n’avait rien
d’un champion olympique non plus. Grand Frère ne s’embêterait pas à
la poursuivre tout seul. De plus, elle était rapide à la course. Il ne
devrait pas être trop difficile de les semer. Elle traversa la chaussée à
toute vitesse et s’engouffra dans une ruelle bordée d’un côté de petites
maisons mitoyennes et de l’autre d’un haut mur de briques. C’était une
impasse. Judy soupira et se retourna. Il semblait bien qu’elle allait
devoir distribuer quelques bons coups de pied, en fin de compte. Elle les
entendit arriver et serra les poings.
– Par là, elle est allée par là !
Judy reconnut sans peine la voix criarde de Tyler. Elle attendit en
embrassant du regard la rangée de maisons faiblement éclairées par un
unique lampadaire et remarqua alors que la porte de la maison la plus
proche était entrouverte. À l’instant où les deux garçons tournaient en
soufflant le coin de la rue, Judy gagna la porte en deux enjambées
rapides, la poussa et se glissa dans l’entrée obscure.
Elle découvrit un escalier, et un couloir qui menait visiblement à la
cuisine, à l’arrière de la maison. Une porte de service serait idéale. Judy
remonta vivement le couloir en préparant quoi dire si elle tombait sur
quelqu’un. La cuisine éclairée par la lune se révéla déserte. Une porte
vitrée donnait sur un petit jardin. Elle était fermée à clé. La jeune fille
rebroussa chemin. Elle entendit ses poursuivants discuter juste derrière
la porte d’entrée. Ils ne semblaient pas d’accord.
– Elle est entrée là, j’en suis sûr.
– C’est là qu’elle habite alors ?
– Non, elle vit sur un genre de bateau. Elle est juste rentrée en douce
chez quelqu’un.
Le grand frère de Josh commençait à se lasser.
– Je me tire. Je ne vais pas passer la nuit à courir après des meufs…
Enfin, pas comme ça, ajouta-t-il avec un gloussement.
– Mais, Glen…
– Quoi ? T’as peur d’elle ? Elle est trop forte pour toi ?
Là-dessus, il s’éloigna tranquillement.
Tyler s’agitait d’un pied sur l’autre.
– Josh, on peut quand même pas aller la chercher à l’intérieur.
Qu’est-ce qui se passera s’il y a quelqu’un ? On va se faire arrêter.
Judy ne pouvait plus qu’attendre en espérant que Tyler et Josh
renonceraient et s’en iraient. Elle se retourna vers les profondeurs de la
maison et repéra une porte dans l’entrée. La jeune fille tourna la
poignée et jeta un coup d’œil de l’autre côté. L’endroit était faiblement
éclairé. La lumière provenait d’une grosse bougie qui brûlait sur un
grand chandelier, dans un coin de la pièce, et Judy distingua un vieux
canapé de cuir et une cheminée en marbre à l’ancienne. Le foyer était
occupé par un poêle à gaz qui sifflait doucement et projetait une lueur
rougeoyante sur le tapis et le bas d’un grand fauteuil qui avait été tiré
tout près. La flamme de la grosse bougie vacilla, et les ombres dansèrent
au plafond et sur les murs. Judy les suivit du regard tout autour du
salon, et découvrit une sorte de long coffre allongé posé sur une table
basse, sous la fenêtre. Alors que ses yeux s’accoutumaient à la
pénombre, elle identifia, non sans surprise, ce qu’elle avait sous les
yeux.
Devant la maison, Josh et Tyler en avaient assez d’attendre.
– Elle ne va pas sortir, Josh, dit Tyler. Je parie qu’elle s’est tirée par
la porte de derrière. On se barre, j’ai froid.
– On n’a qu’à jeter un coup d’œil par la fenêtre, histoire de voir si elle
est là.
Ils s’approchèrent furtivement et se penchèrent par-dessus le rebord
de la fenêtre.
– J-J-Josh ! chuchota Tyler sur un ton aigu. C’est un cercueil ! Et il y
a un corps dedans !
Il y avait effectivement un cadavre dans le coffre. Les mains, vieilles
et noueuses, étaient croisées sur la poitrine. Les deux garçons
examinèrent le visage blême aux joues creuses, encadré de longs
cheveux gris soigneusement peignés qui recouvraient les épaules. Les
yeux étaient fermés. Soudain, l’œil gauche s’ouvrit sans prévenir et fixa
directement Josh. L’iris bleu clair entourait une pupille noire. Josh se
figea d’horreur, puis ouvrit la bouche pour hurler, mais aucun son n’en
sortit.
Judy ne s’effrayait pas facilement. Elle n’aurait pas pu vivre seule
tout ce temps si elle avait été du genre trouillarde. Cependant,
lorsqu’une voix s’éleva du cercueil ouvert, son cœur manqua un
battement ou deux.
– Bon, de toute évidence, je peux faire une croix sur mon moment de
repos. Mais au moins ces sales gosses ont déguerpi.
C’était une voix douce et suave, aussi profonde que la note basse
d’un orgue. On s’attendrait à ce qu’une panthère ou un ours s’expriment
avec ce genre de voix, si jamais ils pouvaient parler. En tout cas, cette
voix eut sur Judy un effet très apaisant, et elle regarda en silence
l’étrange personnage se redresser puis sortir de son cercueil.
– Essayons de nous voir un peu mieux que ça.
La forme se dirigea vers la cheminée et alluma les deux appliques
accrochées de chaque côté. La pièce s’illumina, révélant un salon simple
et confortable, et Judy découvrit une haute silhouette vêtue d’un
peignoir rouge sombre ouvert sur une chemise de nuit lui descendant
jusqu’aux chevilles et de chaussons écossais, avec des cheveux gris qui
lui tombaient sur les épaules et des mains aux longs doigts et aux
jointures saillantes. Mais ce qui attira particulièrement l’attention de la
jeune fille fut le sommet de son crâne, complètement chauve et qui
luisait dans la lumière, les cheveux gris formant comme un rideau tout
autour. Judy avait cru tout d’abord avoir affaire à une dame assez
grande et plutôt large d’épaules – une lanceuse de poids, par exemple.
Mais qui connaît des vieilles dames avec une tonsure digne d’un moine
au sommet du crâne ? Le visage qui se tournait à présent vers elle avec
un grand sourire qui le plissait en un millier de rides n’avait plus qu’un
œil. Une vilaine cicatrice occupait la place de l’autre.
L’étrange personnage et la jeune intruse s’examinèrent
mutuellement. L’œil unique, bleu et perçant, scruta Judy en haussant
un sourcil broussailleux. Cela la mit un peu mal à l’aise, mais sans
l’effrayer le moins du monde. Peut-être était-ce dû aux chaussons
écossais, ou au vernis à ongles, ou à la voix douce et tranquille qui lui
dit :
– Je vous en prie, asseyez-vous.
En tout cas, elle ne ressentait aucune peur. Alors elle contourna le
canapé et se laissa tomber dessus.
L’étrange personnage se tourna vers le fauteuil près du poêle.
– Pousse-toi, Alcibiade, demanda-t-il à un gros chat gris qui dormait
visiblement là depuis le début.
L’animal se redressa et se lécha une patte, puis, sans se presser,
sauta à terre et sortit de la pièce d’un pas nonchalant, la queue en l’air,
comme si cela avait été de toute façon son intention.
– Dignité, dignité, mais à quoi peut-elle bien servir ? soupira
l’occupant des lieux en s’installant dans le fauteuil. Alors voilà, reprit-il,
on me connaît sous le nom d’Andrew Balderson, même s’il m’arrive de
préférer Anthéa. Cela signifie « fleur », vous savez.
Il se tapota le haut du crâne.
– Les enfants du quartier, pour des raisons évidentes, m’appellent le
Vieux Caillou. Et vous, qui êtes-vous ?
Alors qu’il posait sa question, il se pencha vers elle, et Judy se sentit
transpercée par l’œil bleu sous son sourcil broussailleux. Jusqu’à
présent, elle avait trouvé la chose plutôt amusante. Cette soirée avait
pris un tour tellement bizarre : Judy n’avait jamais rencontré personne
qui dorme dans un cercueil. Mais la question l’avait heurtée de plein
fouet. Il ne s’agissait pas simplement de lui demander poliment
comment elle s’appelait. Elle eut soudain envie de se cacher. Elle se
sentait vulnérable. Il y avait quelque chose dans ce personnage qui lui
donnait le sentiment de perdre l’équilibre sur une surface glissante.
– Je m’appelle Judy Azad. Je m’excuse sincèrement d’être entrée
chez vous et…
Elle jeta un regard en direction du cercueil.
– … de vous avoir dérangé. Mais vous m’avez sauvée de Josh et de
Tyler, alors je vous en suis très reconnaissante. Mais je dois partir,
maintenant. Il faut que je rentre chez moi, vous comprenez.
Elle voulut se lever, mais quelque chose dans l’expression de cet œil
unique la poussa à se rasseoir sur le canapé. Elle soupira.
– Je sais que je suis entrée sans y être invitée. Alors j’imagine que
vous allez appeler la police.
– La police ! s’exclama Andrew Balderson avec un rire.
Ce rire apaisa de nouveau la jeune fille. Elle se sentait encore
déstabilisée, mais cela ne la paniquait plus autant. Ce n’était ni un rire
viril ni un rire railleur, et cela n’avait certainement rien d’un
ricanement méchant. C’était un gloussement joyeux, du genre qui vous
fait sourire malgré vous.
– Mais la porte était entrouverte ! C’est presque comme si je t’avais
invitée, reprit-il, ça ne te dérange pas si je te tutoie ? Je pense que c’est
toi qui devrais appeler la police pour leur dire que tu as été kidnappée.
Le téléphone est dans l’entrée, et le numéro sur le mur. Demande à
parler à l’inspecteur Barnes, et dis-lui que tu as été enlevée par le Vieux
Caillou et qu’il devrait rappliquer ici vite fait avant que le thé
refroidisse.
– Le thé ?
– Oui, le thé. Si tu voulais bien aller nous en préparer une tasse, ce
serait formidable. Il y a une boîte de sablés dans le placard. Bio,
absolument délicieux. J’y serais bien allé moi-même, mais puisque tu es
là…
Comme il n’y avait apparemment rien d’autre à faire, Judy se leva et
passa dans le vestibule. Il n’était pas question d’appeler la police. La
porte d’entrée se trouvait à sa droite. Elle pouvait tout simplement
sortir, aller voir si ses commissions étaient toujours sur le trottoir et
rentrer chez elle. Elle hésita un instant, puis prit à gauche et se rendit
dans la cuisine pour faire chauffer de l’eau et dénicher la boîte à
biscuits.
Lorsqu’elle revint, tasses, théière, lait, sucre et sablés en équilibre
sur un assez petit plateau, M. Balderson l’accueillit avec un sourire.
– Eh bien voilà, tu as décidé de rester. Freddie Barnes est-il en
route ?
– Vous voulez parler du policier ? Non, je ne l’ai pas appelé… pas
encore, ajouta-t-elle, au cas où.
M. Balderson s’approcha de la cheminée, sur laquelle Judy avait
posé le plateau.
– Lait ? Sucre ?
– Ni l’un ni l’autre.
– Ah, pour moi non plus.
Il tendit une tasse à Judy avant de se rasseoir devant le poêle. Il but
une gorgée de thé.
– Délicieux, merci. Où en étions-nous ?
Il contempla le chauffage rougeoyant et se mit à parler d’une voix
basse et mélodieuse, comme s’il poursuivait une conversation avec lui-
même interrompue par le retour de Judy au salon.
– On est la veille de la Toussaint. Je fais rentrer Alcibiade pour qu’il
n’ait pas d’ennuis – c’est, par bien des côtés, une nuit dangereuse pour
les chats – et je laisse la porte entrouverte. Pourquoi avoir fait cela ?
C’est une question intéressante. Puis, franchissant le seuil sans
invitation, en silence, viennent les pas d’une jeune personne, seule et
pourchassée. Sur ses talons, deux garçons, deux imbéciles, qui crient
vengeance. Ils s’enfuient – là, au moins, rien d’étonnant. La méchanceté
et la lâcheté : cela va de pair. La jeune personne, mise en présence d’un
vieux borgne dans un cercueil, ne fait ni « Aaah ! » ni « Iiiih ! » ni la
moindre crise de nerfs. Et ensuite, ayant le choix de partir ou de rester,
elle décide de rester. Qu’est-ce qu’on peut en déduire ? Je crois que c’est
assez clair. Lorsqu’elle se tient dans l’entrée et contemple la porte, elle
n’a pas de raison particulière de la franchir. Elle ne pense à aucune voix
amie qui l’appellerait ; rien ni personne ne lui fait signe de l’autre côté
de cette porte. Pas de parents inquiets ni d’amis insouciants déguisés
pour se demander où elle a pu passer. Pas même un chien pour lui
réclamer son dîner. Pourquoi donc devrait-elle partir ?
Judy se sentit au bord des larmes. Elle ne s’y attendait pas – il y
avait tellement longtemps qu’elle ne s’était pas autorisée à pleurer. Mais
ce curieux vieillard l’avait tout de suite percée à jour, et ce n’était pas
une sensation agréable.
– Vous ne savez rien de moi, protesta-t-elle.
L’œil bleu la dévisagea.
– Nous en savons beaucoup les uns sur les autres, pour peu que nous
prenions le temps d’y réfléchir. Mais bien entendu, tu n’es pas forcée de
me dire quoi que ce soit. On peut parler du temps, chanter quelque
chose ou se raconter des histoires. Ou, mieux encore, on peut se
contenter de se taire en dégustant notre thé.
Il y eut un long silence. Ils burent leur thé. L’étrange personnage
installé dans le fauteuil, ses grands pieds en chaussons tendus vers le
poêle, ne semblait rien attendre en particulier. Il aurait aussi bien pu
avoir oublié qu’elle était là.
Alors, Judy prit la parole. Curieusement, elle n’eut pas l’impression
de trahir son père en dévoilant certaines choses. Peut-être était-elle
simplement seule depuis trop longtemps, ou trop fatiguée, mais une fois
qu’elle eut commencé, il lui fut difficile de s’arrêter. Elle parla de son
père, avoua qu’elle était seule sur la péniche, qu’elle imitait la signature
paternelle, qu’elle mentait tout le temps à tout le monde. Elle parla
même de M. Greaves et de sa gentillesse. M. Balderson émettait parfois
de petits bruits attentifs, ou gloussait lorsqu’il trouvait quelque chose
particulièrement drôle, comme la chute de Tyler dans le canal. Et il
parut très intéressé par William.
– Ah, l’arbre, dit-il. L’arbre et le garçon.
Il hocha la tête comme s’il comprenait quelque chose qui échappait à
Judy.
Lorsqu’elle eut terminé, la jeune fille n’était plus assise sur le
canapé, elle était pratiquement couchée, la tête sur l’accoudoir et les
jambes repliées sous elle. Elle se sentait exténuée.
– Donc, voilà, marmonna-t-elle. Il est parti depuis des mois. On va
me tomber dessus n’importe quand pour me mettre dans un foyer. Vous
n’avez qu’à appeler votre pote policier et ce sera réglé. C’est ce que font
les adultes.
– Sauf que je ne suis jamais devenu adulte, répliqua M. Balderson
d’un ton léger. Je n’ai jamais pu m’y résoudre. Et si jamais tu avais cru
le contraire, tu ne m’aurais pas parlé de cette façon.
Judy le fixa du regard, et il fit de même de son œil unique. Bien sûr,
il avait raison. Elle avait su tout de suite qu’il n’avait rien d’un adulte
normal – ceux-là ne dorment pas dans des cercueils, pour commencer –,
et cet endroit n’avait rien d’habituel non plus. Ici, on n’était pas obligé
d’avoir à choisir entre mentir ou être ballotté par des gens qui vous
considéraient comme un « cas ». Des gens qui prétendaient savoir ce qui
était mieux pour vous sans rien connaître de vous.
M. Balderson se carra dans son fauteuil, et son œil dériva vers le
plafond.
– Les choses sont donc en marche. Quelle tempête, ce n’est pas
étonnant…, murmura-t-il.
Il croisa ses longs doigts, fit craquer ses jointures, se leva et,
enjambant la tasse qu’il avait posée par terre, gagna la porte du salon. Il
l’ouvrit en grand et clama :
– Adieu, farewell, good luck…
Judy se leva. Elle s’aperçut qu’elle n’avait pas envie de partir.
Maintenant qu’elle avait enfin parlé à quelqu’un, elle aurait été
heureuse de rester tranquillement sur le canapé et de boire du thé sans
avoir à gérer sa vie toute seule.
– Au revoir, poursuivit-il. C’est le moment de partir, d’aller se
coucher, école demain et tout le reste. Josh et Tyler ne sont plus que le
souvenir fugace d’un mauvais rêve.
– J’en ai rien à faire d’eux, grommela Judy.
Elle passa dans l’entrée. Sans se retourner, elle lança d’une voix
sèche :
– Merci pour le thé.
– Un instant, mademoiselle Azad.
Judy fit volte-face et, dos à la porte, affichant un air fermé, croisa le
regard de M. Balderson.
– Il faut que tu comprennes que je n’ai aucune aide à t’offrir pour
l’instant, reprit-il. En tout cas pas le genre d’aide qu’on agite comme une
baguette magique au-dessus de tes problèmes. Ce n’est pas ainsi que ce
récit se déroule. Tu dois retourner à ta vie maintenant. Ici, c’est un asile
temporaire, pas une solution.
Il la contempla de son œil unique, et l’expression de Judy s’adoucit.
Il ajouta alors :
– Il va sans dire que nous sommes néanmoins au début de quelque
chose. Tu peux en être certaine.
Puis M. Balderson se détourna et disparut vers la cuisine en
appelant doucement :
– Alcibiade, brigand, espèce de chenapan narcissique, coquet,
vaniteux et délicat, viens ici. Il faut qu’on réfléchisse encore.


Judy rentra chez elle par des rues désertes et à la lumière des
lampadaires. Elle retrouva ses courses à l’endroit où elle les avait
lâchées, ou du moins la plupart. Une partie s’était déversée sur le
trottoir et avait été piétinée, mais rien ne semblait avoir été grignoté
par des rats ou des chats errants.
– Pourquoi a-t-il fallu que je parle autant ? dit-elle à mi-voix en
prenant Canal Street.
Pendant un instant, installée sur ce canapé, elle avait senti quelque
chose céder en elle, comme un câble trop tendu qui aurait soudain lâché.
J’aurais pu croire qu’il avait mis quelque chose dans le thé si je ne
l’avais pas préparé moi-même, se dit-elle. Mais le fait de raconter son
histoire l’avait aidée à y voir plus clair sur un sujet : elle n’était pas
encore prête à abandonner. Elle avait été sur le point d’aller voir
quelqu’un pour avouer qu’elle était seule, que son père était parti en la
laissant et qu’elle avait besoin d’aide. La rencontre avec M. Balderson
était donc tombée à pic. S’il ne l’avait pas pratiquement jetée dehors –
s’il s’était comporté en adulte normal, ou comme un de ces champions
de la normalité qu’on rencontrait tout le temps au collège, qui
acquiesçaient et souriaient et comprenaient tout avant d’écrire sur vous
des rapports et des évaluations qui fichaient votre vie en l’air – elle
serait déjà en route pour une de ces institutions. Là, elle avait pu se
décharger du poids qui l’étouffait sans en payer le prix.
Et maintenant, il était très tard, minuit largement passé. Elle
s’engagea sur le chemin de halage et arriva à la péniche. La lune n’était
plus visible, et seul un faible lampadaire du jardin public éclairait la
petite porte du rouf. Il faisait froid et humide à l’intérieur. Elle ne
laissait jamais le chauffage allumé quand elle sortait. Son père lui avait
confié pas mal d’argent et une carte de crédit, aussi, pendant un
moment, elle s’était sentie vraiment riche. Mais après tout ce temps, elle
commençait à se demander comment elle pourrait tenir. Elle alluma le
poêle à gaz et songea à faire chauffer de l’eau pour remplir une
bouillotte, mais n’en eut pas le courage. Elle se déshabilla et se glissa en
grelottant dans sa couchette, se frottant les pieds l’un contre l’autre pour
tenter de les réchauffer. Elle s’efforça de ne pas trop penser à son père, à
ce qui avait pu lui arriver, à l’endroit où il pouvait être. Pendant la
journée, ce n’était pas trop difficile, mais la nuit, cela devenait
pratiquement impossible. Elle ne pouvait continuer à nier ce qui
s’imposait. Qu’avec chaque jour qui passait, le risque que les choses
aient très mal tourné augmentait sérieusement, et qu’elle ne pouvait
rien faire d’autre qu’attendre alors que la catastrophe se précipitait vers
elle tel un rocher dévalant une montagne. Pense à autre chose, se tança-
t-elle. Elle choisit le paradoxe de Russell – il ferait parfaitement
l’affaire.
– L’ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-
mêmes se contient-il lui-même ? énonça-t-elle à voix haute, et elle ne
tarda pas à s’endormir en s’efforçant d’en démêler la logique.


Bien plus tard, William se réveilla. Il entendait de la musique pulser
à travers tout l’appartement et en déduisit que sa mère n’était sûrement
pas encore rentrée. Il alluma la lumière et s’assit à sa table avant
d’ouvrir son carnet. Il écrivit quelques mots et dessina un monstre et un
soldat romain. Puis il entendit la porte de la rue s’ouvrir et sa mère
monter l’escalier. Elle trébucha et jura. Elle filerait sans doute
directement se coucher parce qu’elle ne se sentait jamais très bien après
être sortie avec Jerry, mais il éteignit tout de même la lumière et
retourna au lit, au cas où.
CHAPITRE 3

JUDY AVAIT CHERCHÉ à se faire oublier. Elle n’eut plus à s’inquiéter


de Tyler ou de Josh. Au collège, elle avait entendu dire que Josh
déménageait dans un autre quartier, et, visiblement, Tyler ne sortait
jamais après la tombée de la nuit.
Elle avait bien eu une petite frayeur quand son prof de maths avait
dit qu’il pensait lui faire prendre des cours supplémentaires et qu’il en
parlerait à son père, mais elle avait réglé la question en prenant soin de
commettre quelques fautes ridicules au contrôle de fin de trimestre,
allant même jusqu’à laisser deux questions sans réponse. C’était
parfait : juste ce qu’il fallait pour faire retomber la pression, mais pas
assez mauvais pour alerter qui que ce soit. Au début, elle avait pris cette
histoire de sauver les apparences comme un jeu. C’était amusant de se
montrer plus maligne que tout le monde. Mais c’est fatigant, à force,
d’être sans cesse sur ses gardes, et le plus dur, c’est de se protéger contre
les pensées noires, la petite voix qui vous chuchote : Il s’est passé
quelque chose. Il ne reviendra peut-être jamais.
La fin du trimestre la soulagea des mensonges et des faux messages
à écrire. Judy avait toutes les vacances de Noël devant elle sans plus
avoir à se soucier des réunions de parents d’élèves ou des
représentations de fin d’année. Mais le fait de ne pas aller en cours
impliquait aussi qu’il serait plus difficile d’ignorer la petite voix. Alors,
elle s’activa sur la péniche, se chargeant de tout ce qui devait être fait,
comme de démonter le groupe électrogène, graisser les roulements à
billes et trouver des endroits à l’intérieur pour abriter les plantes les
plus frileuses pendant l’hiver. Elle avait plein de livres à lire et jouait
aux échecs sur son ordinateur avec un adversaire de Nouvelle-Zélande
qui se révélait bien meilleur qu’elle et la battait à chaque fois. Mais
Judy fut bientôt à court d’idées pour maintenir l’ennui et l’inquiétude à
distance. La plupart du temps, elle se retrouvait allongée de tout son
long sur sa couchette, les yeux fixés au plafond. Un après-midi qu’elle
était couchée ainsi, le pâle soleil d’hiver, qui descendait déjà de l’autre
côté du canal, lança ses dernières flèches éclatantes par la fenêtre de la
péniche et illumina une étagère contenant la plupart des ouvrages
compliqués de son père et ses recueils de poésie préférés. En suivant la
lumière du regard, Judy aperçut quelque chose qui dépassait de l’un
d’eux, comme un marque-page. Elle tendit le bras, s’empara du livre –
une anthologie de poésie – et, curieuse de savoir quel poème son père
lisait avant de partir, l’ouvrit à la page indiquée.
Le poème s’intitulait Le Millième Homme et, avant de pouvoir le lire,
elle remarqua que le marque-page était en fait une enveloppe dont le
bord était déchiqueté là où on l’avait ouverte. Elle était adressée à son
père – c’était celle qui avait contenu la fameuse lettre de Rachid, celle
qui l’avait poussé à partir. L’enveloppe était vide à présent – Judy se
rappelait que son père avait brûlé la lettre –, et Judy la retourna entre
ses mains. L’expéditeur avait noté son adresse au dos, dans la partie
supérieure, mais la majeure partie en avait été déchirée. La jeune fille
parvint cependant à distinguer un code postal et le nom d’une ville, ou
d’une région. Un nom, un numéro, un lieu bien tangible. Judy pensa à
son père en Suède et, d’une certaine façon, cela lui redonna un peu le
moral. La Suède n’était pas le bout du monde, après tout. Cela n’avait
rien à voir avec l’Australie ou ce genre de coins.
Soudain, elle décida de tout préparer pour Noël et sortit les
décorations afin de suspendre la guirlande électrique le long du pont et
d’accrocher les autres guirlandes dans le laurier. Elle fit tout cela en
rêvassant. Elle s’imagina le soir de Noël, en train d’écouter la radio –
peut-être des chants de Noël par le chœur de King’s College de
Cambridge – quand, soudain, elle entendrait le bruit sourd de quelqu’un
qui sauterait sur la péniche et une voix qui lancerait : « Jude, Jude, mets
de l’eau à chauffer. Il faut absolument que je boive quelque chose ! » sur
ce ton bébête que prenait son père quand il faisait semblant d’être un
Anglais pure souche. Elle avait décidé qu’elle ne se jetterait pas dans ses
bras quand il entrerait, mais se montrerait calme et digne pour lui
demander : « Qu’est-ce qui t’a pris autant de temps ? » Alors il lui
expliquerait tout et lui dirait que personne d’autre au monde ne pouvait
se targuer d’avoir une fille capable de faire ce qu’elle avait fait pour lui –
attendre, tenir le coup et continuer à croire que tout se passerait bien.
C’est à ce moment-là qu’elle l’embrassait. Ensuite, dans sa rêverie, ils
décidaient de fêter Noël comme il convenait en Grande-Bretagne, avec
dinde, papillotes et petits chapeaux ridicules, avant d’accrocher une
grande chaussette au-dessus du poêle pour voir si le Père Noël arriverait
à se frayer un passage par le tuyau de cheminée. Le jour de Noël, il se
mettrait à neiger, ils iraient se promener le long du canal et son père lui
dirait : « Tu vois, j’ai commandé Noël, et on nous l’a livré. »


Quelques jours avant Noël, quand William rentra chez lui après être
allé faire un tour au musée pour regarder une fois encore les objets
datant de l’époque romaine ou du haut Moyen Âge anglais qu’on avait
exhumés dans la région, il trouva un mot de sa mère sur la table de la
cuisine :

William, devine quoi ?


Jerry a décroché le gros lot à Doncaster, et on va passer
quelques jours de vacances en Espagne. Je suis un peu à plat ces
derniers temps, et ça devrait me faire du bien. Je sais que ça ne
te dérangera pas.
Je vais appeler mamie pour qu’elle vienne te chercher.
Je parie que tu vas passer un super Noël.
À plus tard, bises, maman.

Effectivement, ça ne dérangeait pas William, pas vraiment. Il n’était


pas très pressé d’être à Noël. Le musée était toujours fermé, il y avait
plein de cris et de bagarres dans la rue et même des gens qui
vomissaient sur le trottoir. Mais le pire, c’était que sa mère allait à des
fêtes et revenait généralement dans un état très bizarre, avec du mal à
marcher droit. Une année, elle avait même mis de la musique très fort
et l’avait obligé à danser avec elle. Il attendit donc le coup de fil de
mamie, mais rien ne vint, ni ce jour-là ni le lendemain. Alors il trouva
son numéro de téléphone écrit sur le mur de l’entrée et il le composa. Il
tomba sur son répondeur. « Ici Marjorie Parkinson, fit la voix de mamie.
Je ne peux pas vous répondre maintenant, alors laissez-moi un
message. » William ne laissa pas de message car il n’avait pas le temps
de réfléchir à ce qu’il pourrait dire, mais il connaissait l’adresse de sa
mamie, alors il prit le bus 17 et descendit dans sa rue. Il remonta l’allée
de son petit jardin et sonna. Pas de réponse.
– Bonjour William, tu es venu voir ta mamie ? lui lança la voisine,
qui arrivait à sa hauteur avec ses commissions. Tu ne sais pas qu’elle
est à l’hôpital ? La pauvre a fait une mauvaise chute et son cœur
inquiète les médecins. Elle est dans le service numéro 9. Mais je pense
que tu devrais lui laisser quelques jours avant d’aller la voir.
William la remercia et assura qu’il lui laisserait quelques jours. Puis
il rentra chez lui.


Noël arriva puis s’acheva sans que cela signifiât grand-chose pour
Judy ou William. Pour Judy, ce fut un peu de musique agréable à la
radio et les meilleurs vœux du joueur d’échecs de Nouvelle-Zélande avec,
bien entendu, un jour d’avance. William resta lui aussi chez lui, à trier
sa collection, manger des chips et boire du Coca. Il n’osa pas sortir.
Puis ce fut très vite le réveillon du Jour de l’an. Judy le passa sur sa
couchette, à lire Les Lois de la pensée de Boole, dont la difficulté aurait
suffi à monopoliser l’esprit de n’importe qui. Il faisait très froid, et on
annonçait un gel important pendant la nuit. Mais Judy avait allumé le
poêle en se levant, et il faisait bien chaud sur le bateau. Pour la
première fois depuis des lustres, elle se sentait détendue. C’est alors
qu’elle l’entendit : le bruit sourd de quelqu’un qui montait sur le pont.
Elle resta d’abord parfaitement immobile. Elle attendit, la tête penchée
sur son livre, ses cheveux formant un rideau autour de son visage. Mais
les battements de son cœur se précipitèrent tandis que la joie et le
soulagement menaçaient de la submerger. La partie où, dans son
imagination, elle gardait son calme serait beaucoup, beaucoup plus
difficile à tenir que prévu. Puis on frappa à la porte, et une voix
masculine appela :
– Ohé, il y a quelqu’un ?
Judy laissa tomber sa tête sur son livre. Elle avait reconnu
instantanément la voix de M. Greaves. Elle retint son souffle et le
supplia en silence de, par pitié, s’en aller, mais les coups reprirent.
– Ohé ?
Et la petite poignée de laiton tourna. Le dos courbé, M. Greaves
entra.
– Ah, tu es là. Je suis désolé de te déranger, Judy, mais comme je
n’avais pas de réponse et que je voyais la cheminée fumer, j’ai eu peur
qu’il te soit arrivé quelque chose.
Judy ne répondit pas. Elle se redressa et passa les jambes par-
dessus le bord de sa couchette.
– Eh bien, je dois dire que c’est tout à fait charmant, ici. Pardon
d’interrompre ta lecture. C’est pour un projet scolaire ? demanda-t-il en
examinant à travers ses lunettes le livre que Judy avait laissé sur son
oreiller. Oh… Les Lois de la pensée. Pas vraiment des devoirs alors.
Trop dur pour moi, j’en ai peur. En fait, je suis venu pour avoir une
petite conversation avec ton père. J’ai pensé que ce serait mieux, vu qu’il
lui est visiblement difficile de se libérer… ça t’embête si je m’assois un
moment ? ajouta-t-il en se détournant de la couchette pour se glisser sur
la banquette, derrière la table.
Judy prit une longue inspiration.
– Papa n’est pas là pour l’instant. Il a dû partir dans le Nord pour
son travail. Mais il était là à Noël, bien sûr.
Elle-même trouva le mensonge peu convaincant.
M. Greaves la regarda bien en face, et alors elle ne put échapper à ce
qu’elle redoutait depuis si longtemps.
– Il n’était pas là à Noël, Judy, énonça M. Greaves. Peut-être que tu
ne sais pas où il est, peut-être que tu le sais et que tu ne veux pas le
dire. Le fait est que tu mens depuis très longtemps et que ça ne peut
plus durer.
Judy faillit capituler. Puisque M. Greaves était au courant de toute
façon, à quoi bon s’acharner ? Elle ouvrit la bouche pour parler, puis la
referma. Il ne s’agissait pas que d’elle. On poserait des questions – sur
son père, et sur Rachid. Elle pouvait tout gâcher.
– Je ne mens pas. Il reviendra bientôt.
M. Greaves soupira et secoua la tête.
– Judy, tu es l’une des élèves les plus brillantes que j’aie jamais eues.
Il s’interrompit, et ses yeux se portèrent sur le livre resté sur la
couchette.
– Alors tu pourras peut-être m’expliquer pourquoi il n’y a pas de
chaussures dépassant le trente-neuf à l’entrée, ni de pardessus sur le
portemanteau malgré le froid hivernal, un seul lit de fait, une seule
tasse sur l’égouttoir, et pourquoi il n’y a rien, rien du tout dans ce petit
espace, pour suggérer qu’un adulte habite ici. À moins que ton père ne
soit un fantôme.
Judy bondit et frappa la table du plat de sa main.
– Un fantôme ? cria-t-elle. Il est en vie et il m’a promis qu’il allait
bientôt revenir, espèce de…
Et elle employa un terme qui lui aurait valu de gros ennuis au
collège. Mais M. Greaves n’était pas comme ça.
– Oh pardon, je suis désolé. C’était stupide de ma part. C’est juste
une façon de parler. Bien sûr qu’il est en vie. Mais je t’en prie, Judy, il
faut que tu me dises ce qui se passe. Et ensuite je pourrai rentrer
prendre mon thé chez moi.
– Non.
M. Greaves fronça les sourcils.
– Judy, je sais contourner les règles. En fait, je passe même une
bonne partie de mon temps à ne faire que ça. Mais je ne peux pas les
violer délibérément. Je perdrais ma place.
– C’est donc ça le problème, votre saleté de boulot ?
– Ce n’est pas juste Judy, pas juste du tout. Même si je perds mon
travail, je serai remplacé par quelqu’un qui sera beaucoup moins enclin
que moi à contourner les règles, et ça ne t’aidera pas le moins du monde.
Certains ont des a priori très négatifs à l’encontre des services sociaux,
mais je connais quelqu’un de très gentil et très sérieux. Nous sommes
amis depuis des années. Il a fait beaucoup de bien à beaucoup de gens,
et je vais aller lui parler. J’y suis obligé.
– Vous voulez qu’on m’envoie dans un foyer ?
– Pour une période très courte, peut-être. Mais ce ne sera pas
difficile de trouver une famille d’accueil pour quelqu’un comme toi. Il y
aura plein de candidats. Et pendant ce temps, ils essayeront de faire en
sorte que tu retrouves ton père.
– Je sais comment ça se passe dans les familles d’accueil – ma mère
m’a raconté. Elle m’a dit qu’elle avait vécu l’enfer jusqu’à ses dix-sept
ans, quand elle a pu partir. Si elle n’était pas tombée sur papa…
– Ah, je vois, il y a un précédent familial derrière tout ça. Écoute,
Judy, tu ne dois pas perdre espoir. Tu peux faire et devenir tellement de
choses. Tu vas grandir, et tu pourras choisir la vie que tu voudras vivre.
Ce ne sont pas des paroles en l’air, je suis sincère. Il y a toujours un
moyen. Je ne ferais pas ce métier si je n’en étais pas persuadé. Il faut
simplement que tu prennes ta vie en mains.
Par la suite, M. Greaves passerait bien des soirées dans son bureau
tapissé de livres à regretter ses dernières paroles à Judy. Parce que
quand son ami si gentil se présenta pour l’emmener, elle était partie. La
police fut informée, bien sûr, et la photo de Judy fut placardée dans les
lieux publics de toute la ville et ajoutée à celles des autres enfants
disparus qui figuraient dans ses dossiers. Il y avait beaucoup de
photos… il y en a toujours beaucoup. Les gens disparaissent, c’est
comme ça. Parfois, c’est eux qui le décident, parfois non… mais ils
disparaissent quand même. Pour certains, on pleure leur absence et on
en souffre, et pour d’autres, il n’y a rien du tout.
CHAPITRE 4

APRÈS LE DÉPART de M. Greaves, Judy resta longtemps assise au


bord de sa couchette, le regard fixé au sol. Il était temps de partir. Elle
n’avait rigoureusement nulle part où aller, mais ce n’était pas ce qui la
dérangeait le plus. Encore un jour, et son père serait peut-être de retour,
ou il y aurait peut-être une lettre, ou au moins une carte postale. Elle
avait promis d’attendre.
Mais cela durait depuis trop longtemps. Rester ici pour devenir
prisonnière du système, avec des gens qui contrôleraient tout, qui
poseraient des questions, qui enquêteraient sur son père, et tout ça pour
mener le genre d’existence qui avait détruit sa mère… c’était impossible.
Dans un jour, deux tout au plus, « l’ami si gentil » de M. Greaves
débarquerait, tout sourires et belles paroles. Mais si jamais Judy se
rebellait, ces belles paroles n’empêcheraient pas le gentil ami d’aller
chercher les flics. Il fallait qu’elle parte. Papa comprendrait. Il faudrait
bien qu’il comprenne.
Une fois que Judy eut pris sa décision, elle réalisa qu’elle devait
s’activer, faute de quoi elle allait finir assise là, à contempler le mur,
jusqu’à ce qu’on vienne la chercher. Elle se leva et regarda autour d’elle.
Le cactus de Noël posé devant la fenêtre devrait ressortir et tenter sa
chance auprès des autres plantes. Elle dressa mentalement la liste de ce
qu’il fallait faire : éteindre le groupe électrogène, vider le réservoir d’eau
fraîche. Quoi emporter, quoi laisser ? Elle sortit un grand sac de voyage
de sous la banquette et y jeta pêle-mêle livres, vêtements, serviette et
trousse de toilette… le sac ne tarda pas à peser une tonne. Alors elle le
vida en pile sur la couchette et repartit de zéro. Brosse à dents,
évidemment. Sac de couchage, manteau imperméable, vêtements –
chauds –, lampe torche, papier et crayon, un seul livre… ou peut-être
deux. Elle sortit la carte bancaire de sa cachette, mais il faudrait qu’elle
vide le compte et se débarrasse de la carte le plus tôt possible. Tout le
monde savait que c’était un jeu d’enfant de retracer les transactions. Et
enfin, le passeport. Elle tira la fermeture Éclair et parcourut du regard
le petit espace de vie encore rempli de la plupart de ses affaires. Elle
s’était souvent sentie seule depuis le départ de son père, mais avait tout
aussi souvent apprécié cette cabine confortable et paisible alors qu’elle
lisait, écoutait la radio, ou restait simplement allongée sur son lit à
réfléchir. Ce genre de vie présentait des côtés pas très drôles – comme
s’occuper des chiottes portables – mais dans l’ensemble, c’était bien.
Vraiment bien.
Elle jeta un dernier coup d’œil alentour, trouva du papier et un stylo
et s’assit devant la table pour écrire.

Cher papa,

Je t’ai promis de t’attendre, mais tu n’es pas revenu. Tu ne


m’as même pas envoyé de message. Si jamais tu vois ça…

Elle contempla ce qu’elle venait d’écrire et le raya avec une telle


force qu’elle perça presque le papier. « Si jamais tu vois ça… » Si ? La
pensée même qu’il puisse ne jamais revenir était insupportable. Elle
déchira le mot et prit une autre feuille de papier pour écrire : Quand tu
trouveras ça, il faudra que tu partes à ma recherche. Je dois filer tout de
suite. Je regrette. Bises. Judy.
Elle éteignit la lumière, sortit sur le pont arrière et dissimula la clé.
Sentant le soir hivernal tomber tout autour d’elle, elle frissonna, quitta
la péniche et s’éloigna.
Où aller ? Elle était libre de se rendre n’importe où. Au bout d’une
centaine de mètres à peine, Judy s’assit sur un banc tandis que les
lampadaires du sentier s’allumaient pour les promeneurs du soir. Elle se
rappela s’être vraiment fâchée une fois, quand elle était plus jeune,
parce que son père lui avait interdit de rester dehors tard avec des amis.
– Je n’ai aucune liberté ! avait-elle protesté.
– La liberté n’est pas aussi géniale qu’on le dit, Judy, avait répliqué
son père. Imagine un instant que tu n’aies personne pour te dire quoi
faire, personne qui se soucie de toi ou qui ait besoin de toi. Et pas
d’amour non plus, bien sûr. La liberté n’est pas évidente à vivre. On est
vite perdu et fatigué.
Des paroles lui revinrent à l’esprit : La liberté n’est qu’une façon de
dire qu’on n’a plus rien à perdre. C’était dans une chanson que chantait
sa mère avant qu’elle tombe malade, quand elle était heureuse. Eh bien
maintenant, Judy comprenait ce que cela signifiait. Elle contempla le
sentier derrière elle, là où la péniche était amarrée, faiblement éclairée
par l’un des lampadaires du parc. Est-ce qu’elle prenait la bonne
décision ? Puis elle remarqua un homme sur le chemin, qui tentait de
regarder par la fenêtre de la péniche. Pendant une fraction de seconde,
son cœur cessa de battre, mais l’homme ne ressemblait pas du tout à son
père. Trop petit, pour commencer. Il portait un pardessus lui arrivant
aux mollets, et une longue écharpe qui faisait au moins deux fois le tour
de son cou. Alors qu’il avançait vers l’arrière de l’embarcation, elle nota
qu’il marchait avec difficulté, en traînant la jambe gauche. Il monta sur
le bateau et chercha visiblement à ouvrir la porte. Alors ça y était.
M. Greaves n’avait pas perdu de temps. Il devait se douter qu’elle
mettrait les voiles. Il fallait qu’elle quitte la ville le plus vite possible.
Direction la gare routière. Elle prendrait un billet pour… n’importe où.
Ça lui était égal.
Moitié marchant, moitié courant, Judy se remit en route. Elle
remarqua une petite voiture garée juste à l’entrée du parc. Elle avait
beau être terriblement pressée, elle ne put s’empêcher de lire les chiffres
de la plaque d’immatriculation. Le quinzième nombre de la suite de
Fibonacci, et le produit de deux nombres premiers : 377.


Sur la péniche, l’homme fronça les sourcils d’un air contrarié.
Apparemment elle n’était pas chez elle. Il regarda autour de lui et vit
une mince silhouette portant un sac de voyage foncer vers les grilles du
parc. Il sauta maladroitement de la péniche, gêné par sa jambe, et
repartit vers sa voiture.


La gare routière, située près du centre, était une de ces installations
modernes avec de grandes portes automatiques coulissantes, des
guichets de vente de billets et tout un tas de quais réservés aux bus
locaux et aux cars grandes lignes. Il y avait encore pas mal de monde,
même si l’heure de pointe était passée, et la gare attirait aussi son lot
d’habitués qui n’allaient nulle part – des groupes de jeunes, et des sans-
abri qui feignaient de ne pas chercher un coin où dormir pour la nuit ou
qui fouillaient les poubelles en quête de canettes. Il y avait beaucoup
d’ordures, et quelques pigeons dégoûtants par-ci, par-là. Judy erra dans
le grand hall circulaire en traînant son sac tout en scrutant les écrans
qui affichaient la destination des cars au-dessus de chaque quai. Elle
n’avait nulle part où aller en particulier, mais il fallait quand même
qu’elle se décide. Elle opta pour une ville située à l’autre bout du pays,
près de la mer. Au pire des cas, elle pourrait toujours dormir sur la
plage. Elle trouverait bien une coque de bateau retournée ou une vieille
cabane de plage pour s’abriter et passerait son temps à écouter les
vagues et à ramasser des coques et des bigorneaux. Cette idée lui
remonta le moral. Elle se dirigea vers les guichets, consulta le panneau
des départs et vit qu’elle avait longtemps à attendre : plus de deux
heures. Elle acheta un sachet de chips et un soda, un sandwich pour
plus tard et un magazine, puis chercha autour d’elle un banc pas trop
inconfortable. Mais la plupart étaient occupés par des gens qui n’étaient
manifestement pas prêts à partir. Judy se tourna vers les portes
coulissantes en se disant qu’il serait peut-être plus agréable de rester
dehors, du moins tant qu’il ne faisait pas trop froid, et ce qu’elle
découvrit lui glaça le sang : un homme venait de franchir les portes
automatiques et scrutait la salle, un homme assez petit, vêtu d’un
pardessus lui arrivant aux mollets et d’une écharpe. Celui-là même qui
était monté sur le bateau. Et maintenant, il l’avait vue. Il essaya de la
rejoindre rapidement, mais fut retardé par sa jambe. Judy ramassa son
sac et partit en courant.
Elle courut jusqu’à ce qu’elle soit certaine de l’avoir semé, puis
ralentit l’allure et se mit à marcher dans une rue bien éclairée proche du
centre-ville. Elle acheta du thé dans un gobelet en carton à un marchand
ambulant, mangea son sandwich et se promena dans le centre
commercial jusqu’à sa fermeture. Les trottoirs étaient encore encombrés
de gens qui rentraient chez eux ou allaient au cinéma, au restaurant ou
au pub. Judy regarda sa montre. Son car partait dans dix minutes. À
l’heure qu’il était, le type avait dû rentrer chez lui pour rédiger son
rapport et prendre son dîner, non ? Mais une fois devant la gare
routière, elle constata que non. Elle s’avança avec précaution, en
prenant garde de rester autant que possible dissimulée par les passants,
repéra une petite voiture garée sur les doubles lignes jaunes d’un
stationnement interdit, juste devant l’entrée de la gare, et déchiffra le
numéro de plaque : 377. Elle allait rater son car. Et elle était bien partie
pour passer la nuit dans une benne ou une encoignure de porte, à moins
de trouver une meilleure option. Elle réfléchit un instant en buvant son
thé brûlant. Il n’y avait qu’une seule personne vers qui elle aurait pu se
tourner, et il s’agissait du drôle de bonhomme qu’elle avait rencontré le
soir de Halloween – celui qui dormait dans un cercueil. Mais il s’était
montré assez clair. Elle devait se débrouiller toute seule. Que lui avait-il
dit, déjà ? Ici, c’est un asile temporaire, pas une solution. Elle renonça à
l’idée d’aller frapper à sa porte.
Alors, où est-ce qu’on dort, quand on est à la rue ? se demanda-t-elle.
Elle croisait tout le temps des gens qui dormaient sur le trottoir, dans
des sacs de couchage. Il suffisait de vivre dans une grande ville pour
s’habituer à voir ce genre de chose. Mais maintenant qu’elle faisait
partie de ces sans-abri, elle ne savait pas vraiment quoi faire. Même
quand on n’était pas du genre à regarder tout le temps par-dessus son
épaule pour vérifier qu’on n’était pas suivi, il fallait être drôlement sûr
de soi ou vraiment désespéré pour simplement se coucher sur le trottoir
ou dans une embrasure de porte.
Elle se rendit à la bibliothèque municipale, une grande bâtisse en
pierre avec un portique à colonnes, mais celui-ci était déjà occupé par au
moins trois tas de vieux vêtements sous lesquels des gens dormaient sur
du carton. Près de l’un d’eux, un chien leva la tête et se mit à gronder
quand Judy arriva en haut des marches. Un peu plus loin, une ruelle
coincée entre une boutique et un pub s’annonçait prometteuse, mais les
poubelles qui s’y trouvaient débordaient, et la gadoue s’accumulait par
terre. Judy tomba sur un square aux grilles fermées qu’elle aurait
facilement pu escalader si elle n’avait entendu de violents éclats de voix
provenant de l’autre côté.
Judy s’appuya contre une vitrine dans une rue bien éclairée et posa
son sac à ses pieds. Elle était fatiguée et il n’était pas facile de rester
optimiste. Elle devait combattre la tentation de retourner tout bêtement
à la péniche pour dormir un peu avant d’aller se rendre aux autorités le
lendemain matin. Elle avait l’impression d’être une criminelle qui aurait
renoncé à fuir.
– Super, dit-elle à voix haute.
Elle posa la tête contre le bord de la vitre et ferma les yeux.
– Petite, t’assois pas ou tu vas t’endormir.
Judy ouvrit les yeux. Une femme se tenait devant elle. La femme lui
parut d’abord énorme, mais la jeune fille s’aperçut ensuite qu’elle portait
de multiples couches de vêtements sous un manteau crasseux, et qu’elle
avait en fait le visage et les mains maigres. Ses cheveux longs étaient
emmêlés.
Judy se redressa.
– Je me repose juste un peu. Si c’est votre place, je pars tout de suite.
La femme ricana.
– T’as fugué, hein ? Rien qu’une môme, avec ça. Non, c’est pas ma
place, mais je te conseille de bouger et de ne pas t’arrêter. C’est la règle
pour les gosses comme toi. La seule façon de s’en sortir. Marche la nuit,
dors le jour.
Puis elle franchit d’un pas traînant le coin de la rue. Judy l’entendit
saluer quelqu’un avec un rire rocailleux avant que sa voix se fonde dans
la nuit.
Judy se mit donc en marche. Les heures passèrent affreusement
lentement. Minuit, une heure, deux. Le jour semblait ne jamais devoir
se lever. Accroupie dos contre le grillage qui entourait un chantier, elle
se tourna vers le ciel gris orangé qui nimbait la ville et le supplia de
s’éclaircir. Tout ce qu’elle voulait, c’était un petit trait rouge pour lui
indiquer que le jour viendrait. Mais elle n’obtint même pas cela. Elle se
releva et reprit sa route.
CHAPITRE 5

DANS LA LUMIÈRE BLEUÂTRE DE L’AUBE, Andrew Balderson préparait


le petit déjeuner d’Alcibiade dans la cuisine. Il portait un chemisier et
une jupe qui lui arrivait à mi-mollet, une de ces jupes amples, avec un
joli motif de fleurs. Il n’avait jamais aimé les jupes serrées. Ce qu’il y
avait de merveilleux avec les vêtements de femme, c’était la liberté de
mouvement des jambes, la circulation de l’air. Quel dommage que
l’histoire se soit rangée du côté du pantalon pour la gent masculine. Les
Grecs et les Romains trouvaient cela ridicule et barbare – ils se
moquaient des Gaulois et de leurs pantalons. Quant à la couleur, et la
possibilité d’exprimer une sensibilité artistique, qui avait bien pu
décider que cela ne se faisait pas ? Qu’un banquier ou un homme
d’affaires vienne travailler en dos-nu de Stella McCartney ou Alexander
McQueen, il perdrait aussitôt sa place, et, quelle pitié, cela valait pour
les femmes aussi – tout le monde devait porter ces ensembles gris,
maintenant. Pourquoi n’était-ce pas l’inverse ? Aujourd’hui, il s’était
confectionné un joli turban avec un coupon d’indienne très coloré et orné
de paillettes, puis, pour couronner le tout, il avait coincé une fleur de
souci – l’une des dernières du jardin – derrière son oreille gauche. Il
avait aux pieds des chaussons en peau de mouton, pas jolis du tout, mais
tellement, tellement confortables.
– Quoi qu’il en soit, reprit M. Balderson à l’adresse d’Alcibiade, qui
venait de sauter sur la table de la cuisine et le regardait d’un œil torve,
il faut que j’enfile quelque chose de moins confortable et que je me
sauve. C’est le moment. Et toi, mon vieil ami, tu vas filer chez
Mme Hodges, comme d’habitude, et t’engraisser à coup de crème
fouettée et de friandises.
Il était pressé, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il avait décidé,
des années plus tôt, de ne plus se dépêcher en s’appuyant sur le principe
d’Alice au pays des merveilles selon lequel plus on court vite, plus on fait
du surplace. Mais cette fois, il adopta une démarche d’une rapidité
surprenante, avec les longues enjambées bondissantes et régulières d’un
chasseur dans la savane ou d’un berger dans les steppes. L’homme
paraissait incongru dans les rues étroites et parmi les immeubles
décrépits de la vieille ville. Il s’arrêta devant la grande double porte d’un
garage dont la peinture vert glauque s’écaillait et prêta l’oreille au son
aigu d’une disqueuse à l’intérieur du bâtiment. Une petite porte était
ménagée dans le mur, à côté de l’entrée du garage, avec une pancarte
crasseuse et délavée indiquant « G. Wayland Smith, Mécanicien ».
M. Balderson tourna la poignée, puis cogna contre la porte du plat de la
main en appelant :
– Georgie ? Mon garçon, ouvre-moi ! C’est Andy.
Au bout d’un moment, la disqueuse se tut, et M. Balderson cria de
nouveau :
– Georgie, tu veux bien m’ouvrir ?
Il finit par entendre le verrou bouger, puis la porte s’entrouvrit
devant une paire d’yeux très méfiants au milieu d’un visage aux traits
tirés et d’une saleté extrême. Le visage en question avait visiblement
porté des lunettes de protection, car la peau, propre autour des yeux, lui
donnait un air de singe ratatiné. La porte s’ouvrit alors en grand et un
petit homme dans une combinaison de travail qui avait été bleue
s’écria :
– Oh, c’est toi ! Je ne t’attendais pas. Je suis sur un boulot urgent.
Il jeta un coup d’œil attentif à droite et à gauche de la rue, et ajouta :
– Entre donc. Tu viens le chercher, hein ? Il a son plein et je lui ai
fait un check-up complet. Tu ne devrais pas avoir de problèmes. La
transmission donne quelques signes de faiblesse, mais tu le sais déjà. Je
vais te chercher les clés.
Il disparut dans un réduit qui aurait pu servir de bureau s’il ne
débordait pas littéralement de pièces de moteur, de batteries, de
chargeurs, d’essuie-glaces, de boulons, de joints de culasse et de bougies,
et se mit à fouiller tel un sanglier dans un champ de navets en
marmonnant :
– C’est là, quelque part…
Deux véhicules occupaient le grand espace. L’un d’eux était une
voiture luxueuse rutilante qui semblait en parfait état avec sa
carrosserie éblouissante et ses jantes en aluminium. Mais la disqueuse
reposait par terre juste à côté, le capot était ouvert et l’avant de la
voiture relevé. L’autre véhicule était un camping-car, ou un genre de
caravane motorisée. En tout cas, ce n’était pas un engin ordinaire : il
était construit sur le châssis d’un petit camion, avec des flancs droits,
des fenêtres, une porte, et un toit plat cerné d’une rambarde basse. Il y
avait une échelle fixée à l’arrière. Georgie revint en agitant fièrement un
jeu de clés.
M. Balderson sourit et gratifia le côté du camping-car d’une tape
amicale.
– Allons, Aristéas, dit-il. Il est temps qu’on reprenne la route. Je le
sens très fort.
Il ouvrit la porte de la cabine et se hissa derrière le volant. Puis il
baissa la vitre, sortit la tête et lança :
– Merci, Georgie. Ne fais pas de bêtises.
– Pas de danger, fut la réponse. Je ne saurais même pas quoi
inventer.
M. Balderson ricana et fit démarrer le moteur, qui émit un
rugissement de diesel satisfaisant à l’intérieur du garage. Il était parti.


Il commençait à pleuvoir. Judy arpentait le trottoir mouillé dans le
crachin grisâtre qui passerait d’ici une heure ou deux pour la lumière du
jour. Il y avait déjà des passants – des femmes surtout, emmitouflées
pour rentrer au plus vite chez elles après une nuit de travail invisible à
faire le ménage des bureaux et des centres commerciaux pour les jeunes
femmes brillantes et resplendissantes et les jeunes gens aux souliers
bien cirés qui arriveraient plus tard pour faire… ce qu’ils avaient à faire.
À la lumière du jour – aussi gris et humide qu’il fût – les choses
prirent un aspect différent. Judy fut à nouveau en mesure de réfléchir,
malgré son épuisement. Mener une existence de vagabond n’était pas
aussi simple que ça en avait l’air. Son fantasme de vivre sous une coque
de bateau sur la plage était très romantique, très triste, mais aussi, elle
s’en rendait compte à présent, très bête. La seule chose qu’elle voulait
réellement, c’était retrouver son père, ou au moins découvrir ce qui lui
était arrivé. Elle avait promis d’attendre. Elle avait promis de ne pas
envoyer de mails ni de SMS. Mais elle n’avait pas promis de ne pas
partir à sa recherche. Et il n’y avait qu’un seul endroit par où
commencer à chercher. Il fallait qu’elle se rende en Suède, là où avait
été postée la lettre.
Ce serait une quête, une aventure, et ce serait sa décision et pas
quelque chose qui lui tombait dessus comme ça. L’idée paraissait folle,
mais Judy s’en moquait – elle était libre de faire ce qu’elle voulait, et si
elle n’arrivait jamais là-bas, quelle importance ? Elle aurait au moins
essayé. À la question « Qu’est-ce que tu fais ? », elle pourrait au moins
répondre « Je cherche mon père » au lieu de « Rien de spécial ». Elle
déboucha sur une grande artère où la circulation du matin commençait
à se densifier. Elle prit à gauche, en direction de la gare.
Une fois là-bas, Judy consulta les horaires des trains et les
traversées en ferry vers le continent. Mais, outre le fait que tout était
horriblement cher, elle n’était même pas sûre de pouvoir acheter un
billet en étant mineure. Elle devait trouver un meilleur plan. Plein
d’ados de son âge parvenaient à entrer en Angleterre cachés à l’arrière
de camions, accrochés en dessous ou elle ne savait quoi encore. Ça devait
être possible dans le sens inverse, non ? Elle décida donc de gagner à
pied la grande station-service de la rocade pour tenter de se glisser dans
un camion en partance pour le port. Au moins, elle avait réussi à se
laver les dents dans les toilettes de la gare. On avait toujours une
approche plus positive de la vie après s’être brossé les dents. Elle hissa
son sac sur son épaule et se remit en route, suivant les pancartes qui
devaient la conduire vers la nationale. La pluie s’était calmée, mais les
roues des voitures grésillaient encore sur la chaussée détrempée et
soulevaient des gerbes d’eau en roulant dans les flaques. Une auto
ralentit en la dépassant, et le conducteur la regarda avec un sourire à
faire peur. Ce n’était pas un quartier très recommandable – tout le
monde le savait – et Judy fut soulagée qu’il fasse jour. Elle remonta une
longue rue plutôt déserte à cette heure matinale mais qui était connue
pour ses pubs et clubs ouverts toute la nuit. C’était typiquement une de
ces rues qui lui auraient valu tout un cours sur la liberté si son père
avait su qu’elle y avait traîné. Seuls les guichets de paris étaient ouverts
à cette heure-ci, et un ou deux cafés.
Une grosse camionnette la dépassa, et Judy fit un bond de côté pour
éviter d’avoir les chaussures éclaboussées alors que le véhicule
ralentissait puis s’immobilisait. Il ne s’agissait pas d’un camion de
livraison mais d’une sorte de mobile home. Judy continua de marcher en
le surveillant d’un regard prudent. Il n’avait rien à voir avec les
camping-cars rutilants qui partaient en été vers la Côte d’Azur
française. On devinait qu’il avait pas mal bourlingué et qu’on avait
vraiment habité dedans, et elle ne put s’empêcher de se demander qui
pouvait bien voyager dans un tel engin, et dans quel but. La portière du
côté conducteur, que Judy ne pouvait pas voir, claqua. Quelqu’un était
descendu. Impossible de ne pas reconnaître la grande silhouette qui
contourna l’avant du camping-car pour monter sur le trottoir.
M. Balderson portait un chapeau à large bord et un long pardessus qui
balayait presque le sol.
– Eh bien, eh bien, on n’est jamais au bout de ses surprises. Je
partais tranquillement faire une petite virée, et qu’est-ce que je vois ?
Un petit personnage familier qui quitte la ville à pied – et qui ne marche
visiblement pas au hasard. Je me trompe ?
– Non, pas du tout.
– C’est bien ce que je pensais. Je me trompe rarement. Et qu’est-ce
que tu dirais d’un petit déjeuner ?
– Je n’ai pas particulièrement faim.
C’était un mensonge complet. Elle venait soudain de prendre
conscience qu’elle mourait de main.
– Incroyable. Je ne sais pas de quoi tu es faite. Tu ne peux pas être
vraiment humaine. Moi, j’ai un creux. J’imagine que je ne pourrai pas te
convaincre de te joindre à moi pour prendre une tasse de thé avant que
nous reprenions nos chemins respectifs ?
Judy haussa les épaules.
– Il y a un troquet ouvert juste là, indiqua M. Balderson en tendant
le bras.
Judy le suivit dans un petit café minable, avec des tables en Formica
et des chaises en plastique, et ils s’installèrent près de la fenêtre. Une
serveuse revêche s’avança vers eux d’un pas traînant pour leur
demander ce qu’ils voulaient. M. Balderson commanda deux thés, sans
sucre ni lait, puis demanda à Judy :
– Tu veux autre chose ? Je vois qu’ils ont des sandwiches chauds au
bacon.
– Non merci.
– Ce n’est pas grave, je vais prendre plein de toasts et de la
confiture.
On apporta le thé, dans des grandes tasses, ainsi que les toasts et la
confiture.
M. Balderson commença à manger.
– Alors, où vas-tu comme ça ?
– Je quitte le pays. Je pars à la recherche de mon père.
– Comme c’est passionnant – une épopée en cours. « La Chanson
d’Azad », ou qu’est-ce que tu dirais de « La Légende de Judy » ? Où
comptes-tu chercher ? Non, ne dis rien, j’adore deviner… laisse-moi
réfléchir… la Perse, bien sûr, ça ne peut être que ça, la terre des Rois
mages avec son histoire glorieuse et poétique, et son présent si troublé
et malheureux – le nom, l’aspect, les cheveux, les yeux, le nez, les
mathématiques…
Judy se sentit vexée, pas pour les cheveux et les yeux, dont elle était
assez fière, mais pour le nez, qui prenait déjà le côté bec d’aigle de celui
de son père.
– Comment savez-vous que j’aime les mathématiques ?
– Eh bien, ma foi, ça tombe sous le sens. L’Allemagne et la musique,
l’Irlande et les chevaux, la France et la cuisine…
– Je ne vais pas en Perse.
– Je me suis trompé ! Ce n’est pas mon habitude. Alors éclairez-moi,
je vous prie, mademoiselle Azad. Je suis d’une curiosité maladive, et tu
as mangé tous mes toasts et ma confiture.
Étonnée, Judy baissa les yeux vers la table. Elle avait effectivement
tout mangé.
– Je vais en Suède, annonça-t-elle.
M. Balderson ouvrit tout grand son œil unique et applaudit des deux
mains.
– Ahurissant ! Extraordinaire ! Ça dépasse presque l’imagination !
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Eh bien, il se trouve que je me rends justement là-bas. Ce n’est pas
stupéfiant ? Quelle chance que je ne croie pas aux coïncidences, parce
que si tel était le cas, celle-ci serait plutôt difficile à avaler. Mais il se
trouve que je n’ai aucun doute sur le fait que ce sont les Nornes – Urd,
Verdandi et Skuld – qui tissent le schéma invisible du destin et que, ha,
ha, ha, nous avons entrevu quelque chose : un petit coin du voile s’est
brusquement soulevé.
M. Balderson avait encore beaucoup à dire au sujet du destin et de
ses divers schémas, avec des citations de poèmes et de textes anciens. Il
parla d’étiologie et du hasard qui fait si bien les choses, et aborda tout
un tas d’autres sujets qui passèrent complètement au-dessus de la tête
de Judy qui n’écoutait pas vraiment. Elle regardait à travers la vitre
embuée et dégoulinante de condensation du café miteux la rue sordide et
les immeubles de briques noircies juste en face. Allait-il réellement en
Suède ? De telles coïncidences étaient-elles possibles ou y avait-il
derrière tout cela quelque chose d’autre qu’elle ne comprenait pas ?
M. Balderson fit pivoter son œil, qui contemplait le plafond, dans sa
direction.
– On dirait bien que nous allons suivre la même route, du moins
pendant un certain temps. Peut-être sommes-nous destinés à devenir
compagnons de voyage.
– Je ne suis pas sûre…, commença Judy, mais elle fut interrompue
avant de pouvoir finir sa phrase.
– Évidemment, comme pourrait-il en être autrement ? Comment être
jamais sûr de quoi que ce soit ? Les gens pleins de certitudes que je
connais sont extrêmement ennuyeux et ont tendance à adopter des
comportements étranges, souvent pas très recommandables. Mais à toi
de choisir.
Judy devait admettre que M. Balderson semblait avoir réponse à
tout. Elle n’était pas certaine que ce soit une bonne chose.
C’était comme la première fois qu’ils s’étaient rencontrés, quand elle
avait préparé le thé au lieu de partir. Mais là, le choix était autrement
plus grave. Beaucoup plus grave que de s’asseoir pendant une heure ou
deux sur le canapé d’un inconnu. Si son père avait été là… Mais il
n’était pas là, et c’était justement le problème, non ? Cette proposition
lui ouvrait une vraie perspective. Judy s’entendit répondre :
– Si vous allez vraiment là-bas, alors peut-être…
M. Balderson se leva, plongea la main dans une de ses grandes
poches pour en extirper de l’argent qu’il laissa sur la table et sortit du
café. Judy se dépêcha d’avaler la fin de son thé et le suivit dans le
camping-car.
Ils traversèrent la ville. Judy se taisait. Qu’aurait-elle pu dire ? Elle
se laissait conduire quelque part par quelqu’un dont elle ne savait
pratiquement rien sinon qu’il était tout sauf ordinaire et peut-être
même fou. Sans doute aurait-elle dû s’inquiéter davantage, mais elle ne
pouvait s’empêcher d’éprouver le sentiment que dans cette histoire, cette
quête ou elle ne savait trop quoi, M. Balderson ne jouait pas le rôle du
méchant.
– Alors, lança M. Balderson, interrompant le fil de ses pensées. Où
est-ce qu’on va ?
Il parlait fort pour couvrir le bruit du moteur situé sous son capot,
entre les deux sièges, et le cœur de Judy rata un battement.
– Eh bien, en Suède…
– Oui, mais la Suède, c’est un grand pays, non ? Tout en longueur.
– Il y avait une adresse d’expéditeur au dos d’une enveloppe. Le nom
de la ville était à moitié arraché, mais j’ai pu lire le code postal. Je l’ai
retenu parce que sa racine carrée était un nombre premier.
– Un nombre premier ? Vraiment ? C’est très pythagoricien. On
tourne à droite au rond-point, pour aller au port, et on verra le reste
plus tard.
Judy avait longtemps vécu en faisant attention à tout, en s’efforçant
de tout contrôler. Ensuite, après la visite funeste de M. Greaves, elle
s’était contentée de fuir sans plan ni objectif précis. Maintenant, elle
avait un but, mais rien d’autre à faire que de rester assise en regardant
défiler le paysage, les maisons, les prés, et les stations-service. Elle avait
été tendue comme un mécanisme à ressort remonté à fond, orientée vers
un seul but, mais c’était à présent comme si le ressort avait lâché d’un
coup. Ses paupières semblèrent se muer en plomb, sa tête tomba en
arrière et elle sombra dans un sommeil comateux.
CHAPITRE 6

JUDY SE RÉVEILLA alors qu’ils pénétraient dans le gigantesque


terminal maritime et se rangeaient dans une longue queue de véhicules.
M. Balderson sortit et, pendant qu’il s’occupait des billets, Judy regarda
le grand transbordeur qui attendait de partir. C’était le point de non-
retour. Elle s’embarquait dans un voyage dont elle ne savait pas trop
quelle serait l’issue. Mais elle avait au moins l’espoir qu’il la conduirait à
son père. Lorsque M. Balderson revint et que le camping-car monta en
bringuebalant la rampe qui menait aux entrailles métalliques du bateau
pour gagner sa place sur le pont en suivant les gesticulations peu
amènes d’un homme en gilet de sauvetage orange, Judy se mit à parler :
– Et si… je veux dire, il n’y a qu’une chance infime…
– Il n’y a que… l’action, répliqua M. Balderson. L’action ou l’inaction.
Tu as choisi l’action. C’est suffisant. N’agis pas pour les fruits de l’action,
forcément liés au désir de résultat. Contente-toi d’agir. Allons regarder
les mouettes sur le pont supérieur, ajouta-t-il alors qu’un grand fracas
métallique annonçait la fermeture des portes d’étrave et le départ
imminent du ferry.
– Mais je désire un résultat. C’est ce que je veux par-dessus tout.
Pourquoi ce serait mal ? insista Judy tandis qu’ils montaient l’escalier et
émergeaient en plein air.
– Il n’y a rien de mal à ça, mais ça n’a pas lieu d’être. C’est
insignifiant. Sans importance. On ne peut pas s’approprier l’avenir. Seul
le présent nous appartient vraiment.
Ils se dirigèrent vers le garde-fou, à l’arrière du bateau, frissonnant
un peu dans le vent qui assaillit les flancs plats de l’impressionnant
ferry dès qu’il quitta l’estuaire. Une grande mouette à dos noir passa
tout près, portée par le courant ascendant alors que la sirène du bateau
lançait un au revoir funèbre à l’Angleterre. Judy regarda la côte
diminuer rapidement, la vaste gare maritime paraissant déjà toute
petite et anodine, entourée de voitures semblables à des jouets. Elle vit
une petite auto bleue surgir dans le parking à une allure beaucoup trop
rapide puis s’arrêter brutalement. Le conducteur en jaillit d’un bond,
puis resta figé. Elle était trop loin pour distinguer les détails, sans
parler de la plaque d’immatriculation, mais s’il s’agissait de l’ami si
gentil que M. Greaves avait aux services sociaux, il arrivait trop tard.
Elle s’était enfuie.


Par la suite, Judy éprouverait beaucoup de difficultés à se rappeler
son voyage vers le nord. Toutes les inquiétudes quotidiennes qui
l’avaient rongée pendant des mois s’étaient envolées. Maintenant que la
distance qui la séparait de l’Angleterre augmentait, elle éprouvait bien
quelques moments proches de la panique quand elle se demandait dans
quoi elle s’était lancée, mais, la plupart du temps, c’était la fatigue qui
l’emportait, et elle dormait énormément. Même lorsqu’elle était éveillée,
elle passait son temps à rêvasser. Aristéas le camping-car avait
débarqué du transbordeur aux Pays-Bas, et, entre Rotterdam et Anvers,
la circulation avançait à la façon d’un sirop épais et visqueux, sur douze
voies de large envahies par de gigantesques camions de toutes les
nations d’Europe – polonais, serbes, tchèques, français, espagnols,
allemands, turcs, bulgares. Au début, Judy s’amusa à calculer quels
numéros de plaques d’immatriculation correspondaient à des nombres
premiers, puis elle finit par se lasser. Ils roulaient si lentement qu’elle
avait tout le loisir d’observer l’intérieur des cabines des camions qu’ils
longeaient des deux côtés tandis qu’Aristéas les dépassait
laborieusement ou bien se faisait dépasser. Chacune d’elles était occupée
par un routier résigné à ses conditions de travail. Parfois, elle croisait
un regard, rarement, l’ombre d’un sourire, et, une fois, elle eut droit à un
clin d’œil. À un endroit où quatre voies totalement saturées devaient, on
ne savait par quel miracle, se réduire à deux, M. Balderson leva le pied
de l’accélérateur pour laisser passer un monstrueux semi-remorque de
Roumanie, et, tandis que la bête se glissait entre le camping-car et le
camion qui le précédait, une main velue et nonchalante sortit par la
vitre pour lui adresser un petit signe de remerciement. Pas vraiment un
geste, mais presque. Enfin, après ce qui semblait un nombre infini de
kilomètres, la circulation en direction de l’est devint un peu plus fluide.
Puis ils prirent une bretelle d’autoroute pour en gagner une autre qui
montait vers le nord. La nuit tomba, et les voies de circulation se
muèrent en un serpent lumineux, rouge d’un côté, blanc de l’autre. De
grandes pancartes bleu et blanc défilaient au-dessus d’eux pour indiquer
Berlin, Bremen, Oldenburg, Hambourg et Lübeck.
– Ça suffit pour aujourd’hui, annonça M. Balderson, et ils
s’arrêtèrent dans une grande station-service dont l’énorme parking était
déjà rempli de poids lourds.
Ils trouvèrent une place entre deux camions, et s’immiscèrent parmi
eux comme un chaton dans une troupe de lions. M. Balderson coupa le
moteur. Il se faufila entre les deux sièges pour passer à l’arrière.
L’intérieur du camping-car était très confortable. Il y avait un petit
réchaud à gaz au fond, un évier et deux placards, deux banquettes
capitonnées de part et d’autre d’une petite table, et, au-dessus des sièges
de la cabine, une niche à laquelle on accédait par une échelle en bois.
Judy se sentit aussitôt dans son élément. C’était beaucoup plus petit que
dans la péniche, mais on y retrouvait la même gestion astucieuse de
l’espace et la même simplicité.
– Je vais monter, annonça M. Balderson en désignant la petite
échelle. La table se rabat et se transforme en sommier. Il y a un édredon
et un oreiller dans le coffre, sous l’une des banquettes.
Puis, sans rien ajouter, il gravit les échelons et s’enfonça dans
l’alcôve avant de tirer poliment un petit rideau qui le dissimulait aux
regards. Judy trouva comment abaisser la table et transformer les
coussins des banquettes en matelas. Une fois les coussins déplacés, elle
découvrit que les banquettes disposaient d’un couvercle à charnières qui
en faisait des coffres. L’un des deux contenait le réservoir d’eau, des
outils et une mandoline. Elle ouvrit l’autre, et eut un brusque
mouvement de recul. Quelqu’un se trouvait à l’intérieur. Dans
l’affolement, sa première pensée fut qu’elle s’était horriblement trompée
sur le gentil M. Balderson, mais alors, recroquevillé dans le coffre, le
visage pâle et les traits tirés, elle reconnut William Parkinson.
Judy le contempla avec incrédulité. William était couché sur un
édredon à fleurs d’une propreté douteuse, les yeux fermés, la bouche
entrouverte. Il ouvrit les yeux – Judy les remarqua pour la première
fois, marron clair, noisette peut-être, les iris très grands et le blanc très
blanc. Il la regarda.
– Je me suis endormi. Tu es étonnée de me voir ?
– D’après toi ? rétorqua Judy en s’efforçant de recouvrer son calme.
William parvint à s’asseoir dans l’espace exigu.
– D’après moi, tu es étonnée, et pas très contente. Mais ce n’est pas
la peine de te fâcher. Je me suis dit que j’allais me cacher et que je
sortirais quand on aurait démarré, comme ça je pourrais t’accompagner
et te parler de ce que j’ai trouvé. Si je t’avais demandé, tu m’aurais
sûrement dit non.
Judy prit une inspiration et voulut dire ce qu’elle pensait à William
Parkinson, mais il ne lui en laissa pas le temps.
– Je sais que tu ne veux pas que je vienne. Je peux partir
maintenant, ajouta-t-il avec un soupir.
Judy put enfin placer :
– Partir ? Mais où ça ?
– Chez moi. Il doit bien y avoir un car quelque part, et de toute
façon, je suis bon marcheur. C’est ce que dit toujours mamie. Est-ce
qu’on est loin ?
– Oui, on est loin, William, on est en Allemagne.
– Je ne suis jamais venu en Allemagne.
– Eh bien, maintenant, tu y es. Sors de là, s’il te plaît.
William se leva et sortit de sa cachette en regardant autour de lui.
Ses yeux se fixèrent immédiatement sur une ou deux choses qui lui
parurent très intéressantes. Sur l’étagère qui surplombait la banquette
en face de la sienne, par exemple, à côté d’un télescope en laiton, il y
avait une drôle de poupée sur laquelle on avait cousu des petits
coquillages. Et aussi un fragment de poterie décoré de ce qui ressemblait
à des dauphins. Il y avait des livres et des images aux murs, un collier
de perles suspendu à un crochet avec une ceinture en cuir décorée, et un
couteau menaçant. Mais ce n’était pas le moment d’explorer le camping-
car : les sourcils de Judy se rejoignaient, ses narines étaient plus larges
que d’habitude et ses yeux lançaient des éclairs. En fait, elle avait l’air
carrément dangereuse, même si William savait parfaitement qu’elle
n’était en réalité pas dangereuse du tout.
– William, espèce d’andouille, tu as tout bousillé ! Tu as quitté
clandestinement le pays et on va devoir te ramener. Je vais me faire
coincer, et M. Balderson ira probablement en prison pour enlèvement de
mineurs. Tout est fichu maintenant. Oh bon sang, pourquoi je n’ai pas
tout simplement laissé faire ces deux crétins ?
– Quels crét… Oh, Josh et Tyler. Mais si tu les avais laissés faire, ils
m’auraient pris ce que j’ai trouvé, tu sais.
Une voix solennelle résonna alors derrière le rideau de l’alcôve,
rappelant soudain à Judy le souvenir d’un cours sur le tabernacle,
Jéhovah et l’Arche d’Alliance.
– Bien dit, et si tu t’étais contentée de les laisser faire, tu ne serais
pas là non plus, Judy. La cause et l’effet, le battement d’ailes du papillon
à l’autre bout du monde qui déclenche la tempête au-dessus de nos têtes.
Le fonctionnement merveilleux du monde, cette imprévisibilité qui le
rend si excitant.
C’était la vérité. Si elle n’était pas intervenue auprès de Josh et de
Tyler, elle ne se serait jamais réfugiée chez M. Balderson, et… et puis
tout le reste. Elle se laissa tomber sur la banquette et posa les coudes
sur la petite table, le visage enfoui dans ses mains.
M. Balderson passa la tête par le rideau.
– Je trouve qu’il y a toujours un dicton pour chaque situation. Dans
le cas précis, j’opterais pour « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent
du beurre ».
William examinait la tête qui avait surgi au-dessus d’eux.
– Bonjour, dit-il.
– Tu es William, bien sûr ! Quelle agréable surprise… vas-tu te
joindre à nous ? demanda M. Balderson avec un petit rire joyeux.
– Je voulais parler de ce que j’ai trouvé, et de l’arbre aussi, mais je
me suis endormi.
– J’ai hâte d’entendre ça, assura M. Balderson.
Mais quelque chose d’autre venait de détourner l’attention du
garçon.
– Pourquoi n’avez-vous qu’un seul œil ?
– Quel plaisir de parler avec quelqu’un qui dit ce qu’il pense, tu ne
trouves pas, Judy ? fut la réponse de M. Balderson.
– Est-ce que quelqu’un vous a jeté une pierre dessus ? Il y a des gens
qui visent très mal. Mais pas Judy. Elle, elle est très forte pour ça.
– Non, ce n’était pas une pierre. C’est une longue histoire, William. Il
y avait un prix à payer, et je l’ai payé.
– Est-ce que c’était cher ?
– Très cher. Trop cher pour être réglé avec de l’argent.
C’en fut trop pour Judy. Elle était coincée dans un camping-car, au
milieu de l’Europe, avec deux types qui étaient… eh bien, pour être
sympa, on pouvait les qualifier de bizarres.
– Arrêtez ça, s’il vous plaît, aboya-t-elle. Qu’est-ce qu’on va faire ? Et
William, comment as-tu bien pu nous trouver et monter là-dedans ?
– J’ai regardé par la fenêtre de chez moi, et j’étais justement en train
de me demander si tu étais mon amie quand je t’ai vue entrer dans le
café d’en face, alors je…
– C’est bon, j’ai compris. Et maintenant, ta mère va être folle
d’inquiétude et appeler la police.
– Non, elle appellera pas.
– Bien sûr que si.
– Elle est en Espagne.
– OK, qui est-ce qui reste avec toi alors ?
– Personne. Ma mamie est à l’hôpital. Elle est tombée. Je connais
personne d’autre.
– Bien, tout cela est absolument fascinant, lança M. Balderson. Nous
aurons plein de choses à nous raconter demain. Je meurs d’envie de
parler de ta mamie, William, et de plein d’autres choses. Le schéma est
en train d’être tissé, fil après fil. Et le voyage ne fait que commencer.
William aurait voulu en savoir plus sur ce schéma et ces fils, mais la
tête de M. Balderson avait de nouveau disparu.
– Tu veux que je retourne dans le coffre ? Tu pourras faire comme si
je n’étais pas là.
William regarda Judy d’un air hésitant, et celle-ci poussa un gros
soupir.
– Ne sois pas bête.
Elle disposa les coussins puis prit son sac de couchage et étendit
l’édredon et un oreiller pour William.
– Bon, tu te mets de ce côté. Si tu ronfles, tu n’auras qu’à aller
dormir sur le toit.
William se glissa sous le duvet, et Judy éteignit le plafonnier.
– Comment je saurai si je ronfle ?
– T’inquiète, je te le ferai savoir.
– Je suis content d’être là, Judy.
– Tais-toi et dors.
CHAPITRE 7

WILLIAM LES ACCOMPAGNA DONC. Que faire d’autre ? Il n’avait pas de


passeport, et ils ne pouvaient pas se contenter de le mettre sur un
bateau. Sans parler du fait qu’apparemment, personne ne se doutait
même qu’il était parti. Évidemment, cela changerait quand sa mère
rentrerait d’Espagne, ou quand les vacances scolaires seraient
terminées. Judy retourna les diverses possibilités dans sa tête, mais le
problème principal restait que M. Balderson ne semblait absolument pas
prêt à faire le moindre effort pour se débarrasser de William. C’était
même l’inverse. Tandis qu’ils prenaient leur porridge matinal dans le
vacarme de la circulation qui défilait sur l’autoroute et alors que le pâle
soleil d’hiver faisait de son mieux pour traverser les nappes de brume du
nord de l’Allemagne, il écouta avec attention William parler du grand
frêne et de sa mystérieuse découverte.
– Notre destin est un kaléidoscope, dit-il quand William
s’interrompit pour reprendre son souffle. Il y a tous ces petits fragments
colorés en vrac, on donne un quart de tour et tadam ! le schéma
apparaît. Chacun de nous est un petit fragment coloré. Nous avons tous
notre rôle à jouer. Peut-être qu’ici, c’est William qui tient le premier
rôle ? Est-ce qu’il ne s’agirait pas en fait de son histoire ? Sommes-nous
toi et moi de simples personnages secondaires, Judy ? Des figurants
dans une scène de foule ? On n’en sait rien.
Judy prit une nouvelle cuillerée de porridge. D’habitude, elle avait
horreur des flocons d’avoine, mais cela était peut-être en partie dû à son
père, qui disait toujours Comment un pays qui a produit Isaac Newton
et une justice rendue par des jurys a-t-il pu créer une chose pareille ? Ça
fait vraiment tache. Mais quand elle avait voulu refuser le porridge, elle
avait eu droit à une longue harangue de M. Balderson, qui avait assuré
avoir appris l’art de le préparer auprès d’un cultivateur des îles
Hébrides, que son porridge était un chef-d’œuvre culinaire digne
d’Escoffier, que personne n’avait le droit de refuser d’en manger à bord
de son camping-car, et qu’il n’avait rien à faire avec des jeunes qui n’en
mangeaient pas.
Et de fait, Judy avait découvert que le porridge chaud dégoulinant
de sirop n’était pas si horrible que ça. Elle avala sa cuillerée.
– Si on n’est que des personnages dans une histoire, qui est-ce qui la
raconte alors ? Qui fait tourner le kaléidoscope ? demanda-t-elle à
M. Balderson, qui parut absolument ravi.
Avec un soupir d’aise, il s’adossa au coussin de son siège et prit une
gorgée de thé.
– Oh, oui. L’une des grandes questions qui se posent. L’une des
vraies questions. Une de ces questions qui ont mille réponses et aucune
à la fois.
– Merci, j’y vois beaucoup plus clair maintenant.
– À ton âge, ce serait vraiment bien de la ramener un tout petit peu
moins.
Judy baissa le nez dans son bol. Elle savait qu’elle avait une
propension au sarcasme et que ce n’était pas ce qu’elle avait de mieux.
En admettant qu’il y eût chez elle quelque chose à sauver.
– Pardon, dit-elle. Mais les choses arrivent, c’est tout, les unes après
les autres, dans une suite infinie qui part du début. Et toute cette
histoire de schémas, et d’étoffe dont serait fait le destin…
– Oh là là, quelle vieille baderne tu fais ! La vie tout entière ne serait
donc que des fragments qui se tapent les uns contre les autres, comme
des boules de billard, c’est ça ?
– Plus ou moins.
– Tu ne trouveras pas beaucoup de physiciens pour aller dans ton
sens aujourd’hui, mais la question n’est pas là. Que dis-tu de ça : pour
quelqu’un qui n’a pas d’oreille, une cantate de Bach n’est qu’une
succession de notes. Manques-tu d’oreille, Judy, ou entends-tu la
musique ? En as-tu seulement envie ? Quant au compositeur, en fait,
quelle importance ? Quand on entend un morceau de musique
merveilleux – quelque chose qui rend heureux et triste à la fois, quelque
chose qui hérisse les cheveux sur la nuque – la question de savoir qui l’a
composé, ou quoi, ne relève que de la simple curiosité, et tu sais ce qu’on
dit en Angleterre.
– Non, je ne sais pas, intervint William.
Il paraissait bien plus en forme que la veille, mais avait une allure
un peu chiffonnée, et, pensa Judy, pas très propre. Il faudrait au moins
s’arrêter quelque part pour lui acheter une brosse à dents.
– « C’est la curiosité qui a tué le chat », répondit Judy, qui le regretta
aussitôt.
– Quel chat ? demanda William.
– Aucun chat en particulier.
– Mais comment on peut tuer aucun chat en particulier ?
– C’est juste une façon de dire que la curiosité est un vilain défaut,
que les chats sont curieux et que ça peut leur valoir des ennuis.
– Les chats ne sont pas curieux. Les ornithorynques sont curieux
avec leur bec, leurs poils et…
Judy prit un air perplexe.
– Quoi… ? Oh, je vois. Il y a curieux et curieux, William. On peut
être curieux… pour le reste du monde, et curieux dans la façon dont on
considère le monde.
– Et est-ce que je suis curieux, moi ?
– Assurément.
– Curieux de la première sorte ou de la deuxième ?
– Les deux.
– Est-ce que je vais mourir alors ?
– Non, ça ne tue que les chats.
– Mais…
– Ça suffit, William. Fin de la conversation.


William aimait bien être assis à l’avant. Judy occupait le siège
passager, mais il restait plein de place pour lui entre les deux sièges vu
que la cabine se trouvait au-dessus du moteur et qu’il y avait là comme
une sorte de capot. Le garçon s’y était donc installé, avec un oreiller en
guise de siège. Évidemment, ce n’était pas fait pour ça, et il n’y avait pas
de ceinture de sécurité. Mais quand il avait posé la question,
M. Balderson lui avait répondu :
– On ne peut pas tout avoir. Il faut prendre les choses comme elles
viennent.
Aristéas était doté d’un grand pare-brise très large, et William,
perché en hauteur, avait beaucoup de choses à regarder. Il s’agissait
surtout de voitures, de camions et de cars ainsi que de rangées d’arbres,
voire d’une station-service occasionnelle au bord de l’autoroute, mais on
apercevait parfois, au-delà, des fermes aux murs bas et grandes toitures
qui s’élevaient, solitaires, au milieu de champs immenses avec quelques
arbres courbés par le vent pour toute compagnie. Des pylônes
électriques démesurés traversaient le paysage telle une armée de géants
qui touchaient de leur tête le ciel bas aux teintes gris violacé.
Vers midi, il se mit à pleuvoir. Les poids lourds projetaient de
grandes gerbes d’éclaboussures, les essuie-glaces allaient et venaient –
slach tic, slach tic – et l’on ne distinguait plus grand-chose sinon les
points rouges et brouillés des feux arrière des véhicules qui les
précédaient. Il faisait chaud dans la cabine, surtout pour William, assis
sur le moteur. Judy avait posé ses pieds sur le tableau de bord et gardait
les yeux fermés. William se disait qu’elle avait l’air bien – pas heureuse,
mais bien – quand il vit ses sourcils se rapprocher et un petit pli se
creuser entre eux.
Effectivement, Judy s’était sentie bien, bercée par le rythme des
essuie-glaces et la chaleur de la cabine, jusqu’au moment où, sans
prendre garde, elle s’était laissée aller à calculer combien de millions de
véhicules sillonnaient les autoroutes d’Europe à cet instant, leur vitesse
moyenne, leur charge par essieu, la distance moyenne entre les pare-
chocs, et ce qui arriverait si la température chutait brutalement au-
dessous de zéro, que la chaussée se recouvrait de verglas et que le
chauffeur d’un mastodonte sur roues freinait brutalement, faisant partir
sa remorque en travers de la route. Il y aurait probablement un
carambolage qui s’étendrait de Bilbao à Budapest. On était quand même
au milieu de l’hiver, non ? Elle ouvrit les yeux et se remémora son
fantasme de Noël où son père sautait sur la péniche pour le réveillon en
appelant « Jude, Jude… ». Elle ne savait plus si elle devait rire ou
pleurer. Plus rien ne lui paraissait réel. Elle se rappela soudain quelque
chose que M. Greaves leur avait dit à propos de Macbeth durant une
assemblée générale. Il leur parlait tout le temps de Shakespeare. « La
vie, dit Macbeth, “est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de
fureur, qui ne signifie rien”. » Mais il avait ajouté que Macbeth était très
triste et déprimé, qu’il avait fait des choses vraiment horribles parce
qu’il avait cru aux prédictions des trois sorcières et qu’en plus de tout, sa
femme venait de mourir. « Il y a des fois, avait ajouté M. Greaves, où on
a l’impression que plus rien n’a de sens. Mais cela ne veut pas dire que
ce soit vrai. Le soleil se montre, quelqu’un vous sourit, et soudain, tout,
même les choses les plus infimes, prend du sens. Pensez à cela quand
vous vous sentirez tristes. Et n’écoutez pas les sorcières – elles ne disent
jamais la vérité. »
Judy regarda William et M. Balderson, qui avait troqué son chapeau
mou à large bord contre un fez rouge vif orné d’un gland, sélectionné une
station de radio qui lui plaisait, et qui tapotait maintenant son volant au
rythme d’un chœur d’opéra entraînant. Et voilà, songea Judy. Ta-dam !
Les sorcières. Elle eut un petit rire. M. Balderson se tourna vers elle.
– Oui, c’est merveilleux, non ? Fidelio !
Judy éclata de rire, et M. Balderson lui sourit.
– Heureusement que l’œil gauche fonctionne. Vu qu’on roule à droite.
Le rire de Judy s’étrangla dans sa gorge. Elle n’avait pas pris cela en
compte. M. Balderson était à moitié aveugle ! Ça n’améliorait pas leurs
chances de ne pas devenir une statistique dans un avenir proche.


À cinq heures, la pluie avait cessé de tomber. M. Balderson
s’engagea sur une bretelle d’autoroute, et ils roulèrent longtemps sur de
petites routes droites bordées de peupliers et de tilleuls, traversant de
petits villages proprets aux maisons de briques rouges dont les toits
n’étaient pas loin de toucher terre, ce qui laissait peu de place pour les
portes et les fenêtres. M. Balderson semblait chercher quelque chose. Le
soleil touchait déjà presque l’horizon. Il parvint à glisser quelques
rayons sous les nuages, faisant soudain miroiter des vitres et des
flaques. Puis il disparut, et une pénombre morose recouvrit peu à peu le
paysage.
– Nous y voilà, annonça M. Balderson alors qu’ils prenaient ce qui
n’était guère plus qu’un chemin empierré. Ils se trouvaient de toute
évidence dans un terrain de camping, mais pas du style trois étoiles avec
bureau d’accueil, douches rutilantes de propreté et boutique où trouver à
manger, bonbons, bouteilles de gaz et jouets gonflables. Là, entre les
arbres plutôt clairsemés, le sol était couvert d’une épaisse couche
d’aiguilles de pins et de tout un tas de saletés qu’il était préférable de ne
pas regarder de trop près. Le genre de trucs que les gens laissent parce
que ça pue trop, parce que c’est vide ou les deux à la fois et qu’ils n’en
veulent pas dans leur voiture sans prendre pour autant la peine de
chercher une poubelle. Et, songea Judy pendant que M. Balderson
garait le camping-car à une place à peu près exempte de sacs en
plastique, et pis encore, ces gens n’arrivaient pas à projeter ce que ça
donnerait si on multipliait ça par un million.
– Joli coin, marmonna-t-elle avant de le regretter tout de suite.
Il fallait qu’elle arrête de chercher tout le temps à faire la maligne et
de balancer des sarcasmes. Elle devait accepter les choses telles qu’elles
étaient. C’est ce que faisait M. Balderson. William aussi, d’ailleurs. Il n’y
avait pas d’autres façons de survivre à cette virée sans devenir
complètement cinglée.
– Ce qu’il y a de bien, quand on voyage en hiver, commenta
M. Balderson en ouvrant sa portière pour descendre, c’est qu’on a
souvent le camping pour soi.
L’air froid s’engouffra dans la cabine.
– Sortez vous dégourdir les jambes.
– Il faudrait trouver quelque chose pour William, lança Judy. Il va
attraper la mort.
Elle prenait un pull dans son fourre-tout.
– Regarde dans un des placards.
Judy fouilla un peu. Il y avait des tas de vêtements parmi lesquels
piocher. Elle choisit un bonnet de laine et une veste doublée et les
apporta à William, qui ne l’avait pas attendue pour sortir. Il paraissait
plutôt joyeux tout en regardant autour de lui mais se tenait voûté et
grelottait déjà.
– Tu as zéro instinct de conservation, décréta Judy. Mets ça.
La veste lui arrivait aux genoux, mais la jeune fille lui roula les
manches et lui mit le bonnet sur la tête. L’interminable soir d’hiver
virait enfin à la nuit. Les troncs des arbres n’étaient plus que de simples
silhouettes contre le ciel sombre, et, dans la lumière déclinante, il fallait
faire attention en marchant et garder les yeux rivés au sol pour ne pas
écraser quelque chose sur lequel on ne voulait surtout pas marcher.
M. Balderson avait disparu.
– Viens William, il faut qu’on bouge.
Ils errèrent un moment en battant des bras. Il n’y avait pas grand-
chose à voir. L’endroit était plus vaste qu’il le paraissait au premier
abord. Une baraque en béton cadenassée qui avait dû abriter des
poubelles, voire des toilettes, masquait quelques buissons échevelés et le
reste du site. Mais il commençait à faire trop sombre pour s’éloigner, et
ils s’apprêtaient à rebrousser chemin quand ils perçurent des voix.
Apparemment, ils n’étaient pas seuls dans le camping. Puis ils
entendirent un rire, un grand rire joyeux qu’ils connaissaient bien. Ils
continuèrent de marcher, et, derrière les buissons, ils repérèrent une
voiture garée un peu plus loin avec, juste à côté, des gens installés
autour d’un tout petit feu fumant. La plus grande silhouette était celle
de M. Balderson, mais ils n’arrivèrent pas à distinguer grand-chose
d’autre. Ils s’avancèrent, et le brouhaha des voix s’interrompit, mais pas
avant que Judy ne surprenne un mot qui la fit sursauter. Les têtes se
tournèrent vers eux, et M. Balderson se leva.
– Hello les jeunes, je bavardais un peu. Comme vous le voyez, nous
ne sommes pas tout seuls. Il y a d’autres voyageurs.
Ils étaient maintenant assez proches pour distinguer l’assortiment
disparate des vêtements que portaient les campeurs, mais c’était à peu
près tout. Ils étaient emmitouflés jusqu’aux sourcils pour lutter contre le
froid de la nuit. Un œil sombre par-ci, un menton mal rasé par-là, une
mèche de cheveux s’échappant d’un châle.
– Venez dire bonjour, lança M. Balderson.
Judy s’approcha, mais William resta où il était.
– Viens, William, lui dit la jeune fille.
– Non, je ne veux pas.
– Ah, fit M. Balderson, je crois qu’il est temps d’aller au lit. William
a l’air d’avoir besoin d’un peu de repos.
Puis il salua d’une voix enjouée le groupe silencieux et repartit vers
le camping-car. Judy restait figée sur place. Avait-elle bien entendu ?
Alors un homme se leva, repoussa la capuche d’une parka qui avait
connu des jours meilleurs et fit un pas dans sa direction. Il la regarda
bien en face et lui dit :
– Bonne nuit. Dormez bien. Je souhaite que votre voyage connaisse
une fin heureuse.
Il s’exprimait dans un farsi parfait et élégant. Pendant une fraction
de seconde, ce fut pour Judy comme si son père lui parlait par la bouche
de cet homme triste en baskets élimées et jean râpé. Judy allait
répondre, mais William la tira par le bras.
Tout en marchant, il demanda :
– C’était qui ?
– Des réfugiés, des migrants, des demandeurs d’asile, comment
veux-tu que je le sache ?
– Est-ce que c’était de la vermine ?
Judy s’arrêta net.
– Qu’est-ce que tu as dit ?
– Jerry, c’est le copain de ma mère, il dit que c’est de la vermine. Ils
viennent chez nous et ils volent des choses, ils fraudent et ils prennent
l’argent des contribuables. Il dit qu’ils prennent le pain de la bouche des
bons Anglais. C’est bien du vol, ça, non ?
Une Judy calme et apaisée aurait respiré à fond et aurait pris le
temps d’évaluer la situation : qui était William, à quoi ressemblait sa
vie. Mais elle ne se sentait ni calme ni apaisée. Elle le saisit par les
revers de sa veste ridiculement démesurée et le colla contre un arbre,
approchant son visage à quelques centimètres du sien.
– Écoute-moi, pauvre crétin pathétique. Ton auxiliaire de vie
scolaire, tes prétendus besoins spéciaux et tes psychologues coûtent
dans les cinquante mille livres par an à ces fameux contribuables. La
plupart des établissements scolaires d’Angleterre feraient n’importe
quoi pour se débarrasser de toi. Et est-ce que ça fait de toi une vermine ?
Et moi alors ? Si j’ai un passeport britannique, c’est seulement grâce à
ma mère. Mon père n’est pas anglais. Alors moi aussi, je suis de la
vermine. Quant à M. Balderson, Dieu seul sait ce qu’il est, mais je parie
qu’il compte pour de la vermine selon les critères de ton Jerry. Et là,
William, pendant qu’on parle de vermine, si je devais choisir entre toi et
un rat d’égout, je choisirais le rat.
Judy savait bien, tout en parlant, qu’elle faisait preuve d’une
cruauté vicieuse, mais elle n’arrivait pas à s’arrêter. William avait fermé
les yeux, paupières crispées, et il se mit à cogner l’arrière de son crâne
en rythme contre le tronc de l’arbre. Judy le lâcha. Il glissa hors de la
veste trop grande, qui s’était accrochée à l’écorce rugueuse, et se roula
en boule au pied de l’arbre. La veste dégringola sur sa tête, et, dans la
pénombre, on aurait pu le prendre pour un déchet de plus. Judy se
baissa vers lui. Des larmes jaillissaient des yeux serrés du garçon. Elle
ne l’avait jamais vu pleurer et cela lui fit monter les larmes aux yeux.
Elle se laissa tomber à genoux.
– William, je suis désolée. Je pense juste que Jerry a tort, c’est tout.
Ce n’est pas parce que quelqu’un est tout en bas de l’échelle qu’on doit le
traiter de vermine. On trouve toutes sortes de gens en bas, mais c’est
pareil en haut. Et il y a mille façons de tricher et de mentir que les gens
utilisent tout le temps : pauvres, riches, anglais, étrangers. Ça ne fait
pas de différence, c’est tout le monde. Les riches sont les plus grands
fraudeurs, et les pauvres sont de petits fraudeurs.
– Comme moi, tu veux dire. Je suis quelqu’un de mauvais, dit-il
d’une voix à peine audible.
– Non, non, non, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. Je
t’assure. Vraiment. Tu ne triches pas.
– Mais tu as dit que c’était tout le monde.
– Presque tout le monde.
Elle se pencha vers lui et chuchota, la bouche contre son oreille :
– William Parkinson, tu es l’une des deux personnes que je connais
qui ne trichent ni ne mentent jamais.
William ouvrit un œil.
– Est-ce que c’est toi, l’autre ?
Judy rit et secoua la tête.
– Non, William, ce n’est pas moi. Je suis une super menteuse. Ça fait
des mois que je mens, à tout le monde. Mais il faut que ça s’arrête
maintenant. Je vais essayer d’être un peu plus comme toi. Allez, viens.
Elle l’aida à se relever et frotta sa veste pour en faire tomber les
aiguilles de pin. Ils retournèrent vers le camping-car.
– C’est qui l’autre, alors ?
– Devine.
– Ton papa.
– Petit futé, va.


Le lendemain matin, ils se levèrent tôt. M. Balderson, plus
extravagant que jamais avec un tablier à dentelles et un bandeau à
motif de cachemire noué en travers de son œil aveugle, s’attaqua à la
préparation du porridge dans un silence solennel quasi religieux. Judy
entreprit de ranger la literie et de remettre la table en place, aidée par
William, qui ne l’aidait en réalité pas du tout, mais elle se garda bien de
le lui faire remarquer. Elle se sentait encore ébranlée de s’être autant
emportée la veille. Elle, qui ne se serait jamais crue capable de faire
passer sa colère sur de parfaits innocents, s’était bien trompée. Elle ne
valait pas mieux que Josh et Tyler – ces brutes qui cognaient quand ça
les arrangeait. Au fond, elle était mauvaise. Mais elle voulait désormais
traiter William en être humain et pas seulement comme une vraie plaie.
Une fois le petit déjeuner avalé et la vaisselle faite, ils se remirent
en route et traversèrent les vastes plaines du nord de l’Allemagne avant
d’entrer au Danemark, stupéfaits de découvrir les immenses champs
d’éoliennes et les ponts qui enjambaient de leurs courbes majestueuses
les bras de mer tachetés de gris et de blanc entre les îles. Judy en profita
pour interroger M. Balderson sur les gens qu’ils avaient vus au camp.
– Vous les connaissiez ? demanda-t-elle.
Sans surprise, M. Balderson répondit de manière évasive :
– Oui et non.
– C’est-à-dire ?
– Je les connais, mais pas par leur nom. Enfin, maintenant si, nous
nous sommes présentés, mais je ne savais pas comment ils s’appelaient
quand nous sommes arrivés. Tu les connais aussi.
– Non, pas du tout.
– Tu es même particulièrement bien placée pour les connaître. C’est
ce que tu as dit à William hier soir.
Judy rougit. Il avait donc tout entendu.
– Ils sont « eux » pour tous ceux qui ont un travail, une maison et
une voiture dans l’allée. Ils ne sont ni Joe, ni Charlie, ni Mme Green du
bout de la rue, mais juste « eux » – les apatrides, les sans-abri, les sans
attaches – et maintenant, on fait partie d’eux, on est sans domicile fixe
nous aussi. Nous avons levé l’ancre et quitté le port. C’est la liberté, et il
paraît que ce n’est pas du tout aussi génial qu’on le dit.
Judy se redressa brusquement. C’étaient les paroles exactes de son
père.
– Qu’est-ce que vous venez de dire ?
– J’ai dit que la liberté n’est pas aussi géniale qu’on le dit, répéta
M. Balderson. Ce n’est pas du goût de tout le monde. Mais on finit par
aimer ça. Personnellement, ça me convient très bien.
Judy revint au sujet qui l’intéressait.
– J’ai entendu un nom. Vous discutiez, et j’ai entendu le nom d’un
lieu. Le nom de l’endroit d’où vient mon père.
– Vraiment ?
– Oui, et ensuite, cet homme s’est adressé à moi en farsi. De quoi
parliez-vous ?
– Oh, de choses et d’autres. Il y a toujours quelque chose
d’intéressant dans le récit de ce genre de vie.
– Mais…
– À mon humble avis, le problème, quand on écoute aux portes, c’est
que ça peut être amusant sur le moment, mais qu’on doit être prêt à en
assumer les conséquences.
Là-dessus, M. Balderson se pencha pour allumer sa vieille radio et
trouver une station qui passait de la musique, laissant Judy se
demander comment elle devait réagir.
CHAPITRE 8

DE CHAQUE CÔTÉ DE LA ROUTE, la forêt défilait à l’infini. Les troncs


des pins dressaient leurs colonnes sombres, et les branches des sapins,
chargées de neige, luisaient à la lueur des phares. Minuit était déjà
passé.
Il n’avait pas été très difficile de trouver où ils devaient aller. Ils
s’étaient arrêtés à l’office du tourisme de Helsingborg, où une dame
souriante avait montré sur une carte la ville correspondant au code
postal dont Judy se souvenait. Mais pour s’y rendre, c’était une autre
histoire. Judy avait beau avoir déjà regardé des tas de fois la carte de la
Suède, elle n’avait pas réalisé à quel point ce pays était tout en longueur
et qu’ils devraient monter presque jusqu’au cercle polaire pour arriver
là-bas. Cela faisait deux jours entiers qu’ils étaient sur la route. Heure
par heure, la température chutait, la neige s’épaississait et le soleil
s’étiolait dans le ciel. Au troisième jour, alors qu’ils approchaient enfin
de leur destination, ils décidèrent de gagner un peu de temps en coupant
par une petite route.
Ce ne fut pas l’idée du siècle. La chaussée était étroite, et, même si le
chasse-neige était passé, ils roulaient sur de la neige tassée sans la
moindre parcelle de sol visible.
Une pluie cristalline de flocons minuscules tombait depuis un
certain temps, fouettée par un vent cinglant et vicieux qui tournoyait et
tourbillonnait entre les arbres. Il arrivait que le vent déloge des sapins
de grosses masses de neige qui s’effondraient alors sur les congères avec
un bruit sourd dans un nuage poudreux. Il y avait parfois une trouée
dans cet océan d’arbres, lorsqu’ils passaient près d’un pâturage ou d’une
zone de coupe rase, et le vent s’y engouffrait, soulevant des talus des
bourrasques de neige qui traversaient la route juste devant le camping-
car. Ils avaient alors l’impression de foncer dans une soudaine nappe de
brouillard, et ne voyaient plus qu’à quelques mètres devant eux.
Il était très tard, mais, comme le fit remarquer M. Balderson, ils ne
pouvaient s’arrêter nulle part même s’ils l’avaient voulu, et devaient
donc essayer d’atteindre la civilisation.
– On va bien trouver un village pas trop loin. Il y aura peut-être
même des chambres d’hôtes, une auberge ou un hôtel, qui sait ? lança-t-
il joyeusement en scrutant à travers le pare-brise la route balayée par
des rafales de neige.
Le chauffage marchait à fond dans la cabine du camping-car, mais
cela suffisait à peine à réchauffer l’atmosphère. Judy avait remonté ses
pieds sur le siège et serrait ses genoux dans ses bras. M. Balderson
portait tout un étrange assortiment de lainages divers, dont un bonnet à
oreillettes rayé rouge et blanc. William était toujours assis sur le capot
du moteur, et c’était donc lui qui avait le plus chaud, mais il n’avait pas
vraiment de dossier, et sa tête avait tendance à rouler en avant chaque
fois qu’il s’assoupissait. Judy attrapa un coussin derrière elle et le plaça
sur ses genoux afin que le garçon puisse poser sa tête dessus.
M. Balderson conduisait lentement. La chaussée étincelait. La neige
fraîchement tombée avait tout recouvert de quelques centimètres de
poudreuse, faisant disparaître toutes traces de pneus qui avaient pu s’y
trouver auparavant.
– Évidemment, on serait mieux avec des pneus neige, fit remarquer
M. Balderson d’un ton dégagé. Du coup, on doit faire preuve d’un peu
d’habileté. Ne jamais aller trop lentement, c’est le principe.
– Vous voulez dire, pas trop vite, non ?
– Non, Judy, je veux dire pas trop lentement. Si on se met à patiner
en pleine côte, on n’arrivera jamais en haut.
Judy se mordit les lèvres. Bien sûr : un véhicule de trois tonnes en
pleine ascension d’une côte sans qu’il y ait de réelle friction entre les
roues et la chaussée dépendait uniquement de sa vitesse acquise.
Augmenter les rotations du moteur ne ferait qu’empirer les choses
puisqu’il n’y avait aucun moyen d’appliquer le travail du moteur à la
chaussée. Le fait était que s’ils s’arrêtaient, ils ne pourraient jamais
redémarrer.
– Je n’ai pas réfléchi, convint-elle.
– Parfait. Tu as de toute façon tendance à beaucoup trop réfléchir,
répliqua-t-il.
C’est ainsi qu’ils poursuivirent leur chemin, pas trop lentement,
mais pas trop vite non plus. Du moins quand ils descendaient une côte.
À chaque fois que M. Balderson touchait les freins, ils sentaient l’arrière
du véhicule s’agiter et tressauter, prêt à leur faire faire un tête-à-queue
spectaculaire dans un grand dérapage incontrôlé. Et lorsque,
inévitablement, cela finit par arriver, ce ne fut vraiment pas la faute de
M. Balderson. Ils descendaient prudemment une pente quand le talus de
neige qui bordait la route devant eux parut exploser, libérant une forme
gigantesque qui bondit sur la chaussée. Ils eurent le temps de voir un
corps trapu, brun foncé, haut perché sur de longues pattes incongrues,
puis une tête oblongue à l’air mélancolique, garnie d’une barbichette
sous le menton, se tourner vers eux, momentanément hypnotisée par les
phares. Mais une collision frontale avec un élan de cinq cents kilos dont
le corps massif arrivait au niveau du pare-brise aurait signé leur arrêt
de mort à tous, et pas seulement celui de l’élan, aussi M. Balderson fut-il
contraint de freiner. Les roues arrière s’emballèrent et firent tourner le
camping-car comme dans une attraction de fête foraine, projetant son
flanc contre le talus enneigé avec un craquement sourd tandis que la
roue gauche dérapait par-dessus le bord invisible du fossé. L’élan, lui,
traversa la route d’une foulée élastique et dégingandée pour disparaître
de l’autre côté.
Judy parvenait à peine à respirer, et cela n’était pas dû qu’à
l’émotion : William lui était tombé dessus, et M. Balderson s’était
effondré sur William. Avec lenteur, le camping-car s’inclina puis
s’immobilisa paisiblement, niché dans les profondeurs de la neige
fraîche.
Le silence régnait. Ils parvinrent à se dégager les uns des autres.
– Où est-ce qu’on est ? demanda William.
– Dans le fossé, répondit M. Balderson.
– Est-ce qu’on peut en sortir ?
– A priori, je dirais que non, mais je vais voir s’il veut bien démarrer.
Ce n’était pas évident avec le camping-car penché tel un navire
échoué sur un récif. Le moteur essaya par deux fois de tourner
faiblement, toussa et se racla la gorge, mais rien de plus.
– Nous allons avoir besoin d’aide, annonça M. Balderson. Tout le
monde finit par avoir besoin d’aide à un moment ou à un autre.
– Mais qui va nous aider ? demanda Judy. Il y a des heures qu’on n’a
croisé personne.
M. Balderson regarda par-dessus le bord du fossé.
– C’est vrai. Cependant le chasse-neige est passé, donc cette route
n’est pas désaffectée. On va devoir tenir le coup, chanter des chansons,
raconter des histoires, rêver aux choses du passé et à ce que nous
réserve l’avenir. Tu peux aller voir si le réchaud à gaz fonctionne, Judy ?
Il faisait sombre à l’intérieur du camping-car tandis que Judy
essayait de se frayer un chemin à travers le fouillis. Les portes des
placards s’étaient ouvertes sous le choc, et il y avait des livres, des pots
de confiture, des vêtements et des outils partout. Elle tenta d’allumer le
réchaud, mais rien ne se passa.
– Il est pour le moins capricieux, commenta M. Balderson. C’est
sûrement à cause de la neige accumulée.
Sa voix semblait légèrement altérée. Très légèrement seulement –
traduisant un tout petit peu moins la joie et l’excitation que lui
procurait le seul fait d’être en vie – mais le changement n’échappa pas à
Judy. William frissonna. Il commençait à avoir froid.
– Bien, dit M. Balderson. Nous allons nous organiser un peu. Mettez-
vous dans vos sacs de couchage et couchez-vous l’un contre l’autre.
– Pourquoi ? demanda William.
– Parce qu’il va faire froid, répondit M. Balderson.
– Il fait déjà froid.
M. Balderson poussa un soupir.
– Dans une heure ou deux, tu ne trouveras pas que c’était froid, je te
le garantis.
Ce fut particulièrement pénible de chercher à tâtons dans l’obscurité
du camping-car, qui penchait affreusement, les coussins des banquettes
et les couvertures, puis de trouver comment installer une sorte de lit. À
la fin, Judy et William finirent par se glisser dedans en se laissant
rouler plutôt qu’en se couchant, avec William coincé au fond.
– Au secours, Judy m’écrase ! Je suis écrasé !
– Parfait, dit M. Balderson. Plus tu es écrasé, mieux c’est.
Ils s’étaient enfouis le plus profondément possible sous les édredons
et les couvertures – et les vêtements que M. Balderson avait accumulés
sur eux –, et Judy avait fait entrer William dans son sac de couchage.
Du coup, il se débattait un peu pour arriver à sortir sa tête.
– Si quelqu’un passe, comment on pourra lui faire signe de
s’arrêter ? demanda-t-il à M. Balderson.
– Il s’arrêtera. Tout le monde ici connaît les risques.
– Et de quels risques on parle, exactement ? intervint Judy, qui le
savait pertinemment.
– Couvre ta tête, Judy, et cesse de poser des questions.
M. Balderson grimpait un peu partout, leur passant parfois par-
dessus, et farfouillait dans les coins sans cesser de fredonner. Soudain,
une lumière blême inonda le camping-car. La lune avait échappé à la
cime des arbres et voguait bas dans le ciel.
– Ah… c’est bien ce que je craignais, dit M. Balderson. Ça s’est
dégagé.
Il s’était affublé d’un amoncellement hétéroclite de vêtements. Judy,
qui l’observait du fond du cocon qu’elle s’était ménagé, estima que son
tour de taille avait doublé, comme si on l’avait gonflé avec une pompe à
vélo. Il portait son bonnet de laine, mais avait mis un torchon par-
dessus qu’il avait noué sous son menton. Il avait dû superposer au moins
trois pull-overs ainsi qu’un vieil anorak mité et il arrivait à peine à
remuer les bras. Sous deux jupes volumineuses, il avait enfilé un jean
sale que Judy avait repéré dans l’un des coffres où il servait de cale à
quelques outils, et il avait glissé ses mains dans au moins deux paires de
chaussettes de laine.
– Nous aurions dû apporter des tenues adaptées, mais nous n’en
avons pas eu le temps, fit-il remarquer. Bien. Vu la météo, je crois que je
vais me contenter de revenir un peu sur nos pas. Je suis sûr qu’on a
dépassé une petite ferme pas trop loin…
Il se dirigea gauchement vers la porte et parvint à l’ouvrir avec
difficulté. Puis il dégringola dehors.
– C’est le moment de se serrer l’un contre l’autre, les amis. Rien de
tel que le contact physique.
Là-dessus, il laissa la porte claquer et disparut.
Ni William ni Judy n’étaient du genre à avoir des contacts physiques
s’ils pouvaient l’éviter – ce qui montre bien ce qu’un froid extrême peut
faire, car ils se serrèrent l’un contre l’autre comme si leur vie en
dépendait. Et de fait, même s’ils ne le mentionnèrent ni l’un ni l’autre,
c’était exactement le cas.
Au bout d’une demi-heure, les derniers vestiges de chaleur avaient
été inexorablement chassés du camping-car par le froid qui s’infiltrait à
l’intérieur. Dehors, les ultimes filaments de nuages s’éparpillaient
devant le vent moribond, et la lune se hissait dans un ciel parfaitement
dégagé. La température avait chuté comme une pierre, et il régnait un
silence absolu, ce silence que seule la nuit profonde du plein hiver peut
apporter : pas le moindre bruissement sur le sol forestier, pas de doux
pépiement d’oiseaux dans les branches, pas d’aboiement de renard ni de
petits pas d’écureuil à l’assaut des troncs d’arbres. Ainsi le froid – le
froid mordant, impitoyable, sournois et vicieux – avait fait son entrée
théâtrale, sillonnant champs et bois, s’enfonçant dans chaque faille,
fissure, racine et arbre creux, cherchant de ses doigts glacés de petits
cœurs palpitants d’où extraire la vie.
Dans le camping-car, Judy s’était enroulée dans l’édredon, ne
laissant qu’un petit trou pour son nez et sa bouche. L’air chaud de son
souffle avait formé un anneau de cristaux glacés sur le bord. Elle
examina la condensation qui avait gelé instantanément sur les vitres du
camping-car, formant un filigrane de givre.
La voix étouffée de William lui parvint d’un endroit situé presque
sous elle.
– J’ai froid aux pieds.
– Remue-les.
– Je ne peux pas. Tu es couchée dessus.
Judy se poussa légèrement.
– Et là, tu peux les bouger ?
– Un peu.
Judy se rappela un jour où elle jouait dehors, dans une sorte de cour.
C’était un souvenir qui remontait à si loin qu’il ressemblait à un rêve.
Elle devait être très petite. Mais elle revoyait la lumière crue du soleil,
s’entendait se plaindre qu’elle avait trop chaud et demander pourquoi il
ne faisait pas plus frais.
– Je ne me plaindrai plus jamais de la chaleur, promit-elle à voix
haute.
CHAPITRE 9

LE GROS POÊLE EN FAÏENCE du salon était presque brûlant. Stefan


vérifia que les flammes avaient bien cédé la place aux braises avant de
couper l’arrivée d’air. Maintenant la chaleur durerait toute la nuit, mais
il devrait tout de même se lever de bonne heure pour allumer le
fourneau de la cuisine et remplir la caisse à bûches. Il se prépara à aller
se coucher. Sa petite chambre était coincée derrière la cuisine, et la
cheminée occupait une partie du mur mitoyen, ce qui rendait la pièce
assez douillette. Stefan sourit avec satisfaction en se glissant sous la
couette. Si la température descendait au-dessous de moins trente, il
n’aurait pas à aller en classe le lendemain matin, et il semblait bien qu’il
faisait plus froid que ça. C’était la règle pour les élèves qui venaient des
villages les plus éloignés. Il pourrait donc passer la journée avec son
petit Ferguson, ce qui impliquait de prendre une décision : remettre en
état la dynamo et son régulateur dans son projet de restaurer
intégralement le tracteur, ou bien souder un jeu de pattes de fixation
pour monter un alternateur afin que la batterie arrête de gaspiller son
énergie. C’est donc plongé dans ces heureuses pensées de condensateurs
et de régulateurs que Stefan finit par s’endormir.
Dans le camping-car, William claquait des dents.
– Je ne sens plus mes pieds du tout. Je les ai bougés, mais ça n’a rien
changé.
Judy se rendait compte qu’il grelottait vraiment.
– On va échanger nos places, annonça-t-elle. Il faut qu’on fasse
comme les manchots, William. Ils restent groupés et se relayent au
milieu pour se réchauffer.
En poussant, tirant et le faisant rouler au-dessus d’elle, Judy parvint
à faire passer William de l’autre côté. Elle ne tarda pas à comprendre
pourquoi il avait eu si froid. Le flanc du camping-car était gelé.
– Q-q-qu’est-ce qu’on fait si personne ne vient ? voulut savoir le
garçon.
– Ne t’inquiète pas, ça va aller, répliqua Judy sur un ton léger.
À son grand soulagement, William se contenta de cette réponse.
Judy songea avec amertume que c’était le genre de chose que dirait une
hôtesse de l’air lors d’une panne de moteurs à trente mille pieds
d’altitude. D’un autre côté, que dire d’autre ? Les choses s’annonçaient
mal, mais cela n’aurait servi à rien d’en discuter avec William. En fait,
elle estimait qu’ils risquaient réellement de mourir, et pas seulement
d’être gelés, perclus de crampes et déprimés. Par habitude, elle essaya
fugitivement de calculer leurs chances de survie, mais elle ne disposait
pas de données assez précises sur ce type de situation pour en tirer des
statistiques acceptables. Quarante pour cent ? Cinquante ? Une et
demie ? Elle s’engourdissait. Mais non, il ne fallait pas qu’elle
s’endorme, ça, elle le savait.
– Tu crois que M. Balderson va bientôt revenir ? demanda William.
– Oui, il ne va plus tarder.
Elle ne savait pas combien de temps M. Balderson pouvait tenir
dehors, même s’il ne cessait pas de marcher. Sans doute pas très
longtemps. Vingt minutes ? Une demi-heure ? Mais ce n’étaient que des
suppositions, et elle détestait les suppositions.
– On pourrait faire un grand feu pour se réchauffer vraiment, souffla
la voix de William à son oreille. Il y a au moins un million d’arbres, ça ne
gênerait personne, si ?
– Je ne crois pas que ça gênerait quelqu’un, mais je ne crois pas non
plus qu’on y arriverait. Plus d’un mètre de neige, pas de vêtements
chauds et une toute petite hache. C’est déjà difficile de faire du feu,
même quand il ne fait pas froid et qu’il n’y a pas de neige. Et je n’ai
jamais été douée pour allumer des feux de camp.
– Et moi, je n’ai jamais essayé.
– Eh bien voilà. On nagerait complètement.
La tête de William émergea du sac de couchage.
– Si on nageait, ça voudrait dire qu’on serait dans l’eau, et peut-être
même sur un bateau. On aurait fait naufrage au lieu d’avoir un
accident, et on enverrait une fusée de détresse.
– Bien vu, William. Malheureusement, on n’a sûrement pas de
fusées.
Soudain, Judy vit dans sa tête des images qui commencèrent à se
muer en idée. Si ça ne marchait pas, ils étaient bons pour…
Mais ça allait marcher, se dit-elle. Réfléchis, Judy. Qu’est-ce qui
pouvait mal tourner ? Elle énuméra huit choses susceptibles de partir en
vrille, et cessa de compter.
Judy émergea de son nid et enveloppa William dans son édredon et
ses couvertures.
– O-où tu vas ?
– Tu m’as donné une idée, William. Tu es un génie.
– C’est vrai ?
– En fait, non, mais tu m’as quand même donné une idée.
Judy se fraya un chemin vers l’avant, prit les clés sur le tableau de
bord et ouvrit la portière du côté conducteur. Elle roula hors du véhicule
et gagna à quatre pattes la route éclairée par la lune puis elle se releva
et fit tomber de ses vêtements une neige aussi sèche que le sable du
désert. La moindre petite parcelle d’humidité avait été engloutie par le
gel. Si Judy avait cru qu’il ne pouvait pas faire plus froid qu’à l’intérieur
du camping-car, elle s’était trompée. Dehors, il lui était impossible de
respirer par le nez. Ses narines se collaient entre elles dès qu’elle
inhalait. Elle fit donc attention à respirer en entrouvrant les lèvres. Elle
avait la petite clé qui ouvrait la trappe aménagée dans le flanc du
camping-car, mais ses mains étaient affreusement engourdies, et les
deux paires de chaussettes de laine dans lesquelles elle les avait glissées
n’arrangeaient rien. Il ne faudrait pas plus de cinq minutes pour que ses
doigts ne répondent plus du tout. S’il s’était agi d’un jeu dans une fête
pour les enfants ou d’une de ces émissions de télé complètement
stupides où les participants se ridiculisent, cela aurait pu être drôle.
Mais là, ça ne l’était pas du tout.
Judy souleva alternativement ses pieds, en haut, en bas, en haut, en
bas, afin de retarder le moment où ils se transformeraient en blocs de
glace. Elle finit par introduire la clé dans la serrure, mais ne put la faire
tourner. La serrure était gelée.
Maintenant, elle ressentait enfin la peur. Elle ne voulait pas mourir.
Elle voulait rentrer en Angleterre, où avoir froid signifiait un pull de
plus et une bonne tasse de thé. Tout sauf rester ici, où le froid était une
force de la nature aussi meurtrière qu’un raz de marée, un ouragan ou
une éruption volcanique. La créature vivante qu’elle était, sac de peau
rempli de sang, de muscles et d’os où ça circulait, bouillonnait, éructait
et digérait, se trouvait parfaitement étrangère à cet univers, en complet
décalage avec le superbe désert sec, cristallin et inerte qu’est un paysage
hivernal par moins quarante degrés. Des larmes de frustration se
figèrent en deux petites perles sur les cils de Judy, et ses paupières
commencèrent à se coller l’une contre l’autre. Elle cligna des yeux et se
les frotta.
Chauffe-la, résonna une voix calme au centre de son crâne. Chauffe
la clé.
Judy fouilla sa poche avec sa main gantée de chaussettes et en
extirpa le briquet.
Elle actionna le bouton. Rien. Le briquet s’alluma à la deuxième
pression, et elle porta la clé au-dessus de la petite flamme jaune. Le
métal noircit aussitôt. La jeune fille réintroduisit la clé dans la serrure
et se força à compter jusqu’à cinq. Cela suffit. La clé tourna, et Judy put
ouvrir la trappe. La soute contenait deux bouteilles de propane qu’elle fit
rouler jusqu’à la route.
– Au moins cinquante mètres. Mais ce n’est encore qu’une
supposition, marmonna-t-elle.
Avec cette énergie désespérée que, par un tel froid, le corps semblait
produire sans la moindre intervention de l’esprit, elle traîna les
bouteilles sur la route. Les poignées métalliques glacées semblaient
tranchantes comme des scalpels à travers la laine des chaussettes. Elle
redressa les bouteilles de gaz l’une contre l’autre dans la neige, au bord
de la route, plaçant l’une un peu plus haute que l’autre, et elle ouvrit la
valve de la plus basse, en la tournant vers sa voisine. Le propane émit
aussitôt un sifflement. Pas trop fort au début, se dit Judy. Elle actionna
le briquet, encore et encore. Il s’alluma enfin, et elle mit le feu au gaz
avant d’ouvrir la valve à fond afin que la flamme bleue atteigne en
rugissant l’autre bouteille. Le temps manquait pour vérifier l’effet
produit. Judy pivota avec lenteur et retourna au camping-car en courant
à moitié. Si elle avançait plus vite, le simple souffle d’air créé par son
mouvement devenait insupportable. Elle grimpa comme elle put à
l’intérieur et s’enfouit, grelottant et claquant des dents, dans le tas de
coussins, de couvertures, de sacs de couchage et de vieux vêtements au
milieu duquel se trouvait William.
Combien de temps la flamme du gaz ouvert à fond pourrait-elle
durer ? Parviendrait-elle à chauffer suffisamment l’autre bouteille ? Et
si ça marchait, se trouvaient-ils assez loin ? Quelle température serait-il
possible d’atteindre alors que la chaleur était aspirée au fur et à mesure
par l’air glacé ? Elle aurait dû couvrir les bouteilles – avec une
couverture ou n’importe quoi –, mais ils ne pouvaient se permettre d’en
perdre et le temps lui avait manqué. Un sac aurait peut-être pu faire
l’affaire ? Son fourre-tout. Mais elle n’aurait pas eu le temps. Elle serait
morte de froid. D’ailleurs, Judy avait déjà l’impression de mourir de
froid. Son expédition l’avait amenée à un point où elle avait l’impression
qu’elle n’aurait plus jamais chaud. Elle avait ramené le froid avec elle –
à l’intérieur de ses mains, de ses pieds, de son sang.
– William. William ?
Elle se mit à secouer William comme un chiot le ferait avec son jouet
préféré.
– Ne t’endors pas, frotte-toi les mains, remue les pieds.
William ne répondit pas.
Elle chercha son corps à tâtons, l’attira vers elle et l’enserra dans ses
bras. Puis elle attendit.


Un jet de lumière semblable à un éclair illumina le camping-car,
suivi, un millième de seconde plus tard, par une explosion
assourdissante qui lui parut affreusement proche. Quelque chose
rebondit sur le toit.


Stefan se redressa sur son lit. Quelque chose l’avait réveillé. Il tendit
l’oreille, mais n’entendit rien. Il arrivait, lorsque le froid s’abattait
subitement, que les dernières gouttes de sève de l’automne gèlent en
augmentant de volume et que le tronc d’un bouleau éclate avec un bruit
de coup de feu. Mais pas maintenant, si ? Et de toute façon, cela ne
l’aurait sûrement pas réveillé en sursaut. La porte de sa chambre
s’ouvrit lentement et, à la lueur de la lune, il vit sa grand-mère, un châle
sur les épaules.
– Stefan, tu as entendu ? Il s’est passé quelque chose, en bas, sur la
route. Il y a eu une explosion.
– Oui, ça m’a réveillé.
– Ce n’est pas normal. Il faut que tu ailles voir ce que c’est.
– Il n’y a personne dehors cette nuit. J’irai voir demain matin, si tu
veux.
– Vas-y maintenant s’il te plaît. Ça a fait un grand bruit, comme
pendant la guerre. C’est peut-être une invasion qui a commencé.
– Je ne crois pas que les Russes débarqueront cette nuit.
La grand-mère de Stefan se montrait la plupart du temps
parfaitement calme et raisonnable. Mais ce qui arrive à un petit enfant
reste en lui pour toujours, et elle n’avait que six ans quand les Russes
avaient envahi la Finlande, son pays d’origine.
– Stefan…
Il était déjà levé et enfilait un pantalon.
– J’y vais.
Il passa dans le vestibule en continuant de s’habiller. Épaisses
chaussettes de laine, pull en laine, combinaison matelassée, parka avec
capuche doublée de fourrure, grosses bottes fourrées et moufles. Cela
devrait suffire pour le protéger du froid. Il ouvrit la porte d’entrée
intérieure et la referma derrière lui tout en ouvrant la porte extérieure
avant de traverser la cour jusqu’à la remise où attendait le tracteur.
Stefan se hissa dans la cabine et fit démarrer le moteur, soulevant la
lame de déneigement fixée à l’arrière. Il mit le chauffage à fond et laissa
tourner un moment le ventilateur pour lui donner le temps de se
réchauffer. La nuit était froide.
Stefan regarda autour de lui alors qu’il quittait la remise et
descendait l’allée conduisant à la route. C’était une magnifique nuit
hivernale. Les bouleaux projetaient au clair de lune une calligraphie
d’ombres enchevêtrées sur les prairies immaculées, chaque branche
figurant un trait de plume soigneusement tracé. Tous les piquets de
clôture à demi enfouis portaient un chapeau de neige et formaient
comme une rangée de chefs cuisiniers à un banquet royal. La lune
presque pleine ne laissait apparaître que les étoiles les plus puissantes,
et une ou deux planètes. Le garçon aurait très bien pu se passer de
phares et conduire avec une très bonne visibilité.
Il prit le premier virage, les chaînes cliquetant et s’entrechoquant
sur la surface gelée, et repéra une grande trouée noire dans la neige, au
bord de la route. Juste derrière, il y avait une sorte de camionnette dans
le fossé. Elle n’appartenait à personne de sa connaissance, et il
connaissait tout le monde dans la région.
Stefan s’arrêta près du véhicule – une sorte de camping-car
préhistorique – qui s’était bien enfoncé dans le fossé. Mais il n’y avait
pas de gros rochers à cet endroit, le conducteur avait eu de la chance. Il
regarda la roue avant, tristement décollée du sol. Il fallait être fou pour
conduire avec ces pneus dans ces conditions. Ce devaient être des gens
de Stockholm, ou plus vraisemblablement des étrangers. Il écarta la
neige de l’avant de la camionnette. C’était, pour autant qu’il pût le dire
avec certitude, une plaque d’immatriculation britannique.
Il entendit quelqu’un gratter le givre de la vitre, à l’intérieur de la
cabine, et repéra un visage blême derrière le verre, emmitouflé dans un
assortiment bigarré de ce qui avait tout l’air de chiffons. La portière
s’ouvrit. Il allait devoir tester son anglais.
– Bonjour, je m’appelle Stefan, commença-t-il.
Il semblait s’en être bien sorti car la personne en face de lui se mit à
parler, beaucoup et très vite, tout en claquant des dents. Il ne comprit
pas grand-chose, mais saisit le mot « aide » et devina le reste.
– Venez, dit Stefan. Allez là-dedans.
Il désigna le tracteur. La personne sortit, et il s’aperçut que c’était
probablement une fille. Mais au lieu de monter dans le tracteur, elle
resta là, tremblante, en faisant de grands gestes vers le camping-car.
Puis elle y retourna. Stefan comprit. Il la suivit et la vit fouiller un tas
de coussins et de couvertures pour dégager un sac de couchage avec
quelqu’un dedans. Ils le sortirent ensemble de la camionnette.
– Il s’appelle William, annonça Judy alors que Stefan chargeait le
corps sur son épaule et le hissait dans la cabine du tracteur pour le
déposer dans l’espace derrière le siège aussi doucement que possible.
Depuis combien de temps ces gens se trouvaient-ils là ? Celui-ci ne
bougeait pas, et Stefan n’aurait même pas su dire s’il respirait encore. Il
recula et regarda la fille. Aussi incroyable que cela pût paraître, elle
portait des baskets enveloppées dans des torchons, des chaussettes en
guise de gants et un jean, avec toute une collection d’écharpes et de
pulls. Qui avait conduit ? Elle n’avait pas l’air d’avoir l’âge requis. Mais
il devrait attendre un peu pour obtenir des réponses à ses questions.
– Il faut partir. C’est froid pour vos pieds cette nuit.
Son soulagement était tel que la jeune fille se sentait grisée.
– Vraiment ? répliqua-t-elle. Pas possible !
– C’est vraiment possible. Ce n’est pas bon pour vos orteils.
Ma blague n’est pas passée, songea Judy en se dirigeant vers la
cabine du tracteur.
– Non, l’arrêta Stefan. Moi d’abord.
Le garçon s’assit sur le siège et, pendant un instant terrifiant, Judy
crut qu’il avait changé d’avis et décidé de la laisser sur place. Voilà ce
que ça rapportait, de faire la maligne. Mais il se pencha vers elle.
– Vous maintenant.
– Où ça ? Il n’y a pas de place.
– Sur moi. Asseyez-vous sur moi.
Judy n’en avait pas la moindre envie, mais elle voyait bien qu’elle
n’avait pas le choix. Le froid s’insinuait dans ses mains, ses pieds et son
visage, et elle ne pouvait presque plus bouger. Elle essaya de mettre un
pied sur le marchepied, mais ne parvint pas à le soulever. Son corps ne
répondait plus. Avant qu’elle puisse réessayer, une main gantée la prit
par le bras et la hissa dans la cabine.
Stefan l’assit sur ses genoux. Elle n’était pas très grande, et si elle se
plaçait de côté, il pouvait atteindre les pédales et le volant. Il parvint à
claquer la portière, et le ventilateur vrombissant s’empara
immédiatement de l’air de la cabine. Dès que la chaleur toucha son
visage, Judy cessa de s’inquiéter du fait qu’elle était assise sur les
genoux d’un parfait étranger, prisonnière de ses bras. Ils étaient en vie,
et il faisait merveilleusement chaud. Son bien-être ne dura pas
longtemps. Lorsque le souffle chaud s’infiltra dans ses baskets, la
douleur lui transperça les pieds. Elle poussa un petit cri.
– Maintenant, vos orteils ont fait mal, je crois, fit une voix dans son
oreille.
– Oui.
– Bien.
– Bien ?
– Oui, bien, ils sont encore vivants.
Stefan était plutôt satisfait. Il venait d’avoir une conversation en
anglais, et cela ferait plaisir à sa grand-mère, qui lui reprochait toujours
de ne pas travailler assez son anglais à l’école. Ce qui était parfaitement
vrai.
CHAPITRE 10

LE TRACTEUR REMONTA en cahotant l’allée qui menait à la maison de


Stefan, et Judy découvrit une ferme de plain-pied en bois, flanquée de
dépendances. La cour avait été déblayée mais, contre les murs, la neige
arrivait presque aux fenêtres et les toits semblaient recouverts
d’immenses couettes blanches. Ils rutilaient et scintillaient au clair de
lune. C’était une image de conte de fées : la lumière accueillante aux
fenêtres, la lampe allumée sous le porche où l’on avait disposé des
branches de bouleau pour débarrasser les bottes de la neige accumulée
avant d’entrer. Les dépendances étaient beaucoup plus grandes que la
maison proprement dite. À gauche, une immense grange en bois se
dressait sur des piliers de soutènement en granit, et à droite, un long
bâtiment bas était adossé contre le corps de ferme. Le tracteur
s’immobilisa juste devant l’entrée, et Stefan se pencha pour ouvrir la
portière.
– Dans la maison, s’il vous plaît.
Judy descendit maladroitement, suivie par Stefan, qui l’aida à sortir
un William toujours inerte. Ils le portèrent à deux jusqu’à la porte, que
Judy ouvrit pour se retrouver face à une autre porte. Elle tendait la
main vers la poignée quand cette seconde porte s’ouvrit, révélant le
visage timide d’une vieille dame qui leur sourit et leur fit signe d’entrer
en prononçant quelque chose en suédois tout en secouant légèrement la
tête. Stefan lui répondit.
– Oh, vous êtres anglais ! s’exclama la vieille dame. Vous venez de
loin, alors. Entrez, je vous en prie. Venez dans la cuisine, il y fera plus
chaud.
Elle avait un léger accent scandinave, mais s’exprimait dans un
anglais quasi parfait. Stefan lui adressa quelques mots, et elle se tourna
vers Judy.
– Qui conduisait ?
– M. Balderson. Il est parti à pied chercher de l’aide.
Il y eut un nouvel échange rapide en suédois, puis Stefan se prépara
à ressortir.
– Farmor parle anglais, lança-t-il par-dessus son épaule.
– Farmer ? répéta Judy après un silence perplexe.
Le fermier ? Elle se sentait de plus en plus perdue. La vieille dame
rit.
– Cela signifie grand-mère, et pas fermier, expliqua-t-elle. La mère
du père – far, mor. Après la guerre – la guerre d’Hiver, vous savez – j’ai
vécu en Angleterre pendant près de trois ans. Mais j’ai bien peur d’avoir
perdu du vocabulaire. Je lis des livres en anglais, bien sûr, mais à
l’oral…
William remua, ce qui attira toute leur attention. Il était très pâle et
toujours grelottant quand elles le sortirent de son sac de couchage, mais
il réussit à se mettre debout, et Farmor put les conduire dans la cuisine.
Ils pénétrèrent dans une grande salle, qui faisait toute la largeur de
la maison. Le plafond était bas, d’autant plus qu’il présentait de grosses
poutres apparentes, et le plancher était constitué de larges lames de pin
brut recouvertes çà et là de longs tapis tissés. Il y avait une grande table
de bois toute en longueur avec un banc à dossier contre le mur et des
chaises rangées sur les autres côtés. Mais ce fut l’énorme fourneau noir
et sa plaque impressionnante qui les attira tel un gigantesque aimant.
– Vous avez raison, dit Farmor en approchant des chaises du
fourneau.
Elle prit deux bûches dans la caisse et les mit dans le foyer. Judy et
William s’installèrent le plus près possible du fourneau et tendirent
leurs mains ouvertes en un geste ancestral qui paraissait aussi naturel
que de respirer. La chaleur afflua dans leur direction. Pendant ce temps,
Farmor s’activait. Elle mit une bouilloire à chauffer et sortit des tasses
du buffet. Sans cesser ses préparatifs, elle reprit la parole :
– Stefan va chercher votre ami. Est-ce qu’il portait le même genre de
tenue que vous ?
Elle s’exprimait avec bienveillance, mais malgré son épuisement,
Judy perçut l’inquiétude dans la voix de la vieille dame.
– Oui, plus ou moins.
– Oh. Il est parti depuis combien de temps ? Judy dut réfléchir avant
de répondre.
– Ça doit faire une heure. Une heure et demie. Peut-être plus. Je ne
sais pas vraiment.
Farmor ne fit pas de commentaire. À l’évier, elle remplit d’eau
chaude un seau en zinc et prit dans un placard une boîte métallique où
elle piocha à la cuiller une poudre jaune qu’elle remua doucement dans
l’eau. Puis elle souleva le seau et l’approcha du fourneau.
– Il vaut peut-être mieux le faire passer en premier, dit-elle en
repoussant la chaise de William afin de pouvoir s’agenouiller devant lui.
– Je m’appelle Sara Petterson.
– Moi, c’est William Parkinson.
Il la regarda lui retirer ses chaussures et ses chaussettes, et secouer
la tête en examinant ses pieds, qui avaient pris une nuance d’un blanc
bleuâtre et étaient toujours aussi glacés.
Elle rapprocha le seau.
– Qu’est-ce que vous faites ? demanda William.
– Un bain de moutarde pour tes pieds. C’est le meilleur remède, mais
il faut que l’eau arrive aux mollets. Tu dois retirer ton pantalon. Les
jambes sont trop serrées pour qu’on puisse les remonter comme il faut.
– Non.
– Mais c’est vrai, je t’assure, et tu auras bientôt bien chaud.
– Non.
Judy était sur le point de sombrer dans un profond sommeil et à
deux doigts de tomber de sa chaise quand elle sentit plutôt qu’elle ne vit
William se raidir. Elle se redressa et vit la tête du garçon partir en
arrière et ses yeux se révulser.
– Je ne crois pas qu’il puisse le faire, Mme Petterson. Il n’arrive pas
toujours… Ce qui est nouveau, les gens…
Elle s’interrompit. On ne pouvait pas vraiment expliquer William. Il
fallait se contenter d’espérer que les gens comprendraient.
– Bien sûr, dit Farmor. C’est compliqué. Avec Stefan, peut-être ?
– Je n’en suis pas certaine, répondit Judy.
La porte de la cuisine s’ouvrit très à propos sur Stefan. Farmor leva
vivement les yeux, et Judy vit le garçon lui adresser un bref signe de
tête. Maintenant qu’il était débarrassé de tous ses vêtements
d’extérieur, Judy se rendit compte qu’il était en fait très jeune, peut-être
pas autant qu’elle, mais pas loin. Elle ne s’y attendait pas, vu ses ordres
bourrus, la façon dont il avait conduit le tracteur et les avait tirés
d’affaire. Il avait les cheveux châtain clair, presque blonds, les yeux
bleus, le nez un peu rouge et des taches de rousseur qui accentuaient
son côté juvénile. Mais ses larges épaules contredisaient le tableau, et il
avait des mains de travailleur avec de grandes paumes et de longs
doigts.
Farmor lui parla rapidement en suédois.
Il s’approcha aussitôt de William.
– Bonjour, je m’appelle Stefan.
– Et moi William Parkinson.
– Je habite ici. Est-ce que moi parler bien anglais ?
– Non. C’est « est-ce que je parle », et pas « moi parler ».
– Oh, je tromper ?
Stefan fronça les sourcils, mais il s’amusait. Son anglais n’était pas
très bon, mais pas à ce point-là.
– Non, corrigea William. Je me trompe. Il faut dire je me trompe.
– Je crois qu’il faut toi m’aider. Tu avoir froid ?
– Tu as froid, répliqua William, qui commençait à s’impatienter. Oui,
J’AI FROID.
– Moi aussi. Alors on va aller se réchauffer et apprendre l’anglais.
Viens.
William se leva, mais il ne pouvait visiblement pas marcher sur ses
pieds gelés. Sans lui laisser le temps de protester, Stefan le hissa sur
son dos massif et l’emporta hors de la pièce. Trop surpris ou tout
simplement trop frigorifié et épuisé pour réagir, William se laissa faire.
La douleur que Judy avait ressentie dans ses orteils avait laissé
place à une sorte de fourmillement. Elle entendit la porte d’entrée
claquer et vit par la fenêtre la silhouette de Stefan traverser la cour de
ferme éclairée par la lune, William toujours sur son dos, tressautant
comme un sac de pommes de terre.
– Il le ramène dehors ! Il va mourir !
– Non, non, je t’en prie, ne t’inquiète pas. Il doit se réchauffer
convenablement, le plus vite possible. Ou il tombera malade. Fais-moi
confiance, s’il te plaît. On connaît le froid, tu comprends.
Judy se sentit un peu embarrassée. Évidemment qu’ils savaient ce
qu’ils faisaient. Ils étaient dans leur élément, ici, contrairement à elle.
Ils vivaient ici. Et ils venaient de lui sauver la vie, sans en faire tout un
plat, comme si ça allait de soi.
– Pardon, dit-elle, et merci. Je ne sais comment vous remercier de
nous avoir secourus.
– J’espère que tu seras bien sur le canapé du salon ? proposa
gentiment Farmor. Viens, je vais te montrer. Tu n’auras qu’à laisser tes
affaires devant la porte.
Elle avait l’intention de mettre les vêtements de Judy dehors
jusqu’au matin. Le froid tuerait la vermine qui pouvait les infester. Ces
gens devaient être sur la route depuis un certain temps, et elle ne savait
pas trop dans quel état ils se trouvaient au départ.
Farmor conduisit Judy au salon, au bout du couloir. La pièce n’était
pas grande, mais on aurait dit que le mot « confortable » avait été
inventé exprès pour elle. Les murs en bois disparaissaient sous un
papier floral peint à la main, légèrement fané. Il y avait un canapé bien
rembourré, un fauteuil de cuir flanqué d’un lampadaire, une
bibliothèque et, dans un coin, une vieille horloge de parquet bleue ornée
d’un motif de fleurs. Le coin opposé était occupé par un grand poêle de
faïence rond qui montait jusqu’au plafond. Le haut était bordé d’une
couronne saillante de faïence blanche, et, tout en bas, à une trentaine de
centimètres du sol, des portes en laiton donnaient accès au foyer. Il
répandait une chaleur douce dans toute la pièce. Une gigantesque
couette en duvet et un oreiller attendaient sur le canapé. Judy les
regarda et se demanda si elle aurait le courage de retirer ne serait-ce
qu’une couche de vêtements. Elle se força cependant à se débarrasser de
la plupart de ses pulls et jeans et les mit en tas devant la porte avant de
se glisser sous la couette.
– Oh, merci, merci, merci, murmura-t-elle, cette fois à l’intention du
poêle, de la couette et de l’oreiller.
Elle se demanda ce qu’il advenait de William et s’inquiéta pour
M. Balderson, puis elle sombra dans un profond puits de sommeil.


La petite pièce lambrissée dans laquelle avaient pénétré Stefan et
William comprenait une banquette basse d’un côté, et des crochets au
mur. Stefan assit le garçon sur le banc et passa la tête dans le sauna. Il
y faisait encore bien chaud et il restait une couche de charbons rougis
dans le foyer. Il y ajouta autant de bois que possible et entendit les
bûches craquer et s’enflammer avec une sorte d’aboiement qui se mua
bientôt en un grondement bas et gratifiant. Stefan retourna alors dans
l’antichambre et se déshabilla. Puis il se pencha au-dessus de William et
tenta de lui retirer son pull-over. Mais William arrondit le dos, baissa la
tête et ramena ses jambes sous lui en s’agrippant à ses vêtements.
Stefan prit ses mains entre les siennes. Elles étaient glacées, et plus il
se crispait, plus elles se refroidissaient.
Stefan lui parla alors comme il aurait parlé à sa petite cousine,
Maria.
– C’est l’heure du bain.
– Je ne veux pas prendre de bain.
– C’était quand, la dernière fois que tu as pris un bain ?
– Je me rappelle plus.
– Ça fait beaucoup de jours alors ?
– Oui.
– Donc, tu es sale. Déshabille-toi.
– Je veux pas.
– Est-ce que vous vous lavez tout habillés, en Angleterre ?
– … Non.
– En Suède non plus. Fais comme moi.
William ouvrit un œil et loucha sur le garçon qui se tenait nu devant
lui. Il se redressa lentement et tira maladroitement sur son pull-over.
Stefan l’aida et, assez rapidement, William se retrouva bien calé sur le
premier gradin du sauna, où la chaleur ne l’assommerait pas
complètement. Stefan s’assit un peu plus haut et observa le dos de
William. Pas étonnant qu’il soit gelé, pensa-t-il. Il est si maigre que je
pourrais compter toutes ses vertèbres.
Lentement, William revint à la vie. Il n’avait pas l’habitude d’être nu
devant quelqu’un – cela n’arrive pas si souvent, en Angleterre, du moins
pas avec des gens qu’on ne connaît pas vraiment. Mais le garçon qui
était assis sur le banc au-dessus de lui avait l’air de trouver cela
parfaitement naturel. Et cela n’aurait pas été une très bonne idée de
garder ses vêtements, parce qu’il faisait vraiment très chaud ici.
– J’ai trop chaud. Il faut que je sorte.
– Pas déjà. Tu es encore sec.
– Mais je n’arrive pas à respirer. Ça me fait mal au nez.
– Ta bouche, tu dois te servir de ta bouche.
William respira donc par la bouche, ce qui était effectivement un peu
mieux, même s’il avait encore l’impression qu’il allait prendre feu. Très
bizarrement, les parties de son corps qui se réchauffaient
habituellement le plus vite, comme ses aisselles, étaient celles qui
restaient froides. Soudain, il s’aperçut que sa trouvaille, qu’il avait
accrochée à un bout de ficelle et passée à son cou, avait disparu. Il
regarda autour de lui et voulut se lever. Est-ce qu’elle était tombée ?
Quand ?
– C’est dehors. Je l’ai retiré. Tu ne peux pas garder du métal sur toi
ici, ça te brûlerait. Assieds-toi, s’il te plaît. Bientôt, tu pourras sortir.
Cela ne dérangeait pas William d’obéir. Il n’avait pas du tout peur de
ce garçon, qui ne ressemblait en rien à Josh ou à Tyler. Josh et Tyler
souriaient et ricanaient tout le temps, et c’était toujours mauvais signe.
Ce garçon ne souriait pas du tout, mais il regardait William comme s’il
cherchait ce qui était mieux pour lui, et pas l’inverse. Pourtant, la
chaleur commençait à devenir insupportable. William ressentit des
picotements dans son crâne et, soudain, la sueur se mit à couler sur son
front et derrière ses oreilles. Elle goutta au bout de son nez et dévala son
dos en ruisseaux. Il fut instantanément trempé.
– Maintenant, on sort.
William se leva avec reconnaissance et ouvrit la porte du sauna pour
se diriger droit sur les patères où pendaient ses affaires. Sa trouvaille
était accrochée à part, au bout de sa ficelle.
– Attends, ordonna Stefan.
Il tenait un seau en bois et ouvrit la porte extérieure avant de se
précipiter dans la nuit. Il revint au bout de quelques secondes avec le
seau plein de neige. Il en prit une poignée et s’avança vers William.
Celui-ci recula vers le mur. Le garçon allait l’attaquer, comme Josh
et Tyler. Les brutes suédoises fonctionnaient peut-être différemment des
anglaises, et c’est ce qui l’avait trompé.
– Laisse-moi tranquille !
Stefan vit aussitôt le garçon épuisé se transformer en bête traquée,
et il s’en voulut terriblement de s’être montré aussi stupide. Avec
quelqu’un comme William, c’était évident.
Alors Stefan prit la poignée de neige et se l’écrasa sur la tête en
s’exclamant :
– Hou là, ouille ouille ouille !
Puis il en prit une autre poignée et se frotta le corps avec en faisant
des bonds et en criant :
– Aaahh, ça c’est un bon bain !
William s’esclaffa. Stefan saisit alors une serviette et s’essuya.
– À ton tour, maintenant. Tu peux le faire ?
William s’exécuta. La neige lui fit d’abord l’effet d’une décharge
électrique, mais à mesure qu’il se frottait le corps avec, il sentit la
chaleur s’emmagasiner en lui.
– Tu fermes ta peau, comme une porte. Et tu restes chaud à
l’intérieur, expliqua Stefan.
C’était vrai. William se sécha, s’habilla, et lorsqu’ils retournèrent
vers la maison à travers la nuit glacée qui avait failli le tuer, il ne
sentait plus que la fraîcheur d’une agréable soirée de printemps.
Farmor sourit et hocha la tête en voyant William entrer avec les
joues roses. Elle posa un doigt sur ses lèvres et lui fit signe de la suivre
de l’autre côté de la cuisine. Par terre, dans la chambre de Stefan, il y
avait à présent un matelas, une couette et un oreiller. William se
coucha, remonta la couette jusqu’à son menton et, la main tenant son
trésor contre sa poitrine, il s’endormit.
CHAPITRE 11

JUDY SE RÉVEILLA et resta un moment couchée sous la couette


chaude en se demandant où elle était et comment elle était arrivée là. Il
faisait encore sombre dans la pièce, plus sombre même qu’auparavant
car la lune avait disparu. Mais le ciel était à présent d’un rouge foncé
violacé. Le jour se levait, elle ne pouvait donc pas avoir dormi très
longtemps vu qu’ils s’étaient couchés très tard. Elle se sentait cependant
reposée. Elle se leva et alluma la lampe située près du canapé,
découvrant une pile de vêtements bien pliés sur le fauteuil. Pas les
siens. Il y avait une chemise écossaise épaisse, genre chemise de
bûcheron, et un pantalon large de couleur verte. Ce n’était pas le genre
de choses qu’elle aurait choisies, mais elle les enfila et se peigna avec ses
doigts en espérant que le résultat serait acceptable. Un peu ébouriffée
pouvait passer, mais sûrement pas coiffée avec un pétard. Judy avait
soif. Elle gagna sans faire de bruit la cuisine et ouvrit la porte. Elle eut
la surprise de trouver la pièce chauffée et éclairée, avec, sur la table, des
restes de petit déjeuner. Mais seul William était encore attablé, occupé à
manger une grosse tartine beurrée. Farmor était en train de retirer une
grande cafetière du fourneau. Un chien gris argenté aux bons yeux
bruns quitta sa place au chaud pour venir saluer la nouvelle arrivante,
mais retourna se coucher sur un ordre de sa maîtresse.
– Silla devrait être dehors, dit cette dernière, mais je suis contente
d’avoir un peu de compagnie, ces derniers temps. Et, comme moi, elle ne
rajeunit pas. Bonjour, poursuivit-elle. Nous avons des nouvelles. On l’a
retrouvé, votre ami. Sven a repéré quelque chose qui dépassait d’une
congère, le haut d’un bonnet rouge.
– Est-ce qu’il est… ?
Judy ne put s’empêcher d’imaginer la masse congelée de leur étrange
compagnon de voyage.
– Il est vivant…, dit Farmor après une hésitation. Ou il semble
l’être. C’est très curieux. Ils étaient certains qu’il n’avait pas pu survivre
– il ne pouvait pas être en vie, c’était virtuellement impossible. Mais
quand l’ambulance l’a emporté, ils se sont aperçus que son cœur battait.
Très, très lentement, comme un ours en hibernation. Il peut encore s’en
sortir, d’après ce que Sven m’a dit ce matin…
Judy consulta la pendule accrochée au-dessus du banc. Il était dix
heures et demie. Pas étonnant qu’elle se sente reposée.
– Bien. C’est très bien. Mais où vont-ils l’emmener ?
– Son cas est tellement intéressant et atypique qu’ils vont sûrement
l’envoyer par avion à Uppsala. On nous tiendra au courant. Essaye de ne
pas t’inquiéter.
Judy n’était pas inquiète. Elle avait le sentiment que M. Balderson
était un dur à cuire.
Farmor la fit asseoir et s’assura qu’elle avait tout à portée de main –
pain, lait ribot, confiture, miel et muesli. Puis elle versa du café dans
une tasse.
– Ou tu préférerais peut-être du thé ? demanda-t-elle.
L’une des choses dont Farmor se souvenait le plus clairement de ses
années en Angleterre était qu’on y buvait des litres de thé à la moindre
occasion, et que ce que les Anglais appelaient du café ressemblait à du
jus de chaussettes. Judy assura que le café lui irait très bien. En
regardant la table, elle s’aperçut qu’elle mourait de faim. Dans le calme
de la pièce, elle songea que ce qui était agréable avec William, c’était que
s’il n’avait rien à dire, il ne parlait pas. Pas de « Tu as bien dormi ? » ni
de « Je me demande quel temps il va faire aujourd’hui ». Pas de
banalités. Au petit déjeuner, c’était une qualité particulièrement
appréciable. Elle ne voyait rien de mal à se montrer aimable et polie en
faisant la conversation, mais c’était encore mieux de pouvoir s’en passer
au réveil. Farmor s’activait tout aussi silencieusement devant l’évier et,
lentement, la lumière changea jusqu’à ce qu’un pâle rayon de soleil se
fraye un chemin par la fenêtre pour dessiner un point lumineux sur le
mur, à côté de la pendule.
– Il sera bientôt de retour, j’en suis sûre.
– Qui ça ? De retour d’où ?
– Stefan. Il est parti chercher votre camionnette.
– Oh.
Judy s’était vaguement figuré qu’il dormait encore quelque part.
– Nous verrons ce qu’il pourra faire. Il est très doué avec les
machines. Il est jeune, mais c’est bientôt le plus fort du village.
– Il ne devrait pas se donner toute cette peine. Il pourrait peut-être
la remorquer jusqu’à un garage, non ?
– C’est très, très loin. Et il adore la mécanique. C’est ce qu’il fait le
mieux, beaucoup mieux que l’école. Mieux encore que la pêche, et de
toute façon, la neige est trop épaisse sur la rivière pour pêcher.
Maintenant, si vous avez terminé, on va vous trouver des vêtements
chauds et vous pourrez sortir prendre l’air. Vous pourriez peut-être aller
jusqu’à la boîte à lettres pour voir s’ils ont réussi à distribuer le journal
aujourd’hui. Il ne fait pas trop froid. Je crois que vous avez choisi la nuit
la plus difficile de l’année. Ça va changer, maintenant.
Après le petit déjeuner, ils se rendirent dans le vestibule, où Farmor
les équipa de pied en cap. Elle avait déposé un gros tas de vêtements par
terre – un peu de tout, y compris des chapeaux, des écharpes et des
bottes – dans lequel ils n’eurent qu’à piocher. Judy chaussait à peu près
comme Farmor, aussi prit-elle une très jolie paire de bottes en cuir à
l’extrémité curieusement relevée, comme la proue d’un navire. William
avait des pieds absolument immenses pour sa taille, et des bottes de
Stefan firent l’affaire. Il y avait des parkas fourrées, des vestes en
polaire et des combinaisons matelassées, tout un assortiment de
chapeaux, allant de toques de fourrure avec oreillettes à des casquettes
de laine à rabats, parfois ornées d’un pompon ou deux. William se
contenta principalement de rester debout tandis qu’elles lui essayaient
des vêtements divers, ne protestant que quand elles tentèrent de lui
toucher la tête. Il choisit un bonnet de laine rouge tout en pointe, qui
évoquait davantage une manche à air qu’un chapeau. Judy décréta que
ça lui donnait l’air d’un nain de jardin, mais cela le mit en joie et il ne
voulut rien d’autre. Ce fut le bonnet de nain ou rien.
Lorsqu’ils furent complètement habillés, ils eurent beaucoup trop
chaud pour s’attarder à l’intérieur, et ce fut un vrai soulagement de
sortir. La conception de Farmor de « pas trop froid » était quand même
de vingt et un degrés au-dessous de zéro, et Judy s’attendait au pire.
Mais avec une tenue adéquate et la lumière sur leur visage, ils étaient
très loin des épreuves de la nuit précédente. Le soleil s’était hissé au-
dessus de l’horizon, et ses rayons, presque parallèles au sol, filtraient à
travers les pins qui bordaient la propriété en colorant leurs troncs d’un
rouge rosé. Le pignon battu par les vents de la grange en bois avait cette
teinte d’un brun rouge profond et chaud que seuls donnent le goudron de
bois et deux siècles d’existence. Et la neige ! Chaque cristal de neige
formait un prisme qui réfléchissait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel
dès que la lumière se posait dessus. Et sur chaque congère, dans les
grands amoncellements de neige qui bordaient la cour comme sur les
couches immaculées qui recouvraient les toitures, brillaient des millions
d’opales.
La neige produisait un crissement sec sous leurs semelles tandis
qu’ils traversaient la cour.
– Je vais faire une grosse boule, annonça William. Un jour, il a neigé
à la maison, et j’ai fabriqué une très grosse boule en la faisant rouler.
Mais elle était pleine de saletés. Ici, la neige est très blanche et toute
propre. On commence par faire une petite boule, et puis on la roule.
Il ramassa une poignée de neige et s’efforça d’en faire une boule,
mais cela se révéla impossible. Elle était si poudreuse qu’il aurait aussi
bien pu essayer de faire une boule avec de la poussière. Ils laissèrent la
cour et suivirent l’allée en direction de la route, les yeux mi-clos pour se
protéger de la lumière éblouissante et leur souffle se perdant tels des
panaches de fumée dans le ciel, qui était à présent d’un bleu très clair.
La boîte à lettres était à peine visible, émergeant de sa petite niche dans
le talus de neige en bordure de la route déblayée. Ils arrivaient à peu
près à mi-chemin quand ils entendirent un grondement de moteur et un
cliquetis de chaînes. C’était le tracteur de Stefan qui quittait la route
pour rejoindre la ferme en remorquant Ari le camping-car. Judy et
William durent s’écarter, se retrouvant dans la neige jusqu’aux genoux,
pour les laisser passer. Les choses ne semblaient pas très bien se
présenter pour le camping-car. Il se dandinait comme un canard bourré,
et au moins l’une de ses roues arrière branlait tellement qu’elle
paraissait sur le point de céder.
– Stefan va le réparer, assura William avec une absolue certitude.
Judy n’était pas aussi confiante.
Lorsqu’ils furent de retour à la ferme avec le journal, le camping-car
avait disparu, englouti quelque part dans la grange immense qui servait
d’atelier, de hangar à machines, de grenier à foin, de tout.


Judy et William voulurent ensuite aider Farmor à préparer le dîner.
Elle commença par refuser :
– Non, non, vous devez vous reposer !
Et Judy comprit parfaitement qu’elle voulait dire : « Ne restez pas
dans mes pattes, s’il vous plaît. » Mais la vieille dame finit par capituler
quand elle vit qu’ils voulaient sincèrement l’aider. William reçut la
permission d’aller chercher du bois dans le bûcher avec un panier vide.
Il n’en revenait pas, mais cela ne parut pas déranger le moins du monde
la vieille dame. Judy fut de son côté autorisée à éplucher des pommes de
terre, surveillée de près par Farmor jusqu’à ce que celle-ci puisse
constater combien la jeune fille travaillait soigneusement – résultat de
ses années passées à vivre sur une péniche équipée d’une cuisine
minuscule. William finit par revenir, sans le panier à bûches.
– Où est le bois ? demanda Judy.
– Je l’ai oublié. Regarde ce que j’ai trouvé. C’était accroché au mur,
dans la remise.
Il montra un objet en fer rouillé, sorte de mélange vicieux entre un
crochet et une pointe.
– Je crois que c’est une arme ancienne. J’en ai vu des pareilles au
musée, chez nous.
Farmor se détourna du fourneau, sur lequel elle remuait les pommes
de terre.
– C’est un croc à bois, mais je crains qu’il ne soit pas si ancien que ça.
C’était à l’arrière-grand-père de Stefan. On s’en servait pour le flottage
du bois sur la rivière jusqu’à la scierie, sur la côte. Quand les rondins se
coinçaient, les flotteurs s’approchaient et les décoinçaient avec ces crocs.
C’était très dangereux. Le manche était long de trois mètres, mais il y a
longtemps qu’on en a fait du petit bois d’allumage.
– Je vais le remettre dans la remise, alors, dit William en s’efforçant
de dissimuler sa déception.
– Tu peux le garder, si tu veux. On ne fait plus flotter le bois depuis
des années et des années. Tout le transport se fait par la route
maintenant.
– Merci beaucoup, répondit William, radieux. Je parie que personne
n’a ça en Angleterre. Je le montrerai à M. Greaves.
Il n’est pas près de revoir M. Greaves, pensa Judy, mais ce n’était
pas la peine de le lui faire remarquer. William disparut dans la chambre
de Stefan.
Farmor se tourna vers Judy.
– Quelle chance il a ce garçon. Il trouve des choses, et ça le rend
heureux, commenta-t-elle à mi-voix.
Judy ne s’était jamais dit que William avait de la chance.
– Sans doute, répliqua-t-elle, peu convaincue.
– Et il ne trouve pas seulement des choses, insista Farmor.
– Que voulez-vous dire ?
– Il t’a trouvée, toi.


Il faisait nuit depuis plusieurs heures quand Stefan rentra enfin, et
ils s’attablèrent tous devant des pommes de terre bouillies, des harengs
marinés et de la choucroute.
– Stefan pense qu’il peut le réparer, annonça Farmor. Il a beaucoup
d’outils. Ça prendra un peu de temps, mais vous devez rester ici de toute
façon, en attendant de savoir comment s’en sort votre M. Balderson.
– On peut chercher un autre endroit où aller. Il n’y aurait pas une
auberge de jeunesse ou quelque chose de ce genre au village ?
Mais Farmor ne voulut pas en entendre parler. Il n’y avait rien de
mieux à des kilomètres à la ronde, et il y avait bien assez de place chez
eux.
– Tu peux bien sûr continuer à dormir dans le salon, et William peut
dormir à la cuisine, dans la banquette. Le grand-père de Stefan dormait
là quand il était enfant, et il est aussi mort là. Il suffit de soulever le
couvercle, et voilà.
Ça aurait plu à M. Balderson, songea Judy. Mais cela ne tenta pas
William.
– Je veux rester dans la chambre de Stefan.
– Et si on demandait à Stefan s’il a envie d’avoir quelqu’un qui
dorme par terre dans sa chambre ? avança Judy.
– Tu as envie que quelqu’un dorme par terre dans ta chambre ?
questionna immédiatement William.
Stefan le regarda avec le plus grand sérieux.
– Absolument. Si tu ne ronfles pas.
– Judy a dit que…
– Ça suffit, William, intervint Judy. Fin de…
– La conversation, je sais.
CHAPITRE 12

LES JOURS SE MUÈRENT en semaine, puis en quinzaine. Les journées


étaient courtes et les nuits interminables. Stefan retourna en classe, et
quand il n’avait pas cours, il travaillait dans son atelier sur le camping-
car, avec William. Au début, cela inquiéta un peu Judy. Mais si Stefan
n’avait pas voulu de lui, il n’aurait pas crié « William, au boulot ! » d’une
voix enjouée dès qu’il était rentré et avait mangé un morceau. En
revanche, il ne semblait pas avoir besoin d’elle. Cela ne la dérangeait
pas. Le plus difficile pour elle était que c’était une chose d’être en route,
de voyager, et que c’en était une autre de se retrouver coincée, de devoir
s’imposer chez quelqu’un pendant des jours sans avoir grand-chose à
faire. Elle ne restait pas tout le temps enfermée, non. Farmor lui prêta
une paire de skis, et elle ne mit pas longtemps à maîtriser l’allure
rythmée, fluide et régulière du ski de fond pour couvrir des kilomètres
de terrain dans les traces laissées par les autoneiges, ou à chercher
laborieusement son chemin parmi les arbres de la forêt dense. Un jour,
elle crut apercevoir des oreilles touffues derrière un rocher recouvert de
neige. Un lynx, décréta Stefan. Mais il n’y avait la plupart du temps que
le silence et la neige ; parfois le cri aigu d’un pic ou le rire tapageur d’un
corbeau. Et puis il y avait toutes les heures d’obscurité à meubler, et
nombre d’entre elles se passaient devant le poêle en faïence, à lire et à
réfléchir.
Le salon comprenait toute une étagère de livres en anglais que
Farmor avait rapportés d’Angleterre quand elle était jeune. Un soir,
Judy prit Retour de Puck de Kipling, et l’ouvrit à la page du « Millième
Homme ». Elle se rappela l’enveloppe en provenance de Suède qui
indiquait la page du poème dans le livre de son père. Elle lut et relut
inlassablement les derniers vers,

Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ne souffriront pour toi


Ni honte ni moqueries ni rires,
Mais le millième te soutiendra
Jusqu’au pied de la potence, et au-delà !

Cette allusion à la potence ne lui plaisait pas beaucoup, mais elle ne


put s’empêcher de la lire encore et encore. Si Rachid avait des
problèmes, son père ferait n’importe quoi pour lui venir en aide, même si
cela impliquait de se mettre lui-même gravement en danger. La porte
s’ouvrit, et Farmor entra avec une pelle et un balai bien que Judy ne vît
pas le moindre grain de poussière dans la pièce. La vieille dame regarda
un moment Judy, qui était allongée sur le dos sur le tapis, le livre posé à
côté d’elle. Puis elle s’assit sur le canapé.
– Parle-moi un peu de ton père, dit-elle. Comment est-il ?
Judy ne répondit pas tout de suite. Elle se redressa.
– Il parle beaucoup de ce qu’on doit aux autres, qu’il faut assumer
ses devoirs et avoir des valeurs. Il pense que l’Angleterre est un pays où
il est merveilleux de vivre. Il dit que quand il entend des adultes se
plaindre de la Sécurité sociale ou des gamins pleurnicher pour avoir le
dernier Smartphone, il a envie de leur crier qu’ils devraient verser
chaque matin des larmes de reconnaissance de vivre sous un ciel
anglais, avec des lois anglaises, des policiers anglais et des cupcakes.
– Des cupcakes ?
– Il adore les cupcakes. Il adore l’Angleterre. Mais il dit parfois qu’il
y a trop de gens isolés dans notre pays. Que des vieillards qui ont veillé
sur leur famille toute leur vie n’ont plus que des infirmières pour
s’occuper d’eux alors qu’ils ont des enfants en parfaite santé. Qu’il y a
des gens qui ne connaissent même pas le nom de leurs cousins germains.
Que les devoirs familiaux ne sont pas un fardeau mais un don de Dieu.
Il dit que quand je suis née, ma mère et lui ont su qu’ils devaient partir.
Ils ne voulaient pas que je grandisse là-bas. Il était si triste. Quand il
s’est coupé de sa langue et de son peuple… il a trouvé ça pire que de se
couper un bras. Mais sa famille, ses amis, tous lui disaient de partir. Ils
l’ont aidé, même si, à l’époque, le seul fait d’être vu avec lui était devenu
dangereux. Un ami, c’est quelqu’un qui est là quand il ne reste plus
personne, même quand ce qui vous menace devient une menace pour lui
aussi. « Et si je le sais, Judy, c’est parce que sinon, je ne serais pas là
aujourd’hui, et toi non plus », voilà ce qu’il me dit.
– Je trouve que l’amitié véritable est parfois difficile à porter,
commenta Farmor. Est-ce que c’est assez pour le pousser à laisser sa
fille bien-aimée toute seule ? Est-ce qu’il est ce genre d’homme ?
– Oui, répondit Judy sans l’ombre d’une hésitation.
Farmor émit un son qui tenait du soupir et de la désapprobation,
puis elle se leva et balaya la poussière invisible. Lorsqu’elle fut partie,
Judy se leva à son tour et se mit à faire les cent pas.
C’était simple : elle aurait dû avoir de ses nouvelles depuis
longtemps. Il s’était mis en danger et il n’était pas rentré. Elle avait
toujours cru que son aventure se terminerait bien, comme dans un livre.
Mais les histoires ne se terminent pas toutes bien. Au bout du compte,
de quoi disposait-elle ? Juste d’une adresse en Suède, et voilà qu’ils
étaient bloqués. Si elle était partie en car, comme elle en avait eu
l’intention, et s’était cachée quelque part en Angleterre… Mais non. Cela
aurait été trop pathétique. Au moins ils tentaient quelque chose – enfin,
c’est ce qu’ils feraient si M. Balderson n’était pas hospitalisé et que le
camping-car ne se trouvait pas démonté en pièces microscopiques dans
l’atelier de Stefan. Combien de temps faudrait-il encore pour qu’il soit en
état de reprendre la route ?
Judy se rendit dans le vestibule. Bottes, moufles, anorak – s’habiller
comme un cosmonaute à chaque fois qu’elle quittait la maison était déjà
devenu une routine. Elle sortit. Il n’y avait pas eu de beau coucher de
soleil aujourd’hui, rien qu’un ciel pâle virant au bleu, puis au bleu de
plus en plus sombre avec l’apparition des premières étoiles, et enfin au
noir. À présent, l’immense voûte céleste était pailletée d’étoiles, les
constellations – Orion, le Taureau, le Lion – se détachant à la perfection
à travers la fine dentelle de la Voie lactée. Il paraissait incroyable que
les étoiles puissent projeter une telle clarté. Les yeux levés, Judy tourna
lentement sur elle-même.
– Mais pour le scintillement, on repassera, prononça-t-elle à mi-voix.
En fait, les étoiles scintillaient peut-être un peu à l’horizon, mais au
zénith, l’atmosphère était bien trop pure pour ça, et elles projetaient une
lumière intense et soutenue. Rien ne correspond jamais à ce qu’on
s’attend à trouver quand on découvre les choses sur place. Judy avait
entendu parler des longs hivers sombres du Grand Nord, et ils avaient
l’air plutôt sinistres. Mais elle ne s’attendait pas du tout à ce que la
neige étincelle comme des millions de diamants, ou que le clair de lune
sur la neige soit si intense qu’on aurait pu lire un livre en pleine nuit.
– Enfin, on pourrait s’il ne faisait pas si froid, commenta Judy en
prenant la direction de la grange.
Elle allait visiter l’atelier même si elle n’y avait pas été invitée.


Stefan procédait à une révision complète du camping-car. Cela
n’avait pas été délibéré, mais il ne savait tout simplement pas faire
autrement. Heureusement, il avait William. Quand ce dernier l’avait
suivi dans l’atelier, Stefan s’attendait à devoir le surveiller de près, sans
doute par crainte qu’il ne puisse se concentrer ou faire les choses
convenablement. Mais il avait rapidement constaté que William était
l’ouvrier idéal. Ce garçon était parfaitement organisé, il était incapable
de s’ennuyer et ne bavardait jamais. Il lui arrivait de poser des
questions, mais seulement lorsqu’il voulait vraiment connaître les
réponses, et la plupart des choses que faisait Stefan ne l’intéressaient
pas particulièrement. William attendait patiemment que Stefan
démonte écrous, boulons, vis et joints et les lui remette un par un. Alors
il les prenait, les nettoyait avec un produit ou une brosse métallique et
les disposait en rangées parfaitement rectilignes sur l’établi. Rien ne se
perdait jamais et tout pouvait être remonté dans l’ordre inverse exact où
les choses avaient été démontées. Quand Stefan demandait « Tiens-moi
ça », William s’exécutait jusqu’à ce que Stefan lui demande de lâcher.
Quand Stefan, couché sous le camping-car ou enfoncé jusqu’aux épaules
dans le moteur, lui réclamait une clé de dix-sept, il allait la chercher et,
dès que Stefan n’en avait plus besoin, retournait la ranger pile à sa
place. Néanmoins, les choses avançaient lentement. L’ensemble des
ressorts à lames, l’essieu arrière, le cardan – sans parler de tous les
systèmes de transmission et de suspension arrière – fut démonté,
nettoyé et examiné. Il fallut toute une soirée à Stefan pour desserrer les
roulements des roues.
– Elle a quel âge, cette camionnette ? avait-il demandé à Judy ce
soir-là au dîner.
– Oh, dans les quarante ans, je dirais.
– Et quand est-ce qu’on a huilé les roulements pour la dernière fois ?
– Pas la moindre idée.
– Pardon, je ne…
– Je n’en sais rien, Stefan.
Le garçon avait décidé de remettre l’intégralité du châssis « en bon
état », comme il disait. Dans l’atelier, il donna à William un masque de
soudeur et lui ordonna de ne pas le retirer sous peine d’être
immédiatement exilé, puis il entreprit de meuler et souder avant de
passer de la peinture antirouille, un enduit d’étanchéité et tout le reste.
Lorsque Judy pénétra dans l’atelier, chauffé par un énorme brûleur
de bois métallique que Stefan avait conçu et construit lui-même, elle fut
accueillie par ce qui ressemblait à deux extraterrestres sortis d’un film
de science-fiction et l’éclat blanc et crépitant d’un chalumeau à
l’acétylène. Dès que Stefan l’aperçut, il éteignit le chalumeau. Puis il
releva son masque en fronçant les sourcils.
– Pourquoi tu es ici ?
Judy se hérissa.
– Excuse-moi. C’est privé ?
– Non. Mais c’est dangereux de regarder la flamme. Tu peux te
blesser les yeux.
Judy décida de rester aimable et polie. Elle embrassa du regard les
morceaux du camping-car étalés par terre, et les toutes petites pièces
soigneusement disposées sur l’établi.
– C’est génial, Stefan. Il va être comme neuf.
Ensuite, s’adressant à William, qui se tenait à côté, le visage
toujours dissimulé par le masque de soudure, elle ajouta :
– Tu peux retirer ton masque, William. Il a arrêté de souder.
– Est-ce que je peux le retirer, Stefan ?
Sans qu’elle sache trop pourquoi, le fait que William demande
confirmation à Stefan l’irrita considérablement, et sa décision de rester
aimable commença à s’effriter. Pourquoi seul l’avis de Stefan devait-il
compter à présent ?
– Oui, tu peux le retirer, confirma le garçon.
Judy respira un bon coup et refit une tentative.
– C’est vraiment très gentil de ta part, Stefan, mais c’est tellement
de travail. Pourquoi ne pas tout remonter maintenant ? On est là depuis
vraiment longtemps, et ça représente beaucoup de travail pour
Farmor…
Stefan poussa un soupir.
– Si je le remonte maintenant, ça ne sera pas terminé.
– Mais il marchera, non ?
– Oui, il marchera.
– Alors pourquoi ne pas le remonter ?
– Parce que, à chaque fois que je le regarderai, je ne verrai pas un
camping-car. Je verrai un cylindre de frein rouillé derrière la roue
arrière gauche, une douille fissurée ou une durit usée. Si je sais que c’est
là, c’est ce que je verrai là-dedans, dit-il en montrant sa tête. Et je ne
veux pas avoir ces images là-dedans.
– Mais tu n’auras pas à regarder le camping-car. On sera partis.
Stefan se détourna et rabattit son masque.
– S’il te plaît, ne regarde pas la flamme, conseilla-t-il avant d’ajouter
d’un ton bourru : William, masque.
Il ramassa le chalumeau, régla le dosage des deux gaz, prit son
briquet dans sa poche et se remit au travail.
Judy s’attarda un moment. Qu’est-ce que cela signifiait ? Pourquoi
jouait-il soudain au paysan suédois taciturne ? Elle retourna d’un pas
lourd dans la maison, où elle reprit sa lecture.


La vérité, c’est que Stefan se sentait souvent dérouté par cette fille
qui avait surgi en pleine nuit dans les circonstances les plus étranges, et
qui lisait maintenant les livres de Farmor quand elle ne skiait pas dans
la campagne. Elle ne ressemblait à personne qu’il ait déjà rencontré.
Elle le faisait douter, et il n’avait pas l’habitude de douter.
Farmor et lui connaissaient maintenant la majeure partie de
l’histoire. Judy aurait voulu que cela reste un secret, mais c’était
compter sans William – qui était aussi incapable de garder un secret que
de tenir sur des skis. Stefan était donc au courant de la disparition du
père de Judy, et savait qu’ils avaient en quelque sorte fui l’Angleterre
pour que la jeune fille ne soit pas emmenée. Il n’était donc pas très
étonnant qu’elle soit préoccupée et se montre parfois un peu
ombrageuse. Non, ce qui déstabilisait Stefan était qu’elle soit si
différente des gens de son entourage. Il avait beaucoup d’amis et
connaissait tous les habitants – vraiment tous les habitants – de la
région, et elle ne ressemblait à aucun d’entre eux. La plupart du temps,
il savait ce que pensaient ses interlocuteurs, et leurs propos le
surprenaient rarement. Mais il ne savait jamais ce qu’allait dire Judy –
si elle allait éclater de rire ou froncer ses sourcils au point qu’ils
forment un V et envoyer une réplique assassine. Et il devait reconnaître
qu’il attendait le dîner avec impatience. William et Judy tenaient les
conversations les plus étranges, et Stefan comptait beaucoup sur l’aide
de sa grand-mère pour suivre ce qu’ils disaient, mais cela lui plaisait
infiniment. Et Farmor n’était plus tout à fait la même non plus. Elle
parlait davantage. Elle disait que son anglais revenait, mais il n’y avait
pas que ça. Elle se montrait bavarde et animée – il lui arrivait même de
faire des blagues débiles avant de prendre un air embarrassé. Et, c’était
drôle, mais elle paraissait avoir rajeuni. Bref, quand Judy lui rappela
qu’ils partiraient bientôt et que, pour elle, le plus tôt serait le mieux,
Stefan se souvint qu’il allait reprendre sa vie ordinaire : les dîners
silencieux, le travail de la ferme, les cours. Et il prit conscience que cela
ne le réjouissait pas vraiment.


Le lendemain soir, à l’heure du repas, une étrange nouvelle les
attendait. Farmor avait reçu un coup de fil lui annonçant que
M. Balderson avait disparu. Apparemment, il avait ouvert son œil,
s’était assis sur son lit d’hôpital, avait retiré tous les tuyaux de ses bras
et de son nez et était parti dans la nuit. Ils étaient évidemment très
inquiets pour lui, mais Judy ne l’était pas.
– Je suis sûre qu’il ne va pas tarder à débarquer, dit-elle. Il est
probablement immortel.
– Je pense que je vais rester ici demain pour travailler sur la
camionnette, annonça Stefan. Comme ça, vous pourrez partir vite quand
votre ami sera là.
Il regarda Judy, et elle lui rendit son regard sans rien dire.
Farmor, elle, prit la parole. C’était en suédois et cela parut
interminable. Quoi qu’il en fût, Stefan baissa le nez vers son assiette. Ils
débarrassèrent la table, et Judy voulut aider à faire la vaisselle, mais
fut chassée par Farmor. Elle se retira donc au salon et s’assit sur le
tapis, devant le poêle en faïence. Les petites portes de laiton étaient
ouvertes, et le bois de bouleau flambait et craquait sur un lit de
charbons ardents, répandant sa chaleur sur le visage de la jeune fille.
Judy se sentait mal. En se montrant si impatiente de partir, d’agir, elle
avait provoqué une dispute entre Stefan et sa Farmor. Elle n’avait pas
compris ce qu’avait dit la vieille dame, mais cela lui avait paru assez
clair. Il s’apprêtait à sauter les cours pour terminer la réparation du
camping-car le plus vite possible, et Farmor ne voulait pas en entendre
parler. Elle n’aurait jamais dû aller dans l’atelier et montrer qu’elle
avait hâte de partir. Elle s’était montrée particulièrement maladroite
avec Stefan. Il était incapable de bâcler les choses, c’était plus fort que
lui, alors, maintenant, il allait travailler deux fois plus. C’était un vrai
gâchis, et il n’y avait rien de rationnel là-dedans.


Dans la chambre de Stefan, William était allongé sur le matelas, par
terre, et feuilletait un vieux volume à reliure de cuir qu’il avait trouvé
au salon, où il y en avait une dizaine de semblables rangés côte à côte. Il
s’agissait d’une sorte d’encyclopédie, et le texte serré était parsemé de
photographies anciennes en noir et blanc. Certaines montraient des
choses très intéressantes. Sur l’une d’elles figuraient des hommes au
visage sévère portant moustache et gilet et qui posaient sur la berge
d’une grande rivière. Plusieurs d’entre eux tenaient de longues perches
munies à leur extrémité d’un croc identique à celui qu’il avait trouvé.
Stefan était assis à sa petite table, un crayon à la main et un manuel
scolaire ouvert devant lui. William l’entendit soupirer et murmurer un
mot en suédois qu’il lui avait recommandé de ne jamais employer devant
Farmor, bien qu’il l’eût lui-même prononcé deux fois à l’atelier. C’était
un peu étrange de voir ces larges épaules et ce dos puissant courbés au-
dessus d’un livre. Il avait un coude sur la table, et sa main gauche, avec
ses doigts aplatis par les travaux manuels, ses ongles sales et la base de
son pouce barré d’une grosse cicatrice, soutenait son front.
Sentant le regard de William posé sur lui, le garçon leva les yeux.
– Du travail pour l’école.
– Des devoirs. Ça s’appelle des devoirs. De maths.
– Oui. Comment tu le sais ?
William ne répondit pas. C’était tellement évident. Quand quelqu’un
d’aussi fort, gentil, et qui savait presque tout faire – y compris dévaler
des pentes à skis – prenait cette expression-là, ça ne pouvait être qu’à
cause des maths.
– Je vais chercher Judy.
William quitta la pièce et revint quelques minutes plus tard avec la
jeune fille. Elle regarda autour d’elle. Il y avait maintenant près de
quinze jours qu’ils étaient là, mais elle n’était jamais entrée dans la
chambre de Stefan. Elle s’attendait à trouver une chambre d’adolescent
typique, jonchée d’affaires qui traînaient partout. Or, tout était simple
et bien rangé : une commode, un lit, une petite table et une étagère
remplie de livres, visiblement des manuels divers. Une petite armoire
murale complétait l’ameublement. Rien d’autre.
Stefan leva les yeux vers elle.
– William m’a dit que tu avais besoin d’aide, commença-t-elle d’une
voix lasse et grave.
– Non, non, pas du tout. Tu ne pourrais pas m’aider de toute façon.
Je suis en dernière année. C’est très difficile. J’ai un gros examen
demain.
Stefan n’était pas en général quelqu’un qu’il était facile d’aider. Il y a
des gens comme ça. Il préférait ne dépendre que de lui-même. Et puis
Judy avait au moins un an de moins que lui, sans parler du fait que
c’était une fille. Il y avait plein de filles dans sa classe qui passaient leur
temps à ricaner et à discuter entre elles en déclarant qu’elles « ne
pigeaient rien » avant même que le prof ait terminé ses explications. Et
les garçons ne valaient pas mieux en restant au fond de la classe et en
traitant les filles comme des idiotes. La plupart des filles travaillaient
bien plus que la plupart des hommes, il en avait conscience. Il pourrait
faire tous les efforts qu’il voudrait, la ferme ne tiendrait pas un mois si
Farmor n’était pas là, et il en avait conscience aussi. Mais là, il s’agissait
de maths à un niveau de fin de collège, et il fallait qu’il s’en sorte ou tous
ses projets tomberaient à l’eau. Il ne trouverait pas de place dans un bon
lycée, ne pourrait pas faire d’études d’ingénieur et pourrait dire adieu à
sa licence de pilote d’hélicoptère. Il devrait passer le reste de sa vie dans
la cabine d’une énorme machine à déboiser la forêt.
– Merci, mais il faut que je travaille maintenant, répondit-il.
Judy se mordit la langue. Elle voyait bien ce qu’il pensait. Et sans
doute entretenait-il ces vieux préjugés concernant les filles et les
mathématiques, car ces gens avaient beau être gentils et accueillants au
possible, on ne pouvait pas vraiment les qualifier d’hyper modernistes.
Elle n’aurait pas été étonnée d’entendre dans leur bouche quelque chose
du genre « la place d’une femme est à la maison » ou « le ménage n’est
pas une affaire d’homme ». Elle envisagea de le laisser se débrouiller
tout seul, mais l’image de ce garçon si sûr de lui, qui pouvait sauter dans
un tracteur et sortir un camping-car de trois tonnes du fossé, soudain
recroquevillé devant un pauvre devoir… ça lui fit mal.
Alors Judy sourit, prit un air engageant et répliqua d’une voix
contenue :
– Oh, c’est si difficile que ça ? Tu dois être drôlement fort. Je peux
jeter un coup d’œil, s’il te plaît ?
Elle n’était pas très douée pour prendre un air mignon, mais elle fit
de son mieux, et Stefan déplaça sa chaise pour lui faire de la place. Elle
se pencha pour regarder le livre. C’était de l’algèbre – principalement
des équations linéaires tout ce qu’il y avait de plus simple et des
fonctions basiques.
Oh mon Dieu, pensa Judy. Si c’est déjà trop dur pour lui, il est dans
un sacré pétrin.
Comment allait-elle pouvoir l’aider ? Qu’est-ce qu’il comprenait,
exactement ? Elle savait qu’il n’était pas bête. C’est juste qu’il avait dû
avoir des profs pourris.
– Tu peux me montrer comment tu fais ça ? S’il te plaît ? Même si je
ne comprends pas tout ?
William se réfugia dans la cuisine, où Farmor était confortablement
installée devant la table, un chandail en tricot disposé devant elle.
– William, te voilà ! s’exclama-t-elle en le voyant. Tu veux bien aller
vérifier dans la pièce voisine que le feu ne brûle plus ? Souviens-toi de
bien tisonner les braises. Pas de charbons ardents. Ensuite tu pourras
refermer les portes et l’arrivée d’air.
William s’exécuta. Une heure s’écoula. De la chambre de Stefan
parvenait un murmure de voix quand soudain un éclat de rire retentit.
Farmor fronça les sourcils et se leva. De toute évidence, Stefan ne
travaillait pas. Elle se réjouissait que son petit-fils ait quelqu’un à qui
parler et qu’il puisse pratiquer son anglais, mais Judy ne devait pas le
détourner de ses devoirs. S’il riait, c’est qu’il ne travaillait pas, pas
Stefan.
Elle passa la tête par la porte et vit les deux têtes, l’une brune et
l’autre blonde, penchées au-dessus du livre de mathématiques.
– Ce n’est qu’un signe de l’identité, un symbole d’équivalence,
expliquait Judy. Tu peux additionner, multiplier, soustraire, tout ce que
tu veux, mais si tu ne fais pas la même chose des deux côtés, ça va partir
en vrille.
– En vrille ? Pas en foret ou en tire-bouchon ? Vrille comme une
vrille ?
– Hum, on dit vrille et pas autrement, affirma Judy en s’efforçant
sans y parvenir de réprimer un rire.
– Tu te moques de moi, maintenant. Mais je parle plus suédois que
toi.
– C’est très vrai, Stefan, très vrai. Mais écoute, ce que je veux dire
c’est : qu’est-ce qui se passe quand tu mets plus de poids sur un seul côté
d’un volant d’inertie ?
Ce fut au tour de Stefan de rire.
– Je préfère ne pas y penser. Ça n’est pas beau à voir. C’est des
pièces partout. Très dangereux. Ça m’est arrivé une fois. J’ai dû déloger
un truc fiché dans le mur de l’atelier. Ça aurait pu me couper la tête.
– Voilà, tu as pigé. C’est ce que ça fait quand ça part en vrille. Fais
attention que ça n’arrive pas. Jamais.
– Promis.
Farmor s’écarta de la porte avec un petit sourire aux lèvres.
CHAPITRE 13

QUELQUES JOURS PLUS TARD, Farmor et William se tenaient à la


fenêtre de la cuisine et scrutaient la lumière déclinante de l’après-midi.
Ils regardaient Stefan remonter l’allée depuis la route où le car scolaire
l’avait déposé. Farmor plissa les yeux.
– Je crois que ça s’est bien passé. Mais si tu pouvais aller ouvrir à
Silla, on saura avec certitude.
William passa dans le vestibule et ouvrit la porte au chien d’élan,
Silla, qui dormait, roulée en boule sur le paillasson. La vieille chienne
partit dans l’allée comme une fusée, en aboyant joyeusement.
De retour dans la cuisine, ils la regardèrent faire un grand dérapage
pour s’immobiliser devant Stefan.
– Maintenant, annonça Farmor, voyons cela.
Silla s’aplatit devant le garçon en remuant la queue, son ventre
frôlant la neige. Stefan s’accroupit et lui dit quelque chose. Avec un
jappement, la chienne se jeta sur lui et il roula sur le dos, l’animal au-
dessus de lui. Une lutte s’engagea.
Farmor se détourna de la fenêtre.
– Oh oui, commenta-t-elle. Ça s’est bien passé.
À son entrée, Stefan était tout rouge d’avoir chahuté avec Silla, mais
s’efforçait de paraître sérieux. Peine perdue. Il ne parvint pas à contenir
le grand sourire qui illumina son visage.
– Ohé, je suis rentré.
Judy était installée près du poêle, un livre de grammaire suédoise
ouvert sur les genoux. Elle avait décidé de trouver une façon utile de
passer le temps et apprenait la langue avec l’aide de Farmor. Elle leva
tranquillement la tête avec un air d’indifférence très convaincant.
– Salut Stefan.
Il se dirigea droit sur elle.
– Demande-moi, s’il te plaît. Demande-moi comment s’est passé le
contrôle.
– Ah oui, le contrôle. Tu devais avoir les résultats aujourd’hui, c’est
ça ? Ça a été ?
– Ça s’est bien passé. Ça s’est même très bien passé. Je ne suis pas
parti en vrille.
– Bien. Tu n’as pas fait d’erreur alors ? Tu as eu bon à toutes les
réponses ?
– Toutes ? Toutes ? Tu es folle ou quoi ? Personne n’a jamais toutes
les bonnes réponses.
Judy ne put se retenir :
– Moi, si.
Stefan lui assena ce qui n’était pour lui qu’une petite tape sur
l’épaule, mais qui la déséquilibra et faillit la faire tomber de sa chaise.
– Stefan ! protesta Farmor avant de le réprimander vertement.
D’après les quelques mots de suédois que Judy repéra au passage, y
compris « idiot », qui signifie la même chose dans plein de langues, et
enfin « bûcher », la vieille dame ne se montrait pas tendre, mais cela
n’eut pas l’air d’atteindre Stefan le moins du monde. En fait, il
l’embrassa bien fort puis disparut dans le vestibule en fredonnant.
– Il faut qu’il aille dépenser un peu d’énergie en coupant du bois,
expliqua Farmor juste avant que le son étouffé de la hache contre le
billot leur indique que c’était exactement ce qu’il faisait.
Judy se rendit au salon afin de se rapprocher des livres. Pour une
fois, elle ne pensait pas à son père, mais à William. Ça n’avait pas l’air
de le déranger beaucoup, mais ils allaient devoir trouver un moyen de
faire savoir à sa mère qu’il allait bien. De fait, elle ne semblait pas
vraiment très maternelle, en le laissant tout seul pour Noël et tout le
reste, mais elle était sûrement plus qu’inquiète, non ? Le mieux serait
que Farmor lui écrive une lettre pour l’informer qu’il séjournait chez
elle. Inutile de mentionner M. Balderson, le camping-car et tout ça. Judy
soupira. Pauvre William. Qu’est-ce qu’il allait devenir ? Il était
désespérément dépendant de son entourage, et pourtant complètement
lui-même. Il n’endosserait jamais une autre personnalité pour plaire aux
autres – il en serait incapable, même s’il le voulait. C’est pourtant ce que
tout le monde faisait. C’était comme ça qu’on survivait, qu’on s’intégrait.
Chacun dissimulait en soi la majeure partie de sa personnalité. La
partie visible était celle qui était censée plaire, ou celle qu’on osait
montrer ou peut-être même une image complètement inventée qui
n’avait rien à voir avec la personne que vous aviez en face de vous. Alors
qu’avec William, on aurait pu dire qu’il n’y avait « pas tromperie sur la
marchandise ». Il lui rappelait les histoires du mollah Nasreddin
1
qu’aimait lui raconter son père – l’idiot savant , comme il l’appelait, le
clown de Dieu.
Stefan passa la tête dans l’embrasure de la porte puis s’approcha du
canapé. Il prit une profonde inspiration et en vint aussitôt au fait, les
yeux fixés sur un point juste au-dessus de la tête de la jeune fille.
– Salut Judy. Je regrette de t’avoir frappée.
Elle leva les yeux vers lui.
– Tu veux dire que Farmor regrette que tu m’aies frappée.
Stefan sourit.
– Oui, principalement. Je ne t’ai pas frappée beaucoup. Mais je
regrette un petit peu si ça t’a rendue triste.
– Pas du tout.
– Tant mieux. Alors je ne regrette pas du tout.
Judy se mit à rire.
– Bien, je suis content que ce soit réglé.
Stefan tenait quelque chose dans sa main. Il ouvrit la paume et la
tendit dans sa direction.
Elle contenait un petit poisson superbement peint, la réplique exacte
d’un vrai poisson – une petite truite peut-être, à en juger par les points
délicats et la teinte rosée sur les flancs. Judy crut tout d’abord que
c’était un objet décoratif, ou un bijou – un pendentif ou une boucle
d’oreille. Puis elle vit les crochets acérés fixés à sa queue et sous son
ventre.
– C’est un leurre, dit Stefan. Un leurre flottant. Évidemment, tu ne
peux pas t’en servir maintenant. Ça ne marche pas pour pêcher dans la
glace. Mais au printemps. Pour toi.
– Pour moi ?
– Fais attention quand tu le tiens. Si un hameçon rentre dans ta
peau, c’est très difficile de le sortir. Il faut ouvrir avec un couteau.
Judy n’avait jamais pêché de sa vie, mais elle savait reconnaître un
vrai cadeau – quelque chose qui a une vraie valeur pour celui qui donne
et pour celui qui reçoit.
Elle examina attentivement l’appât.
– C’est magnifique. Mais… tu t’es excusé. Et franchement, ce n’était
pas si terrible. Tu n’es pas obligé de…
Stefan sourit.
– Ce n’est pas pour le coup. C’est pour les maths.
– Oh…, fit Judy. Alors merci, Stefan.
– Il est bien, oui ? Mieux que dans le commerce.
– C’est toi qui l’as fabriqué ?
– Oui, bien sûr que je l’ai fabriqué, répliqua le garçon.
Judy contempla le petit poisson à la forme parfaite, la queue, les
nageoires et les yeux peints avec une infinie précision, la petite pièce de
cuivre incurvée attachée sous la tête afin de donner dans l’eau l’illusion
de la nage. Comment de telles mains avaient-elles pu faire ça ?
– Je ne peux pas te le prendre. Il est trop bien pour moi. Je veux
dire… qu’il doit être utilisé, et pas seulement regardé.
– Ne t’en fais pas, on a des tas de cannes à pêche ; au printemps…
Il s’interrompit brusquement. Le printemps ne serait pas là avant
plusieurs mois.
– Je crois qu’en Angleterre aussi, il y a des poissons, conclut-il à
contrecœur.

1.  En français dans le texte. (N.d.T.)


CHAPITRE 14

STEFAN AVAIT ANNONCÉ la veille qu’il devrait aller à la casse du


village pour chercher une pièce à remplacer sur le camping-car. Le
lendemain matin, au petit déjeuner, il essaya d’expliquer de quoi il
s’agissait et pourquoi celle du camping-car ne pouvait plus être réparée.
Il parla longuement de goussets, de longerons et de barres
stabilisatrices. Il avait vérifié les termes dans un de ses manuels avant
de se coucher, mais cela ne suffit pas. Ni William ni Judy ne comprirent
un traître mot de ce qu’il leur racontait.
– Mais je parle anglais ! s’exclama-t-il.
– Pour moi, ce n’est pas de l’anglais, Stefan, désolée, répliqua Judy.
– J’ai une place pour que l’un de vous vienne avec moi. Pour m’aider
à chercher.
Judy s’attendait à ce qu’il demande à William d’aller se préparer.
– Viens, s’il te plaît, Judy. Même si tu vas peut-être trouver ça un
peu ennuyeux.
L’idée que quoi que ce soit susceptible de la faire sortir un peu puisse
paraître ennuyeux était tellement ridicule que Judy éclata de rire.
– Je crois que j’arriverai à le supporter. Je peux toujours apporter un
livre.
Stefan prit un air indécis.
– Si tu préfères rester ici pour lire…
– Mais non, bon sang, c’était juste…
– Une plaisanterie ?
– Oui.
Stefan plissa le front. Il essayait de comprendre cette manie qu’ont
les Anglais de toujours tout tourner à la plaisanterie, mais il se faisait
encore avoir. Il avait tout de même appris quelque chose : comprendre
une langue, ce n’est pas la même chose que comprendre les gens qui la
parlent. Il avait besoin que Judy l’accompagne parce qu’elle était
incroyablement rapide pour trouver des solutions, et que s’il parvenait à
lui expliquer exactement ce qu’il cherchait, avec les dimensions et la
courbure nécessaires, elle verrait tout de suite ce qui conviendrait. Et
puis il voulait lui montrer sa voiture. C’était une Volvo PV 544 qu’il
avait passé des heures à transformer en pick-up de ferme et fait
enregistrer sous l’appellation A-tracktor, et tout le village la lui enviait.
En théorie, le véhicule ne pouvait excéder 30 kilomètres à l’heure, mais,
comme pour la plupart des voitures converties qui pullulaient dans la
campagne suédoise, c’était la théorie. De plus, Stefan n’avait pas l’âge de
la conduire en dehors de la propriété, pas tout à fait. C’était cependant
la seule chose sur laquelle Farmor fermait les yeux. Elle feignait de ne
pas connaître l’âge minimum légal des conducteurs de véhicules
agricoles, et le garçon n’avait jamais pris la peine de l’en informer.
Donc, ce matin-là, en sortant de la maison, Judy découvrit un
véhicule rouge rutilant qui étincelait dans le soleil levant. Il s’agissait
visiblement au départ d’une vieille voiture ordinaire, mais elle avait subi
une transformation radicale. La partie arrière avait été supprimée et
remplacée par un petit plateau, ne laissant plus qu’une cabine avec deux
sièges à l’avant. Tout ce qui ne flamboyait pas d’un rouge éblouissant
était en acier chromé, plus éclatant encore. Les pneus avaient les flancs
blancs, les suspensions arrière étaient surélevées, ce qui abaissait
l’avant presque au niveau du sol, rappelant à Judy des photos de courses
de dragsters.
Stefan se tenait à côté et tentait de paraître nonchalant, mais Judy
comprit instantanément ce qu’on attendait d’elle et fit en sorte de ne pas
commettre deux fois la même erreur.
– Stefan, mais elle est incroyable cette voiture. Tu n’as pas pu
acheter ça chez un concessionnaire. Où tu l’as trouvée ?
– Je l’ai trouvée chez un vieux fermier. Elle était dans les orties,
derrière sa grange. Très rouillée, très abîmée.
– Tu veux dire que tu as fait ça tout seul ? C’est dingue ! C’est
magnifique.
Elle le flattait, mais était parfaitement sincère, et Stefan s’en rendit
compte.
– Mais je dois encore mettre un pot d’échappement meilleur. C’est
trop silencieux.
– Trop silencieux ?
– Oui. Il faut que ça fasse du bruit et que ça mette les gens en colère.
La voiture de mon ami est plus bruyante. Monte maintenant, s’il te
plaît.
Judy s’installa sur le siège passager, et Stefan derrière le volant. Il
lança le moteur, et celui-ci émit un rugissement qui n’aurait rien eu à
envier au grondement d’un poids lourd en train de gravir une côte raide.
Ils se mirent en route.


Il faisait beau. Le village se situait à une douzaine de kilomètres de
la ferme, sur cette même route sinueuse et bordée d’arbres qu’ils avaient
empruntée avec le camping-car lors de la nuit sombre et glaciale de leur
accident. À présent, alors que le soleil filtrait à travers les branchages,
avec les jeunes bouleaux et aulnes rabougris qui ployaient jusqu’au sol
sous leurs grands capuchons de neige, le paysage était magnifique. À
mesure que le soleil montait, la lumière s’intensifiait, et la neige devint
bientôt aveuglante. Stefan frimait un peu, montant à près de cinquante
kilomètres-heure pour exécuter des dérapages contrôlés dans les
virages. Judy s’accrocha à son siège, mais ne dit rien. S’il croyait qu’il
allait la faire hurler en agissant ainsi, il allait être déçu. Ils prirent un
dernier virage, puis la forêt céda la place à de grandes prairies qui
descendaient en pente douce jusqu’à la rivière, piquetées çà et là de
rares fermes et de quelques granges en bois peintes en rouge. Judy
distingua au loin le dôme en oignon d’un clocher, qui se dressait à l’écart
de l’église proprement dite. Ils remontèrent la rue principale du village,
et Judy eut l’impression que Stefan saluait pratiquement toutes les
personnes qu’ils croisaient. Il y avait une épicerie, une station essence et
un café, et c’était à peu près tout. Stefan leur fit traverser un pont puis
quitta la route pour une piste grossière qui les conduisit à un portail
grillagé. Il arrêta la voiture et descendit. Judy le suivit et ils pénétrèrent
dans le dépôt de ferraille. Elle regarda autour d’elle. Stefan commençait
déjà à fouiller, écartant la neige d’épaves d’automobiles, de parties de
machines agricoles et de pièces métalliques diverses. L’endroit était
jonché de vieilles lessiveuses, de bouts de tôle ondulée, de quantité de
jantes, d’enjoliveurs, de tuyaux, de radiateurs… cela paraissait infini.
Il faisait relativement doux – sans doute pas beaucoup au-dessous de
moins dix – mais il n’y a rien de plus glacé qu’un bout de ferraille. Le
froid qui semblait s’accrocher au métal sur toute la surface de la casse
ne tarda pas à geler Judy jusqu’aux os. Elle contourna une
moissonneuse-batteuse en état de décomposition avancée, presque
invisible sous son manteau de glace, et vit Stefan en grande
conversation avec un personnage voûté en salopette crasseuse et
casquette graisseuse. Apparemment immunisé contre le froid, le
ferrailleur ne portait même pas de manteau. Judy frissonna. Ils
examinaient un bout de poutrelle d’acier tordue qui gisait à leurs pieds.
Stefan aperçut la jeune fille et lui fit signe d’approcher.
– Je crois que ça marchera. C’est de l’acier de trois millimètres.
Elle jaugea le morceau d’acier. Dans la voiture, Stefan lui avait
remis une feuille de papier avec les mesures et la courbure
approximative dont il avait besoin.
– Oui, ça tiendra. Mais tu devras façonner l’une des extrémités pour
que ça s’adapte convenablement.
– Non, pas la peine.
– Combien tu paries ?
– Je ne veux pas te prendre ton argent.
– Dis plutôt que tu ne veux pas perdre.
– Ha ! Cinq couronnes alors.
– Pari tenu. On y va, Stefan, je suis complètement gelée.
Ils chargèrent leur trouvaille sur le plateau arrière et revinrent vers
le village, mais Stefan arrêta la voiture juste avant le pont.
– Et maintenant, on va au café prendre une part de gâteau et un
café, annonça-t-il.
– Est-ce qu’on y va à pied ?
– Oui. Quand on est passés tout à l’heure, j’ai vu Sven par la vitre.
C’est le policier.
Judy attendit la suite, le sourcil interrogateur.
– Tant qu’il ne me voit pas conduire, ça va. Et il ne m’a pas vu. Mais
si je me gare devant le café, il sera obligé d’agir, et il n’a pas envie de
faire de la peine à Farmor. Ce n’est pas bon pour lui.
– Pourquoi ça ?
– Sa femme est la meilleure amie de Farmor.
Ils laissèrent donc la Volvo.
Il faisait chaud dans l’établissement, qui comptait quelques petites
tables et une vitrine pleine de roulés à la cannelle, de gâteaux à la crème
et de tout un tas d’autres pâtisseries. Judy avait déjà compris que
Stefan avait le bec sucré en le voyant engloutir en enfilade huit ou neuf
roulés à la cannelle préparés par Farmor, et elle le vit à présent choisir
une grosse part de gâteau à la crème recouvert de pâte d’amande. Elle se
contenta d’un petit pain au lait et testa son suédois sur la dame qui se
trouvait derrière le comptoir, parvenant à dire « bonjour » et « un de
ceux-là, s’il vous plaît ». Elle obtint une réponse qu’elle ne comprit pas.
Attablé près de la vitrine, un homme en uniforme et aux cheveux gris
buvait du café et feuilletait négligemment le journal. Il salua Stefan et
lui posa une question. Le garçon lui répondit en avançant les lèvres pour
aspirer l’air tout en esquissant un petit mouvement de tête ascendant,
ce qui est la curieuse façon de dire « oui » dans le Nord. Il y avait
d’autres clients attablés, et la plupart d’entre eux adressèrent quelques
mots à Stefan. Tous évitaient le regard de Judy, mais elle sentait des
yeux braqués sur son dos pendant qu’ils prenaient leur café.
– Je ne crois pas qu’ils apprécient les étrangers, confia-t-elle alors
qu’ils revenaient vers le pont.
– Ils ne te connaissent pas, c’est tout.
Ils franchirent le pont et retournèrent dans la voiture. Judy avait
déjà pris place sur le siège passager, et Stefan ouvrait la portière du
conducteur quand ils entendirent qu’on l’appelait. Trois personnes se
tenaient sur le pont et avançaient vers eux. L’une d’elles agita la main.
Stefan répondit de même puis repartit à leur rencontre. Judy resta dans
la voiture et observa, s’enfonçant un peu dans son siège. Elle se trouvait
à près de deux mille kilomètres de chez elle, mais son passage dans le
café lui avait rappelé qu’elle était en fuite. Si on la remarquait un peu
trop, on pourrait commencer à se poser des questions et, pourquoi pas, à
passer quelques coups de fil. Bien que ce fût difficile à déterminer avec
les longues parkas et les bottes, elle crut reconnaître deux filles et un
garçon. De l’âge de Stefan à peu près, sans doute des copains d’école. Ils
discutèrent un moment tous les quatre. Puis le garçon se mit à rire et
désigna la voiture. Stefan répondit quelque chose, et, tout à coup,
l’atmosphère changea. Le garçon s’approcha tout près de Stefan. Celui-ci
recula d’un pas, haussa les épaules et voulut partir. Mais Judy savait
que c’était déjà trop tard. Elle connaissait les signes. Le garçon attrapa
Stefan par le bras, le fit pivoter et lui balança un coup de poing de sa
main libre. Stefan se baissa et en esquiva la plus grande partie. Il
plaqua ensuite sa main ouverte contre le visage du garçon et le frappa
au cou avant de passer vivement derrière lui pour le prendre à la gorge
tout en lui enfonçant un genou dans le dos. La lutte paraissait à peu
près égale. L’adversaire de Stefan était un peu plus petit, mais trapu,
avec de longs bras.
La bagarre semblait avoir éclaté de nulle part. Judy n’avait aucune
envie de s’en mêler. Ce n’étaient pas ses affaires, et quand on veut éviter
d’attirer l’attention, mieux vaut ne pas débarquer au milieu de parfaits
étrangers pour se battre. Et puis Stefan avait l’air de très bien se
débrouiller tout seul. Ce n’était pas William. En fait, son adversaire
était à cet instant couché sur le dos sur le revêtement sablé du pont, et
Stefan, assis sur lui, lui maintenait les bras. Les deux filles étaient
restées à l’écart, sans les encourager vraiment, mais sans chercher à les
arrêter non plus. Soudain, l’une des deux se mit à crier, ramassa un
amas de neige gelée au bord de la chaussée et s’avança vers Stefan. Elle
le brandit bien haut, et s’apprêtait à l’abattre sur la tête de Stefan
quand ses pieds se dérobèrent sous elle, la faisant tomber avec un bruit
sourd sur les fesses. Elle se retourna avec peine pour découvrir une
silhouette aux cheveux noirs et aux yeux ardents qui se tenait
parfaitement immobile, en équilibre sur la pointe des pieds, genoux
légèrement fléchis, et qui la regardait.
– Désolée, dit Judy en s’efforçant de prendre un ton aimable. Mais ce
n’était pas très juste. On ne doit pas s’en mêler. Tiens, je t’aide à te
relever.
Et elle tendit la main. Cela ne parut pas satisfaire la fille. Celle-ci lui
hurla quelque chose, se releva et voulut lui assener un coup de pied.
Mais sa botte se retrouva coincée sous le bras de Judy, qui avança,
obligeant la fille à reculer en sautillant et en battant des bras pour ne
pas retomber en arrière. Le pont était bordé d’une rambarde métallique
basse à demi dissimulée par un banc solidifié de vieille neige déblayée.
La fille se dirigeait droit sur le garde-corps en sautillant stupidement
sur une jambe. Son agresseuse avança encore d’un pas et releva la botte
prisonnière. La fille bascula en arrière avec un cri perçant et disparut.
Sa copine poussa un hurlement, quitta le pont en courant et pataugea
dans la neige pour gagner la rive. Cela mit fin à la bagarre de Stefan. Il
se releva, et le garçon sur lequel il était assis put se mettre debout et
brosser le sable et la neige de ses vêtements. La rivière était gelée
depuis avant Noël, et d’énormes congères immaculées parsemaient la
glace. La fille que Judy avait avec si peu de cérémonie fait chuter en
contrebas se dirigeait tant bien que mal vers la rive à travers les masses
de neige, évoquant une sorte de bonhomme de neige animé alors qu’elle
essayait d’écarter les flocons de son visage. Son amie attendait sur la
berge et déversait un flot ininterrompu de suédois hystérique jusqu’à ce
que le garçon lui crie quelque chose depuis le pont. Elle le foudroya du
regard, mais se tut.
– On y va, maintenant, décréta Stefan.
Sur le chemin du retour, Stefan resta un long moment silencieux.
Judy regardait défiler les troncs de pins qui semblaient une armée
compacte de soldats à la manœuvre. Elle s’en voulait. Son « je ne m’en
mêle pas » n’avait pas tenu très longtemps. Il fallait vraiment qu’elle
arrête de balancer les gens dans les cours d’eau. Elle se demanda ce que
Stefan devait penser d’elle – sûrement pas du bien, juste au moment où
les choses commençaient à s’arranger entre eux et où elle avait presque
l’impression d’avoir un ami. Et maintenant, ça. La raclée qu’elle avait
mise à ses copines de classe risquait de ne pas bien passer. Enfin, Stefan
parla :
– Tu es quelqu’un de très costaud.
– Pas du tout, non. Ce n’est pas la peine d’être costaud. Ce n’est pas
une question de muscles.
– Je le sais. Je veux dire que tu as une âme forte.
Judy ne s’étonnait plus d’entendre Stefan et Farmor parler de l’âme
– c’était apparemment une habitude chez les Suédois. Cela n’avait rien à
voir avec les anges, le ciel ou la vie après la mort. L’âme était tout ce
qu’il y avait en vous qui ne dépendait pas simplement du cerveau… tout
ce qui faisait de vous une personne et pas un ordinateur, tout ce qui
vous embrouillait.
– J’en sais rien. Mais je sais qu’il m’arrive de m’énerver.
– Anna a eu de la chance.
– De la chance ?
– Oui. Ce n’est pas bon de tomber du pont.
– Mais c’est comme si elle avait atterri sur un lit de plumes !
– L’eau coule très vite sous le pont. Parfois, elle est à peine gelée. Ou
elle fond par en dessous, et avec la neige par-dessus, ça ne se voit pas. Si
on avait été un peu plus tard, dans quelques semaines, avec un beau
temps, Anna serait morte. Entraînée sous la glace par le courant. C’est
déjà arrivé.
– Oh.
– Tu ne le savais pas ?
– Non, comment j’aurais pu ?
– Je pensais que tu aurais pu t’en douter parce que tu es tellement
intelligente.
– Eh bien non.
– Mais si tu avais réfléchi à ça… que ça pouvait être très dangereux
pour elle… est-ce que tu aurais… ?
– Non, bien sûr que non… enfin, je ne crois pas. J’espère que non.
– C’est comme ça, quand tu t’énerves ?
Judy tourna la tête pour le regarder – les sourcils froncés, ses yeux
bleus rivés sur la route, la mâchoire serrée qui creusait un pli aux coins
de sa bouche. Se pouvait-il que ce garçon à côté d’elle ne se soit jamais
énervé ? Puis le visage de Stefan s’éclaira, et il éclata de rire.
– Anna t’a traitée de sorcière folle. Ha ! Ha ! Elle avait très peur.
Elle n’a jamais vu une fille comme toi. Ha ! Ha !
– D’ailleurs, c’était quoi, le problème ?
– Des trucs stupides. Regarde, des grosses empreintes. Un élan a
traversé la route ici.
Tu parles d’un changement de sujet, se dit Judy. Pas très subtil. Elle
repensa au garçon qui avait ri en désignant la voiture.
– C’était à cause de moi, non ?
– Juste des bêtises. Mon ami Karl est très bête. Son grand-père n’est
pas très gentil, et Karl répète ce qu’il dit, comme un…
Stefan ne trouva pas le mot en anglais.
– Un oiseau qui parle.
– Un perroquet.
– C’est ça, un perroquet.
– Alors, qu’est-ce qu’ils disaient ? Et comment savent-ils que je suis
là d’abord ?
– Tout le monde sait tout, ici. Ne t’inquiète pas.
Judy ne put s’empêcher d’être agacée.
– Arrête de me protéger. Je peux très bien m’en sortir toute seule.
Qu’est-ce qui te prend ? Tu m’entraînes dans une bagarre, et tu ne veux
même pas me dire pour quel motif ?
– Je ne t’ai pas entraînée dans une bagarre.
– Si.
– Tu étais dans le pick-up. Je ne t’ai jamais demandé de sortir.
– Et toi, c’est ce que tu aurais fait : tu serais resté assis à regarder ?
– Non, mais tu es…
– Ne dis rien ou je vais vraiment m’énerver. Et ce qui s’est passé sur
le pont aura l’air d’une visite de courtoisie à côté.
– Une quoi, s’il te plaît ? Je ne comprends pas le mot « courtoisie ».
Judy ricana.
– Tu n’es pas le seul.
Ils roulèrent en silence. Le jour déclinait déjà. L’ombre des arbres
traversait la route et s’enfonçait dans la forêt de l’autre côté. Stefan prit
une profonde inspiration.
– Ici, en Suède, il y a plein de gens qui arrivent de la guerre et de
plein de situations affreuses. Certains disent qu’il y en a trop et ils
emploient des mots pas très polis. Le gouvernement en envoie beaucoup
par ici. Les gens d’ici ne sont pas méchants, mais ils n’ont pas
l’habitude, et il y en a qui ont des idées mauvaises depuis très
longtemps. Pendant la guerre, le grand-père de Karl… Farmor ne veut
pas me dire ce qu’il a fait, mais elle ne l’aime pas beaucoup…
La voix de Stefan se perdit un instant.
– Karl a dit quelque chose de stupide. Ça lui arrive souvent. Et je lui
ai répondu.
Judy regardait par la vitre. Pourquoi les choses seraient-elles
différentes ici ? Le Jerry de William était partout. Il portait juste un
autre nom dans un autre pays.
– Et toi, qu’est-ce que tu penses ?
– Ma Farmor est arrivée de Finlande dans une barque quand elle
avait six ans. Les Russes ont emmené son grand-père. Son père, il est
mort à la guerre. Son oncle est mort dans le bateau.
– Alors pourquoi tu dis que quelqu’un comme Karl est ton ami ? Il a
voulu te donner une raclée.
– Tu ne comprends pas. On va pêcher. Je répare des moteurs avec
lui. On joue au hockey et ensuite, on va au sauna. Mais parfois, les amis
se battent. Et c’est là qu’on vit.
Judy voyait ce qu’il voulait dire. Ce n’était pas comme de vivre dans
une grande ville. C’était difficile pour elle de s’imaginer en train de
marcher dans la rue, et de connaître tous les visages qu’elle croisait et
d’être reconnue. Mais elle devinait qu’il y avait des aspects positifs. Cela
les avait probablement empêchés de mourir dans ce fossé gelé.
– Il y a un endroit pour eux, reprit Stefan, pour les nouveaux qui
arrivent, pas très loin d’ici, où ils peuvent rester. C’est le gouvernement
qui les met là. Karl dit que…
Judy poussa une exclamation et se tourna vers Stefan.
– Un centre d’accueil pour demandeurs d’asile ! Stefan, la lettre
devait sûrement venir de là-bas ! Rachid y était, c’est évident. Il y est
peut-être encore.
– C’est possible. Quand quelqu’un est envoyé là-bas, ce n’est pas
facile pour lui de sortir. Parfois pendant un an, parfois même deux
avant de savoir s’il pourra rester ou bien sera renvoyé. Mais ton père…
je ne comprends pas.
– Moi non plus. Mais je parie qu’il y est allé. Et même s’il a pu faire
sortir Rachid et l’a emmené quelque part, quelqu’un saura sans doute
quelque chose. On doit y aller.
– Oui, on ira là-bas.
– On peut y aller tout de suite ?
– Non, je regrette.
– Mais tu as dit que ce n’était pas loin d’ici.
– Oui, pas loin. Une centaine de kilomètres.
Judy poussa un soupir. « Pas loin » ne signifiait pas du tout la même
chose en Scandinavie.
CHAPITRE 15

MAINTENANT QUE JUDY tenait une piste, quelque chose à quoi se


raccrocher, il lui était encore plus difficile de se contenter d’attendre –
attendre que le camping-car soit réparé, attendre que M. Balderson
réapparaisse, en admettant qu’il le fasse un jour. Et sans M. Balderson,
qui pourrait la conduire à ce centre d’accueil même une fois que Stefan
aurait terminé de travailler sur la camionnette ?
– Je ne peux pas t’emmener là-bas avec la Volvo, avait expliqué
Stefan. Il y a un autre policier qui n’est pas Sven. Farmor ne fait pas de
la couture avec la femme de l’autre policier.
Judy ne voulait surtout pas attirer d’ennuis à Stefan, aussi
entreprit-elle de réfléchir à la façon de se rendre au centre d’accueil par
ses propres moyens. Il devait bien exister un car qui partait du village.
Ou peut-être qu’elle pourrait trouver une place dans une voiture qui se
rendait là-bas. Le soir de leur virée au village, elle enfila un anorak et
des sabots – allez savoir pourquoi, il y en avait toujours une paire dans
le couloir – et se rendit à l’atelier pour en parler à Stefan. Il était là,
comme d’habitude flanqué de William, et cette fois, ils ne lui faisaient
pas penser à des extraterrestres mais à des personnages tirés d’un film
sur la Première Guerre mondiale, avec des masques à gaz et des bleus
de chauffe. Un compresseur tournait à plein régime, et Stefan était en
train d’appliquer au pistolet une couche d’apprêt sur l’un des panneaux
latéraux du camping-car. Il aperçut Judy, coupa le compresseur et retira
son masque.
– Tu ne devrais pas…
– Je sais, je sais, si je ne deviens pas aveugle, je vais m’empoisonner
et avoir la tête pleine d’émanations.
– Oui, et ce n’est pas bon pour quelqu’un qui a une grosse tête
comme toi.
Judy ramassa un gant de travail posé sur l’établi et le lança dans sa
direction. Il l’esquiva.
– Et un mauvais caractère aussi.
William intervint à travers son masque :
– Ce n’est pas gentil de dire que Judy a la grosse tête.
– Pourquoi ça ? s’étonna Stefan. Elle a une grosse tête remplie avec
un gros cerveau.
– C’est parce que chez nous, ça veut dire crâneur, expliqua Judy.
C’est les prétentieux qui ont la grosse tête.
– Oh, non Judy, tu n’es pas un crâneur. Mais tu as peut-être un
cerveau trop développé. Il pourrait exploser un jour.
Stefan fouilla dans la poche de son bleu de travail et en sortit cinq
couronnes suédoises qu’il plaqua sur l’établi.
– Tu avais raison. J’ai été obligé de rectifier le longeron. Pourquoi
est-ce que tu as toujours raison ? Pas juste de temps en temps, mais
toujours ? Ce n’est pas bon pour toi.
Judy respira à fond et regarda le garçon bien en face.
– Écoute, Stefan. Il faut vraiment que j’aille me renseigner à ce
centre d’accueil. Je dois y aller. Il existe peut-être un car, ou quelque
chose…
Stefan l’interrompit :
– William, tu veux bien aller remplir la caisse à bûches pour Farmor,
s’il te plaît ? Elle était presque vide.
William s’exécuta avec plaisir. Dès qu’ils se retrouvèrent seuls,
Stefan s’approcha du poêle et y enfourna des bûches. Judy attendit. Il
était visiblement préoccupé.
– Qu’est-ce qu’il y a, Stefan ?
– Je voudrais te dire quelque chose.
Il déploya une jauge d’épaisseur et entreprit d’en essuyer
soigneusement chaque lamelle.
– Vas-y, dis-le.
Une fois qu’il eut commencé, tout sortit d’une seule traite précipitée.
– Je te conduirai au centre d’accueil demain, mais tu dois s’il te plaît
ne rien dire à Farmor parce qu’elle ne sera pas contente et que si on
m’arrête et qu’elle ne sait rien, Sven ne pourra pas dire à Margareta que
Farmor m’a laissé aller là-bas et je serai tout seul à être mauvais et
Sven sera fâché contre moi parce qu’il sait que je conduis dans le village
et il ne m’arrête pas et j’aurais quand même trahi sa… sa… confiance
mais il ne sera pas fâché contre Farmor.
Judy connaissait beaucoup mieux Stefan maintenant que quelques
semaines plus tôt. Elle comprenait donc que ce qu’il lui proposait
signifiait bien plus encore que son appât de pêche. Elle avait
désespérément besoin de se rendre dans ce centre d’accueil, et si
n’importe qui d’autre lui avait fait cette proposition, elle aurait sauté sur
l’occasion. Mais elle ne pouvait pas faire ça à Stefan.
– Stefan, est-ce que tu as déjà menti à Farmor ? demanda-t-elle.
Le garçon leva enfin les yeux.
– Bien sûr.
– Quand ça ?
Il fronça les sourcils, puis son visage s’éclaira, et il répondit
fièrement :
– Il y a un endroit de la rivière où le courant est très fort. Je n’avais
pas le droit de pêcher là-bas, mais je l’ai fait quand même, et j’ai failli
tomber, mais je ne lui ai rien dit.
– Quel âge tu avais ?
– Six ans.
– Pardon, mais ça ne compte pas. Merci beaucoup, Stefan, vraiment,
merci. Mais tout le monde n’est pas fait pour les gros mensonges.
Certains savent mentir, d’autres pas. Et toi, tu ne sais pas.
– Mais tu pourrais m’aider. Tu as…
– Beaucoup de pratique ? J’aurais préféré que tu ne me le fasses pas
remarquer, mais c’est vrai. Et ce n’est pas une raison pour te donner des
cours de mensonge, alors oublie.
Stefan eut un grand sourire.
– Pourtant, tu m’as donné des cours de maths. Tu es un bon
professeur, je ne partirai pas en vrille.
– Laisse béton, Stefan.
– Du béton ? Quel béton ? Où est-ce que je laisse du béton, s’il te
plaît ?
Judy commençait à soupçonner Stefan de parler bien mieux anglais
que ce qu’il prétendait.
Le sourire du garçon s’évanouit, et il désigna le camping-car.
– Plus trop long maintenant. Tu vois qu’on fait la peinture. Mais
l’embrayage n’est pas encore très bien. Les disques…
– Mais tu as déjà démonté l’embrayage il y a des jours de ça. Je le
sais.
– Oui, mais pour le parallélisme, parfois, il faut refaire les choses. Tu
ne partiras pas toute seule en car. M. Balderson va revenir, je vais
terminer le travail et tu iras chercher ton père.
Stefan remit son masque et ralluma le compresseur. Le vacarme
rendit alors toute conversation impossible.
Judy retourna d’un pas lourd dans la maison. Il n’était tout
simplement pas dans la nature de Stefan de presser les choses, et elle
sentait qu’elle ne ferait que le rendre malheureux en insistant. Elle
décida de demander son aide à Farmor.
Celle-ci s’empressa d’examiner le problème de Judy. Elle voyait bien
que la jeune fille rongeait son frein, et elle savait parfaitement que
Stefan serait tout à fait capable de commettre une bêtise pour l’aider.
Elle le laissait conduire aux alentours dans ses véhicules divers et savait
que Sven le surveillait, mais elle n’aurait pas toléré qu’il se lance dans
une virée d’une centaine de kilomètres. Alors elle téléphona à l’oncle de
Stefan, Jonas. Il lui apprit qu’il avait prévu d’aller chercher du fourrage
pour son bétail avant la fin de la semaine, et qu’il passerait devant le
centre d’accueil. Mais il pouvait tout aussi bien s’y rendre dès le
lendemain, et il fallait de toute façon qu’il discute de quelque chose avec
Stefan.
C’est ainsi que le lendemain matin, un vieux pick-up cabossé se gara
devant la maison. Farmor appela Judy, qui était dans sa chambre. Un
homme en combinaison de travail, les jambes arquées, une casquette de
base-ball vissée sur la tête et des yeux bleus rieurs, discutait dehors
avec Stefan. Il salua Judy d’un signe de tête et lui indiqua le petit
camion. Judy monta puis eut la surprise de voir Stefan se hisser d’un
bond à côté d’elle.
– Tu viens aussi ?
– Oui. Tu ne connais pas les gens et ton suédois n’est pas bon, et puis
Jonas et moi, on doit parler d’un bal au village.
– Tu vas danser avec ton oncle ?
– Non.
Judy attendit la suite, mais Stefan n’avait visiblement rien à
ajouter.
La route était longue, le vieux camion produisait un vacarme
effrayant, tant au niveau du moteur que de tout un tas d’autres pièces,
et Stefan et son oncle parlaient vite, dans ce dialecte très marqué que
même les Suédois du sud avaient du mal à comprendre. Judy regardait
les forêts défiler, concentrée sur toutes les questions qui, avec un peu de
chance, trouveraient bientôt des réponses.
La route les conduisit enfin au bord d’une large rivière gelée, et
Jonas tourna entre deux très vieux pins noueux pour prendre ce qui
avait dû être une allée majestueuse. Ils arrivèrent devant une
imposante bâtisse de pierre.


C’étaient les anciens bureaux d’une scierie hydraulique construite au
début du siècle dernier. Elle se dressait sur la berge de la rivière, et,
autrefois, les troncs d’arbres coupés en amont descendaient le cours
d’eau sur des kilomètres, se rassemblaient derrière les barrages tendus
d’une rive à l’autre puis étaient acheminés dans la scierie proprement
dite où les attendaient les immenses bancs de sciage. La scierie était
restée en activité jusqu’à la fin du vingtième siècle. Depuis, la grande
bâtisse avait été transformée en hôtel, puis divisée en appartements
avant d’être finalement condamnée. Aucune entreprise ne pouvait
rivaliser avec l’attrait des grandes villes, aussi, lentement mais
sûrement, tout le monde avait quitté cet endroit tranquille, et les
emplois s’étaient raréfiés.
Mais il semblait bien que des gens revenaient. De tous les coins du
monde où régnaient la terreur et les atrocités de la guerre, ils
échouaient ici, tels des débris après une tempête, grelottant dans ce
froid inhabituel pour eux et se demandant comment construire une
nouvelle vie avec les aides que l’État était prêt à leur accorder. Les
anciens bureaux de la scierie avaient été loués par le conseil municipal
pour en faire un centre de rétention, un endroit où garder les réfugiés
pendant la longue procédure qui déciderait si leur existence avait été
assez horrible pour qu’ils puissent obtenir le droit de rester.
Le pick-up se gara devant la grande porte. Le propriétaire d’origine
de l’usine, qui comptait parmi les riches barons du bois du dix-neuvième
siècle, avait voulu produire un certain effet. Il y avait un grand porche à
piliers auquel on accédait par un escalier de pierre. Mais la peinture de
la grande double porte s’écaillait, et les moulures du chambranle avaient
été réparées au ciment. Judy regarda les portes, l’estomac noué. Si
Rachid était là, elle apprendrait peut-être, dans quelques minutes, où se
trouvait son père et ce qui lui était arrivé. Dans cinq minutes, après des
mois d’ignorance et d’incertitude.
Elle ouvrit la portière de la cabine et descendit. Stefan fit mine de la
suivre.
– Tu peux rester, tu n’es pas obligé de venir.
– Mais je viens quand même.
Et Judy se rendit compte qu’elle serait heureuse d’avoir un peu de
compagnie.
Ils gravirent les marches. Il n’y avait pas de sonnette, mais la porte
était entrouverte. Ils la poussèrent, entrèrent et suivirent un long
vestibule tapissé de linoléum. Au fond, ils repérèrent une cage d’escalier
flanquée d’une porte de chaque côté. Ils perçurent un murmure de voix
provenant de derrière la porte de droite. Judy l’ouvrit.
Elle pénétra dans ce qui avait été une salle de réception spacieuse,
haute de plafond et garnie de grandes fenêtres qui donnaient sur la
rivière et des jardins. On imaginait sans peine un imposant bureau
d’acajou, de confortables fauteuils de cuir et une bibliothèque. Mais à
présent, le mobilier se limitait à quelques tables et chaises, sans doute
mises au rebut par une administration ou une école avant rénovation, et
un vieux canapé taché poussé contre un mur. Le canapé était occupé par
une femme en hijab et deux enfants, dont l’un n’était encore qu’un bébé.
Un groupe de jeunes Noirs discutait près des fenêtres. Deux hommes
plus âgés se tenaient attablés l’un en face de l’autre et bavardaient à
voix basse.
Judy s’avança. Les visages se tournèrent vers elle et des questions
furent posées dans des langues variées mais aucune qu’elle comprenait.
L’un des hommes attablés recula sa chaise et se leva pour venir vers elle
en souriant. Puis, soudain, toutes les voix se turent et ce fut le silence.
L’homme qui venait vers elle, main tendue, retourna s’asseoir, les jeunes
détournèrent le regard vers la fenêtre et la femme sur le canapé se
pencha au-dessus du plus petit des enfants.
Stefan venait d’entrer.
Il sourit et dit bonjour d’une voix plutôt forte, mais n’obtint pas de
réponse. Il ajouta :
– On cherche quelqu’un…
Le silence était complet, les visages fermés.
– Stefan, sors de la pièce.
– Mais je suis avec toi.
– S’il te plaît.
Le garçon s’entêta à rester un moment dans l’embrasure de la porte.
Puis il sortit. Il était contrarié, et Judy en avait conscience, mais elle ne
put s’empêcher de penser : Maintenant, tu sais ce que ça fait d’entrer
dans une pièce pleine de gens qui ne te voient pas, qui ne se doutent pas
que tu as frappé ton meilleur ami pour moi, qui ne voient que la couleur
de tes yeux, de tes cheveux, les vêtements que tu portes, et la langue que
tu parles.
L’atmosphère se détendit. Judy demanda :
– Est-ce que quelqu’un parle anglais, ici ?
L’autre homme attablé se leva. Cheveux grisonnants, moustache
tombante, le front très ridé. Il s’avança.
– Moi. Est-ce que tu as besoin d’aide ? Tu viens d’arriver ? D’où est-
ce que tu viens ?
– Non, je n’ai pas besoin d’aide, merci. Je suis citoyenne britannique.
Il la dévisagea et dit quelque chose par-dessus son épaule. Un
murmure parcourut la salle, et tous les visages se tournèrent vers elle.
Judy, la favorisée, celle qui détenait de l’or pur, un passeport européen.
– Félicitations. Mais pourquoi es-tu ici alors ?
– Je cherche quelqu’un.
Un brouhaha de voix se fit entendre alors que l’information était
traduite et circulait. Tout le monde voulait participer. Ils savaient ce
que c’était. En ce moment, c’était comme si tout le monde était à la
recherche de quelqu’un – un oncle, un mari, une mère, un enfant.
– Il s’appelle Rachid.
Rachid ! Ils sont ravis. Rachid est ici ! Pile à cet endroit ! Judy sentit
son cœur manquer un battement, puis se mettre à cogner si fort que tout
le monde devait l’entendre. Un jeune du groupe près de la fenêtre fut
aussitôt dépêché. Il sortit en appelant « Rachid ! Rachid ! » et Judy
l’entendit monter l’escalier quatre à quatre sans cesser d’appeler.
Moins d’une minute s’écoula, mais elle lui parut interminable. Elle
était cernée de sourires heureux et pleins d’espoir. Ils étaient contents
pour elle, et pour Rachid.
Le jeune revint. Il tenait par la main un garçon qui ne devait pas
avoir plus d’une dizaine d’années, avec des cheveux noirs coupés en
brosse. Il portait un survêtement trop grand pour lui et des baskets
sales. Il examina Judy de ses yeux immenses.
Judy le regarda, et tous ses espoirs s’écroulèrent. Elle secoua la tête.
– Pardon, j’aurais dû préciser que je cherche un adulte.
Le jeune Rachid la dévisageait toujours. Il dit en farsi :
– T’es qui, toi ? T’es pas ma sœur.
Judy répondit dans la même langue.
– Non, ce n’est pas moi. Je suis désolée.
Le garçon ne pleura pas. Il ne parut pas réagir du tout. Peut-être
une petite lueur vacillante s’éteignit-elle dans ses yeux, mais sans doute
n’était-ce qu’un jeu de lumière. Il lâcha la main du jeune Africain, fit
demi-tour et partit.
Il n’y avait rien à dire. Ils connaissaient tous trop bien ces espoirs
naissants aussitôt fracassés.
– Je… bonne chance. Merci, fut tout ce que Judy parvint à dire avant
de fuir.
Stefan attendait au pied du porche et donnait des coups de pied
rageurs dans un tas de neige grise. Il leva les yeux en l’entendant
arriver. Il n’eut pas besoin de demander. Ils retournèrent au pick-up et
montèrent dans la cabine.
L’oncle Jonas démarra, et ils reprirent la route.
Nul ne parla jusqu’à la ferme où Jonas devait prendre son fourrage.
Quand ils arrivèrent, Jonas descendit d’un bond et disparut dans la
maison.
– Maintenant, il va boire du café, annonça Stefan. Ça prendra
longtemps. On peut aller chercher le foin.
La grange était immense, et remplie de foin odorant empilé presque
jusqu’au toit. Ils entreprirent de tirer des balles jusqu’à l’entrée de la
grange. Judy n’avait toujours pas prononcé un mot. Lorsque Stefan
décréta qu’il y avait assez de foin, elle s’assit sur la balle la plus proche
et baissa la tête.
Stefan vint se planter devant elle.
– Je sais bien que là, tu n’es pas heureuse, commença-t-il.
Judy ricana et se mordit la langue pour retenir un commentaire
acerbe. Stefan n’y était pour rien.
– Écoute-moi, s’il te plaît. L’ami de ton père est peut-être encore
dans la région. Il est en ville, peut-être. S’il a eu sa… s’il a été autorisé à
rester, il a le droit de trouver un logement, et peut-être même du travail.
– S’il a obtenu sa carte de séjour, il pourrait aller n’importe où en
Suède, non ?
– Oui, mais il y en a beaucoup qui restent s’ils ont fait des
connaissances ici ou retrouvé un ami.
– Les probabilités sont faibles.
– Judy, ce ne sont pas des mathématiques, là. Tu me…
– Fais chier ?
Elle avait pris l’habitude de l’aider à améliorer son anglais.
– Non, j’ai envie de te secouer, et de faire sortir toutes tes équations
par tes oreilles.
– Oh.
– Tu ne dois pas oublier l’âme de ton voyage. Pourquoi abandonner
maintenant ? C’est bête. Il n’y a qu’une personne aussi intelligente que
toi pour être aussi stupide. Tu n’avais presque aucune chance de
retrouver ton père quand tu as commencé ton voyage, et il ne reste
toujours presque aucune chance. Alors, qu’est-ce que ça change ? L’âme
du voyage est toujours la même.
Jonas réapparut avant que Judy puisse répondre. Ils chargèrent les
balles de foin sur le plateau du pick-up et prirent le chemin du retour.
CHAPITRE 16

JUDY PASSA LE LENDEMAIN et le jour d’après sur des skis, à parcourir


des kilomètres, filant à toute vitesse sur les lacs gelés et progressant
lentement à travers les forêts denses, se perdant parfois au point de
devoir suivre ses propres traces pendant des heures avant d’arriver à se
repérer. Peu à peu, les paroles de Stefan firent leur chemin en elle. À la
fin du deuxième jour, elle commençait à émerger de sa déception. Le
voyage n’était pas terminé. Ils pouvaient continuer. Ils pouvaient se
renseigner en ville, peut-être aller chercher des informations à la mairie
ou ce genre de chose. Même si elle devait passer le reste de sa vie à
courir le monde avec ses étranges compagnons, il n’y avait aucune
raison de renoncer. De toute façon, que pouvait-elle faire d’autre ?
Rentrer en Angleterre et se faire embarquer par les services sociaux ?
Cette idée l’avait révoltée avant et la révoltait plus encore à présent.
Mais le problème principal demeurait : son voyage en était pour le
moment au point mort. Le camping-car et son chauffeur étaient tous les
deux hors service, et elle dépendait entièrement d’eux. Or, elle n’était
pas du genre à aimer dépendre de qui ou de quoi que ce soit.
Le problème du chauffeur se régla finalement de lui-même assez
vite. Deux jours plus tard, alors que Judy était repartie sur ses skis et
que William triait sa collection dans la chambre de Stefan, on frappa à
la porte. Farmor alla ouvrir et comprit tout de suite à qui elle avait
affaire. La grande silhouette émaciée qui tenait un bâton à la main,
l’étrange accoutrement et l’œil unique qui la regardait avec vivacité, tout
cela correspondait à la description qu’en avaient faite Judy et William,
même si cela ne l’avait pas vraiment préparée à l’effet produit sur elle
par l’homme en personne.
– Bonjour, madame, commença-t-il. Je m’appelle Andrew Balderson.
On m’a dit au village que vous hébergez deux amis à moi.
Il ôta d’un geste son bonnet à pompon du sommet de son crâne
chauve et s’inclina brièvement.
– Oui, oui, entrez, je vous en prie, répondit Farmor en se
ressaisissant.
Dans la cuisine, M. Balderson s’assit sur une chaise tandis que
Farmor s’agitait nerveusement pour préparer du café et disposer des
roulés à la cannelle sur une assiette. Pour meubler le silence,
M. Balderson lui parla des splendeurs du paysage hivernal, de
l’atmosphère chaleureuse et amicale de sa cuisine, et lui demanda des
nouvelles des jeunes.
– Ce sont vraiment de bons petits. Et, pour mon petit-fils, je crois
que c’est une bénédiction, déclara Farmor.
Tout en versant le café, elle vit qu’il lui manquait deux doigts à la
main gauche et nota la cicatrice encore récente. Il remarqua son regard
et expliqua :
– Ah, oui, on n’a pas pu les garder, de même qu’un orteil ou deux.
Mais c’est un petit prix à payer. La connaissance a toujours un prix,
comme vous le savez certainement.
– Oui, mais quelle nuit…
– Quelle nuit, effectivement. Un test, une épreuve unique qui valait
bien quelques doigts et quelques orteils !
Il y avait une petite cabane en rondins qui se dressait un peu à
l’écart des autres bâtiments. C’était l’une des plus anciennes
constructions de la propriété. Elle avait autrefois fait office de forge, ce
qui expliquait pourquoi on avait conservé une certaine distance : un
incendie prend vite et devient rapidement incontrôlable quand il
s’empare d’une construction de rondins qui distillent peu à peu leur
résine depuis deux siècles. Farmor suggéra timidement à M. Balderson
que l’endroit lui conviendrait peut-être et l’emmena le visiter. À
l’intérieur, la cabane était la simplicité même : une table en planches à
peine dégrossies, une chaise et un lit en bois, et l’inévitable poêle en
fonte posé sur le socle de briques qui avait dans le temps soutenu la
forge du maréchal-ferrant. Deux petites fenêtres et des murs de rondins
inégaux laissaient voir le calfatage en étoupe de lin. M. Balderson
poussa un soupir d’aise et contempla Farmor avec une telle intensité
qu’elle se troubla et récita :

– Un nid, quoique petit, doit plaire


.
quand on est maître chez soi.

Et il continua :

– Bú er betra
þótt lítið sé
halur er heima hver.

Farmor ne fut pas plus étonnée que ça. Judy l’avait prévenue que
M. Balderson semblait connaître pratiquement toute la poésie qui eût
jamais été écrite, alors, pourquoi pas l’Edda ? Et pourquoi pas en vieil
islandais ?
Le retour de M. Balderson réglait au moins le problème numéro un.
Restait le problème numéro deux, soit le camping-car, dont la réparation
semblait pour Stefan tourner à l’obsession. Judy commençait à penser
que Stefan et William se ressemblaient sur pas mal de points, et que
c’était peut-être pour cela qu’ils s’entendaient aussi bien. Ils avaient
leurs centres d’intérêt et ils s’y consacraient de tout leur cœur, pour dire
les choses gentiment. Stefan était tout à fait capable de sourire
joyeusement en annonçant que ce serait bientôt terminé, puis de
démonter une pièce importante, l’obligeant à tout recommencer. Que
signifiait donc « bientôt » pour lui ? En admettant que le garçon
connaisse le sens du mot « terminé ».
Judy suivit le sentier étroit que Stefan avait déblayé jusqu’à la
cabane de M. Balderson. La neige s’entassait si haut de chaque côté
qu’elle eut l’impression de marcher au fond d’une tranchée.
Heureusement, il ne faisait pas très froid. En fait, Judy s’était
maintenant tellement habituée au climat qu’une température de moins
huit lui paraissait presque douce et printanière. Ils n’avaient pas
beaucoup vu M. Balderson depuis son retour. Il avait dîné avec eux le
premier soir, et William avait été très intrigué par ce qu’il était advenu
de ses doigts après l’amputation. Il se demandait si on les avait enterrés
dans de petits cercueils à doigts, mais M. Balderson lui avait répondu
que ce n’était sûrement pas le cas. Ensuite, M. Balderson était resté
beaucoup seul. Judy le trouvait changé. Il avait pris un air un peu
sévère, avec ses joues creuses et son œil unique qui semblait encore plus
pénétrant qu’avant. C’est donc avec une certaine nervosité qu’elle frappa
à la porte de bois et attendit une réponse avant d’entrer.
M. Balderson s’était de toute évidence installé. Il se tenait assis sur
le lit et tricotait – résultat d’une conversation avec Farmor sur les motifs
traditionnels locaux. Il s’était pour cela mis en condition : il avait
rassemblé ses cheveux gris en deux couettes puis avait noué un foulard
par-dessus et revêtu une volumineuse jupe en laine sombre et épaisse
qui avait appartenu à l’arrière-grand-mère de Stefan et se déployait de
chaque côté en gros plis. S’il s’était rasé, il aurait pu passer pour une
paysanne du nord du siècle dernier, ou peut-être même du siècle
précédent.
Judy s’assit devant la table.
– Monsieur Balderson…, commença-t-elle.
– Anthéa pour toi, mon chou, essaye de ne pas troubler ma
concentration, la coupa M. Balderson. Ce n’est pas un travail facile. Cela
nécessite un savoir-faire de tout premier ordre. Trop lâche, trop serré,
une seule erreur et il faut tout détricoter avant de recommencer.
Imagine que la vie soit comme ça.
Judy refit une tentative :
– Farmor et Stefan sont très sympas avec nous, mais…
– Non, ce n’est pas ça. Ils ne sont pas sympas avec toi, ni polis. Ils
sont qui ils sont. « Sympas », c’est bon pour des voisins qui vivent dans
la même rue depuis des années et ne sont jamais entrés dans la cuisine
les uns des autres. « Sympas », ce sont les vendeurs qui te sourient
même s’ils te trouvent pénible, de crainte de perdre leur place. Nos hôtes
font ce que les êtres humains ont toujours fait : se serrer les coudes. Ce
qu’on appelle la loi de l’hospitalité est en fait une loi de survie. Être
« sympa », c’est une invention moderne, comme la fission nucléaire, les
ordinateurs et les grandes villes.
Judy n’était pas venue pour parler de ça.
– Pardon. Mais il faudrait quand même qu’on se remette en route.
On ne peut pas rester ici sans rien faire. Stefan n’en finit pas de réparer
le camping-car.
– C’est donc un jeune homme consciencieux.
– Consciencieux ? Il est complètement maniaque, oui. Je ne dis pas
qu’il devrait bâcler le travail, mais il y a des limites. Vous savez ce qu’il
va faire, maintenant ?
– Bon, peut-être qu’il en fait un peu trop. Histoire de repousser le
jour de notre départ.
– Pourquoi ferait-il une chose pareille ?
M. Balderson posa son tricot à côté de lui.
– Tu ne manqueras jamais de me surprendre, Judy. Une tête si
pleine de calculs différentiels et pourtant si bornée.
Judy choisit d’ignorer le sous-entendu.
– Je suppose que c’est à cause des maths. Je l’ai un peu aidé, mais il
s’en sort bien maintenant. C’était juste quelques trucs de base qu’il
n’avait pas bien compris. En fait, maintenant, ça lui plaît.
– Et tu crois vraiment que ce sont tes connaissances mathématiques
qui lui manqueront ?
Judy ne répondit pas. Elle n’avait pas de temps à consacrer à ce
genre de chose. Elle voulait trouver des informations sur son père, et si
rien ne se présentait au plus vite, elle allait péter un câble.
– En tout cas, ça me rend folle. Pourquoi faut-il qu’il cherche à ce
point à ce que tout soit parfait ? Et Farmor est pareille. L’autre jour, elle
a balancé tous les tapis et les paillassons de la maison dans la cour, puis
elle les a frottés avec de la neige et les a suspendus pour les battre. Elle
était complètement épuisée. Ils n’étaient même pas sales. Je trouve ça
tellement… excessif.
– Excessif ? Tu as dit excessif ? Erreur, mademoiselle Azad. Tu n’es
vraiment pas au mieux de ta forme. Je te conseille de moins réfléchir et
de mieux observer. L’expérience des temps difficiles a appris aux gens
d’ici à ne pas se presser et à faire les choses bien. Il n’y a pas si
longtemps, quand Farmor était petite, habiter ici en hiver revenait à
une question de survie. Une cabane de rondins, une ferme en bois,
c’étaient un peu comme des bateaux au milieu d’une mer gelée : un
océan d’arbres. Si les choses n’étaient pas faites exactement comme il
fallait, on mourait. On mourait de froid ou de faim. C’est encore bien
ancré dans l’esprit de Farmor, cette vie où un moment de négligence
peut tuer. Un cheval boiteux est une catastrophe. Une porte mal fermée,
et toute la réserve de légumes est anéantie ou le veau peut être emporté
par un lynx ou un loup. Certaines années, il n’y avait pas de récoltes –
ils appellent ça une « non-année », tu le savais ? Ils étaient alors obligés
de moudre de l’écorce de bouleau pour faire du pain. Et même comme ça,
quand arrivait le mois de mars, il y avait des petits cercueils dans la
morgue de l’église, qui attendaient que le sol se dégèle pour être
enterrés.
M. Balderson s’interrompit un instant.
– Il me semble, Judy, que tu ferais mieux de te calmer un peu et de
reconnaître que tu te trouves à un endroit où bien faire les choses
compte encore. Et je ne vais certainement pas demander à Stefan de se
dépêcher.
Judy ne trouverait pas de soutien de ce côté, c’était assez clair. La
nuit que M. Balderson avait passée dans la congère semblait l’avoir
changé. Il était plus virulent. Pas menaçant, non, mais certainement pas
cool. Il la rendait méfiante. Elle contempla un moment le poêle et les
bûches soigneusement empilées à côté. Tout cela était très bien pour
M. Balderson, qui, pour ce qu’elle en savait, n’avait d’attaches avec rien
ni personne, et même pour William, qui vivait dans le monde des choses
intéressantes qu’il avait trouvées et ne regardait jamais ni devant ni
derrière. Mais pour elle, c’était différent, non ? Sa vie semblait une très
grande question dont elle devait trouver la réponse.
M. Balderson avait repris son tricot, et, le front plissé, il comptait ses
mailles. Judy se leva et se dirigea vers la porte.
– Dans la vallée de la recherche, on doit changer d’état, lâcha
M. Balderson alors qu’elle sortait dans la neige.
Tout en revenant vers la maison, Judy comprit que M. Balderson
avait raison, comme d’habitude. Ça le rendait vraiment irritant. Farmor,
Stefan et William n’étaient tout simplement pas aussi tendus qu’elle, et
pourquoi en aurait-il été autrement ? Elle ne pouvait pas accélérer le
cours des choses, et cela ne servait à rien de s’énerver. Elle ne savait pas
ce qu’était cette vallée de la recherche, mais elle pouvait au moins
essayer de changer d’état d’esprit.
C’est ainsi que, quelques jours plus tard, Judy se retrouva debout
sur une chaise, en train d’aider Farmor à décrocher les rideaux de la
salle de séjour. Farmor estimait qu’ils avaient besoin d’être lavés et
repassés. Elles aperçurent en même temps M. Balderson qui rentrait
d’une de ses petites excursions en forêt. Il portait sa grosse jupe longue,
un gilet de laine et un cache-nez, et revenait vers la cabane à longues
enjambées, en glissant sur les antiques skis en bois qu’il avait dénichés
dans les combles du bûcher.
– Ah, il est rentré, fit observer Farmor.
Un croassement tapageur, qui évoquait un gros rire de fumeur,
attira leur regard vers le ciel. Un couple de corbeaux jouait juste au-
dessus, fonçant et tournoyant, allant même jusqu’à se retourner pour
esquisser un ou deux battements d’ailes sur le dos. Puis ils fendirent
l’air limpide et se posèrent sur l’arête du toit de la cabane où, claquant
du bec et marmonnant, ils se bousculèrent pour obtenir la place la plus
chaude, contre la cheminée. Les corbeaux regardèrent alors d’un œil
perçant M. Balderson défaire ses fixations, poser les skis debout contre
la cabane et s’engouffrer à l’intérieur.
– Bien sûr, ils sont arrivés. Il faut que je le dise à Stefan, commenta
Farmor.
Elle s’était exprimée en suédois, mais Judy comprenait à présent pas
mal de phrases simples.
– Il s’intéresse aux oiseaux ? demanda Judy en descendant de sa
chaise pour finir de rassembler les derniers rideaux.
– Oui. Non. Ce n’est pas ça, répliqua Farmor, l’air troublé. Je me
parlais à moi-même. Je passe beaucoup de temps toute seule, tu sais.


Ce soir-là, M. Balderson se joignit à eux pour le dîner. Farmor n’était
pas très à l’aise et ne cessait de se lever de table pour aller chercher du
sel ou vérifier le fourneau, mais quand M. Balderson commença à parler
du filage de la laine puis dériva vers le traitement du lin et l’art de
transformer une plante en nappe, elle se détendit.
Stefan restait silencieux et avalait des quantités industrielles des
fameuses boulettes d’élan de Farmor. Judy s’amusa à faire mentalement
de petits calculs pour déterminer combien de calories il devait dépenser
par jour pour manger autant sans grossir. Mais elle voyait bien que
quelque chose le tracassait. Il mangeait deux fois moins vite que de
coutume, même si cela restait assez rapide pour toute personne
normale, et, contrairement à son habitude, il ne suivait pas la
conversation, ne demandait pas à Farmor de lui traduire certains
termes ni ne faisait le moindre commentaire.
Au bout d’un moment, Judy finit par lui dire :
– Vas-y Stefan, crache le morceau.
– Que je crache ? marmonna Stefan, la bouche pleine. Non, c’est
beaucoup trop bon.
– On dit ça pour… pour…, commença William, aussitôt interrompu
par Judy.
– Il sait ce que ça veut dire, William. Il nous fait marcher. Un peu
d’humour suédois, je crois.
Stefan avala sa boulette et répondit à William :
– C’est vrai, William. Je faisais une blague. Mais ce que j’ai à dire,
c’est que je crois bien que le travail sera terminé demain. Et ça n’est pas
une blague. Vous pourrez continuer votre voyage.
Farmor rayonnait de fierté. Judy assura que c’était génial et s’efforça
de ne pas montrer à quel point son cœur bondissait dans sa poitrine à
l’idée de reprendre la route. William, lui, était nettement moins
enthousiaste.
– Je préfère être ici. Est-ce que je peux rester ?
Farmor interrogea Judy du regard. Judy secoua la tête.
– Ça ne marcherait pas, William. On a besoin de toi. Tu es notre
ami.
– Il faudra que j’emporte ma collection.
– Bien sûr que tu dois la prendre, dit Farmor. J’ai une jolie boîte
dans laquelle tu pourras la ranger.


Ils commencèrent leurs préparatifs de départ dès le lendemain
matin. Il y avait une quantité incroyable de choses à récupérer un peu
partout, et il fallut expliquer à Farmor qu’ils ne pouvaient prendre qu’un
quart des pots de confiture, jus de cassis, harengs au vinaigre,
choucroute, piles de crackers et brioches dont elle les inondait. Et il y
avait aussi la collection de William, qui n’avait cessé de s’étoffer pendant
leur séjour. Une ferme de deux cents ans avec ses dépendances, ses
greniers et ses étables, où l’on ne jetait pratiquement rien, constituait
une vraie mine d’or pour quelqu’un comme William. Farmor lui apporta
un superbe coffret en bois de genévrier équipé d’un astucieux loquet
coulissant avec la date 1872 gravée sur le couvercle. William était au
septième ciel, et quand Judy voulut protester en assurant que c’était
bien trop beau pour que Farmor s’en sépare, celle-ci se contenta de
sourire en disant que la belle ouvrage devait trouver sa place là où elle
était appréciée. William déclara alors que comme Farmor était la plus
vieille, ce n’était pas à Judy de lui dire quoi faire.
Stefan s’était enfermé dans son atelier, et William lui-même ne fut
pas autorisé à le rejoindre. Il avait besoin, pour finir, qu’on le laisse seul
à son travail.
CHAPITRE 17

APRÈS DÉJEUNER, sous un ciel bleu parsemé de nuages hauts qui


annonçaient un monde revenant enfin à la vie, Stefan prit le volant d’un
Aristéas rutilant et plus fringant encore qu’au jour de sa fabrication, et
le sortit dans la cour. Pour un peu, on aurait juré que le camping-car
souriait alors que le soleil faisait scintiller sa calandre rechromée et
lustrée et se reflétait sur le verre de ses phares. Stefan descendit d’un
bond de la cabine et remit cérémonieusement les clés à M. Balderson,
qui lui serra gravement la main.
– Tu es vraiment sûr de toi, Stefan ? intervint Judy. Je croyais que
la courroie de ventilateur paraissait un peu lâche…
Stefan se hérissa.
– Non, elle est tendue exactement comme…
Il s’interrompit.
– Aha ! Encore de l’humour anglais. C’est peut-être la meilleure
blague que j’aie jamais entendue. Tu devrais passer à la télévision et
devenir une blagueuse célèbre.
Ils partiraient tôt le lendemain matin. Après le dîner, qui avait été
plutôt silencieux, personne n’ayant grand-chose à dire, M. Balderson
avait disparu dans sa cabane et Judy lisait sur le canapé du salon quand
Stefan passa la tête par la porte et annonça, dans son suédois le plus
solennel :
– Les pneus. Votre sécurité dépend de vos pneus. Les pneus sont le
plus important.
Judy posa son livre.
– Oui, c’est ce que je me disais aussi.
Le souvenir de cette nuit glacée où ils avaient tous failli mourir était
encore très vif. Elle ajouta :
– On doit bien pouvoir en trouver d’autres quelque part.
Mais Stefan n’avait pas fini. Il s’assit à côté d’elle. Il existait
apparemment plein de sortes de pneus, et le choix de bons pneus d’hiver
avec des bandes de roulement aux rainures profondes et garnies de
crampons d’acier n’était pas quelque chose que le garçon était prêt à
confier à qui que ce soit.
– Je dois donc vous accompagner en ville demain. Je connais un
endroit où on trouve de bons pneus.
– Oh…
Judy ressentit une bouffée d’allégresse. Elle détourna le visage vers
la fenêtre aux rideaux fraîchement lavés et dit la première chose qui lui
vint à l’esprit :
– Au fait, est-ce que tu observes les oiseaux ?
– Tu veux dire, avec des…
Stefan forma devant ses yeux deux ronds avec ses pouces et ses
index.
– Avec des jumelles, oui.
– Non.
– Alors pourquoi Farmor voulait-elle te parler des corbeaux sur le
toit de M. Balderson ?
– Je ne sais pas, répondit-il en haussant les épaules.
Stefan mentait si mal que c’en était presque comique. Pas aussi mal
que William, bien sûr, qui n’essayait même pas, mais il était quand
même très nul. Judy se retourna vers lui.
– Si, tu le sais.
– Oui, mais je ne veux pas te le dire. Tu te moquerais de Farmor, et
je ne veux pas qu’on se moque de Farmor.
– Stefan, je ne… enfin, je sais que je fais des blagues stupides et que
tu penses que les Anglais se moquent de tout le monde. Mais tu crois
vraiment que je suis du genre à me moquer des gens ?
Judy se rendit compte qu’elle espérait vraiment une réponse de
Stefan. Celui-ci leva les yeux vers elle et lut l’attente dans son regard.
– Non, j’ai eu tort de dire ça. Je suis très bête, tu sais. Tu te moques
de toi-même et du monde entier, mais pas des gens en particulier.
Farmor appelle M. Balderson le Père de tout. Alors quand les corbeaux
ont débarqué… bien sûr, elle ne s’est pas privée : « Je te l’avais dit,
Stefan, Hugin et Munin sont arrivés aujourd’hui. »
– Je ne comprends pas, avoua Judy, visiblement perdue.
Ce fut au tour de Stefan d’être perplexe.
– Tu sais, Odin, le père des dieux…
Judy avait entendu parler d’Odin, évidemment, de Thor et du
Valhalla, mais…
– Alors d’après toi, Farmor croit…
– Je ne sais pas ce qu’elle croit, en fait. Mais il n’a qu’un œil, tu vois.
Et Odin n’a qu’un œil. Il a donné l’autre pour apprendre la sagesse, les
runes. Et William a parlé du grand arbre qui est tombé, et qui était un
frêne comme Yggdrasil, l’arbre de vie. Odin est un vagabond, et il va
dans le monde sous plein de déguisements, comme M. Balderson, parfois
en homme parfois en femme, et Odin sait tout : le passé et l’avenir, le
destin tissé par les Nornes à la source de Mimir.
Stefan se tut et haussa de nouveau les épaules.
Judy ne dit rien. Elle n’avait pas du tout envie de rire. Elle avait
plutôt l’impression que le sol venait de frémir sous ses pieds. Stefan
reprit :
– Est-ce que ça va si je viens demain ? Pour les pneus ?
– Oui, Stefan. Ce serait même parfait.


C’était une journée magnifique, d’un blanc éclatant et lumineux avec
une température qui frôlait le zéro, et M. Balderson avait choisi pour
l’occasion une tenue spectaculaire. Il portait le pardessus qui lui arrivait
aux chevilles, des bottes de cuir dénichées dans une des dépendances et
qu’il avait amoureusement remises en état avec de la graisse d’ours, et
son chapeau mou à large bord orné d’une plume de coq de bruyère
glissée dans son ruban. Son unique œil bleu brillait par-dessous. Ils
firent leurs adieux à Farmor. Ce furent d’énormes embrassades pour
William et Judy, mais quand Farmor arriva devant M. Balderson, Judy
la vit esquisser une révérence fugitive et faire un drôle de signe avec les
doigts de sa main gauche. M. Balderson sourit.
– Merci pour votre accueil au voyageur épuisé. Puissiez-vous en être
récompensée.
Puis il sauta dans la cabine et mit le contact.
– Tout le monde à bord, les jeunes ! rugit-il. Nous reprenons la
route !
Cette fois, ce fut Stefan qui prit place sur le capot du moteur, entre
les deux sièges, guettant le moindre bruit susceptible de l’avertir qu’il
n’avait pas tout réglé à la perfection. M. Balderson conduisait avec
lenteur, mais il avait beau se montrer très prudent, la chaussée était
extrêmement dangereuse alors que le thermomètre tournait autour de
zéro, et il leur arrivait de perdre l’adhérence au sol dans les côtes. Seul
William restait inconscient du danger. Couché sur l’une des banquettes
de la partie habitable, il examinait la semelle en écorce de bouleau d’une
vieille chaussure qu’il avait trouvée sous le plancher de la grange, juste
avant de partir.


Ce n’était pas une très grande ville. Elle se dressait sur la côte du
golfe de Botnie et avait été un port actif au temps où le bois, le goudron,
les harengs et le lin enrichissaient ses citoyens. Le camping-car longea
la route du port, bordée, côté continent, par de vieux bâtiments de bois
imposants qui avaient été des entrepôts, des magasins d’accastillage et
des fumoirs, et qui étaient pour la plupart vides à présent. Ils
demeuraient cependant bien entretenus, mais seulement en tant que
lieu d’attraction touristique pendant les mois d’été, avec un café par-ci,
une boutique de souvenirs par-là. Côté mer, un quai empierré courait
tout le long de la route, désert à cette époque de l’année. Les yachts et
autres bateaux de plaisance avaient été abrités pour l’hiver et les
navires marchands occasionnels en provenance de Finlande ou des pays
Baltes ne pouvaient pénétrer dans le golfe. La ville n’était pas assez
importante pour avoir droit aux services des brise-glaces nationaux qui
dégageaient les eaux au nord du golfe de Finlande. La mer était une
vaste plaine gelée qui s’étendait à perte de vue, parsemée çà et là de
petites îles aux forêts denses.
La route finit par revenir vers l’intérieur des terres, et ils arrivèrent
devant une série de hangars au toit de tôle qui abritaient un magasin de
matériaux de construction, un grossiste en fournitures agricoles, un
atelier de réparation de tracteurs et, leur destination, un centre de
montage de pneus.
Stefan entra dans le hangar, et en ressortit quelques instants plus
tard avec un jeune homme en bleu de travail. Ils se penchèrent
ensemble pour examiner les pneus du camping-car, et leurs rires
bourrus indiquèrent aux occupants de la cabine que les commentaires
amusés sur l’inconscience des Anglais qui conduisaient dans la neige
allaient bon train.
Stefan ouvrit la portière.
– Il a de bons pneus pour vous, mais il a besoin d’une heure ou deux.
On peut aller dans un très bon café qui a de très bons gâteaux.
Ils décidèrent donc de se rendre à pied à la mairie pour voir s’ils
pouvaient trouver une piste menant à Rachid, et Stefan annonça
qu’ensuite il voulait leur montrer quelque chose.
La visite à la mairie fut un échec total. Ils pénétrèrent dans un
bâtiment flambant neuf proche de la grand-place et furent accueillis
poliment à la réception. William et M. Balderson s’installèrent à l’écart,
sur des sièges confortables mis à la disposition des visiteurs, et se
plongèrent dans les dépliants touristiques qui vantaient les richesses de
divers sites historiques. Stefan se mit au travail et parla longuement,
d’abord avec la réceptionniste. C’est au bout du compte en refusant de
partir qu’il parvint à les faire introduire, Judy et lui, dans un bureau où
un jeune homme en manches de chemise était assis devant un
ordinateur. L’employé en question leva à peine les yeux de son écran
pour répondre, et Stefan dut avouer son impuissance à Judy :
– Ce n’est pas bon. Ils ont des informations ici, mais il n’a pas le
droit de les donner. Il ne peut dire quelque chose que si le demandeur
d’asile a reçu un…
Il chercha le mot en anglais.
– Un numéro, reprit-il. Tu sais ?
– Un numéro de Sécurité sociale, ce genre de truc ? proposa Judy.
– Oui, ce genre de truc, et il n’y a personne qui s’appelle Rachid…
– Laisse tomber, Stefan. On y va, décréta Judy.
– Bien, bien, fit M. Balderson lorsqu’ils lui apprirent qu’ils avaient
fait chou blanc. Le mystère s’épaissit.
Il se leva de son siège.
– Je vais vous laisser un moment. Je vous retrouverai au café de
Stefan, déclara-t-il avant de s’éloigner à grands pas.
Une fois dehors, Judy ne voulait plus aller nulle part en particulier.
Cela n’aurait de toute évidence servi à rien.
Stefan se tourna vers William.
– Maintenant, je voudrais vous montrer mon magasin. C’est le
meilleur magasin de toute la ville.
– Je ne savais pas que tu avais un magasin.
– Non, ce n’est pas vraiment le mien. C’est juste le nom que je lui
donne.
– Pourquoi, si ce n’est pas ton magasin ?
– Parce que si c’était le mien, il serait exactement comme ça.
Judy était déjà assez loin devant, et marchait vite. Stefan la
rattrapa. Ils avancèrent un moment en silence, puis Judy se résolut à
parler.
– Il ne reste plus beaucoup d’espoir, maintenant. Même si Rachid a
bien envoyé sa lettre d’ici, il est visiblement parti. Il pourrait se trouver
n’importe où en Suède. Ou n’importe où sur la planète, pour ce qu’on en
sait.
Stefan ne fit pas de commentaire. Il n’y avait rien à dire.
Son magasin de rêve s’avéra vendre à la fois de la quincaillerie, du
matériel de pêche et des fournitures de jardin. Tous les moyens
imaginables de joindre une chose à une autre – des clous d’absolument
toutes les tailles, des vis, des écrous, des rivets, du matériel de soudure,
de la colle à bois, de la colle à métaux – occupaient tout un rayonnage,
avec l’ensemble des outils nécessaires à l’opération. Et bien sûr, tous les
équipements de pêche, y compris les petits articles délicats
indispensables pour accrocher les mouches, des couteaux, des haches, du
matériel de camping, des fusils. Pour Stefan, c’était une véritable
caverne au trésor.
Il examina un moment la vitrine – on approchait de la saison de la
pêche sur glace, maintenant que la couverture de neige diminuait
chaque jour. Le garçon contempla avec envie une tarière à glace
thermique, pliable, relativement légère, mais équipée d’une mèche
hélicoïdale de 125 mm très efficace, capable de percer facilement une
couche de glace de cinquante centimètres. C’était une japonaise, et
même s’il restait habituellement fidèle aux grands fabricants suédois, il
devait admettre que pour ce qui était de trouver le bon équilibre entre le
poids et l’efficacité, les Japonais étaient au top. Judy était déjà entrée et
fouillait dans une boîte de leurres vendus à moitié prix parce que la
saison était terminée, les comparant, et ce n’était pas en leur faveur, à
celui que Stefan lui avait offert. Stefan se retourna pour expliquer à
William les grandes différences entre la pêche à la ligne sous la glace et
en eau libre. Mais William n’était pas là.
– Judy, où est passé William ?
– Quoi ? demanda-t-elle, l’esprit complètement ailleurs.
– William, tu as vu où il est allé ?
– Non.
Il n’était visible nulle part.


William se trouvait au musée de la ville. Ils étaient passés devant en
allant au magasin de Stefan, et le lieu avait attiré l’attention du garçon.
Sur l’imposant édifice de pierre du dix-neuvième siècle, il y avait une
affiche montrant des objets découverts dans la région. On avait
récemment exhumé un site de sépultures datant de l’âge de fer
scandinave, et il y avait des photos. William s’était arrêté pour regarder
l’affiche tandis que Stefan et Judy tournaient au coin de la rue et
disparaissaient devant lui. Un instant plus tard, il montait l’escalier.
La première salle contenait des têtes de hache, des épées et un
ombon de bouclier datant du début de la période viking. Il y avait
également la maquette d’une maison longue dont le toit avait été
soulevé pour qu’on puisse voir la grande cheminée qui faisait presque
toute la largeur de la salle, les tables à tréteaux et les bancs où s’étaient
installés des guerriers pour vider leurs cornes d’hydromel en écoutant
les harpistes chanter les exploits de leurs pères. Il y avait encore
d’autres pièces exposées datant de l’âge de fer, voire plus anciennes
encore. Un squelette complet de guerrier datant du début de l’âge de fer
était allongé tel qu’on l’avait trouvé dans une tombe reconstituée, une
épée à son côté. William parcourait les salles, complètement absorbé, et
fut attiré par une petite vitrine très éclairée. Il découvrit alors quelque
chose qui le cloua sur place. Dans la vitrine étaient exposés une broche
en argent, un petit tas de pièces de monnaie en argent, une sorte de
pendentif qui était peut-être une croix, mais pas tout à fait non plus car
les bras traversaient le sommet de la tige, comme un T majuscule, et un
autre objet. Une petite chose oblongue, dentée et recourbée à une
extrémité, et en forme de cuiller aplatie à l’autre bout.
William passa la main sous le col de sa chemise et en sortit sa
découverte. Elle était plus grande et n’était pas en argent, mais c’était la
même forme. Pas exactement la même, mais presque. William examina
l’étiquette soigneusement posée à côté de l’objet. Elle était en suédois.
Il regarda autour de lui. Le musée était presque désert, mais il se
rappelait avoir repéré quelqu’un à deux salles de là et revint sur ses pas.
Il trouva une femme en blouse avec un foulard sur la tête, qui poussait
un chariot de ménage chargé de seaux, de serpillières, d’éponges et
autres produits de nettoyage dans la direction des toilettes. Elle s’arrêta
en voyant Stefan venir vers elle. Elle n’était pas très âgée, à peu près
l’âge de sa mère, pensa-t-il. Sa mère aussi avait fait des ménages
pendant quelque temps, mais ça ne lui avait pas beaucoup plu. Sinon,
cette dame ne ressemblait pas du tout à sa mère. Elle avait les cheveux
et les yeux noirs, plutôt comme Judy, et elle paraissait fatiguée.
– Vous voulez bien me lire une étiquette, s’il vous plaît ? la pria-t-il
en se demandant si elle le comprendrait.
Elle comprit.
– De quelle étiquette s’agit-il ?
– Par ici.
La femme le suivit jusqu’à la salle où était exposée la vitrine.
– Regardez, fit Stefan en lui montrant sa trouvaille. Ils sont pareils,
et je ne sais pas ce que c’est, et comme il y en a un ici, même s’ils ne sont
pas exactement pareils, je pourrais savoir, non ?
La femme lui sourit.
– En tout cas, je peux te lire l’étiquette.
Elle se tut un instant, articulant silencieusement les mots à mesure
qu’elle les lisait, comme si cela lui était difficile.
– C’est une clé.
– Une clé ? Mais c’est impossible. Ça ne ressemble pas à une clé.
Vous avez bien lu ?
William pensait à la clé plate de l’appartement, qu’il accrochait
généralement à son cou quand il était en Angleterre.
– Ça dit que les premières clés étaient comme ça. Ça a… attends
voir… dans les mille ans.
– Mille ?
– Oui, je crois bien. C’est médiéval, donc ça doit remonter à un
millier d’années.
William contempla sa trouvaille, la tournant et la retournant entre
ses doigts.
– On dirait que tu as découvert un vrai trésor, continua la femme de
ménage. Tu l’as trouvé ici ?
– Non, en Angleterre, sous un gros arbre.
– Alors tu arrives d’Angleterre ? Tu es en vacances ?
– Non, je suis venu avec Judy, mais c’était pas exprès – elle cherche
quelqu’un qui a envoyé une lettre, mais elle ne sait pas grand-chose.
C’était l’ami de son père, il a envoyé la lettre d’ici. Mais ce n’est pas
vraiment lui qu’elle cherche, en fait, elle cherche son père – il est parti,
et il n’est pas revenu. Et maintenant, elle est triste parce que Rachid
n’était pas au centre d’accueil.
Pendant que William parlait, le visage de la femme s’était
progressivement figé, et quand il prononça le nom de Rachid, elle laissa
échapper une petite exclamation.
– La personne avec qui tu es venu, elle s’appelle comment ?
– Je vous ai dit : Judy.
– Son nom de famille, je veux dire.
– Euh… Azad.
Soudain, la femme se pencha pour le prendre par les épaules. Il
n’apprécia pas vraiment, mais cela le dérangea beaucoup moins
qu’avant.
– Où est-elle maintenant ? S’il te plaît. Je dois lui parler.
– Elle est… oh.
William se rappela soudain qu’il avait perdu Judy et Stefan, à moins
que ce ne soit eux qui l’aient perdu lui.
– Ils allaient voir un magasin.


Stefan et Judy retournèrent sur leurs pas. William avait réussi à
disparaître. Judy n’était pas trop inquiète, d’autant moins que Stefan
avait assuré qu’il savait où se trouvait William.
Ils marchèrent jusqu’au musée. Dès qu’ils furent à l’intérieur, il leur
parut évident que c’était là qu’ils retrouveraient le garçon.
– C’est un paradis pour Parkinson, déclara Judy en regardant les
pièces exposées.
Lorsqu’ils arrivèrent dans la troisième salle, il était bien là,
apparemment en grande discussion avec une femme de ménage.
– Judy, Stefan, c’est une clé, j’ai une clé ! Elle a mille ans ! Regardez.
Regardez là-dedans. Celle-là est exactement pareille, et la dame dit que
c’est une clé.
Il désigna la femme, qui regardait Judy comme si elle lui faisait
peur.
– Tu es bien Judy Azad ? demanda-t-elle.
Judy soupira intérieurement. William avait déjà dû débiter toute
l’histoire à cette parfaite étrangère.
– Oui, c’est moi.
– Et tu recherches ton père ?
De toute évidence, William n’avait pas chômé.
– Oui.
– Je lui ai parlé.
CHAPITRE 18

JUDY RESTA STUPÉFAITE. Enfin, après tout ce temps, quelqu’un avait


vu son père.
– Où est-il ? bredouilla-t-elle. Que lui est-il arrivé ?
Elle se mordit la langue, s’efforçant de maîtriser son impatience
débordante.
– Il cherchait un certain Rachid, l’homme qui a envoyé la lettre. Je
vous en prie, venez vous asseoir. Il faut que je vous explique.
Ils la suivirent dans une petite pièce à peine plus grande qu’un
cagibi, où le personnel chargé de l’entretien pouvait se changer et
prendre une pause-café. Ils prirent place autour d’une petite table.
– Vous voulez du café ?
– Non, merci, répondit Stefan.
Judy se contenta de faire non de la tête. Ses pensées se bousculaient,
et les propos de M. Balderson sur le kaléidoscope prirent soudain tout
leur sens. Tous ces petits fragments devenaient bien réels. Étaient-ils
sur le point de former un dessin ?
La femme s’assit en face d’eux et posa les deux mains, paumes à
plat, sur la table. C’étaient des mains que le travail avait rendues
rugueuses. Judy remarqua un ongle ébréché et des jointures écorchées.
Mais petites et délicates aussi, avec du vernis rouge sur les ongles, elles
témoignaient d’une autre vie avant celle-ci.
– C’est moi. Moi qui ai envoyé la lettre.
Dans le silence pétrifié qui suivit, William fit part de sa réflexion :
– Vous ne pouvez pas être Rachid. Rachid est un nom de garçon.
Vous avez un nom de garçon ? Il y a des noms comme Hilary ou Lesley…
– William, intervint Stefan, je crois qu’on devrait juste écouter.
– Je vais t’expliquer.
– En anglais, s’il vous plaît, demanda Judy, car la femme s’était
exprimée en farsi. Ce sont mes amis. Je veux qu’ils entendent aussi.
– Je m’appelle Soheila et j’ai envoyé la lettre d’ici. Je l’ai postée dans
une boîte aux lettres quelques jours seulement après mon arrivée ici.
Une centaine de questions se précipitèrent à l’esprit de Judy.
– Je ne comprends pas. Pourquoi Rachid ne l’a pas postée lui-même ?
– Il me l’a donnée, Rachid. Il m’a demandé de la poster quand je
serais en sécurité, quand il n’y aurait plus de risque qu’elle soit
interceptée. Il avait des problèmes. Il a dit qu’il devait faire très
attention. Prendre seulement les sentiers de montagne et les chemins
secrets. Pour moi, c’était plus facile – juste la longue marche, l’attente,
et puis la marche encore. J’étais simplement une parmi des milliers. La
lettre serait plus en sûreté avec moi, et Rachid était certain que quand
je serais ici, on me laisserait rester.
– Comment il pouvait le savoir ?
La femme avait plongé intensément son regard dans celui de Judy.
– Il a dit que quand on verrait mon dos, on me laisserait rester. Et
c’était vrai.
– Je ne comprends pas.
– J’étais à l’université. En droit. Je m’intéressais à la politique. Je
me suis promenée avec un ami étudiant qui n’était pas un parent à moi,
et on voyait mes cheveux. C’était suffisant.
Elle releva la tête. Les yeux noirs croisèrent à nouveau les autres
yeux noirs. Stefan songea qu’elles auraient pu faire partie de la même
famille.
– Oh, je vois, souffla Judy.
Mais Stefan ne voyait pas.
– C’était suffisant ? Suffisant pour quoi, s’il vous plaît ?
– Pour deux cents coups de fouet.
Stefan se redressa et fronça les sourcils. Il s’empourpra et dit avec
colère :
– Vous ne devriez pas inventer des histoires aussi incroyables.
– C’est la vérité, Stefan. Je te le jure, assura Judy.
Stefan tourna la tête vers le mur. Quelque chose bouillonnait en lui,
et il ne voulait pas le montrer. Il n’avait jamais éprouvé cela
auparavant, et il craignait ce qui pourrait se passer s’il laissait cette
chose sortir. Si jamais il se mettait à fracasser les meubles ou à balancer
son poing dans la vitre, ils auraient peur, et ça ne ferait de lui qu’un
maillon de plus dans la longue, longue chaîne des personnes qui
utilisaient la terreur. Si Karl avait été là et avait fait une réflexion
débile, alors il aurait su comment réagir, mais, heureusement pour lui,
Karl n’était pas là. Stefan sentit ses yeux le picoter.
– Alors, tu vois, ton père est venu ici pour chercher Rachid, tout
comme toi, poursuivit la femme. Il était certain de le trouver ici puisque
la lettre en venait. Mais je n’ai pas pu lui dire grand-chose, sauf que
Rachid n’est jamais venu jusqu’ici. J’ai rencontré ton père au centre
d’accueil, avant d’obtenir mon permis de séjour.
– Où est allé mon père alors ? Où est Rachid ?
– Je suis désolée, mais je n’ai pas de réponses à tes questions.
– Donc, murmura Judy, presque pour elle-même, Rachid et mon père
pourraient se trouver n’importe où.
Elle laissa tomber sa tête dans ses mains, et la femme se pencha
par-dessus la table pour les saisir entre les siennes. Judy la laissa faire.
– Je suis désolée, ma chérie, dit la femme en farsi. Mais une parcelle
de vérité est préférable à l’obscurité d’une complète ignorance.
Judy n’en était pas certaine. Sa dernière chance de retrouver son
père venait d’être réduite en miettes. Mais ses bonnes manières lui
revinrent soudain, et elle parvint à dire :
– Merci pour votre aide.
Puis ils quittèrent le musée et retrouvèrent la lumière du soleil.
– Je vais parler au directeur du musée, annonça William. Je me
demande si on peut le trouver dans l’annuaire. Il saura plein de choses
sur ma clé et ce qu’elle peut ouvrir. Il existe plein de sortes de clés, non ?
Il y a des clés de porte, des clés de coffres aux trésors et des clés de
voiture – même si, bien sûr, la mienne ne peut pas être une clé de
voiture parce qu’il n’y avait pas de voiture, il y a mille ans. Les pianos
ont des clés aussi, mais ça ne compte pas…
– William, le coupa Stefan, tu n’as pas encore vu mon magasin
préféré. Il faut que tu le voies avant de partir.
– Ça n’a pas tellement d’importance.
– Mais c’est important pour moi. Tu es mon camarade de travail. Je
veux le montrer à mon camarade de travail.
– D’accord.
– Judy, va au café, conseilla Stefan en montrant le bout de la rue.
M. Balderson doit y être maintenant. On te rejoint très vite.
Judy lui adressa un regard reconnaissant. Elle ne voulait pas gâcher
la joie de William, mais elle avait vraiment besoin de se retrouver seule
un instant. Elle descendit l’escalier et repartit vers la grand-place. Tout
en marchant, elle abaissa la capuche de sa parka et fourra les mains
dans ses poches. Un vent d’est cinglant se levait, de ces vents qui
frappent parfois la côte suédoise en hiver après avoir balayé la Baltique
gelée sans la moindre colline pour les freiner ni une goutte d’eau liquide
pour en adoucir le froid.
Elle songea que sa petite aventure touchait à sa fin. Son rêve de
grande quête, de recherche épique – ou tout ce qu’elle avait pu se
raconter quant à la nature de son voyage – était terminé. Elle était de
retour dans le monde réel et arpentait laborieusement les rues glacées
d’un port suédois avec le vent dans la figure, sans autre perspective que
de retourner en Angleterre pour être placée dans un foyer. Son père
pouvait se trouver absolument n’importe où, pris dans toutes sortes de
situations, mais il était sans doute allé vers l’est pour tenter de
retrouver la trace de Rachid. À partir de là, elle avait parfaitement
conscience qu’il avait pu lui arriver n’importe quoi.


Un homme se tenait sur le perron d’un petit hôtel, en périphérie de
la ville. Il embrassa du regard la rue déserte, plus optimiste qu’il ne
l’avait été depuis longtemps. Sa tâche s’était révélée beaucoup, beaucoup
plus ardue qu’il l’avait escompté. En Angleterre, quand il avait vu la
jeune fille sortir du parc, il avait cru que ce serait facile. Il l’avait suivie
et elle était entrée dans la gare routière, mais il l’avait perdue dans la
foule des voyageurs du soir. La détermination et la chance lui avaient
permis de suivre sa trace, et il avait failli la rattraper avant qu’elle ne
quitte l’Angleterre. S’en était suivi un périple apparemment voué à
l’échec à travers l’Europe, mais il n’avait pas été question pour lui de
renoncer. Il avait une tâche à accomplir, un devoir à remplir, et, aussi
déplaisant que cela pût être, il était bien décidé à aller au bout de ce
qu’il avait commencé. S’il abandonnait, sa propre vie n’aurait plus de
sens. Il avait donc fini par arriver dans cette petite ville. Il avait posé
des questions, et les réponses étaient venues facilement – des touristes
anglais qui voyageaient en camping-car, un grand type bizarre et deux
enfants. Plus il se rapprochait, plus il devenait facile d’obtenir des
informations. Tout le monde connaissait tout le monde, par ici. Les
étrangers étaient une rareté dont on ne se lassait pas de parler. Pour la
première fois depuis des semaines, il pouvait se détendre. Ils étaient
dans la région, quelque part. Il allait pouvoir s’acquitter de sa terrible
tâche. Mais il faisait affreusement froid et il ne l’avait pas anticipé. Ce
matin-là, il avait donc dû s’équiper en vêtements d’hiver d’occasion
dégottés dans une des rares boutiques ouvertes. C’était une sorte de
surplus de l’armée où on pouvait acheter des bottes et des bonnets
fourrés, des guêtres et le genre de choses qui ne se faisaient plus
vraiment. Il y avait même des collectors dont les visiteurs raffolaient –
des manteaux d’hiver, des chapkas et insignes de l’armée soviétique,
que les touristes russes, très nombreux en été à passer la frontière,
apportaient avec eux pour les vendre.
Aujourd’hui, enfin, il serait en mesure d’accomplir son devoir. La
fille ne pouvait pas être loin.


M. Balderson attendait déjà au café, installé dans un coin devant
une grande tasse de thé et un muffin aux myrtilles. Judy le rejoignit et
s’assit en face de lui. En le regardant à présent, M. Balderson lui parut
soudain très vieux – pas seulement très âgé, mais d’un autre âge. Les
rides s’étaient creusées sur son visage, la cicatrice, là où aurait dû se
trouver son œil droit, paraissait plus froncée, son cou plus maigre et
plissé. Il avait ôté son chapeau, et la tonsure de son crâne, autrefois lisse
et brillante, avait pris un aspect terne et desséché. Ses cheveux eux-
mêmes semblaient fatigués et pendaient autour de sa tête en mèches
rares. Il n’offrait certes pas un beau spectacle, et la main privée de
presque tous ses doigts qui reposait sur la table n’arrangeait pas les
choses. Mais l’œil bleu et perçant qui la sondait n’avait pas changé.
Elle lui raconta leur visite au musée.
– Il est passé ici, conclut-elle, mais il n’y est plus. Il a dû partir vers
l’est il y a des mois déjà, pour découvrir pourquoi Rachid n’est jamais
arrivé.
– Donc, répliqua M. Balderson, tu as appris quelque chose. Tu
comprends maintenant pourquoi il t’a laissée seule si longtemps sans te
donner signe de vie. Une pièce du puzzle, un aperçu de la vérité.
– Oui, mais maintenant…, reprit Judy.
– Maintenant, tu as peur pour lui. La connaissance n’est pas
toujours confortable. Mais, à mon avis, elle est dans l’ensemble
nécessaire. « La vérité, sois-en sûr, viendra à ton secours. » J’ai toujours
trouvé cela bien tourné.
Mais pour l’instant, tout ce que la vérité lui apportait, c’était la
sinistre perspective d’intégrer un foyer en Angleterre et d’attendre en
vain des nouvelles de son père. Elle n’avait pas vraiment hâte d’y être.
Mais c’était bien ce qui s’annonçait.
– Vous pouvez dire ce que vous voulez, monsieur Balderson, mais
c’est mort, c’est tout.
– C’est mort, répéta M. Balderson. Curieuse expression qui
intéresserait sans doute William. Peut-on dire de la mort elle-même que
« c’est mort », point final ? Ton voyage ne fait que commencer. Tu as
franchi la vallée de la recherche, mais d’autres vallées attendent, et il
reste un long chemin à parcourir. C’est vrai pour nous deux.
Il l’observa et mordit dans son muffin.
Judy soupira. M. Balderson parlait très sérieusement, mais il y avait
des fois où sa philosophie passait mal, et c’était justement un de ces
moments-là. Elle n’était tout simplement pas d’humeur. Se sentant
fatiguée, désespérée et stupide, elle secoua la tête.
– Ça ne sert à rien, monsieur Balderson. Je ne comprends pas un
mot de ce que vous racontez.
– Mais ton père comprendrait. Oh oui, il saurait exactement de quoi
je parle.
Stefan et William entrèrent. Stefan discourait des mérites respectifs
de l’argent et du cuivre dans l’eau tourbeuse, et des problèmes qui se
poseraient si le dégel du printemps survenait trop vite.
– Un jour, j’ai trouvé un brochet, un gros, de bien deux kilos et demi,
en haut d’un buisson à trente mètres de la rive – c’était une année où il
y a eu beaucoup d’eau de source, beaucoup de neige dans…
Mais William venait de repérer M. Balderson, et il annonça avant
même d’atteindre sa table :
– C’est une clé ! Il y en avait une exactement pareille au musée ! Elle
a mille ans, c’est la femme de ménage qui l’a dit. C’est la chose la plus
ancienne que j’aie jamais trouvée, et elle était sous un arbre. S’il n’y
avait pas eu la tempête, je ne l’aurais jamais découverte là.
M. Balderson sourit, et quelque chose s’illumina dans son visage,
balayant les années d’un coup.
– L’arbre est tombé, ton voyage a commencé, et il a pris fin ici. Tu es
favorisé entre tous, et c’est amplement mérité. Et tu as appris quelque
chose ! Judy aussi. Ta clé a été la clé !
– Oui, je sais que ma clé est une clé, je viens de vous le dire.
M. Balderson dit quelque chose à mi-voix. Judy saisit quelques mots,
à propos d’innocents qui auraient les mains pleines. Elle comprit
l’allusion. Et elle était sincèrement heureuse pour William.
Pendant ce temps, Stefan attaquait une énorme brioche fourrée à la
crème et à la pâte d’amande qu’il était allé se chercher, la première des
deux qui tenaient à peine dans son assiette. Judy se demanda
brièvement combien il pourrait en manger s’il se forçait un peu. Il
faudrait qu’elle le mette au défi, un jour. Sauf que ce jour n’était pas
près d’arriver.
Il leva les yeux vers la pendule accrochée au mur.
– Il faut que j’aille bientôt à la gare routière ou je vais rater le
dernier car.
Et voilà, soudain, ça y était. Stefan allait rentrer à la ferme pendant
que William et elle… eh bien, elle ne savait pas très bien ce qu’ils
allaient faire, mais c’était terminé. Ça ne lui faisait pas très plaisir. Elle
avait froid et se sentait encore plus seule que dans la péniche le soir de
Noël.
– Est-ce qu’on va rentrer maintenant, Judy ? demanda William.
Judy acquiesça d’un signe de tête.
– On dirait bien, William. On ne peut pas rester éternellement, et
M. Balderson…
Elle se tourna vers lui, mais l’homme se contenta de sourire et prit
une nouvelle bouchée de muffin.
– Pourquoi tu ne viens pas avec nous, Stefan ? dit William. Tu
arrives à faire rire Judy. Et ça me plairait beaucoup.
– Moi aussi, Stefan, dit Judy, s’étonnant elle-même.
Stefan marmonna quelque chose.
– Quoi ? fit William.
Stefan s’essuya la bouche et articula un peu mieux :
– Ça ne va pas me plaire de ne pas venir avec vous. Je ne suis pas
content de dire au revoir.
M. Balderson se leva.
– Je retourne au camping-car. Je l’ai garé sur la place. Vous voudrez
sûrement accompagner Stefan à la gare pour faire vos adieux.
Il prit son chapeau et sortit du café. Ils le regardèrent passer à
grands pas devant la vitre, son long pardessus lui battant les jambes, sa
tête, drapée de cheveux blancs, perchée sur son cou maigre. Pendant un
bref instant, il fit penser à un gigantesque oiseau exotique.
Après son départ, personne n’avait envie de parler. Stefan racla la
crème de son assiette. Judy finit son thé. Ils se levèrent et partirent. Le
vent était tombé et il s’était mis à neiger, une de ces soudaines chutes de
neige de fin d’hiver, avec des flocons gros comme des plumes de poulet
qui recouvrent tout d’un manteau blanc en un rien de temps et fondent
tout aussi vite dès que la météo change. Ils marchèrent en silence –
même William semblait un peu à plat – jusqu’au coin de la rue.
Judy et Stefan se tournèrent l’un vers l’autre.
Stefan baissa les yeux vers les bottes bien chaudes contre lesquelles
Farmor avait troqué les baskets élimées de Judy des semaines plus tôt.
– Quand est-ce qu’on pourra revenir ? voulut savoir William.
Il avait par-dessus tout envie de retourner au musée pour en
apprendre davantage sur ces anciennes clés.
– William, répondit Judy, il est possible qu’on ne revienne jamais.
Elle ne voyait pas comment dire cela plus gentiment.
William parut absolument désespéré.
– J’essayerai de te trouver le nom et l’adresse de quelqu’un qui
travaille au musée. On peut sûrement trouver ça sur Internet. Comme
ça, tu pourras lui téléphoner quand tu seras rentré chez toi.
– Mais quand est-ce que je rentrerai chez moi ?
Aucun des deux ne pouvait lui répondre.
– Et toi, tu m’écriras une lettre, s’il te plaît ? demanda Stefan à
Judy. Pour m’aider à améliorer mon anglais, tu sais, se crut-il obligé
d’ajouter.
– Oui. Tu me répondras ?
– Tu sais bien que oui.
Curieusement, Judy le savait.
Stefan leur tourna le dos, et ils le regardèrent s’éloigner vers la gare.
CHAPITRE 19

JUDY ET WILLIAM se rendirent sur la place par des rues complètement


désertes – les derniers piétons bottés et emmitouflés avaient depuis
longtemps regagné leurs cuisines chauffées pour le repas du soir. Ils
débouchèrent sur la grand-place, plongée dans le silence étouffé de la
neige. Les bancs et les plates-bandes n’étaient que des masses blanches,
et le kiosque qui abritait en été le syndicat d’initiative était condamné.
Un grand mât se dressait au milieu de la place éclairée. Là, sur un côté,
il y avait une aire de stationnement. Mais le camping-car ne s’y trouvait
pas.
– Est-ce que c’est le bon endroit ? se demanda William à voix haute.
Judy regarda autour d’elle.
– Oui, j’en suis sûre.
Ils firent le tour de la place en vérifiant les rues qui en partaient, au
cas où, mais il n’y avait aucun camping-car en vue.
– Il est peut-être allé faire le plein, ou ce genre de truc.
Il n’y avait nulle part où s’asseoir. La neige s’arrêta de tomber aussi
soudainement qu’elle avait commencé, et le vent se remit à souffler,
faisant claquer en rythme la longue drisse du mât.
– Regarde, un drapeau ! s’exclama William, qui, au lieu de montrer
le haut du mât, désignait un énorme tas de vieille neige tout juste
recouvert de blanc pur tel un Himalaya miniature. Un petit drapeau
effiloché flottait à son sommet. On aurait dit un modèle réduit des
drapeaux à prières qui jalonnent les hauts cols du Tibet. William
s’approcha de la montagne de neige et entreprit de la gravir. Judy le
suivit.
– Regarde, c’est la plume.
Fixée en haut du petit piquet, c’était bien, sans erreur possible, la
plume de coq de bruyère qui avait orné le chapeau de M. Balderson. En
se rapprochant, ils s’aperçurent que le drapeau était en fait un vieux
mouchoir et qu’il portait une inscription, brouillée là où l’encre avait
coulé. Judy déchiffra le message :
– Tu pénètres dans la deuxième vallée. Nos chemins se séparent.
– Ton sac est là, fit remarquer Stefan. Et ma collection aussi.
Ils étaient dissimulés derrière le tas de neige.
M. Balderson avait disparu.


Stefan avait pris place au fond du car, comme d’habitude. Il n’y avait
pratiquement pas de voyageurs, et, heureusement, personne qu’il
connaissait parce qu’il n’avait aucune envie de parler. Le conducteur
démarra, et le car s’ébranla. Stefan entendit un cri et eut juste le temps
d’apercevoir une tête aux cheveux noirs flottants au vent. Trop tard, le
car prenait de la vitesse. Stefan bondit et se précipita vers le chauffeur.
Dehors, Judy vit avec étonnement le car ralentir et s’arrêter. La
porte coulissa et Stefan apparut, le visage éclairé d’un immense sourire.
– Tu cours vite. William vient aussi ?
– Il est un peu à la traîne. On peut l’attendre ?
Stefan adressa quelques mots au conducteur, qui haussa les épaules
et acquiesça. Dernier car, nuit d’hiver – bien sûr qu’il attendrait.
Peu après, William les rejoignit avec peine. Loin d’être un traînard,
il était sec comme une trique et étonnamment résistant si l’on
considérait son régime de pain beurré et son opposition aux légumes,
mais sa collection pesait lourd.
Enfin, ils se retrouvèrent tous les trois installés en rang au fond du
car, Judy et William encore essoufflés et pantelants.
– C’est bien que vous ayez changé d’avis. Farmor sera contente, dit
Stefan.
– Tu crois ? demanda Judy.
– Oui, répondit-il avant d’ajouter : Moi aussi.
– Mais on n’a pas changé d’avis, intervint William. M. Balderson est
parti sans nous. On a été obligés de revenir.
Judy poussa un soupir muet en voyant Stefan assimiler
l’information. William poursuivit :
– Mais je suis très content, parce que maintenant je pourrai discuter
avec le monsieur du musée, et parler à Farmor de la clé et aussi parce
qu’ici, il n’y a pas école.
Stefan se tourna vers lui et lui donna une petite bourrade sur
l’épaule.
– Et moi, je garde mon partenaire de travail.
Judy cherchait les mots justes. Enfin elle se lança :
– Stefan, je… Je ne voulais pas vraiment…
Elle se reprit :
– Je n’avais pas le choix, je devais partir.
– Tu veux dire que tu avais envie de rester ?
– Oui.
– Pourquoi tu ne l’as pas dit dans le café, alors ?
– Comment est-ce que j’aurais pu ? Après tout ce que tu as fait… ça
aurait été… présomptueux.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il avec un sourire.
– Hum… c’est quand on s’avance un peu trop.
– Quand on s’avance trop ? Alors ça veut dire que toi, tu as reculé ?
– On pourrait dire ça.
– Je le dis.
Après un silence, Stefan ajouta :
– M. Balderson voit avec son âme. Il ne recule pas. Il nous pousse à
faire ce qu’on veut vraiment faire.


Le soir était déjà bien avancé quand le car les laissa devant le
magasin du village. Il était même si tard qu’il n’y avait personne en vue.
Ils regardèrent les feux arrière diminuer jusqu’à ce que Stefan se tourne
vers ses deux compagnons.
– Venez avec moi, s’il vous plaît.
Ils le suivirent dans une petite rue et arrivèrent rapidement à la
lisière du village proprement dit, là où les maisons cédaient la place aux
champs, puis ils s’engagèrent entre deux piliers de granit sur une allée
qui menait à une maison de bois à un étage flanquée d’une énorme
grange accolée à son mur pignon. Autrefois, en hiver, ses habitants
pouvaient ainsi aller s’occuper des bêtes sans avoir à sortir dehors. Il y
avait un peu plus loin plusieurs grandes dépendances, et l’ensemble, qui
avait visiblement appartenu à un riche fermier, formait comme un
hameau.
– Stefan, on va où, là ?
– Je vais dormir ici cette nuit et rentrer avec le facteur demain
matin. Vous restez ici aussi.
– Mais…
– S’il te plaît, arrête de reculer, Judy. Il y a plein de chambres. C’est
une grande maison.
Ils gravirent l’escalier de bois et arrivèrent sous un vaste porche. La
porte à panneaux sculptée était surmontée d’une paire de gigantesques
bois d’élan. Stefan appela une fois, puis, d’une façon que William et Judy
connaissaient bien maintenant, entra sans attendre. Ils le suivirent, et
se retrouvèrent dans un vestibule qui ne devait pas avoir beaucoup
changé depuis un siècle, avec son plancher à lames larges, ses lambris à
mi-hauteur et une commode qui avait connu des jours meilleurs. Un
escalier formant une courbe élégante conduisait au premier étage. Une
porte qui donnait sur le vestibule s’ouvrit soudain sur un garçon trapu,
sensiblement du même âge que Stefan, aux cheveux bruns et bras
interminables. Judy déglutit. C’était Karl.
Stefan se lança dans un discours qui, pour lui, paraissait assez long.
Il s’exprimait – et Judy ne doutait pas que c’était délibéré – en dialecte,
soit presque une autre langue par rapport aux phrases simples qu’elle
avait assimilées. Bref, elle n’en comprit pas un traître mot. Lorsqu’il eut
terminé, Karl hocha la tête et les conduisit vers l’escalier.
À l’étage, un grand palier donnait à droite et à gauche sur une série
de portes. Karl en ouvrit une et alluma la lumière. Il n’y avait pas
grand-chose à voir. La pièce était mansardée, et ils se trouvaient juste
sous les combles, avec, par terre, une pile de peaux de mouton. Judy
découvrit par la suite qu’il y avait aussi une peau d’ours et une très
vieille couverture en peau de loup qu’on jetait autrefois sur les genoux
de l’arrière-grand-mère de Karl quand elle se rendait à l’église en
carriole. La chambre n’était pas chauffée.
Stefan et Karl continuèrent de discuter à voix basse pendant que
Judy et William s’installaient confortablement. Stefan s’approcha de
Judy.
– Karl s’excuse de ne pas donner une vraie chambre d’amis. Il ne
peut pas…
– Ça va. Je sais ce qu’il pense de moi.
Stefan répliqua à voix basse, sur un ton si âpre et farouche qu’il
figea Judy sur place :
– Tu ne sais pas. Tu ne sais rien. Tu es mon amie. Il sait qui tu es, tu
es ici, tu es une invitée. Il t’a vue te battre, il t’a vue rire. Si tu tombes, il
te relèvera. Mais son grand-père est un vieil homme dur, qui a la main
dure, et il est en bas dans la cuisine. Un jour, tu dois te demander ce que
c’est d’être Karl.
C’était vrai. L’autre fois, sur le pont, elle s’était forgé une opinion et
avait fait exactement ce qu’elle reprochait aux autres de faire. Elle
l’avait étiqueté comme l’un d’« eux » sans rien savoir de lui. Elle
s’approcha de Karl, qui était resté à l’entrée de la chambre et se
mordillait les lèvres, et elle lui tendit la main en disant, dans son
meilleur suédois :
– Merci, nous serons parfaitement bien ici.
Stefan l’avait rejointe.
– Karl a dit autre chose. C’est important. Il dit que quelqu’un te
cherchait dans le village ce soir. C’est Anna qui lui a dit. Elle travaille
au café.
– Quelqu’un me cherchait ?
Judy pensa d’abord que M. Balderson avait fait demi-tour. Mais tout
le monde le connaissait, ici. Ce n’était pas « quelqu’un ». Et il savait où
la chercher.
– Il connaissait ton nom. Il a posé des questions sur toi.
– Mais c’est impossible.
Soudain, Judy fut assaillie par un espoir fou. Avait-il retrouvé sa
trace ? Son père avait-il réussi, par elle ne savait quel miracle, à
retrouver sa trace ?
Le souffle court, elle se tourna vers Karl.
– Je t’en prie, dis-moi où il est maintenant. Comment était-il ?
Stefan traduisit et écouta la réponse de Karl.
– Il était étranger, il parlait anglais et il avait une petite voiture.
Alors une pensée démente la saisit.
– Est-ce qu’elle était bleue ? C’était quoi le numéro
d’immatriculation ? Est-ce qu’il y avait 377 ?
Stefan traduisit, et Karl prit une expression désolée. Il expliqua
qu’Anna ne lui en avait pas dit autant. Il lui poserait la question le
lendemain. Mais l’homme était assez petit, et il boitait.
– Stefan, c’est lui ! C’est forcé. L’homme qui nous suivait.
Stefan était complètement perdu.
– Quel homme ? On va s’asseoir et tu vas me raconter.
Il entraîna Judy et Karl vers le tas de peaux de bêtes, et ils
s’assirent. William s’était déjà pelotonné dans la peau d’ours, mais il se
redressa. Dans la chambre faiblement éclairée, ils écoutèrent Judy leur
parler de l’homme des services sociaux qui l’avait poursuivie jusqu’au
port et auquel elle avait échappé juste à temps. Mais il semblait bien
qu’il l’avait pistée jusqu’au nord de la Suède.
– En Suède, les travailleurs sociaux travaillent très dur, mais pas
autant que ça.
Karl ricana et prononça quelques mots.
– Il dit que ce n’est pas un travailleur social. C’est sûrement un
kidnappeur. Ou un meurtrier, comme au cinéma. Mais non, évidemment
– Karl adore les histoires comme ça, s’empressa-t-il d’ajouter en voyant
l’expression de William.
Le cerveau de Judy s’était mis à tourner à plein régime pour tenter
d’assembler tous les morceaux du puzzle. Elle se remémorait son père
lui disant que Rachid n’était pas n’importe qui, qu’il était peut-être
suivi, qu’il y avait du danger. Ensuite, Soheila leur avait raconté au
musée que Rachid lui avait confié la lettre pour raison de sécurité. Et
maintenant son père, qui avait disparu en cherchant Rachid. Il n’y avait
qu’une seule conclusion logique. Cet homme pensait qu’elle savait
quelque chose, qu’elle pourrait le conduire à Rachid, ou à son père, ou
aux deux. Il ne savait pas qu’elle n’avait pas eu la moindre nouvelle de
l’un ni de l’autre. Karl avait peut-être vu trop de films d’action, mais…
Stefan interrompit le cours de ses réflexions.
– Eh bien, il va te trouver bientôt. Ça n’est pas difficile de trouver où
tu es.
Les pensées se bousculèrent dans la tête de Judy. Elle allait devoir
fuir encore, et cette fois-ci, elle n’aurait pas de M. Balderson pour l’aider.
Et William ? Et où pourrait-elle aller ?
– C’est très bien, poursuivit Stefan. On n’aura pas besoin de le
chercher. C’est lui qui nous trouvera.
– Bien ? Comment ça, c’est bien ? Il faut que je me sauve.
– Mais on doit l’arrêter, bien sûr. C’est lui qui devra se sauver après.
Anna a dit qu’il était petit et tout seul. C’est ce que tu m’as dit aussi.
– Mais…
– Judy, ça ne doit pas être très difficile à comprendre pour toi. Est-ce
que tu vas t’enfuir tout le temps ? Alors tu n’es pas la personne que je
croyais : la personne qui s’arrête, qui se retourne et qui affronte le
problème. Je t’ai vue sur le pont. Et Anna aussi.
Ce souvenir amena un sourire malicieux sur ses lèvres.
– Mais maintenant, on va faire quelque chose ensemble. Si tu veux,
cet homme, tu peux le jeter dans la rivière et je ne serai pas fâché. Mais
on doit lui parler d’abord.
Judy comprit que Stefan avait raison. Complètement raison. C’était
tellement évident pour lui. Il n’avait même pas besoin de réfléchir. S’il
restait le moindre petit indice concernant son père, une chose qui
pouvait la relier à lui, c’était cet homme.
– Comment on va faire ?
– On va s’asseoir sur lui et lui mettre de la neige dans le nez,
répondit Stefan avec un rire joyeux. Mais maintenant, on doit partir,
vite, ajouta-t-il. Il sait peut-être déjà où on habite.
S’il y avait une chose que Stefan ne prenait pas à la légère, c’était
l’idée qu’un étranger débarque à la ferme au milieu de la nuit alors que
Farmor était seule.
Stefan saisit la peau de loup, se rua dans l’escalier et sortit sous le
porche, Judy et William sur ses talons.
– Attendez ici, s’il vous plaît, leur lança-t-il avant de disparaître en
direction d’une des dépendances.
Peu de temps après, ils entendirent un rugissement de moteur, puis
une motoneige surgit, conduite par un Karl casqué en combinaison
d’hiver complète, avec Stefan, casqué lui aussi, assis derrière lui. Un
traîneau était attelé à la motoneige, qui s’arrêta devant le porche.
– Montez, s’il vous plaît. Et couvrez-vous, ordonna Stefan.
Judy et William obéirent.
La motoneige repartit à une vitesse infernale, tressautant et
oscillant sur les fossés comblés par la neige et les cours d’eau gelés. Bien
qu’ils n’aient plus à subir les températures du cœur de l’hiver, Judy et
William durent se plaquer contre le fond du traîneau pour échapper au
vent glacial soulevé par leur passage, et ils ne tardèrent pas à découvrir
qu’en matière de chaleur, rien au monde n’égale la fourrure de loup. Une
demi-heure plus tard, ils arrivaient déjà à l’entrée de l’allée menant à la
ferme. Ils mirent pied à terre. Stefan descendit de la motoneige, retira
son casque et le jeta dans le traîneau.
– Tack, dit-il à Karl.
Mais une vive discussion s’ensuivit. De toute évidence, maintenant
qu’il était venu jusque-là, Karl n’avait aucune envie de manquer le
spectacle. Stefan céda, et ils remontèrent l’allée tous les quatre. La
lumière du porche les attirait comme un aimant. La cuisine, le salon et
son poêle en faïence, Farmor. Sans qu’il en eût vraiment conscience,
William éprouvait comme une sensation de chaleur au creux du ventre,
ce qui, s’il l’avait su, correspond à ce qu’on ressent quand on rentre chez
soi. Curieusement, Judy se sentait en sécurité. Ils se sentaient, chacun à
leur façon, réconfortés par le seul fait d’être là.
Puis ils remarquèrent tous la petite voiture garée devant la maison.
– Il est là, s’exclama Judy.
Stefan s’était déjà mis à courir pour franchir les derniers mètres qui
le séparaient de la ferme, Karl sur les talons.
– Stefan, attends…, souffla Judy.
Mais Stefan n’avait pas le temps de réfléchir ou de planifier quoi que
ce soit. Si cet homme avait ne serait-ce que fait peur à Farmor, il allait
le regretter. Stefan y veillerait personnellement. Il s’approcha en silence
de la fenêtre de la cuisine et fit signe à Karl de faire le tour par-derrière.
Il coula alors un œil par la vitre et vit que sa grand-mère était seule
dans la cuisine et frottait énergiquement la table. Il fit alors signe à
William et à Judy de le rejoindre discrètement. Karl réapparut par
l’autre côté de la maison et secoua la tête.
– Je ne le vois pas, dit Stefan. Farmor est seule. Il pourrait être
n’importe où. Mais elle doit bien avoir entendu sa voiture. Je ne
comprends pas. Restez hors de vue. Karl et moi, on va entrer.
Judy ne voulut pas en entendre parler.
– S’il est quelque part dehors, on sera plus en sécurité dedans, non ?
chuchota-t-elle. On ne peut pas rester ici à attendre qu’il nous tombe
dessus. Peut-être même qu’il est en train de nous observer.
Elle regretta instantanément ses paroles : soudain, chaque ombre
avait des yeux. William lui étreignait le bras.
– Si on entre, on sera quatre. Qu’est-ce qu’il pourra faire ?
Stefan imaginait tout un tas de choses, à commencer par mettre le
feu à la maison, mais il ne dit rien. Judy avait raison, il ne pouvait pas
les laisser, elle et William, dehors dans l’obscurité. Ils se dirigèrent donc
tous les quatre vers l’entrée de la maison en traversant la cour,
s’attendant à tout instant à être assaillis par une ombre qui se
détacherait du bûcher ou de la grange. Judy vit avec horreur que Karl
avait la main sur le couteau de chasse pendu à sa ceinture et le
dégageait tranquillement de son fourreau. Ils atteignirent le porche et
pénétrèrent dans le vestibule. Stefan s’empressa d’appeler Farmor d’une
voix forte afin de ne pas l’effrayer. Elle surgit de la cuisine en s’essuyant
les mains sur son tablier.
– Oh, Stefan ! Et Judy, et William, quelle bonne surprise. Et Karl
aussi…
Stefan lui coupa la parole avec une salve de questions, et elle le
calma du mieux qu’elle put.
– Stefan, tout va parfaitement bien. Je vais bien. Mais où est
M. Balderson ? Je n’ai pas entendu la camionnette arriver.
Cependant quelque chose dans la façon de parler de Farmor les
alerta. Elle se montrait un brin trop enjouée.
– Farmor…
– Stefan – vous tous – venez dans la cuisine, s’il vous plaît. Non,
Stefan, trancha-t-elle alors qu’il essayait encore de découvrir ce qui se
passait. Dans la cuisine. Là, je t’expliquerai tout.
Farmor était indéniablement énervée. Elle lissait son tablier et ne
cessait de porter la main à ses cheveux gris. Ils se rassemblèrent dans la
cuisine.
– S’il te plaît, Farmor, reprit Stefan. Est-ce que l’homme est ici, ou
pas ? On doit savoir. Il est peut-être dangereux.
Ces paroles semblèrent calmer considérablement la vieille dame.
– C’est vrai ? Oh, parfait, c’est parfait, ajouta-t-elle avec un grand
sourire à l’adresse de son petit-fils.
Puis elle prit une profonde inspiration.
– Je me reposais dans le séjour. J’avais passé du noir sur le
fourneau, ça m’avait beaucoup fatiguée et je me suis endormie. C’est la
voiture qui m’a réveillée, et je l’ai vu descendre, regarder autour de lui
et venir vers la maison. Je le voyais très clairement et j’ai eu le temps de
réfléchir. Il a appelé – ce n’était ni du suédois, ni de l’anglais – alors j’ai
su. Il a ouvert la porte et il est resté planté là. C’était facile, j’étais prête.
– Prête, Farmor ? Prête à quoi ?
– À lui tirer dessus, bien sûr.
CHAPITRE 20

LES PAROLES DE FARMOR n’eurent pas l’effet qu’elle avait escompté.


Elle ne s’attendait pas vraiment à des applaudissements et des tapes
dans le dos, mais tout de même à quelque chose de gentil, du genre
« Bravo, Farmor, je ne t’aurais pas crue capable d’un truc pareil ! » Au
lieu de quoi, son annonce fut accueillie par un silence stupéfait, des
bouches ouvertes et des yeux ronds qui la dévisageaient comme si elle
venait de débarquer d’une autre planète. Karl fut le premier à recouvrer
sa voix, et le seul qui parût impressionné. Il émit l’équivalent suédois de
« Ouah ! ». Puis Judy et Stefan demandèrent, presque en même temps :
– Tu lui as TIRÉ dessus ?
– Vous lui avez TIRÉ dessus ?
– Comme je l’ai dit, j’ai tiré sur le Russe. Je n’avais pas la carabine à
élan. Elle est enfermée et je n’avais pas le temps de la sortir, mais le
fusil à plombs était dans la cuisine, à cause des pies, et même si c’est
pour les oiseaux, ça a fait l’affaire. Mon grand-père serait fier de moi,
conclut-elle sur un ton décidé avant d’avancer la lèvre inférieure avec un
air buté qui parut soudain la ramener à ses cinq ans.
Stefan et Judy restèrent muets, mais ce ne fut pas le cas de William.
– Est-ce qu’il est mort ? Où est le corps ? Est-ce que tu l’as enterré ?
Farmor sentit que Stefan n’était pas aussi satisfait qu’elle, et Judy
était blanche comme un linge. Mais évidemment, ils avaient grandi en
temps de paix. Ils ne savaient rien de ce qu’elle avait traversé. Elle
répondit à William.
– Non, William, il n’est pas mort. Il respirait et il gémissait la
dernière fois que j’ai regardé.
– Où est-il ?
– Dans la cave à légumes. Il y a une bonne porte, et j’ai passé un
tisonnier dans le loquet, par sécurité.
– Comment savez-vous qu’il est russe ? demanda Judy.
– Judy, ma chérie, je l’ai vu. Le long manteau gris, la casquette de
fourrure à rabats avec la petite étoile rouge sur le devant… et les
mauvaises chaussures. Ils étaient toujours très mal équipés, tu sais. Je
n’étais qu’une enfant, mais je n’ai pas oublié. Aujourd’hui, je ne suis plus
une enfant, et j’ai fait ce qu’il fallait pour t’aider. Quand tu es poursuivie
par les Russes, tu as besoin qu’on t’aide.
Farmor s’était beaucoup attachée à Judy. Elle avait même pleuré
quand elle était partie. Ce n’était pas seulement parce que la jeune fille
avait tant fait pour Stefan – elle avait réellement changé la vie du
garçon – mais aussi parce que Farmor n’avait jamais eu de fille ni de
petite-fille et que Judy lui rappelait un peu la jeune fille qu’elle avait été
au même âge. Alors, à partir du moment où elle avait pu débarrasser la
petite d’un problème, elle était contente. Et si ce problème était russe,
c’était encore mieux. Mais il était à présent temps de remettre les choses
en ordre.
Donc, armés de torches, ils se rendirent à la cave à légumes. On ne
voyait pas grand-chose de l’extérieur, une sorte de tas de neige sur le
côté de la grange, mais lorsqu’ils se rapprochèrent, Judy distingua les
marches de pierre qui descendaient jusqu’à une petite porte en bois. Le
caveau consistait en une construction souterraine voûtée constituée
entièrement de blocs de granit parfaitement ajustés. Il aurait pu s’agir
de la crypte d’une église médiévale, ou d’un tombeau étrusque. Il y
régnait au cœur même de l’hiver une température constante située juste
au-dessus de zéro, et le local, plongé dans l’obscurité, gardait cette
fraîcheur au plus chaud de l’été. Stefan descendit en premier pour ôter
le tisonnier de Farmor du loquet et ouvrir la porte. Il pénétra alors dans
un petit espace qui précédait une seconde porte, elle aussi fixée à un
chambranle de pierre. Il l’ouvrit prudemment. Une faible lueur éclairait
la cave. Farmor avait posé une bougie sur le sol sableux – juste de quoi
faire monter la température de quelques degrés sans mettre ses choux
en danger. Le long des murs, des étagères étaient garnies de flacons et
de bocaux qui tous portaient des étiquettes pour en indiquer la date et le
contenu – myrtilles sauvages, airelles rouges, framboises rouges, fraises
des bois, mûres arctiques, cassis. Une étagère était consacrée aux
précieux choux rouges, soigneusement disposés de sorte qu’ils ne se
touchent pas. Par terre, des sacs de chanvre contenaient des pommes de
terre, des carottes, des betteraves. Et, couché sur le dos, un sac de
navets à moitié vide glissé sous sa tête, se trouvait l’homme qui les avait
suivis depuis l’Angleterre. Ils auraient tout aussi bien pu se retrouver
plongés à l’époque de l’enfance de Farmor, ou même, pensa Judy en
baissant la tête pour passer sous le linteau derrière Karl, pendant la
Première Guerre mondiale, au fond d’un abri de tranchée dans les
Flandres : la flamme crachotante de la bougie, la forme couchée dans sa
capote militaire, endormie, blessée, ou morte… William s’engouffra avec
eux dans la cave à légumes, mais Farmor attendit dehors. Elle tenait
fermement le vieux fusil à double canon, prête à gérer toute tentative
d’évasion de la part du fourbe Soviétique.
– Est-ce qu’il est encore en vie ? cria-t-elle.
Stefan s’approcha de la forme inerte et orienta sa torche vers son
visage. Il entendit la respiration précipitée et vit les paupières battre
sous le faisceau de lumière.
– Oui, il est vivant.
Stefan se baissa pour tâter le front de l’homme. Dans l’air froid et
humide de la cave, il le trouva étonnamment chaud.
– Mais il ne tiendra pas longtemps s’il reste ici, reprit-il en
examinant l’épaule droite criblée de plombs de la capote et le sang noir
coagulé.
– Oui, eh bien je ne veux pas de Russe dans la maison. On n’a qu’à le
mettre dans le sauna.
L’homme entrouvrit ses lèvres sèches et gercées et essaya de les
humidifier avec sa langue. Sa mâchoire couverte d’un début de barbe
brune remua lentement alors qu’il s’efforçait de dire quelque chose, mais
il ne réussit à émettre qu’un murmure.
Judy ne parvint à saisir qu’un mot, mais cela lui suffit.
– Ab, gémit-il.
De l’eau.
– Farmor, lança Judy, il n’est pas russe.


Ils eurent beaucoup moins de mal à le sortir de la cave que Farmor
en avait eu à l’y descendre toute seule. Stefan et Karl allèrent chercher
le hayon d’une vieille charrette, mirent le blessé dessus et le ramenèrent
dans la maison. Puis Karl rentra chez lui. Il était un peu déçu d’avoir
manqué la partie la plus excitante de l’aventure, mais ne regrettait
cependant pas d’être venu. Le blessé fut bientôt installé sur le banc de la
cuisine. On lui retira précautionneusement son manteau avant de
découper la manche de sa chemise aux ciseaux de cuisine afin que
Farmor puisse examiner l’étendue des dégâts. Elle ne se sentait pas à
proprement parler coupable. Avec un fusil de chasse, un accident
pouvait toujours arriver, et l’homme n’était peut-être pas russe, mais il
suivait tout de même Judy et aurait très bien pu préparer un mauvais
coup. En tout cas, pour l’instant, il était hors d’état de nuire, et elle avait
le sentiment que le mieux à faire était de nettoyer sa blessure. Une fois
qu’ils l’eurent à moitié déshabillé, il ne leur parut pas bien dangereux. Il
ne dissimulait aucune arme, Stefan s’en était assuré.
Judy et William furent chassés de la cuisine pendant que Farmor et
Stefan s’attelaient à extraire avec une pince à épiler tous les plombs de
l’épaule et de la poitrine du blessé. Stefan le maintenait immobile
pendant que Farmor, équipée de ses lunettes de lecture, sondait
soigneusement la plaie, saisissait les petits grains de plomb et les
laissait tomber un par un dans un verre à dents avec un petit bling. Il y
eut quelques gémissements, et même un cri à un moment, mais
l’inconnu semblait déjà rompu à la douleur. Farmor se souvenait d’avoir
un jour dû retirer de la grenaille de la fesse gauche de son mari, et cela
avait été tout un cirque. La vieille dame commençait même à s’adoucir
vis-à-vis de cet homme, non seulement du fait de son stoïcisme, de son
corps malingre, et des vieilles cicatrices que portaient son torse et ses
bras, mais aussi parce qu’il est très difficile de détester quelqu’un dont
on soigne les blessures et dont on s’efforce d’apaiser la douleur. Peut-
être devrait-on toujours essayer de le faire. Quoi qu’il en soit, une fois
les plombs retirés, l’homme eut droit à une bonne dose de l’onguent très
spécial de Farmor et à un beau pansement bien net. Lorsque Judy et
William revinrent dans la cuisine, Farmor faisait couler du bouillon à la
cuiller dans la bouche de son patient.
– Maintenant, il faut qu’il dorme. Et nous aussi. Nous poserons des
questions demain.
– Mais s’il se réveille et se sauve au milieu de la nuit ?
– Je ne crois pas qu’il se réveillera.
– Et même si c’était le cas, intervint Stefan en brandissant une tête
de Delco et une poignée de câbles, il n’irait pas loin.
Ils allèrent se coucher en laissant l’inconnu bien bordé, la respiration
paisible.
Judy s’allongea sous sa couette, sur le canapé du salon. Elle était
épuisée, mais avait la tête beaucoup trop encombrée de pensées et de
questions pour pouvoir s’endormir. Elle avait déjà bien du mal à se
retenir de se relever pour retourner dans la cuisine et secouer l’homme
jusqu’à ce qu’il parle. Au moins les rôles étaient-ils à présent clairement
inversés. Le traqueur était devenu le traqué. Grâce à Farmor et à son
fusil, il était à leur merci et le lendemain apporterait forcément des
réponses. Inutile donc de s’exciter là-dessus comme un chiot sur une
pantoufle. Et pourtant… maintenant qu’elle l’avait vu de près, avec son
visage mince et ses bras rachitiques, il ne paraissait pas taillé pour
commettre un enlèvement. Mais il était très déterminé, pour l’avoir
poursuivie jusqu’ici avec une telle ténacité.
Judy entendit la porte du salon s’ouvrir dans l’obscurité.
– William ?
Il ne dormait jamais beaucoup et il lui arrivait d’avoir des questions
très importantes à poser au milieu de la nuit. Elle n’avait jamais pu lui
faire entrer dans la tête que certaines choses pouvaient attendre le
matin. Elle trouva à tâtons l’interrupteur du lampadaire. À l’entrée de
la pièce, se retenant au chambranle de la porte pour ne pas tomber, lui
apparut l’inconnu blessé, pâle comme la mort, le visage mangé par une
barbe sombre de plusieurs jours, ses yeux creusés rivés sur elle comme
dans une sorte de délire.
– Judy Azad.
– Que voulez-vous ? Ne vous approchez pas.
Elle ouvrit la bouche pour appeler Stefan et Farmor à l’aide.
– S’il te plaît, je t’en supplie, je dois te parler seul à seule.
Bon, c’était ce qu’elle voulait, non ? Elle pourrait toujours hurler le
moment venu, si cela s’avérait nécessaire. En attendant, il donnait
l’impression qu’un souffle d’air suffirait à le renverser. Judy rejeta sa
couette et se leva. L’homme lâcha alors le montant de la porte et tituba
jusqu’au canapé, sur lequel il se laissa tomber. Il resta un instant
prostré contre le dossier, les yeux clos, puis se ressaisit et leva les yeux
vers la jeune fille.
– Je m’appelle Rachid. Je suis l’ami de ton père.
– Non, ce n’est pas vous.
C’était impossible. Rachid n’avait pas réussi à gagner l’Europe. Cet
homme ne se doutait visiblement pas qu’elle avait rencontré Soheila. Il
ne savait pas qu’elle savait. C’était une sorte de piège, mais elle n’était
pas tombée dedans.
– Je suis Rachid, répéta-t-il. Ton père… il m’a demandé de te dire
quelque chose.
Judy attendit en silence.
– Il m’a demandé de te dire : « Seulement deux cupcakes. »
Judy ferma les yeux.
Elle se retrouva sur la péniche, par un dimanche soir pluvieux.
C’était l’anniversaire de son père, et elle lui avait préparé une surprise.
Le petit poêle était allumé, et la pluie martelait doucement le toit. Elle
avait préparé des cupcakes, tout un plateau, et avait tracé sur chacun
d’eux les lettres qui formaient son nom. Son père était tellement
heureux… Il l’avait embrassée très fort avant d’esquisser une petite
danse, se cognant la tête au passage contre le placard en hauteur,
comme d’habitude. Puis il avait annoncé qu’il allait manger au moins
dix cupcakes. Elle lui en avait donné deux. Il avait feint d’être mortifié
et avait protesté qu’elle l’affamait le jour de son anniversaire. « Mais je
compte en code binaire, avait-elle répondu. Je t’en ai donc donné dix. »
C’était le genre de plaisanterie qu’il adorait. Il était comme ça, et cela
l’avait fait rigoler pendant des jours.
Seul son père pouvait savoir ce que ces mots signifiaient pour elle.
– Où est mon père ? Où est-il ? Pourquoi n’est-il pas avec vous ?
Rachid avait essayé de se préparer à cet instant. Il n’y avait pas une
heure de la journée, pas une nuit sans sommeil où il n’avait pas imaginé
cette rencontre, où il ne s’était pas demandé comment faire ça le mieux
possible. Mais il n’y a pas de bonne façon d’annoncer une chose pareille.
Il en avait bien conscience. Il regarda la jeune fille en face de lui. Elle
avait les yeux de son meilleur ami, les mêmes pommettes hautes et la
même expression décidée.
– Il est venu m’aider, Judy…
Ses yeux se remplirent de larmes et il enfouit son visage dans ses
mains.
– Je regrette tellement. Il est mort.
CHAPITRE 21

FARMOR S’Y CONNAISSAIT un peu en désespoir, en deuil et en chagrin.


Ils font l’effet d’une maladie. Pas un mal romantique, en admettant
qu’une telle chose puisse exister : des fleurs sur la table de chevet, de
douces infirmières, des voix feutrées. Non, plutôt le genre cancer du
poumon ou lèpre – une maladie bien moche. Les êtres les plus sensibles
ont parfois du mal à supporter les plaies ouvertes, la colère. Certains,
terrassés par le chagrin, deviennent comme des chiots en quête
d’attention et, incapables de rester seuls, accaparent leur entourage en
parlant, parlant, parlant. D’autres sont des chats. Il faut chercher
longtemps un chat blessé. Il se cache comme seul un chat sait se cacher,
hors d’atteinte, sous un plancher, au fond d’un placard, au creux de
racines d’arbres au bout du jardin, pour essayer d’absorber, de digérer la
douleur, attendant dans le silence et l’obscurité que les blessures
cicatrisent ou que la mort vienne le chercher.
Pour Farmor, aucun doute : Judy était un chat.
Stefan la trouva le lendemain tapie dans le coin d’une ancienne
grange à foin en rondins, à deux kilomètres de la ferme. Ce qui restait
du fenil délabré se dressait au bord d’un marécage qui était à cette
époque gelé et silencieux.
Une chute de neige fraîche avait recouvert ses traces, mais Silla
mena Stefan à la vieille cabane. En approchant dans la lumière oblique
du matin, il repéra les skis et les bâtons de Judy appuyés contre le mur,
près de l’entrée basse. Il poussa la porte branlante en planches brutes et
s’enfonça à l’intérieur. Deux mois plus tôt, Judy aurait été dans un sale
état après une nuit passée dehors, mais le monde s’était déjà tourné vers
la promesse du printemps, et la nuit avait été supportable. Silla se
précipita dans la grange et se jeta sur la petite forme recroquevillée
dans un coin, à moitié enfouie sous de la vieille paille grisâtre. La
chienne voulut lui lécher la figure, mais se fit repousser. Elle gémit
doucement et se coucha en agitant lentement la queue.
Stefan portait un sac à dos. Il le déposa d’un coup d’épaule et
entreprit de le vider sans un mot. Farmor avait tout prévu. Il y avait un
sac de couchage, un Thermos, une bouteille d’eau, quelques sandwiches
et une torche. Judy le regarda faire, redoutant les paroles qu’il se
sentirait obligé de prononcer et qu’elle devrait écouter : Ton père, c’est
terrible, ma pauvre…
Mais elle se trompait.
– On va avoir un peu de beau temps. Si tu as besoin d’aide, envoie
Silla. Tu n’auras qu’à lui dire « rentre à la maison ». Mais en suédois,
bien sûr, ajouta-t-il avant de se tourner vers la chienne pour ordonner :
Reste ici.
Puis il s’en alla.

Farmor avait parfaitement conscience que tout ce qu’ils pouvaient
pour Judy était de lui faire avaler quelque chose et d’attendre ; que pour
ces sortes de chats, la faiblesse dans lesquelles le deuil les plonge
entraînent une perte d’intégrité et de dignité presque impossible à
supporter. Ils ont besoin de rester seuls avec leur âme. Pour Rachid,
c’était une autre histoire. Il n’avait pas du tout envie de se retrouver
seul avec son âme. Après des semaines et des mois de solitude,
farouchement déterminé à annoncer lui-même la terrible nouvelle à la
fille de son ami, il paraissait à présent incapable de se taire. Maintenant
qu’il le pouvait enfin, il avait désespérément besoin de tout raconter à
Judy. De lui dire que son père lui avait fait promettre que s’il lui arrivait
quoi que ce soit, il devrait aller la chercher et veiller sur elle comme sur
sa propre fille. Qu’il avait juré de le faire, même au prix de sa propre vie.
Qu’il avait cherché du réconfort en échafaudant des projets d’avenir avec
elle, car lui-même n’avait pas d’enfant. Mais Judy n’était pas là pour
l’écouter, et Farmor lui avait interdit d’aller la retrouver. Il restait donc
assis à la table de la cuisine, à boire du café en parlant à la vieille dame.
Celle-ci faisait ce qu’elle pouvait, hochait la tête avec sympathie et
lui prodiguait des paroles rassurantes quand, pour la centième fois, il
ressassait :
– Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Je ne pouvais rien faire. Et il
n’arrêtait pas de me répéter : « Il n’y a qu’une seule chose qui compte,
Rachid. Trouve ma fille chérie et occupe-toi d’elle. »
Cependant, Farmor elle-même, à qui la vie avait tant appris – trop
même – commençait à se fatiguer. Elle se sentait usée, et réservait les
forces qui lui restaient à la jeune fille affligée qui se terrait dans la
vieille grange à foin. Farmor savait qu’elle pouvait soigner les blessures
physiques de Rachid, et elle le faisait volontiers. Mais elle était aussi
persuadée que Judy ne reviendrait pas tant que Rachid serait à la
maison. S’il voulait soigner son âme, Rachid devrait le faire ailleurs.
Ce fut Stefan qui comprit ce qu’il fallait faire, et, un matin, il fit
monter Rachid – encore faible et l’épaule très raide – dans sa voiture.
Lorsqu’ils arrivèrent au musée, le regard incrédule sur le visage de
Soheila, l’étonnement de Rachid, puis l’explosion soudaine d’une
conversation animée dans une langue dont Stefan ne comprenait pas un
mot… tout cela lui indiqua qu’il avait pris la bonne décision.
Judy avait besoin de temps, et maintenant que Rachid avait
quelqu’un sur qui s’appuyer, avec un peu de chance, il lui en laisserait.
Mais si la vie de Rachid avait pris un tour positif, celle de Stefan
partait en vrille, pour reprendre l’expression de Judy. Son amie s’était
perdue et errait dans un sombre labyrinthe de chagrin où il ne pouvait
pas la suivre. La tristesse et la solitude sont traditionnellement
complices, l’une ne va jamais sans l’autre. Il ne trouvait rien à dire, en
tout cas rien dans son anglais insuffisant. D’autant plus que la parole
n’avait jamais été son fort. Il était meilleur dans l’action. Il essaya de
réfléchir à ce qu’il pourrait lui fabriquer, ou lui montrer, mais il avait
conscience que rien ne pourrait entamer un tant soit peu l’armure de la
jeune fille.
William avait lui aussi sa croix à porter. Maintenant qu’il savait que
sa trouvaille était une clé, il n’aspirait plus qu’à en apprendre davantage
et à discuter avec quelqu’un qui saurait répondre à ses questions. Il ne
pouvait pas parler avec M. Balderson, puisqu’il avait disparu, et
M. Greaves était resté en Angleterre. S’il avait su que Stefan se rendait
en ville avec Rachid, il les aurait accompagnés pour tenter de voir
quelqu’un au musée, mais on ne l’avait pas prévenu, et il l’avait appris
après leur départ.
Mais il y avait quand même une bonne chose. Le soleil se réchauffait
un peu et, pendant la journée, les congères se réduisaient tandis que la
neige devenait plus molle et plus lourde. À midi, la neige fondue
dégoulinait des toits et de longs glaçons se formaient, si longs et pointus
qu’ils devenaient aussi dangereux que des lances. Stefan et lui devaient
s’armer de longues perches pour les arracher à l’avant-toit de la grange
avant qu’ils ne risquent de se détacher tout seuls et de transpercer
Farmor quand elle allait à la cave à légumes. Mais ce qui facilitait
vraiment la vie de William était que le matin, le froid de la nuit avait
durci la surface de la neige au point d’en faire une croûte épaisse sur
laquelle marcher, du moins pendant quelques heures. Il n’avait jamais
réussi à maîtriser le ski. Cela lui était tout simplement impossible : les
pointes se croisaient, les bâtons finissaient entre ses jambes et il
tombait à peu près tous les vingt mètres. Or maintenant, jusqu’à près de
midi, soit avant que la croûte fonde et qu’il s’enfonce dans la neige molle
jusqu’aux genoux, il pouvait se promener comme s’il se trouvait dans
une rue en ville ou sur un terrain de foot. Difficile d’expliquer à quel
point c’était grisant après tant de mois à se limiter aux routes déneigées
et à des skis inutilisables.
Aussi, quand Farmor lui demanda d’aller porter de nouveaux
sandwiches à Judy, fut-il très heureux de s’exécuter. Il n’avait pas parlé
à son amie depuis qu’elle avait appris la nouvelle. Il courut une partie
du chemin tant il était agréable d’étirer ses jambes et de bondir comme
s’il ne pesait plus rien par-dessus les champs blancs inondés de soleil.
Lorsqu’il pénétra dans la cabane, il trouva Judy allongée sur le dos dans
son sac de couchage, les mains croisées derrière la nuque. Silla s’était
roulée en boule à côté d’elle. La chienne et la jeune fille avaient toutes
les deux pris un aspect rayé car certaines planches des murs s’étaient
gauchies et laissaient passer les rayons du soleil, traçant sur elles des
lignes éclatantes. Judy lui parut un peu dangereuse quand elle s’assit et
tourna les yeux vers lui – avec une queue, elle aurait pu passer pour un
tigre.
– Farmor a dit de te donner ça. Je peux en prendre un ? J’ai très
faim.
– Bien sûr, William, répondit Judy.
Au moins, il l’avait fait sourire, même si cela n’avait pas été son
intention.
– Je sais que tu es triste à cause de ton père, dit William, la bouche
pleine. Est-ce qu’on va rentrer bientôt ? Enfin, on a trouvé Rachid,
même si maintenant, il est parti. On sait tout maintenant, non ?
– William, pourquoi faudrait-il que j’aille quelque part ? Mon père
est mort.
Ce n’était pas si difficile à dire. Elle n’avait cessé de prononcer ces
mots à voix haute durant toute cette première nuit interminable. Pour
s’y habituer. Pour s’entraîner.
– Tu te rappelles quand tu as dit que tu voudrais être plus comme
moi ? dit William. Quand on était au camping. Eh bien maintenant, c’est
fait, non ? Mon père est mort lui aussi. Sauf qu’il n’a pas été tué dans le
désert et que ce n’était pas un héros comme le tien. Lui, il s’est tué avec
de la drogue et ce genre de trucs. C’est ma mère qui m’a raconté. Mais
moi, je ne suis pas triste du tout, alors ça veut sûrement dire qu’on n’est
pas exactement pareils.
Judy regarda William, et il la regarda aussi. Elle avait une jolie peau
douce et de beaux cheveux noirs, mais William trouva que ses yeux
avaient l’air d’avoir cent ans, ou peut-être même mille. Puis, soudain, le
visage de Judy sembla se décomposer pour devenir tout mou et plissé
tandis qu’un bruit bizarre sortait de sa gorge et que des larmes
jaillissaient de ses yeux. Elle se mit à renifler et s’étrangla comme si elle
était prise d’un terrible rhume.
William s’enfuit.
Il fit irruption dans la cuisine et, sautillant d’un pied sur l’autre, se
mit à bafouiller :
– J’ai été méchant, je suis méchant, j’ai fait de la peine à Judy. Elle
allait bien avant, je n’ai pas fait exprès, mais j’ai dit quelque chose qu’il
ne fallait pas…
– William, William, l’interrompit Farmor. Qu’est-ce qui se passe avec
Judy ?
– Elle pleure, elle pleure et elle pleure… elle pleure très fort et c’est
affreux et elle ne peut plus s’arrêter.
– William, approche.
Le garçon s’approcha de la vieille dame avec une expression si triste
sur le visage que Farmor le prit dans ses bras. Cela ne le dérangea pas
trop, et elle sentait bon, surtout la cannelle.
– William, toi seul pouvais y arriver, évidemment. Je t’aime, mon
grand.
William fut très surpris. D’aussi loin que remontaient ses souvenirs,
personne ne lui avait jamais dit une chose pareille. Il trouva cela
agréable.
– C’est vrai ? Mais Judy…
– Tu verras, William, tu verras. Maintenant, elle peut commencer,
déclara Farmor en se remettant à cuisiner.
– Je crois que je vais appeler Jonas, ajouta-t-elle pour elle-même.

Judy débarqua le soir même dans la cuisine, Silla sur les talons, et
annonça qu’il n’y avait pas de raison de faire des allées et venues pour
lui apporter des choses, mais qu’elle leur était reconnaissante de l’avoir
laissée seule quelque temps.
Pendant le dîner, William lui demanda si elle avait fini de pleurer.
– Pas tout à fait, lui répondit-elle sur un ton très calme. Tout au fond
de moi, j’ai sans doute encore des larmes à verser.
– Il faudra qu’on réfléchisse à ce qu’on va faire, intervint Farmor.
Bientôt, mais pas tout de suite. En attendant, j’ai un petit problème.
Jonas doit aller travailler sur la nouvelle rocade, à Stockholm. Et j’ai
bêtement promis de m’occuper de Matilda, mais j’aurai besoin d’aide.
Stefan fut étonné. Tout le monde savait que son oncle Jonas disait
toujours qu’il préférerait encore aller se tirer une balle dans le bûcher
plutôt que d’aller bosser dans le sud. Mais il ne fit aucun commentaire.
Parfois, cela valait mieux, avec Farmor.
Matilda était une chèvre, et Stefan alla la chercher le lendemain
avec une remorque. Ils l’installèrent dans l’un des anciens box, mais
eurent du mal à la persuader d’y entrer. Elle n’était pas tant entêtée que
curieuse, et semblait en permanence mourir de faim. William lui dit
bonjour, mais elle commença à manger les manches de son pull, puis,
pour jouer, lui donna un coup de tête qui le fit tomber sur le derrière
dans la neige boueuse de la cour. Après cela, il préféra ne plus rien avoir
à faire avec elle. Ils finirent par découvrir que la meilleure façon de la
faire obéir était de lui présenter des biscuits au gingembre, auxquels elle
ne pouvait résister. Judy en tendit un, et l’animal la suivit docilement
dans l’étable.
Farmor dit à Judy qu’elle était désolée de lui demander cela alors
qu’elle avait encore l’âme si lourde, mais Stefan devait aller en cours, et
elle-même avait tout simplement trop à faire. Quant à William… Bref,
Judy devrait assumer seule la responsabilité de Matilda, qui, de plus,
était pleine. Judy assura que cela ne la dérangeait pas, pour peu que
Farmor soit consciente qu’elle ne connaissait rigoureusement rien aux
chèvres.
– Avec les animaux, la seule chose, c’est d’être attentif. Le reste
suivra.
C’est ainsi que Judy, qui n’avait rien d’autre à faire, n’arrivait pas à
lire et encore moins à résoudre les problèmes les plus simples des
devoirs de Stefan parce que tout ce qui touchait aux mathématiques lui
rappelait son père et faisait affluer les larmes, s’occupa de Matilda. Il
fallait la nourrir, lui donner de l’eau, la nettoyer, et puis la chèvre avait
tout un tas d’idées bien à elle pour sortir de l’endroit où elle était
confinée et aller ailleurs, aussi Judy devait-elle de temps en temps la
promener pour lui faire prendre l’air. Du coup, la jeune fille ne chômait
pas. Matilda avait un beau poil doré clair qui virait au blanc sur ses
pattes minces terminées par des sabots délicats. Ses cornes
s’arrondissaient vers l’arrière avec une petite courbure élégante qui lui
donnait une allure particulière rappelant davantage une créature des
montagnes rocheuses d’Abyssinie plutôt qu’un simple animal
domestique. Elle adorait qu’on la grattouille derrière les oreilles presque
autant que les biscuits au gingembre. Mais ce qu’on remarquait surtout,
c’étaient ses yeux, d’un vert doré, avec des pupilles oblongues noires. On
ne peut pas plonger son regard dans celui d’une chèvre. La chèvre
contemple le monde par ses yeux, mais elle ne se livre pas. Les
épagneuls par exemple, sans parler des cochons, ont des yeux qui
viennent vous chercher, qui vous supplient presque de comprendre ce
qui se passe là-dedans, mais jamais une chèvre ne vous demandera quoi
que ce soit de ce genre – ni sympathie, ni compréhension, ni aide. Peut-
être était-ce pour cette raison que Judy s’aperçut qu’elle pouvait parler à
Matilda. Elle lui parlait durant leurs promenades, Matilda au bout
d’une longe et Judy la poche pleine de biscuits afin de pouvoir l’inciter à
marcher à peu près droit. Et il lui arrivait de lui parler aussi le soir, une
fois qu’elle avait changé la litière et pouvait s’asseoir dans le box, le dos
appuyé contre la chèvre toute chaude. Matilda ne répondait jamais, ni
ne manifestait le moindre intérêt pour les remarques de la jeune fille.
La seule chose qu’elle voulait savoir, c’est s’il restait quelque chose dans
sa poche et si ses cheveux pouvaient se manger.
Parfois, Judy disait des choses comme :
– Il a préféré mourir avec son ami plutôt que de vivre avec moi, pas
vrai, Matilda ? C’est un fait. On croit qu’on compte plus que tout, mais
c’est faux. Son amitié comptait plus, être un héros comptait plus, être le
genre d’homme qu’il estimait devoir être, un personnage de roman. De
toute sa vie, il n’a jamais manqué à ses promesses sauf à celle qu’il m’a
faite. Il m’avait promis de revenir, et au lieu de ça, il est mort. Toutes
ces histoires sur l’amour qui vous attache, sur le fait qu’on est lié aux
autres et qu’on n’est pas libre. Et cette histoire de liberté qui ne serait
pas aussi géniale qu’on le dit. Eh bien il faut croire que ce qui nous liait
n’était pas assez fort pour le retenir. Il a repris sa liberté et m’a
abandonnée.
Parfois, elle envisageait l’avenir et ne voyait rien de bon se profiler.
– Alors, Matilda, qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Nulle part
où aller sauf en Angleterre, en famille d’accueil, bref, pas de vie en fait.
Je ne crois pas que j’aurai le courage. Dommage que Stefan ait entendu
ma bombe exploser. Ce n’était pas si dur de s’endormir, beaucoup plus
facile que ce que je pensais. Mais je vais attendre que tu aies eu ton
petit. Après, je déciderai quoi faire.
Parfois, elle était folle de rage, d’autres fois, elle se sentait calme et
raisonnable et tentait de réfléchir posément. D’autres fois encore, elle
posait sa joue contre le flanc de Matilda et sanglotait, appelant son père
telle une petite fille dans la nuit. Mais il ne répondait pas.
CHAPITRE 22

Il y avait près de trois semaines que Judy se savait orpheline. Au


retour de l’étable, elle s’arrêta un moment dans la cour pour observer le
ciel. C’était une nuit étoilée, quelques degrés à peine au-dessous de zéro,
et au nord, juste au-dessus de l’horizon, une lueur verte surnaturelle
s’intensifiait et projetait des rais de lumière verticaux. Puis ces lances et
ces colonnes lumineuses s’animèrent comme sous l’effet d’un
imperceptible souffle cosmique. Elles fléchirent alors, se gonflant à la
façon d’un voilage devant une fenêtre ouverte tout en changeant de
couleur, rouges, puis de nouveau vertes, puis violacées jusqu’au moment
où un grand rideau de lumière dansante s’étendit à travers le ciel et
monta jusqu’au zénith, au-dessus des collines boisées. Ils avaient déjà
assisté à des aurores boréales depuis leur arrivée, mais jamais comme
celle-ci. On aurait dit une incursion de l’espace – voire d’au-delà de
l’univers – sans rien de commun avec la Terre, cette toute petite planète
qui se trouvait abriter des êtres humains dont la plupart n’étaient pas
particulièrement heureux.
– Papa, qu’est-ce que je suis censée faire ? Qu’est-ce que je dois
faire ? demanda Judy pour la millième fois.
Mais cette fois, elle obtint une réponse. Ce n’était ni un rêve ni un
fantôme, rien qu’une voix tranquille à l’intérieur de sa tête, qui
s’exprimait avec le timbre habituel si précis de son père pour lui
rappeler que, comme elle le savait pertinemment, il y avait plein de
choses qui n’allaient pas dans le monde, et que certains se devaient de
consacrer leur vie à tenter d’y remédier. Il semblait bien qu’ils n’y
arrivaient jamais vraiment et que c’était un objectif impossible à
atteindre. Il ne s’agissait pas de fabriquer une chaise puis de s’asseoir
dessus, pas plus que de confectionner un gâteau puis de le manger et
encore moins de résoudre des équations. Cela se rapprochait davantage
du jardinage. La nécessité constante de désherber, d’arroser et de tailler,
faute de quoi le jardin devenait une vraie jungle.
Alors si tu n’as rien d’autre à faire, Judy, si aucun amour ne te
retient, tu peux devenir une jardinière et désherber le monde. Cela vaut,
de mon point de vue, nettement mieux que d’être une chèvre.
La liberté. Elle était libre, et se sentait aussi mal et désespérément
seule que ce que son père lui avait prédit, une éternité plus tôt.


Le lendemain matin, quand Judy sortit pour aller voir Matilda, elle
trouva Stefan dans la cour, occupé à farter soigneusement deux paires
de skis tout en fredonnant. Il leva les yeux à son approche.
– Ah, tu te lèves enfin.
– Il est six heures et demie.
– Oui. Mais maintenant, tu es là. Je crois qu’on doit sortir
aujourd’hui. Il faut que j’aille regarder certains arbres, et tu dois venir
avec moi.
Il avança la mâchoire afin de se donner un air autoritaire. Mais cela
ne dura pas bien longtemps.
– S’il te plaît, ajouta-t-il, sabotant tous ses effets.
Judy le regarda pensivement.
– D’accord. Je vais d’abord nourrir Matilda.
Non loin de la ferme, il y avait un endroit particulier. À quelques
kilomètres, une éminence émergeait d’un grand marais plat, une sorte
d’éperon qui dépassait de la crête au-delà. Elle était couverte d’une forêt
dense dans la partie inférieure, puis les bois se raréfiaient en montant
parmi les amas rocheux, et quand on arrivait à grimper au sommet, on
avait une vue plongeante sur la vallée et même jusqu’au village. Tout un
tas d’histoires de trolls et d’esprits de la forêt circulaient sur cet endroit,
et on y trouvait une source qui ne gelait jamais – ou c’est du moins ce
qu’on prétendait, même si l’on pouvait se demander si quelqu’un était
déjà monté là-haut au cœur de l’hiver pour vérifier. Stefan et Judy se
mirent en route de bonne heure, pendant que la neige tenait encore
bien. Stefan pensait qu’une ourse avait hiberné quelque part sur la
colline, et qu’elle n’allait pas tarder à se réveiller et à pointer le nez hors
de sa tanière, si ce n’était déjà fait. Elle aurait peut-être des petits, aussi
Farmor avait-elle insisté pour qu’il prenne un fusil. Au pire des cas, si
jamais l’ourse était réveillée, qu’elle avait faim et qu’ils se retrouvaient
entre elle et ses petits, il pourrait s’en servir. Mais Stefan n’était pas
Karl, un chasseur dans l’âme. Pour tuer un ours… il faudrait vraiment
que l’animal s’en prenne à Judy pour qu’il se résolve à tirer.
Derrière la ferme, ils s’élancèrent à une allure d’enfer à travers des
étendues de neige bien ferme. Stefan s’aperçut que Judy était devenue
terriblement rapide et apparemment infatigable, et il décida de la
remettre à sa place. Ils skièrent côte à côte sur la neige encore gelée.
Stefan ne tarda pas à se retrouver en sueur et les joues en feu tandis
que Judy, avec un style coulé et harmonieux qui la propulsait sur
plusieurs mètres à chaque enjambée, restait fraîche comme une rose. Le
terrain, en pente légère, plongeait soudain vers le marais. Stefan décida
de saisir sa chance. En descente, la différence de poids et d’expérience
jouerait en sa faveur. Il planta ses bâtons dans la neige et s’élança de
toutes ses forces sur la pente raide, notant avec satisfaction que Judy se
laissait distancer. Il coinça ses bâtons sous ses bras et se ramassa sur
lui-même, gagnant encore de la vitesse. Près du bas de la côte, alors que
le terrain s’aplatissait jusqu’au marais proprement dit, la neige s’était
tassée au point que de petites branches de genévrier affleuraient à la
surface. Le bout d’un des skis de Stefan passa sous l’une d’elles au lieu
de glisser par-dessus. Cela donna un incroyable numéro de cirque, une
roue de bras, de jambes, de bâtons et de skis mêlés, au terme duquel le
garçon finit en un grand tas empêtré, à moitié enfoui sous la neige. Judy
le dépassa comme une fusée puis s’arrêta élégamment et remonta en
ciseaux jusqu’à l’endroit où le garçon se débattait pour se remettre
debout. Ce n’était pas facile, parce que sans ses skis, ses pieds perçaient
la croûte gelée et que, à chaque pas, il s’enfonçait en jurant dans la neige
jusqu’aux genoux.
Judy s’appuya sur ses bâtons et le regarda faire.
– Tu veux un coup de main ?
– Non, je n’ai pas besoin de tes mains, j’en ai déjà deux, au cas où tu
n’aurais pas remarqué.
Judy examina son visage empourpré, son orgueil blessé, ses efforts
pour garder son sérieux dans ce qui était déjà une bataille perdue contre
son grand sourire habituel, et elle éclata de rire.
Stefan l’entendit – un vrai rire, le premier – et il se dit qu’il devrait
se ridiculiser plus souvent. Pourquoi n’y avait-il pas pensé ?
Ils poursuivirent leur chemin, traversèrent le marais et
s’enfoncèrent dans les bois. Les arbres y étaient immenses et l’endroit
donnait l’impression d’une forêt primitive. Les vieux sujets côtoyaient
les jeunes pousses. Des arbres morts tenaient encore debout, leur écorce
en lambeaux et leur tronc piqueté de petits trous là où les pics
fourraient des pommes de pin pour en extraire les graines. Il y avait
aussi énormément d’arbres tombés, certains étendus de tout leur long,
racines à l’air, d’autres penchés en biais, retenus par leurs voisins.
Stefan et Judy retirèrent leurs skis – sous les arbres, la couche de
neige n’était plus que d’une trentaine de centimètres, et, autour des plus
gros troncs, des plaques de terre nue apparaissaient. Ils se mirent à
escalader d’énormes rochers et des troncs pourrissants, et finirent par
arriver tout en haut. Perchés sur un gros bloc de pierre en position
dominante, ils découvrirent enfin le paysage alentour – ils se trouvaient
juste au-dessus de la cime des plus grands arbres et ils avaient un
panorama, ce qui est rare et précieux pour ceux qui vivent en forêt. Ils
distinguaient les toits de la ferme et même, au loin, le clocher de l’église
du village.
– Cet endroit est magnifique, commenta Judy. Est-ce que ça vous
appartient ?
– Plus pour très longtemps. C’est peut-être la dernière fois que je
viens ici. On doit vendre, au moins le bois sur pied et peut-être même la
terre. Mais ça revient un peu au même.
– Il n’y a pas d’autre moyen ?
– Il faudrait que je gagne à la loterie, répliqua Stefan. C’est le coin
préféré de Farmor, avec toutes les baies, les champignons. C’est là que
les fleurs sortent en premier au printemps, les… Elles sont bleues, très
bleues, et toutes petites. Dans le sud, on n’a pas le droit de les cueillir.
Mais ici, il y en a des milliers, parmi les arbres, dès que la terre est
découverte. Ici, nous faisons très attention. On prend un arbre de temps
en temps seulement, du côté nord. Du bois à fenêtre.
– Du bois à fenêtre ?
– Oui, ça pousse très lentement, pendant cent ans ou même plus, et
c’est très… serré, très dur, tu comprends ? Pour les cadres de fenêtre, on
a besoin d’un bois qui ne pourrisse pas. Les fenêtres prennent
l’humidité, tu sais.
Judy s’apprêtait à rétorquer que oui, elle le savait, mais se ravisa.
En réalité, elle ne savait rien.
– Ici, ce n’est pas du bois pour papier hygiénique ou paquets de
cigarettes, poursuivit Stefan. Maintenant, on fait pousser du bois en
soixante ans et on coupe tout d’un coup, pour gagner de l’argent. Au
printemps prochain, tout ça aura disparu, et alors, je crois que Farmor
va mourir.
Il s’exprimait sur un ton détaché. Puis il se leva et reprit :
– La source qui ne gèle jamais se trouve par là. On devrait aller
vérifier si c’est vrai.
Il montrait un point vers la droite, un peu plus bas sur la colline.
– On la voit d’ici, juste à côté de Pete le Trapu.
– Pete le Trapu ?
– Un très, très vieil arbre, peut-être le plus vieux. Et il n’est pas de
la même espèce que les autres… c’est un pin d’Espagne…
Stefan semblait distrait, et à l’instant où Judy allait lui demander ce
qu’un arbre espagnol faisait sur une colline suédoise, il ajouta :
– Mais où est-ce qu’il est ? Je ne le vois pas. Viens.
Il entreprit la descente, et Judy le suivit. Alors qu’ils se faufilaient
entre les rochers et les arbres de la pente raide, Stefan expliqua :
– Il y a eu des pèlerins, tu comprends. Ils sont partis du tombeau de
saint Jacques à Compostelle et ont marché jusqu’au tombeau de saint
Olaf, en Norvège. Ils sont passés par ici, et ils avaient des pommes de
pin avec eux. Mais personne ne sait exactement comment Pete le Trapu
est arrivé ici. Un oiseau, peut-être. Mais regarde, c’est ce que je pensais.
Pete le Trapu est tombé.
Ils débouchèrent sur un petit ressaut surplombé à flanc de colline
par un énorme bloc de granit. Et effectivement, au pied du rocher se
trouvait une flaque d’eau sombre bordée de mousse. Mais Stefan, lui,
contemplait une masse de racines enchevêtrées aussi haute qu’un
homme, et un long tronc tortueux étendu parmi les arbres en contrebas,
sa cime disparaissant dans la végétation.
– Il faut que je le dise à Farmor. Il ne voulait pas être ici quand les
machines viendraient, tout comme elle. Il a dû tomber pendant la
grande tempête de cet automne. Personne n’est venu ici depuis.
Stefan se retourna et vit Judy accroupie devant la fosse laissée par
Pete le Trapu. Le trou contenait de la glace et des restes de neige, mais
il n’était pas très profond.
– Stefan, je crois qu’il y a un truc pour William là-dedans. Ça lui fera
très plaisir.
Quelque chose de pointu émergeait de la neige sale à demi fondue.
Ils creusèrent tout autour et parvinrent à dégager une petite boîte. Ils la
nettoyèrent en la frottant de leurs mains gantées pour en retirer la glace
et la terre.
– Ça ne peut pas être très ancien, commenta Judy. Sinon, ça aurait
rouillé depuis longtemps. C’est du métal.
– C’est peut-être ancien quand même, répliqua Stefan.
Du bout du pied, il fourrageait dans la neige autour de l’endroit où
s’était trouvée la boîte.
– Elle était protégée par autre chose.
Il se baissa et ramassa ce qui ressemblait à un vieux bout de carton.
Puis il le soupesa.
– Et si le bois était bon…
– Du bois à fenêtre.
– Oui, ou plutôt du mélèze. Ça dure une éternité.
Judy glissa la boîte dans la poche antérieure de son coupe-vent.


Lorsqu’ils rentrèrent, épuisés mais contents, les derniers rayons du
soleil coloraient le haut des pins en rouge, et Judy avait pris une
décision. Elle devait aller voir Rachid. Il fallait qu’elle le remercie de ses
efforts et qu’elle lui dise très clairement qu’il n’était absolument pas
question qu’elle se place sous la garde d’une sorte de beau-père
d’adoption, aussi bien intentionné fût-il. Elle allait se débrouiller toute
seule. Farmor approuvait ce projet dans la mesure où Rachid posait un
problème qui lui pesait sur la conscience. William était aux anges.
– On va devoir aller au musée pour trouver Rachid, non ? On pourra
se renseigner sur ma clé, d’accord ?
Stefan et Judy lui promirent que cette fois, ils prendraient le temps
de faire de vraies recherches sur sa clé, et qu’ils ne partiraient pas tant
qu’il n’aurait pas obtenu les réponses à ses questions. Ils avaient
conscience que William avait été pas mal livré à lui-même, ces derniers
temps, et il méritait bien ça.
Ils prirent le car au village et, durant tout le trajet, découvrirent un
paysage qui commençait à changer. Les routes étaient dégagées et les
congères de part et d’autre de la chaussée avaient diminué et pris une
couleur sale. Autour des troncs des plus gros arbres apparaissaient des
plaques de terre nue. On pouvait même imaginer que la cime des
bouleaux avait revêtu une vague teinte violacée, tout premier signe que
bientôt – pas encore, bien sûr, pas encore – la sève remonterait et que la
vie allait reprendre. Dans la ville même, les gens marchaient moins vite,
le dos plus droit, le visage plus ouvert. Tout le monde sentait
confusément que le roi Hiver aurait beau tenter un nouvel assaut, il
finirait de toute façon par perdre. Nul ne le dirait encore à voix haute,
on ne savait jamais – un brusque changement de temps pouvait toujours
apporter près d’un mètre de neige dans la nuit, n’est-ce pas ?
Néanmoins…
Ils pénétrèrent dans le musée et trouvèrent Soheila en train de
prendre son café du matin dans son local. Elle se leva d’un bond, ne
sachant trop comment accueillir Judy, mais comprit rapidement que la
jeune fille était prête à discuter. Elle leur dit que Rachid s’était installé
chez elle. Ils allaient essayer de lui obtenir un permis de séjour. Ce
n’était pas facile, mais ils avaient des projets. Judy pensait-elle pouvoir
lui parler ? Une fois que Judy eut accepté en lui disant qu’elle était
venue exprès pour ça, elles décidèrent d’aller tout de suite retrouver
Rachid à l’appartement. Stefan et William resteraient au musée pour
commencer leurs recherches.
Soheila leur désigna une porte sur laquelle figurait un petit écriteau
indiquant « Réservé au personnel du musée ». Ils s’en approchèrent et
frappèrent. Un jeune homme au nez pointu et lunettes rondes les
accueillit assez aimablement, même s’il paraissait évident qu’il n’avait
pas envie d’être dérangé. Son attitude changea quand William sortit sa
découverte de sous sa chemise. Ils furent aussitôt invités à entrer et le
jeune homme s’installa à son bureau en tournant et retournant l’objet
entre ses mains pendant que les deux autres l’observaient en silence, du
moins pendant un moment. William s’apprêtait à lancer une salve de
questions, mais le jeune homme fut plus rapide :
– Site, s’il te plaît ?
Il s’exprimait dans un anglais parfait, mais cela n’aida pas beaucoup
Stefan ni William.
– Euh…
– Où l’as-tu trouvé ? reprit l’homme sur un ton sévère. C’est illégal
de prélever des objets sur un site de fouilles archéologiques. Et sans la
provenance, nous ne pouvons rien faire.
– Je l’ai trouvé sous un arbre.
– Mais où exactement ? Au nord de la rivière, je suppose.
– Non, près du canal. En Angleterre.
Le jeune homme parut troublé.
– Mais c’est un objet scandinave, probablement de fabrication
locale… bien sûr, ce n’est pas impossible, même si ce serait tout à fait
exceptionnel. Mais dans le nord de l’Angleterre, j’imagine, pas très loin
de la côte est, peut-être ?
– Oui, comment vous le savez ?
– Il y avait beaucoup d’allées et venues entre la Scandinavie et
l’Angleterre à l’époque de la fabrication de cet objet. Le nord de
l’Angleterre a été un royaume scandinave pratiquement jusqu’à la
conquête normande. La bataille de Stamford Bridge… mais tu sais tout
cela, évidemment. Tu es anglais.
En fait, William ne savait pas, et Stefan encore moins, mais ils ne
firent pas de commentaires.
– J’imagine qu’un marchand ou un guerrier aura voulu garder sa clé
avec lui. Et elle est en fin de compte dans un état remarquable.
– Je ne suis pas responsable des rayures. Elle était déjà toute rayée
quand je l’ai trouvée.
Le jeune homme adressa à William son premier sourire réellement
bienveillant.
– Ce ne sont pas des rayures, ce sont des runes. Des lettres. C’est
maintenant que ça devient excitant.
Il prit une loupe dans le tiroir de son bureau et entreprit d’examiner
attentivement les marques tout en prenant des notes sur une feuille de
papier. Puis il scruta de nouveau l’objet et s’appuya contre le dossier de
sa chaise.
– Je ne veux pas trop m’avancer, mais il est possible que ce soit une
pièce très intéressante. Pourrais-je te l’emprunter un moment ?
J’aimerais consulter mes collègues et vérifier certaines choses.
Stefan regarda William et haussa des sourcils interrogateurs.
– C’est ta découverte, William.
– Est-ce que je pourrai la récupérer après ?
– Bien sûr.
– Et est-ce que vous me direz ce qui est écrit dessus ?
– Je te dirai tout ce que j’ai appris.
Stefan occupa William aussi longtemps qu’il put en lui offrant un
chocolat chaud et en l’emmenant au magasin de pêche, mais, à la fin, il
fallut bien le ramener au musée. Le garçon se précipita dans le bureau
privé sans même prendre le temps de frapper.
Le jeune homme avait été rejoint par un collègue beaucoup plus âgé
arborant une barbe grise. Assis de part et d’autre du bureau, la clé de
William posée entre eux deux, ils étaient plongés dans une discussion
aussi amicale qu’animée.
L’homme plus âgé se leva et tendit la main à William.
– Bonjour, enchanté. Alors c’est à toi que nous devons ce petit casse-
tête, commença-t-il en désignant l’objet posé sur le bureau.
– Un casse-tête ? Je croyais que c’était une clé.
L’homme parut quelque peu surpris, mais répondit avec chaleur :
– Une clé passionnante, je t’assure, parce qu’il y a en effet des runes
gravées sur le canon. Les runes sont l’un des plus grands plaisirs de
l’archéologue dans la mesure où c’est une forme d’écriture. Comme l’a
suggéré Erik, elles datent d’avant le premier millénaire. Je suis d’avis
qu’elles sont même très antérieures, bien qu’Erik ne soit pas d’accord.
On s’attendrait à découvrir un nom, ou peut-être une sorte de talisman,
mais il ne s’agit pas de ça. Pour autant qu’on puisse en être sûrs,
l’inscription donne : « böls mun alls batna ».
Ce fut au tour de William de paraître troublé.
– Je ne comprends pas.
– Non, c’est normal, c’est du vieux norrois et cela signifie « Tous les
maux seront réparés ».
L’homme regarda William, puis Stefan, puis William de nouveau
comme s’il attendait quelque chose. Mais voyant que la réaction
enthousiaste qu’il espérait n’était pas près d’arriver, il poussa un soupir.
– C’est une citation de l’Edda poétique, plus précisément de la
Völuspa, un demi-vers de la soixante-deuxième strophe. Cela rend cet
objet extrêmement important. Parce que celui qui a gravé ces runes sur
le canon connaissait forcément le poème, non ? Et les savants ne cessent
de se disputer sur la date de sa création. Donc, si l’on peut dater cette
clé…
– Je crois que c’est possible, intervint le plus jeune archéologue,
Erik, en contactant vos experts locaux, là-bas, en Angleterre. Tu as dit
l’avoir trouvé sous un arbre, c’est ça ? Qu’entendais-tu par là ?
William raconta la tempête, et lorsqu’il mentionna que l’arbre en
question était un frêne, les deux hommes échangèrent un regard.
– Eh bien, quelle histoire. Cette clé a peut-être parcouru tous les
pays nordiques. Elle a pu aller jusqu’en Islande, ou en Irlande,
accrochée au cou d’un aventurier viking. Et voilà que grâce à toi,
William, elle est revenue chez elle. C’est extraordinaire.
William était tellement content qu’il sautilla sur une jambe.
– Mais c’est une clé, alors qu’est-ce qu’elle ouvre ? demanda-t-il. Les
clés servent à ouvrir des portes, non ?
– Oui, convint Erik en souriant. Mais celle-ci ouvrait certainement
un coffre contenant des objets de valeur, caché quelque part en sûreté à
une époque troublée. Ça se faisait beaucoup. Eh bien voilà, et nous te
remercions de nous l’avoir apportée. C’est une grande découverte. Une
pièce de musée, commenta-t-il en rendant la clé à William.
William parut soudain très triste.
– Mais, vous avez dit… Est-ce que c’était juste pour me faire plaisir ?
Est-ce que c’étaient des mensonges ?
– Bien sûr que non, tout est vrai.
– Pourquoi ma clé ne pourrait pas être exposée dans le musée,
alors ?
– … Tu veux dire, répliqua Erik, que tu serais prêt à nous la laisser ?
– C’est la première fois que je trouve une pièce de musée. Si elle était
vraiment dans un musée, elle serait dans une vitrine avec un éclairage
spécial, n’est-ce pas ?
– Certainement. Et il y aurait un petit panneau qui indiquerait :
Découverte en Angleterre et offerte au musée par…
Erik hésita.
– William Parkinson.
– William Parkinson, exactement.
– Il y aurait vraiment mon nom dessus ?
– Je t’en fais la promesse solennelle.
William resta un instant silencieux tout en passant ses doigts sur les
marques légères qui striaient le canon de la clé.
– Est-ce que je peux la garder encore un petit peu ? demanda-t-il
enfin. Je voudrais montrer les runes à Farmor. Et je la laisserai au
musée après ?
– C’est à toi de choisir ce que tu veux en faire. Si tu nous autorises à
en avoir la garde, alors je te remercie de la part du musée municipal et
du Département des Antiquités suédoises pour ta généreuse donation.
Lorsqu’ils quittèrent le musée, William était sans conteste la
personne la plus heureuse de Suède.


Judy n’était pas tout à fait dans le même état d’esprit en rentrant de
son entrevue avec Rachid : silencieuse, mais pas renfermée non plus.
Stefan lui demanda comment ça s’était passé.
– À la fin, ça allait. Il a compris, je crois. On va rester en contact, et
Soheila est vraiment gentille.
Elle ne put en dire plus pendant le trajet de retour en car parce que
William tenait absolument à lui parler de sa découverte, ce qui prit un
certain temps. Ensuite, il voulut savoir combien de temps il faudrait à
son avis attendre avant que la vitrine et l’étiquette avec son nom dessus
soient prêtes.
À peine rentré, William se rua dans la cuisine pour montrer les
runes à Farmor et lui raconter leur visite. Dans le vestibule, alors
qu’elle retirait ses bottes, Judy repéra son coupe-vent accroché à une
patère et se rappela soudain quelque chose. Elle en sortit l’objet qu’elle
avait rapporté de sa virée à skis avec Stefan.
– William, j’ai quelque chose pour toi, appela-t-elle.
Il était ravi et examina très attentivement la boîte de tous côtés sans
cesser de remercier Judy, de poser des questions et de demander si elle
était certaine que c’était vraiment pour lui. Elle en était certaine.
William secoua le coffret.
– Il y a quelque chose dedans.
– On n’a qu’à l’ouvrir à l’atelier, proposa Stefan en émergeant de la
cuisine avec un panier à bois vide.
– Non, il y a une serrure, déclara William en montrant effectivement
un petit trou allongé, encore obstrué par de la terre, sur un côté, juste
sous le couvercle. Et j’ai la clé !
Ils s’efforcèrent longuement de lui expliquer qu’on ne pouvait pas
ouvrir n’importe quelle boîte avec la même clé, qu’il fallait que ce soit
une serrure précise. Mais William s’énerva, se mit même carrément en
rogne, et assura qu’il savait tout cela, mais qu’il avait su aussi, juste
après avoir parlé aux spécialistes du musée, qu’il trouverait le coffret, et
que maintenant, il l’avait trouvé, ou plutôt, ils l’avaient trouvé.
– Enfin, William, tu dois comprendre que les chances de trouver le
bon coffret sont à peu près… nulles, insista Judy, d’un ton désespéré.
Mais William fut inébranlable, et il fallut bien essayer la clé.
Dans la cuisine, Farmor prit le coffret et nettoya le petit trou allongé
du mieux qu’elle put dans l’évier. C’est alors qu’elle remarqua des stries
juste au-dessous de la serrure.
– Oh, regardez, dit-elle, il y a des runes là-dessus aussi !
Elle déposa alors cérémonieusement la boîte sur la table de la
cuisine, et ils se rassemblèrent tous autour.
William prit l’extrémité fourchue de sa clé et l’enfonça dans le trou.
Elle y entra sans problème.
Mais ça ne veut rien dire, pensa Judy. Ce n’est pas comme si on
avait affaire à une pièce d’ingénierie très élaborée. William remua un
peu la clé, mais rien ne se produisit.
Judy réfléchissait. Il devait s’agir d’une serrure assez simple, d’après
l’allure de la clé. Alors comment une simple clé en trois dimensions
pouvait-elle enclencher un mécanisme de fermeture rudimentaire ?
– Je peux essayer ? demanda-t-elle à William.
Il lui tendit la clé avec un air déçu.
– Ça ne va pas… ce n’est pas la bonne.
Judy inséra à son tour la clé dans la serrure. Elle ne s’attendait à
rien, mais tenta malgré tout les diverses combinaisons de mouvements
possibles. Au troisième essai, elle remonta un peu la clé, la sentit
accrocher quelque chose et poussa. Un petit espace s’ouvrit entre le
couvercle et la boîte.
– Ça marche… c’est la bonne clé ! s’écria William, transporté.
Farmor poussa une exclamation. Stefan secoua la tête avec
incrédulité et donna une tape dans le dos du garçon.
– Le monsieur a dit que la clé était rentrée chez elle, bredouilla
William, et maintenant, elle est rentrée dans sa boîte. Et cette boîte se
trouvait sous un arbre, comme la clé, c’est vrai, non ? Et aussi, c’était la
même tempête, non ? Et M. Balderson a dit qu’il y avait le destin, et des
schémas, et… et…
Judy savait exactement comment M. Balderson aurait réagi. C’était
presque comme s’il se trouvait parmi eux à cet instant. Elle l’imaginait
en train de hocher joyeusement la tête et de disserter interminablement
sur la tapisserie stupéfiante de la vie, la trame du destin et bien d’autres
choses encore.
Stefan n’y tenait plus.
– Ouvre-la, William, bon sang, ouvre-la donc !
William ouvrit le coffret, et tous regardèrent à l’intérieur.
Ils ne virent qu’une masse de débris brunâtres rappelant les
balayures d’une remise ou du hangar à bois. Stefan plongea les doigts
dedans et en tira ce qui ressemblait à une feuille métallique, à peine
aussi longue que son pouce. Elle scintilla à la lumière du plafonnier de
la cuisine, et cela ne fit aucun doute : c’était de l’or. Seul l’or émerge d’un
sommeil d’un millier d’années aussi brillant et sans tache que le jour où
il a été caché. Stefan posa précautionneusement la feuille sur la table, et
les quatre têtes se rapprochèrent pour examiner la silhouette gravée en
relief à sa surface.
William fut le premier à s’exprimer :
– C’est M. Balderson ! Comment est-il arrivé là ?
La figure masculine qui apparaissait devant eux était assez
rudimentaire, presque primitive, avec des cheveux longs, une expression
décidée, et un œil unique. On ne pouvait en effet penser qu’à une seule
personne.
CHAPITRE 23

TROIS JOURS PLUS TARD, prêts à prendre un car jusqu’à Tombouctou,


sans parler de la ville la plus proche, plutôt que d’endurer plus
longtemps les remarques continuelles de William, ils se retrouvèrent au
musée, rassemblés devant la porte du bureau privé, et frappèrent
poliment. Farmor les avait accompagnés. Elle n’aurait voulu manquer
cela pour rien au monde. Erik, l’archéologue, les accueillit avec un air
aimable.
– William Parkinson, comment ça va ? dit-il. Ton étiquette n’est pas
encore prête, mais je te promets…
– On a trouvé la boîte. La boîte que la clé sert à ouvrir.
Le visage d’Erik s’éclaira d’un sourire bienveillant.
– Euh, William. Je sais que c’est très excitant de découvrir une
véritable pièce de musée, mais c’est le genre de chose qui n’arrive qu’une
fois dans une vie. Et parfois, cela n’arrive jamais. Je n’ai pas encore eu
cette chance, et je fais des fouilles tous les étés depuis dix ans. Tu
devrais t’estimer déjà très content.
William ne saisit pas du tout le sens du propos.
– Mais je suis très content. On a trouvé la boîte alors bien sûr que je
suis très content.
– Bon, capitula Erik avec un soupir, montre-moi ça.
William plongea la main dans son sac en plastique et posa fièrement
le coffret sur le bureau. L’objet n’avait rien de très spectaculaire, ce
n’était qu’une vieille boîte carrée, mais Erik se figea.
– Site ? questionna-t-il brusquement.
Cette fois, Stefan s’était préparé.
– Versant sud, trente mètres sous le sommet. J’ai marqué l’endroit
exact avec un bâton.
Il désigna le lieu sur la carte de la région à grande échelle qui ornait
le mur.
Erik saisit la boîte et prit sa loupe pour l’examiner. Puis il reposa
doucement le coffret.
– Eh bien, William, on dirait que tu es quelqu’un de vraiment
spécial. Il serait évidemment extravagant que ta clé puisse ouvrir cette
boîte, mais n’empêche que…
Il s’interrompit car il venait de voir les runes gravées près de la
serrure. Il les examina un instant.
– Eh bien pour une surprise…
– Qu’est-ce qui est écrit ? voulut savoir Farmor avec impatience.
– Je pense, non, je suis sûr, que c’est « Baldr mun koma » – « Baldr
reviendra ». C’est la fin du vers qui se trouvait sur la clé : « Tous les
maux seront réparés, Baldr reviendra. » Mais la clé, serait-il possible
que… ?
Ce fut au tour de Judy de s’avancer, et elle inséra cérémonieusement
la clé dans la serrure pour ouvrir la boîte.
L’archéologue, Erik, regarda à l’intérieur et sa respiration coupée
indiqua à ses visiteurs tout ce qu’ils avaient besoin de savoir. Il se leva
alors, gagna la porte qui communiquait avec un autre bureau et appela :
– Henrik, tu peux venir tout de suite, s’il te plaît ?
Le vieil archéologue barbu surgit, et Erik lui indiqua le coffret. Après
avoir étudié longuement l’intérieur de la boîte, il leva les yeux vers les
visiteurs impatients.
– Je ne sais pas quoi dire, avoua-t-il. La boîte, avec sa clé ! Je
n’arrive pas à croire que ce ne soit pas une sorte de canular.
– Ce n’est absolument pas un canular, protesta Farmor. Quelle idée,
vraiment.
– Non, non, mais cela fait beaucoup à accepter d’un seul coup. D’un
archéologue à un autre, reprit-il, s’adressant à William, je dois te
demander une faveur.
– Laquelle ? répliqua William.
Il était complètement hermétique à la flatterie, ne sachant la
plupart du temps même pas reconnaître un compliment.
– Laisse-nous cette boîte pendant un jour ou deux, une semaine tout
au plus. Puis Erik te la rendra avec la clé et ce sera à toi de décider de ce
que tu veux en faire.
Les autres durent user de tout leur pouvoir de persuasion pour
convaincre William d’accepter. Il trouvait qu’une semaine, c’était
vraiment très long. Mais ils avaient tous vu l’expression d’Erik.


Ce fut de loin la plus longue semaine de la vie de William. Stefan
passait beaucoup de temps en cours, et comme Matilda allait bientôt
avoir son petit, Judy la surveillait de près. Ce fut donc comme
d’habitude à Farmor de gérer le problème, et elle raconta au garçon tous
les contes et légendes de la région, surtout ceux qui concernaient la
colline au-delà du marais, où il se passait des choses étranges au cœur
de l’été comme pendant la nuit de la nouvelle année, et où il poussait des
plantes étranges qu’on ne trouvait nulle part ailleurs.
Mais enfin, un après-midi, une voiture remonta l’allée devenue
boueuse et pleine d’ornières maintenant que le dégel était bien installé,
et Erik en descendit, un fourre-tout à la main. Farmor l’accueillit
chaleureusement et lui proposa du café, mais cela ne servait à rien
d’imaginer qu’il pourrait le boire et bavarder un peu avant d’aborder le
sujet de sa visite, William y veilla.
On alla chercher Stefan et Judy, respectivement à l’atelier et dans
l’étable, et ils s’installèrent côte à côte sur la banquette pendant qu’Erik
déposait la boîte et sa clé sur la table.
– Alors, commença Erik en ouvrant solennellement le coffret pour en
retirer la petite feuille d’or, c’est réellement l’enchaînement
d’événements le plus étrange auquel mes collègues et moi-même avons
jamais été confrontés. Si je n’étais pas un rationaliste aussi convaincu, je
parlerais même de magie ou de miracles. Cette petite image en or,
poursuivit-il, s’appelle un guldgubbe, je ne pense pas qu’il y ait
d’équivalent pour ce mot dans d’autres langues. Cela signifie
simplement « vieil homme d’or ». Et c’est manifestement une
représentation d’Odin. Ces objets ne sont pas en soi une nouveauté pour
les archéologues. Il en a déjà été exhumé deux ou trois mille. Il s’agissait
de menues offrandes aux dieux qu’on plaçait dans des sortes de petits
sanctuaires dédiés à Odin, Thor et autres dieux de la religion nordique
ancienne. Mais on n’en a trouvé aucun qui soit aussi au nord d’Uppsala,
et de fait, on ne savait jusqu’à récemment que très peu de choses sur les
rites et les lieux de culte des anciens dieux. Nous avons, bien sûr, une
description très complète du temple d’Uppsala par Adam de Brême,
mais son point de vue chrétien sème le doute sur l’impartialité de ses
écrits, et comme la plupart des bâtiments étaient en bois et que les
premiers missionnaires de Scandinavie ont pris soin de bâtir leurs
églises sur les anciens sites sacrés, nous sommes incroyablement
ignorants…
Erik s’interrompit. Il se rendait compte que son auditoire
commençait à s’impatienter.
– Cependant, ce qui nous intéresse ici, c’est que ces objets soulèvent
énormément de questions auxquelles nous n’avons pas encore de
réponses. Quelqu’un dépose un coffret contenant une représentation
sacrée sur une éminence ici, mais il verrouille le coffret puis part
manifestement en voyage en emportant la clé dans sa poche. Craignait-il
qu’on sorte le coffret du sanctuaire où il l’avait déposé ? C’est très
vraisemblable s’il restait fidèle aux anciennes croyances à une époque où
le christianisme commençait à l’emporter et qu’il ignorait ce qu’il
retrouverait à son retour. Et, quelle que soit la réponse à cette question,
il n’a certainement pas laissé le coffret n’importe où. L’endroit devait
avoir une signification particulière. Était-ce un lieu sacré pour les
anciens dieux, très au nord, là où les missionnaires chrétiens ne
s’étaient pas encore beaucoup imposés et rencontraient même une
sérieuse opposition ?
– Un missionnaire a été réduit en pièces par les fidèles de Thor dans
la région, intervint Farmor. Tout le monde sait ça.
– Elle se trouvait sous quelque chose, la boîte, indiqua Stefan. C’était
peut-être un vieux plancher ou quelque chose de ce genre.
– C’est ce que je pensais. Le site devait avoir une signification
particulière – une formation rocheuse, un bosquet sacré, un point d’eau,
par exemple.
– La source est là-bas, celle qui ne gèle jamais, dit Judy.
– On l’appelle le puits de Walter, précisa Farmor, mais personne ne
se souvient de qui c’était.
– Pas la peine de chercher plus loin alors. C’est presque
certainement une déformation de « Valtyr », l’un des nombreux surnoms
d’Odin. Il signifie « le Dieu tué », et cela correspond parfaitement aux
runes inscrites sur la boîte et la clé, qui font bien entendu référence au
crépuscule des dieux, le Ragnarök, quand Odin meurt, puis à la
renaissance du monde du milieu avec le retour à la vie de son fils,
Balder. Et pour les fidèles d’Odin, chaque puits, chaque source,
représente la fontaine de Mimir, où est dissimulé l’œil d’Odin.
Cela faisait beaucoup de choses à assimiler.
– C’est une découverte qui a sa place dans un musée, non ? s’enquit
William.
Erik émit un rire joyeux.
– C’est peu de le dire, William. Il y a de quoi écrire dix thèses de
doctorat sur cette découverte, et je peux déjà te dire que je serai l’auteur
de l’une d’elles. Mais il va d’abord falloir passer plusieurs étés à
travailler d’arrache-pied sur l’éminence où vous avez découvert le
coffret. Il est probable qu’il y ait eu un temple à cet endroit, le premier
jamais mis au jour dans le nord. Il existe peut-être des traces de liens
avec la Norvège, ou avec des colonies vikings plus lointaines. Et ce
frêne ! Serait-il là-bas, dans le nord de l’Angleterre, le descendant du
rejet d’un arbre sacré ? Il nous reste encore à le découvrir.
William rayonnait.
– Mais maintenant, reprit Erik, c’est à vous que je dois demander,
madame Petterson, si vous avez des objections à ce que nous
entreprenions des fouilles à grande échelle dès cet été. Je crois que ces
terres vous appartiennent.
– Je n’y vois certainement aucune objection, mais il pourrait y en
avoir de la part de la Compagnie des Bois Scandinaves.
– Qu’est-ce qu’ils viennent faire là-dedans ?
– Nous vendons. Ils doivent entamer des coupes claires dès que le
marais sera assez solidifié, l’hiver prochain.
– Non ! Ce n’est pas possible ! Vous avez déjà signé le contrat de
vente ?
– Pas encore, mais je crains que nous n’ayons pas vraiment le choix.
– Oh, mais si vous l’avez. Il en va de l’intérêt national –
international, même. Il va y avoir un véritable pèlerinage jusqu’ici. Ça
rapportera des millions à la région, créera des emplois, et tout le reste.
Et l’Institut archéologique de Suède dispose de fonds justement pour ce
genre de situations. Ne signez rien, je vous en conjure ! Je vous assure
que vous n’y perdrez pas.
Farmor semblait hébétée.
Erik se tourna alors vers William.
– William, je dois maintenant te dire qu’au vu de l’importance de ces
objets, je pourrais trouver moyen de te forcer la main…
William regarda ses mains avec inquiétude.
– Mais je ne veux rien faire de tel, continua l’archéologue. Alors je te
demande, je te supplie, d’envisager de nous les laisser. Il n’y aura pas
une vitrine…
Il sourit en voyant William se rembrunir.
– Il y aura toute une salle William Parkinson dans la nouvelle aile
du musée, avec les pièces découvertes et un panneau mural expliquant
comment elles ont été mises au jour grâce à toi et à ta détermination
passionnée.
– Ça serait très bien, mais il faudra dire que c’est Judy et Stefan qui
ont trouvé la boîte.
– Bien sûr. Nous n’écrirons que la stricte vérité.
CHAPITRE 24

JUDY SE TROUVAIT dans le box et parlait à Matilda, qui l’écoutait avec


encore moins d’attention qu’avant. La chèvre se concentrait surtout sur
la petite chose chancelante, aux pattes démesurément longues, qui
donnait des coups de tête contre son ventre en cherchant quelque chose
à téter. Judy était épuisée et tout échevelée. Elle avait passé la majeure
partie de la nuit debout pour aider à la mise bas même si, en fait, cela
n’avait pas été très utile. Matilda s’était parfaitement débrouillée toute
seule.
– Alors toi aussi, tu vas bien, pas vrai ? Il reste encore certaines
choses à régler, du genre, qu’est-ce qu’on va pouvoir dire à la police
quand William rentrera enfin chez lui, mais dans l’ensemble, c’est la fin
de l’histoire. Quant à moi…
Elle se frotta les mains, secoua quelques brins de paille de ses
cheveux et sortit rejoindre les autres. Ils étaient tous installés sur la
planche basse qui faisait office de banc, adossés au mur pignon de la
grange en bois pour offrir leur visage au soleil qui les réchauffait enfin.
Stefan était en manches de chemise, et Farmor, tête nue, affichait
des traits détendus. Elle ne programmait plus ses funérailles, comme
elle le faisait si peu de temps auparavant, mais organisait son potager.
Des haricots à rames, cette année, et peut-être quelque chose de
nouveau, qu’elle n’avait jamais essayé – on proposait toujours de
nouvelles variétés, surtout dans l’univers des haricots et des choux.
Judy s’assit à côté d’elle. Elle ne prévoyait rien du tout mais se
trouvait avec des amis. Farmor délaissa un instant ses légumes pour
penser à la jeune fille qui appuyait à présent sa tête contre son épaule.
Elle allait vivre, grandir, accomplir quelque chose de différent, quelque
chose de bien. Elle porterait des marques indélébiles, tatouées sur son
âme, et cela ferait d’elle un être à part. Les gens la jugeraient intrépide,
et elle l’était depuis toujours, mais à présent, résolument indépendante,
elle ferait ce qui devrait être fait sans se soucier des conséquences pour
elle-même. Les personnes mal intentionnées ne l’aimeraient pas. Les
gens bien la suivraient.
Le bruit d’un moteur toussotant et bringuebalant interrompit les
pensées de Farmor. Stefan se redressa. Un diesel, mais en sale état –
beaucoup de changements de vitesse pour arriver à remonter l’allée.
Aristéas le camping-car peinait dans la côte. Il n’allait pas bien. Stefan
entendit la course irrégulière des pistons – trois cylindres tout au plus.
Le moteur était mort, les suspensions fichues, et l’ensemble du véhicule
penchait affreusement. Stefan jugea que l’embrayage et la boîte de
vitesse ne valaient guère mieux, le pare-brise était fêlé en plein milieu,
et, alors que le camping-car moribond s’engageait avec un dernier
sursaut dans la cour de la ferme, le garçon repéra une entaille
horizontale tout le long du flanc, comme s’il était entré en contact avec
un chasse-neige arrivant en face sur une route étroite. Stefan comprit
que cette fois, le camping-car était bon pour la casse.
Tous se levèrent, sauf Judy. Elle regarda la camionnette pénétrer
dans la cour. Le retour de M. Balderson, le type le plus étrange qu’il lui
eût été donné de rencontrer. Elle ne l’avait jamais compris et ne le
comprendrait jamais. Qu’est-ce qu’il préparait maintenant ? Stefan
s’avança alors que la portière de la cabine s’ouvrait. Judy avait le soleil
dans les yeux, mais elle vit tout de même une grande silhouette
descendre, et entendit une voix, pas très forte bien que parfaitement
audible dans le silence alentour, s’exprimer dans un anglais impeccable.
– Excusez-moi, mais on m’a dit que Stefan Petterson habitait ici.
– Je suis Stef…
Stefan ne put aller plus loin car l’homme venait d’être assailli par
une tornade de bras et de cheveux noirs qui volaient en tous sens, une
tornade qui pleurait et sanglotait et semblait prête à l’étrangler. Aucun
mot ne fut prononcé pendant un assez long moment, puis, ceux qui se
firent enfin entendre furent murmurés d’une voix douce en langue
persane, ne recevant pour toute réponse que hoquets et reniflements
tandis qu’une main caressait la masse de cheveux noirs. L’homme qui
s’exprimait ainsi avait les traits bien dessinés, des sourcils sombres et
un nez en bec d’aigle.
Personne d’autre ne parlait. L’homme finit par se taire, mais ne
chercha pas à bouger. Il semblait penser qu’il serait tout à fait normal
de périr étouffé dans cette farouche embrassade.
C’est alors que très haut dans le ciel, retentit un cri libre, sauvage et
glaçant qui se répercuta encore et encore dans la vallée paisible. Un
autre cri lui répondit, puis encore un autre. C’était un son unique au
monde. Forcément.
– Oh, quel bonheur ! lança Farmor. Les grues sont de retour.
Tous les visages, y compris celui de Judy, se levèrent vers le ciel, et
découvrirent deux grands oiseaux au long cou et aux longues pattes, qui
rasaient le toit de la ferme, leurs vastes ailes déployées, en hurlant leur
salut formidable : « Nous sommes revenues. Nous revenons toujours.
C’est le printemps ! »
Et elles poursuivirent leur vol pour aller s’installer dans le marais.
CHAPITRE 25

IL FALLUT, de l’avis de William, patienter très longtemps avant de


pouvoir obtenir des réponses aux questions les plus importantes qui se
posaient. Il y avait celles qui intriguaient tout le monde, comme
« Pourquoi Rachid avait-il prétendu que M. Azad était mort alors qu’il
ne l’était pas ? », ou « Qu’était devenu M. Balderson ? ». Et celles qui
n’intéressaient que lui, comme de savoir si le père de Judy était
vraiment la seule autre personne au monde qui ne mentait ni ne trichait
jamais, ainsi que l’avait assuré Judy, et aussi, au cas où ils se
rendraient en ville pour parler à Rachid, s’il pourrait les accompagner
pour voir où en était le musée avec la salle William Parkinson. Il avait
commencé à interroger M. Azad presque tout de suite, dès que Judy
s’était un peu décrochée de lui, mais Stefan était intervenu en lui disant
« Fin de la conversation » sur un ton sans réplique avant de l’emmener
avec Farmor à l’intérieur, laissant Judy et son père sur le banc.
Mais ces deux-là avaient fini par rentrer eux aussi, et Judy fit les
présentations. Farmor proposa à tout le monde de s’asseoir autour de la
table de la cuisine et servit du café, des brioches et des biscuits secs.
Le père de Judy était pâle, et il ne s’était pas rasé depuis longtemps,
mais William put lire dans ses yeux, brun foncé, comme ceux de sa fille,
qu’il était très heureux, surtout quand il la regardait. Judy avait
tellement pleuré que son visage était gonflé, mais elle était heureuse elle
aussi.
M. Azad prit la tasse de café que lui tendait Farmor et le but
lentement.
– Ah, du café. Du vrai bon café fort. Tout est vraiment parfait,
maintenant.
Puis il remercia Farmor, Stefan et William d’avoir veillé sur sa fille
et de lui avoir tant donné. William s’empressa de préciser qu’il n’avait
rien donné à Judy, et que c’était elle qui lui avait offert la boîte, mais
Judy répliqua :
– Tu m’as donné énormément, William.
Mais quand il voulut savoir quoi exactement, on décréta de nouveau
la fin de la conversation. Cependant, Judy lui assura qu’elle lui
expliquerait plus tard. M. Azad se mit alors à parler.
– Pauvre Rachid, commença-t-il. Mon pauvre cher ami. Comment
aurait-il pu savoir ?
Stefan dut se concentrer vraiment fort pendant que M. Azad
déroulait son récit – bien qu’il s’exprimât très clairement, il faisait
partie de ces gens qui, entre deux mots, choisissent toujours le plus
compliqué. Mais à la fin, avec Judy et William qui posaient des
questions, et Farmor qui lui glissait de rapides explications en suédois,
il parvint à comprendre toute l’histoire.
Quand M. Azad avait, à sa grande consternation, découvert qu’il
s’était complètement trompé concernant la lettre, il s’était trouvé très
désemparé.
– Rachid n’était même pas arrivé en Suède ! C’est cette charmante
dame du centre d’accueil, Soheila, qui avait posté la lettre…
William intervint alors pour préciser qu’elle n’était pas au centre
d’accueil mais faisait le ménage au musée, et que c’était elle qui lui avait
expliqué, pour la clé.
Après quelques éclaircissements, et l’assurance de plusieurs
personnes qu’ils pourraient parler tout à loisir de la clé plus tard, le père
de Judy reprit son récit. Il s’était longuement entretenu avec Soheila
pour savoir où elle avait rencontré Rachid et quelle était sa destination,
et cela lui avait au moins donné une idée de la meilleure chose à faire.
– J’avais maintenant une notion assez précise de ce qu’allait tenter
Rachid. Nous avions maintes fois discuté des meilleurs itinéraires. Dans
notre jeunesse, vous voyez, nous nous étions même lancés dans de
petites expéditions de reconnaissance.
Stefan et William butèrent tous les deux sur ces derniers mots.
Lorsqu’on les eut éclairés, M. Azad continua :
– Alors je me suis mis en route, Judy, dit-il en regardant sa fille. Si
j’avais su…
Ses recherches le conduisirent de plus en plus loin alors qu’il
remontait la piste des réfugiés, et, à la fin, il n’avait pas eu d’autre choix
que de traverser la frontière.
– J’avais des papiers très convaincants, ils m’avaient coûté une vraie
fortune.
Une fois là-bas, M. Azad avait découvert que Rachid avait été arrêté
assez tôt dans sa fuite, ramené et jeté en prison. En graissant la patte
des bonnes personnes et en réclamant le « règlement de vieilles dettes »,
pour reprendre ses propres termes, il avait réussi à organiser l’évasion
de Rachid, et ils s’étaient enfuis dans la voiture de son ami. Mais les
choses avaient mal tourné, et ils se savaient poursuivis. Ils avaient dû
abandonner leur voiture et continuer à pied. Puis ils avaient fini par
être séparés. M. Azad avait été arrêté et s’était préparé à mourir. Mais
une surprise l’attendait. Ses ravisseurs savaient parfaitement qui il
était et voulaient le garder vivant. Rachid ne les intéressait pas
particulièrement.
– Comment savaient-ils que c’était vous ? ne put s’empêcher de
demander William.
M. Azad le regarda et poussa un soupir.
– Eh bien, quelqu’un a dû le leur dire, tu ne crois pas ?
– Quelqu’un qui savait qui vous étiez ?
– Oui, et je suis à peu près sûr de savoir qui c’est. Un vieil ami.
Quelqu’un en qui j’avais confiance.
– Mais ce n’était plus votre ami, alors.
M. Azad resta un instant silencieux. Puis il reprit :
– J’imagine que non. Mais la trahison est rarement aussi simple. La
vie exige beaucoup de nous, quelquefois beaucoup trop.
Farmor avait écouté attentivement.
– C’est vrai, monsieur Azad. C’est vrai.
– Mais j’ajouterai ceci : l’amitié véritable, quand on croise son
chemin, est un trésor sans prix.
Puis il posa de nouveau les yeux sur Judy. Il leur restait
énormément de choses à se dire, mais ils avaient le temps.
M. Azad reprit le fil de son récit.
Ses ravisseurs avaient tiré en l’air, puis ils avaient pris sa veste,
l’avaient criblée de balles et avaient maculé de sang ses papiers et tout
ce qu’il portait sur lui (« Ils m’ont entaillé le bras pour l’obtenir, mais
étant donné les circonstances, je me suis estimé heureux ») avant
d’éparpiller le tout sur une colline. Ils l’avaient ensuite fait monter dans
une voiture. En fait, c’étaient ses compétences qui les intéressaient.
Beaucoup d’ingénieurs, d’informaticiens et de mathématiciens avaient
fui le pays, et ils avaient besoin de lui. Ils connaissaient ses travaux et
savaient qu’il était physicien et ingénieur.
– Eh bien, conclut M. Azad, ils ont parfaitement réussi à convaincre
le pauvre Rachid que j’étais mort. Ils ont même fait paraître une de ces
annonces horribles disant que le traître était passé en jugement et avait
été exécuté. J’avais donc cessé d’exister.
– Ils mentaient, fit remarquer William.
– Effectivement. C’est leur marque de fabrique. Leur spécialité.
Il avait ensuite vécu une période difficile. M. Azad ne tenait pas à en
parler. Il n’était pas du tout disposé à effectuer le genre de travail secret
qu’on lui demandait – il avait vite compris que la mission touchait à
l’arme nucléaire. Mais on lui avait assuré qu’il ne reverrait jamais sa
fille s’il ne s’exécutait pas, qu’on savait où elle se trouvait et qu’on la
gardait sous surveillance constante. Il ne doutait pas que ces gens
mentaient, et il faisait confiance à Judy pour s’en sortir, mais il fit
semblant de céder. C’était son seul espoir de pouvoir revoir sa fille un
jour. À partir de ce moment, on l’avait traité comme un roi.
– On ne vous enfermait pas ? On n’enferme pas les rois.
– Ils ne sont peut-être pas strictement enfermés, mais les rois ont
des gardes du corps qui les surveillent tout le temps et ils ne peuvent
jamais sortir tout seuls. Cependant, ils mangent de très bonnes choses.
En réalité, M. Azad attendait juste le bon moment. Il avait décidé
dès le début de trouver un moyen de retourner auprès de Judy. Il savait
qu’il risquait la mort et y avait longuement réfléchi – il avait même
passé toute une nuit blanche à y penser. Et il avait décidé qu’il vaudrait
mieux pour elle avoir un père mort plutôt qu’un père vivant dans un
pays lointain en train de fabriquer des bombes.
Et puis la chance avait fini par se présenter. On le conduisait à un
centre de recherche en plein désert, et la voiture était tombée en panne.
Pendant que le chauffeur et son garde du corps avaient la tête sous le
capot, il s’était simplement jeté hors de la voiture et avait couru.
– Pas de plan soigneusement élaboré. J’ai couru, et c’est tout.
Il avait couru, puis il avait marché, marché et marché encore.
– À la fin, pour être honnête, j’ai rampé. Mais je suis arrivé au seul
endroit que je connaissais où j’étais certain de pouvoir trouver de l’aide.
C’était le village où il était né.
– Et où toi aussi, Judy, tu as vu pour la première fois la lumière du
jour. Tu ne te souviens pas de ce village, mais lui se souvient de toi. On
m’a donné de l’eau et un endroit où poser ma tête. J’ai dormi pendant
deux jours. À mon réveil, il était temps de projeter la suite de mon
voyage. Sans papiers, sans argent, comment quitter le pays ? Je me suis
rendu dans le petit café du village, pour réfléchir, et là, installé à une
table à l’ombre, devant un thé à la menthe, j’ai trouvé mon deus ex
machina, Andrew Balderson.
Un concert de voix s’éleva soudain autour de la table. Farmor elle-
même avait quelque chose à dire. William ne parvint pas à obtenir de
réponse lorsqu’il demanda ce qu’était un deus ex machina. M. Azad but
tranquillement son café, souriant avec satisfaction devant l’effet produit
par ses paroles.
– Mais… tu le connais ? questionna Judy, une fois le calme revenu.
Ce n’est pas possible.
– Pourquoi donc ? Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois à la
bibliothèque municipale et avons eu des conversations très intéressantes
– c’est un fin lettré et un grand voyageur. Il sait beaucoup de choses sur
le soufisme, et nous…
Une pensée s’imposa soudain à Judy.
– La deuxième vallée, il a dit que tu comprendrais.
– Bien sûr. Attar. Le Mantiq al-Tayr, traduit par « La Conférence
des Oiseaux ». Les sept vallées.
– Et la deuxième vallée ?
– La deuxième vallée, Judy, est celle de l’amour et de l’amitié
véritable. C’est une vallée difficile à franchir. Andrew est un érudit,
mais j’ai tout de même pu le mettre sur la voie de quelques poètes
mineurs. Et il n’avait jamais lu Zeb-un-Nissa : un oubli proprement
scandaleux, comme je le lui ai dit à l’époque. C’est une merveilleuse
poétesse, et l’une des rares femmes à…
– Papa.
– Tu as raison. Où en étais-je ?
M. Balderson lui avait proposé de le ramener dans son camping-car,
et il avait accepté avec empressement.
– J’ai donc traversé la frontière enfermé dans un de ses coffres, sous
la banquette.
– Comme moi ! s’exclama William, ravi. Moi aussi, je me suis caché
dedans.
Le voyage s’était révélé long et semé d’embûches. Ils étaient
remontés vers le nord et avaient réussi à atteindre la frontière russe
pour traverser le pays jusqu’en Finlande. Puis, un jour, ils étaient
arrivés à un lac magnifique, au milieu duquel se trouvait une île. L’île
abritait un vieux monastère, qui avait pour nom…
– Valamo, intervint Farmor.
– Effectivement, madame Petterson, Valamo. Le lieu le plus serein
et spirituel que j’aie jamais vu. Nous y avons été accueillis avec
beaucoup de bonté, et nous y sommes restés quelque temps. Mais au
moment de repartir (J’étais très impatient de te retrouver, comme tu
peux l’imaginer, Judy), Andrew a refusé de m’accompagner. « Je me suis
arrêté, Reza, et je ne repartirai plus. J’en ai vu, fait et lu assez. Je suis
près d’exploser, et il est temps pour moi de me décharger un peu. » C’est
ce qu’il m’a dit. Et il m’a conduit dans les bois, derrière le monastère, à
un petit ermitage qu’on l’autorisait à occuper. Des gens remarquables,
ces moines de Valamo. Il m’a montré où il allait dormir, et j’ai été un peu
surpris. C’était…
– Un cercueil, termina Judy.
– Oui, comment tu le sais ? Il allait dormir dans un cercueil !
C’est donc ainsi que M. Azad était reparti tout seul, et qu’il était
arrivé ici.
Farmor poussa un soupir de satisfaction. Elle n’était pas le moins du
monde étonnée que M. Balderson se soit trouvé là où on avait besoin de
lui. Stefan, lui, n’en revenait pas.
– Mais comment a-t-il pu trouver justement… le monde est
tellement grand, non ?
Judy réfléchissait.
– Je crois que je sais. On a croisé des gens dans un camping. Et je lui
ai donné le nom du village où papa… où nous sommes nés.
– Ha ! fit M. Azad en tapotant doucement le crâne de sa fille avec son
index. Je vois que ça fonctionne encore. Effectivement, Judy. J’ai posé
cette même question à Andrew, et il m’a répondu : « Reza, où va un
homme quand il n’a plus nulle part où aller ? Qui accueille encore un
homme quand tous lui refusent leur secours ? Il rentre chez lui, Reza, il
rentre chez lui. De la même façon qu’une fugue revient à sa tonalité
d’origine, l’homme chemine par la musique de sa vie… enfin, vous savez
comment il parle.
Oui, convinrent-ils tous en riant, ils le savaient. Après cela, on rit
encore beaucoup, on parla en dégustant des roulés à la cannelle et on
discuta de mythologie nordique, pour laquelle, à la grande satisfaction
de William, Reza Azad montra le plus vif intérêt. À un moment, Judy,
qui se tenait assise tout contre son père, lui demanda à mi-voix :
– Est-ce que tu as dit à quelqu’un d’autre que tu partais ? Ou juste à
moi ?
– Eh bien, fut sa réponse sur le même ton, j’en ai peut-être glissé un
mot à Andrew Balderson…
Et ce pauvre Rachid alors ? Farmor s’excusa auprès de M. Azad pour
avoir tiré sur son meilleur ami et fut aussitôt pardonnée. Elle appela
chez Soheila et discuta avec elle un instant, puis Reza s’entretint avec
Rachid. Personne ne comprit ce qu’il lui dit, à part Judy, et cela valait
probablement mieux ainsi.
CHAPITRE 26

LE LENDEMAIN, il faisait un temps magnifique. Le soleil printanier


réchauffait la ferme et finissait d’éponger le reste de neige. Même du
côté nord de la maison, il n’en restait plus qu’un petit tas qui diminuait
à vue d’œil. Farmor trouva le premier pas-d’âne près de la clôture de la
prairie. Puis Rachid et Soheila arrivèrent à bord de la petite voiture de
Rachid, et, peu après, le type de la casse débarqua au volant d’une
vieille dépanneuse. Stefan et lui passèrent alors un certain temps à
manœuvrer Aristéas en vue de lui faire faire son dernier voyage. Du
coup, Farmor se retrouva avec toute une troupe à la maison. Elle se
précipita à la cuisine, et Judy s’empressa de lui donner un coup de main.
– Les cupcakes, demanda Farmor. C’est difficile à faire ?
– Pas trop, répondit Judy, quand on connaît la recette.
Pour la première fois de l’année, on disposa des tables dehors, et il y
avait du café et du jus de cassis, du pain et du fromage, il y avait des
crêpes avec de la crème fouettée et de la confiture de mûre arctique, et
enfin, triomphalement, Judy apparut avec un plateau de cupcakes tout
juste glacés au sucre. Son père fut si ému qu’il se leva et prononça un
discours à la gloire du noble cupcake et de tout ce que lui devait la
civilisation humaine. Puis le type de la casse, qui n’était resté que sur
l’insistance de Farmor car il était en salopette graisseuse sur un tee-
shirt sale et coiffé d’une casquette avec « John Deere » écrit sur la
visière, partit chercher une espèce de grosse valise dans sa dépanneuse.
Il l’ouvrit et en sortit un accordéon. Il adressa alors quelques mots à
Stefan, qui rentra dans la maison et en revint avec un violon. Il le coinça
sous son menton, et ils se mirent à jouer. C’était une musique étrange,
parfois rapide et dansante, parfois lente et sinueuse, dans des tons
mineurs aux harmonies décalées, une musique pour la montagne et la
forêt, les lacs et les rivières, une musique pour le travail de force.
Judy s’assit près de Farmor.
– Je ne savais pas que Stefan…
– Oh, tout le monde joue ici. Enfin, pas tout le monde. Mais Stefan
est la cinquième génération. Son arrière-arrière-grand-père a composé le
morceau qu’ils sont en train de jouer. Il est né là-dedans.
Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour manger quelque chose et reprendre du
café, Judy remarqua :
– Tu ne m’avais jamais dit que tu jouais du violon, Stefan.
Stefan la regarda avec un grand sourire.
– Et alors ? Ce n’est pas bon pour toi de toujours tout savoir.

FIN

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