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ISBN : 979-10-235-1276-2
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Dédicace
La tempête
William
Judy
Stefan
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
La tempête
Quand l’ouragan finit par frapper, il s’abattit d’un coup sur la ville
où vivait William. Quelques rafales de vent firent tourbillonner les
feuilles mortes sur le trottoir, puis de grosses gouttes de pluie
martelèrent les abris des stations de bus et le toit des voitures garées là.
Ensuite, tout se figea. Un calme surnaturel s’installa… comme si le vent
prenait une énorme inspiration.
Et alors…
Tout commença.
William
Cher papa,
Et il continua :
– Bú er betra
þótt lítið sé
halur er heima hver.
Farmor ne fut pas plus étonnée que ça. Judy l’avait prévenue que
M. Balderson semblait connaître pratiquement toute la poésie qui eût
jamais été écrite, alors, pourquoi pas l’Edda ? Et pourquoi pas en vieil
islandais ?
Le retour de M. Balderson réglait au moins le problème numéro un.
Restait le problème numéro deux, soit le camping-car, dont la réparation
semblait pour Stefan tourner à l’obsession. Judy commençait à penser
que Stefan et William se ressemblaient sur pas mal de points, et que
c’était peut-être pour cela qu’ils s’entendaient aussi bien. Ils avaient
leurs centres d’intérêt et ils s’y consacraient de tout leur cœur, pour dire
les choses gentiment. Stefan était tout à fait capable de sourire
joyeusement en annonçant que ce serait bientôt terminé, puis de
démonter une pièce importante, l’obligeant à tout recommencer. Que
signifiait donc « bientôt » pour lui ? En admettant que le garçon
connaisse le sens du mot « terminé ».
Judy suivit le sentier étroit que Stefan avait déblayé jusqu’à la
cabane de M. Balderson. La neige s’entassait si haut de chaque côté
qu’elle eut l’impression de marcher au fond d’une tranchée.
Heureusement, il ne faisait pas très froid. En fait, Judy s’était
maintenant tellement habituée au climat qu’une température de moins
huit lui paraissait presque douce et printanière. Ils n’avaient pas
beaucoup vu M. Balderson depuis son retour. Il avait dîné avec eux le
premier soir, et William avait été très intrigué par ce qu’il était advenu
de ses doigts après l’amputation. Il se demandait si on les avait enterrés
dans de petits cercueils à doigts, mais M. Balderson lui avait répondu
que ce n’était sûrement pas le cas. Ensuite, M. Balderson était resté
beaucoup seul. Judy le trouvait changé. Il avait pris un air un peu
sévère, avec ses joues creuses et son œil unique qui semblait encore plus
pénétrant qu’avant. C’est donc avec une certaine nervosité qu’elle frappa
à la porte de bois et attendit une réponse avant d’entrer.
M. Balderson s’était de toute évidence installé. Il se tenait assis sur
le lit et tricotait – résultat d’une conversation avec Farmor sur les motifs
traditionnels locaux. Il s’était pour cela mis en condition : il avait
rassemblé ses cheveux gris en deux couettes puis avait noué un foulard
par-dessus et revêtu une volumineuse jupe en laine sombre et épaisse
qui avait appartenu à l’arrière-grand-mère de Stefan et se déployait de
chaque côté en gros plis. S’il s’était rasé, il aurait pu passer pour une
paysanne du nord du siècle dernier, ou peut-être même du siècle
précédent.
Judy s’assit devant la table.
– Monsieur Balderson…, commença-t-elle.
– Anthéa pour toi, mon chou, essaye de ne pas troubler ma
concentration, la coupa M. Balderson. Ce n’est pas un travail facile. Cela
nécessite un savoir-faire de tout premier ordre. Trop lâche, trop serré,
une seule erreur et il faut tout détricoter avant de recommencer.
Imagine que la vie soit comme ça.
Judy refit une tentative :
– Farmor et Stefan sont très sympas avec nous, mais…
– Non, ce n’est pas ça. Ils ne sont pas sympas avec toi, ni polis. Ils
sont qui ils sont. « Sympas », c’est bon pour des voisins qui vivent dans
la même rue depuis des années et ne sont jamais entrés dans la cuisine
les uns des autres. « Sympas », ce sont les vendeurs qui te sourient
même s’ils te trouvent pénible, de crainte de perdre leur place. Nos hôtes
font ce que les êtres humains ont toujours fait : se serrer les coudes. Ce
qu’on appelle la loi de l’hospitalité est en fait une loi de survie. Être
« sympa », c’est une invention moderne, comme la fission nucléaire, les
ordinateurs et les grandes villes.
Judy n’était pas venue pour parler de ça.
– Pardon. Mais il faudrait quand même qu’on se remette en route.
On ne peut pas rester ici sans rien faire. Stefan n’en finit pas de réparer
le camping-car.
– C’est donc un jeune homme consciencieux.
– Consciencieux ? Il est complètement maniaque, oui. Je ne dis pas
qu’il devrait bâcler le travail, mais il y a des limites. Vous savez ce qu’il
va faire, maintenant ?
– Bon, peut-être qu’il en fait un peu trop. Histoire de repousser le
jour de notre départ.
– Pourquoi ferait-il une chose pareille ?
M. Balderson posa son tricot à côté de lui.
– Tu ne manqueras jamais de me surprendre, Judy. Une tête si
pleine de calculs différentiels et pourtant si bornée.
Judy choisit d’ignorer le sous-entendu.
– Je suppose que c’est à cause des maths. Je l’ai un peu aidé, mais il
s’en sort bien maintenant. C’était juste quelques trucs de base qu’il
n’avait pas bien compris. En fait, maintenant, ça lui plaît.
– Et tu crois vraiment que ce sont tes connaissances mathématiques
qui lui manqueront ?
Judy ne répondit pas. Elle n’avait pas de temps à consacrer à ce
genre de chose. Elle voulait trouver des informations sur son père, et si
rien ne se présentait au plus vite, elle allait péter un câble.
– En tout cas, ça me rend folle. Pourquoi faut-il qu’il cherche à ce
point à ce que tout soit parfait ? Et Farmor est pareille. L’autre jour, elle
a balancé tous les tapis et les paillassons de la maison dans la cour, puis
elle les a frottés avec de la neige et les a suspendus pour les battre. Elle
était complètement épuisée. Ils n’étaient même pas sales. Je trouve ça
tellement… excessif.
– Excessif ? Tu as dit excessif ? Erreur, mademoiselle Azad. Tu n’es
vraiment pas au mieux de ta forme. Je te conseille de moins réfléchir et
de mieux observer. L’expérience des temps difficiles a appris aux gens
d’ici à ne pas se presser et à faire les choses bien. Il n’y a pas si
longtemps, quand Farmor était petite, habiter ici en hiver revenait à
une question de survie. Une cabane de rondins, une ferme en bois,
c’étaient un peu comme des bateaux au milieu d’une mer gelée : un
océan d’arbres. Si les choses n’étaient pas faites exactement comme il
fallait, on mourait. On mourait de froid ou de faim. C’est encore bien
ancré dans l’esprit de Farmor, cette vie où un moment de négligence
peut tuer. Un cheval boiteux est une catastrophe. Une porte mal fermée,
et toute la réserve de légumes est anéantie ou le veau peut être emporté
par un lynx ou un loup. Certaines années, il n’y avait pas de récoltes –
ils appellent ça une « non-année », tu le savais ? Ils étaient alors obligés
de moudre de l’écorce de bouleau pour faire du pain. Et même comme ça,
quand arrivait le mois de mars, il y avait des petits cercueils dans la
morgue de l’église, qui attendaient que le sol se dégèle pour être
enterrés.
M. Balderson s’interrompit un instant.
– Il me semble, Judy, que tu ferais mieux de te calmer un peu et de
reconnaître que tu te trouves à un endroit où bien faire les choses
compte encore. Et je ne vais certainement pas demander à Stefan de se
dépêcher.
Judy ne trouverait pas de soutien de ce côté, c’était assez clair. La
nuit que M. Balderson avait passée dans la congère semblait l’avoir
changé. Il était plus virulent. Pas menaçant, non, mais certainement pas
cool. Il la rendait méfiante. Elle contempla un moment le poêle et les
bûches soigneusement empilées à côté. Tout cela était très bien pour
M. Balderson, qui, pour ce qu’elle en savait, n’avait d’attaches avec rien
ni personne, et même pour William, qui vivait dans le monde des choses
intéressantes qu’il avait trouvées et ne regardait jamais ni devant ni
derrière. Mais pour elle, c’était différent, non ? Sa vie semblait une très
grande question dont elle devait trouver la réponse.
M. Balderson avait repris son tricot, et, le front plissé, il comptait ses
mailles. Judy se leva et se dirigea vers la porte.
– Dans la vallée de la recherche, on doit changer d’état, lâcha
M. Balderson alors qu’elle sortait dans la neige.
Tout en revenant vers la maison, Judy comprit que M. Balderson
avait raison, comme d’habitude. Ça le rendait vraiment irritant. Farmor,
Stefan et William n’étaient tout simplement pas aussi tendus qu’elle, et
pourquoi en aurait-il été autrement ? Elle ne pouvait pas accélérer le
cours des choses, et cela ne servait à rien de s’énerver. Elle ne savait pas
ce qu’était cette vallée de la recherche, mais elle pouvait au moins
essayer de changer d’état d’esprit.
C’est ainsi que, quelques jours plus tard, Judy se retrouva debout
sur une chaise, en train d’aider Farmor à décrocher les rideaux de la
salle de séjour. Farmor estimait qu’ils avaient besoin d’être lavés et
repassés. Elles aperçurent en même temps M. Balderson qui rentrait
d’une de ses petites excursions en forêt. Il portait sa grosse jupe longue,
un gilet de laine et un cache-nez, et revenait vers la cabane à longues
enjambées, en glissant sur les antiques skis en bois qu’il avait dénichés
dans les combles du bûcher.
– Ah, il est rentré, fit observer Farmor.
Un croassement tapageur, qui évoquait un gros rire de fumeur,
attira leur regard vers le ciel. Un couple de corbeaux jouait juste au-
dessus, fonçant et tournoyant, allant même jusqu’à se retourner pour
esquisser un ou deux battements d’ailes sur le dos. Puis ils fendirent
l’air limpide et se posèrent sur l’arête du toit de la cabane où, claquant
du bec et marmonnant, ils se bousculèrent pour obtenir la place la plus
chaude, contre la cheminée. Les corbeaux regardèrent alors d’un œil
perçant M. Balderson défaire ses fixations, poser les skis debout contre
la cabane et s’engouffrer à l’intérieur.
– Bien sûr, ils sont arrivés. Il faut que je le dise à Stefan, commenta
Farmor.
Elle s’était exprimée en suédois, mais Judy comprenait à présent pas
mal de phrases simples.
– Il s’intéresse aux oiseaux ? demanda Judy en descendant de sa
chaise pour finir de rassembler les derniers rideaux.
– Oui. Non. Ce n’est pas ça, répliqua Farmor, l’air troublé. Je me
parlais à moi-même. Je passe beaucoup de temps toute seule, tu sais.
Ce soir-là, M. Balderson se joignit à eux pour le dîner. Farmor n’était
pas très à l’aise et ne cessait de se lever de table pour aller chercher du
sel ou vérifier le fourneau, mais quand M. Balderson commença à parler
du filage de la laine puis dériva vers le traitement du lin et l’art de
transformer une plante en nappe, elle se détendit.
Stefan restait silencieux et avalait des quantités industrielles des
fameuses boulettes d’élan de Farmor. Judy s’amusa à faire mentalement
de petits calculs pour déterminer combien de calories il devait dépenser
par jour pour manger autant sans grossir. Mais elle voyait bien que
quelque chose le tracassait. Il mangeait deux fois moins vite que de
coutume, même si cela restait assez rapide pour toute personne
normale, et, contrairement à son habitude, il ne suivait pas la
conversation, ne demandait pas à Farmor de lui traduire certains
termes ni ne faisait le moindre commentaire.
Au bout d’un moment, Judy finit par lui dire :
– Vas-y Stefan, crache le morceau.
– Que je crache ? marmonna Stefan, la bouche pleine. Non, c’est
beaucoup trop bon.
– On dit ça pour… pour…, commença William, aussitôt interrompu
par Judy.
– Il sait ce que ça veut dire, William. Il nous fait marcher. Un peu
d’humour suédois, je crois.
Stefan avala sa boulette et répondit à William :
– C’est vrai, William. Je faisais une blague. Mais ce que j’ai à dire,
c’est que je crois bien que le travail sera terminé demain. Et ça n’est pas
une blague. Vous pourrez continuer votre voyage.
Farmor rayonnait de fierté. Judy assura que c’était génial et s’efforça
de ne pas montrer à quel point son cœur bondissait dans sa poitrine à
l’idée de reprendre la route. William, lui, était nettement moins
enthousiaste.
– Je préfère être ici. Est-ce que je peux rester ?
Farmor interrogea Judy du regard. Judy secoua la tête.
– Ça ne marcherait pas, William. On a besoin de toi. Tu es notre
ami.
– Il faudra que j’emporte ma collection.
– Bien sûr que tu dois la prendre, dit Farmor. J’ai une jolie boîte
dans laquelle tu pourras la ranger.
Ils commencèrent leurs préparatifs de départ dès le lendemain
matin. Il y avait une quantité incroyable de choses à récupérer un peu
partout, et il fallut expliquer à Farmor qu’ils ne pouvaient prendre qu’un
quart des pots de confiture, jus de cassis, harengs au vinaigre,
choucroute, piles de crackers et brioches dont elle les inondait. Et il y
avait aussi la collection de William, qui n’avait cessé de s’étoffer pendant
leur séjour. Une ferme de deux cents ans avec ses dépendances, ses
greniers et ses étables, où l’on ne jetait pratiquement rien, constituait
une vraie mine d’or pour quelqu’un comme William. Farmor lui apporta
un superbe coffret en bois de genévrier équipé d’un astucieux loquet
coulissant avec la date 1872 gravée sur le couvercle. William était au
septième ciel, et quand Judy voulut protester en assurant que c’était
bien trop beau pour que Farmor s’en sépare, celle-ci se contenta de
sourire en disant que la belle ouvrage devait trouver sa place là où elle
était appréciée. William déclara alors que comme Farmor était la plus
vieille, ce n’était pas à Judy de lui dire quoi faire.
Stefan s’était enfermé dans son atelier, et William lui-même ne fut
pas autorisé à le rejoindre. Il avait besoin, pour finir, qu’on le laisse seul
à son travail.
CHAPITRE 17