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nunc cognosco ex parte

THOMAS j. BATA LIBRARY


TRENT UN1VERSITY
Georges BATAILLE
LA MORT A L’ŒUVRE
En couverture : « PARAVENT » de Léonor Fini. 1973

© 1987. Tous droits réservés Éditions Garamont - Frédéric Birr


ISBN 2-906284-22-X
Michel Surya

Georges BATAILLE
LA MORT A L’ŒUVRE

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Librairie Séguier

Frédéric Birr
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in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/georgesbataillelOOOOsury
« La mort est ce qu'il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la
mort est ce qui demande la plus grande force. »

F G. W. Hegel

AVANT-PROPOS

Le 8 juillet 1962, un homme est mort. Il fut inhumé dans


un petit cimetière, au sommet de la colline de Vézelay. La dalle
est austère et sombre ; est inscrit :

GEORGES BATAILLE
1897 - 1962

D’un écrivain mort reste un nom sur une dalle, deux dates
et ses livres. Souvent il s’efface sous ses livres. Quelquefois ils
disparaissent aussi. Nul n'a pu, de son vivant, tout à fait effacer
Georges Bataille : il ne fut pourtant qu’à peine plus connu que
ses livres. Aujourd’hui, ceux-ci sont parmi les plus considérables.
Parmi les plus scandaleux, aussi.
Vivant, Bataille scandalisa parce qu’il dit de l’érotisme une
vérité noire, écorchée. Parce qu’il dit aussi de la mort ce qu’en
principe, par peur ou par platitude, on tait : elle le fascina.
Mort, Georges Bataille fascine encore.
Une biographie cherche, d’un homme sur lequel le silence
s’est fait, le secret de la fascination qu’exerce son œuvre. Sans
doute, échappera-t-il. Sans doute, est-ce la vérité d’une biographie
qu’aussi proche qu’on puisse être par instant de ce secret, à la
fin, il échappe. Qu’il soit condamné au silence retombé avec la
dalle. C’est une vérité tendre et déchirée.
« Je pense comme une fille enlève sa robe. A l'extrémité de son
mouvement, la pensée est l’impudeur, l’obscénité même. »

G. Bataille

« L’écriture est impuissante : il me manque le visage et la nudité


d une prostituée pour dire assez bas de la vie humaine qu ’elle a fait d'elle-
même une façade et que la débauche la rend à la vérité. »

G. Bataille

« Nous n’avons pas l’habitude d’en tenir compte, si nous réfléchis¬


sons, si nous parlons, mais la mort nous interrompra. Je n’aurai pas
toujours à poursuivre l’asservissante recherche du vrai. Toute question
restera finalement sans réponse, et je me déroberai de telle façon que
j’imposerai silence. Si d’autres reprennent la besogne, ils n’achèveront pas
davantage et la mort comme à moi leur coupera la parole. »

G. Bataille
AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA MORT

Il n’est peut-être pas inutile, abordant la vie de Georges Bataille, de


s'intéresser en tout premier lieu à sa généalogie. En effet, et sans remonter
au-delà de la fin du XVIIIe siècle, les trois générations qui l’ont précédé,
tant du côté de son père que de celui de sa mère, mettent à jour par
l'enchevêtrement très particulier des liens de parenté, une insistance peu
courante de mariages consanguins.
Les deux arrière-grands-pères paternels s’appellent Jean-Pierre
Bataille et Jean Ribière (1). Le premier est né en Ariège, en 1762 ; il fut
aubergiste. Le second est né avec la Révolution (vers 1788) ; il fut maître-
maçon.
Du mariage de Jean-Pierre Bataille avec Jeanne-Marie Pons est né
Jean-Martial Bataille, le 1er juillet 1815, grand-père paternel de Georges
Bataille, à Prat-et-Bonrepaux (Ariège). De celui de Jean Ribière et
d’Antoinette Constant est née Louise Ribière (en 1826), à La Garandie,
Puy-de-E)ôme.

(1). Certains actes donnent Rebière au lieu de Ribière. Il semble toutefois


qu'il faille préférer Ribière, plus fréquent.

11
GEORGES BATAILLE,

Quelques remarques : Jean-Martial Bataille est né d'un père de 53 ans


(est-ce d’un second mariage ?) ; on ignore aussi l’âge de sa mère. Et
Louise Ribière d’un père de 38 ans ; on ignore quel était l’âge d'Antoinette
Constant. On sait quels furent les métiers de Jean-Martial Bataille :
officier de santé, instituteur et homme de lettres. Son épouse Louise
Ribière fut elle aussi institutrice. Il semble qu’il faille dater de l'époque
de ce mariage (mais, on le verra, ultérieurement à la naissance des enfants)
l’installation de l’ascendance patrilinéaire de Georges Bataille en Au¬
vergne ; une installation tardive, donc. Dernière remarque : Georges
Bataille connut, peu il est vrai, son grand-père paternel. Celui-ci est
décédé le 18 janvier 1900, à l’âge de 85 ans. Comme il semble qu’il ait
connu sa grand-mère ; mais nous n’en avons pas de certitude.

De leur mariage deux enfants (au moins) sont nés, deux garçons :
Michel-Alphonse Bataille en 1851, et Joseph-Aristide Bataille, le 16 juillet
1853, tous deux à Gajan dans l’Ariège (avant donc que le ménage ne
gagnât l’Auvergne). Joseph-Aristide Bataille sera le père de Georges
Bataille ; il avait à sa naissance 38 ans.

La généalogie matrilinéaire est plus complexe. Antoine Tournadre


est le plus âgé des deux arrière-grands-pères maternels de Georges. Il est
né en 1805. De son mariage avec Anne-Marie Pons, née en 1812, est né
un fils (un fils au moins) de même nom que son père, Antoine Tournadre,
le 10 mai 1841, à la Caire (Riom-ès-Montagnes). Une première remarque :
le premier couple d’arrière-grands-parents maternels est décédé jeune :
Antoine Tournadre à 53 ans le 29 septembre 1858 ét Anne-Marie Pons
le 2 juin 1841 à 29 ans, moins d’un mois après la naissance d'Antoine
Tournadre, grand-père maternel de Georges. Une deuxième : l’étrange
homonymie de l’arrière-grand-mère maternelle, Anne-Marie Pons et de
l’arrière-grand-mère paternelle, Jeanne-Marie Pons. On ignore toutefois
s’il y a lieu de leur prêter une parenté, laquelle serait d’une signification
généalogique peu ordinaire.

Le second couple d’arrière-grands-parents maternels est formé de


Guillaume Basset, né en 1816 et d’Antoinette Tournadre, née vers 1821.
Si la parenté d’Anne-Marie Pons et de Jeanne-Marie Pons est douteuse,
il ne semble pas qu’on puisse exclure celle qui aurait uni Antoine
Tournadre, arrière-grand-père maternel et Antoinette Tournadre (sœur?
cousine ?), arrière-grand-mère maternelle. Les conséquences d’une si
proche parenté sont elles aussi, on va le voir, peu ordinaires. La fille née
du mariage de Guillaume Basset et d’Antoinette Tournadre, Anne Basset
(le 25 janvier 1844, à Riom-ès-Montagnes), le jour où elle épousera
Antoine Tournadre (formant ainsi le couple des grands-parents-maternels
de Georges) reprendra le nom de jeune fille de sa mère et aura pour beau-

12
LA MORT A L'ŒUVRE

père son oncle ou son cousin : un cas rare de consanguinité. Le couple


des grands-parents-maternels vécut vieux : jusqu'à l’âge de 82 ans pour
Antoine Tournadre (décédé le 10 janvier 1923, à Riom-ès-Montagnes) et
67 ans pour Anne Tournadre née Basset (décédée le 15 avril 1916,
également à Riom). Georges Bataille eut donc le temps de les connaître
bien l'un comme l'autre. De leur mariage deux filles (au moins) sont
nées : Antoinette-Aglaé Tournadre, le 3 avril 1865 et Marie-Antoinette
Tournadre, le 7 mars 1868, toutes deux et comme leurs parents à Riom-
ès-Montagnes : l'ascendance matrilinéaire de Georges Bataille est presque
exclusivement riomoise.
Il n'est peut-être pas inutile de récapituler : les grands-parents
paternels de Georges ont donné naissance à deux garçons, Michel-
Alphonse en 1851 et Joseph-Aristide en 1853. Et ses grands-parents
maternels à deux filles, on vient de le voir, Antoinette-Aglaé et Marie-
Antoinette respectivement en 1865 et en 1868.
Ce n'est pas la moindre particularité de cette généalogie, plusieurs
fois suspectée de consanguinité, que Michel-Alphonse Bataille épousât
Antoinette-Aglaé Tournadre (le 3 février 1887) et que Joseph-Aristide
Bataille épousât Marie-Antoinette Tournadre (le 6 novembre 1888), c’est-
à-dire que les deux frères épousèrent les deux sœurs, ces deux mariages
ayant eu lieu à Riom-ès-Montagnes. Tant et si bien que les enfants nés
de ces deux proches mariages furent les plus proches possible des^ cousins
germains : ils avaient en commun les mêmes grands-parents, d un côté
comme de l’autre de leur ascendance.
Du premier de ces mariages naquirent, en 1887, Victor (Antoine-
Martial) Bataille, plus tard avocat, maire (du Creuzot) et député ; et
Marie-Louise Bataille, en 1889, plus tard traductrice et critique d art (on
verra qu’elle sera la confidente de la jeunesse de Georges Bataille (2).
Du second de ces deux mariages naquirent en 1890, à Cunlhat (Puy-
de-Dôme), Martial (Alphonse) Bataille, frère de Georges et son aîné de
sept ans (3). Et Georges (Albert-Maurice-Victor) Bataille, le 10 septembre
1897 à Billom (Puy-de-Dôme), entre l’église et la porte des Boucheries.
On remarquera que Michel-Alphonse Bataille avait 36 ans à son
mariage et Joseph-Aristide 35 ans au sien. On remarquera aussi, ce qui
semble avoir été une habitude familiale, que Georges naquit d un pere
âgé déjà de 44 ans.

(2) . Elle ne se mariera pas et n’aura pas d enfant.


(3) . Il sera plus tard journaliste. Mariage sans enfant.

13
GEORGES BATAILLE,

Cette généalogie serait incomplète si n’y figurait pas le nom de


Martial-Eugène Bataille (1814-1878), selon toute vraisemblance le grand-
oncle de Georges, auteur d’une plaquette publiée à Clermont-Ferrand en
l'848 sous le titre Quelques mots du peuple français au gouvernement
nouveau (4).
Georges Bataille a en partie tort de laisser entendre (5) que ses
ancêtres furent des paysans : « Quand je pense à ma folle angoisse, à la
nécessité où je suis d’être inquiet, d’être en ce monde un homme respirant
mal, aux aguets, comme si tout allait lui manquer, j’imagine l’horreur de
mes paysans d’ancêtres, avides de trembler de faim, de froid, dans l’air
raréfié des nuits. » (6) On a vu que ce n’avait qu’assez peu été le cas.
Aubergiste ou maître-maçon (artisans) et fonctionnaires (les grands-
parents paternels étaient instituteurs, le frère de son père, percepteur) ;
son père lui-même, on le verra, fut fonctionnaire ; Georges n’a dans son
lignage paternel que peu ou pas d’hommes et de femmes liés à la terre,
mais essentiellement des représentants de la petite bourgeoisie provinciale.
On sait moins quel fut le lignage maternel, sauf qu’il fut presque
exclusivement auvergnat. Il n’est pas impossible que les paysans y fussent
plus nombreux ; mais rien ne nous en donne l’assurance.

(4) . Imprimerie Thibaud-Landriot frères.


(5) . Le passage qui suit n’est en effet pas donné pour autobiographique. Il
est extrait d’un texte de fiction. L’impossible. Mais on verra qu’il n’est pas peu
délicat de démêler la biographie de la fiction, que l’un et l’autre jouent à de
constants jeux de masques et de glissements. Il n’en est pas moins certain, dans
le cas présent, que Georges Bataille s’est souvent déclaré venir du monde rural.
(6) . OC III, 119, L'impossible.
« INTER FAECES ET URINAM NAXIMUM » *

« Considérant ma “conception” — l’échéance à partir de laquelle je


suis {je suis, c'est-à-dire mon être non seulement est, mais est nommément
distinct), j'aperçois la précarité de l’être en moi. Non cette précarité
classique fondée sur la nécessité de mourir, mais une nouvelle, plus
profonde, fondée sur le peu de chances que j’avais d’être (qu’il y eut que
mon être naisse et non quelque autre). » (1)
L’homme n'est pas que mortel (le serait-il, son ontologie en serait
moins « noire », moins comique), il est encore improbable. La « chance »
d’être — c'est-à-dire la possibilité infinitésimale qu’il avait d’être ce qu’il
fut et non un autre — est mesurable à tous les glissements qui eussent
fait de lui un tout autre être ; ou — pourquoi pas ? — qui l’eussent laissé
sans lendemain. Le moi qu’il fut (ou qu’il était promis d être) avait autant
de « chances » — davantage, incomparablement de n’être pas. La
conjonction érotique des géniteurs — c’est Bataille qui l’indiquera lui-
même plus tard — établit une combinaison singulière d’être parmi
225 trillions de possibilités contraires (2). Coup de dés! Le pur néant
(n’est-ce pas ce que Bataille voudra dire ?) est d une probabilité imme-
surablement plus lourde que toute conception : il était probable, infiniment,
qu’il ne naquît pas (3). Infini est le néant duquel il est aléatoirement surgi
(Bataille le dira clairement : il n’y a d’être que le sien. Celui-là seul se
décompte du néant. Les autres, tous, sont le néant en ce qu ils ne sont
pas lui ; ils se distinguent de lui par tout ce qu il est possible d imaginer
qu’il aurait pu être ; une probabilité proprement infinie). Et sans mesure
sera la précarité de cet être où il se maintiendra comme refus de ce néant.

En — un an avant sa mort — Georges Bataille donne un


entretien à l’hebdomadaire L’Express : pour la première fois, il va — ou
commence d’aller — vers son nom. Pour la première fois il endosse -
ou est tout près d’endosser — ce que les circonstances firent qu il écrivit,

*. Saint Augustin.
(1) . OC VI, 444.
(2) . OC VI, 445. ,
(3) . Il n’y a pas de doute, étant donné la maladie dont était affligé son pere,
que « conçu » cinquante ans plus tard, cet enfant aurait été « avorte ».

15
GEORGES BATAILLE,

plus jeune, sous des pseudonymes. Il n’y aurait dorénavant plus rien qui
séparerait de lui-même l’auteur d'Histoire de l’œil (Lord Auch) et celui
du Petit (Louis Trente); Histoire de l’œil et Le petit, deux livres, on le
verra, où il tenta de dire quelle vérité était celle de ses souvenirs. Se
démasquant, il démasquerait les siens ; et, en en reprenant sans réserve
le nom, il démasquerait son père. C’est aller vite pourtant que prétendre
que Bataille s’est, dans cet entretien, enfin démasqué. Il n’y dit pas être
l’auteur d'Histoire de l’œil ni du Petit (qui n’étaient alors connus que
confidentiellement) : l’aurait-il fait que, sans doute, les masques auraient
été baissés. Tout au plus, Madeleine Chapsal, auteur de l’entretien et de
l’article, dit-elle pour lui : « Bien sûr Bataille, qui n’a cessé de chercher
les lieux, les heures, “où le cœur manque” est toujours vivant. Il est
d’ailleurs prêt à donner sur ses origines des renseignements qui ne sont
pas sans importance : son père, tabétique, était paralytique général et
devint fou, sa mère perdit également la raison. »
La réaction — elle fut indignée — ne se fit pas attendre. Le frère de
Georges Bataille, Martial, nia qu’il dît vrai (4). C’est un fait : rien n’assure
que Joseph-Aristide Bataille, leur père, fût fou. Lord Auch et Louis
Trente — les pseudonymes de Bataille — le prétendirent ; Georges
Bataille, avec cet interview, le confirma. Martial, lui, le démentit. Lequel
croire ? L’un était-il pusillanime ? Et l’autre emporté ? Cinquante ans
après qu’eurent lieu les faits en question, quarante-cinq ans après que
mourut celui qui fit qu’ils furent terribles, les deux frères ne sont pas
moins l’un que l’autre sincères. Pas moins l’un que l’autre, ces faits ne
les déchirent.
C’est que l’horreur — on ne le mesure que mieux en redisant qu’un
demi-siècle a passé — paraît vivace. A l’évidence, il y a là tout ce qu’il
fallut taire. Est-ce son tort ? Bataille ne le tut pas. C’est le tort du moins
dont l’accuse Martial. Où celui-ci, comme s’il s’en enorgueillissait triste¬
ment, dit : « J’ai vu [...] ce que personne n’a vu [...] Tout cela s'anéantira
avec moi », celui-là répond : « Je n’ai pas trouvé d’autres moyens de me
tirer de là qu’en m’exprimant anonymement [...] le moyen que j’ai trouvé,
en dépit de tout, est le meilleur que je pouvais trouver. » Dans les deux
cas, l’horreur aurait été telle qu’il eût, soit fallu la taire tout à fait, soit

(4). Dans une lettre à son frère du 31 mars 1961, Martial Bataille dit
clairement : « Tu sais très bien que notre père n’est pas mort fou, que notre mère,
avant de mourir, n’a pas perdu la raison. » Joseph-Aristide Bataille est-il ou non
mort fou ? Nul ne le sait. Cette mort n’eut pas de témoins. Quant à leur mère,
Georges Bataille n’a jamais dit qu’elle perdit la raison avant de mourir : elle
l’aurait, selon lui, perdue au moment de la mort de son époux.

16
LA MORT A L'ŒUVRE

la dire, encore qu'avec un masque, au risque qu’elle effrayât. Dans un


cas comme dans l'autre, elle n’eut pas coûté un prix moindre. Lequel n’a
sauvé ni l’un ni l’autre.
L’étrange reste, à quelques différences qu’ils se renvoient, qu’ils ne
s’accordent pas moins, qu’ils le disent ou le taisent, à faire l’aveu de
l'horreur qui passe, ce qu’un adulte, même vieilli, peut apaiser d’une
enfance. De quelques façons qu'ils s’affrontent, ils s’accordent soudain si
bien à en faire l'aveu, un aveu si longtemps différé que — et ce n’est pas
le moindre paradoxe —, par leur bref et vif échange de lettres, ils
paraissent se disputer l’impossible privilège d’avoir eu, enfants, de cette
horreur à hurler, une vision chacune plus violente. Martial a beau
protester que leur père ne fut pas fou, que leur mère ne le devint pas à
son tour, il cède là-desssus, qui n’est pas moins lourd : « J’ai passé auprès
de nos parents des jours et des jours qui n’étaient que chagrin et désespoir.
C’est inimaginable car j'ai vu ce que tu n’as pas vu, ce que personne n’a
vu. Des événements qu'on ne connaît pas et dont on n’a jamais soupçonné
l’existence. Seul j’ai été amené à les connaître, et j’ai toujours désiré rester
le seul. Tout cela s’anéantira avec moi. »
Il n’y aurait rien que d’incongru, ou de dérisoire, à mesurer l’horreur.
Et les deux hommes — ils sont las et malades — n’en eurent certes pas
le désir. Ce que l’un promet au néant, l’autre est peut-être prêt à lë
montrer comme on le fait d’une plaie : on verra que Georges Bataille
n’aura de cesse d’ostensiblement toutes les exhiber. Celle-ci à l’évidence
est la plus vive où commence l’œuvre (je dirai comment) et peut-être
toujours y revient.
Le silence de Martial Bataille est demeuré entier (5). Ne reste donc
pour juger que ce qu’a dit Georges Bataille. Et ce qu’il dit est l’effroi (l’a-
t-il jamais dit autrement ?) : « Je puis te dire que, de ce qui est en question,
d’abord, je suis sorti détraqué pour la vie [...] Ce qui est arrivé il y a
cinquante ans me fait encore trembler. » (6)
Les souvenirs ne manquent pas ; ils ont cependant ceci de singulier :
ils sont étonnamment les mêmes. Si bien, si profondément, si obsession-
nellement les mêmes qu’on est tenté de se demander si, au spectacle de

(5) . Martial Bataille a en effet gardé le silence jusqu’à sa mort en 1967, ce


silence qui semble avoir été son désir le plus profond (à son frère, il écrivit : «je
désire surtout qu’on ne me parle plus de rien ») ; désir qu’à l’évidence ont de
nouveau blessé les publications du Petit, en 1963, et d’Histoire de l’œil, en 1966.
En 1961, dans une lettre adressée à sa famille, il n'hésitait pas à dire que son
frère était le diable.
(6) . Brouillon de lettre à Martial Bataille, 1961 (avril ou mai).

17
GEORGES BATAILLE,

son père, cet enfant ne fut pas fou à son tour. (Lui seul aurait-il alors
été fou ? Et cette folie, l’aurait-il indûment prêtée à son père ? Ou la folie
de ce père détraqua-t-elle l’enfant ? La vision de Georges Bataille est
hallucinée sans doute ; elle n’est jamais démente.)
Joseph-Aristide Bataille n’est pas le plus important des « pères » de
la littérature ; il n’en est pas le moins étrange. On ne sait d’ailleurs que
peu de choses sûres le concernant ; si peu qu’il ne fait pour ainsi dire pas
de doutes que ce silence soit en partie intentionnel. Il est né à Gajan,
dans l’Ariège, où il ne semble pas qu’il vécut durablement. Sans doute
est-il venu jeune habiter dans la région natale de sa mère : à la Garandie
exactement ; austère village que plus tard Bataille découvrit à son tour
et qu’il décrit avec une sorte de sobre effroi : « Construit sans arbres, sans
église, sur la pente d’un cratère, simple amas de maisons dans un paysage
démoniaque. » (7)
Il n’est plus tout à fait un jeune homme quand il rencontre et épouse
Marie-Antoinette Tournadre : il a trente-cinq ans (et encore le fait-il
vingt-deux mois après que son frère a épousé la sœur aînée de celle qu'il
prend à son tour pour épouse ; il semble ne pas faire de doute que ce
mariage découle du premier). Qu’a-t-il fait auparavant ? Il paraît avoir
entamé des études de médecine (il aurait été le premier de cette famille
qui ne compte pas de médecins) ; il ne les termina pas. Au lieu de cela,
il entra dans l’administration et devint fonctionnaire : il fut successivement
économe de collège (8), employé de maison centrale à Melun (faut-il y
voir l’origine de la violente aversion que Bataille nourrira toute sa vie
pour les prisons ? (9)) puis receveur buraliste. C’est ce métier qu’il exerçait
au moment où la maladie se déclara.
Joseph-Aristide Bataille a donc quarante-quatre ans quand naît le
second de ses fils, Georges, quarante-quatre ans et déjà il est diminué :
la syphilis (sans doute s’est-elle déclarée entre la naissance de ses deux
enfants, c’est-à-dire entre 1890 et 1897 (10)), avant qu'elle ne l’atteignît

(7) . OC V, 534. Le coupable. Notes. On verra, aussi brève qu’elle soit, que
cette description met deux choses en évidence : l’absence d’église (la surabondance
des églises dans l’œuvre de Bataille ne peut pas ne pas en être rapprochée) ; et le
cratère dont il fera l’un des supports de ses dérèglements avant qu’assez
systématiquement il l’associe à la crainte et à la fascination de la mort.
(8) . Un collège du nom de Jean Barbe. Mais dans quelle ville ?
(9) . Les citations hostiles aux prisons abondent dans l’œuvre de Bataille.
Celle-ci n’est pas la moins explicite : « L’extrême est la fenêtre : la crainte de
l’extrême engage dans l’obscurité d’une prison avec une volonté vide d’adminis¬
tration pénitentiaire. »
(10) . Ou avant la naissance du premier de ses fils. L’étiologie tabétique
indique en effet que le tabès apparaît de 8 à 15 ans après le chancre.

18
LA MORT A L'ŒUVRE

tout entier, lui a déjà soustrait les yeux (ou, pour dire plus justement, le
regard). C'est d'un homme sur lequel s’est une première fois refermé
l'espace, d'un homme aveugle (« aveugle absolument ») qu'est né Georges
Bataille. Pire : c'est par cet homme-là qu'il fut conçu (11). Le mal n’était-
il pas tel qu'il dût le dissuader de faire naître un enfant ? Il ne semble
pas, le 10 septembre 1897 naît Georges Bataille.
Trois ans plus tard, le mal n'a pas régressé : Joseph-Aristide Bataille
perd l'usage de ses membres : « Je suis né d'un père P. G. qui m’a conçu
déjà aveugle et qui peu après ma naissance fut cloué dans son fauteuil
par sa sinistre maladie. »( 12) Il reste quinze ans à vivre à Joseph-Aristide
Bataille, quinze ans qu'ont, comme lui, supporté les siens : une épouse
dont Georges et Martial Bataille conviennent, chacun à leur manière,
qu'elle vécut un calvaire ; quinze ans où l'un et l’autre grandirent.
Bataille n'ignore pas qu'un chrétien pourrait voir dans une telle
fatalité l'élection : « Mon père, en un même homme l’aveugle et le
paralytique ». Il l'ignore si peu que, sans doute, il le crut un moment.
Toutefois, il préférera voir le destin (le destin n’est-il pas une sorte
d’élection sans objet ?) : « Tant d'horreur te prédestine ! »
Un tel destin n’est qu’imaginable : les yeux grands ouverts d’un
enfant sur un homme qui les a fermés. Un homme ? Il n’est pas sûr que
Georges pensât jamais que son père en fût un (mais n’importe quel enfant,
à sa place, aurait douté de même).
Plus fortement que d'un homme — et a fortiori d’un père — il se
souviendra d'un ascète, un « ascète involontaire », dira-t-il, « un répugnant
ascète ». Parlant du père qu’il eut, il se souvient essentiellement, aussi
difficile que dut lui être d’en faire l’aveu, de ce qui fit de lui une bête
davantage qu’un homme : le mal ; les cris ... et les fonctions. Pourquoi
celles-ci ? Est-ce parce que rien ne mit mieux à nu ses yeux morts (les
yeux ne seraient jamais si nus que morts) ? « ... le plus étrange était
certainement sa façon de regarder en pissant. Comme il ne voyait rien,
sa prunelle se dirigeait en haut dans le vide, sous la paupière et cela
arrivait en particulier dans les moments oû il pissait. »( 13) Les yeux morts

(11) . Beaucoup de choses inexactes ont été dites sur ce père. André Masson,
condisciple de Georges Bataille en 1918-1919 à Paris (et exact homonyme du
peintre André Masson, l’un des plus proches amis de Bataille), lui donne pour
père un homme mort jeune, ce qui est inexact, et médecin, ce qui l’est aussi.
L’intérêt n’est pas tant cette erreur elle-même, souvent reproduite (la bonne foi
d’André Masson ne fait bien entendu pas de doute) que le fait que Bataille, jeune,
dut vouloir «corriger» sa généalogie et, qui sait, 1 ennoblir. (André Masson.
Notice nécrologique. Bulletin de la bibliothèque de l’école des Chartes n° 122,
1964.)
(12) . OCI, 75 Histoire de l’œil.
(13) . Ibid, 76.

19
GEORGES BATAILLE,

n’en sont pas moins les yeux, et qu’ils ne voient pas attire le regard plus
sournoisement que des yeux vivants, désigne au milieu du visage un trou
(une fente ?) où celui-ci acquiert une sorte d’étrange force qui est une
vérité plus nue que l’organe de la miction. « De très grands yeux, toujours
très ouverts, dans un visage taillé en bec d’aigle, et ces grands yeux étaient
presque entièrement blancs quand il pissait, avec une expression tout à
fait abrutissante d’abandon et d’égarement » (14). Ces yeux-là ouverts
sur le vide ou l’abîme, cette vérité-là des yeux plus réelle que des vivants
étaient d’un « fou », ou d’un saint (« fou » au cas où l’on choisirait le
« destin » ; « saint » au cas où l’on choisirait « l’élection ») : un enfant
peut-il se défendre d'en être fasciné ?
De la miction (« sur un fauteuil, dans un petit réceptacle »), du bruit
qu’elle dut faire (qu’elle dut faire dans le réceptacle), de l’odeur, du
membre même de l’émission, Georges Bataille se souvient moins — du
moins n’en dit-il rien — que du blanc de l’œil cherchant dans sa nuit
quoi, à portée de jet, il compissait : l’œil béé paraît s’emparer de l’obscénité
de l’organe vivant entre les jambes mortes. Aux yeux de l’enfant, sans
doute, cet œil est-il obscène absolument (ce qui est tout autre que
complaisant ; on verra que, parlant obsessionnellement de l'érotisme.
Bataille n’agira pas différemment : la vérité de l’érotisme est moins celle
des corps que celle du néant où ils s’étreignent).
De cet homme, la cécité dut devenir un commandement à voir (il ne
peut pas en avoir été autrement) : à voir pour lui ce que sa cécité lui
dérobait ; et à le voir lui, en proie à ce qu’elle lui dérobait. Il faut penser
à cela : en 1900 (Georges avait alors trois ans) cet homme n’eut même
plus ses pas pour le porter dans la nuit où ses yeux l’avaient mis (15).
A n’en pas douter les symptômes que décrit Bataille sont ceux que
produit la maladie : douleurs fulgurantes : (« Il arrivait que les “douleurs
fulgurantes” lui arrachent un cri de bête »), crises viscérales, troubles
moteurs, sensitifs, réflexes sensoriels, trophiques, génitaux et sphinctériens

(14) . Ibid. On jugera brutal ce début, et que j’aurais pu l’éviter, que j’obéis
à un souci du scandale, etc. Pourtant, vrais ou fictifs (j’en poserai tout à l’heure
la question), ces « souvenirs » sont indispensables à l’œuvre. Indispensables au
point qu’il n’est pas sûr qu’elle puisse prendre tout son sens si on les ignore.
(15) . La paralysie générale est une des manifestations neurologiques de la
syphilis à la phase tardive (ou tertiaire) de son évolution. Ses symptômes, qu’il
faut distinguer de ceux de la paralysie au sens actuel du terme, sont une évolution
vers la démence, accompagnée ou non de troubles psychopathiques (cette démence
que Martial nie), et vers l’état grabataire. Le tabès constitue une complication de
la syphilis nerveuse parvenue au stade tertiaire de son évolution. Les lésions
siègent alors au niveau des racines postérieures et des cordons postérieurs de la
moelle. Le tabès est fréquemment associé à d’autres manifestations neurologiques
(cécité, paralysie générale) ou extra-neurologiques (aortite syphilitique).

20
LA MORT A L'ŒUVRE

(« Il lui arrivait par exemple de concilier ses culottes. » (16)) Il n’y a rien
que dise Bataille que n’accrédite la symptomatologie tabétique.
L'aveu n'est-il pas pourtant outré ? Ou l'outrance seule peut-elle dire
quel fut l'accablement de l’enfant ? Un accablement à la mesure de ce
qu'a généralement d’intolérable que son père s’oublie. Il y aurait de la
légèreté à croire que l'insistance de Bataille à évoquer ces détails
« scabreux », dût à la provocation, et ne dût qu’à celle-ci. C’est autrement
plus grave. Joseph-Aristide Bataille ne fit pas moins que sous lui, sous les
yeux de l'enfant... et en appelant à son aide : « Il descendait de son lit
d’aveugle paralysé [...] il descendait péniblement (je l’aidais) » (17). Du
vase où, « péniblement » tiré du lit, l'enfant l’avait mis « coiffé le plus
souvent d’un bonnet de coton (il avait une barbe grise, mal soignée, un
grand nez d'aigle et d'immenses yeux caves regardant fixement à
vide » (18), de la commodité que prétendait offrir le vase, de la discrétion
dans laquelle l’infirme devait essayer d’entretenir ses besoins (à l’aide
d'une couverture que, ne voyant pas, le plus souvent il plaçait mal), du
besoin qu'en fait, sans gêne, il faisait sous les yeux de tous (de son fils,
mais quels yeux suppose-t-on à un fils conçu dans la cécité sinon des
yeux susceptibles de tout voir), du spectacle d’« abrutissant abandon »
qu’il donnait, yeux retournés, lâchant les excreta dans le vase destiné à
cet usage (19), Georges Bataille se souvient comme du spectacle d’un
homme qui n'avait plus à offrir à l’enfant sorti de sa nuit que la vision
d’une « bête » sur laquelle s’était par deux fois, comme un piège, refermé
l’espace. Obligeant, pour que lui échappât l’enfant qui en était né, qu’il
l’ouvrît sans mesure.
Cet homme, Georges Bataille l’aima. Il le dit simplement sans croire
devoir ajouter que cet amour ne dut rien à la pitié. Si pitié il y avait eu,
sans doute aurait-ce été de sa mère ; au contraire, « à la différence de la
plupart des bébés mâles, qui sont amoureux de leur mère, je fus moi
amoureux de ce père » (20). Cet amour dura jusqu’à l’âge de quatorze
ans. Quatorze ans d'une vie non pas — sans doute — toujours égale en
noirceur à celle-ci (il y a tout lieu d’imaginer qu’elle alla s’aggravant) ;

(16) . Les troubles sphinctériens et génitaux résultent eux aussi de la pertur¬


bation de mécanismes réflexes élémentaires : l’impuissance est habituelle , Quant
aux manifestations urinaires, elles sont le plus souvent liées à 1 anesthesie de la
miction.
(17) . OC III, 60. Le petit.
(18) . Ibid. r-t
(19) . Il n’est pas possible de ne pas dire aussi cela ; je le répété, que ce lut
vrai ou non. On verra comment quantité de textes ultérieurs s organiseront, se
structureront autour de cette obsession initiale.
(20) . OC I, 75. Histoire de l'œil.

21
GEORGES BATAILLE,

d’une vie cependant (Martial ne dit-il pas aussi que son enfance ne fut
que « chagrin et désespoir » ?) à tout le moins sombre et austère quand,
par à-coups, elle ne devenait pas exemplairement tragique. A quatorze
ans — on ignore pourquoi — en lieu et place de cet amour, se substitue
la haine : une « haine profonde et inconsciente » (21). On ignore (Bataille
n’en dit rien) ce qui eut fieu ; on ignore ce qui put faire que ce que
l’enfant, quelque horrible que cela ait été, tenait jusqu’alors pour « ai¬
mable », l’adolescent le tint soudain pour haïssable. Mais c’est une haine
obscure et cruelle qu’il évoque alors : « Je commençais alors à jouir
obscurément des cris de douleur que lui arrachaient continuellement les
douleurs du tabès, classées parmi les plus terribles (22). L’état de saleté
et de puanteur auquel le réduisait fréquemment son infirmité totale [...]
était, de plus, loin de m’être aussi désagréable que je croyais. D’autre
part, j’adoptais en toutes choses les opinions et les attitudes les plus
radicalement opposées à celles de l’être nauséabond par excellence. » (23)
Quatorze ans : la puberté éloigne Georges Bataille de son père. L'« élu »
(« ... en un même homme, l’aveugle et le paralytique ») devint le « ré¬
prouvé ». Cet homme, à son immonde façon, était Dieu (cet homme, de
nouveau, sera Dieu ; on le verra : abandonné, trahi) ; il est désormais
« l’être nauséabond par excellence ». Rien n’avait sans doute essentielle¬
ment changé ; et tout pourtant, prévisiblement, allait au pire. C’est de
cette année 1911 (il a quatorze ans) que Georges Bataille date les premiers
signes de la folie ; celle-là même qui pour Martial semble n’avoir jamais
existé. (On a vu que le tabès, à la phase tertiaire de son développement,
produit la démence ; il faut savoir aussi qu’en 1911, Martial Bataille est
à quelques mois de quitter le domicile familial pour entreprendre son
service militaire, dont il ne reviendra que la guerre finie ; il ne fait donc
pas de doute qu’il ne connut pas les dernières années de son père, sinon
à la faveur de brefs séjours de permissionnaire). Moins, selon toute
probabilité, une folie durable, constante, que des accès : « Une nuit, nous
fûmes réveillés ma mère et moi (24) par des discours véhéments que le
vérolé hurlait littéralement dans sa chambre : il était brusquement devenu
fou. » Si rien n’indique que de telles scènes n’eurent pas lieu auparavant,
celle-ci cependant s’en distinguerait en ceci : elle détruisit chez l’adolescent

(21) . Ibid.
(22) . Les douleurs fulgurantes tabétiques, variables dans leur intensité, se
distinguent par leur parfaite localisation dans le temps et dans l’espace : sensation
soudaine, brève, en éclair, parfaitement localisée en un point (coup d’épingle plus
souvent que coup de poignard). La même sensation se répète au même point avec
une relative périodicité, de l’ordre de quelques secondes à quelques minutes,
constituant ainsi des accès qui s’étendent sur plusieurs heures ou plusieurs jours.
(23) . Ibid. 76.
(24) . L’indication de Bataille paraît exclure la présence de son frère.

22
LA MORT A L'ŒUVRE

« les effets démoralisants d'une éducation sévère » (25). Elle s'en distin¬
guerait pour cette raison que son caractère fut ouvertement et pour la
première fois sexuel. Au médecin venu sans délai qui se serait un instant
isolé avec l'épouse du malade, « l'aveugle dément » aurait crié : « Dis
donc, docteur, quand tu auras fini de piner ma femme ! » (26). Le caractère
violemment sexuel de cette scène est remarquable ; décisif à plus d’un
titre : Bataille y décèle la nécessité, en toutes occasions, pour lui d’en
retrouver l'équivalent. Histoire de l'œil, dit-il, en témoigne ; d’autres récits
— on le supposera — en témoigneront à leur tour.
Une folie qui, à l'en croire, paraît avoir été contagieuse : Marie-
Antoinette Bataille aurait, dit-il, perdu aussi la raison. Plutôt sans doute
qu’une « folie », une perte de raison provisoire (27), mais significative. Il
est significatif en effet que la mère de Georges Bataille, Marie-Antoinette,
ne surgisse dans les deux récits qu'il fait de son enfance (28) qu’à l’occasion
de cet effondrement de sa raison. Significatif que systématiquement Bataille
ne dise que le pire ; qu'à aucun moment il ne tente de s'en détourner
(Est-ce de la provocation ou de la complaisance comme cela lui a été
reproché ? N’est-ce pas plutôt que, pour lui, seul le pire est vrai ? Les
récits de son enfance obéissent aux mêmes lois qui régiront les récits de
fiction : le pire, seul, en dit la vérité.)
Joseph-Aristide Bataille — on l’aura compris — occupe une place
essentielle dans les deux récits en question (29). Sur son épouse, jusqu’ici :
rien ! C’est un fait que celle-ci n’apparaît qu’à l’instant où Georges Bataille
confesse n’avoir plus pour son père que de la haine. C’en est un autre
qu’apparaissant, elle est soudain devenue « folle » (Bataille n’a de sou¬
venirs d’elle — du moins n’évoque-t-il que ceux-ci — qu’à son tour
malade, détraquée). Un troisième qu’avec l’apparition de la mère « folle »,
apparaît aussi, comme un double démasqué de la promesse de mort faite
au père, l’angoisse liée au suicide de la mère (n’ajouta-t-elle pas à la
cadavérisation vivante du père le chantage à 1 anticipation de sa propre
mort ?)
Folie et suicide déportent l’intérêt de ces deux récits (Coïncidences
et W.C.) vers un tout autre pôle : maternel, celui-ci. La surabondante

(25) . Ibid, 77.


(26) . Ibid.
(27) On le verra, Marie-Antoinette Bataille survécut de quinze ans a la mort
de son mari. Quinze années qu elle passa pour la plupart avec ses fils Georges et
Martial. Il n’est aucunement question que, passés ces drames, la raison lui manquât
jamais. , , r . , ,
(28) . Histoire de l’œil : l’épilogue intitulé Coïncidences et Le petit : le chapitre
intitulé W. C.
(29) . Cf. note 28.

23
GEORGES BATAILLE,

présence du père n’est pas soudain moindre ; mais à celle-ci s'ajoute une
tierce présence qui ne lui répond dramatiquement qu’en poussant les
choses vers ce qu’elles ne pouvaient qu’être : le pire. Mais quelle put être
cette « folie » ? Marie-Antoinette Bataille serait restée plusieurs mois
mélancolique, une mélancolie qu’auraient hanté d’« absurdes idées de
damnation et de catastrophes » (30). (Bataille précise qu’elle perdit su¬
bitement la raison après que sa mère à elle lui eût fait, devant lui, une
scène ignoble (31)). Une mélancolie par moments violente qui lui fit
craindre, si on l'en croit, qu’elle l’assommât ; qui fit qu’avec elle, à bout
de patience, il en vint aux mains — la frappa.
Il semble que cette mélancolie (maniaco-dépressive, précise-t-il) ait
été assez vive pour que, par deux fois, elle ait tenté de mettre fin à ses
jours. Une première tentative échoua : « [...] on finit par la retrouver
pendue dans le grenier de la maison. » (32). Une deuxième aussi mais,
semble-t-il, de sa propre décision : « Peu de temps après, elle disparut
encore, cette fois pendant la nuit ; je la cherche moi-même sans fin le
long d’une petite rivière, partout où elle aurait pu essayer de se noyer.
Courant sans m’arrêter dans l’obscurité à travers des marécages, je finis
par me trouver face à face avec elle : elle était mouillée jusqu'à la ceinture,
la jupe pissant l’eau de la rivière, mais elle était sortie d’elle-même de l’eau
qui était glacée, en plein hiver, et de plus pas assez profonde. » (33)

La question se pose bien sûr de l’authenticité de ce que dit Bataille


au sujet de son enfance (elle se pose à nous plus qu’aucune autre). Il ne
fait pas de doute que tous s’arrangeraient de ce qu'on puisse sans réserve
imputer ce qui précède à la fiction. Il n’est pas davantage fréquent
qu’acceptable qu’un homme parle en de tels termes de ses propres parents.
Le doute leur a longtemps profité : nous n’avions pas l'assurance
que Bataille ait dit vrai. A tout le moins, pas d’autre assurance que celle
que lui-même donnait : « Quelques personnes ont douté, lisant les “Coïn¬
cidences” (34) : n’avaient-elles pas le caractère fictif du récit ? Comme la
“préface ”, les “Coïncidences” sont d’une exactitude littérale : bien des

(30) . Ibid.
(31) . Il est exact que la mère de Marie-Antoinette Bataille, la grand-mère de
Georges, Anne Tournadre, était à ce moment-là vivante ; elle décéda le 15 avril
1916. Cette scène peut avoir eu lieu à Riom où celle-ci demeurait, ou à Reims où
elle aurait séjourné, chez sa fille.
(32) . Ibid, 77.
(33) . Ibid, 78. Il semble que cette scène se passa à Riom-ès-Montagnes. C’est
du moins ce qu’a dit Bataille plus tard. On verra que ce détail n’est pas sans
importance : elle serait alors ultérieure au départ de Reims et daterait dans ce
cas de l’hiver 1914-1915.
(34) . Coïncidences, nous l’avons vu, est l’épilogue d’Histoire de l’œil.

24
LA MORT A L'ŒUVRE

gens du village de R. (35) en confirmeraient la substance... » (36). Peut-


être s'était-il plu, comme s’en plaignit son frère, à noircir, à souiller ce
qui n’était en rien justifiable d'une pareille indignité (quand bien même
ce serait le cas, cette indignité n'en aurait pas moins été significative).
Peut-être avait-il rapporté, sans que rien ne l'y justifie, des fantasmes qui
n’auraient appartenu qu'à lui seul, et à son seul désordre (c’est ce qu’a
tenté de dire Martial). Il fait pourtant peu de doutes qu’à un ou deux
détails près. Bataille a dit vrai. Un ou deux détails, et d’importance peut-
être. Il n'est par exemple pas exclu que ce père, malgré son état, malgré
ses douleurs, pût être tendre aussi. Mais la tendresse d’un infirme, d’un
dément (avançant ses mains, à l’aveugle, pour se saisir d’un jeune enfant)
n’est-elle pas aussi terrifiante ? C’est une certitude en effet que Joseph-
Aristide Bataille fut syphilitique. C'est une certitude qu’il atteignit au
dernier degré de cette maladie (près de vingt ans ont passé entre le début
et la fin de celle-ci), et qu’il souffrit les plus violents des symptômes qui
lui sont liés. C'est une certitude (une quasi certitude) qu’il y perdit, du
moins momentanément, la raison (le diagnostic de démence est trop
souvent associé à cette maladie pour qu’il n’y ait pas toutes chances qu’en
cela aussi Georges Bataille ait dit vrai). C’est une certitude que sa mère
vécut dans l’effroi, pendant près de vingt ans, bonne, sans doute plus
souvent qu'excessive, patiente, résignée et, pour finir, à son tour démente,
détraquée (il n'y a que cela qui ne puisse être mieux, à nos yeux, qu’une
probabilité). Sans doute Bataille a-t-il dit vrai, si vrai que, aussi étonnant
que ce soit, il n’a peut-être pas dit tout. A quelques très proches il aurait
avoué, sans en dire davantage, que ce fut pire encore. Pire, ce père infirme
et fou ; pire, cette mère tout entière liée à lui comme s’il s’était agi qu'elle
aussi connût son calvaire (est-il si invraisemblable qu’elle aussi, à bout,
perdît la raison ?) ; pire, surtout ces deux enfants témoins impuissants
d’un drame qui de toute façon les dépassait, encore qu’ils en virent
l’essentiel, deux enfants trop différents d’âge et de caractère pour s’allier
afin de moins mal l’endurer. Leurs deux témoignages ne sont pas sujets
à caution. On connaissait celui de Georges Bataille : il était trop noir,
trop agressif pour qu’on ne se réjouît de pouvoir le mettre en doute. Il y
a désormais, aussi bref et contradictoire qu’il soit, celui que constituent
les deux lettres de son frère : témoignage d’un homme qui a toute sa vie
observé le plus scrupuleux silence, qui n’a jamais admis que Georges
Bataille tirât quelque parti que ce soit, de honte ou de scandale, d'une
telle situation ; quelques réserves qu’il fasse, son témoignage ne laisse pas
place au doute. Celui-ci vint tard : cinquante ans après les faits en
question. On a vu combien ce que les deux hommes — las, vieillis

(35) . Sans doute Riom-ès-Montagnes.


(36) . OC III, 60.

25
GEORGES BATAILLE,

s’avouent est accablant ; le moins accablant n’est pas qu’ils attendirent


cinquante ans pour se l’avouer. Fallait-il qu’à leur tour l’un et l’autre
aient été près de mourir ?
On ignore quand, exactement, Joseph-Aristide et Marie-Antoinette
Bataille s’installèrent à Reims (au 65 ter, rue du faubourg Cérès ; ils
n’eurent pas à Reims d’autre domicile). En 1899 ? En 1900 ? Selon toute
probabilité, pas au-delà. On ignore aussi ce qui fit qu’ils s’y installèrent :
ils n’y avaient aucune attache familiale ; tout au plus peut-on y voir l’effet
d’une mutation administrative ; il semble que Joseph-Aristide Bataille ait
été receveur buraliste (37). Toujours est-il que c’est à Reims que Georges
Bataille passa son enfance et sa scolarité.
De son enfance on ne sait que peu de choses : les souvenirs qu’il en
a sont rares dès l’instant qu’ils n’intéressent pas de près ses parents (rares
du moins sont ceux qu’ils donnent). Pas de souvenirs de jeux ; pas de
souvenirs d’amitié. Rien qui associe de quelque façon que ce soit l’enfance
au merveilleux. Même la ville terrifie : terrifiantes sont les architectures
industrielles, avec leurs cheminées d’usine, « entre le ciel sinistrement sale
et la terre boueuse empuantie des quartiers de filature et de teinturerie ».
Cependant, quelque souvenir qu’il évoque de cette enfance, il ne semble
pas qu’on ne puisse pour finir le rapporter aux terreurs suscitées en lui
par l’affligeante infirmité de son père (il ne semble pas qu’on puisse
d’aucune façon faire de Georges Bataille un enfant qui en fût indemne).
Ce serait sans doute le cas lorsque, s’ennuyant à l’étude du lycée où il
était pensionnaire, il dit s’être adonné aux délices de l’automutilation :
« J’avais saisi mon porte-plume, le tenant dans le poing droit fermé,
comme un couteau, je me donnai de grands coups de plume d'acier sur
le dos de la main gauche et sur l’avant-bras. Pour voir [...] pour voir
encore: je voulais m’endurcir contre la douleur. » (38). (Cette douleur
« tentée » n’est-elle pas d’une façon ou d’une autre associable à celle
qu’endurait son père ?) Il y a toutefois plus grave, plus « malade »
(« malade » à mesure qu’obsèdent les terreurs associées à l’infirmité
paternelle) ; Bataille ne l’a jamais écrit aussi crûment mais il a été
longtemps convaincu que son père s’était livré sur lui à des avances
obscènes (incestueuses et pédérastes ; il aurait même parlé plus tard de
« viol ») ; celles-ci auraient eu lieu dans la cave de la maison rémoise, une
cave réelle, à laquelle on accédait par un long et étroit escalier « à la

(37) . C’est sous ce titre professionnel que fut enregistré son décès à la mairie
de Reims.
(38) . Il est vrai : ce texte n’est aucunement donné comme autobiographique.
Au contraire il figure dans un récit (Le bleu du ciel). Ce n’est donc qu’une
supposition qui le donne pour réel. Une supposition toutefois vraisemblable.
OC III, 454. Le bleu du ciel.

26
LA MORT A L'ŒUVRE

Piranèse » (39), par ailleurs associée à des terreurs durables et récurrentes :


celles des rats et des araignées, par exemple, qu’il ne perdit jamais. Tout
au plus dira-t-il dans un texte prudemment intitulé Rêve qu’il revoit son
père « avec un sourire fielleux et aveugle étendre des mains obscènes »
sur lui (« ce souvenir me paraît le plus terrible de tous » (40)). Longtemps
il est resté convaincu, jusque tard dans sa vie, que son père avait eu des
gestes « déplacés » sur l'enfant qu'il était (« Ça me fait l’effet de me
rappeler que mon père étant jeune aurait voulu se livrer à quelque chose
sur moi d atroce avec plaisir. ») Cette idée ne l’a quitté que des années
plus tard, quand on lui a fait valoir, rationnellement que, infirme, il
n était pas possible que son père descendît à la cave de l’habitation
rémoise ; pas possible donc qu’il se soit livré là sur lui à quelque voie de
fait que ce soit. S’il descendit à la cave, ce fut seul, et accompagné de ses
seules terreurs ; il ne fait cependant pas de doute qu’a pu lui paraître
« déplacé » et « obscène » tout geste tendre de l’infirme sur lui. On ne
peut pas attendre d’un enfant placé dans cette situation qu’il rétablisse
dans son bon sens un rapport filial par avance « détraqué. »
De sa scolarité, il ne dit que peu de choses : qu’il fut un mauvais
élève ; il y insiste même. Qu’il fut paresseux, il s’en vante presque : « [...]
de l'étude, le plus paresseux, c’était moi ; mais de tout le lycée, moi
encore » (41). Paresseux et arrogant : « ... j’étais certain qu’un jour, moi,
parce qu'une insolence heureuse me portait, je devrais tout renverser, de
toute nécessité tout renverser. » (42). Ses études, il les fit depuis les plus
petites classes jusqu’à la première au lycée de Reims (43), comme pen¬
sionnaire à ce qu’il semble, encore qu’il ne le fût certainement pas dès le
début de sa scolarité (44). Il est intéressant de remarquer que Bataille fut

(39) . OC V, 555. Le coupable. Notes.


(40) . OC II, 10. Rêve. « ... il y a la descente à la cave, en rapport avec ce
rêve d’enfant, si souvent, si anxieusement répété : ce rêve associé au feu d’artifice
du 14 juillet — étoile de mort. Le souvenir d’être descendu à la cave avec mon
père : le plus reculé de mes souvenirs sans doute. Faux souvenir? Mon père était
aveugle, pourtant il devait aller à la cave ; à deux ans et demi, trois ans, je pouvais
le guider. » (OC V, 555).
(41) . OC V, 210. Méthode de méditation.
(42) . OC III, 455. Le bleu du ciel.
(43) . L’unique lycée de Reims, à l’époque ; aujourd’hui lycée Georges
Clémenceau du nom de la rue où il se trouve. Avant lui, ce lycée avait eu pour
élève Paul Fort. Après lui, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et celui qui fut
l’ami de Bataille, Roger Caillois. Il a été récemment question que ce lycée prit le
nom de ce dernier.
(44) . Il est hélas impossible d’avoir des précisions concernant la scolarité de
Bataille au lycée de Reims, les archives ayant été incendiées lors des bombardements
de 1915.

27
GEORGES BATAILLE,

pensionnaire, car c’est à sa demande qu’il le devint Sans aucur.doute


Pt r’est ce au’il prétendit plus tard, pour cesser d etre trop constamment
en rapport avec is parents. On ignore quelles purent en etre exactemen
les raisons, mais en janvier 1913 (il avait seize ans) en cours d année
scolaire donc, il décida de ne pas retourner au lycee Le dec da t il I o
fut-il mis « pratiquement » à la porte comme lui-meme le dit . Il Prete™“
[un eT l'autre De janvier 1913 à l’été eut lieu une longue période
d'inoccupation faite de promenades à bicyclette, hors de Reims.
A “a rentrée scolairede septembre 1913, il fut à sa demande inscrit
comme pensionnaire au collège d’Epernay, distant de P1Vsleur*^“
de kilomètres de Reims. Il y passa son premier baccalaureat, qu ob
en juin 1914.
« LES CHOSES QUI SONT LÀ
LA FOUDRE LES CONDUIT TOUTES »*

De toutes les dates possibles, 1914 est peut-être la plus nettement


symbolique parmi toutes celles qui serviront à faire de la vie de Bataille
une histoire : c'est certainement à cette date que ce qui n'avait été
jusqu’alors qu'un drame devint une tragédie (dramatique était le sort fait
à son père ; dramatique le sien ; tragiques en seront les dénouements).
C’est en 1914 que survinrent trois événements (mais on verra qu’un
quatrième leur donne un tout autre relief) que Bataille désigne lui-même
comme parmi les plus déterminants qu’il connut. Le premier est qu'il
découvrit que « son affaire en ce monde était d’écrire, en particulier
d'élaborer une philosophie paradoxale ». Etait-ce si simple ? Il n’y paraît
pas. Il ne suffit pas, en effet, que nous ignorions comment cette conviction
lui vint (il n’y a rien qui permette de la comprendre), il faut encore que
nous soyons autorisés de douter qu’il n antidatât pas une pareille
découverte : il est en effet douteux que Bataille pensât déjà écrire de la
philosophie ; beaucoup plus douteux que, pour autant qu il y pensât ce
fut aussitôt sous la forme d’une philosophie paradoxale. Douteux car
c’est la même année (c’est Bataille lui-même qui fournit cette double et
simultanée datation) qu’il se convertit au catholicisme.
Il était exemplaire que son père souffrît sans secours aucun. Exem¬
plaire qu’il ne crût pas que l’horreur où il était n eût aucun sens , et
qu’aucun Dieu ne l’allégeât. Bataille — il a dix-sept ans — va donner un
sens à cette horreur. Les secours que son père refusait (son père était
irreligieux et sa mère indifférente). Bataille, las de cette affliction, y fit
appel. On ignore par quels chemins il y vint et si quelqu’un l’y aida. En
1914, il découvrit Dieu, et s’y convertit. (C’est la raison pour laquelle il

*. Héraclite.

29
GEORGES BATAILLE,

est douteux qu’il imaginât simultanément d’entreprendre d’écrire de la


philosophie, une philosophie qui plus est paradoxale. A priori, la révélation
dispense de la philosophie. A fortiori, d’une philosophie hétérodoxe.) La
conversion ne fait, elle, pas de doute : Bataille assista aux offices matinaux
du cardinal Luçon, à l’été 1914, en la cathédrale de Reims jusqu’à ce que
celui-ci partît à Rome pour le Conclave (c’est ce qu’indique le premier
de ses livres Notre-Dame de Rheims). Et c’est à l’été 1914, vraisemblable¬
ment en la cathédrale qu’il reçut les sacrements du baptême (1). Mais il
faut aussitôt préciser dans quelles circonstances eurent lieu les offices du
cardinal Luçon, à qui principalement ils s’adressaient (aux armées
stationnées à Reims) donc dans quel contexte eut lieu cette soudaine
conversion (sans qu’il faille nécessairement imaginer que celui-ci l’infléchît
ni la justifiât). Le 3 août 1914, l’Allemagne déclarait la guerre à la France.
La veille, sommation avait été faite à la Belgique (malgré sa neutralité)
de livrer passage aux troupes allemandes. Charleroi, dès le 7 août, Namur,
dès le 23, tombèrent entre leurs mains. Et c’est de ces deux villes que
s’organisa l’offensive qui, passant par la vallée de la Meuse, Charleville
et Rethel, aboutit bientôt aux portes de Reims. Le 5 septembre, l’occupant
disposant ses batteries à sept kilomètres du chef-lieu de la Marne, aux
Mesneaux, Reims fut aussitôt déclarée ville ouverte. Il faut croire que
cela ne fut pas suffisant aux assiégeants. Ceux-ci (le XIIe corps saxon),
sans mise en demeure, ouvrirent le feu. La seule première journée de
bombardements fit 60 morts et 140 blessés. Du 5 au 12 septembre, en une
courte et longue semaine, la capitale champenoise fut bombardée et
pillée ; elle fut presque complètement détruite (2).
Mais le 4 ou 5 septembre 1914, Georges Bataille n’était plus à Reims.
Comme la plus grande partie de la population civile, il avait été évacué.
Une évacuation qui ne retiendrait que peu l'attention si elle ne s’assortissait
ici d’une circonstance qui n’est plus seulement dramatique (le drame est
alors celui de tous : des Rémois et des populations environnantes depuis
le début du mois d’août réfugiées à Reims), mais aussi singulièrement
tragique. A l’ordre d’évacuation, Georges Bataille et sa mère répondirent
sans doute dès la fin août (Martial était à ce moment au front), mais ils
laissaient derrière eux leur père et mari que son invalidité clouait au sol
de cette ville promise au feu et à la ruine. Les circonstances de cette

(1) . Il dit de lui-même : « [...] se convertit régulièrement en août 14 ».


(2) . La cathédrale de Reims fut tout particulièrement visée, en raison semble-
t-il des blessés français qui l’occupaient. En une seule journée du mois de septembre
1914, c’est quinze d’entre eux qui ont été tués par les bombardements. On a
évalué à 245 le nombre des obus tombés sur Notre-Dame de Reims du 24 septembre
1914 au 5 octobre 1918 (Mgr Landrieux, «La cathédrale de Reims, un crime
allemand », 1919).

30
LA MORT A L'ŒUVRE

séparation resteront obscures. Il est vraisemblable que Joseph-Aristide


Bataille s'y résignât. Il est probable même qu’en père de famille attaché
au sort des siens, il les enjoignît de partir (ils partirent à Riom-ès-
Montagnes).
Il ne fait cependant pas de doute que Georges Bataille vécut ce
départ comme un abandon (abandon de fait, quelles qu’en fussent les
raisons, quelque impossible qu'il fût de l’éviter).
Sur Joseph-Aristide Bataille deux fois pris au piège affreux de ses
infirmités, s'en referma un troisième : la solitude la plus absolue dans la
plus désolée des villes qui, tout l’annonçait, était promise à la destruction.'
Le sort n'avait-il pas déjà été dramatique qui avait fait de lui un infirme
et un fou ; il fallait encore qu'il fût tragique. Tragique absolument.
L’abandon des siens à son sort d'homme deux fois déjà privé d’espace,
pieds liés et yeux regardant fixement à vide, devant affronter seul, à part
les soins d'une femme de ménage, l'effroi de sa fin dans une ville à son
tour et comme mimétiquement mutilée (à la date du 5 août 1918, fin des
hostilités, Reims aura connu 857 jours de bombardements effectifs).
Ni sa femme ni son fils ne le reverront vivant. Quinze mois plus
tard, en novembre 1915, ils ne trouveront, l’ayant appris mourant, qu’« un
cercueil vissé dans la chambre » (3). De tous les événements, celui-ci est
l’essentiel: «Le 6 novembre 1915 [...] à quatre ou cinq kilomètres des
lignes allemandes, mon père est mort abandonné » (4). Il ne suffisait pas
qu’une sorte de destin antérieur à toute intervention de l’adolescent
qu’était Bataille conjuguât sur la personne de son père, sur celle de sa
mère et sur la sienne le pire, il fallait encore qu’il le mît dans la position
de devoir se sentir à tout jamais coupable d’avoir manqué au peu qu’il
lui était possible de faire : voir, jusqu’au bout voir. Coupable a fortiori
parce que pêcheur : il ne faut pas oublier que « l’abandon » (appelons
ainsi le départ de Reims et la séparation, puisque c’est ainsi que Bataille
lui-même les appela) est absolument contemporain (contemporain au
mois près, à quelques jours près) de la conversion au catholicisme, et de
l’endettement originel ; se baptisant, Georges, par le même mouvement,
réparait la « faute » dont il était né et la reconnaissait. Il tombait sous
son empire, lui qui, irreligieux, l’avait jusque-là méconnue.
Il faut essayer de comprendre cela ainsi qu’il put le comprendre.
Cette mort n’est plus d’un « saint » (l’élu) ou d’un fou (le « fatal ») : elle
est d’un Dieu. Son abandon en a seul la mesure : « Personne sur terre,
aux cieux, n’eut souci de l’angoisse de mon père agonisant », écnra-t-

(3) . OC III, 60. Le petit. Dans un autre récit des mêmes événements. Bataille
donne une version très légèrement différente. C’est ayant appris qu il était mort
que sa mère et lui seraient revenus à Reims, pour l’enterrer (OC V, 505).
(4) . Ibid.

31
GEORGES BATAILLE,

il (5). Dieu abandonné et trahi, plus dérisoire et plus nu qu’aucun destin


n’en pourra mettre sous les yeux de Bataille de plus dérisoire et de plus
nu : « J’ai abandonné seul, mon père, l’aveugle, le paralytique, le fou,
criant et gigotant de douleur, cloué dans un fauteuil crevé. » (6). Et
puisque Bataille s’était tout récemment converti au christianisme, pourquoi
ne pas le dire de façon chrétienne (il n’est pas possible qu’il n’y ait pas
lui-même cédé) : où Pierre trois fois renia son maître, trois fois il désavoua
son père. La première, quelles qu’aient été les raisons qu’il avait de fuir,
lorsqu’il le laissa seul à Reims. La deuxième, sachant combien imminente
était sa fin, qu’il ne le rejoignit pas (cédant à la « folie » de sa mère ; il
ne fait pas de doute que les pertes de raison de Marie-Antoinette Bataille
et ses tentatives de suicide sont contemporaines des quinze mois que son
mari passa seul à Reims. Délire auto-punitif, sans doute ? Mais également,
hostilité violente et violente frayeur à l’idée que son fils et elle le rejoignent).
La troisième fois (le troisième désaveu), est plus symbolique lorsqu’il se
convertit à un Dieu de secours, au Dieu consolant des chrétiens. Bataille
le dit avec force : c’est irreligieux qu’a vécu son père, et c’est irreligieux
qu’il est mort. Il n’est pas peu curieux, même si c’est le hasard qui en
décida ainsi, que ce qu’on appelle la conversion de Bataille (et on verra
qu’elle fut durable) corresponde exactement avec l’abandon de son père
à Reims. Ce que l’infirme, le « fou » tint à vivre sans secours aucun (et
quelle force ne fallait-il pas pour y parvenir !) l’adolescent, le confiant à
un prêtre (« Je restais rarement toute une semaine sans confesser mes
fautes » dit-il de lui-même à cette époque), le vécut aux pieds d’un Dieu
de substitution. Bien sûr, seul le Dieu magnanime, le Dieu miséricordieux
des chrétiens pouvait prétendre avoir raison de l'entêtante fatalité de ce
dieu tragique. Seul, il était assez puissant pour qu’à un tel sort ne manquât
pas tout à fait la lumière. Il n’est pas imprudent de voir là le troisième
abandon que Bataille fit de son père. Pas imprudent puisque c’est ce qu’il
dira lui-même : « Ma piété n’était qu’une tentative d’élusion. A tout prix
j’éludais le destin. J’abandonnai mon père » (7). Son père, lui n’éludait
pas. Aveugle, infirme, « fou », il disait Oui, sans réserve, de quelque
terreur qu’il dût le payer. Ne pas l’abandonner, garder sur lui les yeux
grands ouverts (n'est-ce pas à cela qu’aveugle, son père l’enjoignait ?),
cela seulement aurait été dire Oui, quand s’agenouiller auprès d’un prêtre
et d’un Dieu rédempteur était dire Non profondément. L’un, aveugle, vit
ce que nul ne voit et que Dieu dérobe. L’autre — la religion ne dit-elle
pas : les yeux désillés ? — s’est intentionnellement aveuglé. Georges
Bataille fut long (plus long on le verra, qu’il ne le dira lui-même) à se

(5) . Ibid. 61.


(6) . OC V, 504. Notes au Coupable.
(7) . OC III, 61. Le petit.

32
LA MORT A L’ŒUVRE

déprendre de ce Dieu sournois, long à consentir contre lui à la vérité sur


laquelle son dieu tragique de père l'obligeait d'ouvrir les yeux : la vérité
de la mort est celle de la nuit et l'aveugle le sait à l’avance.
Il faut comprendre ceci : si Georges Bataille ne fut jamais définiti¬
vement athée, ce n’est pas parce qu'il n'y a pas de Dieu ou parce que
Dieu est mort, mais parce qu'il y a plus fort que Dieu, et que ce dieu
n’est plus fort que parce qu'il est aveugle (« Dieu dans son infirmité est
aveugle quand voir est mon infirmité »), aveugle et fou. Joseph-Aristide
Bataille, à sa façon, était la « folie » de Dieu. Seul, il fit face : le face à
face suppliciant de l'aveugle et de l’abîme, d’un aveugle paralysé par
surcroît, pour qu'il ne pût pas jeter dans cet abîme. Par deux fois au
moins (on verra qu'il y en eut beaucoup d’autres). Bataille signifia plus
tard combien fut entier son ralliement à ce dieu-là et combien lui fut
inévitable le sort qu'il eut : « Quelquefois j’imagine que je mourrai
abandonné, ou même que je resterai seul, vivant et sans force. Pourquoi
éviterais-je le sort de mon père ? » (8). Et : « Aujourd’hui, je me sais
“aveugle” sans mesure, l'homme “abandonné” sur le globe comme mon
père. » (9)

L'impossible (10) n’est pas une vérité de Silène (Silène condamne à


un impossible Non ; Bataille à un impossible Oui (11)) ; c’est une vérité
dionysiaque, « une vérité de bacchante » : une vérité d’yeux brûlés.
« Il est naturel qu'un homme rencontrant la destinée qui lui appartient
ait tout d’abord un mouvement de recul » (12). Ce qu’a mis à nu Joseph-
Aristide Bataille avec ses yeux vides, c’est la mort. Il était naturel que
Bataille, adolescent, reculât. Comme il était inévitable qu’un jour il y

(8) . OC III, 61. Le petit.


(9) . OC III, 61. Le petit.
(10) . Si l'œuvre et la pensée de Georges Bataille pouvaient se réduire à trois
ou quatre mots, l’impossible, sans aucun doute, serait de ceux-là. S’il n’était le
titre d’un livre de Bataille, il aurait pu l’être de celui-ci.
(11) . D’après l’antique légende, le roi Midas poursuivit longtemps dans la
forêt le vieux Silène, compagnon de Dionysos, sans pouvoir l’atteindre. Lorsqu’il
eut enfin réussi à s’en emparer, le roi lui demanda quelle était la chose que
l’homme devait préférer à toute autre et estimer au-dessus de tout. Immobile et
obstiné, le démon restait muet, jusqu’à ce qu’enfin, contraint par son vainqueur,
il éclatât de rire et laissât échapper ces paroles : « Race éphémère et méprisable,
enfant du hasard et de la peine, pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu’il
vaudrait mieux pour toi ne jamais connaître ? Ce que tu dois préférer à tout,
c’est pour toi l’impossible : c’est de n être pas né, de ne pas être, d être néant.
Mais après celà, ce que tu peux désirer de mieux, — c’est de mourir bientôt ».
(F. Nietzsche. L’origine de la tragédie ou hellénisme et pessimisme).
(12) . OC V, 505. Le Coupable. Notes. Le recul aurait été concrétisé par la
conversion au catholicisme.

33
GEORGES BATAILLE,

revînt. Par un formidable retournement, de l’abandon à l’accord le plus


profond, du refus à l’acquiescement le plus grand, c'est si paradoxalement
ne pas voir qui permit à Joseph-Aristide de connaîtrejson fils ne dira-t-il
pas : « J'ai vu [...] ce qu’aperçoivent des yeux morts » (13)), que Georges
à son tour, pour connaître (à toute force, «être lucide [...] au point de
mourir aveugle »), suppliera de ne plus voir : « Dieu, qui vois mes efforts,
donne-moi la nuit de tes yeux d'aveugle » (14). Il dit aussi : « Il fallait à
la fin tout voir avec des yeux sans vie, devenir Dieu, autrement nous ne
saurions pas ce qu’est sombrer, ne plus rien savoir» (15). Il ne fait pas
de doute que Joseph-Aristide Bataille fut, après le Dieu des chrétiens,
celui qu’il pria et supplia. En le priant, en le suppliant, Georges Bataille
persistait à séjourner auprès de son père mort, obéissant longtemps avant
qu’il la connût, à l’injonction hégélienne : « L’esprit est cette puissance
seulement en sachant regarder le négatif en face et sachant séjourner près
de lui. » (16).
Joseph-Aristide Bataille mourut donc le 6 novembre 1915, à huit
heures du matin, au 69 ter, rue du Faubourg Cérès, à Reims (17). Depuis
septembre 1914, Georges Bataille vit à Riom-ès-Montagnes, avec sa mère,
dans la maison de ses grands-parents maternels qui s’y trouvent eux aussi.
Anne Tournadre, sa grand-mère, décédera peu après, le 15 avril 1916, et
Antoine Tournadre, son grand-père, beaucoup plus tard, le 16 janvier
1923.
(13) . OC V, 447.
(14) . S’il n’est à aucun moment ici fait usage de l’analyse freudienne, c’est
qu’elle ne m’apparaît dans le cas présent que d’une efficacité douteuse. Il n'est en
effet que peu utile de dire après Freud que « l’étude des rêves, des fantasmes et
des mythes nous a appris que la crainte pour les yeux, la peur de devenir aveugle
est un substitut fréquent de la peur de castration » ( Essais de psychanalyse
appliquée. L’inquiétante étrangeté). Devra-t-on déduire de ce que Bataille prie
Dieu, pour mieux connaître, de lui donner la cécité (« un désir lancinant qu’on
crève mes yeux ! Etre aveugle [...] que je vois ») qu'il désirait inconsciemment, au
lieu qu’il la craignit, la castration... pour mieux aimer, mieux dire OUI ! ! ! La
logique freudienne est moins en cause que ce que risquerait d’en faire sa niaise
doxa. A qui voudra toutefois s’aventurer dans ce type d’interprétation, il n’est
pas inutile de rappeler ce que Bataille lui-même suggérait : qu’au complexe de
castration, sursaturé et au total inefficace, on substitue le complexe promethéen.
Et ajouter ceci : « Car l'enfant, qui dans sa terreur d’être tranché cherche à
provoquer l’issue sanglante, ne fait aucunement preuve d’absence de virilité : un
excès de force, au contraire, et une crise d’horreur le projettent aveuglément vers
tout ce qu’il y a au monde de plus tranchant, c'est-à-dire l’éclat solaire. » (OC
II, 45).
(15) . OC V, 177. L’expérience intérieure.
(16) . Hegel. Phénoménologie de l'esprit.
(17) . La déclaration de décès auprès de la mairie fut faite par deux personnes
étrangères à la famille.

34
LA MORT A L’ŒUVRE

A Riom-ès-Montagnes, Bataille vit une vie pieuse. Tout le temps


que son père resta seul à Reims (et bien au-delà), tout le temps que sa
mère vécut sujette au désordre de son esprit (vraisemblablement, celui-ci
se rétablit après que moururent son mari et sa mère, en novembre 1915
et avril 1916), Georges Bataille le passa en études, en promenades et en
jeux ; en études : il prépara par correspondance le second baccalauréat
(de philosophie) et l’obtint en juin 1915. En promenades : il se rendit, à
vélo, à Châteauneuf. au nord-ouest de Riom ; au sud-est, aux ruines du
château d'Apchon ; au sud, aux Monts du Cantal, vestiges d’un volcan
ancien, à Salers dont il semble qu'il visitât souvent les vestiges médié¬
vaux (18) ; en jeux : il chassait, il pêchait. (Il faut se garder d’imaginer
Bataille, jeune homme, seulement confit en dévotion, passant ses journées
à prier et à méditer. Il faut de même se garder de le voir comme un jeune
homme chétif, ou malingre, qui ne se serait détourné des plaisirs de
l'adolescence que par impuissance d'y répondre. Les rares témoignages
que nous avons de lui à cette époque le montrent au contraire capable
de rivaliser avec les meilleurs de ses amis — les Angrémy, les Delteil —
sinon d'exceller. On sait qu'il aimait chasser. Il pêchait aussi et de la
façon la plus sportive : à mains nues, des truites de rivières. Il jouait aussi
au tennis.)
L’essentiel de son temps, il le consacra toutefois à la piété. C’est ce
que du moins autorise de croire le témoignage de Georges Delteil, le plus
proche de ses amis d'enfance et d'adolescence (19) : « A vingt ans, dans
nos montagnes d’Auvergne (20), il menait une vie de saint, s’imposant
une discipline de travail et de méditation [...] Ceci dans une belle maison
austère, celle de son grand-père, située au centre du bourg, à deux pas
de la vieille église romane où il s’est fait enfermer un soir ; plongé dans
ses prières ou dans ses réflexions, il n’avait pas entendu le sacristain
fermer les lourdes portes. » (21).
L’agenouillement devant un prêtre rémois en août 1914 continue et
continuera longtemps de dominer sa vie. Il ne fait pas de doute que
Bataille crut à l’absolu de cet agenouillement et de l’absolution qui le
signe. Il ne fait pas de doute que, pour lui, ils parurent seuls en mesure
de répondre à l’absoluité sans merci que l’obligeaient de vivre les deux

(18) . Georges Bataille eut plusieurs fois l’occasion de dire quel était son
attachement pour les paysages auvergnats.
(19) . Selon toute vraisemblance, vivant à Reims, il passait ses étés à Riom-
ès-Montagnes. L’amitié nouée avec Georges Delteil est donc antérieure à 1914.
(20) . A vingt ans, certes ; mais à 17 et 18 aussi. Toute la période riomoise
de Bataille fut catholique et même dévote.
(21) . Georges Delteil. «Georges Bataille à Riom-ès-Montagnes». Critique
n° 195-196, août-septembre 1963.

35
GEORGES BATAILLE,

« folies » de son père et de sa mère. C’est en jeune homme modèle —


modèles étaient ses mœurs, modèle sa déférence — qu’il convient de se
le représenter entre 17 et 23 ans (on verra qu’il le restera sensiblement
plus longtemps). Sa foi lui fit écrire un premier livre en 1918, livre pieux
autant qu’il l’était lui-même : Notre-Dame de Rheims. Surtout elle l’inclina
vers le sacerdoce, après qu’il eut, semble-t-il, voulu devenir médecin ; son
proche cousin Victor Bataille, de dix ans son aîné, l’en aurait dissuadé
en lui faisant valoir que sa mère, veuve, n’aurait pas eu les moyens de
lui faire suivre de telles études — c’est la même raison d’ailleurs qu’allègue
Bataille pour justifier de n’avoir pas entrepris d’études de philosophie (22).
Le sacerdoce donc : monachisme ou prêtrise. Sous une forme ou sous
l’autre (sa préférence allait cependant à l’idée de devenir moine), il ne
fait pas de doute que Bataille a, pendant plusieurs années, caressé le
projet de se consacrer à Dieu. Ce que confirme l’année de séminaire,
commencée à l’automne 1917, et terminée à l’été 1918(23). La guerre
terminée, il ne resta pas au séminaire (pourquoi ne le fit-il pas ? On
l’ignore) mais s’inscrivit à Paris à l’école des Chartes.

Avant d’aller au séminaire, il avait été mobilisé : une mobilisation


d’assez courte durée qui ne le mena pas au front. A la différence de
plusieurs de ses prochains amis, il n’eut de la guerre qu’une expérience
brève et presque abstraite : « Les circonstances ont fait que je n’ai jamais
dû me battre... » (24). Il fut « un soldat malade, imaginant chaque jour
au milieu de blessés et de malades plus vieux l’enfer auquel il demeurait
promis... ». « Ma vie, comme celle des soldats parmi lesquels je vivais,
me paraissait enfermée dans une sorte d’apocalypse lointaine et cependant
présente entre les lits de l’hôpital. » (25). Il n’alla pas au front ; il semble
que la possibilité pourtant s’en soit présentée. Il y aurait répondu, dit-il
plus tard, non que le goût des hostilités l’attirât, mais comme on répond
à l’angoisse quand celle-ci atteint l’excès (26).

(22) . Mais une fois encore, il est douteux que la philosophie fût à ce moment
au cœur de ses préoccupations. Il est plus vraisemblable que c’est à la théologie
qu’alla, à cette époque, son intérêt.
(23) . A Saint-Flour, évêché.
(24) . OC VII, 523.
(25) . Ibid, 524. Bataille ajoute à ces lignes écrites 25 ans plus tard qu’il
éprouvait du dégoût pour les « grands mots » et les « grands principes » qu’il
voyait partout s’étaler. Notre-Dame de Rheims, écrit en 1918, démontre que tel
n’a sans doute pas été le cas : il ne répugne pas d’y employer lui aussi les mêmes
mots et les mêmes principes ou presque.
(26) . De ce séjour de soldat malade, il dit avoir rapporté un journal intitulé
Ave Caesar. Il ne semble pas qu’il ait été conservé.

36
LA MORT A L'ŒUVRE

Mobilisé en janvier 1916, il regagna Riom-ès-Montagnes en janvier


1917, démobilisé pour raison de santé (« tombe sérieusement malade, est
réformé en janvier 1917 » dit-il de lui-même ; la première guerre est liée
à la première atteinte de maladie pulmonaire). En octobre 1918, il était
à Paris, le séminaire abandonné, mais Notre-Dame de Rheims écrit et
publié. Par arrêté ministériel en date du 8 novembre 1918, il fut admis
en première année de l’école des Chartes.
« CERTES, ELLE S’ETEND COMME UN CADAVRE »

Est-il juste de compter Notre-Dame de Rheims au nombre des livres


qu’a écrits Bataille ? Peut-être pas. Il n’a d’intérêt qu’anecdotique ;
littéraire aucun (il faut bien l’avouer : il n’y a pas chez Bataille trace d'un
génie précoce). Anedoctique et, essentiellement, biographique : il est le
plus précis, le plus sûr des témoignages possibles sur la jeunesse de
Georges Bataille (1) et la force, fût-elle parfois niaise (et sans doute en
jugea-t-il lui-même ainsi pour avoir toute sa vie observé à son sujet le
plus complet silence) de ses convictions chrétiennes (2).
Candide ? Dévotieux ? Niais ? Ce livre n’en est pas moins étrangement
significatif : moins de la foi que de ce qu’essaie de taire celle-ci. On peut
en effet le lire ainsi que Bataille jeune (à vingt ans) a pu prétendre l’écrire :
comme une adresse apologétique aux jeunes gens de Haute-Auvergne.
Par des temps de feu et de cendres, il aurait voulu faire sonner l’espérance
et éclater la lumière. Notre-Dame de Rheims (il y a la guerre et l’espérance
de tous, mais il y a son histoire aussi : n’est-ce pas là qu’il s’y est
converti ?) agressée et détruite par les « barbares » disait haut et clair de
quel monde symbolique l’irreligion semblait vouloir la fin : mais debout
encore, elle disait aussi, elle disait surtout que nul, ni l’irréligion, ni la
force, ne viendrait à bout de l’âme, qui y était tout entière imprégnée, de
la Foi, de l’Eglise et de la France. La lumière qu’est Notre-Dame de
Reims est immémoriale ; elle est immarcescible aussi.
On peut toutefois lire ce livre à l’envers, à rebours (ce qui présente
l’avantage de lui conférer un intérêt paradoxal, autant qu'hypothétique)
moins pour ce qu’il dit que pour ce qu’il tait, pour ce qui, de son

(1) . Avec, on le verra, quelques lettres retrouvées en date des années 1919
et 1922. Il a dû aussi exister des poèmes de jeunesse de Bataille. Un seul a pu
être retrouvé parmi les papiers ayant appartenu à sa cousine Marie-Louise : Les
fronts des vieux. Il est inédit et, sans doute, est-ce mieux ainsi. Quel intérêt peut-
il y avoir à donner à lire des poèmes où riment : sabots et fagots, ride et aride,
dru et bourru ?
(2) . C’est à André Masson, condisciple de Bataille, qu'on doit d’avoir connu
l'existence de ce livre, après la mort de son auteur. Il semble donc qu’il soit le
seul parmi ses amis de l’âge adulte qui en ait eu connaissance. Et c’est à Jean
Bruno qu'on doit de l’avoir retrouvé.

38
LA MORT A L'ŒUVRE

impossible « vérité », transpirerait ligne après ligne : on sait quel drame


fut pour Bataille qui laissât son père, seul, et selon toute vraisemblance
mourant, à Reims que le feu promettait d’embraser. Or de ce drame, ce
livre tout entier dédié à Reims, au plus haut et au plus fier de ses édifices,
obstinément ne dit rien. Pas un mot. De cet homme ignominieux et aimé,
de ce « dieu » ravagé, de ce « fou » demeuré seul qui plus est, rien ! Tout
y tait ce père. Tout le tait au prix impossible d'un silence fait sur son
« sacrifice » (silence d'autant plus singulier, d'autant plus incompréhen¬
sible que, parti de Reims avant que la cathédrale ne commençât d’être
détruite. Bataille ne la vit éventrée et en gravas qu'à la faveur de son
court retour dans cette ville : pour y enterrer son père mort). Impossible
car, quelque soin qu'ait eu Bataille de l'en évincer, il y resurgit comme
ce qui fait l'évidence de son profond mensonge. Paradoxalement, il en
est, dissimulé, l’innocence. La cathédrale de Reims serait alors, livrée au
feu. un substitut glorieux de ce Dieu immontrable (3). Est-il si imprudent
de l'imaginer ? Lorsque Bataille parle de la cathédrale, « les deux hautes
tours étaient droites dans le ciel », comment ne pas songer aux jambes
mortes n'érigeant plus le corps paternel ? Comment ne pas y songer
quand, dans ce texte saturé de qualifications enchanteresses, surgit cet
aveu : « Il est parmi nous trop de douleurs et de ténèbres et toutes choses
y grandissent dans une ombre de mort », ou cet autre, autrement explicite
et confondant : « Je la voyais [la cathédrale] comme la plus haute et la
plus merveilleuse consolation que Dieu laisse parmi nous et je pensai que
tant qu’elle durerait, fût-elle en ruine, il nous resterait une mère (4) pour
qui mourir. »
Rjen __ presque — n’est dit ; et tout l’est : l’abandon : « Ce fut dans
une fièvre brusque, pour les uns l'exode, pour d autres 1 invasion avec
l’armée allemande [...] » ; la folie des mères (de la sienne) : « ... des femmes
devenaient folles parce que dans leur fuite, elles avaient égaré leurs
enfants » (sa mère ne faillit-elle pas le perdre quand il voulut rejoindre
son père ? N’est-ce pas à ce moment-là qu'elle devint « folle » ?), le choix

(3) . Sacrifice et martyr. Dans son très beau livre La prise de la Concorde,
Essais sur Georges Bataille, Denis Hollier cite ce texte d Emile Mâle, Nouvelle
Etude sur la cathédrale de Reims : « J ai vu la cathédrale de Reims après ses
dernières blessures : fantôme d'église au milieu d un fantôme de ville... La
cathédrale calcinée, couverte de plaies profondes, montrant ses os à nu, épouvantait
d’abord... Mais bientôt un sentiment grandissait qui faisait oublier les autres:
une tendre et profonde vénération. La cathédrale ressemblait à une martyre qui
venait de traverser les supplices et que ses bourreaux n avaient pu achever. Elle
avait eu, elle aussi, sa Passion : à sa beauté s’ajoutait désormais sa sainteté. Repris
in Art et artistes du Moyen-Age, Flammarion.
(4) . C’est moi qui souligne.

39
GEORGES BATAILLE,

qu'il fit de rester avec sa mère : « ... il nous restait une mère pour qui
mourir », mais surtout la cécité : « ... le lumineux équilibre de la vie est
brisé, parce qu'il n’est personne dont les yeux ne soient brûlés du reflet
des flammes vives ». Il n’est plus question que cette ville, proie des
flammes et promise à sa ruine, fasse de l’homme pris à son piège un
condamné parmi d’autres ; c’est elle, à rebours, et ses habitants que
l’incendie condamne à son sort d’aveugle. Et si on doutait encore que
l’apostrophe ne se retourne, dans un hommage inconscient, sur ce qu’elle
prétendait taire, il suffirait d’ajouter ces deux citations où la cathédrale,
de glorieuse qu’elle était, d’immémoriale, d'immarcescible, devient soudain
— mais immensément — humaine : « Elle avait cessé de donner la vie » ;
« elle s’étend comme un cadavre ».
Denis Hollier (5) a raison de mettre en évidence l’aspect surabon¬
damment maternel de ce texte (« ... sorte d'immense corps glorieux, corps
maternel inentamé soustrait au temps et à la mort parce qu’animé d’un
vœu immortel ») mais, comme mangé de l’intérieur, celui-ci se dissout
dans l’aveu de ce qu’il ne peut parvenir à effacer tout à fait : ce qui a
donné la vie, et qui s’étend maintenant comme un cadavre, c’est, à Reims,
en novembre 1915, Joseph-Aristide Bataille.

(5). La prise de la Concorde, Essais sur Georges Bataille, Gallimard. Denis


Hollier y propose une intéressante possibilité de lecture de ce premier livre de
Bataille. Ce qui est dit ici ne s’y oppose d’aucune façon, mais met en doute que
soit aussi efficace qu’il le suggère l’obturation tentée par Bataille. Hollier propose
que Bataille, dans toute son œuvre, s’efforça de biffer et de réécrire ce texte initial.
Il n’est à mon avis pas impossible que déjà ce texte, mais différemment des
suivants, tentât d avouer — et réparer ? — ce qui le justifie : l'abandon du père
à Reims. Toute l’œuvre, y compris Notre-Dame de Rheims, aura été écrite contre
cet abandon. Celui-ci sur le mode du garrot. Ceux-là sur celui de l’hémorragie.

40
A L'ECOLE DES CORPS

Pieux, fervent, il n'est pas étonnant que Bataille lise alors une
littérature pieuse et fervente. Et cela intéresse en tout premier lieu sa
formation — on a vu combien elle était hétérodoxe, il n’est pas un
philosophe de formation — qu’elle se soit faite avant tout au moyen de
livres d'édification. Rien ne pourra faire (et rien n’effacera), quoi qu’il lût
plus tard — on le verra : Dostoïevski, Nietzsche —, qu’il le fît après (et
on serait tenté de dire selon ) avoir « lu » Dieu avec piété et ferveur.
C'est pour cette raison qu’est précieuse l’indication fournie par André
Masson, son condisciple et ami : en 1918-1919, Bataille lit assidûment
(c’est alors son « livre de chevet ») Le Latin mystique de Rémy de
Gourmont. Le Latin mystique est constitué de textes âpres, farouches,
violents et superbes souvent, datant du Ve au XIIIe siècle, attribuables à
quelques-unes des plus éminentes figures du Moyen-Age religieux. L’in¬
tention apologétique et prédicative n’en est pas absente : elle en est même
l’essentiel. Mais ce n’est pas ce qui retiendra notre attention. Leur objet
(il est curieusement, obsessionnellement, le même) est de faire que les
impies renoncent à la chair (« sans doute le mépris de la chair est
essentiellement chrétien », dit Rémy de Gourmont) moins parce que la
chair est méprisable (méprisable, l’ignorer suffirait) que parce qu’elle est
terrifiante. Et terrifiante, elle donne lieu à une véritable démonologie.
Celle que représentent saints et prédicateurs n’est que maux et douleurs ;
et quand bien même échapperait-elle aux uns et aux autres, elle resterait
(et cela suffirait à démontrer combien elle est tout entière et par nature
hostile à Dieu) promise de pourrir. La chair chrétienne est une chair
souillée sans doute ; elle est une chair morte sûrement. Morte ou enjointe
de l’être : car elle ne l’est jamais assez. La chair n’est jamais assez
cruellement morte que Dieu lui pardonne d’être née de l’offense qui à
l’origine Lui a été faite : «Tuons cette chair [...] tuons-la de la même
manière qu’avec la mort engendrée par la faute elle nous a tués », dit
Saint Jean Climaque(l). Elle ne sera donc jamais assez dénoncée. Par
un violent effet rhétorique punitif, la chair est tout au plus autorisée de

(1). Voir aussi le beau livre de Piero Camporesi, La chair impassible,


Flammarion, 1986.

41
GEORGES BATAILLE,

se condamner : il ne suffit pas que par elle-même elle le soit — ce n’est


que son sort —, il faut faire mieux que consentir à cette condamnation :
il faut l'appeler de ses vœux.
Les quelques religieux colligés par Rémy de Gourmont (des conver¬
tisseurs, pas des mystiques) sont parmi les plus ardents des comptenteurs
de la chair. Odon de Cluny est parmi eux le plus féroce (ne dirait-on pas
aujourd’hui le plus dément : sa férocité est d’un possédé) : « triste et
grand » dit de lui Rémy de Gourmont, « d’une hardiesse de langue qui
fait pâlir jusqu’à l’évanouissement » (2) (mais on ne peut négliger combien
famines, bouleversements, calamités naturelles, atrocités en tous genres
pouvaient justifier cette dépréciation de la chair) : « La beauté du corps
est toute entière dans la peau. En effet, si les hommes voyaient ce qui est
sous la peau, doués comme le lynx de Béotie d'intérieure pénétration
visuelle, la vue seule des femmes leur serait nauséabonde : cette féminine
grâce n’est que suburre, sang, humeur, fiel. Considérez ce qui se cache
dans les narines, dans la gorge, dans le ventre : saletés partout. Et nous
qui répugnons à toucher même du bout du doigt de la vomissure ou du
fumier, comment pouvons-nous désirer de serrer dans nos bras un simple
sac d’excréments ! » (3).
Nous sommes justifiés à répugner toucher la chair, parce que, quelque
belle qu’elle soit, elle est si naturellement promise au pourrissement
qu’étreinte et aimée elle n’en est pas moins, et déjà, pourrie. C’est ce que
dit Saint-Bernard : « Considère que tu mourras, parmi les longs soupirs
et les rudes hoquets, parmi toutes les douleurs et toutes les terreurs [...]
ton corps s’en ira en pâleur et en horreur, en sanie et en fétidité, vers et
nourriture des vers. »
Car le pire n’est pas que la chair soit mortelle, c’est qu’elle soit
sexuée : par un syllogisme tout chrétien, l’apologétique n’a pas hésité,
très tôt, à dire qu’elle est mortelle parce que sexuée. La question n’est
pas que Bataille partagea ou non ce syllogisme. (C'est l'évidence que son
œuvre s’est en grande partie construite sur une conaturalité de cet ordre.)
La question est que ce syllogisme intervint à cette époque à des fins
horrifiques et édificatives et qu’on prétendit juger moralement de la chair,
devenue le mal où elle ne pouvait être qu’au plus la mort : le mal et le
diable. C’est sur une vision démonologique de la chair que s’accordent
les prédicateurs : la chair n’est pas seulement mortelle, elle est mortifère ;

(2) . Bataille fut fasciné par cette langue autant que par ce qu'elle disait :
André Masson précise : « Passionné de recherches verbales et plein de mépris
pour les constructions de phrases classiques, il se complaisait dans les mots demi-
barbares qui forment la transition du latin au français. »
(3) . Odon de Cluny. Collationnes. Livre II. Odon ou Odes de Cluny (saint),
879-942. Second réformateur de l’ordre de Saint-Benoît.

42
LA MORT A L'ŒUVRE

et seul Dieu en sauve. Mais le commerce de la chair insulte la réparation


qu'essaie d’en faire ce Dieu par la résurrection. Et c’est cette sexuation
- autrement dit, en langage d'église, la femme — qui fait empêchement
au salut de l'homme. C'est elle qui fait de lui un impie ; elle qui fait qu’il
méconnaît la grâce. Ces convertisseurs désaxés n'ont pas de mots trop
durs pour désigner à la damnation divine combien perfide et sournoise
est la chair de la femme, et mortel le désir qu’en a l’homme ; parce qu'elle
est la mort, elle est aussi, insidieusement, le diable. D’autant plus
repoussante qu'elle est désirable, d’autant plus le diable qu’elle est belle.
(C'est ce que, déchaîné, dit Anselme de Cantorbery : « La femme ne
recule devant rien, elle croit que tout lui est permis. Elle ose tout ce que
lui commande l'impétuosité de sa luxure ; la crainte et la pudeur, tout
cède à son caprice. Elle méprise les plus sacrées des lois, tous les serments :
que cela soit honteux, que cela soit féroce, du moment qu’elle jouit, elle
est contente. » (4))
Georges Bataille devrait-il n'avoir gardé qu’une seule chose des
longues années où il crut (on verra qu’il en garda plus d'une), ce serait
celle-ci : jamais il n’aima la chair, jamais au sens du moins qu'il pût se
la représenter sans répugnance ; jamais en tout cas de telle façon qu’il
n’y vît pas à quelle mort elle est promise ; et promise celle qui s’y conjoint.
Aussi librement, aussi complaisamment qu’il s’adonnât à ses désirs (se
débauchant), c’est sachant qu’égale du moins à sa beauté, est considérable
la terreur qu’elle inspire. Et si la chair n’est ni sale, ni souillée de la façon
dont tentent d’en tirer partie les rabatteurs de Dieu, elle l’est en ceci qui
fait combien elle est au-delà de tout désirable : que plus elle est sale, plus
elle est souillée, plus tragiquement elle dit que Dieu n’est pas derrière qui
promette une autre beauté, idéale celle-ci, imputrescible : que Dieu est
mort. Et Dieu est mort d’autant plus que la chair est salie, d’autant plus
qu’elle est souillée, d’autant plus qu’elle est belle.
Mais il n’y a pas que cela qui ait pu marquer Bataille, et le marquer
plus longtemps pour les raisons qu’il avait de croire. Ce qu il put trouver
« édifiant » en 1919 — le récit des martyrs —, plusieurs années après (en
1925) reparaîtra, resurgira, pour ce qu’à ses yeux cela pouvait signifier
indépendamment de toute visée édificative : la seule et simple fascination
de l'horreur. Don Ruinart, que cite longuement Rémy de Gourmont,
décrit avec minutie, avec complaisance (avec délectation ?) quelles pou¬
vaient être les atrocités endurées par les martyrs chrétiens (les effroyables
sévices faits à leur corps ne disaient-ils pas, exemplairement, en quelle
faible estime ils le tenaient; une estime si mince quelle n’était rien qui
ne pût être glorieusement sacrifié à Dieu) ; comment étaient les ungulae,

(4). Anselme de Canterbory. Le Latin mystique, 267. De Contemptu Mundi.

43
GEORGES BATAILLE,

ou ongles de fer, tenailles dont les pinces étaient faites de dents qui
s'imprimaient en les resserrant dans les chairs ; et les unci, sortes de crocs,
piqués aux bouts de longs bâtons au moyen desquels « on arrachait [...]
les entrailles par les larges ouvertures que les fouets faisaient aux côtés » ;
et les pectines, peignes de fer avec lesquels Don Ruinart dit efficacement
qu’on peigna « comme une bourre saignante le ventre déchiqueté de Théa
de Gaza ».
Quelque différentes qu’aient pu en être les raisons, il n’est pas possible
que Bataille, qu’on verra pendant près de quarante ans fasciné par l’un
des plus sanglants supplices (le supplice chinois des Cent morceaux), ne
le fût pas aussi, et déjà, par les récits rapportés des supplices chrétiens.
Il est possible, il est vraisemblable même qu’il y vît le contraire de ce que
plus tard il y verra : en 1919, l'immesurable magnanimité d’un Dieu dont
l’amour pouvait être aux suppliciés une grâce telle qu’ils se sacrifièrent
avec transport; en 1925, son absence, l’absence de Dieu, une absence
aussi absolue qu’absolue était l'horreur endurée, une absence nulle part
ailleurs plus sensible que là où l’horreur l’appellerait (mais on verra
qu’une telle horreur que rien ne justifie plus n'en est pas moins « exta¬
siante »).
Une telle lecture, une lecture fascinée (ne l’oublions pas, André
Masson le précise : Le latin mystique était son « livre de chevet ») n’est
pas si courante chez un jeune chrétien qu’on ne doive en retenir le
caractère noir et « détraqué ». Le christianisme de Bataille n’est pas que
salvateur. S’il avait fui, il aurait porté ses pas vers des lectures édifiantes
certes, mais bénéfiques (il n’en manque pas). Au contraire, lui qu’on sait
avoir eu une enfance faite de terreurs, assistant impuissant et bouleversé
au spectacle d’une chair chaque année plus effroyablement délabrée,
choisit pour sa méditation les textes qui font à la chair le sort le plus
violent, le plus féroce. Son christianisme n’était donc pas tout à fait une
fuite (une élusion) comme il a pu l’être cinq ans plus tôt, et comme lui-
même l’a dit avoir été.
« LE FRONT DUR ET LES YEUX DROITS »

Pieux, austère, il est moins sûr cependant que Bataille en cette


première année parisienne ait poussé si loin le décri de la chair (aussi loin
que l'enjoint Odon de Cluny) qu'il ait été encore chaste. On sait par
plusieurs lettres adressées à sa cousine, et confidente, Marie-Louise qu’il
a dès cette époque été fortement épris d’une de ses amies d'enfance, Marie
Delteil. Si l'on devine que cet amour n’a pas été le premier, il restera
cependant aux yeux de Bataille le premier qui compta.
Il n’y aurait rien là qui surprendrait — il a, après tout, 22 ans — s’il
ne s’en désavouait pas. Car c’est sur le mode du désaveu que sont portés
à la connaissance de sa cousine ses premiers émois sentimentaux : du
désaveu et du repentir : « L'expérience de cette année m’écarte assez de
toutes les hésitations. Je veux et sais faire ma vie. Lorsqu’on sort d’être
lâche comme je le fus ces mois derniers et d’avoir poussé la complaisance
sous de vilains prétextes passionnels jusqu’à plaquer ce que j’avais de
plus réel en moi pour ne pas déplaire » (1). Bataille ne dit certes pas que
la chair est péché : mais ce dont il l’accuse c’est que le souci qu’il lui a
témoigné l’a éloigné de lui-même et de ce qu’il se devait d’être : « Je suis
fatigué de l’oubli imbécile que j’ai fait de moi pendant la moitié d’une
année. Tu me retrouveras [prévient-il sa cousine] « avec mes idées
anciennes, avec mes projets anciens » (2). Il n’y a rien qu’il ait fait qu il
ne se doive déjuger. A l’évidence, certains de ses penchants, il les dénonce.
Et ce sont eux qui font qu’il se désapprouve de façon agressive : « Comme
je te l’ai dit, je continue à me contourner dans la misanthropie. Je m’y
développe comme dans une serre chaude et tu ne me reconnaîtras plus.
Je te préviens que je serai hargneux, brutal. »
Mais ce n’est pas tout amour et ce n’est pas toute chair qu’il décrie.
Pour celui qu’il connut à Paris (mais peut-être y en eut-il plusieurs (3))
et qu’il estime l’éloigner de ce qu’il se devait d’être, celui-là, de Riom,
avec une amie d’enfance, l’en rapprocherait ; c’est à tout le moins ce qu’il
affirme. On ignore quand et comment entre eux se déclara cet amour. Il
ne fait pas de doute que Georges Bataille connaissait Marie Delteil depuis

(1) . Lettre de Georges Bataille à Marie-Louise Bataille. 9 août 1919. Riom-


ès-Montagnes.
(2) . Ibid.
(3) . Bataille n’y fait qu’allusion dans ces lettres.

45
GEORGES BATAILLE,

longtemps (elle est la sœur de son plus ancien ami de jeux, Georges
Delteil) : est-ce pour autant ce que d’habitude on appelle un amour
d’enfance ? Ou s’est-il déclaré sensiblement plus tard ? Toujours est-il
qu’en 1919 il est fermement décidé de l’épouser et c’est avec fermeté —
presque arrogance — qu’il l’annonce à sa cousine : « Et tout d’abord
j’épouserai si Dieu le veut, Marie Delteil. Admets cela comme un acte de
ma volonté, il ne s’agit pas là d’une vaine séduction et tu sais comment
j’ai été séduit. 11 ne s’agit que de ma volonté et si, dans cette pleine
possession de soi, cet acte t’en déplait, c’est que tu ne m’aimes pas encore
comme je dois l’être [...]
« Jé pense que se vouloir soi-même selon sa force ne peut être
indifférent à qui vous aime et je voudrais que tu y voies toute la lumière
qui me guide dans le chemin d’une vie que l’amitié nous fait bien commun
et qu’il faut aimer assez pour se vouloir grand. »
« Si Dieu le veut » dit-il. Il ne voulut pas. Et c’est moins Dieu — on
l’imagine — qui ne le voulut pas que les parents de la jeune fille : je dirai
plus loin pourquoi. L’important, l’essentiel, est de voir comment était
Bataille à vingt-deux ans. Ceux qui voudraient voir dans le narrateur
d'Histoire de l’œil l’autobiographique figure de Bataille, dissolue jusqu’au
scandale, sont loin, aussi loin que possible de ce qu’il fut ; il fut droit
(« Je l’aime de toute ma droiture ... ») et respectueux jusqu’au scrupule
des usages : « Il reste que je n’ai en quelque sorte plus un seul espoir de
ce côté car elle est bien trop une fille obéissante, et, d’ailleurs, je ne
l’accepterais pas autrement que du bon gré de ses parents. » (4)
Georges Bataille va donc demander la main de la jeune fille à ses
parents et ceux-ci, comme il était après tout prévisible, la lui refusèrent.
Non pas qu’ils aient douté des qualités du jeune homme (Georges Delteil
rappelle quelle réputation était celle de Georges Bataille à cette époque
à Riom-ès-Montagnes : celle d’un jeune homme modèle, et sans doute
promis au meilleur avenir (5)), mais les deux familles se connaissaient
trop bien pour qu’un « spectre » ne se surimposât pas à l’éventualité
d’une telle union : celui de Joseph-Aristide Bataille, syphilitique, aveugle,
infirme et... fou ? A Marie on fit très vite comprendre qu’elle devait
considérer ce mariage « comme absolument impossible » ; ce dont Georges
Bataille ne sembla pas s’étonner outre mesure : « Après tout je ne me fais
aucune illusion, je sais ce que mon mariage peut avoir d’inconvénients
c’est-à-dire que peut-être, j’ai plus qu’un autre des chances d’avoir un
enfant malsain ; et je trouve assez juste que l’on m’écarte mais il fallait
le faire un peu plus tôt. » (6)

(4) . Lettre du 29 octobre 1919.


(5) . Ibid.
(6) . Ibid.

46
LA MORT A L'ŒUVRE

Cet événement appelle plusieurs remarques : la première, et ce n’est


pas la moins symbolique, est que même mort, Joseph-Aristide Bataille
continue d'infléchir l'existence de son fils dans un sens auquel celui-ci
essaie d'échapper. Ce mariage qui l’aurait réconcilié avec lui-même (c’est
ce qu’il prétend), qui l’aurait protégé des penchants qu’il se connaît et
dénonce, son père mort depuis quatre ans le rendant impossible, il ne
sait plus quel bien se distingue de quel mal, et quel sens en a le désir :
« ... je ne sais plus quoi dire tant ma vie me paraît incertaine et obscure. »
Si incertaine, si obscure que Bataille aurait (et peut-être est-ce la
seulé fois dans sa vie ; peut-être est-ce aussi la seule qui l’humilia vraiment)
songé à se suicider : « Je me serais tué assez volontiers. » Se tuer c’est
assez douteux : dans la même lettre il dit deux ou trois choses où, à la
différence du reste, on pressent quel homme il commence d’être, comme
lui-même pressent que les choses seront sans qu’il puisse plus s’y dérober :
« Pourquoi s’inquiéter de moi. Tant que j’aurai le front dur et les yeux
droits pour regarder (7) il ne m’importe pas que le ciel soit une merveille
bleue ou un sinistre gris, car la seule chose réelle qui soit est le visage
que j’ai assez puissant. [...] Je ne sais plus ce qu’il m’arrivera à travers la
tête car il y a déjà longtemps que ma pauvre tête porte je ne sais quoi
qui la promet à toutes les aventures. » (8)
Début novembre. Bataille rentra à Paris pour la deuxième année de
l'Ecole des Chartes. Aussi « droit » qu’ait été son amour, il ne paraît pas
avoir été le seul (mais sans doute le seul qui lui sembla de nature à
renouer avec ses « idées anciennes », ses « projets anciens ») : « Pourtant
je n'ai pas cessé d'aimer une autre malgré moi alors qu’il n’y a peut-être
plus d’obstacle entre elle et moi que dix jours de vacances à terminer. » (9)

(7) . Comment ne pas penser à quelle obligation de voir le rappelle son père ?
(8) . Lettre citée.
(9) . Lettre citée.
L'AGITATION ET LE RETIREMENT

Sorti premier de sa promotion de la première année de l’Ecole des


Chartes, il y passa une deuxième année qui ne présente pas d’intérêt
particulier sauf celui-ci dont il ne semble pas qu’il ait jamais fait état : sa
mère s’installa à la rentrée d’octobre à Paris et prit un domicile au 85, rue
de Rennes qu’elle partagea avec ses deux fils, Georges et Martial. Cette
seconde année fut-elle moins studieuse que la précédente (il sortit troisième
de sa promotion et non pas major comme il dit qu’il le fut régulièrement) ?
Ce n’est pas là l’important. L’important paraît qu’il hésita de plus en
plus sensiblement entre la vie laïque et la vie religieuse. Ses études
pourraient paraître faire justice de cette hésitation : ne le conduisaient-
elles pas vers une carrière laïque ? Il ne fait pas de doute pourtant qu'il
envisagea encore de se faire prêtre (il n’y a pas lieu de douter en effet
qu’il dise vrai en ceci : « Jusqu’en 1920, restai rarement une semaine sans
confesser mes fautes. ») L’hésitation, à ce qu'on peut en deviner aujour¬
d’hui, paraît plus diamétrale encore. Elle aurait eu pour premier pôle le
plus entier retirement : ce fut davantage le monachisme que la prêtrise
qui l’attirera. Et pour pôle opposé, la dispersion la plus vive, une vie
faite de voyages au plus lointain, en Orient de préférence. Des deux
attraits, on verra que le second sera long à prévaloir pour finalement que
l’avenir lui réservât une vie somme toute sédentaire, aussi loin des cloîtres
que des minarets. Mais deux années au moins, de l’été 1920 à l’été 1922
(beaucoup plus vraisemblablement à 1924-1925), Bataille sera tout entier
attaché à l’idée de quitter Paris et de répondre à un appel assez rimbaldien
de « voir le plus possible de pays nouveaux. » Une lettre à sa cousine
Marie-Louise (1) ne laisse à ce sujet aucune espèce de doute: «Je suis
seulement obligé de rappeler qu’en particulier le 23 août 1920, j’étais on
ne peut plus préoccupé d’aller en Orient, qu’à cette époque le goût des
voyages était si déterminé en moi que je sollicitais un mois plus tard un
poste de professeur en Amérique » (fin septembre 1920 donc). Ce poste,
il ne l’obtint pas : mais ce n’est pas le moins étrange que le même mois
il eût l’occasion après un séjour d’études à Londres (au British Muséum,

(1). Elle n’est pas datée précisément. Mais, partie de Madrid, elle fut écrite
entre février et juillet 22.

48
LA MORT A L 'ŒUVRE

j aurai 1 occasion d’en reparler) de séjourner, très brièvement il est vrai


(Bataille dit deux ou trois jours), dans le monastère de Quarr Abbey, sur
la côte nord-est de l'île de Wight. Ce séjour ne peut avoir été que fortuit.
Il ne peut pas davantage devoir aux recherches entreprises au British
Muséum ; il fallut donc qu'il l’organisât. Et s’il l'organisa, c’est qu’aussi
fort qu était alors en lui le désir de porter le plus loin possible ses pas, il
n’excluait pas de les immobiliser de façon quasi contemplative. Du seul
témoignage qu'il en ait lui-même donné prévaut la paix, le recueillement :
comme s'il était urgent qu'il se protégeât contre les « aventures » auxquelles
sa tête paraissait promise : « ... une maison entourée de pins, sous une
douceur lunaire, au bord de la mer ; la lumière de la lune liée à la beauté
des offices [...] je n’éprouvai que l'exclusion de ce lieu du reste du monde ;
je me représentai dans les murs du cloître, retiré de l’agitation, un instant
me figurant moine et sauvé de la vie déchiquetée, discursive ... » (2).
D'un côté de lui-même, une suspension enfin atteinte de l’agitation
du monde ; de l’autre, cette agitation même : mieux, dans celle-ci, la plus
entière immersion. Il ne dira pas, deux ans plus tard, à Madrid, les choses
différemment ; il les dira même dans des termes étonnamment identiques :
« La seule chose qui soit sérieuse dans notre bonne petite existence est
de s’agiter, je serai personnellement heureux lorsque j’aurai porté cette
agitation un peu loin » (il pense à ce moment-là au Tibet). L’agitation
l’aura-t-elle alors emporté sur le retirement ? Sans doute. Mais n’aura-t-
il pas, comme il serait logique de le déduire, perdu la foi ? C’est ce que
lui-même, souvent, a dit, datant cet abandon de 1920. On verra que tel
n’est pas du tout le cas. Tout au plus a-t-il pu en 1920 se détacher de
l'idée d'un retirement monachique.
Tout au plus, des deux attraits, de voyager et de se reclure, le premier
a-t-il prévalu. Mais rien ne l’assure : il est plus vraisemblable qu’il ait,
parallèlement à ses études, continué d’hésiter entre ces deux possibilités
extrêmes. Jusqu’à ce que, je l’ai dit, la vie choisît pour lui une solution
médiane : dispersée davantage qu’ascétique, mais pas au point qu’il
entreprît aucun des longs voyages auxquels il rêva plusieurs années.

(2). OC V, 72.
LE FOND DES MONDES

Entre ces deux possibilités, surgit en 1920 une découverte parmi les
plus déterminantes pour l’immédiat et les choix que Bataille hésitait à
faire, et déterminante à terme : elle restera attachée à son œuvre du début
à la fin, de façon si indissoluble qu’il serait à peine abusif d’y voir l’une
des clés qui l’ont ouverte. Cette clé est le rire.
Séjournant à Londres pour effectuer des recherches au British
Muséum (Londres à plusieurs reprises reparaîtra dans son œuvre), il eut
l’occasion de rencontrer Henri Bergson, le premier philosophe qu’il
rencontra, le premier apparemment qui lui fit se poser le problème de la
philosophie et de ce qu’elle est. De Bergson, Bataille ne s’en cache pas,
il n’a en 1920 rien lu (mais ce paraît l’évidence qu’il n’a rien lu non plus
d’aucun autre philosophe). Prévenu qu’il le rencontrera, il lit — à la hâte
sans doute, mais le livre est court — Le rire. Cette lecture est une
déception : « Le rire de même que la personne du philosophe me déçut. »
(Il ajoute : « J’avais dès cette époque un aspect outrancier » ; ce qui ne
laisse pas d’être douteux ; à tout le moins anticipe-t-il). Déception à la
mesure de ce que Bataille, par le même coup, découvre dans le rire
d’essentiel (la question se pose de savoir comment il Je découvrit : est-ce
à Bergson et, on serait tenté de dire malgré lui, qu’il le dut ?) Le sujet
méritait autre chose que ce que Bergson en avait fait. Aussi décevants
soient le personnage et le livre, ils offrent à Bataille une révélation : le
rire est le fondement ; il ouvre au fond des mondes. Du rire dont on peut
être possédé, il sent tout à coup qu’il est la clé ; et qu’en résolvant l’énigme
il résoudrait tout. Où Bergson, prudent et « philosophe », avait cru voir
« une connaissance utile », « raisonnable », « méthodique dans sa folie »,
où il prétendait que pour survenir il appelait à « une surface d’âme bien
calme, bien unie », où, il le supposait, s'adressant à « l’intelligence pure »,
il nécessitait «une anesthésie momentanée du cœur»(l), Bataille voit
point par point le contraire : l’engloutissement déraisonnable et de l’âme
et du cœur dans la connaissance du fond des mondes. Avec lui, le rire se
distingue définitivement du comique (le comique n’intéressera jamais

(1). Henri Bergson. Œuvres complètes. Le rire. 387 à 389. P.U.F. 1963.

50
LA MORT A L'ŒUVRE

Bataille que par dérision) en s’équivalant à Dieu. Un tremblement donc !


A l'égal des plus graves.
Pas davantage que Dieu, le rire n'est une morale ; comme le
christianisme, il est une révélation. Et c’est le tort qu'à ses yeux a Bergson
(il agit comme ceux qui font du christianisme une morale) : « Disons-le
dès maintenant, c'est en ce sens surtout que le rire “châtie les mœurs
Il fait que nous tâchons tout de suite de paraître ce que nous devrions
être, ce que nous finirons sans doute un jour par être véritablement » (2).
A l’opposé pour Bataille, déjà (3), il est sans mesure. Mais catholique
encore, c'est de Dieu que le rire a l'absence de mesure (plus tard, il pourra
dire que c'est à l'absence de Dieu que se mesure le rire ; il dira même
tout à fait à la fin de sa vie que le rire est le « rire de la mort »). Car on
aurait tort de croire, aussi vive qu’en ait été la révélation, que le rire
remplaça sans délai la révélation qu'il fit en 1914 et qui l’agenouilla
devant un crucifix. L'une et l'autre purent aller provisoirement de pair :
le rire bataillien en 1920 est catholique, il ne le dissimule pas : « ... au
début de cette expérience, j'étais en somme animé d’une foi religieuse très
précise, conforme à un dogme et cela comptait beaucoup pour moi au
point même que j'accordais, aussi entièrement que je pouvais, ma conduite
à mes pensées. Mais il est certain qu’à partir du moment où je me suis
posé la possibilité de descendre aussi loin que possible dans le domaine
du rire, j’ai ressenti comme un premier effet tout ce que le dogme
m’apportait comme emporté par une espèce de marée difluviale qui le
décomposait. J’ai senti qu'après tout il m’était tout à fait possible, à ce
moment-là, de maintenir en moi toutes mes croyances et toutes les
conduites qui s’y liaient, mais que la marée du rire que je subissais faisait
de ces croyances un jeu [...] Je ne pouvais plus dès lors y adhérer que
comme à quelque chose que le rire dépassait. » (4)
Commença alors une période transitoire où Bataille put maintenir
ses croyances (toutes : il ne manque pas de rappeler combien conformes
étaient celles-ci et quels scrupules il avait à observer les prescriptions) à
l’intérieur du vertige produit par la découverte du rire ; il semble même
que durant cette période ses croyances s’en avivèrent et s’enrichirent. Ce
n’est que plus tard (on verra qu’il faudrait le dater de 1922-1923) que
Bataille donnera au rire un tout autre sens ; celui non de nier la mort
mais de l’affirmer. Un sens de chute et non d’élévation. Et un tel rire
dissout : jusqu’à Dieu.

(2) . Ibid, 395.


(3) . Sur ce « déjà » il convient de ne pas se méprendre. Il signale qu’il en eut
l’intuition. Plus tard il la développera librement des présupposés qui sont ici
encore les siens : les présupposés de la foi.
(4) . OC VIII, 222. Conférence.
LA EMOCIÔN

« Nulle part l’homme ne se penche avec plus


d’obstination sur le fond vide de la vie qu’en Es¬
pagne ».

De retour à Paris, Bataille entreprit sa troisième année d'école des


Chartes. Et c’est les 30-31 janvier et 1er février 1922 qu’il fut admis à
soutenir sa thèse de sortie, YOrdre de la Chevalerie, conte en vers du
XIIIe siècle avec introduction et notes. Par arrêté ministériel du 10 février,
il fut nommé archiviste-paléographe, second de sa promotion (1) et comme
tel envoyé à l’école des Hautes-Etudes hispaniques de Madrid (future
Casa Velasquez : c’était la tradition que le premier allât à Rome et le
second à Madrid).
Sur le séjour madrilène, nous disposons de deux sources assez
distinctes en nature et distantes dans le temps pour qu’à la lumière l’une
de l’autre nous ne devions pas suspecter Bataille d’avoir rétrospectivement
surimposé à ses souvenirs un type de narration caractéristique de la
maturité davantage que de la jeunesse : l’Espagne dont il parlera plus
tard n’est pas celle qu’en 1922, il découvrit ; à l’évidence celui qu’il laisse
supposer y avoir été n’est pas tout à fait celui qu’il y fut. La première de
ces sources est contemporaine de ce séjour : elle est faite de lettres à sa
cousine Marie-Louise, lettres longues, détaillées (confidentes) ; fiables
sans aucun doute. La deuxième est de vingt-quatre années plus tardive :
il s’agit d’un article publié dans un cahier consacré à l’Espagne, en 1946,

(1). Plaisamment, Bataille a plus tard laissé entendre qu’il avait vendu la
première place de sa promotion à qui l’obtint. Sa thèse fut l’une des quatre
signalées à l’intention du ministre de l’Instruction : « Monsieur Georges Bataille
a rédigé aussi un bon mémoire, à la fois philosophique et historique sur un conte
en vers du XIIIe siècle. L’étude qu’il a consacrée aux sources historiques de ce
poème a été particulièrement remarquée et si le classement des huit manuscrits à
l’aide desquels Monsieur Bataille a établi le texte de ce poème peut prêter encore
à quelque incertitude, nous sommes en droit d’attendre prochainement de lui une
excellente édition de l’Ordre de la Chevalerie ».

52
LA MORT A L'ŒUVRE

et dirigé par lui (2). S'il était donc deux fois question du même séjour et
deux fois des mêmes événements, on verra que c'est deux fois différemment.
Une chose cependant est exacte que Bataille dit en 1946: «Je
reconnus après quelques mois de séjour en Espagne que j’étais dans un
autre monde moral... ». Exact et ambigu parce que Bataille n’y passa pas
plus que quelques mois. Auquel cas il accréditerait que s’il découvrit
l’Espagne dès son premier séjour de 1922, c’est certes à la toute fin de
celui-ci : il y restera tout au plus que cinq ou six mois.
Avant qu'il ne trouvât l’Espagne grave et tragique, avant qu’il ne
devinât le peuple espagnol plus qu’aucun autre angoissé, il restera
longtemps dans un esseulement indifférent et résigné : «... je suis à Madrid
et non comme tu pourrais le penser ou dans l’enthousiasme ou dans la
désolation, mais dans cet état mixte qui est caractérisé par le fait qu’il ne
comporte ni enthousiasme ni désolation. D’ailleurs cet état est parfaite¬
ment désagréable, comme il est évident. Il provient de ce qu’à aucun
moment de la journée je n’éprouve le plus minime plaisir à apercevoir le
visage de quelqu’un. Il n'y a pas lieu de pleurer parce que cette absence
fatigue seulement à la longue. On ne pleure jamais faute de rire et
toutefois on souffre... » (3). Loin qu’il allât, avide, impatient, au-devant
des Espagnols, loin qu'il sentît aussitôt, comme il le dira plus tard,
qu’inconsciemment ils héritent d’une « authentique culture, évidemment
spontanée, de l’angoisse » (4), il semble qu’il vécut retiré sur lui-même et
s'adonnant à des expériences méditatives esseulantes, assez importantès
et intenses toutefois pour qu’il y revînt régulièrement dans ses lettres. Car
à Madrid, il rêve, et méthodiquement : à sa cousine, il se plaint de ce que
« la plupart des pauvres gens rêvent d’une façon dépourvue de caractère
scientifique, de la méthode. Ce qui est à proprement parler, une calamité
générale ». S’il y a, dit-il, des méthodes pour aspirer la fumée du tabac

(2) . Ce cahier s’appelle Actualité. Ce numéro : L’Espagne libre. Son article :


« A propos de Pour qui sonne le glas ». J’y reviendrai en temps utile.
(3) . Lettre de Georges Bataille à Marie-Louise Bataille, non datée. Il existe
trois lettres en date de ce séjour à Madrid, de février à juillet 1922. Aucunement
datées. Aussi ne les référencerai-je pas. Il y a lieu de penser que c’est à ce séjour
madrilène (tout au moins à ses débuts) que fait allusion ce passage de L’expérience
intérieure : « J’étais loin de savoir ce que je vois clairement aujourd’hui, que
l’angoisse leur est liée [Bataille parle de « jouissances rêveuses »]. Je n’ai pas pu
comprendre au moment qu'un voyage dont j avais attendu beaucoup ne m avait
apporté que malaise, que m’avaient été hostiles êtres et choses, mais surtout les
hommes, dont je dus voir, dans des villages reculés, la vie vide, au point de
diminuer qui l'aperçoit, en même temps qu’une réalité sûre de soi et malveillante ».
(OC V, 131).
(4) . Actualité. L’Espagne libre, 121. Calmann-Lévy, 1946.

53
GEORGES BATAILLE,

et de l’opium, pourquoi n’y en aurait-il pas pour s’imprégner pareillement


d’une rêverie : « C’est pourquoi j’invente patiemment une méthode pour
me faire rêver dans les plus humbles circonstances [...] Pour imaginer des
baisers brûlants ou des crépuscules parfumés tout en regardant des
figurines pas plus expressives qu’un pot allemand de bière ou une cravate
à dix-neuf sous ». De cette méthode une lettre suivante donne un aperçu
en forme de recette lapidaire :
« 1° Prenez une cigarette de moyenne grandeur et du tabac tout à
fait blond.
2° Prenez un visage absolument inexpressif de la nature de celui des
personnages dormants.
3° S’enorgueillir.
Le rêve commence alors comme un ruisseau qui coule dans une nuit
de lune. »
Cette recette appelle deux remarques : la première, qu’à la même
époque, à Paris, les surréalistes n’agissaient pas très différemment qui
s’initiaient, sur l’instigation de René Crevel, à des pratiques de rêve
provoqué. La seconde : que l’injonction de s’enorgueillir fait étrangement
penser à Nietzsche ; Georges Bataille, seul à Madrid, chrétien encore, ne
connaissant rien des surréalistes, ne connaissant rien de Nietzsche, fait
sur lui l’expérience de techniques et de pensée en appelant différemment
aux uns et à l’autre.

A Madrid, il rêve et surtout se promet d’en partir. Nous avons vu


que depuis l’été 1920, il nourrit le projet de longs voyages : «Je suis
seulement obligé de rappeler qu’en particulier le 23 août 1920 [que signifie
une date si précise donnée deux années plus tard ? Quel événement évoque-
t-elle ?] j’étais on ne peut plus préoccupé d’aller en Orient [...] Bien
entendu, je n’ai jamais rien rencontré depuis qui contrarie en général
cette volonté arrêtée (non tant de vivre à l’étranger que de voir le plus
possible de pays nouveaux) [...] Bien entendu, ce que je te dis là est si
exact qu’il devient inutile et surtout impossible de jamais en reparler ».
A Madrid — n’est-il pas pourtant déjà à l’étranger ? —, il n’a pas
d’autres buts : « Je n’ai que bien peu de choses à te dire de ma vie actuelle
dont la joie principale [on a vu qu'elle n’était ni enthousiaste, ni désolée]
consiste à calculer des projets et à accumuler des réserves pour les
accomplir». Et ces projets ont des noms : il se promet pour 1922 (son
séjour madrilène terminé) de se rendre au Maroc : à Fez peut-être ; à
Rabat sûrement (5). Et pour plus tard au Tibet qui paraît à ses yeux le
terme convenable de tous les voyages, à cause, dit-il, « de la difficulté, du

(5). Il est très peu vraisemblable qu'il ait jamais fait ce voyage.

54
LA MORT A L'ŒUVRE

froid et de l'altitude », (considère-t-il le « voyage » comme ascétique


davantage qu'aventureux) et, ajoute-t-il — avec humour? — de la
polyandrie : « ... apprends en effet que les belles Tibétaines ont à la fois
plusieurs époux. Quelle ne serait pas la gloire du voyageur qui allant
vivre dans cet agréable pays en rapporterait des habitudes aussi cour¬
toises » (6).
Indifférent quand ce n'est pas malheureux : « J'ai passé ces jours-ci
les plus mauvais que j'ai encore eu en Espagne» et pressé de quitter...
Tel paraît avoir été Bataille à Madrid, à tout le moins pendant plusieurs
mois.
Ce que Bataille ne dira pas davantage plus tard, c'est que l’Espagne
qu'il découvrira (car il arrivera qu'il sorte de sa rêverie et aille au devant
d'elle : « Je commence de pressentir une Espagne pleine de violence et de
somptuosité ») sera essentiellement catholique. L’Espagne des lavandes
« fort épicées » dont certaines ont le « caractère accusé d’une tenaille
d'inquisition » ; l'Espagne du soleil « aussi éclatant qu’une monstrance
de style baroque » (7) ; l'Espagne des crêtes montagneuses « réellement
déchiquetées et fort élevées vers le ciel » ; l’Espagne enfin d’Isabelle la
Catholique quand elle chassa Boadbdil de l'Alhambra.
Les lettres écrites à Madrid ne laissent pas de doute ; Georges Bataille
est en 1922 catholique ; si nettement, si ostensiblement catholique qu'on
ne voit que mal ce qui le distingue de celui qu’il était quatre ans plus tôt
à Riom-ès-Montagnes en écrivant Notre-Dame de Rheims. Jusqu’au style
— solennel, enflé — de ce premier livre se retrouve ici et, singulièrement,
au sujet d'une architecture sacrée : « Vers la montagne, on peut considérer
en son milieu très cahotique et cependant d’horizon infini, la masse de
l’Escurial où des cloches dont la violence fait vraiment qu’on se sent ivre
et, avec une âpre inquiétude, bizarrement exalté, exhalent de ce consi¬
dérable tombeau, avec des voix haletantes et brisées, une simple et cléricale
grandeur » (8).
A l’évidence, l’agitation ne l’a pas encore tout à fait dessaisi de sa
foi. Au rire et au monde, Dieu résiste. Londres n’aurait opéré qu'un

(6) . Quoi qu’il dise là. Bataille ne sera qu’assez médiocrement polyandre ;
beaucoup plus volontiers, comme on l’imagine, polygame.
(7) . Une monstrance est une pièce d’orfèvrerie liturgique, au centre de
laquelle est enchâssée une lunule de cristal contenant l’hostie exposée à l’adoration
des fidèles (Quillet). Du même soleil espagnol il écrira cinq ans plus tard dans
Histoire de l’œil : « éblouissement épuisant », « cataracte des boyaux » ; et du ciel :
« liquéfaction urinaire ».
(8) . « Cléricale grandeur » : cinq ans plus tard, parlant d’un prêtre sévillan
il construira une locution qui fait à sa façon écho à celle-ci . « charogne
sacerdotale ».

55
GEORGES BATAILLE,

basculement provisoire, insuffisant à emporter avec lui les résistances


élaborées autour du dogme le plus scrupuleusement chrétien. Et si Bataille
émet un vœu au terme de cette longue lettre, ce n’est certes pas que rien
n’obtienne raison de Dieu ; tout au contraire : « Je rêve de passer ma vie
en de semblables contractions renouvelées à l'infini [...] il est juste que le
bon Dieu s’endorme ce'soir avec une conscience à notre égard tranquille ».

Ce qui précède, dont les lettres se font l’écho fidèle et confident,


Bataille plus tard le biffa au profit d’autre chose qui n’y figure pas, sauf
allusivement. C’est l’évidence que les effets d’une « reconversion » tardive
annulèrent ce qu’il savait devoir mettre au crédit de la piété la plus plate.
« Pendant quelques jours et chaque soir, autant qu’elle dansa, j’allais voir
une danseuse... » C’est ce qu’il dit en 1946. Et il ajoute admirablement :
« La danse, essentiellement mime du plaisir angoissé, exaspère un défi
qui suspend la respiration. Elle communique une extase, une sorte de
révélation suffoquée de la mort et le sentiment de toucher l’impossible ».
Cette danseuse (sans doute est-ce la même), les lettres l’évoquent en des
termes moins « extasiants » sinon moins érotiques (c’est sans doute la
première suggestion érotique écrite qu’on connaît de lui) : « J’ai vu une
danseuse du pays qui semblait une panthère d’un corps maigre et petit,
nerveux et violent. Un petit animal de cette race me semble propre à
mettre le feu dans un lit de façon plus ravageante que n’importe quelle
créature ».
Mais de deux autres événements qui paraissent avoir été définitifs,
les lettres ne disent rien (sans doute n’ont-ils eu, cette incidence que
différée) : l’un est un concours de cante hondo (9) auquel il assista à
Grenade (10) et la prestation d’un chanteur de flamenco, Bermudez (« Il
chanta — plutôt lança sa voix en une sorte de cri excédant, déchiré,
prolongé et, lorsqu’on l’imaginait épuisé, accédant, dans ce prolongement
d’un râle, à l’inimaginable » (11)). Si les lettres ne font aucunement
mention de ce concours, le témoignage d’Alfred Métraux paraît confirmer
le caractère de « contraction » qu’il a eu pour Bataille : « Son enthousiasme

(9) . En espagnol, chant profond (chant modulé, incantatoire, essence du


flamenco).
(10) . On sait qu’à l’occasion de ce séjour espagnol. Bataille s’est rendu à
Miranda (au sud de Bilbao), à Valladolid (« La traversée de l’Espagne de Miranda
à Valladolid ressemble plus à une marche héroïque qu’à un voyage en train ») et
à Grenade, où il visita l’Alhambra et assista à ce concours. Sans doute s’est-il
aussi rendu à Séville où se passe la dernière partie d’Histoire de l'œil
(11) . Art. cit. 124.

56
LA MORT A L ’ŒUVRE

était si vif, les images évoquées si belles, qu’après quarante années, je


puis me persuader avoir participé moi-même à cette fête » (12).
C'est pourtant un autre événement qui accusa le plus sensiblement
le caractère de «contraction» violente des fêtes espagnoles: le 17 mai
1922, Bataille assista à la mort du jeune torero Manuelo Granero (âgé
d’à peine vingt ans) dans les arènes de Madrid ; spectaculairement mutilé :
« ... Granero renversé par le taureau et coincé contre la balustrade ; sur
cette balustrade les cornes frappèrent trois coups à toute volée. Au
troisième coup, une corne défonça l'œil droit et toute la tête » (13). Cette
mutilation le saisit et le fascina. Le saisissement et la fascination durèrent ;
moins sans doute une fascination et un saisissement absolument immédiats
que cette fois aussi différés (ils n’agiront sans réserve que prenant place
dans l'appareil fantasmatique d'Histoire de l'œil). En effet. Bataille n’était
qu’assez mal placé pour que l'horreur lui fût personnellement et immé¬
diatement perceptible : « J’étais à l’opposé de la plazza et, de toute la
scène, je n'ai connu les détails que dans les récits — ou les photographies
— qu'on en publia [...] Il y eut, je ne sais à quel instant, dans l’arène où
l’innombrable foule s’était levée, un silence accablé, cette entrée théâtrale,
en pleine fête, au soleil, de la mort eut je ne sais quoi d’évident, d’attendu,
d'intolérable » (14).
Mais de cette fête effondrée, dont l’horreur accusa le sens loin qu’elle
le réduisit, de cette évidente, attendue et intolérable beauté de la mort
surgie au soleil à peine plus lourd que le silence résigné, accablé de la
foule, est né — et sans doute est-ce vrai profondément, que ce l’ait été ou
non immédiatement — le sens du plaisir le plus trouble, du plaisir agacé
(comme une dent), énervé : « Jamais, dès lors, je n’allais aux courses de
taureaux sans que l’angoisse ne me tendît les nerfs intensément. L’angoisse
en aucune mesure n’atténuait le désir d’aller aux arènes. Elle l’exaspérait
au contraire, composant avec une fébrile impatience. Je commençais à
comprendre alors que le malaise est souvent le secret des plaisirs les plus
grands » (15).

Quel Bataille choisir entre celui qui est dévot et celui que commencent
de troubler des plaisirs plus équivoques et brûlants ; entre celui qui voit
dans une danseuse une « panthère [...] propre à mettre le feu dans un lit »
et celui qui évoque l’amour qu’il porte à une française (Mlle Renié ?)

(12) . Alfred Métraux. «Rencontre avec les ethnologues». Critique n° 195-


196, août-septembre 1963, 677.
(13) . OC I, 56. Histoire de l’œil. Le chapitre dont est extraite cette citation
s’intitule d'ailleurs L’œil de Granero.
(14) . Art. cit. 120.
(15) . Art. cit. 120. C’est moi qui souligne.

57
GEORGES BATAILLE,

« d’une sensibilité si profonde, si délicatement féminine », véritable « Béa¬


trice, car elle est un peu hiératisée et d'une raideur théologique réelle » ( 16).
La vérité de ce séjour et du jeune homme qu’y était encore Bataille se
situe vraisemblablement à l’un et l’autre de ces deux pôles opposés (et
aucunement entre), les mêmes que nous avons vu surgir dès son séjour à
Londres de 1920 (les datations de ces surgissements sont bien entendu
symboliques ; tout au plus balisent-ils une évolution lente et longue à se
faire ; il n’y a pas lieu de penser qu’ils furent en rien soudains et impératifs
comme paraît l’avoir été la conversion de 1914). Bataille est fervent
chrétien, cela ne fait pas de doute (quoique de plus d’une façon il dissimula
plus tard l’avoir encore été à cette époque), d’une ferveur qui n’est pas
sans être aussi niaise que celle qui avait présidé à l’écriture de Notre-
Dame de Rheims. Chrétien, certes, et il ne semble pas qu’il désirât ne plus
l’être ; au contraire. Mais les « contractions renouvelées à l’infini » qu’il
prie son christianisme de lui procurer, il est arrivé en Espagne par deux
ou trois fois que ce furent de tout autres événements qui les produisirent.
Entre le soleil andalou qu’en 1922 il voit comme «une monstrance de
style baroque » et la « cataracte des boyaux » par laquelle il la remplacera
en 1927 (17) s’est interposé le souvenir, réel puis reconstruit, du lourd
soleil mortel de l’arène madrilène (18).

(16) . La même lettre donne ensuite ceci : «Aussi bien je ne veux plus la
considérer comme une créature toute réelle. J’ai en effet le désir véritable d’être
sensé. Or il manquerait de sens de connaître autrement que par les délices de
l’imagination la personne très angélique qui dirige l’humanité d’une façon si
féérique vers la connaissance amoureuse de sa jolie figure incohérente ou aussi,
bercé vers la contemplation de ses extases les plus bigarrées ».
(17) . Dans Histoire de l'œil.
(18) . Les lettres de Madrid livrent un dernier renseignement important :
« J’ai commencé à écrire un roman et, chose curieuse, à peu près dans le style de
Marcel Proust. Je ne vois plus bien le moyen d’écrire autrement ». Proust semble
donc être le premier « contemporain » qu'il ait lu ; le premier qui compte.
Rappelons qu’à la date de son départ pour Madrid (février 1922) avaient été
publiés de Proust les tomes 1 {Du côté de chez Swann, 1913), II (A l'ombre des
jeunes filles en fleur, 1919), III {Du côté de Guermantes, 1920) et IV {Du côté de
Guermantes II, Sodome et Gomorrhe I, 1921) de A la recherche du temps perdu.
Quelques livres que Bataille ait lus parmi ceux-ci, il convient de noter qu’ils
auront précédé les lectures de Nietzsche, des surréalistes, de Dostoïevski, de Gide,
de la philosophie allemande. Sans doute peut-on y voir une lecture initiale ; et en
rapprocher ceci : « Je me rappelle avoir fait le rapprochement de ma jouissance
et de celles que décrivent les premiers volumes de La recherche du temps perdu.
Mais je n’avais alors de Marcel Proust qu'une idée incomplète, superficielle {Le
temps retrouvé n’était pas encore paru) et, jeune, ne songeais qu’à de naïves
possibilités de triomphe ».

58
LA MORT A L ’ŒUVRE

C est l'un des paradoxes de cette œuvre parmi les plus dénudantes
qu’elle laisse en suspens plus d'un point essentiel. Certainement, elle n’est
pas telle qu'il faille y voir de la part de Bataille de la négligence : cette
œuvre — il faut s'en convaincre — n'est qu'incidemment, ou par surcroît,
autobiographique. Pour trois ou quatre éléments qu’elle met en lumière,
elle en abandonne autant à l'ombre, sans que pour cela on puisse déduire
des premiers qu’ils comptèrent à ses yeux davantage que les seconds.
Sans nul doute un jeu plus subtil, et plus décousu, y est à l'œuvre (il n'est
possible de lire Bataille et de parler de lui que de façon décousue). Il
n'est pas jusqu'aux évocations données pour autobiographiques (ou
supposées pouvoir l'être) qui ne soient si exactes qu'elles puissent être
reprises sans réserves. Ainsi de celle-ci : « J'ai dit qu’une marée de rire à
vingt ans me porta [...] J'avais le sentiment d'une danse avec la lumière.
Je m'abandonnai en même temps aux délices d’une libre sensualité.
Rarement le monde a mieux ri à qui lui riait » (19).
Il est sûr que ce n'est pas à vingt ans que Bataille fut porté par une
marée de rire. Ce ne pouvait pas l'être pour cette raison qu’il a lui-même
donnée, et à plusieurs reprises, qu'il n’a découvert le rire (au sens où
nous avons vu qu’il l’entendait) qu’en 1920, soit à vingt-trois ans. Ce ne
pouvait pas l'être pour cette autre raison, plus définitive, qu’il eut vingt
ans en 1917, année où il fut démobilisé et entra au séminaire de Saint-
Flour (il s’apprêtait à écrire le très dévotieux Notre-Dame de Rheims) et
qu’à cette époque, loin que la lumière et la sensualité fissent de son monde
un monde comme nul autre sensuel et riant, il était pieux, méditatif,
austère et, on le sait, désireux encore de se consacrer à Dieu (20). Est-ce
simplement une erreur ? Ou une simplification (ce qu’avoir vingt ans veut
dire) ? Il y a plus de chances qu’il faille y voir le souci qu’a toujours
montré Bataille d’éloigner dans le temps l’instant où il se délesta du
catholicisme. En eut-il honte ? Encore qu'incertain, ce n’est pas impossible.
Toujours est-il qu’un jour il situe cet abandon au plus tard à vingt ans,
un autre à vingt-trois, auprès de plusieurs de ses proches à vingt-quatre...
Les lettres de Madrid laissent peu de doutes sur le fait qu’il n’ait perdu
la foi tout à fait qu’à vingt-cinq, sinon vingt-six ans. Ultérieurement donc
à son retour à Paris, en août 1922.
Mais à Paris, qu’est-il ? Pieux encore ? Ou tout à fait libre de toutes
dispositions religieuses ? Une chose est probable : le séjour madrilène n’a

(19) . OC VI, 82. Sur Nietzsche.


(20) . Il n’est peut-être pas inutile d'opposer à l’affirmation de Bataille le
témoignage de Georges Delteil, son ami d’enfance : « A vingt ans, dans nos
montagnes d’Auvergne, il menait une vie de saint, s’imposant une discipline de
travail et de méditation ».

59
GEORGES BATAILLE,

pas été si long que ce que nous en savons puisse dissimuler un brutal
changement. Le jeune homme pieux qu’on sent dans les lettres à sa
cousine, selon toute vraisemblance, l’est resté. Et c’est tel qu'il a dû
regagner Paris, non plus sans doute convaincu de sa vocation (on a vu
que c’est en 1920 qu'il semble en avoir abandonné l’idée) mais proche
d’elle encore assez pour qu’il en rappelle le souvenir à la fin de ses lettres.
Si l’Espagne n’a pas été immédiatement décisive, il fait peu de doutes
qu'à terme elle l’ait été. Déterminant le concours de cante hondo de
Grenade ; déterminantes les corridas, celle notamment qui a vu, sous ses
yeux, la mort de Manuelo Granero : c’est ce qu’après coup Bataille voulut
qu’on croie. Mais à l’un ou à l'autre pourtant les lettres ne font aucunement
allusion. Dominent les architectures sacrées : de l’Alhambra et de l’Es-
curial. Dominent aussi l’ennui et le désir de voyager loin, vers l’Orient ;
le désir donc de quitter l’Espagne. Ce désir apparu à notre connaissance
en 1920 ne semble pas avoir cessé avec le retour à Paris. Et sans doute
faut-il en voir une confirmation dans le fait qu’il s’est inscrit à l'école des
Langues Orientales. Il s’initie au chinois, au tibétain (le Tibet où nous
avons vu qu’il voulait se rendre parce que cela lui semblait être de tous
les voyages possibles un terme convenable) et au russe (on verra bientôt
que s’il n’alla pas en Union Soviétique, cet apprentissage lui sera toutefois
utile) (21).
Il ne paraît pas qu’il entreprît aucun des voyages auxquels le préparait
l’apprentissage de ces langues. Le seul qu’à notre connaissance il fit, l’a
conduit en Italie, encore que nous ignorions exactement quand : sous
toutes réserves, en 1923. S’il mérite d’être ici mentionné c’est qu’à l'évidence
il fut postérieur, postérieur de peu, à la perte de la foi : « Je riais au
plaisir de vivre, à ma sensualité d’Italie — la plus douce et la plus habile
que j’ai connue. Et je riais de deviner combien, dans ce pays ensoleillé,
la vie s’était jouée du christianisme, changeant le moine exsangue en
princesse des Mille et une nuits » (22). A quelque degré de littéralité que
nous voulions l’entendre, il apparaît que c’est aussi de lui que parle
Bataille, hier « moine exsangue », aujourd’hui, par la grâce de l’existence,
riant du christianisme qui aurait voulu l’empêcher d'être ce à quoi le
convie la sensualité : une princesse des Mille et une nuits. En Italie, il se
rendit à Sienne. De nouveau l’architecture sacrée retint son attention.

(21) . Georges Bataille a parlé plusieurs langues étrangères. S’il s’est essayé
avec assez peu de ténacité au chinois, au russe et au tibétain, il lisait et écrivait
un anglais parfait (de l’avis de sa deuxième femme, Diane Bataille, elle-même de
langue anglaise), l’espagnol, l’allemand et l’italien. Il semble que par formation
il lût le grec (Platon, annoté de sa main) et le latin.
(22) . OC VI, 82. Sur Nietzsche.

60
LA MORT A L'ŒUVRE

Mais cette fois d'une tout autre façon que le firent Notre-Dame de Reims
et l'Escurial. Ce dont le saisit le Dôme de Sienne, ce n’est pas de
tremblement (le tremblement agenouille), mais de rire. Pour la première
fois, un édifice religieux se donne pour ce qu'il est, vide : « D’un goût
contestable, multicolore et doré ». Plus rien en lui qui courbe et qui
prosterne. A la solennité des édifices, à celle-ci qui agenouille. Bataille
oppose la libre et verticale sensualité des rues, de la lumière et des femmes.
Je l'ai dit : sans doute ce voyage est-il datable de 1923. Il marquerait
alors la fin définitive de l'engagement religieux. Reste que nous ignorons
ce qui a pu se passer. La période est courte relativement, deux ans, qui
sépare le retour d'Espagne de la rencontre des premiers amis, Michel
Leiris par exemple. Fin 1922, Bataille est pieux encore, à tout le moins
humble devant Dieu. Et, fin 1924, il mène « la vie la plus dissolue » (23).
Comment le comprendre ? Comment se peut-il qu’en si peu de temps
Bataille soit passé de l'état de jeune homme attentif aux prescriptions de
la religion (24), religieux lui-même — et même mystique comme l’a décrit
son condisciple de l’école des Chartes André Masson — à celui d’un
homme dissolu, « habitué des tripots et des prostituées », buvant, jouant
de l’argent dans des petits cercles (25) ? La perte de la foi ne paraît pas
seulement avoir été soudaine, il faut encore qu’elle ait été violente. Bataille
n'a quitté un état que pour adopter son radical contraire. Dévotieux en
1922, débauché en 1924. Le pire n’est pas que nous ignorions quand ce
retournement est exactement intervenu, mais que nous ne sachions pas
comment il a pu être si soudain et si entier. Car il fallut que la débauche
de Bataille dès 1924 fût frappante pour que Leiris la remarquât et qu’il
assure aujourd’hui que tel est bien le premier souvenir qu’il garde de leur
rencontre. Le libertinage n’était pas si rare à l’époque qu’il pût être
remarquable : il faisait au contraire partie de ce qu’un milieu intellectuel
parisien, au sortir de la boucherie de 1914-1918, pouvait pratiquer sans
qu’on s’en formalisât. Tel ne semble pas avoir été le cas de Bataille.
Entière et durable a été sa foi ; brutale paraît en avoir été la perte. On
ne peut pourtant pas tout à fait accréditer le fait qu’elle a été absolument
soudaine. On sait que Bataille, à Madrid, commença d’écrire un livre à
la manière de Proust ; il l’avait donc déjà, et sans doute longuement, lu.
Proust peut avoir été le premier qui l’éloigna du monde religieux. Vinrent
en 1922 Gide (Les Nourritures terrestres) et surtout Nietzsche (Les

(23) . Michel Leiris. Entretiens avec l’auteur, 1986.


(24) . « ... j’étais en somme animé d’une foi religieuse très précise, conforme
à un dogme, et [...] cela comptait beaucoup pour moi, au point même que
j’accordais, aussi entièrement que je pouvais, ma conduite à mes pensées ». (OC
VIII, 222. Conférences).
(25) . Michel Leiris. Entretiens avec l’auteur, 1986.

61
GEORGES BATAILLE,

considérations inactuelles et Par-delà le bien et le mal) (26) : il ne fait pas


de doute qu’ils l’en éloignèrent davantage. La lecture de Nietzsche,
Bataille le dit à plusieurs reprises, fut décisive (encore qu’elle ne le fût
qu’en 1923). Ce que Proust avait commencer d’éroder, Nietzsche le sapa.
Il le sapa si violemment (trop, sans doute) que Bataille recula : « J’étais
frappé et je résistais » (27). Une première fois il ressaisit tout ce qui
pouvait l’aider à comprimer les effets d’une lecture si ébranlante : « Il est
naturel qu’un homme rencontrant la destinée qui lui appartient ait tout
d’abord un mouvement de recul » (28) (on voit assez bien comment
Bataille put reculer : en lisant par exemple de Claudel les Cinq grandes
odes qui répondaient assez conformément à ce que Notre-Dame de Rheims
pouvait appeler pour continuer l’œuvre commencée en 1918).
Ce ne serait donc qu’en 1923 que Bataille se « résigna » à Nietzsche
comme au destin qui lui était fait. Mais s’y résignant, il fit après lui
l’expérience que Nietzsche avait faite : « Les difficultés que rencontra
Nietzsche — lâchant Dieu et lâchant le bien, toutefois brûlant de l’ardeur
de ceux qui pour le bien ou Dieu se firent tuer — je les rencontrerai à
mon tour » (29). Ardent, brûlant, Bataille ne l’est pas moins qu’il l’était,
chrétien. Mais ce à quoi l’appelle Nietzsche, ce à quoi tout l’appelait
depuis plusieurs années sans que Nietzsche n’y eût encore aucune part
(ainsi le rire qu’il découvrit à Londres), c’est à lâcher Dieu et le bien :
rien moins que tout ce à quoi il s’était jusqu’ici soutenu. Il ne s’agit pas
d’une conversion moindre que celle qui le porta à s’agenouiller devant
un crucifix mais d’une conversion à rebours. Une conversion dont il ne
mesura sans doute pas dès l'immédiat toute la portée, mais qu’il dut
toutefois pressentir pour ce qu’elle était : radicale. Radicale d’autant plus
que, pour autant qu’il le mesurât tout de suite, davantage que le philosophe
de la volonté de puissance Nietzsche est, dit-il, celui du mal (30). A la
place du bien que justifiait Dieu, Nietzsche désigne au désir d’une morale
retournée comme un gant, le mal. Resterait alors Dieu, mort (moins mort

(26) . Nous disposons pour le savoir du patient travail de Jean-Pierre Le


Bouler et de Joëlle Bellec Martini qui ont relevé les emprunts de Georges Bataille
à la Bibliothèque Nationale depuis qu’il y est entré. En y ajoutant l’étude que
j’ai faite de la bibliothèque personnelle de Georges Bataille, il nous est possible
de savoir à peu de choses près quelle a été l’évolution de ses lectures entre 1922
et 1924.
(27) . OC VIII, 640.
(28) . OC V, 505. Le Coupable. Notes.
(29) . OC VI, 13. Sur Nietzsche.
(30) . On peut voir ce qu’une telle interprétation de Nietzsche a de para¬
doxalement moral, et qu’elle doit encore au christianisme. Cette interprétation ne
changera d’ailleurs pas.

62
LA MORT A L'ŒUVRE

cependant qu'absent) qu'il ne remplace par rien : dont la place est vacante.
Dieu dénoncé, sont réduits à rien les « fais ceci ou cela » des prédicateurs.
La seule prédication qu’il consente d'entendre est celle de Zarathoustra
qui est, davantage que Dieu, « un séducteur se riant des tâches qu’il
assuma » (31). Le rire dont Bataille découvrit à Londres ou à Sienne, en
1920, de quel fond des mondes il était l’ébranlement, il découvre, cette
fois grâce à Nietzsche, que ce n'est aucunement Dieu qui en rend raison,
mais lui-même, mais lui seul : « ... il est certain qu’à partir du moment
où je me suis posé la possibilité de descendre aussi loin que possible dans
.le domaine du rire, j'ai ressenti, comme premier effet, tout ce que le
dogme m'apportait comme emporté dans une espèce de marée difluviale
qui le décomposait. J’ai senti qu’après tout il m’était tout à fait possible,
à ce moment-là, de maintenir en moi toutes mes croyances et toutes les
conduites qui s'y liaient, mais que la marée du rire que je subissais faisait
de ces croyances un jeu, un jeu auquel je pouvais continuer à croire, mais
qui était dépassé par le mouvement du jeu qui m’était donné dans le
rire » (32). Aucun projet, aucun salut ne lui sont dorénavant liés. L’ivresse
nietzschéenne, sans doute Bataille en ressentit-il à Sienne la démesure.
Niant Dieu (mais ne nie vraiment Dieu que qui s’est un jour entièrement
remis à lui). Bataille fait le choix de la chair mise nue : rien ne la justifie
plus que le désir qui l’énerve et le rire qui la secoue. A elle seule elle est
ce qu’était Dieu : un abîme. C’est en quelque sorte la leçon laissée par
son père, mais sans plus rien d’infirme, de funeste ni d’accablant : « Me
voici, moi : m'éveillant au sortir de la longue enfance humaine où, de
toutes choses, les hommes se reposèrent sans fin les uns sur les autres » (33).
Il faut en revenir à ceci : « Ma piété n’est qu’une tentative d’élusion :
à tout prix je voulais éluder le destin, j’abandonnais mon père » (34). Au
Non que lui fit prononcer sa conversion d’août 1914, sa « reconversion »
de 1923 l’enjoint de prononcer un Oui entier, sans élusion d’aucune sorte,
un Oui profond à proportion de ce qu’y trouve le monde de léger, et de
ce qu’y trouve d'enjouement celui qui le prononce. Il faut y revenir parce
que ce n'est pas par une soudaine irréligion (au sens où nous sommes
convenus de l’entendre) que Bataille délaissa le christianisme, c’est parce
qu’à l’absoluité qu’il lui prêtait, il en substitua une plus intense. C’est
parce qu’absolu est le Non chrétien, qu’absolu, combien plus, est le Oui
nietzschéen.

(31) . OC VI, 107. Sur Nietzsche.


(32) . OC VIII, 222. Conférence.
(33) . OC VI, 131. Sur Nietzsche.
(34) . OC III, 61. Le Petit.

63
GEORGES BATAILLE,

« Nos ancêtres étaient des chrétiens d’une loyauté sans égale qui,
pour leur foi, auraient sacrifié leur bien et leur sang, leur état et leur
patrie. Nous, nous faisons de même. Mais pourquoi donc ? Par irréligion
personnelle ? Par irréligion universelle ? Non, vous savez cela beaucoup
mieux mes amis ! Le Oui caché en vous est beaucoup plus fort que tous
les Non et tous les Peut-être dont vous êtes malades avec votre époque,
et s’il faut que vous alliez sur la mer, vous autres émigrants, évertuez-
vous en vous-même à trouver une foi... » (35). Le paradoxe est qu’on fit
de Bataille un nihiliste (comme de Nietzsche) qui a mieux qu’aucun autre
fait sienne cette injonction : « [...] ce n’est pas la moindre contradiction
que son œuvre, vouée à la recherche angoissée d’une expression à la limite
de l'impossible, prenne souvent l’aspect d'une négation acharnée, alors
qu’il ne cessa aussi de dire Oui au monde sans aucune réserve ni
mesure » (36).

(35) . F. Nietzsche. Le gai savoir § 377 ; cité par Bataille. Acéphale. Nietzsche
et les fascistes. 21 janvier 1937.
(36) . Jean Piel. « Bataille et le monde ». Critique n° 195-196, août-septembre
1963, 722. Il va de soi que ce Oui ne fut ni aussi immédiat ni aussi entier. Mais
de fait Bataille s’en est fait tôt une règle, une morale.
LE JOYEUX CYNIQUE

De septembre 1922 à fin 1924. Georges Bataille est un jeune homme


seul. Il ne se liera avec quelques-uns de ses plus fidèles amis qu’en 1924 ;
les seuls amis qu'il paraît compter à ce moment sont André Masson, son
condisciple dès 1918, et Alfred Métraux qui entra à l’école des Chartes
quand lui en sortait. Alfred Métraux, Bataille l'a rencontré quelques jours
avant de partir pour Madrid. Les rapproche aussitôt le « sentiment obsur
d'une certaine ressemblance physique » ; une ressemblance si frappante,
de l’avis de Fernande Schulmann (1) — « même stature, même chevelure
très noire, même régularité des traits, et probablement même parenté
d'expression, un air de douceur, de passion et de résolution mêlés »
qu'on les prit fréquemment pour des frères. Les deux jeunes hommes se
vouvoient mais leurs liens sont profonds. Ils marchent ensemble —-
longuement : entre trois et quatre heures du matin, rue de Rennes (où
habite Bataille), ou sur les Champs-Elysées. Et ils parlent : Bataille de
Gide et de Nietzsche, Métraux de Marcel Mauss dont il suit les cours (2)
et à l'enseignement duquel il initie son ami peu à peu.
Tourments et enthousiasmes leur sont communs. A la réserve de
Métraux (une réserve de récent provincial et de Vaudois), Bataille paraît
s’efforcer d'opposer sa morale de cynique (il faut pour cela que nous
soyons déjà au moins en 1923, plus vraisemblablement en 1924) pour qui
tout est permis : « Osez être le cynique joyeux que vous êtes », lui aurait-
il enjoint. Aux dires de Métraux (3), le «joyeux cynique » est, sinon le
titre, du moins le thème d’une ébauche de roman auquel Bataille travaille

(1) Fernande Schulmann n’a connu ni Bataille, ni Métraux à cette époque.


Son témoignage vient donc de ce que lui a dit Alfred Métraux qu’elle épousa en
1958. Une amitié, deux disparus. Esprit, novembre 1963, 322.
(2) . Métraux paraît avoir quitté assez vite l’école des Chartes pour devenir
ethnologue. .
(3) . Toujours rapporté par Fernande Schulmann. Art. cit.

65
GEORGES BATAILLE,

à cette époque (4) ; cynique qui, aux termes de multiples péripéties, finit
par assassiner un clochard (5).
Ils partagent tout (« nous devînmes inséparables » (6)), jusqu’aux
dames en « pyjamas de soie noire, aux longs fume-cigarettes d’or, les
cheveux coupés à la garçonne, évoluant dans des milieux mal définis et
plutôt équivoques... » (7). Le témoignage d’Alfred Métraux est le premier
dans le temps qui ne laisse aucun doute sur la « reconversion » de Bataille.
Le premier qui, loin d’évoquer aucune piété, introduit dans la vie de
Bataille son contraire. Le premier qui rend sensible combien sur celui-ci
les lectures de Gide, de Nietzsche et de Dostoïevski paraissent avoir été
influentes.

(4) . On doit à Alfred Métraux d’en avoir connaissance. Bataille n'en a jamais
fait mention ; et rien ne paraît en avoir été conservé.
(5) . Art. cit.
(6) . Alfred Métraux, « Rencontre avec les ethnologues ». Critique. Op. cit.
(7) . Fernande Schulmann, Art. cit.
TRISTI EST ANIMA MEA USQUE AD MORTEM

Bataille n'en a jamais fait mystère — il y a même insisté presque


avec provocation : il n'a pas la formation d’un philosophe. L’école —
c’était la guerre — ne lui a offert guère mieux qu’une acquisition
brouillonne, répondant à l'indispensable. Il ne possède en tout et pour
tout dans ce domaine qu'un baccalauréat de philosophie et les connais¬
sances qu’il a acquises dans un manuel (« relié de toile verte, se souvient-
il) fait à cet usage. Moitié intentionnellement (« C’est d’une façon délibérée
que je désirais ne pas être un philosophe spécialiste »), moitié faute de
moyens, il n'entreprit pas, le baccalauréat passé, d’études de philosophie.
C'est du moins ce qu’il dit. On se souvient que c’est davantage vers les
études de médecine que vers celles de philosophie qu’il pensa se diriger ;
on se souvient aussi que, faute d'entreprendre les unes ou les autres, c’est
vers la théologie qu'il alla en entrant au séminaire de Saint-Flour, ce qui
est incomparablement plus conforme à ce qu’à l’époque il était. Tout
donc porte à croire qu’en 1922 (il a alors 25 ans), de retour de Madrid,
il n'a pour ainsi dire, sauf exception, sauf Bergson par exemple, lu aucun
philosophe.
A Paris, s’il lit (et encore lit-il peu), c’est sans méthode, laissant le
hasard décider de ses rencontres. A la lecture Bataille préfère la réflexion,
encore qu’une réflexion sans liens obéissant au plus entier désordre. Une
réflexion aussi libre et désordonnée (mais d’une liberté et d’un désordre
préalables à toute conceptualisation) ne suffit pas à faire une pensée ; une
telle réflexion que ne soutiennent que de loin en loin quelques références
hasardeusement acquises s’expose à l’impuissance. Bataille ne le mésestima
pas : « Je me bornai à réfléchir, tout en apercevant l’abîme qui séparait
ma réflexion embryonnaire du résultat visé » (1).
A cette impuissance, le vertige nietzschéen, sa jubilation passée, n eût
sans doute pas suffi à le soustraire. Il fallait qu’un intercesseur l’y aidât.
Sans doute cet intercesseur privilégié fut-il, de 1922 à 1925, Léon Chestov.
Il n’y a pas lieu de s’étonner que Bataille mit, plus tard, l’accent

(1). OC VIII, 562.

67
GEORGES BATAILLE,

davantage sur ce qui le sépara de Chestov que sur ce qui l’y unit. A
regarder de près, ce qui unit les deux hommes est pourtant considérable.
Il ne suffisait pas que Chestov philosophât « à partir de Nietzsche et de
Dostoïevski », comme le dit Bataille, pour que celui-ci fût séduit. Il
convient en effet de dire qu’à ce moment Bataille ne connaissait que peu
Nietzsche et vraisemblablement pas Dostoïevski. Le Nietzsche qu’il
connaissait, pour ébranlante que fût sa lecture, ne surgissait de nulle part.
Il est vraisemblable que Chestov le replaça dans son histoire : et quelques
réserves que Bataille fît à l’admettre, cette histoire était celle aussi de la
philosophie. La généalogie nietzschéenne — elle était celle de Chestov,
aussi — lui apparut pour ce qu’elle devait être : faite de Pascal, faite de
Kierkegaard (2), noms qu’à l’en croire Bataille n’aurait jusqu’alors que
peu sinon pas lus. Avec Chestov, la pensée de Nietzsche reconquérait
jusqu’à ceux qu’elle prétendait nier : elle ne surgissait plus ex nihilo d’un
chaos sans liens ni référents. Ce serait sans doute à peu près dire les
choses ainsi qu’elle furent en suggérant que Chestov fît qu’avec lui Bataille
abandonnât une lecture « poétique » (idéalisante) de Nietzsche.
Chestov ne fit pas que guider Bataille dans sa lecture de Nietzsche,
il lui fit découvrir aussi celle de Dostoïevski. Et tout porte à croire que
cette découverte fut décisive. Lejeune Bataille aurait été « dostoïevskien » :
il n’y a pas que l’explicite référence faite pas lui au grand romancier russe
dans le seul fragment conservé de son premier livre écrit, W. C., qui prête
à le penser. Il y a aussi les témoignages de Métraux dont il voulait qu’il
fît sien le « tout est permis » (sous-entendu le célèbre axiome dostoïevs¬
kien : « rien n’est vrai »), et de Leiris. C’est Leiris que, le premier, il
convertit à la lecture du Sous-sol. C’est aussi Leiris qui le dépeint à cette
époque comme « habitué des tripots et de la compagnie des prostituées
comme tant de héros de la littérature russe » (3). C’est lui toujours qui
suggère que le personnage du Sous-sol influença Bataille « par son
obstination à être ce que dans le langage familier on appelle un homme
“impossible”, ridicule et odieux au-delà de toute limite » (4). C’est lui
enfin qui fait de Bataille en 1924-1925 ce portrait : « impossible », certes,
débauché, cela ne fait pas de doute, joueur enfin comme le sont beaucoup
des héros de la littérature russe en général, dostoïevskienne en particulier.
Bataille joua : de l'argent souvent, sa vie aussi quelquefois : à la roulette
russe.

(2) . Chestov philosophait à partir de Nietzsche et de Dostoïevski. De Pascal


et de Kierkegaard aussi. Mais encore d’Ibsen, de Tchékhov et de Berdiaev.
(3) . Michel Leiris. « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents ».
Critique n° 195-196.
(4) . Ibid.

68
LA MORT A L'ŒUVRE

Mais les affinités entre Bataille et Chestov furent plus profondes et


plus durables : ce qui chez Nietzsche et chez Dostoïevski fascine le plus
Léon Chestov, c'est leur conversion ; en d’autres termes, comment leurs
pensées se dessaisirent-elles un jour de ce qui les fondait pour soudain
s'exposer au risque d'une nudité que rien ne justifiait plus ? Chestov le
dit en des termes généraux et somme toute d’assez peu d’intérêt :
« L’histoire de la transformation des convictions ! Y a-t-il dans tout le
domaine de la littérature une histoire d’un intérêt plus palpitant ? ». Mais
il le dit aussi de Dostoïevski en des termes plus précis : il a « non seulement
brûlé ce qu'il avait adoré ; il l'a couvert de boue. Il ne se contentait pas
de haïr son ancienne foi, il la méprisait » (5). Et c’est en des termes
identiques qu'il le dit du Nietzsche d'Humain, trop humain. Comment ne
pas penser que Bataille, au même moment, n'agissait pas différemment
(le lui dit-il ; ou sa timidité l’en empêcha-t-elle ?). Comment même ne pas
imaginer que Chestov eut une influence — mais laquelle ? — sur la perte
de la foi éprouvée par Bataille ?
Les similitudes s’arrêtent-elles là ? Assurément pas. Bataille trouva
en Chestov un maître en anti-idéalisme, un anti-idéalisme qui allait être
aussi entier que définitif (jamais il ne le renia). Chestov avait en effet
écrit : « Il se peut qu'il faille adjoindre aux fléaux qui frappent les
malheureux mortels cet autre fléau encore — l’idéalisme » (6). Bataille, à
quelques nuances près de ton (le sien sera notablement moins pathétique),
écrira la même chose vers 1929-1930. Il n’est pas jusqu’aux métaphores
architecturales qui, dans une sorte de réponse indirecte au Bataille très
jeune de Notre-Dame de Rheims, à celui à peine moins de la lettre datée
de Madrid où il parle de l’Escurial, ne trouvent en Chestov un pourfendeur
résolu : « Sous un rapport, l’idéalisme est semblable aux états despotiques
orientaux : du dehors tout apparaît splendide et bâti pour l’éternité ; mais
à l'intérieur c'est atroce. C’est là la cause de ce phénomène à première
vue incompréhensible qu’une doctrine qui paraît innocente devient l’objet
d’une haine terrible de la part de gens qu’on ne pouvait soupçonner de
tendances au mal. On peut dire avec certitude que les pires ennemis de
l’idéalisme furent, comme Nietzsche et comme Dostoïevski, des idéalistes
extrêmes et que la “psychologie” qui s’épanouit si magnifiquement en ces
dernières années fut l’œuvre des apostats de l’idéalisme » (7).

(5) . Léon Chestov. La philosophie de la tragédie. Nietzsche et Dostoïevski,


1926.
(6) . Ibid, p vm.
(7) . Ibid, 76. « Nietzsche, en sa jeunesse, fut lui aussi un romantique, un
rêveur » ( 134). « Nous avons suivi la métamorphose des convictions de Dostoïevski.
Elle se réduit en somme à une tentative de réhabilitation de l’homme souterrain »
(133).

69
GEORGES BATAILLE,

Idéaliste, le Bataille qui s’en était tout entier remis à Dieu, qui
envisageait de s’en faire le représentant, l’avait été. Il serait bientôt le
plus violent de ses apostats et le plus attentif de ses dénonciateurs : il n’y
aurait rien qui d’une façon ou de l’autre ressemblerait à de l’idéalisme
honteux qu’il ne fustigerait. Chestov pousse pourtant plus loin le désen¬
chantement. Jamais il n’enjoint à l’apostasie. Il est, plus que Nietzsche,
noir : s’il est près du Nietzsche de la conversion à l’anti-idéalisme, il est
près davantage encore d’un Nietzsche — imaginaire — que Pascal aurait
retenu dans les rets de son dépit, d’un Nietzsche qui se serait posé pour
seule question : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (8). Il n’a
pas de Nietzsche, du Nietzsche de Zarathoustra, le zèle évangélisateur.
La solitude, l’horreur auxquelles désignent les choix qu’il fit, volontiers
il conseillerait de s’en détourner, pour peu qu’on manquât des forces
nécessaires : « Celui qui veut peut retourner en arrière vers Kant. Vous
n’êtes pas sûr que vous trouverez là ce dont vous avez besoin, la “beauté”
quelle qu’elle soit. Il n’y a rien d’autre que des monstruosités et des
laideurs, peut-être » (9).
L’idéalisme est l’objet d’un telle hostilité chez Chestov (toutefois une
hostilité calme, résignée ; sa pensée n’a rien d’un emporté) qu’il ne craint
pas de prétendre que les formes les plus belles et les plus attrayantes qui
veulent établir leur empire sur notre âme ne répondent à rien d’autre que
« nos plus basses impulsions ». On verra que Bataille, bientôt, ne dira
pas autre chose ; et ce que, se recommandant alors de Sade, il dira,
Chestov l’aura déjà dit de Dostoïevski : « Il fut le seul dans l’univers
entier à envier la grandeur morale du criminel » (10). Car, par un brutal
retournement des conventions les mieux admises,’ c’est de la conscience
morale que peut prétendre se prévaloir le mal. « Le fantôme de l’ancienne
félicité » dont on ne cesse de nous assurer qu’il est le seul qui puisse nous
détourner du plus amer pessimisme, nul ne l’a dit avant Dostoïevski (et
Bataille sans doute l’apprit-il de Chestov), c’est de lui et de lui seul que
vient le mal, tout le mal.
L’injonction nietzschéenne, celle du moins que déduit Chestov, est :
« Connais ou meurs ! ». D’une façon comme de l’autre, l’abîme (11). Un
mot que souvent Chestov emploie pour désigner à quel fond des mondes
ouvre une conscience enfin dérationnalisée. Un mot qu’aussi souvent

(8) . Le Christ à Gethsémani : « Tristi est anima mea usque ad mortem ».


(9) . Ibid, 77.
(10) . Ibid, 92.
(11) . « Il faut que résonne un impératif catégorique auquel Kant n'avait pas
songé. Il faut enfin que les vérités pénètrent dans notre chair comme des couteaux ».
Léon Chestov. Op. cit. 198.

70
LA MORT A L'ŒUVRE

Bataille emploiera. Dieu ou pas, rien n’est intellectuellement inacceptable


comme ce qu'Aristote a élevé au rang de tiède vérité : la théorie du milieu.
Seules intéressent Chestov (on le verra. Bataille aussi) les questions
auxquelles la raison se déclare impuissante à répondre. Seul l’intéresse
l'abîme qu'elles ouvrent sous les pas. L’abîme d’un monde sans morale ;
la place de la morale — Chestov le dit sans détour d’une façon rien
moins qu’analogue à celle dont à son tour Bataille le dira — est « à
l'étable ». Chestov n'aurait-il dit que cela que déjà Bataille serait supposé
en avoir tiré le parti le plus brisant. Mais il est allé plus loin encore, assez
loin pour que la pensée de Bataille la plus profonde, sans qu’il le sût sans
doute, trouvât les moyens de son essor. « Il ne faut pas avoir honte quand
la raison dit que “c’est honteux” ; quand elle affirme c’est insensé, alors
paraît la vérité ; et là où elle signale une parfaite impossibilité, — là et
là seulement, se trouve l’entière certitude ». Ce n’est certes pas de Chestov,
mais de Tertullien. Il est douteux que Bataille lût jamais Tertullien avant
que Chestov le citât.
La philosophie de Léon Chestov est à cette époque nourrie des
tragiques. Et la philosophie de la tragédie, lui-même la qualifie : elle est
celle « du désespoir, de la démence, de la mort même » (12). Mais, est-ce
un paradoxe (et si c’en est un. Bataille lui-même ne le dépassera pas) :
plus vive est l’aversion au christianisme, plus fort est celui-ci. Curieusement
il se nourrirait de ce qui lui nuit. Chestov le dit superbement : « Dieu
exige l’impossible, il n’exige que l’impossible » (13). Si impossible est ce
qu'il exige que c’est comme s’il n’était pas, sinon désespéré, dément ou
mort. Ce qui éloigne du christianisme (ce qui en éloigne avec violence)
est aussi ce qui y ramène : Chestov a encore ceci de caractéristique qui
n’aura pas peu d’influence sur Bataille : il rapproche Nietzsche du
christianisme. En en faisant le troisième sommet d un triangle formé par
Pascal et Kierkegaard, il en fait l’héritier, farouche, indocile, du mysticisme
vétéro-testamentaire, celui d’Abraham par exemple, mais un Abraham
plus désespéré que Job (14). Ce Nietzsche-là, somme toute assez peu
fidèle, ce Nietzsche chrétien, ce Nietzsche pascalien (mais avec Chestov,
Pascal est en retour « nietzschéifié ») sera aussi celui de Bataille (15). Il

(12) . Ibid, p ni.


(13) Une phrase que Bataille aurait pu écrire.
(14) . La figure d’Abraham et celle de Job apparaissent dans l’œuvre de
Bataille : dans L’expérience intérieure, par exemple.
(15) . Souvent, pas toujours. Aussi imprécise que soit la distinction, disons
pour le moment que ce ne sera pas le sien avant guerre et que ce le sera après.
Léon Chestov : « Pascal a ressuscité deux siècles plus tard dans la personne de
Nietzsche». La nuit de Gethsémani, 51. 1923.

71
GEORGES BATAILLE,

ne fait pas de doute qu’est chestovienne, profondément, cette phrase


écrite près de trente ans après que Bataille eut quitté Chestov : « Le Dieu
d’Abraham soumet les hommes au commandement mais n’y soumet pas
la divinité. La manière de voir de Nietzsche est aussi plus voisine des
actions de la grâce opposée aux œuvres (au mérite moral), mais ces
doctrines elles-mêmes ont toujours été évincées, selon l’apparence, en
raison du déchirement qu’elles imposent à la simplicité de l'homme de
bien. Aussi pouvons-nous voir dans l’immoralisme de Nietzsche, si
généralement méconnu, ce qu’il y vit lui-même : un hyper-christia¬
nisme » (16).
Léon Chestov (de son vrai nom Lev Izaakovic Schwartzmann) (17)
est arrivé en France en 1920, fuyant la révolution russe qu’il n’approuva
jamais. C’est à son .domicile de la rue Sarasate que, le soir, il recevait
souvent Bataille ; rares sont donc les lettres échangées par les deux
hommes. L’une d’entre elles (18) cependant indique clairement à quel
dégré d’intérêt pour l’œuvre de Chestov Bataille avait atteint. Il y dit
préparer une étude (un article ? un livre ?) sur celle-ci (19). Jusqu’où est
allé ce travail ? On l’ignore ; il n’en reste aujourd’hui rien et Bataille, au
surplus, ne fit jamais mention de ce projet (pas même à Michel Leiris qui
savait pourtant qu’il fréquentait le cénacle réuni autour du philosophe
russe). Il indique cependant sans que le doute soit permis qu’il avait de
cette œuvre une connaissance assez approfondie pour prétendre en faire
l’étude. Il indique encore clairement qu’en 1923 il était plus sensiblement
attiré par la philosophie qu’il ne l’a dit plus tard (20). Il témoigne enfin
et surtout de l’importance d’une influence que curieusement il n’avoue
jamais tout à fait comme telle, lui rendant des hommages décalés et
contradictoires, lui reconnaissant le mérite de l’avoir introduit à ce qu’il
ignorait, mais à ce qui, parmi ce qu’il ignorait, ne devint jamais pour lui

(16) . OC VIII, 671. Notes à La Souveraineté. Chestovienne et janséniste.


(17) . Né à Kiev en 1866. Il fit des études de droit à l'université de Moscou.
Il s’installa ensuite à Saint-Pétersbourg.
(18) . Du 24 juillet 1923. Chestov est alors à Berlin pour la traduction de ses
livres.
(19) . «Votre dessein de faire une étude sur mes travaux m’intéresse, bien
entendu, beaucoup. Ça me prouve que quoique étranger je ne suis pas étranger
pour une âme européenne!...] Quand je serai de retour nous causerons, nous
travaillerons ensemble ». Lettre de Léon Chestov à Georges Bataille. De Berlin
le 24 juillet 1923.
(20) . Chestov « se scandalisa de mon aversion outrée pour les études
philosophiques » — OC VIII, 568.

72
LA MORT A L'ŒUVRE

l'essentiel (« Il me guida avec beaucoup de sens dans la lecture de


Platon [...] Ce qu'il sut me dire de Platon était ce que j’avais besoin
d'entendre et je ne vois pas qui aurait su me le dire ainsi si je ne l’avais
pas rencontré ») tout en lui reprochant, paradoxalement, ce dont il lui
fut pour toutes fins redevable : l'apprentissage de la pensée de la
violence (21). C'est à lui qu'il dut d'apprendre (il en convient) que « la
violence de la pensée humaine n'est rien si elle n'est pas son accomplis¬
sement » (22). Et c'est cependant, prétend-il, parce que Chestov l’éloignait
de cette violence qu'il dut se séparer de lui.
Les mots avec lesquels, trente-cinq ans plus tard. Bataille évoque la
mémoire de Chestov sont à la fois ceux d'une dette tendre, filiale
(« J'admire la patience qu'il eut avec moi qui ne savais alors m’exprimer
que par une sorte de délire triste »(23)) et sans doute faussée. La vérité
est plus vraisemblablement différente : Chestov invitait à l’abîme d'une
pensée désespérée. Désespérée davantage qu’à cette époque Bataille n’était
prêt à l'accepter. Emigré socialiste, Chestov ne croyait plus qu’il y eût
une « bonne société » ; pire : y en eût-il une, elle ne répondrait en rien à
ce qu’a de tragique l'impossible qu’exige Dieu. Sa pensée politique (mais
il n'est pas sûr qu'il en eût une) pencherait volontiers vers le Dostoïevski
de La voix souterraine : « Que les idées triomphent ! Qu’on libère les
paysans ! Qu’on établisse des tribunaux justes et pitoyables ! Qu’on mette
fin à l'ancien système de recrutement ! — Son âme à lui ne s'en sentira,
pas plus légère ni plus heureuse. Il se voit forcé de s’avouer à lui-même
que si, au lieu de tous ces événements heureux, des catastrophes avaient
fondu sur la Russie, il s’en serait senti, peut-être, mieux encore... » (24).
Bataille qui, en 1924, va rencontrer ses premiers amis surréalistes (Leiris,
Lraenkel et Masson) ne pouvait que profondément protester contre une
pensée consentant non seulement à l’état du monde, mais qui, pire,
appelait comme un désir d’abîme à sa catastrophe. La violence de Chestov
à se résigner n’est sans doute pas moindre que celle de Bataille à ne pas

(21) . Cette violence, je l'ai dit. Bataille l’avait. Mais Chestov, sans doute, lui
a-t-il donné la forme d’une pensée.
(22) . Ibid.
(23) . Ibid.
(24) . La philosophie de la tragédie. 37. « La voix souterraine, c'est un hurlement
de terreur déchirant échappé à un homme qui, soudain, découvre que toute sa
vie il avait menti et joué la comédie... » (Léon Chestov). On verra que des accents
étrangement analogues se retrouveront dans l’œuvre de Bataille : dans Le coupable,
par exemple.

73
GEORGES BATAILLE,

le faire (25). Elle est peut-être celle d’un homme d’une autre génération.
Elle est sans doute celle d’un exilé. On verra qu’étrangement elle sera à
son tour, vers 1936, celle de Bataille. Une résignation à l'état du monde
après qu’il aura, comme on en lui fit violemment reproche, appelé à sa
catastrophe. En 1925, Bataille quitte Léon Chestov ; et il le dit d’une
phrase qui paraît en être la raison: «...je devais comme toute ma
génération m’incliner vers le marxisme ».
L’étude prévue sur l’œuvre de Chestov ne fut pas menée à bien. Au
lieu de quoi Bataille collabora avec Teresa Beresovski-Chestov à la
traduction d’un livre de Chestov : L’idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche
(philosophie et prédication) (26). Celle-ci parut en 1925 aux Editions du
Siècle. Le seul qui remarqua quelle fut l’influence durable de Chestov sur
Bataille fut Pierre Klossowski qui dira de Bataille à l’époque d'Acéphale,
juste avant la guerre : «... lui-même hanté par la lecture des Russes, de
Chestov en particulier. Toute l’athéologie d'Acéphale s’appuie sur l’idée
que la mort de Dieu ne se conclut pas dans un athéisme ; c’est le vestige
du Golgotha : elle n’est pas définitive, elle continue » (27).

(25) . Ce n’est pas par hasard que Chestov cite une fois de plus Dostoïevski :
« J’affirme même que la conscience de notre impuissance complète à aider en
quoi que se soit l’humanité souffrante et à l’alléger, jointe à la certitude de ses
souffrances, peut transformer dans notre cœur notre amour de l’humanité en
haine pour elle » (Ibid, 110).
(26) . Bataille co-signe la traduction. Il est douteux toutefois qu’il y ait
collaboré réellement (sa connaissance du russe n’ayant jamais été qu’élémentaire).
Il y a davantage lieu de penser que son rôle consista à « mettre » le livre en
français. Quoi qu’il en soit, c’est, à Paris (excluant donc Notre-Dame de Rheims),
la première fois qu’apparaît son nom sur un livre.
(27) . Pierre Klossowski. Le peintre et son démon. 177. On a peu remarqué,
plus généralement, l’étrange rapport entretenu par Bataille avec l’Est de l’Europe'
et plus particulièrement la Russie. J’aurai l’occasion d’y revenir.
II
« LE TAPIR MAURRAS ET MOSCOU LA GÂTEUSE »

Il y aurait sans doute de l'imprudence à prétendre qu’existe un point


repérable par lequel l’histoire de Bataille rejoint celle de ses contemporains.
Une chose est à peu près sûre : cette rencontre eut lieu en 1924. Une
autre ne l’est pas moins : elle fut progressive. Bataille n’avait en effet
jusqu’alors en rien témoigné d'un quelconque intérêt pour la politique.
Qu’y a changé 1924? Rien d'immédiat. C’est cependant en 1924 qu’il fit
la connaissance de Michel Leiris, bientôt surréaliste, d’André Masson,
qui le sera aussi, et de Théodore Fraenkel, ex-dadaïste. Ces rencontres
n’eurent pas une telle incidence qu’il se serait aussitôt reconverti à un
intérêt prononcé pour la politique ; mais elles inclinèrent Bataille à prendre
peu à peu conscience, et de beaucoup plus près, des enjeux où le surréalisme
était lui-même engagé : esthétique et politique. Que Bataille l'admît ou
non (et sans doute l’admit-il), les enjeux du surréalisme passaient aux
yeux de tous pour ceux de sa génération.
En octobre 1924 (j’adopterai en guise de point de repère, arbitraire,
cette date et cet événement) mourut Anatole France (1). France, grande
conscience de la gauche aux lendemains de la guerre, fondateur de la
revue peu à peu marxiste Clarté, collaborateur de l’Humanité, fut pleuré
de tous : Aragon le dit d’une de ces phrases impatientes et brutales dont
il avait alors le secret : du « tapir Maurras » à « Moscou la gâteuse » (2).
Pleuré de tous ? Non ! Cette unanime oraison indigna les surréalistes. Sur
l’instigation de Pierre Drieu la Rochelle et d’Aragon, ceux-ci publièrent
sous le titre Un cadavre un pamphlet hâtif autant qu insultant dirigé
contre le grand mort (3). Ils ne seront bientôt plus seuls. La revue Clarté,

(1) . Octobre 1924 et janvier 1930. Deux dates de l'histoire du surréalisme,


deux pamphlets mais un seul et même titre. C’est parce que le second émana de
Bataille et visa Breton que je prends le premier, émanant de Breton et visant
Anatole France, pour point de départ.
(2) . « Il me plaît que le littérateur que saluent à la fois le tapir Maurras et
Moscou la gâteuse, et par une incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait
écrit pour battre la monnaie d’un instinct tout abject, la plus déshonorante des
préfaces à un conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison pour recevoir à la fin
le coup de pied de cet âne officiel ». Aragon. Un cadavre.
(3) . Le signèrent : Breton, Delteil, Drieu, Eluard, Soupault et Aragon.

77
GEORGES BATAILLE,

celle-là même qu’a créée France en 1919 avec Barbusse et Vaillant-


Couturier (4), du moins une fraction de celle-ci composée de Jean Bernier,
Marcel Fourrier, Magdeleine Marx et Paul Vaillant-Couturier, fit de son
numéro de novembre 1924 un pamphlet dirigé lui aussi contre Anatole
France, n’épargnant ni le parti communiste français ni Moscou. Mais à
la différence de la critique surréaliste, la critique clartéiste était ortho-
doxalement marxiste : c’est d’un point de vue strictement révolutionnaire
qu’était mis en cause par Clarté le ralliement posthume du parti ouvrier
français à la charrette du réformiste France. Une fraction ultra semblait
donc se dessiner à la gauche du parti communiste.
S’il n’est pas sans importance que momentanément se rallièrent des
gens venus d'horizons et d’enjeux différents (les uns étaient des militants,
les autres des intellectuels), si ce provisoire ralliement put faire dire, à
Victor Crastre (de Clarté) qu’il laissait entrevoir la « possibilité d’un
accord entre poésie et révolution », si même c’est à ce ralliement que
travailla assidûment une fraction non négligeable de Clarté (Crastre,
Fourrier mais surtout Bernier), il convient de dire que celui-ci n’aurait
pas pu avoir lieu si plusieurs événements ne l’avaient précédé, et, de
quelque façon, rendu possible. En 1924, le 21 janvier, est mort Lénine.
On sait à quelles luttes intestines donna lieu sa succession. On sait aussi
que Trotski n’en sortit pas à son avantage. On sait moins qu’un intellectuel
français, Boris Souvarine, membre du comité directeur du PCF depuis
1920 (date de sa création) et membre à Moscou des trois instances
dirigeantes du Komintern (son présidium, son secrétariat et son comité
exécutif) de 1920 à 1924, prit publiquement parti pour Trotski, par fidélité
aux idéaux de la révolution davantage que par trotskisme, comme le fit
en France la fraction dissidente de Clarté (essentiellement Jean Bernier),
comme le firent aussi les surréalistes. Tous ne furent pas trotskistes. Je
l’ai dit, Souvarine s’en est souvent défendu. Le fait est, pourtant, qu’il
fut en France son plus actif et son plus efficace soutien. Trotskiste, Bernier
le fut, de façon provisoire, confuse peut-être, comme d’ailleurs le furent
encore longtemps les surréalistes. Mais l’important n’était pas que ceux-
ci fussent ou non trotskistes, l’important était qu’à la gauche du parti
ouvrier, plusieurs groupes se trouvèrent de fait former une première
dissidence que, les désaccords surgissant à l’intérieur de celui-ci, allaient
rallier bientôt d’autres noms, d’autres personnes.
On l’a vu, trois hommes jouèrent dans ces glissements idéologiques
un rôle considérable : André Breton, déjà paré de tous les prestiges du
surréalisme naissant (il n’est guère de jeunes artistes qui n’auraient été
heureux d’en être les obligés), Boris Souvarine, le plus estimé des

(4). Clarté reçut à sa création le soutien de Maxime Gorki, Albert Einstein,


Heinrich Mann, Bernard Shaw, Thomas Hardy, Léon Blum et beaucoup d’autres.

78
LA MORT A L’ŒUVRE

intellectuels communistes français, directeur de 1920 à son exclusion en


1924 de l'unique organe théorique officiel du parti. Le bulletin communiste
(de Souvarine, je reparlerai plus longuement) et Jean Bernier, active figure
de l’extrême-gauche depuis les lendemains de la guerre.
Ces trois hommes. Bataille les connut bien. Ils s'estimèrent ou se
haïrent, c'est selon. Selon surtout les moments. Ils se lièrent à l’occasion
d’actions communes et se séparèrent, non sans le faire savoir haut et fort.
Enfin, ce n’est pas le moindre, le hasard fit que leur vie privée croisa
souvent leur vie publique (c’est une chose guère surprenante pour un
homme comme Bataille ; beaucoup plus pour un homme comme Sou¬
varine) et qu'aux motifs de se dénoncer publiquement s’en ajoutèrent de
moins avouables. C'est une constante de cette époque que l’amitié — et
l'amour — jouèrent parmi ce que les hommes entreprirent ensemble un
rôle un jour agrégateur, un autre dissolvant. On l’a communément dit —
trop peut-être — du surréalisme ; on verra qu’il arrivera aussi à Bataille,
à Souvarine et à Bernier d’être liés ou séparés par autre chose que des
idées.
Bernier eut en 1924 un rôle que plus jamais il n’eut après, un rôle
de médiateur entre surréalisme et communisme, entre poésie et révolution
(Francis Marmande dit un rôle de « passeur »). On l’a décrit grand, bâti
en athlète et beau. On l’a dit surtout, et ce ne fut pas toujours pour le
servir, touche-à-tout ; en tous les cas, il afficha l’être : militant, écrivain,
chroniqueur politique, musical et sportif. C’était beaucoup pour un seul
homme ; beaucoup surtout pour Breton qui n’aimait pas les journalistes,
qui aimait moins encore qu’ils fussent dilettantes... S’il apprécia Bernier,
ce ne fut pas, dès le début, sans s’en méfier. Le début pour Bernier, ce
fut la guerre de 1914-1918. De celle-ci il est revenu, comme d’autres de
sa génération, dégoûté, non pas seulement de ce qu’elle fût un charnier,
mais par surcroît un charnier idiot. De l’horrifiante « bêtise » qui avait
conduit à cette guerre, ceux qui en revinrent le firent en pacifistes déclarés.
Parti bourgeois, Bernier revint révolté, « lourd à l’idée confuse d'un
énorme compte à régler avec l’état-major et le bourrage de crânes » (5).
Le réquisitoire de Lénine contre « la guerre impérialiste » et le « social
patriotisme » le trouva prêt à se rallier à ceux qui, en France (Lefebvre,
Barbusse, Vaillant-Couturier et Bruyère) se rapprochaient des positions
révolutionnaires. Avec eux, il fonda en 1917 1ARAC (Association
Républicaine des Anciens Combattants). Pour autant que Breton se méfiât
de son dilettantisme, lui et les surréalistes n’en furent pas moins impres¬
sionnés : il est vrai qu’ils avaient en commun l’âge qui en faisait des
démobilisés. En commun aussi d’être des intellectuels (Bernier écrivait

(5). Jean Bernier. L amour de Laure. Textes réunis et préfacés par Dominique
Rabourdin. Flammarion.

79
GEORGES BATAILLE,

des romans, ce qui n’était pas fréquent chez les révolutionnaires) ; en


commun de connaître bien les textes de référence du marxisme-léninisme
(mais sans doute Bernier les connaissait-il incomparablement mieux) ; en
commun d’être passionnés par Freud (les révolutionnaires qui avaient lu
Freud attentivement étaient rarissimes) ; en commun leur amitié pour
Drieu la Rochelle (Bernier en était l’ami intime au moins autant que
l’était Aragon. (N’oublions pas que Drieu était, à ce moment, surréaliste
et que c’est de lui qu’est en partie né le pamphlet Un cadavre). De là sans
doute le patient travail qu’entreprit Bernier de 1921 à 1924, qui consista
à tenter de rapprocher les positions des surréalistes de celles des commu¬
nistes, de celles du moins que défendait le groupe Clarté (puisque aussi
bien il ne fera jamais tout à fait partie du PCF). En 1924, à la mort
d’Anatole France, il anima avec Edouard Berth, Marcel Fourrier et
Georges Michael la fraction dissidente de Clarté, celle qui en 1921, à
Moscou, au IIIe congrès de l’Internationale, fit le choix de l’action
révolutionnaire, et qui, en 1924, au XIIIe congrès du Parti, soutint Trotski
(position, on l’a vu, qu’adopta Souvarine à l’intérieur des instances
dirigeantes du Komintern). Le choix fait en 1916 par Bernier de la
révolution contre la poésie (peut-être serait-il plus juste de dire de la
révolution avant la poésie), en 1924 tendait à rejoindre celui, diamétra¬
lement contraire, des surréalistes. Jean Bernier fut bien un passeur. Il
initia à des rapprochements où nombre de jeunes intellectuels s’engagèrent.
Avec lui apparut l’hypothétique compatibilité des figures du poète et du
révolutionnaire, compatibilité ostensiblement distincte de celle qu’incar¬
nèrent, avant lui, France, Barbusse ou Rolland.
Si différents que fussent Souvarine et Bernier, tous deux jouirent de
l’estime des surréalistes. Une estime si vive que Simone Collinet, la
première femme de Breton, n’a pas craint d’avancer qu’ils furent ceux
qui eurent sur celui-ci la plus notable influence politique au début du
surréalisme. Car 1924 est l’année où paraît en décembre le premier numéro
de La Révolution surréaliste. Le 15 octobre le Premier manifeste du
surréalisme l’avait précédé. Autour de Breton se groupèrent Boiffard,
Vitrac, de Chirico, Noll, Desnos, Péret, Morise, Aragon, Reverdy,
Soupault, Delteil, Man Ray, Ernst, Masson et Picasso. Le surréalisme
aussi (on est tenté de dire surtout) était l’enjeu. Celui que, consentant ou
non. Bataille allait de près ou de loin partager. Se liant avec plusieurs
d’entre ceux qui l’avaient fait leur, il allait, fût-ce de l’extérieur, en
connaître les promesses et l'inanité. Une chose est sûre : il ne fut jamais
assez distant du surréalisme que la réconciliation des enjeux esthétiques,
intellectuels et politiques ne s’imposât pas aussi à lui.
CHAMP MAGNÉTIQUE

C'est à la fin de l'année 1924 que Georges Bataille fit la connaissance


de Michel Leiris, par l'intermédiaire de Jacques Lavaud, comme Bataille
bibliothécaire à la Nationale. De Bataille, Leiris brosse un premier portrait
où l’on retrouve ce cynisme qu'avait remarqué peu auparavant Alfred
Métraux : « Son esprit non conformiste [était] marqué par ce qu’on n’était
pas encore convenu de nommer l’humour noir. [...] Plutôt maigre et
d’allure à la fois romantique et dans le siècle, [il] possédait (en plus
juvénile bien sûr et avec une moindre discrétion) l’élégance dont il ne se
départit jamais [...] A ses yeux rapprochés et enfoncés, riches de tout Le
bleu du ciel, s’alliait sa curieuse dentition de bête des bois, fréquemment
découverte par un rire que (peut-être à tort) je jugeais sarcastique. » (1)
Ni « faste vestimentaire » ni « fantaisie », une mise élégante mais
bourgeoise (« J’ai toujours connu Bataille très bourgeoisement vêtu. » (2) :
« il n’avait rien d'un bohème » (3)). Bataille n’a rien d’un bohème, mais
les photos de cette époque le montrent, il affiche une élégance proche du
dandysme, un dandysme cynique.
Michel Leiris le rencontre peu avant son adhésion au surréalisme.
Adhésion, mieux vaudrait peut-être parler de conversion (il fait peu de
doute que Leiris réfuterait ce mot mais il est plus conforme à ce que
Bataille éprouva) : « Ce que l’attitude de Leiris, le changement qui s’est
opéré en lui me faisaient savoir, je le perçus d’abord obscurément, mais
je devais très vite en avoir le sentiment clair ; c’était une terreur morale
qui émanait de la brutalité et de l’habileté d’un meneur de jeu » (4). Une
sorte de silence est tombé entre eux, silence entretenu par Leiris, qui fait
penser à celui que font les amoureux sur leur chance et les convertis sur
leur félicité. Aussitôt que liés (mais Bataille eut le sentiment, faux de
l’avis de Leiris, que celui-ci n’attacha pas aussi tôt que lui une importance
égale à leur nouvelle amitié), une distinction de nature se serait opérée :

(1) . Michel Leiris. «De Bataille l’impossible à l’impossible Documents».


Critique n° 195-196, août-septembre 1963, 685.
(2) . Michel Leiris. Entretiens avec l’auteur, 1986.
(3) . Ibid.
(4) . OC VIII, 166-184, Le surréalisme au jour le jour.

81
GEORGES BATAILLE,

Leiris a désormais sur Bataille l'avantage de « savoir » : « Leiris, de nous


deux était l’initié » (5).
Des idées que, se rencontrant, ils avaient ensemble agitées, de
l'intention, éphémère il est vrai, survenue une nuit que leurs pas les
avaient portés dans un petit bordel de la rue voisine de la Porte Saint-
Denis, de fonder à trois (avec Jacques Lavaud) un mouvement Oui
« impliquant un perpétuel acquiescement à toutes choses et qui aurait sur
le mouvement Non qu'avait été Dada la supériorité d’échapper à ce qu’a
de puéril une négation systématiquement provocante » (6), de cette idée
déjà tout entière bataillienne qui, dénonçant Dada (« pas assez idiot »
selon lui), dénonçait par avance ce que le surréalisme allait essayer d’être,
il ne restait rien (7). Entré en surréalisme comme on entre en religion,
Leiris renvoyait de fait Bataille à sa solitude (je le répète : il importe peu
que ce fût exactement le cas, mais que Bataille le sentît ainsi). Une solitude
désordonnée ; lui-même le dit : il ne s’intéressait à ce moment à rien que
« de décousu et d’inconséquent », sauf au désir d’une « vie brillante » ;
«je n’étais rien sinon le lieu d’une agitation vide. Je ne voulais rien et ne
pouvais rien. Il n’y avait rien en moi qui me donnât le droit même de
parler bas » (8).
C’est donc par l’intermédiaire de Leiris que Bataille eut connaissance
du surréalisme ; une connaissance paradoxale d’exclu a priori. Ce qu’était
Leiris surréaliste, ce qu’enfin, sur son insistance, il consentit à lui en dire,
convainquit Bataille par avance qu’il ne pouvait rien prétendre retirer
pour lui-même d’une adhésion au mouvement. Jugement hâtif, agacé,
jaloux ? Toujours est-il que, le seul peut-être de sa génération (« personne
parmi la jeunesse active de ce moment-là ne méconnaissait le rôle
dominateur de Breton. Bataille est tout de même toujours resté un
isolé » (9)), il émit concernant le surréalisme des réserves assez nettes pour
qu’elles fussent plus fortes que toutes les sollicitations. Les mots qu’il eut
pour juger de ce que Leiris lui donnait à deviner et comprendre étaient
on ne peut plus ceux d’un homme qui entrevoyait le pire : « J’avais
l’appréhension d’une bruyante supercherie » ; « Je pensais vite que l’at-

(5) . Ibid.
(6) . Michel Leiris. Art. cit.
(7) . Il était prévu que siège et le périodique du mouvement soient installés
dans ce bordel. Même s’ils furent sans lendemains, on ne peut pas tenir pour
négligeables cette idée et ce projet. Nous le verrons, jamais Bataille n’a cessé de
dire Oui, ou de le vouloir. De quelques sophistications qu’ait bénéficié sa pensée
par la suite, elle est à l’évidence tout entière déjà acquise dès 1924. Elle restera
sur ce point la même jusqu’à sa mort.
(8) . OC VIII, 171.
(9) . André Masson. Entretiens avec l’auteur, 1986.

82
LA MORT A L 'ŒUVRE

mosphère du surréalisme ma paralyserait et m'étoufferait » (10). La


contagion du surréalisme était telle que, loin qu’il se trouvât des alliés, il
se vit au contraire réduit à la solitude et au silence : « J'étais soudain
devant des gens qui avaient pris le ton de l’autorité » (11). Le ton de ceux
qui savent quel remède convient à quelle agitation. Bataille n’avait de
différent d'eux que de ne pas croire que le surréalisme fût le remède
adéquat ; et de laisser sans réponse la question de savoir si à son agitation
il y avait aucun remède (sans doute se posa-t-il en dernier la question de
savoir s'il ne valait pas mieux ne pas y remédier).
A quelques mois de là. Bataille se lia avec le troisième de ses plus
anciens amis (après Alfred Métraux et Michel Leiris) : Théodore Fraenkel.
Moins novice que Bataille — il avait ardemment participé à Dada —,
Fraenkel s'éloigne à ce moment de toute agitation, y compris surréaliste.
N'ayant jamais caché dédaigner écrire, on ne connaît de lui qu'un sonnet
apocryphe de Cocteau publié par Pierre-Albert Birot (dans la revue Sic)
et, publié dans la revue Littérature, un poème fait de phrases d'un manuel
de conversation mises bout à bout (12). Le souvenir qu’a Bataille de son
ami, en 1924, est d'un « très silencieux oiseau de nuit ». Ce silence, très
vite, leur fut commun ; n'oublions pas que, jusqu’à trente ans. Bataille
fut silencieux et timide davantage que disert et libre (ce qui ne l’empêchait
pas de faire de lui-même, à cette même époque, ce portrait : « ... d’esprit
glissant, en même temps gluant et primesautier, inconséquent, sans gêne
et angoissé » (13), ce que, ajoute-il, il a toujours été). Un silence moins
hostile contre quiconque que triste, « d'une tristesse nocturne mais au-
dedans risible » (14). A leurs deux silences un troisième se joignit, grave
davantage et davantage dérouté, celui d’un surréaliste, mais d'entre eux
le moins insincère, aussi loin que possible de l’arrogante assurance d’un
Aragon : celui d'Antonin Artaud.
Bataille et Artaud se rencontrèrent pour la première fois dans une
brasserie de la rue Pigalle. Leur silence, seuls le rompirent les apartés
d'Artaud et Fraenkel. Le « fou » qu'Artaud était, la « canaille » que

(10) . OC VIII, 171. Certes, ceux-ci ont été écrits beaucoup plus tard, mais
les polémiques engagées peu de temps après avec Breton laissent peu de doutes
sur le fait que telle pouvait bien être déjà sa pensée.
(11) . Ibid.
(12) . Précisions apportées par Michel Leiris. Non sans raison, sans doute.
Bataille lui attribua la très belle « lettre aux médecins-chefs des Asiles de fous »
que plus généralement on attribue à Robert Desnos ; (parue dans le n 3, 15 avril
1925). Il ne semble pas qu’il ait de toute sa vie écrit autre chose, sinon après la
guerre, par jeu, un sonnet-duel avec Georges Bataille. (Entretiens avec Diane
Bataille).
(13) . OC VIII, 177.
(14) . Ibid, 178.

83
GEORGES BATAILLE,

bientôt dénoncerait Breton, Fraenkel, moins duplice que ses amis surréa¬
listes, était-il prêt d’en prendre médicalement soin (Fraenkel était déjà
médecin) comme il était prêt, avec Bataille, d’en soutenir intellectuellement
le choix ? Artaud, à l’autre pôle de Breton, dressait l’ombre de la « folie »
du surréalisme. Au prude et prudent Breton (jamais son délire n’outrepassa
ce que sa raison était en mesure de maîtriser), Artaud désignait quel enjeu
eût dû être celui du surréalisme pour autant que chacun répondît à ce
qu’il déclarait. Il était en quelque sorte le versant noir, effondré de Breton,
ce dont celui-ci, à sa façon, conviendra beaucoup plus tard : « Peut-être
était-il en plus grand conflit que nous tous avec la vie [...] Il était possédé
par une sorte de fureur qui n’épargnait pour ainsi dire aucune des
institutions humaines [...] N’empêche que cette fureur, par l’étonnante
puissance de contagion dont elle disposait, a profondément influencé la
démarche surréaliste » (15). C’est, au contraire de Breton, calme plus que
furieux, accablé que Bataille vit Artaud : « Il ne riait pas, il n’était jamais
puéril et, bien qu’il parlât peu, il y avait quelque chose de pathétiquement
éloquent dans le silence un peu grave et terriblement agacé qu’il obser¬
vait» (16). Artaud et Bataille n’eurent pas l’occasion de se connaître
mieux. Le rapprochement assez souvent fait de leurs deux noms depuis
le début des années soixante-dix ne doit pas induire en erreur : il ne
signale que l’importance posthume prise par leurs deux œuvres, parmi les
plus considérables du siècle, mais aucunement que, de leur vivant, il y ait
eu entre eux et entre leurs œuvres des relations ou des affinités, sauf
lointaines. A la « bruyante supercherie » savamment orchestrée par l'habile
Breton, Artaud oppose une ombre qu’au début de spn œuvre Bataille put
croire être aussi la sienne. De loin en loin, elle le resta ; au moment de
l’internement d’Antonin Artaud, il écrivit : « J’avais le sentiment que l’on
battait ou que l’on écrasait mon ombre » (17).
Les premiers numéros de La Révolution surréaliste firent confluer
autour d’André Breton (le Breton du Premier Manifeste) des gens
d’origines et d’horizons différents. Ce fut le cas de Gérard Rosenthal (dit
Francis Gérard), Mathias Lübeck et Jacques-André Boiffard, qui venaient
de la revue L’œuf dur. Ce fut le cas aussi de Georges Limbour, René
Crevel, Jacques Baron et Max Morise qui venaient quant à eux de la
revue Aventure. Aucun n’était, antérieurement à 1924, surréaliste.
Un autre groupe, encore qu’informe celui-ci, sans maître ni revue,
sans doctrine et sans idéologie, davantage qu’un groupe, une cristallisation
spontanée d’affinités esthétiques et humaines, se joignit bientôt à La
Révolution surréaliste : celui qu’on est convenu d’appeler le groupe de la

(15) . André Breton. Entretiens, 112.


(16) . OC VIII, 179.
(17) . Ibid, 180.

84
LA MORT A L'ŒUVRE

rue Blomet. Au cœur de celui-ci, un homme — un peintre — : André


Masson (18). Masson a, depuis 1922, au 45 de la rue Blomet, un atelier
« très dostoïevskien dans son délabrement », dira plus tard Michel
Leiris (19), où se rencontrent ses amis. Le premier d’entre eux fut Roland
Tuai ; le second Max Jacob. Ce dernier fit profiter de l'hospitalité d’André
Masson, Antonin Artaud d'abord, Juan Mirô ensuite qui prit à son tour
un atelier voisin. C'est par l’intermédiaire de Max Jacob que vinrent
bientôt Benjamin Péret, Jean Dubuffet et Georges Limbour. Par Roland
Tuai que vint Michel Leiris qui y trouva ce qu'il qualifia avoir été « son
milieu nourricier ». Vinrent enfin, assidûment Armand Salacrou, épiso¬
diquement Gertrude Stein et Ernest Hemingway.
On le voit, encore qu'informel, un groupe s’est constitué qui, après
que Breton et Masson se furent rencontrés (et entendus ; l'entente fut
entre eux entière et immédiate), rejoignit en partie La Révolution surréaliste.
Tuai, Artaud, Mirô, Péret, Limbour et Leiris furent de ceux-là ; des
recrues de choix pour le surréalisme naissant mais (Breton le pressentit-
il ?) factieuses par avance. En effet, ils avaient joui rue Blomet autour
d’André Masson d'une indépendance d’esprit et d’une liberté de mœurs
que quelques-uns d'entre eux seront, la fascination atténuée, longs à
retrouver. André Masson n'en fait pas mystère : la rue Blomet pesa sur
la rue Fontaine du poids de son hétérodoxie naturelle. Il n’est certes pas
question de mettre en doute la capacité qu’eut Breton de fasciner : pas
davantage celle qu’il eut de proposer à l’approbation de tous (et à leur
engagement) des buts que sans lui ils auraient sans doute été impuissants
à formuler. Nul ne sut mieux que lui à cette époque rallier rages et
passions. Le problème sera davantage celui du prix qu’il obligera de payer
ce ralliement. Aussi déterminé fut le but qu’il proposa à l’accord
enthousiaste de tous, aussi rigoureux furent les moyens — dont il fit pour
tous une condition — de l’atteindre. Masson n’hésite pas à voir aujourd’hui
dans cette détermination une velléité religieuse sinon démiurgique. Mais
ses amis et lui éprouvèrent-ils cela alors ? Et quand bien même l’auraient-
ils éprouvé il fallait qu’il y eût plus d’un point commun avec ce qu’eux-
mêmes étaient pour que — presque — tous s y rallient comme un seul

(18) . C’est la deuxième personne du nom d’André Masson à apparaître dans


ce récit. Le premier, bibliothécaire, est aussi le plus ancien des amis « parisiens »
de Bataille ; il fut, comme lui, élève à l’école des Chartes de 1918 à 1922 ; plus
tard, il devint inspecteur des Archives de France. Leur commune profession et
l’amitié les firent toute leur vie rester en relation. Le second est le peintre André
Masson, surréaliste, à plusieurs reprises l’illustrateur des livres de Bataille. Ils se
connurent en 1925 ; toute leur vie, ils restèrent liés d’une amitié parmi les deux
ou trois principales que noua Bataille.
(19) . Michel Leiris. Critique. Art. cit, 687.

85
GEORGES BATAILLE,

homme. Il n’est pas sûr que l’âpre sévérité de Masson et des siens à juger
Breton, à juger ses buts et les moyens employés pour les atteindre ne fût
pas tardive. Selon toute vraisemblance, en 1924, nul ne se rallia qu’en¬
thousiaste. Si Masson voit en lui-même et ses amis des « schismatiques
en puissance » et dans la rue Blomet « un foyer de dissidence » c’est pour
deux raisons qui ne tendirent à prévaloir que progressivement. La première
est qu’on était rue Blomet libre davantage que ne le tolérerait jamais
Breton. Libre sexuellement (Masson était déjà connu pour être un peintre
érotique), libre de boire et de fumer de l’opium, toutes choses que Breton
proscrivait farouchement. Loin de lui, et quelques protestations de fidélité
qu’on lui fît, on n’en continua pas moins, rue Blomet, de vivre comme
avant. La seconde raison est plus intellectuelle : les avis de Masson et de
Breton divergeaient essentiellement au sujet de Nietzsche et de Dostoïevski.
Ils fascinaient le premier ; le second les haïssait (20), (Nietzsche et
Dostoïevski ne sont d’ailleurs pas les seuls écrivains qu’on lisait rue
Blomet et qu’on ne lisait pas rue Fontaine ; il y avait aussi les romantiques
allemands, les russes — Tolstoï sans doute, et Léon Chestov ? — et les
Elisabéthains).

Mais il y avait beaucoup plus grave et, on le verra, plus définitif.


D’accord sur les buts, sans doute l’était-on moins sur les moyens ; et plus
précisément sur l’essentiel d’entre eux (si essentiel qu’il n’était pas loin
d’être lui-même un des buts du surréalisme) : la morale. Masson le dit
avec insistance : jamais ne sê posa rue Blomet la question morale. Jamais
ni lui-même ni aucun de ses familiers ne jugèrent l’un d’entre eux, ou
quelque artiste que ce fût, pour autre chose que son œuvre. Admirable
était l’œuvre, nécessairement l’était son auteur. Telle ne fut jamais l’opinion
de Breton qui exigeait d’un auteur, pour que lui allât son admiration,
qu’il fût moralement aussi irréprochable qu’admirable était son œuvre
(ainsi de Rimbaud que Breton entreprit de déconsidérer auprès de Masson
à cause de ses mœurs). Pressentit-on rue Blomet de quels procès était
grosse une telle intransigeance? (21).
Il ne semble pas : le ralliement eut lieu au printemps 1924. C'est à
peu près à la même époque que le groupe de la rue Blomet se lia avec
celui de la rue du Château. Là encore, plutôt que de parler de groupe
« formalisé », il serait préférable de parler de « lieu ». Ce qu’on convient

(20) . « Ce que je déteste le plus » aurait dit André Breton. André Masson.
Entretiens. Op. cit.
(21) . « La morale de la rue Blomet n’était pas la morale de la rue Fontaine
(parce qu’au fond il y a une morale surréaliste), et nous qui étions dans une
position anarchiste, quand on s’est rallié au surréalisme, on en a épousé le dogme.
Sauf Bataille... ». André Masson. Entretien avec l’auteur. 1986.

86
LA MORT A L'ŒUVRE

d’appeler la rue du Château est, en tout et pour tout, un « chétif » pavillon


du début du siècle que les subsides de Marcel Duhamel permirent de
louer. Mais avec lui s'installèrent dans ce pavillon remis à neuf par leurs
soins Jacques Prévert et Yves Tanguy. Dépêché sur place par Breton,
Péret émit un avis favorable à l'intégration de ce groupe nouveau au
mouvement. « Chapelle » comme l’avait été la rue Blomet (« Il y avait
plusieurs pôles d'attraction. La rue Fontaine, le Vatican, et puis les petites
chapelles comme la rue Blomet qui n'étaient pas des chapelles ordonnées
mais des réunions d'amis. Il faut parler de tout cela en termes religieux.
Il est évident que la papauté, c'était André Breton, et Breton absorbait
toutes les petites chapelles, y compris la rue Blomet qui était une grande
chapelle mais une chapelle quand même » (22)), chapelle à son tour, la
rue du Château fit, elle aussi, allégeance à sa nouvelle papauté. L’atmos¬
phère certes y prêtait : on y fut très tôt surréaliste, encore qu’avec moins
de scrupule et plus de curiosité. André Thirion (il y habita longtemps) le
dit avec précision ; des pans entiers d’une culture négligée rue Fontaine
furent rue du Château prisés autant que les plus nobles. « Le jazz, le
cinéma américain, les films d’épouvante, les faits divers et les crimes, la
vie quotidienne imbécile, l’insoumission, la poésie mélancolique des
machines à sous et l’ennui mortel des faubourgs » (23). Surréalistes, on
l’était sans doute davantage que rue Blomet, et de façon autrement fidèle ;
si on était, toutefois moins qu’auprès de Breton, solennel et grave, on ne
prétendit pas s’en différencier essentiellement : c’est à tort qu’on put y
voir, comme certains se sont prêtés à le faire, entre le Siège (le Saint-
Siège) et son annexe, une opposition de nature et une rébellion toute
prête. La rue Fontaine et la rue du Château (à la différence de la rue
Blomet) eurent en commun de haïr la bohème et ses débordements (la
drogue, l’homosexualité), en commun de dénoncer le libertinage, en
commun de s’être fait une règle de l’amour unique, en commun d’avoir
concernant la morale généralement une fermeté de tous les instants.
Quelles que fussent leurs différences, la rue du Château et la rue
Blomet (en raison peut-être de leur relative proximité ; l’une est dans le
XIVe, l’autre dans le XVe arrondissement) se lièrent assez étroitement
pour qu’il fût vite possible de rencontrer dans l’une plusieurs familiers
de l’autre. Sans doute ne comprendrait-on que mal l’histoire du surréalisme
en ne mesurant pas que purent y jouer des amitiés sur lesquelles Breton,
idéologue, n’eut que peu de prise. Il n’était pas rare qu’on rencontrât rue
du Château (où Breton ne venait que rarement) Roland Tuai, André
Masson, Michel Leiris, Raymond Queneau, Max Morise, Jacques Baron,

(22) . Entretien avec l’auteur, novembre 1986.


(23) . André Thirion. Révolutionnaires sans révolution, p. 100. Laffont.

87
GEORGES BATAILLE,

Robert Desnos... Toutes personnes qui, le temps venu du désenchantement,


allaient se trouver unies dans la même’fronde.

Car ces deux annexes surréalistes eurent une influence considérable


sur le mouvement ; non qu’elles le modifièrent essentiellement, mais c’est
d’elles que partirent quantité d’idées nouvelles (24), (qui toutes ne trou¬
vèrent pas à s’exprimer au sein du surréalisme), avant que n’en partît la
rébellion des surréalistes dissidents. Elles eurent sans doute une importance
également considérable dans l’existence de Bataille. Introduit par Michel
Leiris, il devint tôt l’un des familiers de la rue Blomet (et l’ami d’André
Masson qui avait avec lui plus d’un goût en commun : celui de Nietzsche
et de Dostoïevski, celui des mythes grecs, celui de l’érotisme), avant de
le devenir aussi rue du Château. Et cela appelle une remarque : il ne
suffisait pas qu’en 1925 Bataille jugeât mal Breton, il ne suffisait pas qu’il
fût un des très rares, sinon le seul, à ne pas accepter de lui faire allégeance,
il ne suffisait pas qu’il développât, peu à peu, une pensée tout entière
hostile à la sienne, il fallait encore qu’il se liât d’amitié avec quelques-
uns des plus enthousiastes de la cause qu’il dénonçait et qu’auprès d’eux
il entreprît patiemment de les en soustraire. On sait qu’il s’en était fait
un enjeu. On mesure mal quelle fut vraiment son influence : considérable
à n’en pas douter (l’amitié y aida) rue Blomet ; incertaine rue du Château.
Nous n’avons, la concernant que le témoignage d’André Thirion, surréa¬
liste de stricte observance et séide de Breton, l’un des moins susceptibles
de complaisance : « La rue du Château n’était pas plus tourmentée par
les préoccupations métaphysiques et politiques que la rue Fontaine.
Pourtant, on y était très ouvert à l’influence [c’est moi qui souligne] d’un
personnage de grande stature, un vrai solitaire, dont l’œuvre est modelée
par une philosophie cohérente : Georges Bataille. » (25). Peu importe
l’anachronisme : en 1927 ou 1928, Bataille n’a pas d’œuvre cohérente ; il
n’en a pas du tout. Restent les faits que la rue du Château lui fut très
ouverte (il n’est donc pas encore l’ennemi dénoncé par Breton) et qu'il
put y jouer de son influence. Si Bataille n’a donc connu du surréalisme
que ses plus proches parages (du Vatican, ses villégiatures), s’il n’a pas
dédaigné rendre de fréquentes visites aux occupants de la rue du Château
après avoir noué avec quelques-uns de la rue Blomet des amitiés durables,
il semble qu’il fût à un moment ou l’autre en mesure de peser sur celles-
ci du poids d’une influence saisissante. Influence qu’en partie explique la
curiosité de la rue du Château et sa plus grande souplesse doctrinale (on
l’a vu : on y était certes moral au sens où l'entendait Breton, mais sans

(24) . Francis Marmande qualifie d’« ouvroir des conceptions nouvelles » la


rue du Château. Georges Bataille politique.
(25) . André Thirion. Op. cit, 100.

88
LA MORT A L'ŒUVRE

excès et sans ostentation ; on y acquiesçait certes au dogme édicté rue


Fontaine mais sans qu'il devînt jamais exhorbitant, exhorbitant au point
par exemple de contrevenir à l'amitié). Une influence susceptible, le
moment venu des difficultés et de la lassitude parmi les surréalistes, d’être
ressentie comme ralliable en lieu et place de celle de Breton.

En 1925, Georges Bataille était loin d’espérer disposer jamais d’une


pareille influence. Du surréalisme, il ne connaissait encore que peu de
choses ; de Breton, le premier Manifeste qu’il dit avoir trouvé « illisible »
et Poisson soluble que par timidité et méfiance de son propre jugement il
s’accorda à penser ce qu'en pensa Leiris : le bien le plus grand. Et
l’écriture automatique ne trouvera guère mieux à ses yeux qu’une grâce
ennuyée : « J’aimais comme les autres un jeu dépaysant, mais ne m’y
intéressais que paresseusement, c'était mon humble condescendance et
ma provocante timidité » (26).
Il était de bonne guerre que, sceptique. Bataille tentât d’éloigner
Leiris du surréalisme, et de bonne guerre que Leiris, enthousiaste, tentât
d'en rapprocher Bataille. Et c’est sur son intervention que, pour la
première — et la dernière — fois, Bataille collabora à La Révolution
surréaliste. Le prétexte n’en fut pas un article ou un texte (cela aurait été
pousser trop loin, et trop vite, l'obligeance faite à un nouveau venu),
mais une traduction. Plus exactement, une transcription de l’ancien
français des Fatrasies, poèmes du XIIIe siècle qui présentent la singularité
de n’avoir pas l’ombre de sens. La demande, au nom de Breton, en fut
faite par écrit le 16 juillet 1925 par Michel Leiris. Cette transcription
devait être publiée dans le numéro du mois d’octobre 1925 de La Révolution
surréaliste. Elle le fut dans celui de mars 1926. Mais elle le fut anony¬
mement : ni le nom de Bataille ni ses initiales n’apparaissent en aucun
endroit du numéro. L’unique contribution de Bataille à La Révolution
surréaliste aurait tout aussi bien pu ne pas avoir lieu (27).
Elle eut lieu cependant et cela appelle une remarque : il est sans
doute faux que Bataille ait été d’emblée hostile aux surréalistes. Faux
aussi qu’il en ait fait par avance ses ennemis (comme il l’a volontiers et
souvent laissé penser), faux qu’il n’ait jamais désiré les rallier. Je n’en
veux pour preuve que ce que lui-même dit de la première rencontre qu il
fit d'André Breton. Celle-ci aurait été organisée par Michel Leiris et
aurait eu lieu pour que Bataille remette à Breton sa transcription des
Fatrasies. On en ignore la date exacte mais elle eut pour cadre le Cyrano,

(26) . OC VIII, 173. n


(27) . L'avis de Michel Leiris est que c’est intentionnellement que Bataille
n’a pas signé sa traduction des Fatrasies, tellement était grande « sa défiance ».
Entretiens avec l’auteur.

89
GEORGES BATAILLE,

café accoutumé des surréalistes, place Blanche. Ses interlocuteurs d'un


jour (Breton, Aragon, Eluard et Gala) le séduisirent ; même, ils l’impres¬
sionnèrent. L’impressionna notamment le sentiment qu’ils dégageaient
« que le silence du monde reposait en eux » (28). L’impressionna aussi
leur engourdissement presque médusé, leur « manière d’être si insidieu¬
sement en porte à faux », l’apparence qu’ils donnaient de mener une « vie
majestueuse » lors même que seul le caprice en décidait (29). Ils l'impres¬
sionnèrent : « Je les aimais (ou les admirais) ». Bataille était-il au bord
de se laisser gagner par l’engourdissement que leur silencieuse attention
dégageait ? A-t-il à ce moment pensé s’en remettre lui aussi à la fascination
qu’exerçait Breton sur les esprits et faire sienne son autorité que, peu de
temps avant, il disait brutale et despotique ? Il semble n’être pas douteux
qu’à ce moment il ait pu envisager de se faire surréaliste. Ses plus proches
amis l’étaient ; mieux, il n’en est pas qui n’auraient pas désiré l’être. Le
prestige de Breton était grand et la séduction d’Aragon considérable. Qui
pouvait-il prétendre être qui le justifiât de les dénigrer ? Il ne faut pas
oublier qu’en 1925 Bataille n’a encore rien écrit, si ce n’est Notre-Dame
de Rheims dont (on imagine pourquoi) il ne s’est pas vanté. Suspicieux,
sans doute l’était-il déjà — ses premières conversations avec Leiris font
mieux que de le laisser supposer — mais qu’a-t-il à opposer dont il puisse
se prévaloir et se défendre, de quels moyens dispose-t-il pour se montrer
à Breton et aux siens ainsi que lui seul savait qu'il était ? N’avoue-t-il
pas avoir été profondément las de « sa vie plate et sans moyens, si envieux
de la vie plus vraie des écrivains reconnus, et si las surtout d’être envieux,
si colère à l'idée de la plus furtive concession » ? (30). La peur des
concessions pourtant le retint : s'il faut l’en croire, sa lassitude de n’être
connu de personne pour rien qu’il aurait fait était moindre que l’extrême
assurance qu’il avait de lui-même. Sa timidité et son embarras n’auraient
eu d’égal que «l’excès de [sa] certitude » (31). Une certitude que, pour
ne pas se méprendre, il faut vraisemblablement entendre de façon négative :
il sait très exactement quel il ne veut pas être (quelque lâche qu’il soit
parfois de le désirer) : « ... je savais que la force me manquerait pour être
— devant eux — ce que j’étais. Ils menaçaient [...] de me réduire à
l’impuissance, littéralement de m’étouffer » (32). Entrer en surréalisme, si
tant est que Breton le désirât, eût été cette concession majeure. Mais ni
Bataille ni Breton ne l’envisagèrent sérieusement. Bataille n’apprécia guère
que le silence que Breton entretenait autour de lui, il le mît à profit

(28). OC VIII, 17.


(29). OC VIII, 177.
(30). Ibid.
(31). Ibid.
(32). Ibid.

90
LA MORT A L'ŒUVRE

poiir parler saris rigueur et sans « cruauté pour soi-même », « sans la


subtilité qui doute et qui gémit, et sans les paniques terribles où il n’est
plus rien qui ne soit défait » (33). Quant à Breton (il jugeait vite ses
interlocuteurs ; ce nouveau venu, il le jugea mal), il l’aurait, d'un mot
rapporté par Leiris. dénoncé mieux que ne le fait une condamnation —
un anathème : Bataille n'aurait été qu’un « obsédé ».
Bataille prétendit ne pas faire grand cas de cette opinion malveillante.
Pas un cas tel qu'il la jugeât plus menaçante que son amitié, à la mesurer
par l'état de ses amis surréalistes qui la subissaient. A l’en croire, le
problème n'était pas que Breton l'aimât ou ne l'aimât pas, mais qu’il en
aimât d’autres comme ceux-ci l'aimaient. Le problème était qu’existât un
monde (un monde « irrespirable ») où seul pouvait émouvoir ce qui
l'émouvait, où seul avait de sens et de valeur ce qu’il jugeait en avoir, un
monde accepté jusque des « esprits les moins soumis ». De fait, l’opinion
et les jugements de Breton dessinaient une ligne dont le franchissement
signifiait qu'on comptait ou non au nombre des élus ; il y avait un au-
delà : l’appartenance ; et un en deçà : le rejet (ou l’exclusion). Qu’il voulût
ou non franchir cette ligne. Bataille allait devoir rester en deçà. De ce
moment-là date sa décision d’y ramener ses amis : « Je souhaitais seulement
de soustraire à cette influence ceux que j’aimais, ou qui m’impor¬
taient » (34).

Bataille rencontra de nouveau Aragon, et de nouveau grâce à Michel


Leiris : au Zelli’s, tard une nuit, puis selon le hasard. D’Aragon, Bataille
à l'époque a lu Anicet ou le panorama et Mont de Piété (35) ; Le paysan
de Paris aussi, qu’il a aimé. Aragon est apprécié de ses proches : sa
gentillesse, sa serviabilité font qu’on le préfère souvent à Breton. Surtout,
il séduit (une possibilité que, aux yeux de Bataille, Breton n’a pas ; celui-
ci fascine mais ne séduit pas). Il ne fait pas de doute que s’il avait dû
choisir parmi les membres les plus influents du premier surréalisme, il
aurait choisi Aragon (pour sa violence, son sens de l’insulte). Pourtant
celui-ci le déçut aussitôt : « Il n’était ni fou, ni intelligent » (36). Le besoin
qu’éprouva Aragon, les rares fois qu’ils se virent, de se conduire comme
est autorisé de le faire un homme admiré devant un « homme insignifiant »
(ce n’est pas sans ironie que Bataille se qualifie lui-même ainsi) le blessa
moins qu’il ne l’amusa. Aragon, l’un des plus prestigieux et des plus
craints des surréalistes, lui donna à voir le surréalisme pour ce qu’il le

(33) . Ibid.
(34) . Ibid.
(35) . En octobre et novembre 1934. Cf. J. P. Le Bouler et J. Bellec Martini.
Etude citée.
(36) . OC VIII, 174. Le surréalisme au jour le jour.

91
GEORGES BATAILLE,

préjugeait être : une supercherie. « Notre malheur commun était de vivre


dans un monde devenu vide à nos yeux, et d’avoir, à défaut de profondes
vertus, la nécessité de nous satisfaire en prenant l’aspect, mais pour nous-
mêmes ou pour un petit nombre d’amis, de ce que nous n’avions pas le
courage d’être. Les révolutionnaires russes se demandaient s’ils étaient
d’authentiques révolutionnaires : ils le furent. Les surréalistes savaient
qu’ils ne pouvaient être authentiquement Rimbaud, et ils étaient en eux-
mêmes certains d’être aussi loin de la révolution que de Rimbaud » (37) ;
impuissants donc à marier d’aucune façon la révolution et la poésie,
n’étant ni l’un ni l’autre. La duplicité, la chance où s’engluait Aragon, il
semble qu’il ait eu déjà un malheureux plaisir de les retourner contre lui :
hésitant entre la vanité et l’angoisse, tenté d’étonner (de se conduire
comme si le malheur de cette époque devenue vide n’existait pas ou
comme si à celui-ci il avait trouvé les réponses qui l’en auraient soustrait)
et, tard dans la nuit, démasqué, de montrer quelle innocence au fond il
était. Des deux hommes, le plus duplice ne fut peut-être pas le plus
habile : Bataille ne feignit l’ignorance et la niaiserie — il l’écouta
longuement — que pour mieux dénoncer quelle forfaiture et quelle
forfanterie lui paraissaient être le surréalisme : « Encore une fois, je ne
connais rien [...] à toutes ces choses dont vous avez si bien parlé, mais
n’avez-vous pas le sentiment que vous êtes un escamoteur ? » (38).

(37) . Ibid.
(38) . Ibid, 175. Le portrait que Breton fit plus tard d’Aragon ne diffère guère
de celui de Bataille : « Le sentiment général, parmi nous, est qu’il reste très
“littérateur” : même cheminant avec vous par les rues, il est rare qu’il vous
épargne la lecture d’un texte achevé ou non [...] tout comme il aime, en parlant
dans les cafés, à ne rien perdre de ses attitudes dans les miroirs ». Entretiens, 109.
« L'ABÎME MORTUAIRE DE LA DÉBAUCHE »

En 1920, Georges Bataille est un jeune homme pieux duquel on


attend qu’il fasse une carrière brillante ; les quelques rares témoignages
que nous avons, celui de Georges Delteil, son ami de Riom-ès-Montagnes,
celui d’André Masson, son jeune condisciple de l’école des Chartes,
s’accordent à le décrire, à ce moment, méditatif et romantique, partagé
entre le goût de la chevalerie et celui de la religion, d’une façon comme
de l’autre disposé à des sentiments et des ambitions nobles. On ignore,
hélas, ce qui a pu se passer entre 1922 et 1924. Les dernières lettres de
Madrid le montrent encore attaché à Dieu même s’il ne paraît plus qu’il
veuille s’y consacrer ; et en 1924, le rencontrant, Michel Leiris fait la
connaissance d’un jeune homme élégant, proche du dandysme, cynique
sinon sarcastique, professant une morale provocante, et surtout débauché.
On a vu, certes, qu'il a peu à peu puis définitivement perdu la foi, mais
rien n'explique de façon satisfaisante qu’il soit passé de la plus exemplaire
dévotion à l’état scandaleux où le trouva Leiris. Le témoignage de celui-
ci est en effet on ne peut plus clair : « Quand j’ai rencontré Georges
Bataille, celui-ci avait déjà la vie la plus dissolue. Il était débauché, buveur
et joueur. Il jouait dans des petits cercles où il prenait des culottes
terribles » (1). Débauché, il se mit à fréquenter les bordels. Quand ? Dans
quelles circonstances commença-t-il ? Ni lui ni ses amis ne s’en sont jamais
expliqués. Le fait est que les bordels, dès 1923, ou au plus tard début
1924, occupèrent une place essentielle dans sa vie, qu’il ne cessa jamais
de s’y rendre assidûment et d’y dépenser des “fortunes” (2). Ce n’était
pas si rare à l’époque que ce fût de nature à le distinguer (seul Breton
les proscrivait ; mais Aragon et Drieu les fréquentaient). Pour qu’assez
vite on le lui reprochât, il fallut qu’il le fît différemment. D’une façon qui
ne fût pas défendable, d’une façon qui choquât... Comme seul peut-être
pouvait le faire un « obsédé » : « Je comprends l’horreur que Breton eut
de moi. Ne l’avais-je pas voulu? Et n’étais-je pas vraiment un ob¬
sédé ? » (3).

(1) . Michel Leiris. Entretien avec l’auteur. 1986.


(2) . Jean Piel. La rencontre et la différence, 134. Fayard.
(3) . OC VIII, 179. Le surréalisme au jour le jour.

93
GEORGES BATAILLE,

Dans les bordels est le plaisir, le « sale », l’indéfendable plaisir : celui


auquel nul n’atteint sans s’être par avance rabaissé à ce qu’ont ces lieux,
et leurs habitués, de louche, de laid, et d’ordurier. L’abîme que Bataille
chercha quelques années auparavant dans les églises est illusoire ; Dieu
en répond. « Une maison close est ma véritable église, la seule assez
inapaisante » (4).
« Je diffère de mes amis, me moquant de toute convention, prenant
mon plaisir au plus bas. Je n’ai pas de honte vivant comme un adolescent
sournois, comme un vieux. Echoué, ivre et rouge dans une boîte de
femmes nues : à me regarder morne et le pli des lèvres angoissé, personne
n'imaginerait que je jouis. Je me sens vulgaire à n’en plus pouvoir et ne
pouvant atteindre mon objet, je m’enfonce du moins dans une pauvreté
réelle » (5).
Le bordel est la liberté : celle des corps montrés nus où s’agenouiller
est plus réel que devant une crucifixion ; celle des corps livrés au trafic
ignominieux. La liberté des bordels ne se paie pas que du prix de pousser
leurs portes. Il faut encore mesurer à quel effroi elles ouvrent, et cet effroi
est divin. Divin parce que honteux, parce qu’indéfendable. La maquerelle
est Dieu qui ordonne à la convulsion feinte des femmes touchées et prises,
à jamais disponibles au désir comme si celui-ci ne connaissait aucune
limite. La putain est Dieu qui s’ouvre comme une nuit atteinte, plus
profonde qu’aucune femme parce que sous sa chair il y a le vide, ciel
plus bas que les corps couchés, le vide et non pas Dieu.
« J’ai déshabillé tant de filles au bordel. Je buvais, j’étais ivre et
n’étais heureux qu’à la condition d’être indéfendable.
« La liberté qu’on n’a qu’au bordel.
« Je pouvais au bordel me déculotter, m’asseoir sur les genoux de la
sous-maîtresse et pleurer. Cela n’importait pas non plus, n’était qu'un
mensonge, épuisant néanmoins le pauvre possible » (6).
Mais le bordel est aussi la mort, d’autant plus la mort qu’elle y est
fascinante : « Ce n’est pas du tout une femme, mais un cadavre qui n’a
pas peur de faire scandale et qui se dresse dans le temple inondé de clarté
aveuglante de l’amour ordurier ». Ordurier comme devraient l’être les
églises, et qu’y entrer soit un tremblement. « Mais je n'arrive pas dans
cette effroyable église avec une tranquillité insolente et, au contraire, je
suis transi et glacé. C’est seulement ainsi qu’angoissé dans l’étouffant
royaume des cadavres, je suis entré dans un état presque cadavérique ».
Entrer au bordel dépouille, met nu comme aucun saint n’est nu. Nu
jusqu’à la honte, jusqu’à l’humiliation, nu à s’agenouiller et pleurer. Le

(4) . OC V, 247. Le coupable.


(5) . OC III, 107. L'impossible.
(6) . Ibid, 116.

94
LA MORT A L’ŒUVRE

bordel avive les pleurs, il ne console pas. Il est l’abîme, il ne retient pas.
Il a seul la nature d'une condition : celle du corps sans Dieu, du corps
promis à la mort, du corps pourrissant : « comme il faut bien que je sois
à la hauteur de cette circonstance j'imagine secrètement, dans un éclair
de chaleur, et pour rire [seul le rire aurait la mesure de cette terreur] que
je ne suis pas un jeune collégien inexpérimenté et tremblant mais un vieux
cheval de courses de taureaux ayant depuis déjà plusieurs jours perdu ses
merdeuses entrailles sur le sable d’une arène ! Il me serait possible de
déposer sur le marbre, les naseaux à la pointe de ses souliers vernis, sa
grande tête hébétée et ridicule, aux yeux vitreux, peut-être même auréolée
de mouches ». La cadavérisation du corps nu et prosterné est la vérité
libre du bordel ; une vérité de mouche dans la lumière — une vérité de
Dieu. De Dieu les filles sont les « saintes » qu’il aima : elles sont de Son
amour l’infâmant aveu. Nu et érigé, un homme déchoit vertigineusement
car il sait quelle bête est en lui ce Dieu sans tenue : la vérité du corps
comme une chienne.
Dans la topographie bataillienne (nous verrons qu’il y en a une,
précise, limitée), le bordel s’est substitué à l'église, ou du moins concilie-
t-il et l’église et l’arène, et l’ombre et la lumière, et la pierre et le sable,
et le pain et le sang : leur double et hostile sacrifice. « Dans peu d’instants
je mordrai son corps maudit à pleine bouche et au cours de notre remue-
ménage angélique à coup sûr maintenant, toutes les célèbres légendes de
Dieu et des saintes parcourront comme des bandes de chiens aboyant
nos deux âmes et en même temps nos deux corps livrés aux bêtes » (7).

(7). Toutes citations extraites de OC IV, 326-327. La déesse de la noce.


LE PHILOSOPHE ET LE DÉBAUCHÉ

En 1926, Georges Bataille a 29 ans. Il s’est séparé de Léon Chestov,


non sans avoir acquis avec lui « la base de connaissances philosophiques
qui, sans avoir le caractère de ce qu’il est commun d’attendre sous ce
nom, à la longue n’en sont pas moins devenues réelles » (1 ). Il s’est lié
entre temps avec plusieurs des plus actifs surréalistes, sans pour autant
faire allégeance à celui qui les réunissait. Il mesure à présent quel enjeu
est celui de son époque, celui, qu’il le veuille ou non, où lui-même est
pris, et comment les réponses que d’autres lui apportent (essentiellement
les surréalistes) l’obligent à en trouver pour lui-même... Et il écrit son
premier livre, W. C. Non pas le premier qu’il ait publié (Notre-Dame de
Rheims l’avait été et W. C. ne le sera pas) mais le premier dont il acceptera
de parler (à la différence de Notre-Dame de Rheims dont il ne parlera
jamais), le premier qu’il reconnaîtra en quelque sorte pour sien, celui par
lequel nous pourrions être autorisés de dire que commença son œuvre
même s’il le détruisit (2).
C’est en 1943, dans Le petit, que Bataille fit pour la première fois
mention de ce livre détruit : « J’avais écrit, un an avant Y Histoire de
l’œil,» (en 1926, donc) «un livre intitulé W. C. : un petit livre, assez
littérature de fou [...] C’était un cri d'horreur (horreur de moi, non de
ma débauche, mais de la tête de philosophe où depuis... Comme c’est
triste !) ». Le philosophe et le débauché : entre eux l’horreur. On sait quel
philosophe Chestov a tenté de faire de Bataille ; on sait aussi comment,
outrancier comme il le dit lui-même, le débauché l’y a soustrait. Peut-
être W. C. était-il ceci : le philosophe et le débauché glissant au même
désordre sous le pseudonyme d'Henri Troppmann.
Ce livre n’existant plus, on peut essayer de le reconstituer dans ses
grandes lignes, au moyen des quelques rares indications dont nous
disposons. Celles que Bataille lui-même a données, mais elles sont peu
nombreuses ; tout au plus fait-il état d’un dessin qui l’illustrait : un œil,

(1) . OC VIII, 563.


(2) . Le surgissement de ce texte détruit, parce que détruit, occupe une place
aveugle dans l’œuvre, un point où celle-ci s’édifie peut-être sur le mode du désaveu.

96
LA MORT A L'ŒUVRE

celui de l’échafaud, s’ouvrant dans la lunette de la guillotine. Ce dessin


portait un titre emprunté à Nietzsche : « L'Eternel Retour ». Il fait peu
de doutes que la guillotine évoquait le très célèbre assassin Troppmann,
qui eut le cou tranché le 19 janvier 1870 pour avoir tué les huit membres
de la famille Kink en septembre 1869 (3). C’est donc de ce personnage
que Bataille fit le protagoniste principal de ce récit (sans que ce récit, à
ce qu’on en sait, eût aucun rapport avec ce fait divers) et son auteur
pseudonyme (celui sous lequel Bataille entendait le signer). Mais Tropp¬
mann reparaîtra dans son œuvre : son nom sera celui du personnage
principal et narrateur du Bleu du ciel). Il ne fait pas davantage de doutes
que l'œil ouvert dans la lunette de la guillotine est, à quelques nuances
près, celui que nous retrouverons dans Histoire de l’œil, en plus « lugubre »
peut-être (c’est ainsi que le qualifie Bataille lui-même) mais en à peine
moins indigne : W. C. était, dit-il, « violemment opposé à toute dignité ».
L'indignité lugubre de W. C. appelait vraisemblablement à l’indignité
« fulminante » d'Histoire de l’œil.
Michel Leiris, qui a lu ce livre — et qui s’en souvient —, lève plus
généreusement le voile. C’est à lui que nous devons de savoir que, avant
que son nom devienne le pseudonyme de l’auteur de W. C., Troppmann
était le personnage sous les auspices duquel Bataille se mettait en scène.
C’est à lui que nous devons encore de savoir que le premier chapitre du
livre a survécu (entier ? remanié ?) à la destruction et nous est aujourd’hui
connu pour former l’introduction du Bleu du ciel. C’est à lui que nous
devons enfin d’en connaître approximativement l’histoire : celle d’une
jeune, belle et riche Anglaise du nom de Dirty qui, après une scène d’orgie
dans une chambre du luxueux Savoy de Londres (cette scène est celle
qui, effectivement, ouvre Le bleu du ciel), s adonne « accompagnée du
narrateur à une orgie avec les vendeuses d’une halle aux poissons, sur les
lieux mêmes de travail de celles-ci ». Et il ajoute cette précision qui donne
à mieux imaginer quel était Bataille en 1926-1927 : « Un certain côté
mylord l'Arsouille (qui s’effaça plus tard quand Bataille se fut dépouillé
de tout romantisme de surface non sans continuer de brûler sous son
extérieur de sage) apparaît dans la succession des deux chapitres où tout
se passe entre les pôles d’un luxe aristocratique et d’une vulgarité
littéralement poissarde » (4).
De W. C. ne reste que cette esquisse ; mais ces deux personnages
principaux, Troppmann et Dirty, reparaîtront dans Le bleu du ciel, écrit
en 1935 et publié... en 1957, après qu’ils parurent sous le titre de Dirty.

(3) . Précisions apportées par Francis Marmande. L indifférence des ruines.


1985. Editions Parenthèses.
(4) . Michel Leiris. « De Bataille à l’impossible Documents », Critique, n 195-
196, 1963.

97
GEORGES BATAILLE,

(Il convient toutefois de faire état de l’existence, en Italie et en langue


italienne, sous le nom de Georges Bataille mais sans nom de traducteur,
d'un texte intitulé W. C. présenté par l’éditeur (5), comme une suite de
fragments retrouvés. Selon toute vraisemblance, il s’agit d’un apocryphe.
Les indications fournies par Michel Leiris sur la nature du récit formé
par W. C. le laissent penser).

(5). Il Sole Nero.


«J'ECRIS POUR EFFACER MON NOM »

Les questions les plus simples peuvent être aussi les plus complexes.
Il ne suffit pas que nous sachions quelle fut l'œuvre de Bataille, il faut
encore préciser comment celle-ci. plus d'une fois, se déroba à sa vie. Je
m'explique : tout n'est pas simple au point qu’il y eut, né en 1897, un
homme du nom de Georges Bataille qui écrivit quelques-uns des plus
beaux et des plus terribles livres de la littérature française du XXe siècle.
Il n’y a pas un Georges Bataille tout entier révélé, livre après livre,
homogène d'un bout à l’autre de son œuvre et de son existence. Il n’y a
pas un mais des Georges Bataille qui, à l’occasion, s’appelèrent Lord
Auch, Louis Trente, Pierre Angélique. Georges Bataille usa de pseudo¬
nymes (il n’est certes pas le seul mais on verra qu’il en usa différemment)
et d’une façon telle qu'avant que nous commençions de prendre connais¬
sance de son œuvre, il est nécessaire que nous voyions sous quels signes
il la plaça, de quels noms, et peut-être pourquoi, il la signa quand il ne
la signa pas du sien.
En disant que les questions les plus simples peuvent être aussi les
plus complexes, je veux dire qu’aujourd’hui encore on ne sait qu’impré-
cisément ce qu’est le nom ; imprécisément en quoi nous nous reconnaissons
en lui ; plus imprécisément encore s’il est justifié qu’y soient attribuées
nos œuvres.
C’est bien sûr une évidence : le nom est nom du père. Mais ce qu’on
a dit des relations entre Joseph-Aristide et Georges Bataille laisse supposer
que c’est rarement une évidence plus violente que dans leur cas.
L’auteur d'Histoire de l’œil (mais de Madame Edwarda et du Petit,
aussi) n’est pas moins Georges Bataille que Lord Auch (et Pierre Angélique
et Louis Trente). Les distinguer n’aurait qu’un sens précaire. Il s’agit
moins de mettre en relief la liberté plus grande qu à eu Lord Auch d écrire
ce livre que ne l’aurait eu Georges Bataille qu il s agit de montrer que,
tant pour le livre que pour son titre, le pseudonyme adopté détermine
une « fiction réelle » (le récit est fictif, mais le livre est réel) dont, au
mieux, le père serait absent, par laquelle, au pire, il serait sacrifié.
Il n’est certes pas possible de négliger les raisons sociales et profes¬
sionnelles que pouvait avoir Georges Bataille de recourir à un pseudo¬
nyme ; employé à la Bibliothèque Nationale, donc fonctionnaire de 1 Etat,
il ne pouvait pas ne pas tenter de se dégager de l’imputation en paternité
qui aurait pu lui être faite d’un livre édité et vendu clandestinement. Ces

99
GEORGES BATAILLE,

raisons, sans aucun doute, comptèrent ; mais elles n’empêchent pas qu’il
pût y en avoir de plus profondes, de plus déterminantes.
Que fait un pseudonyme ? On le sait, il dissimule. Mais aussi, il
rompt avec la solennité d’un nom transmis. Il ne fait pas que soustraire
un écrivain, momentanément, à la précellence civile, sociale et peut-être
affective de ses pères, il les met symboliquement à mort en les privant de
la postérité où ils auraient pu prétendre survivre. Endosser un pseudonyme,
même momentanément, serait alors un acte souverain, brisant avec
l’héritage et la dette (avec Dieu donc !), un acte de pure dépense,
témoignant d’une prodigalité où l’ostentation, paradoxalement, entre
davantage que la dissimulation.
Mais avec Bataille les choses ne se présentent pas si simplement. On
a sans doute trop souvent dit — lui-même le fit une fois — qu’il écrivit
pour effacer son nom et, avec lui, le souvenir de son père. C’est possible,
et tout aussi bien rien moins que probable. On a vu combien, dans Notre-
Dame de Rheims, Joseph-Aristide Bataille n’était si ostentiblement absent
que pour resurgir comme sa raison profonde, celle qui, même tue, même
niée, justifiait que ce livre fût écrit ; à sa façon, cet effacement était un
impossible hommage. Il en ira de même avec Histoire de l'œil que signa
Lord Auch pour Georges Bataille. Les dernières pages de ce livre
(Coïncidences) sont là pour attester (on ne peut être plus explicite) que le
pseudonyme choisi (Lord : Dieu dans l’anglais des Écritures ; Auch :
abréviation triviale pour « aux chiottes ») surenchérit le nom du père —
il est vrai, en le dramatisant — loin qu’il l’efface. « Dieu se soulageant » (1),
Bataille en donne l’exacte explication dans les Coïncidences ; ce faisant,
il ne fait pas que se réapproprier l’authenticité du récit (l’authenticité,
non pas sa vérité), il en met à jour la substruction psychique. Qui ne
verrait que cet homme se soulageant, yeux révulsés, sur sa chaise, au vu
et au su de tous (et de l’enfant qu’était Bataille), appelle comme un double
amplifié, dramatisé, horrifique, celui que désigne le pseudonyme : l'om¬
nipotent Dieu, impotent à son tour, et faisant sous lui. Si bien que le
pseudonyme éloigne moins du réel (civil, social, affectif) qu’il n’y ramène
avec d’autant plus de violence qu’il lui consent un empire moindre, ou
un empire « décalé ». Histoire de l’œil, Le petit (de Lord Auch et de Louis
Trente) surexposent la fantomatique présence paternelle, monstrueuse,
folle, ni plus ni moins que ne l'est celle de Dieu.
On en conviendra sans peine : le pseudonyme est un masque. Un
masque que met un écrivain sur son visage et son nom. Un masque que
par le même mouvement il met sur le visage et le nom de son père (on
notera que seuls diffèrent les visages ; bien entendu, pas le nom). Du
visage sous un masque, seuls les yeux sont visibles. Mais sous un masque,

(1). Lord Auch.

100
LA MORT A L’ŒUVRE

que reste-t-il de visible d’un visage aveugle ? Rien que deux yeux morts
paraissant absurdement dans les fentes aménagées à leur usage. Du
pseudonyme, masque porté par Bataille sur son nom et le visage de son
père, ne restait visible que ce qui était mort. Le masque avait en ce cas
le paradoxal effet de dissimuler ce qui était vivant et de laisser nu ce qui
était mort. De ne montrer que ce qu’ont d'horrible, d’inhumain dans un
visage des yeux morts : « Quand ce qui est humain est masqué, il n’y a
plus rien de présent que l’animalité et la mort » (2) (le masque pourrait
être regardé comme le fantasme de base d'Histoire de l’œil : la fente, l’œil
mort...).
Chaque fois que Bataille employa un pseudonyme, il ne fit pas
qu'échanger du vivant (un nom pour un autre ; une filiation réelle pour
une autre, imaginaire). Plus terriblement, il échangea du vivant contre du
mort. Ses pseudonymes ne sont pas une variation de son nom ; ce qu’ils
fixent, c’est le nom montré nu, montré mort.
Cela n’est pas qu’abstrait. Georges Bataille mourut à soixante-cinq
ans sans avoir baissé les masques. Sans avoir rassemblé sous le sien les
divers noms qu'il prit (3). Nés de lui, Lord Auch, Louis Trente, Pierre
Angélique sont morts avec lui (« ...le masque est le chaos devenu
chair » (4)) après qu’il les eut obstinément maintenus dans le silence,
après qu’il eut vécu dans leur compagnie comme s’ils lui étaient chacun
une porte dérobée (certes, ils n’étaient un secret pour aucun de ses proches.
Tous savaient qu’il était l’auteur de Madame Edwarda, d'Histoire de Tœil
et du Petit... Mais ce qui nous intéresse, c’est que jamais Bataille ne
consentit qu’aucun de ces livres parût sous son nom). Le plus étonnant
est que, aussi hostile qu’on lui ait été, on ne l’a jamais « trahi ». On le
verra : ni Breton au sujet d'Histoire de l’œil, ni Sartre au sujet de Madame
Edwarda. Pas davantage, bien sûr, ses amis (5). La clandestinité où une
part de Bataille vécut sous nom d’emprunt (entretenant le leurre d’un
œuvre brûlante mais montrable et dissimulant que, dessous, une plus

(2) . OC II, 409. Le masque.


(3) J J. Pauvert confirme que l’édition (posthume) du Mort fut certes
convenue avec Georges Bataille, mais sous pseudonyme. De même de la réédition
du Petit Quant à celle de Ma mère, elle ne fut pas convenue du vivant de Fauteur,
mais selon toute vraisemblance elle aurait également eu lieu sous pseudonyme.
(4) . OC II, 404. Ibid. , . , , * ° o t q
(5) . Seul Jules Monnerot dans les notes a un article paru dans les n 8 et 9
de la revue Confluences (en octobre 1945 et février 1946), établissant une
bibliographie des œuvres de Bataille, attribua à celui-ci la paternité d Histoire de
l’œil et de Madame Edwarda, ce dont, d’après lui. Bataille fut très mécontent.
Jules Monnerot s’en expliqua plus tard : « Georges Bataille fut très mécontent de
ce texte II présente un certain intérêt de savoir pourquoi. Bataille, comme tous
les hommes intellectuellement supérieurs, prenait très aisément son parti de la

101
GEORGES BATAILLE,

brûlante encore le pressait de se dénoncer), nul n a jamais, nulle part,


écrit ou dit quoi que ce soit qui en rompît le secret.
Les Œuvres complètes de Georges Bataille homogénéisent tout ce
qu’il écrivit, sous quelque nom qu’il écrivît. Mais lui, de son vivant, n eut
jamais le souci d’une telle clarté (ou, s’il l’eut, des raisons durent l’en
dissuader). Il n’est pas de philosophes importants qui aient pris plusieurs
pseudonymes (sans doute la philosophie n est-elle pas assez honteuse). Et
il est peu d’écrivains importants qui ont disparu sans revendiquer leurs
œuvres, toutes leurs œuvres (a fortiori si, comme c est le cas ici, elles
comptent parmi les plus grandes). Le jeu que Bataille entretint avec ses
noms, réel et d’emprunt, est tout différent et décidément complexe.
Pourquoi Histoire de l’œil. Le petit et Madame Edwarda réclamèrent-ils
l’emploi d’un pseudonyme? Et pourquoi L’impossible, L’alleluiah,
L'abbé C et Le bleu du ciel — ils ne sont pourtant pas moins “scandaleux"
— ne le réclamèrent-ils pas ? A quels critères Bataille obéit-il ? Cela nous
échappe. Toujours est-il qu’il convient de garder tout au long de ce livre
ceci présent à l’esprit : les récits de Bataille (car c’est eux et eux seuls
qu’intéresse l’emploi des pseudonymes) connaîtront trois types de trai¬
tement différents que rien n’explique de façon tout à fait satisfaisante.
Un premier tiers parut du vivant de Bataille, sous son nom ; un deuxième
tiers, sans que jamais soit levé le voile, parut sous pseudonymes ; un
troisième tiers (Le mort, Ma mère...) ne parut qu’après sa mort.
Car Bataille mourut en 1962 une partie de son œuvre cachée sous
lui (en cela, il se différencie de ceux qui ont aussi employé des pseudo¬
nymes), comme une folie avouable, une folie du nom (du père, de Dieu).
Le Dionysos au corps morcelé serait par le même coup devenu un
Dionysos au nom morcelé : un monde où Dieu n'est plus est un monde
ouvert à toutes les possibilités de la pseudonymie.

manière dont il était ou n’était pas compris. Ce qu’il n'aimait pas du tout, c’étaient
les allusions pourtant discrètes à sa “littérature souterraine’’ (Madame Edwarda,
Histoire de l’œil) celle pour laquelle il est aujourd'hui connu. Je ne me doutais
pas alors que je heurtais chez lui à la fois un sentiment un peu comique de
respectabilité (il était conservateur de bibliothèque) et un sens aussi non pas
même du secret, mais de la fiction du secret. Il y avait là une part de jeu. Bataille
voulait bien que tout le monde sache qu'il était l’auteur à la fois de Y Expérience
intérieure et de Y Histoire de l'œil, mais il tenait à une sorte de comédie de la
duplicité. Il s’estimait arbitrairement simplifié par cette manière synthétique de le
prendre ». (Inquisitions «La fièvre de Georges Bataille», 216). Plus tard,
Marguerite Duras fit de même dans le premier numéro de la revue La Ciguë
consacré à Bataille (en 1958) sans semble-t-il, avoir encourru le même méconten¬
tement. Elle attribua nommément la paternité de Madame Edwarda à Georges
Bataille, alors que la version de librairie à laquelle elle se référait était signée de
Pierre Angélique. Madame Edwarda ne parut sous le nom de Bataille qu’en 1973,
chez J.J. Pauvert.
LE SUPPLICE DES « CENT MORCEAUX »

De l'Accroché, du Pendu au bois du supplice, du Crucifié, de la


terreur que suscite son atroce représentation dans les églises, de cette
terreur à s’agenouiller et trembler. Bataille en a gardé, depuis le temps
où il fut pieux, le souvenir et, mieux peut-être, le goût. Le christianisme
a sans doute vu juste qui a fait du pire — l’indignante et nauséeuse mort
d'un Dieu — la clé qui introduit à son mystère, douteux et trouble en
même temps qu'hallucinant. Bataille, comme Nietzsche, a gardé 1 amour
de ce Dieu pitoyable et nu.
Mais en 1925, c’est à l’hallucination d’un autre supplice qu’il répond.
En 1922, à Madrid, il mettait au point des méthodes à rêver conscient.
En 1938, il s’adonnera à des méditations désordonnées et ébranlantes.
En 1925, il se laisse aller à des ravissements noirs et immédités. L’empire
de la croix est celui du mal : Bataille, comme Pascal, comme. Nietzsche,
comme Chestov, est sourd à la nouvelle de la résurrection. Seul l’intéresse
du christianisme l’abandon sur la croix à la sixième heure, seul l’intéresse
le Christ de la plus criante déréliction. La croix a sur lui l’empire d’un
mal sans limite (il ne tentera que très tard de penser le Mal) mais d'un
mal qui saisit, qui halluciné, qui ravit. En 1925, Adrien Borel (1), lui
communiquant un cliché d’un supplice pratiqué en Chine, le supplice des
Cent morceaux, substitua à la représentation par nature idéalisante d’un
déicide, celle, triviale, nue de tout salut, de l’exécution d’un justiciable.
Le supplicié est un dénommé Fou-Tchou-Li, coupable de meurtre sur la
personne du prince Ao-Han-Ouan. La mansuétude de 1 empereur)!) lui
valut d’être non pas brûlé comme il était prévu, mais découpé en morceaux,
en cent morceaux : découpé vif. Georges Dumas, peut-être, et Louis
Carpeaux sûrement assistèrent à ce supplice le 10 avril 1905 et en
rapportèrent des photos (2). C’est 1 une de celles-ci qu Adrien Borel porta
à la connaissance de Georges Bataille. Cela ne fait pas de doute . « Ce
cliché eut un rôle décisif dans ma vie ». Un rôle égal, on peut le supposer,
à celui qu’eut la découverte du rire ; égal aussi à celui qu’eut celle de

(1) . Je dirai plus loin qui fut Adrien Borel.


(2) . L’une de celles-ci fut publiée en 1923 dans le Traité de psychologie de
Georges Dumas.

103
GEORGES BATAILLE,

Nietzsche : un rôle d’ébranlement du fond des mondes. L’hallucinant de


ces clichés (on ignore lequel de ceux qui sont ici reproduits fut communiqué
à Bataille en 1925; tous, plus tard, lui appartinrent) — est-ce dû à
l’injection de doses d’opium ? (3) — est que le supplicié paraît « ravi »,
extasié. Quelque atroce que soit sur lui le méticuleux travail du bourreau,
quelques douleurs qu’il ait dû éprouver, se lit sur son visage, cheveux
dressés, yeux révulsés, une expression indécidable. Douleur telle qu’elle
n’est reconnaissable par rien que nous ayons jamais vu sur un visage
humain ? Ou joie, joie démente, extasiée ? Dumas, imprudemment, plaide
pour cette extase (imprudemment car son livre est d’un scientifique (4)) ;
Bataille ne doute pas qu’il ait raison. Il ne doute pas qu’il faille voir ainsi
ce cliché pour qu’il ait toute son intolérable beauté.
Ces photos l’obsédèrent : il en parla souvent ; il ne s’en sépara jamais.
Un jour, c’est au bourreau que va son attention terrifiée : « Je suis hanté
par l’image du bourreau chinois de ma photographie, travaillant à couper
la jambe de la victime au genou... » (5) ; un autre jour, à la victime : « Le
jeune et séduisant chinois [...] livré au travail du bourreau, je l’aimais » (6).
Un jour le sadisme éclaire cette scène, lui en donne la clé : « Mon propos
est ici d’illustrer un lieu fondamental : celui de l’extase religieuse et de
l’érotisme — en particulier du sadisme » (7) (comment ne pas penser ici
à l’érotique sadisme des Saintes agenouillées aux pieds des Crucifix ?).
Un autre jour, le sadisme en est absent : « ...je l’aimais d’un amour où
l’instinct sadique n’avait pas de part : il me communiquait sa douleur,
ou plutôt l’excès de sa douleur et c’était justement ce que je cherchais,
non pour en jouir, mais pour ruiner en moi ce qui s’oppose à la ruine » (8).
L’extase qu’imprudemment Dumas supposait être celle du supplicié.
Bataille à son tour, par une sorte de contagion masochique (« Je voudrais
être supplicié... Je voudrais rire dans mon supplice » (9)), la connaîtra

(3) . Ces injections ne répondaient pas à une mesure de philanthropie. Elles


étaient destinées à prolonger le supplice.
(4) . Georges Dumas (1866-1946) est nommé Chef de Laboratoire à la Clinique
des Maladies Mentales de Paris en 1897. Docteur en médecine et docteur ès-
lettres, il succède à Pierre Janet comme chargé de cour de psychologie expérimentale
à la Sorbonne en 1902. Il y est nommé professeur en 1912. Il publia aussi Le
sourire et l’expression des émotions (1906) et Troubles mentaux et troubles nerveux
de guerre (1919).
(5) . OC V, 275. Le coupable.
(6) . OC V, 140. L’expérience intérieure.
(7) . Les larmes d'Eros, 239. Bataille écrit encore : « Sade aurait voulu le voir
dans la solitude, au moins dans la solitude relative, sans laquelle l’issue extatique
et voluptueuse est impossible ». Ibid.
(8) . OC V, 140. L’expérience intérieure.
(9) . OC IV, 236. Ma mère.

104
LA MORT A L'ŒUVRE

beaucoup plus tard. En 1938, quand un ami l’initia au Yoga (10), il


mesura de ce cliché la « valeur infinie de renversement » (11) : « Je fus si
renversé que j’accédai à l’extase » (12).
L'angoisse est la clé. Une angoisse sans plus de limites. Une angoisse
liée au pire. La crucifixion n'était à peine plus qu’un supplice « heureux » :
Dieu et la rédemption lui donnaient ses deux sens. Mais c'était trop de
deux. L’horreur n'est l'horreur que nue. Alors seulement elle est sacrée :
plus grande elle est, plus divine est l'extase : « Ce que soudainement je
voyais [...] était l'identité de ces parfaits contraires opposant à l’extase
divine, une horreur extrême » (13).
Le renversement fut en effet infini. Les photos que Bataille découvrit
en 1925 et qu’à son tour il publia un an avant sa mort, en 1961 (14) soit
trente-sept ans plus tard, surgirent dans son œuvre comme l’une de ses
sources essentielles : la prodigalité suppliciatoire des Aztèques, l’érotisme
angoissé, la dilapidation sont autant d’images possibles de ce Dionysos
chinois : morcelé, « hideux, hagard, zébré de sang, beau comme une
guêpe » (15).

(10) . Jean Bruno, sans doute, encore que nous n’ayons pas de certitude.
C’est en tout cas un à Yoga bien peu orthodoxe que s’adonna Bataille ; un yoga
noir, détraqué.
(11) . Les larmes d’Eros. Ibid.
(12) . Ibid.
(13) . Ibid.
(14) . Ibid.
(15) . OC I, 139.
LE CURE DE TORCY (1)

Les jugements de Bataille sont-ils à ce moment ceux d'un « malade » ?


Risible, dit-il, est le Dôme de Sienne, alors que la raison s’accorde
généralement à dire que le beau ne l’est pas ; beau, en revanche, « beau
comme une guêpe » est l'écorché vif du supplice des Cent morceaux dont
l’image devrait légitimement répugner. Au mieux, de tels jugements
seraient d’un obsédé (Breton l’a fait dire) ; au pire, d'un malade. Car il
ne fait pas que fréquenter les bordels (aux yeux de Breton, il ne serait
qu’un libertin ; mais cela suffirait à sa réprobation), il s’y rend comme
on descend aux enfers. Et ce ne serait plus d’un libertin mais d’un fou
(sauf pour les filles, le bordel fut-il jamais l'enfer ?). Il ne fait pas que
s’adonner à la chair : elle lui répugne autant qu’elle l’éblouit ; le fascine
au moins autant qu’elle l’accable. En toutes choses il tente le pire et aux
réponses que celui-ci lui donne il tremble comme un homme que l'effroi
comble d’aise. Le docteur Dausse, que la « virulence et généralement les
obsessions de ses écrits » alarment, lui conseille d'entreprendre une analyse.
L’inquiétude de ses amis, Bataille la juge mal. D'eux dont il attend qu'ils
le rejoignent, que quittant les puériles témérités du surréalisme ils fassent
leurs celles qui le bouleversent, il n’obtient qu’aimable attention et
prévenance : « Je souffre — à peine — de la pusillanimité qui les faisait
me dire malade » (2).
Pourtant Bataille se rend à leur conseil. Moins sans doute parce qu'il
craignait le pire que parce qu’il ne l’envisagea pas. (Il n'y a pas de doute
à ce sujet : il n’est d’aucune façon suicidaire, ni ne l'a jamais été. Le Oui
est en lui plus fort que tous les Non (3)). Mais de son propre aveu, il
souffrait. Il souffrait de la « série de malchances et d’échecs sinistres où
il se débattait », c’est lui-même, parlant de lui à la troisième personne.

(1) . Ou, plus exactement, le docteur Adrien Borel. L’ironie veut que ce
psychanalyste réputé interprétât au cinéma le rôle du curé de Torcy dans Le
Journal d'un curé de campagne de Robert Bresson.
(2) . OC III, 346. L’abbé C.
(3) . Michel Leiris ne cache pas qu'une représentation de Bataille uniquement
noire et désespérée le « crispe un peu » : « C’était un homme qui adorait la vie »
(Entretiens avec l’auteur, 1986).

106
LA MORT A L’ŒUVRE

qui le dit. Quels furent ces échecs et ces malchances ? On l’ignore. 11 fait
peu de doutes cependant qu'il faille compter au nombre de ceux-ci la
solitude où l'a mis son refus de toutes concessions. Qu’il faille aussi
compter ses échecs littéraires. Il aura bientôt trente ans et n’a encore rien
« écrit » ; ni Le joyeux cynique (appelons-le ainsi faute de savoir quel titre
lui-même entendait lui donner), ni W. C. n’ont pu être menés à terme,
non plus bien sûr que l'étude consacrée à Léon Chestov. Comment dans
ce cas ne pas être envieux (et malheureux de l’être) de la célébrité des
surréalistes ? Sauf quelques articles publiés dans la revue Aréthuse, la
première à laquelle il a collaboré (un article sur Charles Florange en
juillet 1926, un autre en deux parties sur les Monnaies des Grands Mogols
en octobre 26 et janvier 27 (4)), articles de circonstance pour un archiviste-
paléographe attaché au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Natio¬
nale, il n'a rien terminé de ce qu'il a écrit, lu seulement par un petit
noyau de fidèles amis.
Fut-ce une véritable analyse qu’il mena? Lui-même convient que
non. Il y a à cela plusieurs raisons. La personnalité de l’analyste, Adrien
Borel, en est une (5). Membre fondateur de la Société Psychanalytique
de Paris, spécialiste de la toxicomanie, consultant à Sainte-Anne, il est
aussi l'ami des surréalistes desquels il a l’estime. 11 est surtout un freudien
hétérodoxe : il a aussi peu que Bataille le goût du dogme, fût-il fondateur.
Elisabeth Roudinesco apporte sur la pratique d’Adrien Borel quelques
lumières supplémentaires qui laissent imaginer comment celle-ci put être
compatible avec l'indocile esprit de Bataille. Avec lui, la cure est avant
tout « thérapeutique, adaptative et fondée sur une écoute de la souffrance ».
Elle est somme toute « peu rigoureuse » et pas « ritualisée ». A fortiori
avec les créateurs (Borel en a quelques-uns en analyse, principalement
surréalistes (6)) qu’il laisse, dit-elle, se débattre avec les violences de leur
inconscient (7).
La deuxième raison est qu'il est peu probable que Bataille aurait eu
la patience nécessaire à se prêter à une véritable analyse. En fait d analyse
véritable, celle-ci ne dura à peine plus qu’un an. Une année qu’il est
d’ailleurs difficile de situer avec certitude. C’est en 1925 que Bataille s est

(4) . Ces deux articles seront réunis dans un tiré-à-part, sous le même titre
(J. Florange éditeur). Première publication de Georges Bataille à Paris.
(5) . Cf. Elisabeth Roudinesco. La bataille de Cent ans. Histoire de la
psychanalyse en France I, 358-359. .
(6) . Raymond Queneau fut de ceux-ci. Selon Leiris, Max Morise a pu 1 etre.
Colette Peignot le sera, comme son frère, Charles, l’avait été.
(7) . Op. cit. 359. Michel Leiris qui fut aussi analysé par Borel — c’est Bataille
d’ailleurs qui les présenta — se souvint de lui comme d un homme « plein
d’humanité et d’un désintéressement exemplaire » (Entretiens avec l'auteur, 1986).

107
GEORGES BATAILLE ,

vu remettre par Borel le cliché des Cent morceaux (8). Mais c’est en 1927
qu’il écrivit Histoire de l’œil dont on sait que Borel le lut, chapitre après
chapitre. Tout au plus peut-on supposer que la cure eut heu — ce n’est
qu’une hypothèse — entre W. C. inachevé et la fin A'Histoire de l’œil. En
revanche, il fait peu de doutes, comme invite à le penser Elisabeth
Roudinesco, que Borel laissât son patient au prises avec les obsessions
resurgies de son enfance ajoutées à celles liées à sa vie de débauche ;
Histoire de l’œil en témoigne assez exemplairement. Cette analyse aurait
donc pu être à peu près celle-ci : de la part de Borel un encouragement
à écrire : de la part de Bataille une écriture produisant en réponse une
série d’images à son tour descellant les clés de l’analyse ; lesquelles clés
auraient jeté sur le livre une lumière neuve susceptible de le porter à son
terme. En quelque sorte, si le mot pouvait avoir cours, une analyse
« appliquée », comme on dit de la recherche. Borel occupa une position
attentive, amicale. Il encouragea, commenta : le lourd matériau obses¬
sionnel du récit (on imagine qu'il put lui-même en être effarouché), ça et
là il l’étaya, l’assura. Tout n’y eut pas d'emblée sa place. C’est quelquefois
lui qui contribua à ce qu’elle se trouvât. Ainsi dans Histoire de l’œil est-
il question de couilles de taureau : Bataille n’en ayant jamais vu les
imaginait rouge vif comme « le vit de l’animal en érection ». Sans
l’intervention de Borel, celles-ci seraient sans doute restées en l’état dans
le texte définitif. Le corrigeant il ne fit pas que satisfaire aux lois de
l’anatomie ; il permit que se rétablît dans son entier la circulation
fantasmatique propre au livre. Des couilles de taureau ont la forme ovoïde
et l’aspect du globe oculaire... Si bien qu’elles avaient là leur sens, à mi-
chemin entre l’œil mort du père (Joseph-Aristide Bataille) et l’œil mort
du prêtre, en passant par celui du torero énucléé (énucléation à laquelle,
rappelons-nous, Bataille a assisté à Madrid, en mai 1922 ; mais il y a ici
énucléation et castration). Adrien Borel, au rebond de l’écriture, encourage
à l’aveu et, le cas échéant, en met à jour, avec Bataille, tous les sens
possibles.
Un court épiloque intitulé Coïncidences ponctue Histoire de l’œil. Il
met le récit à distance en même temps qu'il en avoue le soubassement
fantasmatique autobiographique. Un homme parle ici, qui, sans doute
possible, n’est plus le narrateur du récit, qui n’est plus celui que l'extrême
excitation sexuelle du récit a porté au pire ; c’est Bataille lui-même, à
l'évidence enfin capable d'autobiographie analytique. Ayant achevé His¬
toire de l’œil, il sait, l’analyse aidant, de quel imaginaire celui-ci est fait,
et comment, par des chemins jusque-là inconnus de lui, il a tiré matière
à des aveux déplacés, différés : l’auteur de ce récit est moins loin du

(8). Cette datation est la sienne.

108
LA MORT A L’ŒUVRE

narrateur que sans Adrien Borel il aurait pu le croire. Et c’est la clé,


autant d’Histoire de l’œil que de tout récit possible : ceux-ci s’élaboreront
dans les plus proches parages de l'existence. De cette existence, ils disent
quel est l’occulte commandement ; en même temps qu’ils opèrent un
savant travail de décentrement et de métamorphose.
Aussi courte qu'ait été cette analyse, nul ne doute, et surtout pas
l'intéressé, qu'elle a été efficace. De celle-ci date approximativement la
fin de sa timidité, de sa réserve, de son silence. Lui-même le dit : « ...cela
m’a changé de l'être tout à fait maladif que j’étais en quelqu’un de
relativement viable » (9). Le mot qu’il emploie à ce moment est « déli¬
vrance ». Ce que l'œuvre n'aurait pu seule faire (le délivrer de cet état
maladif) l'analyse y parvient : « Le premier livre que j’ai écrit [Histoire
de l’œil] je n’ai pu l'écrire que psychanalysé, oui, en en sortant. Et je crois
pouvoir dire que c’est seulement libéré de cette façon-là que j’ai pu
écrire » (10).
Bataille resta l’ami de Borel et cette attribution d’une sorte de
paternité de celui-ci sur la possibilité de l’écriture, Bataille trouva pour
la symboliser un rite dédicatoire qu’il a toute sa vie respecté : en lui
adressant le premier exemplaire numéroté de chacun de ses livres pu¬
bliés (11).

(9) . Entretien avec Madeleine Chapsal. Quinze écrivains. Julliard.


(10) . Ibid.
(11) . I! n’est pas sûr que Bataille n’ait pas eu de nouveau, plus tard, d étroits
rapports, peut-être analytiques avec Adrien Borel. Une lettre de Michel Leiris à
Georges Bataille du 15 août 1934 laisse supposer que Bataille lui en a émis l’idée.
Leiris répond : « Je ne pense pas que tu aies tort de voir Borel : il n’y a peut-être
pas grand chose à attendre de la psychanalyse, mais on peut toujours prendre
cela comme on prendrait de l’aspirine». En outre, il paraît en 1931 avoir pense
entreprendre un certificat de psychologie pathologique. En tous les cas, il annonce
par lettre à Raymond Queneau son intention d’assister aux présentations des
malades à Sainte Anne.
« TRIUNFO DE LA MUERTE »

« J’ai été élevé très seul et aussi loin que je me rappelle, j’étais
angoissé par tout ce qui est sexuel » (1). Le hasard veut que cette première
phrase d'Histoire de l'œil soit aussi la première des Œuvres complètes (2)
(le hasard : écrite selon toute vraisemblance en 1927, elle est de dix ans
postérieure àü premier texte de Bataille). Elle ouvre l’un comme l’autre.
Des deux,’elle est l’incipit idéal.
Cette phrase appelle toutefois une remarque liminaire : certes, il y
est dit je ; et certes c’est Bataille, ou plus exactement Lord Auch, son
pseudonyme, qui ainsi dit ce je, le même et à chaque fois différent que
nous retrouverons dans toute l’œuvre de fiction. Est-il tout entier réel ?
N’est-il pas davantage tout entier imaginaire ? N’y aurait-il pas plus que
de l’imprudence à le tenir pour exactement autobiographique ? Et de la
légèreté — une forme peut-être aussi de mépris — à ne le prendre que
pour imaginaire ? N’est-il pas plus souvent tour à tour l’un et l’autre, un
savant jeu des deux, à chaque fois jetés comme les dés sur la table, selon
un rapport qui échappe en même temps qu’il oblige d’en poser la question ?
Cette remarque est aussi bien une interrogation. Et il n’est pas sûr
que nous ayons jamais à celle-ci une réponse : il n’y a pas de récit de
Bataille que celui-ci n’ait écrit à la première personne.
Histoire de l’œil n’est pourtant pas essentiellement le récit de ce je.
Par deux fois, en deux parties assez sensiblement distinctes, les protago¬
nistes d'Histoire de l’œil sont trois. Trois, mais, les deux fois, deux d’entre
eux sont les mêmes : le narrateur, on l’aura imaginé, un adolescent, et
une jeune fille, Simone, « l’être le plus simple et le plus angélique » (3),
une jeune fille « si avide de ce qui troube les sens que le plus petit appel
donne à son visage un caractère évoquant le sang, la terreur subite, le
crime, tout ce qui ruine sans fin la béatitude et la bonne conscience » (4).
Il ne fait pas de doute que ce récit, avant tout autre, est le sien ; celui de

(1) . OC I, 13. Histoire de l’œil.


(2) . Je le rappelle, éditées chez Gallimard en onze volumes de 1970 à 1987.
(3) . Ibid. 57.
(4) . Ibid, 57.

110
LA MORT A L’ŒUVRE

son impossible et divin caprice. Les autres, narrateur compris (celui sous
les auspices duquel Lord Auch-Bataille s’est représenté), font de ce
caprice, si déchirant soit-il, leur quête : c'est d’elle qu’émane la contagion.
Les deux adolescents, seuls, puis au dépens d’un troisième personnage,
Marcelle, pieuse et docile davantage que veule, s’initient à des troubles
de plus en plus véhéments jusqu’à ce que l'impuissante victime de leurs
jeux, en proie à une terreur sans limite, se pende. On se méprendrait en
pensant qu’il entre rien de sadique dans la férocité des sévices qu’elle dut
subir. Ils sont l’innocence même. Sa fatalité était qu’elle en fût la victime
désignée. A cette fatalité tous trois obéirent sans retenue, portés par ce
qu'a d'illuminant un tel sort fait au désir.
C’est auprès du cadavre de Marcelle que Simone, pour la première
fois, fut déflorée par son jeune amant, et c’est sur celui-ci qu’elle commit
les derniers outrages, ceux dus à son risible et déchirant martyr. Elle
compissa son visage, resté yeux ouverts : « Il était extraordinaire qu’ils
ne se fermassent pas » (5).
S’il est remarquable, à quelques souillures que se soient livrés jusqu’ici
les adolescents, que c’est seulement auprès de ce cadavre qu’ils s’étrei¬
gnirent et se pénétrèrent, s’il est remarquable que les deux très jeunes
amants ne se conjoignirent enfin que saisis par ce corps mort, c’est que
lui seul pouvait conférer à leur geste l’extrême gravité, le caractère de
pénétration d’un monde déchiré que sans lui il n’eût pas eu. Lui seul
souillait, ainsi qu’il convenait à leurs goûts, le désir qu’ils avaient de
s’aimer au-delà de tout plaisir. Le corps de Simone, comme une nuit,
n’est soudain devenu pénétrable que parce que son double, celui de
Marcelle, pur jusqu’au pire, innocent (sans pourtant pouvoir repousser la
fatalité de sa fin), s’est pendu. La mort ouvre les corps par le milieu
permettant qu’y pénètre qui, horrifié, parce qu’horrifié, fait de cette
horreur une mesure à l’amour qu’a le corps de la nuit. Le corps de Simone
est devenu l’enfer ; si fort l’enfer qu’elle et son amant s’aimeront
dorénavant avec tristesse et férocité (aucune férocité, cependant, n’égalera
celle qui fit d’eux des amants sans plus de mesure) ; car la mort de
Marcelle fut un déchirement. Les cruautés de Simone, celles du narrateur
aussi, sont extrêmes, certes, autant que l’était sa douleur. Simone se
souille comme Marcelle s’innocentait. Elle n’est pas à sa façon moins
pieuse ; mais elle l’est désespérément. Sa transe est d’une « volaille
égorgée », d’une convulsionnaire. Le désordre où elle se jette, parce qu’il
la dépouille, parce qu’il la déchire (et il n’est désirable que dépouillant,
que déchirant), parce que le fond des mondes, des jeux aux drames (des
œufs qu’elle immerge dans la cuvette des W.C. à 1 œil extrait du prêtre

(5). fbid, 46.

111
GEORGES BATAILLE,

qu’elle gobe avec son con), d’inaccessiblement innocent qu’il était est
devenu violemment, ostensiblement, coupable. Coupable au point que
seul consentir à son désordre en rend raison.
Ce désordre est d’une « sainte » (la sainte que Marcelle ne pouvait
pas être), la première de l’hagiographie bataillienne, la plus juvénile, et,
pour cette raison peut-être, la plus résolue (6). Parce que sans réserve elle
est le mal, sans doute possible elle est Dieu. Un Dieu à la mesure de ce
qu’a de déchirant le désir qui jette les corps les uns sur les autres ;
déchirant à la mesure de ce qui, lui mort, les sépare. La mort empêche,
quelques limites qu’on soit prêt à transgresser (mais il faut être prêt à
toutes les transgresser) qu’on se conjoigne jamais. Bataille, dès son premier
livre, en fait une sorte de loi de l’œuvre. La mort de Marcelle découvre
exactement à quelle violence est promis tout érotisme qui sait à quel
néant il est l’impossible (l’inassouvissable) désir d’échapper. Histoire de
l’œil peut-être légitimement regardé comme le premier livre de Bataille :
il est un roman d’initiation à la mort pour les raisons mêmes qui en font
un roman érotique.

« Je reste content [...] de la joie fulminante de l’“Œil” ; rien ne peut


l’effacer. A jamais pareille joie, que limite une extravagance naïve, demeure
au-delà de l’angoisse. L’angoisse en montre le sens » (7). Ce n’est pas ici
le lieu de faire le détail des péripéties — extravagantes, naïves — d'Histoire
de l’œil. Mais elles ont en effet, au-delà de l’angoisse, une joie noire (plus
forte est cette joie qu’est intense l’angoisse), emportée, « fulminante » à
souiller, saccager, mutiler, tuer. Une joie ardente où Bataille a consummé
ce que, il y a peu, il chérissait, nié ce qu’il croyait, ri de ce qu’il était.
C’est, des livres qu’il écrivit, celui où, sans doute, le rire est le plus sensible
et, pour autant que nous puissions l’imaginer, le plus près de celui dont,
en 1920, il découvrit à Londres le pouvoir de renversement... Un rire
obscène d’apostat.
A cet égard, la dernière scène d'Histoire de l'œil mérite que nous
nous y arrêtions. Elle a lieu dans l’église de l'hôpital Santa Caridad, à
Séville, sous deux tableaux de Valdés-Leal « représentant des cadavres en
décomposition » (notons que leurs titres : Triunfo de la muerte et Finis
gloria mundis pourraient opportunément venir en sous-titre d'Histoire de
l’œil). Celui qui, en 1920, pensait à se faire prêtre et en 1922 se
recommandait encore à Dieu à la fin de ses lettres écrites à Madrid, celui

(6) . J’emprunte à Sarane Alexandrian ( Les libérateurs de l'amour) ce mot si


juste. Sans toutefois manquer de préciser qu’elle-même l’a trouvé dans Bataille
qui en a fait le personnage (Sainte) d’une suite à Ma mère.
(7) . OC III, 59. Le petit.

112
LA MORT A L’ŒUVRE

qui fut pieux avec autant de sincérité qu’il est depuis devenu impie livre
un malheureux ecclésiastique sévillan « blond, très jeune, très beau » aux
sévices éblouis de Simone. Un écclésiastique ? Avec férocité, Bataille lui
fait un chapelet d'insultes : un « rat d’église », un « être sordide », un
« affreux fantôme », une « larve »... Pire : une « charogne sacerdotale » (8).
C’est sur lui, sur sa « charogne » que se déchaîneront les excès conjugués
des deux adolescents, assistés d’un ordonnateur tragique, un Anglais à
volupté froide. Sir Edmond (il est le troisième personnage de la seconde
partie ; celui qui, en quelque sorte, prend la place laissée vide par Marcelle
morte). C'est sur cet ecclésiastique que se referme le récit (« délire sexuel,
déchaînement blasphématoire et fureur meurtrière » (9), martyr à son
tour, mais niais, lui, mais idiot, caricature de ce qu’endura Marcelle (son
martyre était l’innocence), lui qui périt en jouissant, « bâfrant tragiquement
de volupté », le « corps dressé et gueulant comme un porc qu’on égorge ».
Martyr, il connaîtra lui aussi les outrages posthumes de Simone : de
Marcelle morte il était extraordinaire que les yeux « ne se fermassent
pas » (n’oublions pas de quelle importance est dans ce récit l’œil arraché
du torero Granero et l’ersatz d’œil qu’est à ceux de Simone la couille
crue du taureau mort) ; l’écclésiastique devra les garder ouverts, mieux
même qu’ouverts ; sur la demande de Simone, Sir Edmond en extraiera
un, avec lequel, innocente enfin, pacifiée, elle jouera. Introduit au plus
doux d'elle-même, puis compissé, il apparaît enfin au narrateur pour ce
que celui-ci attendait qu’il fût : l’œil pur, bleu pâle de Marcelle, pleurant ;
une vision à « caractère de tristesse désastreuse ».

Un tel livre peut-il trouver rien qui lui soit semblable ? C’est douteux.
Bataille le publia anonyme et clandestin (10) ; on imagine mal comment
il aurait pu en être autrement. 1928 voit pourtant paraître plusieurs livres
qui inclineraient à penser qu’à la différence des années précédentes, celle-
ci fut plus libérale : Hécate de Pierre-Jean Jouve, Irène, depuis attribué à
Aragon (11), Belle de jour de Joseph Kessel et Le Dieu des corps de Jules
Romains... Mais parurent aussi Refaire l’amour de Rachilde, Aphrodite

(8) . Toutes citations extraites à'Histoire de l’œil.


(9) . Michel Leiris. « Du temps de Lord Auch ». L'Arc, n° 44.
(10) . Sous le pseudonyme de Lord Auch. Les dessins d’André Masson
n’étaient pas signés. Histoire de l'œil ne fut pas publié du vivant de Bataille sous
son nom.
(11) . Paru chez le même éditeur qu'Histoire de l'œil, René Bonnel, sur les
maquettes du même Pascal Pia, et illustré des dessins du même André Masson.
Plusieurs fois réédité sous le titre Le con d'Irène.

113
GEORGES BATAILLE,

de Pierre Louÿs et une profusion de livres « légers », parfois complaisants


sous des dehors dénonciateurs (Femmes suppliciées de Jean de la Beucque,
par exemple). C’est l’évidence que l’époque était à une littérature de
plaisir, c’est même si bien l’évidence que les ligues de moralité s'en
émurent après que l’Eglise eut rappelé ses fidèles à leurs devoirs : c’est
cette même année 1928 que l’abbé Bethléem mit à jour l’édition de 1905
de sa somme Romans à lire et à proscrire (depuis 1500) (12), et que le
pape Pie XI fit connaître sa célèbre encyclique Casta Connubi sur le
mariage chrétien. Les ligues ne furent pas en reste : celle qui fit du
« relèvement de la moralité publique » son dessein organisa plusieurs
congrès contre la pornographie ; elle obtint que se multipliât le nombre
des condamnations pour vente de livres obscènes ou contraires aux bonnes
mœurs (13). Georges Anquetil, le plus déterminé des comptenteurs du
relâchement des mœurs, dit assez bien de quels monstres cette époque se
crut menacée : « Nous sommes sous le règne de l’amoralité la plus cynique
et la plus révoltante. Vie privée, vie publique, théâtre, littérature, politique,
Bourse, presse, monde des affaires, noblesse ou bourgeoisie, tout étalait
la corruption, le désir de jouissances bestiales et d’orgies, le mensonge et
l’imposture » (14).
Il est douteux que Bataille se soit senti concerné par rien de tout
cela. De ce qui précède (y compris de Jouve, de Kessel, de Romains...) il
se distingue du tout au tout. Il est sûr qu'aucun des livres précités n’égale,
ne serait-ce que de loin, la violence d'Histoire de l’œil ; ni sa violence, ni
sa frénésie. Il est sûr aussi, et sans doute est-ce l'essentiel, que Bataille, à
la différence de ses contemporains, ne fait pas du plaisir rien qui mérite
qu’on se batte pour lui donner une liberté plus grande. Bataille a très tôt
éprouvé quelle importance était celle de l’interdit, celle du tabou. Jamais
il n’a souhaité qu’on les renversât ou les abolît ; jamais même que leur
empire fût moindre. Il faudrait, pour comprendre exactement quelle
pouvait être sa position, imaginer qu’il pût être prêt à les défendre ne
fût-ce que pour qu’on ne lui retirât pas la possibilité de seul les transgresser
(jamais il ne variera à ce sujet. Les limites viendraient-elles à manquer
que s’évanouirait la possibilité — souveraine — offerte à un seul, avec
quelques-uns, d’en faire l’expérience.) Une deuxième raison justifie sa

(12) . Livre dans lequel il déconseille ou proscrit tous les écrivains juifs, tous
les protestants, tous les écrivains de gauche. Il n’est pas jusqu’à des catholiques
incertains et douteux, comme Bernanos, Max Jacob et Mauriac qu’il ne croit
devoir interdire. Dans l’édition mise à jour de 1932, il prendra parti pour la
noblesse terrienne de la campagne contre « la juiverie cosmopolite des villes ».
(13) . Claudine Brécourt-Villars. Ecrire d'amour, anthologie des textes éro¬
tiques féminins (1799-1984). Ramsay.
(14) . Georges Anquetil. Satan conduit le bal. 1925.

114
LA MORT A L'ŒUVRE

position ; il est un débauché, aucunement un libertin : « ...dès cette époque,


il n'y avait pour moi aucun doute : je n’aimais pas ce qu’on appelle les
“plaisirs de la chair” parce qu'en effet ils sont toujours fades : je n'aimais
que ce qui est classé comme “sale”. Je n’étais même pas satisfait, au
contraire, par la débauche habituelle parce qu'elle salit uniquement la
débauche et laisse intact, d'une façon ou d’une autre, quelque chose
d'élevé et de parfaitement pur. La débauche que je connais souille non
seulement mon corps et mes pensées mais aussi tout ce que je peux
concevoir devant elle, c'est-à-dire le grand univers étoilé qui ne joue qu’un
rôle de décor» (15). Ces lignes extraites d'Histoire de l’œil disent sans
équivoque et quelle est la pensée «érotique» de Bataille en 1928, et
quelle clé est celle de ce récit ; seule est assez sale la mort, seule elle dit
des corps débauchés la vérité de leur désir : il est désespéré.
Pouvait-il attendre des surréalistes qu’ils fussent moins loin de lui,
et dissent de l'érotisme deux ou trois choses qu'il pût trouver moins
niaises ? Il est vraisemblable qu’il attendit avec intérêt sinon impatience
la parution du n° 11 de La Révolution surréaliste où il était prévu que
paraisse l’enquête « Recherches sur la sexualité ». Moins loin de lui, c'est
douteux. Si d’une érotique surréaliste on retient ce qui se dégage des
propos tenus par André Breton dans cette enquête (les propos en effet
diffèrent sensiblement selon les intervenants ; tous ne sont pas aussi stricts
que lui, concernant l’homosexualité par exemple. On reste toutefois en
droit de penser que la morale sexuelle du surréalisme, celle qu'André
Thirion et ses amis disent suivre plus ou moins scrupuleusement, est celle
d’André Breton et de lui seul), on est loin de ce que Bataille est, loin de
ce qu’il écrit. Pour Breton, l’amour seul autorise l’érotisme, l’amour, il
va de soi, unique, électif (16). Pour Bataille, la débauche y suffit, tout au
plus l’amour avive-t-il l’excès. Pour Breton, il ne saurait être question
qu’interviennent « des corps étrangers employés » comme « éléments
érotiques » ; il s’en défend même avec indignation. On sait maintenant
quel occurent et obsessionnel emploi en fait Bataille dans Histoire de l’œil
(le titre l’indique : c’est d’un objet que ce livre est l’histoire). Pour Breton,
si unique, si exclusif est l’amour qu’il n’est pas concevable qu’un tiers
prenne part à ses étreintes (17). Histoire de l’œil par deux fois, offre un
tiers déterminant (Marcelle puis Sir Edmond) au trouble des deux jeunes
amants (quand ce n’est pas simplement la foule ; celle de l’arène, par
exemple). Pour Breton, il n’est « pas question d’avoir la conscience du
danger extérieur dans l’amour physique ». Bataille, lui, a le goût de cette

(15) . OC I, 45. Histoire de l’œil.


(16) . Man Ray : «Breton peut-il s'intéresser à deux femmes à la fois?»
Breton : « J’ai dit que c’était tout à fait impossible ».
(17) . Breton : « Je ne saurais supporter la présence d'aucun tiers ».

115
GEORGES BATAILLE,

peur et joue avec elle ; le danger seul donne l’angoisse qui en montre le
sens. Breton « rêve » de fermer les bordels comme il rêve de fermer les
asiles et les prisons. Bataille les regarde comme une église, pour lui « la
seule assez inapaisante ». Breton affirme n’être « ni sadique, ni maso¬
chiste ». Bataille, insolemment, ne dissimule pas être tour à tour l’un et
l’autre. Breton, ni aucun des siens d’ailleurs, n’évoque la mort (on peut
s’étonner ; en cela les surréalistes se montrent bien peu freudiens) ni la
scatologie (sauf Péret ; mais encore s’agit-il d’une scatologie blasphéma¬
toire, aucunement d’une scatologie justifiée par le seul goût de ce qui est
« sale »). Bataille ne se défend ni d’être nécrophile (il insistera toutefois
un peu plus tard sur cette tendance) ni d’être scatophile, l’érotisme, dit-
il, étant l’un et l’autre, eux seuls en révélant vraiment la nature.
La publication d'Histoire de l’œil en 1928 mit clairement à jour les
raisons (ou du moins les rendit-elle irrévocables) qu’avait Bataille trois
ans plus tôt de ne pas se croire « surréalisable ». Il fait peu de doute que
les affinités qu’il put se croire avec Breton (s’il s’en crut jamais) sont de
peu de poids comparées à ce qui les sépare. Histoire de l’œil émerveilla
quelques surréalistes ; ceux de la rue Blomet, sans doute, ses plus anciens
amis ; ceux de la rue du Château, peut-être. On ignore ce qu’en pensa
Breton. Il est vraisemblable que le jugement émis par lui à Leiris en 1925
(Bataille est un « obsédé ») n’en fut que conforté. Tel ne fut pas le cas à
en croire Jean Piel qui rapporte cette anecdote contradictoire : « On vient
de présenter à Breton un nouveau type dont on ne peut pas tirer grand
chose tant il semble silencieux et timide, mais qui a en- poche un manuscrit
tellement extraordinaire que cet homme a probablement du génie ».
Fausse dans les faits (Bataille ne peut pas avoir été présenté à Breton en
1928 : il l’avait déjà été en 1925, au moment de la publication des Fatrasies
dans La Révolution surréaliste), cette anecdote a de vraisemblable l’équi¬
voque rapport de fascination et de répulsion entretenu par Bataille avec
les surréalistes (18).

Histoire de l’œil fut publié en 1928, à 134 exemplaires, sans nom


d’éditeur (grâce aux soins de René Bonnel), d'après des maquettes de
Pascal Pia, accompagné de huit lithographies originales non signées (en
réalité d’André Masson). Il ne fut republié qu’en 1944, par K. Editeur, à
199 exemplaires, accompagné de gravures originales à l’eau forte et au

(18). Jean Piel ajoute que « Breton fut vivement impressionné par le contraste
entre la puissance et l’audace de ce texte et l’apparence de Georges Bataille,
timide, réservé, causeur assez peu brillant, parlant lentement » (Entretiens avec
l’auteur. 1986).

116
LA MORT A L 'ŒUVRE

burin de Hans Bellmer. Cette réédition est, à la vérité, une édition


remaniée (c'est l'édition dite de Séville, 1940). La troisième et dernière
édition réalisée du vivant de Georges Bataille parut en 1952-1953 et fut
imprimée par Jean-Jacques Pauvert. C’est l’édition dite de Burgos 1941.
Ces trois éditions représentent réunies moins de 850 exemplaires. Elles
furent toutes trois signées du pseudonyme Lord Auch. La première édition
signée du nom de Georges Bataille ne parut qu'en 1967, soit quarante
ans après que le livre eut été écrit, cinq ans après que mourut son auteur.
L’ŒIL À L'ŒUVRE

Il est vrai que nous ignorons quelle a été exactement l’analyse qu’a
suivie Bataille avec Adrien Borel. Histoire de l’œil le laisse entrevoir;
d’autres textes, écrits entre 1927 et 1930, mieux peut-être, à tout le moins
de façon plus nue, plus crue. Le premier de ceux-ci, L’anus solaire, est
antérieur à Histoire de l’œil : on sait qu’il a été écrit en janvier et février
1927. Les autres de ces textes, bien qu’ils aient été écrits sur plusieurs
années (1), forment un ensemble que l’on peut sans tort grave lire comme
un seul et même livre, au total inachevé (les Œuvres complètes les ont
réunis sous le titre de L'œil pinéaï) (2).
Certes, aucun de ces textes n’est de fiction : il n’est pas sûr pourtant
qu’ils diffèrent sensiblement d'Histoire de l’œil. Certainement l’amplifient-
ils : à tout le moins ils le « dramatisent ». L’anus solaire en est donc le
premier. Je l’ai dit : il est antérieur au roman. Mais il n’est pas qu’antérieur
au roman, il le prépare. N’est-il pas plus près de ce qu’on peut imaginer
que fut W. C., sinistre, autant que fut Histoire de l’œil fulminant, heureux
à sa façon ? On y retrouve des œufs comme ceux que Simone, sous elle,
immergeait dans la cuvette des W.C... Ils sont là encore pourris. Des
yeux déjà y apparaissent, et crevés aussi ; mais des juges et non pas encore
des prêtres. « Le gros et ignoble paquet d'entrailles » que les juments
encornées lâchaient dans un bruit mou et répugnant sur le sable de l'arène
est, ici aussi, encore lâché : mais par les volcans, anus de la terre et sur
sa surface. Histoire de l’œil rira où L’anus solaire tremble en proie à
« partout la nuit et la terreur ». Une terreur telle « que les yeux ne
supportent plus le soleil, ni le coït, ni les cadavres, ni l’obscénité » : tout
ce que supporteront les yeux de Lord Auch, auteur d'Histoire de l’œil.
Mais c’est essentiellement le soleil que ne supportent pas les yeux.
Les yeux sont infirmes à proportion qu’est le soleil ignoble. Ignoble : le
soleil vu par Bataille, en 1927, est «écœurant et rose comme un gland,
ouvert et urinant comme un méat » : une « immondice » (3). Immonde
est le soleil, immonde ce qu’il érige. Immonde est l’érection de la plante

(1) . Trois années vraisemblablement, de 1927 à 1930, mais pour plusieurs


d’entre eux il n’est pas possible de les dater avec certitude.
(2) . OC II, 13 à 47. Dossier de l’œil pinéal. Aucun des textes composant ce
dossier n’a été publié du vivant de Bataille.
(3) . L'anus solaire : prospectus de souscription.

118
LA MORT A L'ŒUVRE

et immonde celle de l'arbre, de l'un comme de l'autre promise à retomber,


flétrie ou foudroyé. Immonde aussi celle des hommes : sorte d’élévation
brève d'un spectre sur un cercueil, aussitôt affaissée. La terre et la mer
obéissent à de somptueux mouvements de branle ; à ceux-ci, les plantes,
les arbres et les hommes opposent leur absurde érectilité. Des plantes et
des arbres vers le soleil ; de l'homme, impuissant, épuisé, vers la femme.
Qu'il soit immonde, qu'il soit obscène, le soleil aveugle ; le mot est
à entendre dans tous les sens : « soleil aveuglé ou soleil aveuglant, peu
importe » (4). L'image n'est pas que banale. Bataille n’ignore plus depuis
que Chestov l’a initié à Platon quelle idéale triade celui-ci a constitué : il
y a l'œil, il y a le père, et il y a le soleil (5). Mais à quelque idéalité qu’ait
rêvé Platon, Bataille n’ignore pas davantage combien, si solaire que
paraisse cette triade, elle peut basculer dans l’horreur. Il suffirait que lui
fasse défaut le premier de ses éléments. Le soleil est solaire, c’est l’évidence,
et les pères sont morts : c'est ce que l’œil qu’ils nous ont donné nous
permet de savoir de l’érection que nous sommes entre la terre où ils sont
et le ciel où le soleil est. Mais quel œil lègue un père aveugle ? Un œil
fixe, un œil mort. Et la triade est retournée : l’œil est mort, le soleil noir
et les pères vivants. Pourri était le soleil que fixent les yeux morts de ce
père aveugle. Aveugle est le soleil que fixent les yeux vifs du fils d’un père
pourri. Ce qui était en haut est en bas. Ce qui s’érigeait, épuisé, s’affaisse :
« Le soleil est au fond du ciel comme un cadavre au fond d’un puits » (6).
Les textes de L’œil pinéal, à peine plus paisibles, ne diront pas autre
chose. Ils le diront différemment : on se demande comment, de façon
assez « folle » sans doute, ils le diront en des termes empruntant à la
rationalité. Bataille reprend de zéro ; quand bien même l’œil verrait (de
fait, les siens voient), il a le tort de n’avoir pas évolué conformément au
mouvement d’érection de l’homme sur la terre (car de fait, il s’est érigé).
De la reptation (et de l’accroupissement) des premiers hommes, il a gardé
l’archaïque constitution : ce qu’il voit est servilement lié à la terre. A
l’érection du corps vers le soleil, il répond par une absurde obstination à
s’en dissimuler la vue. Sauf au moyen d’une torsion de la nuque, du soleil
il ne voit rien, sinon la lumière, et encore par réfraction sur ce que celui-
ci éclaire.
« L'axe horizontal de la vision auquel la structure humaine est restée
strictement assujettie au cours d’un déchirement et d’un arrachement de
l’homme rejetant la nature animale, est l’expression d’une misère d’autant

(4) . Ibid.
(5) . De façon on ne peut plus claire. Bataille la fait sienne puis la rejette ;
l’état définitif du texte donne : « L’œil est sans aucun doute le symbole du soleil »,
après qu’il a biffé : « L'œil est sans aucun doute le symbole du soleil qui est lui-
même le symbole du père » (c’est moi qui souligne).
(6) . Ibid.

119
GEORGES BATAILLE,

plus grande qu’elle se confond en apparence avec la sérénité » (7). Si l’œil


n’est sans doute pas aveugle (n’est-ce pas déjà un premier résultat de
l’analyse? Histoire de l’œil l’envisageait-il autrement qu’aveugle ?), il est
à tout le moins infirme. A cette infirmité, Bataille va trouver, aussi insensé
soit-il, un remède. Tous, scientifiques compris, s’accordent à placer à
l’avant du cervelet une glande atrophiée (ce n’est pas le moins intéressant
que, comme l’œil, comme l’œuf et comme les couilles, elle soit ovale), où
rudimentairement Descartes plaça le siège de l’âme ; dont du temps de
Bataille on s’accordait à dire qu’elle présentait les caractéristiques d’un
œil qui serait demeuré à l’état embryonnaire. De cette glande pinéale,
puisque c’est son nom, Bataille ne va pas vouloir faire un usage moins
illuminant, moins définitif que n’en a fait Descartes : elle est et sera
l’embryon d’un œil destiné à pourvoir l’homme d’une vision verticale,
non plus terrestre mais solaire.
D’elle qui plongera dans le ciel « beau comme la mort, pâle et
invraisemblable comme la mort » (8), on est autorisé d’attendre les plus
terribles, les plus violents éblouissements. Parce que située au sommet du
crâne, elle témoigne que l’homme était prévu pouvoir regarder le soleil
en face, si hideux soit-il ; il était prévu voir au plus brûlant, au plus
incandescent. Malade ? Bataille dit sans naïveté : « A cette époque, je
n’hésitais pas à penser sérieusement à la possibilité que cet œil extraor¬
dinaire finisse par se faire jour réellement à travers la paroi osseuse de la
tête, parce que je croyais nécessaire qu’après une longue période de
servilité, les êtres humains aient un œil exprès pour le soleil... » (9).
Mais cet œil serait-il solaire, enfin ? Loin de là : du soleil pourri,
cadavéreux qu’il a pouvoir de voir, il a la nature noire, pourrie,
cadavéreuse. Car à la vision de cet œil surgi de la boîte crânienne s’en
surimpose une autre, odieuse, éblouissante qu’eut Bataille en juillet 1927
au Zoological Garden de Londres : celle de la nudité d’une saillie anale
de singe. Ce qui, chez l’homme, depuis qu’il s’est redressé, s’est profon¬
dément retiré dans les chairs et dérobé au regard, chez le singe, « beau
furoncle de chair rouge », saille de façon obscène et illuminante. Si l'œil
pinéal doit ressembler à quelque chose, c’est à quelque chose d’aussi cru
et d’aussi violent : il en aura l’obscénité et la sauvagerie. Et les regards
de cet œil neuf. Bataille se les représente à la ressemblance de ce qui peut
surgir d’une telle saillie : « comme des dégagements d’énergie au sommet
du crâne aussi violents et aussi crus que ceux qui rendent si horribles à
voir la protubérance anale de certains singes ». Ceux qu’il vit en juillet
1927 au Zoological Garden de Londres le jetèrent dans une «sorte

(7) . OC 11, 26-27. Dossier de l'œil pinéal.


(8) . Ibid.
(9) . Ibid, 15.

120
LA MORT A L'ŒUVRE

d abrutissement extatique ». L'abrutissement et l’extase ne seront pas


moindres que permettra cette protubérance si proéminente qu’elle sera
comme « un grand pénis rose (ignoble) ivre de soleil [ivre et le pénétrant,
cadavre au fond du puits] qui aurait vibré en me faisant pousser des cris
atroces, les cris d'un éjaculation grandiose mais puante » (10).
L'œil à l’œuvre de l’analyse. J'aurais aussi bien pu dire : le père à
l’œuvre de l'analyse. Il aura fallu quinze ans, et celle-ci (quelque brève
qu’elle ait été), pour qu’à son tour soit effacé « l’effacement » de Notre-
Dame de Rheims. Histoire de l’œil est en quelque sorte le précipité (à sa
façon miraculeux) de cette analyse ; les Coïncidences qui en referment le
récit, les premières disent à quoi, différé, décentré, le récit dut sa noire
joie. L'anus solaire ne mit pas à nu d’autres éléments, encore qu’il le fît
de façon plus convulsive et plus délirante. L’œil pinéal y mit un terme,
un terme moins fait, c’est l’évidence, d'une réconciliation que d’un
acquiescement. Les images (sans doute peut-on dire les visions) auxquelles
le père de Georges Bataille l’obligea de faire face, différées, métamorpho¬
sées, toutes ou presque, resurgirent dans les textes écrits dans cette
période : avec l’érection du corps sur la surface de la terre : cet homme
paralysé ; avec l’œil pinéal et ses éblouissements violents : ses yeux morts ;
avec l’obscène et miraculeuse beauté des protubérances anales des singes :
l’infirme sur son siège, déculotté ; avec les cratères et leurs paquets
d’entrailles lâchées : sous ses yeux, cet homme se conchiant ; avec
l’incandescence du soleil pourri : peut-être, la ville en flammes où il
mourut... D’autres exemples pourraient être cités. Le moins éloquent
n’est certes pas celui des volcans que longtemps Bataille associa à son
père et généralement à la mort (11). Or, au moins autant que l’œil, les
volcans incisent ces textes comme des fentes faites à la chair (ou des
orifices à la terre) desquelles jailliraient, c’est selon, excréments, entrailles,
orgasmes, feux ou morts...
« Je n’étais pas dément, mais je faisais sans aucun doute une part
excessive à la nécessité de sortir d’une façon ou d’une autre des limites
de notre expérience humaine et je m’arrangeais d’une façon assez trouble
pour que la chose du monde la plus improbable (la plus bouleversante
aussi, quelque chose comme l’écume aux lèvres) m’apparaisse en même
temps comme nécessaire » (12).

(10) . Ibid, 27 et 19.


(11) . « ... La Garandie, village où mon père a vécu, construit sans arbres,
sans église, sur la pente d’un cratère, simple amas de maisons dans un paysage
démoniaque » (OC V, 534. Le Coupable, notes).
(12) . OC IL 15. Dossier de l'œil pinéal. L’anus solaire, écrit en 1927, fut
publié à 100 exemplaires en 1931 sous le nom de Georges Bataille, illustré de
pointes sèches d'André Masson, aux Editions de la Galerie Simon. 29 bis, rue
d’Astorg, Paris. Il ne fut pas réédité de son vivant.
LES EMMERDEURS IDÉALISTES

1929, Paris. A l'horizon du surréalisme, plus qu'une secousse sup¬


plémentaire : une fracture, la première vraie fracture de son histoire, et
sans doute, celle-ci finie, la plus importante. Le mouvement commence
de donner des signes de lassitude et d’essoufflement. Il faudrait que Breton
propose des buts nouveaux auxquels tous, comme en 1924, pourraient se
rallier ; mais il n’est pas si simple d’en trouver de nouveaux qui ne
trahissent pas ce qui unit les surréalistes. Breton n’a pas un empire
moindre sur les siens, mais plusieurs d’entre eux ont évolué. A eux se
sont ouverts des horizons nouveaux dont ils ne voient pas qu'ils contre¬
disent à leur engagement surréaliste. Breton est seul à le leur rappeler.
«En cette fin d’année 1928, le monde surréaliste était agité de remous,
sollicité par les attraits, les invitations et les vicissitudes de l’extérieur [on
croirait entendre parler d’un ordre de reclus] troublé par la rigueur et la
personnalité exigeante d’André Breton. Cette rigueur s’exerçait aussi bien
dans le domaine moral que dans celui de la critique des idées et des
œuvres. Il n’était pas toujours facile d'en saisir les féférences et le point
d’application parce que l’auteur des Pas perdus s’astreignait alors à
redistribuer fréquemment les cartes et à changer la règle du jeu afin
d’éviter toute cristallisation » (1). Breton craint-il que le mouvement
cristallise ? Qu’assuré soudain de sa force et de sa nécessité, il se fige (se
figeant, en effet, il mourrait) ? Loin qu’il cristallise, loin qu’il se fige, le
mouvement témoigne au contraire de vitalité, mais aussi d'entropie. Ce
n’est pas la paralysie qui paraît menacer certains de ses membres, mais
leur dispersion menacer le mouvement. Le surréalisme, strict par nature,
austère même à sa façon (austère à la façon d’un mouvement religieux ;
on ne saurait trop insister sur le caractère religieux du surréalisme tel que
le décrit André Masson ; son point de vue était aussi celui de Bataille),
l’enthousiasme des premières années dissipé, ne répond plus à la totalité
des désirs de ceux qui le composent. D'autres surgissent que Breton,
impuissant à les contrôler, déclare hérétiques. Dès cet instant, il entretient
savamment, habilement (il se dégage de lui une science du pouvoir peu

(1). André Thirion. Op. Cit. 183.

122
LA MORT A L 'ŒUVRE

commune chez un poète) tensions, éclats et déchirures. Au mieux, il les


contrôle ; à défaut, il les provoque. Lui seul en est le maître. Et maîtrè
de leur sinistre série. Mieux vaut à ses yeux un groupement d’hommes
moindre en nombre que traversé de dissensions. Breton, plus qu’aucun
autre souverain, discrimine et prononce le bien et le mal de référence du
mouvement ; et qualifie ou disqualifie les siens selon leur observance. Ce
sur quoi le mouvement s'est fédéré, fait règle plusieurs années après. A
celui qui. avec le consentement de tous, a énoncé initialement quelles
règles le surréalisme se donnait, quelles règles il était, appartient que seul
il les défende avec intransigeance... Breton le fait.
Les règles sont connues ; les buts aussi. Il n’est pas tout à fait sûr,
comme le pense Thirion. que Breton se soit appliqué intentionnellement
à redistribuer les cartes et à changer les règles du jeu surréaliste. Il semble
même, au contraire, que cartes et règles soient restées longtemps en l’état.
Celui de la première donne, et entre ses seules mains.
Breton ne doute pas qu’il faille les maintenir à l’œuvre ; qu’à ce prix
seulement le surréalisme résistera à ce qui de toutes parts le menace. Mais
c’est sans compter avec la libre disponibilité des hommes, même les plus
fidèles, qui ont adhéré au surréalisme pour conquérir un surcroît de
liberté, la seule peut-être possible, non pour l'aliéner toute. De fait, ils
ont évolué : ce à quoi ils avaient consenti initialement, sans réserve, avec
enthousiasme même, ce pour quoi ils s’en étaient remis à la fascination
qu’exerçait André Breton, n'a plus maintenant le même empire sur eux.
D'ailleurs, il n’est pas jusqu’au mouvement lui-même qui, insensiblement
mais dans son ensemble, n'ait évolué. Une orientation politique a, entre¬
temps, commencé de prévaloir, une orientation vers la révolution sociale,
que tous n'approuvent pas (2). Il est vrai également que, entre eux tous,
plusieurs noms commencent à se dégager : celui de Breton, bien sûr, qui
vient de publier Nadja ; mais aussi ceux d’Eluard ( Capitale de la douleur)
et d’Aragon (Le traité du style). Tous trois atteignent à une première,
relative, notoriété, et celle-ci dépasse le seul lectorat surréaliste. Les autres
peuvent avoir le sentiment d’être réduits aux rôles de boute-feux idéolo¬
giques, ménageant aux meilleurs d’entre eux (ou aux plus prompts à en
tirer parti) le privilège d’une distinction somme toute très littéraire (et
partant, assez peu surréaliste).

(2). Soupault, Artaud, entre autres, ne l’approuvèrent pas. En 1930, Boiffard


ironisera sur la très soudaine conversion des surréalistes au communisme : vingt
d’entre eux découvrirent « tous ensemble et sans la moindre hésitation qu’ils
étaient subitement devenus communistes ». André Breton, lui-même, ne sera pas
loin, plus tard, de partager la même ironie : « Oui, j’avoue que cela ressemblait
beaucoup à une conversion en masse» (Entretiens, p. 127). On remarquera de
nouveau l’emploi d’une terminologie religieuse.

123
GEORGES BATAILLE,

Les tensions qu’en idéologue avisé Breton provoque dans le mou¬


vement le déchirent. On conspue Artaud dans une conférence donnée par
lui à la Sorbonne en 1928 ; il n’est pas sûr que tous l’aient admis. Il n’est
pas sûr qu’à certains le pamphlet Au grand jour inutilement (ignominieu¬
sement ?) insultant (« cette canaille aujourd’hui, nous l’avons vomie »)
n’ait pas paru de trop. Vitrac et Soupault ne sont pas davantage épargnés :
exclus aussi. Leurs torts ? Artaud d’être acteur ; Vitrac d’écrire des pièces
de théâtre ; Soupault des romans... Plus que des lâchetés : des trahisons.
Avant eux, Max Ernst et Juan Mirô, deux des plus grands peintres
du premier surréalisme, ont été dénoncés en des termes également violents :
accusés de donner « des armes aux pires partisans de l’équivoque mo¬
rale » (3). Qu’il en soit conscient ou non, assujettissant les critères de
jugements esthétiques à des critères de jugement moral (ce qu’avec André
Masson le groupe de la rue Blomet a depuis l’origine déploré), Breton
incline à adopter une attitude de nature idéaliste.
Se séparant de plusieurs de ses plus proches collaborateurs (et amis),
Breton sait à quelles secousses il expose le mouvement si, d’une façon ou
d’une autre, il n’est pas possible d’en resserrer les rangs autour d’une
cause ou d’une action dont la nécessité ne fera de doute aux yeux d’aucun.
Assez heureusement, 1928 va lui en fournir une.
C’est en 1928 qu’apparaissent sur la scène parisienne René Daumal
et Roger Gilbert Lecomte. Le Grand Jeu peut-il être une alternative au
surréalisme ? Peut-il prétendre rallier déçus et dissidents ? Il semble qu'à
aucun moment il n’ait paru en mesure de le faire.
Ils séduisent Breton. Ou peut-être le séduit l’idée qu’apparaissent
aux marges du surréalisme des groupes nouveaux sur lesquels il peut,
sans les contrôler, jouer de son influence. L’idée est celle-là : que les
défections enregistrées soient compensées par de nouveaux venus ; que le
surréalisme trouve de nouvelles frontières et s’élargisse à des hommes
nouveaux dont Breton consentirait qu’ils ne soient pas strictement
surréalistes pour peu qu’ils en relaient les idées et les valeurs. Il faut faire
grand, faire au-delà des seules limites du mouvement. Il a avec Aragon
l’idée d’un symposium auquel tous seraient conviés (4). Une lettre est
rédigée le 12 février 1929 et expédiée sous le timbre de Raymond Queneau
à près de quatre-vingt destinataires (5), invitant à choisir entre activité
individuelle et activité collective (encore que celle-ci ne soit pas, par
avance, définie), « sous la condition de désigner nommément avec qui

(3) . Louis Aragon - André Breton. La Révolution surréaliste, n° 7, 1926.


(4) . Tous, non : Delteil et Soupault ne furent pas conviés alors que les anciens
collaborateurs de La Révolution surréaliste l’étaient.
(5) . André Thirion. Op. cit. p. 186; et Tracts et déclarations surréalistes.
Losfeld. 1980.

124
LA MORT A L 'ŒUVRE

1 on acceptait de mener, le cas échéant, une activité commune. L’accent


y était mis sur l'importance des questions de personne en priant les
destinataires de porter un jugement sur tel ou tel acte public ou privé de
ceux dont ils récusaient la collaboration » (6). Le souci d’élargissement
d'André Breton pouvait ainsi être satisfait ; celui de clarification, aussi.
D'aucuns purent juger le procédé douteux : inquisitorial sinon délateur.
Breton y vit la possibilité de compter les siens, de les souder autour d’un
projet nouveau, et de faire acte d’ouverture sans pourtant rien concéder
sur les motifs de la compatibilité morale. La manœuvre n'aboutit pas ;
la maladresse de l'un des membres du Grand Jeu, Roger Vaillant, qui
venait d'écrire un article à la gloire du très douteux préfet de police
Chiappe (dont nul n'ignorait la sympathie pour les Ligues) court-circuita
Breton (7).
Bataille, l'un des rares à n’appartenir à aucun groupe, fut lui aussi
convié à cette réunion. L’occasion lui était donnée de nouveau, en 1929,
de se rapprocher des surréalistes et de Breton, de faire allégeance ; il s’en
abstint d'une phrase que Breton ne pourrait pas lui pardonner avant
longtemps : « Beaucoup trop d’emmerdeurs idéalistes ».

(6) . André Thirion. Ibid.


(7) . Loin de réunir, la réunion consista dans le procès en récusation de
Vailland. Chacun pour finir resta sur ses positions.
LE COUP DE PIED DE L’ÂNE

L’idéalisme est l’ennemi. L’ennemi qu’en 1929 Bataille va entre¬


prendre pied à pied de combattre. On peut s’étonner : il ne va pas pour
cela créer de toutes pièces (il est douteux qu’il en aurait trouvé les moyens)
une revue qui en ferait sa règle ; il va venir se greffer sur un projet dont
il est loin d’être le seul ni le principal initiateur et qui ne présente, a
priori, avec ce dont il entend faire une ligne que peu d’affinités.
Jean Babelon et Pierre d’Espézel, anciens directeurs de la très sérieuse
revue d’art et d’archéologie Aréthuse (à laquelle, on l’a vu, Bataille a
plusieurs fois collaboré), soumirent en 1928 à Georges Wildenstein le
projet d’une revue qui la remplacerait sous le titre Documents. Marchand
de tableaux anciens et éditeur de La Gazette des Beaux-Arts, Wildenstein
donna son accord, acquiesçant à l’idée qu’on élargît son champ d’inves¬
tigation à l’ethnographie ; Georges-Henri Rivière, sous-directeur du Musée
d’Ethnographie du Trocadéro, lui aussi à l’origine du projet, en constituait
une digne caution de sérieux.
En 1929, Georges Bataille est un bâtard. Une part de lui appartient
à la société des « savants » : ses premiers articles ont été publiés dans la
revue Aréthuse où seule sa compétence d’archiviste-paléographe (sans
doute l’un des plus doués de sa génération) fut mise à contribution. On
ne lui demandait pas davantage ; mieux : on ne lui aurait sans doute que
difficilement permis davantage. L’autre part a tout pour offenser le goût
et la raison : Histoire de l’œil et L'anus solaire sont aussi loin que possible
de ce qu’une publication sérieuse consentirait à laisser paraître dans ses
colonnes (il n’est pas invraisemblable que ses collaborateurs aient ignoré,
pour certains, qu’il en était l’auteur). Lui confiant le secrétariat général
de Documents, une sorte de direction déguisée (1), c’est sa capacité de
jeune « savant » qu’on honore (de Docteur, ironisera-t-il plus tard),
aucunement celle d’écrivain, qui plus est d’écrivain scandaleux. Le projet
agité est clair : la présence de membres de l’Institut, de conservateurs de
musées et de bibliothèques et d’historiens de l’art dans le comité de

(1). « ...Documents que, sous le nom de « Secrétaire-Général », je dirigeais


réellement, d’accord avec Georges-Henri Rivière [...] à l’encontre du directeur en
titre, le poète allemand Cari Einstein ». Le pont de l'épée, n° 41, 1969.

126
LA MORT A L'ŒUVRE

rédaction indique sans doute possible quels en sont la prétention et le


but. Documents sera une revue scientifique ; et on attend de son sérieux
qu’il réponde à ce que se doit d'être une revue scientifique.
Mais attirés là par Bataille, sans qu’a priori ils n'y eussent quelque
chose à faire, se joignirent à cette rédaction, du coup pour le moins
hétéroclite, les premiers transfuges du surréalisme : Georges Limbour qui
remplit à sa convenance la fonction de secrétaire de rédaction (une
convenance qui ne fut pas celle de Pierre d'Espézel qui reprocha à Bataille
que son secrétaire n'eût le sens ni de l'ordre ni de la méthode ; Michel
Leiris puis Marcel Griaule lui succédèrent), Jacques-André Boiffard,
Roger Vitrac et Robert Desnos (2). Dès lors, entre les plus suspects et
les moins prévisibles parmi les jeunes écrivains contemporains et ceux
qu'il convient de qualifier de conservateurs parmi les personnalités du
comité de rédaction s’engagea un étrange bras de fer dont il n’est pas sûr
que ces derniers comprissent la raison d'être et dont les éditeurs de la
revue eurent plus d’une fois l'occasion de se plaindre ; Georges-Henri
Rivière ne ménageant pas son soutien à Georges Bataille et Pierre
d’Espézel le rappelant à ce dont ils étaient initialement convenus : « Il
faut revenir à l'esprit qui nous a inspiré le premier projet de cette revue,
quand nous en avons parlé à M. Wildenstein, vous et moi » (3).
Les débuts furent pourtant prudents : Bataille n’alla d’abord guère
au-delà de ce qu’il avait écrit dans Aréthuse. Une sage réserve le retenait
de pousser plus avant la provocation. Elle ne dura pas. Ce qui, dans le
texte publicitaire de lancement, pouvait passer pour un souci d’élargis¬
sement du champ d’investigation (« Les œuvres d’art les plus irritantes,
non encore classées, et certaines productions hétéroclites, négligées jus¬
qu’ici, seront l’objet d’études aussi rigoureuses, aussi scientifiques que
celles des archéologues. ») bien vite — en réalité, dès le n° 4 — prit une
importance considérable. Il n'était plus question qu’on fît de ce qui est
contraire aux « règles de la bienséance », et de ce que communément on
tait par platitude, un adjuvant, une curiosité, un « plus » dont cette revue
s’enorgueillirait à la différence de ses concurrentes : cela en devint
l’essentiel. « L’irritant et l’hétéroclite, si ce n’est l’inquiétant » (4) furent
la marque de la publication elle-même, côtoyant les austères et caracté¬
ristiques études des personnalités qui continuaient d’y publier.

(2) . C’est à tort que Jacques Baron, autre surréaliste, figure au sommaire de
Documents : « ...je n’ai rien de commun avec cette sale et grotesque revue et les
torche-culs du Comte de Noailles me font chier (naturellement) ». Lettre à Georges
Bataille du 4 juillet 1930.
(3) . Lettre de Pierre d’Espézel à G. Bataille du 15 avril 1929.
(4) . Michel Leiris. « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents ».
Critique n° 195-196.

127
GEORGES BATAILLE,

« Toutefois, il faut attendre jusqu’au numéro 4 pour voir Bataille —


paysan obstiné, qui peut n’avoir l’air de rien mais pour autant ne lâche
pas son idée — se décider à mettre cartes sur table » (5). A la page de
titre du n° 4, on ajouta à « Doctrines, Archéologie, Beaux-Arts et
Ethnographie » — à quels yeux cela ne passa-t-il pas inaperçu ?
« Variétés et Magazine illustré ». La couleur est ouvertement donnée. Les
articles de Bataille vont enfin pouvoir aller dans le sens de ce pour quoi
il s’est patiemment introduit dans cet hétéroclite rassemblement. Son anti-
idéalismè s’y déchaîne, aidé de ceux qui l’ont depuis les débuts rejoint :
Alberto Giacometti et Gaston-Louis Roux, qu’à l’époque nul ne connaît
encore, Salvador Dali, qui n’est pas encore surréaliste, Pablo Picasso et
Juan Miré. On s’intéresse soudain — variétés obligent — au music-hall
afro-américain, au jazz, au cinéma hollywoodien et à ses stars, à la
chanson de cafconc’, à l’imagerie populaire (Croquignol, Ribouldingue
et Filochard, les Pieds Nickelés (6)) : on mesure le heurt du très austère
projet initial à ce qu’il tend à devenir.
Les inquiétudes de Pierre d’Espézel, formulées à Bataille dès avril
1929, étaient justifiées : « D’après ce que j’ai vu jusqu’ici, le titre que vous
avez choisi pour cette revue n’est guère justifié qu’en ce sens qu’il nous
donne des Documents sur votre état d’esprit. C’est beaucoup, ce n’est
pas tout à fait assez » (7). Il assortissait ses réserves d’une seule et sèche
menace : la suppression de la revue. Il y a presque lieu de s’étonner qu’elle
ne soit pas intervenue plus tôt. Il attendit janvier 1931 et le quinzième
numéro pour la mettre en exécution.
Paysan obstiné, comme dit amicalement Michel Leiris, Georges
Bataille n’a pas agi étourdiment. Il savait quelle chance était la sienne de
disposer d’une revue, quelques contraintes qu’il dût d’abord accepter et
quelques résistances qu’il y rencontrât. Il ne fait pas de doute que,
patiemment, obstinément, il conçut Documents comme une machine de
guerre contre le surréalisme ; comme une position avancée sur ses terres
qu’un à un rallieraient ses dissidents.
Sa patience, sa circonspection furent d’autant plus remarquables que
dès 1928, dans une autre revue, Les Cahiers de la République des Lettres,
des Sciences et des Arts, il fit paraître un article qui ne laissait pas de
doute sur la nature des thèmes qui allaient être les siens et sa façon de
les développer. Dans cet étourdissant article, « L’Amérique disparue »,
publié à l’occasion de la première grande exposition d’Art Précolombien,
Bataille intégra d’une façon qui deviendra vite ce qu’à défaut d’un mot

(5) . tbid.
(6) . Cet inventaire n’est pas sans rappeler les centres d’intérêt agités rue du
Château et réprouvés rue Fontaine.
(7) . Lettre citée.

128
LA MORT A L’ŒUVRE

moins douteux on conviendra d’appeler une méthode, un capital de faits


à caractère de connaissance scientifique à ses préocupations propres, voire
à ses fascinations les plus suspectes. La lumière, le soleil, la farce, le sang,
le sacrifice, la mort sont tout ce autour de quoi se sont constitués L’anus
solaire et L’œil pinéal. Le peuple aztèque permettait qu’il les reprit d’une
autre façon, sous un autre angle, sous la caution du prétexte ethnogra¬
phique. Parlant de ce peuple sans que la science pût trouver rien à redire,
Bataille parlait encore, exemplairement, de lui-même: «...jamais sans
doute plus sanglante excentricité n’a été conçue par la démence humaine ».
Les dieux mexicains surtout le saisirent : « Féroces ou bizarrement
malfaisants ». A l’onctueux miel chrétien du Dieu bon, ce peuple, à sa
façon, plus qu’aucun autre religieux, religieux jusqu’à l’horreur, religieux
jusqu’à aimer la mort, a préféré l’amer aloès de ses dieux cruels et
malveillants. Des dieux si bien venus qu'ils méritaient que ce peuple les
honorât : il sacrifia par milliers, dépeça les corps, les ouvrit par le milieu,
en sortit battants les cœurs, cuisina le tout et le mangea ; tout cela pour
sa plus grande liesse et en être béni en retour. Ce dont témoignent Mexico,
« le plus ruisselant des abattoirs à hommes », et son peuple « étonnamment
heureux de ces horreurs », c’est que la mort n’est rien ou mieux que rien,
une attirante gourmandise : « Il me semble qu’il y eut chez ce peuple d’un
courage extraordinaire un goût excédant de la mort ». Une religion de la
mort, une religion qui donne à aimer la mort, non par résignation mais
par excédante force, a sur le christianisme qui courbe, qui juge, qui
éploré, qui terrifie, un avantage sans mesure ; ce n’est pas, comme
abusivement le prétend l'Histoire, Cortès, le conquérant chrétien, qui eut
raison de ces «sauvages»; c’est qu’à la mort qu’il apportait avec son
Dieu, les Aztèques répondirent dans une sorte de délire hypnotique, « de
véritable envoûtement », par la leur. Arrivés au plus haut degré de leur
heureux vertige, ils voulurent à leur tour disparaître dans l’abîme. Seule
cette disparition avait le caractère libre et irrépressible de leur juvénile
cruauté. Seule, elle en était l’issue : celle d’un « insecte qu’on écrase » (8).
Dans cette impénitente méditation sur la mort (impénitente et
heureuse), où l’envoûtement des Aztèques occupe un peu la place qu’on
a vue occupée par le supplice « extasié » de Fou-Tchou-Li, on aurait tort
de ne voir que délire interprétatif de Bataille. L’ethnologie ne contredit
pas aux grandes lignes dégagées par lui ; mieux, selon Alfred Métraux,
ethnologue, il est d’une réelle perspicacité. Perspicace, il fallait l’être,
selon Métraux, pour voir dans les dieux aztèques des « décepteurs, des
fripons amis des mauvais tours et souvent aussi fantasques que cruels » (9).

(8) . Toutes citations extraites de « L’Amérique disparue », OC I, 152-158.


(9) . Alfred Métraux. «Rencontre avec les ethnologues». Critique n 195-
196.

129
GEORGES BATAILLE,

Et même, il anticipe : « Par une sorte de curieuse intuition, il s’y est aussi
révélé comme le précurseur de toute une école d’ethnologues qui ont
cherché à définir l’éthos, c’est-à-dire la hiérarchie des valeurs sociales qui
donnent à chaque civilisation sa valeur propre » (10).
La façon de Georges Bataille (« façon » vaut peut-être mieux que
« méthode »), à l’œuvre dès ce premier article important, sera bientôt
celle des suivants : une connaissance, hâtivement acquise grâce à quelques
textes de référence, à quelques conversations, et un ajout, un ajout au
moins, à caractère intuitif davantage que déductif, perspicace davantage
que logique, assurément personnel (né d'un jeu avec l’expérience faite sur
lui-même), un ajout la plupart du temps singulièrement déportéet pourtant
éclairant. Bataille ne procédera pas différemment s’agissant de la politique,
de l’économie et de la sociologie (on le verra : il n’est pas jusqu'à ses très
proches amis qui ne furent tentés souvent de récuser une « façon » si peu
orthodoxe ; avant qu’en totalité ou partie ils ne se rangent à ses avis.)
Les articles des trois premiers numéros de Documents furent plus
prudents. «Le cheval académique», paru dans le n° 1 (avril 1929), ne
fait guère plus que placer quelques banderilles contre « les platitudes et
les arrogances des idéalistes » (11), et témoigner pour les «forêts pour¬
rissantes » et les « marécages croupis » contre ce qui est « harmonieux et
réglé» (12). «L’apocalypse de Saint-Sever » (n° 2, mai 1929) montre la
même prudente réserve ; tout au plus, en passant. Bataille plaide-t-il pour
«la valeur bienfaisante des faits sales ou sanglants » (13). Sans plus de
commentaires. « Le langage des fleurs », d'un retors didactisme, enfonce
un peu plus profond l’épée dans l'entraille surréaliste. Les fleurs sont
belles, certes, ainsi qu’il est de mise d’en convenir, mais non pas en soi ;
seulement parce que conformes à ce qui doit être : à l'idéal humain. A
preuve, l’effeuillage : il met nus les organes sexués de la fleur ; or ils sont
velus donc laids. Qu’est-ce qu’une rose effeuillée sinon une « touffe d'aspect
sordide » ? Mais il y a pire : entre ciel, sans y atteindre, et terre, par ses
racines « écœurantes et nues comme la vermine », la fleur puise sa fragile
beauté « à la puanteur du fumier ». Cette puanteur en est comme le signe ;
celui de sa promise flétrissure : fanée, de belle que tous convenaient de la
dire, elle est devenue une « loque de fumier aérien » (14). La fleur symbole
de l'amour, en définitive a « l’odeur de la mort ». Le désir, l'amour n'ont
que peu à voir avec la beauté idéale, sauf à la flétrir et à la souiller. Leur
liberté : « ... une dérision troublante de tout ce qui est encore, grâce à de

(10) . Ibid.
(11) . OC I, 162.
(12) . Ibid.
(13) . OC I, 167.
(14) . Documents : « Le langage des fleurs ».

130
LA MORT A L'ŒUVRE

misérables élusions, élevé, noble, sacré... » (15). La fin d’un autre ar¬
ticle (16) paru dans le même numéro désigne sans les nommer ceux que
Documents s’apprête à dénoncer : « Il est temps lorsque le mot matérialisme
est employé, de désigner l'interprétation directe, excluant tout idéalisme,
des phénomènes bruts et non un système fondé sur les éléments fragmen¬
taires d'une analyse idéologique élaborée sous le signe des rapports
religieux » (17).
Ce que les trois premiers numéros de Documents ont mis précau¬
tionneusement en place, le quatrième le laisse éclater. Georges Bataille
n'y signe pas moins de trois notes ou articles ; et des plus véhéments. La
venue des Black-Birds, revue nègre, au Moulin-Rouge, est l’occasion de
quelques lignes que ne contient plus aucune réserve : « ... nous pourrissons
avec neurasthénie sous nos toits, cimetière et fosse commune de tant de
pathétiques fatras » ( 18). Mais le plus véhément de ces trois articles est
sans conteste celui intitulé « Figure humaine », où l’on devine bien que
ce titre en élude un autre plus crûment lisible : « Nature humaine ». Ceci
est : il y a des hommes. Il y a des hommes mais pas de nature humaine.
Il suffit pour s’en convaincre de considérer un cliché qui en offrirait un
intéressant assortiment : une noce, par exemple. Assortiment « hideux »
de « vaniteux fantômes ». Il n’est pas de jeune homme qui ne doive
admettre que les plus charmantes de ses visions, la « souillure sénile » de
ceux dont il est né les altère. Cette ascendance n’est pas seulement
honteuse, elle nie qu’il y ait une nature humaine. Les qualités les plus
éminentes généralement prêtées à cette croyance, la monstruosité très
ordinaire, « la monstruosité sans démence » de cette noce les réduit à
rien. Georges Bataille ne pouvait pas être plus violemment attentatoire.
Il attente au plus plat des respects : celui dû à la génération... Le ton est
donné. Documents est l’abcès chaque mois crevé du surréalisme. Ce que
ce dernier n’ose pas être, ce que sa violence serait si ne la rattrapait pas,
in extremis, la farouche volonté de Breton de l’assortir des raisons les
meilleures, c’est-à-dire les plus hautes. La violence surréaliste est dictée
par des considérations supérieures. Si elle fait flèche de tout bois, ce n est
pas à l’aveugle, ce n'est pas désespérément. C’est justifiée à rebours par
l’ordre qu’elle nie, celui des « négriers », des « négociants », des partisans
de « l'équivoque morale ». La formidable révolte surréaliste trouve, et
dans le monde qu elle condamne et dans celui dont elle se recommande,
sa raison et son autorité, La révolte absolument solitaire de Bataille n'est
justifiée par rien, sauf par elle-même : le bien n’a plus de Dieu dont
s'autoriser ; le mal plus de Dieu à blasphémer. Elle n'a d'autorité que sa

(15) . Ibid.
(16) . OC I, 180. « Matérialisme ».
(17) . Ibid.
(18) . OCI, 186.

131
GEORGES BATAILLE,

hargne, que sa rage. Si elle dénonce, ce n’est pas avec la prétention de


rien changer. Si elle décide de détruire, ce n’est pas avec l’espoir de
remplacer par rien. Si elle est, c’est sans issue... En bref, elle n’a d autre
autorité qu’elle-même ; celle dont l’horreur lui fait une règle.
Il n’y a que les moralistes pour prétendre que l’horreur doit être
combattue. Bataille fait pire : il la conte par le menu et se laisse
complaisamment fasciner par elle ; une lucidité d’yeux ouverts sur le
soleil. Il est remarquable d’ailleurs qu’en quinze numéros de Documents
pas une fois le nom d’André Breton n’ait été cité par lui. A la commisération
que celui-ci lui témoigna en 1925, Bataille répond par une commisération
égale. Ce à quoi il s’en prend est l’idéalisme ; que Breton et les siens se
reconnaissent dans ce procès est secondaire : ils ne sont pas nommément
désignés. Tacticien avisé, Bataille aura l’aplomb de laisser Breton le
premier se commettre à l’insulter. Il aura alors beau jeu de lui répondre,
retournant en sa faveur les rapports de force dont Breton, compte tenu
de son prestige, aurait légitimement dû profiter.
« Le gros orteil » (article paru dans le n° 6 de Documents) apparaît
dans ce contexte comme la parodie sans retenue de l’idéalisme poétique.
L’objet choisi n’est plus une fleur mais, de l’avis de tous, le plus bas, le
plus indigne. Indigne ? Bataille se récrie. Le sort qui le place dans la
boue, la déjection, le sort qui le voue à l’ordure en même temps qu’« aux
cors, aux durillons et aux oignons », ce sort est celui de l’homme qu’on
ne regarde qu’à tort comme élevé (19). Si celui-ci s’enorgueillit de son
érection vers le soleil, c’est que son pied lui assure dans la boue et les
déjections l’assise nécessaire. A lui seul, il indique que la vie est faite d’un
« mouvement de va-et-vient de l’ordure à l’idéal et de l'idéal à l’or¬
dure » (20). Une telle vie voue à la rage ; une rage « qu’il est facile de
passer sur un organe aussi bas qu’un pied ». Si bas est le pied que, comme
la chute (le défaut du pied à maintenir l’équilibre), il est la mort. Et parce
qu’il est la mort, il est le plus humain et le plus désirable.
« Le sens de cet article repose dans une insistance à mettre en cause
directement et explicitement ce qui séduit, sans tenir compte de la cuisine
poétique qui n’est rien en définitive qu’un détournement (la plupart des
êtres humains sont naturellement débiles et ne peuvent s’abandonner à
leurs instincts que dans la pénombre poétique). Un retour à la réalité
n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est
séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant
les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros orteil » (21).

(19) . « La vie humaine est erronément regardée comme une élévation ». OC


I, 200.
(20) . Ibid.
(21) . OC I, 204.

132
LA MORT A L'ŒUVRE

La poésie est le second des noms de l’idéalisme. Aux « demi-mesures »,


aux « échappatoires », aux « délires » trahis par l’impuissance poétique,
Bataille entend « opposer une colère noire et même une indiscutable
bestialité... » (22). La revue que Documents devait être est devenue en six
mois une machine de guerre anti-surréaliste. Ce fut la première fois que
Bataille « se trouva en position de chef de file » (23). Une position qu’il
mit à profit pour, sinon dénoncer, à tout le moins réduire, avec l’aide de
quelques transfuges, le pouvoir sans partage qu’André Breton exerçait
sur la jeunesse intellectuelle (24). C’est l'évidence que Documents n’atteignit
jamais à la notoriété de La Révolution surréaliste, et, après elle, du
Surréalisme au service de la révolution ; c’est l’évidence, quelques déchirures
que connût le surréalisme, à quelques pertes qu’il dût se résigner, que La
Révolution surréaliste conserva le privilège d’être la plus lue et la plus
représentative des revues d’avant-garde ; c'est l’évidence enfin que ce fut
relativement à elle que se déterminèrent les autres. Documents compris.
Documents ne dura que deux années où La Révolution surréaliste en dura
cinq ; mais en deux années, par la bande, par les marges, Documents
rendit clair ce que le surréalisme n’était pas, ce que, sous l’égide de
Breton, il ne pouvait pas être. Documents est un goût douteux dans la
bouche du surréalisme ; Bataille, une dent malade dans celle de Breton
(une expression que nous retrouvons à plusieurs reprises). Et son « fou ».
Celui-ci ne pouvait pas surgir du surréalisme même. Si Artaud affola les
mots, Bataille le fit des idées. Pire, il les charogna. De l’entreprise très
raisonnée de déraison surréaliste, il est le philosophe « fou », incontrôlé.
D’une façon échappant à tout contrôle, échappant au surréalisme avant
toute chose, en dehors des règles assurément. Bataille a “philosophé” le
surréalisme où Breton n’en fut, et ce fut sa faiblesse, que le théoricien,
quelquefois l’idéologue, jamais le philosophe. Davantage qu’ils fuyaient
l’autorité de leur mentor, les dissidents surréalistes rejoignaient ce que la
logique de la pensée où Breton les avaient formés appelait pour que celle-
ci se rendît enfin à elle-même : à son impossibilité. Le merveilleux du
surréalisme ne dissimulait que péniblement quelle boucherie avait été la
guerre. La « bestialité » de Bataille faisait plus grand cas du désespoir et
du dégoût où elle avait jeté une génération entière. Si odieuse qu'avait
été cette guerre. Bataille ne promettait pas qu’existerait jamais un monde
dont elle serait absente. Plus bestial encore : puisqu’il n’était en aucune
manière possible de rappeler les hommes à leur nature, d eux il disait

(22) . OC I, 212. « Le jeu lugubre ». Décembre 1929.


(23) . Michel Leiris. Critique. Art. Cit.
(24) . Breton « ... a incarné les plus beaux rêves de jeunesse d’un moment du
monde » (Marcel Duchamp).

133
GEORGES BATAILLE,

qu’il était fascinant qu’ils n’en eussent pas. Sur les bêtes qu’ils sont, la
bestialité de Bataille fut d’avoir les yeux grands ouverts. Et d’ouvrir ceux
de quelques-uns. Surréaliste d’une certaine façon, il l’était au point que
seul il en pensa l’impensé (l’impossible).

André Breton fit du surréalisme l’instrument du merveilleux ; la haine


où, prétendait-il, il était tenu, le ridicule où tous le précipitaient, il leur
voulut justice : « Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’im¬
porte quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit
beau » écrivait-il dès le Premier manifeste. A l’autre pôle, Georges Bataille
fit de Documents l’instrument du monstrueux (25). Monstrueux est le « jeu
de l’homme et de sa propre pourriture » ; et lâche que ce jeu « se continue
dans les conditions les plus mornes sans que l’un ait le courage d’affronter
l’autre » (26). C’est au plus bas, au plus vil, au plus souillé que Bataille,
avec tout ce qu’il y eut avant lui d’hommes écœurés d’une fuite si lâche,
cherche de l’existence l’ininterprétable vérité : « ce qu’on aime vraiment,
on l’aime surtout dans la honte » (27). L’amour du merveilleux dit Non,
profondément, à l’existence : il témoigne contre elle. Fidèle à lui-même,
fidèle au projet qu’en 1924 il agita avec Leiris et Lavaud de fonder un
mouvement Oui, impliquant un perpétuel acquiescement à toutes choses.
Bataille consent au monde jusque dans ce qui, de lui, soulève le cœur et
met « l’écume aux lèvres » ; il y consent si bien, si profondément que
cette nausée, cette bave sont l’amour qu’on peut avoir de ce monde, un
amour témoigné jusqu’à la honte. La honte est la vérité de cet amour
comme le soleil est la vérité des yeux écarquillés sur la pourriture. Une
honte qui atteint nécessairement à l’éblouissement, au vertige... Une vérité
d’homme ébloui, vacillant, qui, des dents, se sectionne le doigt en regardant
le soleil... Une vérité de femme s’écrasant la tête et s’arrachant les yeux...
La vérité de Vincent Van Gogh qui fit porter son oreille tranchée « dans
le lieu qui répugne le plus » : dans un bordel (28). « La mutilation
sacrificielle et l’oreille coupée de Van Gogh », l’un des derniers articles
de Bataille dans Documents, l’un des plus beaux, des plus ébranlants, a

(25) . Tardivement, en 1955, il se ralliera partiellement (et exceptionnellement)


au merveilleux dans une phrase qui résonne chez lui comme un hommage différé
à Breton : « 11 me semble généralement que le monde actuel méprise la nostalgie
que les hommes ont du merveilleux. Le monde actuel tend à négliger le merveilleux
[...] il me semble pourtant que les hommes ont toujours vécu dans l’attente du
moment où ils éprouveraient ce sentiment » (conférence, janvier 1955).
(26) . OC I, 273. « L’aspect moderne ou le jeu des transpositions ».
(27) . Ibid.
(28) . Trois articles cités par lui dans « L’automutilation sacrificielle ». Do¬
cuments n° 8.

134
LA MORT A L'ŒUVRE

le caractère merveilleux et déprimant des héliotropes, ces fleurs peintes


sans repos par Van Gogh, qui, tout au long du jour, fixent le soleil,
réglant leur rotation sur sa course ; pour la première fois dans la peinture.
Van Gogh les peignit fânés, brûlés, écœurants. Le soleil, par contagion,
pourrit celui qui s’en fait un idéal.
Plus tard, une autre revue créée par Georges Bataille, intitulée
Acéphale, prendra pour emblème, dessiné par Masson, un homme dont
l'anatomie est amputée de la tête. Documents aurait pu légitimement
prendre pour emblème un âne ou, mieux, une tête d’âne, « dont le
braiement comique et désespéré serait le signal d'une révolte éhontée
contre l'idéalisme au pouvoir » (29). Documents, le coup de pied de l'âne
au surréalisme.

(29). OC I, 224. « Le bas matérialisme et la gnose ». Documents. Janvier


1930.
« PHILOSOPHE EXCR ÉMENT » (1)

« Il importe de savoir à quelle sorte de vertus morales le surréalisme


fait exactement appel... » (2). Ceci ne doit pas échapper : le surréalisme
(Breton) appelle au respect de « vertus morales ». Plus essentiellement,
aussitôt que menacé, il n’apparaît même que comme cela : une morale.
C’est ainsi qu’il ne l’a jamais si manifestement été qu’en 1929 où, d’aucuns
prenant des libertés, Breton doit rappeler le mouvement aux principes
dont il est né et dont il continue de se faire un but.
Le but qu’entrevoit Breton, il y a deux ans déjà (deux ans au moins)
qu’il doute de l’atteindre jamais. A Marko Ristic, surréaliste yougoslave
qu’il rencontra en décembre 1926, las, désabusé, il concéda que l’« attente
du merveilleux est une chose affreuse, impossible ». Son interlocuteur en
déduisit que « Breton avait perdu beaucoup de ses illusions, et une part
de sa foi en ce que pouvait atteindre le surréalisme » (3). Il est vrai que
l’obligation où il s’est cru d’exclure Robert Desnos ne lui a pas peu
coûté : une amitié et une admiration. D’autres sont partis d’eux-mêmes
ou se sont mis dans la position de pouvoir être chassés. Le mouvement
connaît son premier ressac.
De quelque importance que soient les hommes que frappent les
exclusions (le temps des exclusions est venu), celles-ci disent quelle est la
fragilité du mouvement et combien il y a lieu de douter qu'il atteigne
jamais à ses fins. Inaccessibles ou pas, ces fins présumées justifièrent
Breton à employer les moyens les plus répressifs, étant entendu qu’à tout
prendre ceux-ci valaient mieux que l’éclatement du mouvement. Il n’a
alors d’autre choix que de rappeler les siens à ce dont ils étaient initialement
convenus (les rappeler à « leurs vœux ») et de désigner à leur réprobation
ceux d’entre eux qui y ont contrevenu. Le procédé est courant qui consiste
à ressouder les membres d’un mouvement (d’une secte, d’une religion,
d’un parti) dans une commune vindicte dirigée contre ceux qui, par leurs
agissements, sont prétendus avoir porté atteinte à son intérêt déclaré.

(1) . Qualicatif d’André Breton à l’adresse de Georges Bataille.


(2) . André Breton. Le Second manifeste du surréalisme. 1929.
(3) . Breton et le mouvement surréaliste. N.R.F. Numéro spécial, avril 1967.

136
LA MORT A L'ŒUVRE

C'est dans ces dispositions de lassitude et d’amertume que Breton entreprit


d'écrire le Second manifeste du surréalisme, sorte de programme poético-
politique actualisé, ici excommuniant, là réhabilitant, ici réaffirmant les
origines du mouvement, là lui désignant de nouvelles finalités. Ce second
manifeste n'a pas le ton enthousiaste du premier ; s'il l'amplifie, c’est à
proportion de ce qui le menace (il obture davantage qu’il n'ouvre).
On en a retenu, non sans raison, l'extrême violence. Mais il est
pathétique aussi. Breton sait quels monstres le menacent. Pire, ces monstres
ne sont pas tous extérieurs : d’aucuns sont nés du surréalisme même. Il
n'est plus dans la position d'un homme qui peut s'enorgueillir de tous les
ennemis qu'il compte. Mérités ou non, il s’en est fait parmi les plus
anciens de ses plus proches collaborateurs ; et ils ne seront pas les moins
violents. Desnos en est un ; Breton, non sans « tristesse », rappelle quel
rôle fut le sien : « nécessaire, inoubliable » (4). Quant aux autres — chacun
aura son dû — ils ne sont pas l’objet d’un désenchantement moindre :
« Chaque jour nous apporte dans l’ordre de la confiance et de l’espoir
placés, à de rares exceptions près, beaucoup trop généreusement dans les
êtres, une déception nouvelle qu’il faut avoir le courage d’avouer, ne
serait-ce, par mesure d’hygiène mentale, que pour la porter au compte
horriblement débiteur de la vie » (5).
Las, à la mesure de cette lassitude, Breton est exaspéré. Et cette
exaspération, cet emportement qui lui firent écrire que l’acte surréaliste
le plus simple consistait à descendre dans la rue, revolver au poing, et
tirer au hasard dans la foule (un acte trop simple pour qu’il fût exactement
surréaliste ; Breton, longtemps, regretta cette phrase imprudente) sont
ceux-là mêmes qui lui firent prononcer, une à une, avec une sorte de
violence triste à mettre au compte horriblement débiteur du surréalisme,
les exclusions : Antonin Artaud, accusé de « lucre » et de « gloriole », est
le premier nommé ; mais le pire a déjà été dit : « Il y a longtemps que
nous voulions le confondre, persuadés qu’une véritable bestialité l’ani¬
mait » (6). Viennent ensuite, pêle-mêle entassés dans l’ossuaire surréaliste,
Carrive (« terroriste gascon »), Delteil (« ignoble »), Gérard (pour « im¬
bécillité congénitale »), Limbour (pour « scepticisme et coquetterie litté¬
raire »), Masson (pour « mégalomanie » et « absentéisme social »), Sou-

(4) . André Breton. Second manifeste du surréalisme, 124. Idées, Gallimard.


(5) . Ibid, 130.
(6) . Aussi excessives ou « déplacées » que paraissent les accusations de
« lucre » et de « gloriole », elles répondent, encore que les révisant à la baisse,
aux opinions des surréalistes de stricte obédience. Ainsi Sadoul, dans sa réponse
à la convocation du 12 février 1929 à la réunion du bar du Château, qualifie
Artaud (et Vitrac) de « saloperie de petits littérateurs ». Même le pacifique André
Thirion, qui ne s’en vante pas dans son beau Révolutionnaire sans révolution, plus

137
GEORGES BATAILLE.

pault (pour « infamie totale » et « agitation de rat qui fait le tour du


ratodrome, dans les journaux de chantage »), Vitrac (« véritable souillon
des idées »), Naville, longuement pris à partie (« ... de qui nous attendons
que son inassouvissable soif de notoriété le dévore »), Baron (pour
« ignorance crasse »), Duchamp (de même que Limbour, pour « scepti¬
cisme »), Ribemont-Dessaignes (auteur « d'odieux romans policiers »),
Picabia (pour avoir collaboré à la « remarquable poubelle qu’est Bifur »),
tous, chacun selon son démérite, « des fumistes ou des intrigants, mais,
de toute manière, des êtres révolutionnairement mal intentionnés » (7).
A l’obligation où se trouve Breton de faire de ces défections des
excommunications majeures (ne serait-ce que pour que son pouvoir reste
affecté d’un signe positif) s’ajoute celle de désigner à la haine des siens
l’ennemi extérieur, l’ennemi proche il va sans dire, celui-là seul qu’il
estime susceptible d’empiéter sur son territoire. Le premier des deux
groupes extérieurs à bénéficier (!) d’une dénonciation en règle est Philo¬
sophies de Morhange, Politzer et Lefebvre (8) dont, depuis trois années,
sont stigmatisés « la mauvaise foi, l’arrivisme, et les fins contre-révolu¬
tionnaires », et dont le tort majeur semble être de jouir de la confiance
des dirigeants du parti communiste. Le deuxième groupe est Documents,
ou plus exactement « M. Bataille ». Comparé aux noms qui précèdent,
ceux de Documents et de Bataille présentent l’avantage de fournir un
ennemi neuf, un ennemi frais. Quand paraît le Second manifeste (dans le
n° 12 de La Révolution surréaliste, le 15 décembre 1929) Documents ne
compte que neuf mois d’existence et sept numéros parus. C’est peu. C’est
peu mais, dut-il sembler à Breton, assez pour que Bataille soit justifiable
de la plus longue, de la plus étayée de ses attaques : une pleine page et

lyrique, écrira : « ... qu’ils se traînent seuls de fumier en fumier, le cadavre qui
s’appelle Artaud et la limace qui a nom Vitrac ». En 1952, Breton rendra à
Artaud la justice qu’il mérite : « Peut-être était-il en plus grand conflit que nous
tous avec la vie [...] Il était possédé par une sorte de fureur qui n’épargnait pour
ainsi dire aucune des institutions humaines [...] N’empêche que cette fureur, par
l’étonnante puissance de contagion dont elle disposait, a profondément influencé
la démarche surréaliste » (Entretiens).
(7) . Citations extraites du Second manifeste, p. 85 à 107, sauf « abstention¬
nisme social » qualifiant André Masson, extrait de André Breton, Entretiens, 152.
(8) . « Philosophies» est un groupe de jeunes philosophes qui s’est constitué
en 1924. S’y retrouvent Pierre Morhange, Norbert Guterman, Georges Friedmann,
Henri Lefebvre, Georges Politzer et parfois Paul Nizan. Spiritualistes et marxistes
( !), ils adoptèrent en plus d’une occasion des positions proches de celles des
surréalistes et même de Bataille : haine de la guerre, du patriotisme, de la
bourgeoisie et du colonialisme. Politzer adhéra au parti communiste en 1929,
année du Second manifeste.

138
LA MORT A L 'ŒUVRE

demie de la revue (six pages de la publication en livre) quand les


excommuniés précités n'eurent droit, en tout et pour tout, qu’à quelques
lignes, quand ce n'est pas quelques mots.
Si idéalisme il y a dans le surréalisme (Breton, bien évidemment, le
nie : « Il y allait, pour nous aussi, de la nécessité d’en finir avec l'idéalisme
proprement dit, la création du mot “surréalisme” seule nous en serait
garante »), c'est à sa défense et illustration que procède André Breton
avant toute querelle avec Bataille. Sans doute est-ce à ce proprement dit
(que j'ai moi-même souligné) qu’est due la profonde mésinterprétation
des deux hommes. Ce que Breton, en tout état de cause, ne tient pas
pour de l'idéalisme, pour Bataille en est, et d’un genre non moins
exécrable. Breton plaçant soudain le surréalisme sous les douteux auspices
de Nicolas Flamel attend des analogies que celui-ci entretient avec les
recherches alchimiques que l’imagination de l’homme enfin affranchie
« de siècles de domestication » prenne « sur toutes choses une revanche
éclatante » (9). Encore faut-il que l'âme adopte une attitude en tous points
propitiatoire : qu’elle se détache des choses vulgaires, qu’elle se purifie de
toute maladie ou faiblesse d'esprit, qu’elle se tienne en « un endroit pur
et clair, tendu partout de tentures blanches ». Il n’est pas d’exemple, dit
Breton, qu'un sage ne tienne pas à la propreté éclatante de ses vêtements
comme de son âme, et il doit être exemplaire que les surréalistes, alchimistes
mentaux, soient au moins aussi exigeants.
On le voit : on est à mille lieues de Bataille. Breton, préalablement
donc à toute polémique, rappelle ce qu’est le surréalisme : profondément
cette recherche. Y a-t-il lieu que « M. Bataille» s’en indigne? Breton
feint de s’en étonner ; il feint de s’étonner que, là où il dénonce les
conditions d’apparition du merveilleux. Bataille crie « à la soif sordide
de toutes les intégrités ». L'ingénuité de Breton est assez pesamment
simulée ; l’âme surréaliste n’est soudain si « angélique » que pour mieux
dire de quelles lucifériennes ténèbres est faite celle de Bataille qui ne
considère « au monde que ce qu’il y a de plus vil, de plus décourageant
et de plus corrompu » (10) ; et que ce monde «souillé, sénile, rance,
sordide, égrillard, gâteux », loin qu’il le désigne à la réprobation, loin
qu’il le dénonce, il s’en délecte. S’il n’apparaît pas à Breton que, son
surréalisme s’exaspérant, il n est pas loin d être d un niais sinon d un
obscurantiste, il lui apparaît clairement que la délectation bataillienne est
d’un malade (le diagnostic n’y va pas par quatre chemins) atteint « de
déficit conscient à forme généralisatrice », d’un « psychasthénique ». Les
choses sont simples : le désir du merveilleux est d’un homme sain ; le

(9) . Ibid., 135.


(10) . Ibid., 144.

139
GEORGES BATAILLE,

goût du morbide d’un homme malade. Breton ne s'embarrasse pas de


nuances ; il s’embarrasse moins encore de justifier ses catégories « cli¬
niques » par des notions empruntées à une psychologie sèchement nor¬
mative (aussi peu freudienne que possible) quand elle n’est pas, le cas
échéant, répressive. Lyrique pour finir, Breton plaide pour le lin pur et
l’or et dénonce comme il se doit au dégoût de tous l’abjecte inclination
de Bataille pour les mouches (« M. Bataille aime les mouches. Nous,
non... »).
La trivialité des penchants de Bataille ne porterait pas autrement à
conséquence (il est probable même que Breton ne s’en serait jamais
soucié) s’il n’était devenu en mesure de rassembler autour de lui les
principaux transfuges du surréalisme, ceux-là même qu’une « tare » en a
éloigné. C'est à son double dès lors, son double, on l’aura compris,
négatif, que pense Breton : « Peut-être M. Bataille est-il de force à les
grouper et qu’il y parvienne, à mon sens, sera très intéressant ». Mais
c’est une chose qu’on a peu remarquée : quelque hargne que montre
Breton, quelques insultes qu’il adresse à Bataille, discrètement, presque
avec respect il lui accorde une vertu au moins, une vertu qu’il accorde
très rarement, une qu’il tient pour si discriminatoire qu’il la refuse à
presque tous les anciens surréalistes : la rigueur. A la « dure discipline de
l’esprit » surréaliste. Bataille oppose une « discipline qui ne parvient pas
même à paraître plus lâche, car elle tend à être celle du non-esprit... ».
Et, à peine plus explicite : « Je m’amuse d’ailleurs à penser qu’on ne peut
sortir du surréalisme sans tomber sur M. Bataille, tant il est vrai que le
dégoût de la rigueur ne sait se traduire que par une soumission nouvelle
à la rigueur » (11).
Breton a trouvé qui — et quoi —, aux marges du surréalisme,
combattre. Bien involontairement. Documents resserre les rangs du mou¬
vement. Lequel mouvement, à l’automne 1929, voit ses défections en
partie compensées par l’arrivée de nouveaux membres : René Char, René
Magritte, André Thirion, Luis Bunuel et, par un retour d'oscillation
pendulaire, Salvador Dali un moment proche de Documents avant de le
devenir du surréalisme. En 1930, d’autres viendront dont Alberto Gia-
cometti ne fut pas le moindre. Contre Bataille dénonçant « la soif sordide
de toutes les intégrités », Breton paraît avoir vu juste en réaffirmant que
le surréalisme, moins que jamais, est disposé « à se passer de cette
intégrité ». Ces renforts imprévus donnaient rétrospectivement raison à
l’intransigeance de ses purges.

(11). Ibid., 145


LE LION CHÂTRÉ

« Le deuxième manifeste du surréalisme n’est pas une révélation,


mais c’est une réussite. On ne fait pas mieux dans le genre hypocrite,
faux-frère, pelotard, sacristain, et pour tout dire : flic et curé » (1).
André Breton s'attendait-il à ce que ses anciens amis lui répliquent ?
Ils n’avaient pas, la plupart d’entre eux, longuement participé au surréa¬
lisme sans en avoir gardé le goût de la polémique, de l’invective, de
l’insulte. Breton, dans le Second manifeste, n’a pas fait beaucoup mieux
qu’un rapport de police : l'attaque ad hominem, sous prétexte qu’elle se
justifie par des considérations de morale, y prend amplement le pas sur
la polémique idéologique (ce qui a pu faire dire que, dans le surréalisme,
les questions de personnes aient prévalu). C’est dans un style ni moins
personnel ni moins insultant qu’il lui fut répondu. Selon toute vraisem¬
blance, beaucoup plus violemment qu'il ne pouvait s’y attendre.
La réponse emprunta la forme d’un pamphlet et le titre — ironique
— de celui qu’en 1924 les surréalistes écrivirent à la mort d’Anatole
France : Un cadavre, lequel prétendait faire un sort à l’assommant
hommage funèbre qui « du tapir Maurras à Moscou la gâteuse » fut
rendu au grand mort. Breton était depuis exposé à l’éventualité qu’un
jour on retournât ce cadavre dans le lit du surréalisme.
On reste frappé par l’extrême violence de cette réponse. Robert
Desnos, le plus sincèrement regretté par Breton, donne le ton ; il est à
l’insulte : « Et la dernière volonté de ce fantôme sera de puer éternellement
parmi les puanteurs du paradis promis à la prochaine et sûre conversion
du faisan Breton ». Non content, il continue, prêtant sa voix à « l’âme
de limace » de son ancien ami, et écrit : « Je me suis repu de la viande
des cadavres : Vaché, Rigaut, Nadja que je disais aimer, Crevel sur la
mort de qui je comptais bien me servir, m a enterré de ses propres mains
et a fienté, avec justice et tranquillité, sur ma charogne et ma mémoire ».
Comparativement, les autres lui furent presque magnanimes. Ce qui
n’empêche tout de même pas Prévert de le traiter de « Frégoli à tête de
Christ, occulte », de « Déroulède du rêve » et de « pape » crachant

(1). G. Ribemont-Dessaignes. « Papologie d’André Breton ». Un cadavre.

141
GEORGES BATAILLE,

« partout, par terre, sur ses amis, sur les femmes de ses amis ». Vitrac le
traite d’escroc (« couard, envieux, avide, jobard et minable » que seuls
prennent au sérieux « quelques potaches sur le retour et quelques femmes
en couches en mal de monstres ») ; Baron, d’hypocrite vendu (à Diaghilev
qu’il fait huer un soir et accueille à bras ouverts le lendemain à la Galerie
surréaliste) et de « larve plus pourrie que le dernier des petits bourgeois » ;
Leiris, de nécrophage (pour avoir vécu sur les cadavres de Vaché, de
Rigaut et de Nadja) ; Limbour rappelle combien est artificielle sa culture
philosophique (« Hegel était dur à lire mais enfin Croce n’en avait-il pas
fait une excellente étude ? ») ; Boiffard ironise sur « l’imbécillité » de
certaines de ses formules (« A un degré d’expression près : l’action, nous
sommes hors-la-loi »). Il ne lui sera fait grâce de rien ; ni par Baron de
n’avoir « jamais apporté en toutes choses que la plus noire confusion » ;
ni par Ribemont-Dessaignes de céder à des délations qui « ont le caractère
des chantages quotidiens exercés par les journaux vendus à la police ».
Bataille n’est pas en reste ; mieux, sa rage excelle. Il a sur les co¬
signataires du Cadavre l’avantage de n’avoir jamais « servi » Breton. Et
il a sur ce dernier celui de l’avoir laissé le premier le prendre à partie. De
ce double avantage, il joue à dessein comme s’il était des deux celui qui
est en mesure de prendre les choses avec hauteur : « Je n’ai pas grand
chose à dire sur la personne d’André Breton que je ne connais guère. Je
ne m’intéressais pas à ses rapports de police ». La première banderille
placée, suit aussitôt une seconde, autrement plus blessante : « flic », Breton
tient aussi du « curé » ; il est une « vieille vessie religieuse », un « abcès
de phraséologie cléricale», une « gidouille molle»... «juste assez bon
pour petits châtrés, pour petits poètes, pour petits mystiques-roquets ».
Mieux, c’est tellement un flic, tellement un curé que ce n’est même plus
un homme, mais une bête, et d’une « espèce innommable, animal à grande
tignasse et tête à crachats » : un « lion », « châtré » il va de soi... encore
qu’il y ait mieux qu'un lion, même châtré : un « bœuf » ; Breton est une
bête — un bœuf — et morte (avec elle, le surréalisme). Ce qui lui vaut
cette infamante épitaphe : « Ci-gît le bœuf Breton, le vieil esthète, faux
révolutionnaire à tête de Christ » (2). En 1930, c’est des égouts de
l’angélique surréalisme que remontent les plus empuantissantes odeurs
(les moins avouables). Le monde « souillé, sénile, rance, sordide, égrillard,
gâteux » auquel Breton reprocha à Bataille de se complaire, de se délecter,
fournit celui-ci et plusieurs anciens surréalistes en épithètes aussi infâ-
mantes pour qualifier celui qui prétendit faire du surréalisme un exemple
de probité et de morale.
Breton, sans doute, n'imaginait pas pareille riposte ; elle l’affecta

(2). Toutes citations extraites de Un cadavre, in Déclarations et tracts


surréalistes. Losfeld. 1980.

142
LA MORT A L’ŒUVRE

d’autant plus fort que des hommes qui n'avaient pas signé le pamphlet
en question (des hommes desquels l’opinion lui importait) s’en déclarèrent
solidaires ; « Il crut un moment que tout le monde allait l'abandonner » (3).
Une telle outrance, Thirion en émet l'hypothèse, seul Bataille pouvait
l'imaginer. Selon lui, c'est à Bataille que serait dû le ton général des
insultes. A lui que seraient imputables les termes fangeux. C’est lui qu’il
soupçonne d'avoir infiltré idéologiquement les surréalistes de la rue du
Château, imprudemment (?) ouverts à l'influence « de ce personnage de
grande stature, un vrai solitaire, dont l'œuvre était modelée par une
philosophie cohérente » ; lui encore qu'il accuse « d'avoir exercé une
critique très dure sur l'aspect superficiel des discussions philosophiques
de la rue Fontaine et sur les interférences de la magie, de Freud et de
Marx ». Ce seraient donc ses critiques qui auraient fourni les signataires
d'Un cadavre « en ce que dans le jargon d’extrême-gauche on nomme une
base idéologique » (4).
C'est, pour un seul accusé, trop d’honneurs à la fois. L’hypothèse
présente certes l'avantage d'atténuer les torts des anciens amis de Breton.
Mais, outre qu’elle est implicitement insultante pour ceux-ci (elle insinue
que, même s’affranchissant de l’empire de Breton, ils retombaient aussitôt
sous une influence de même nature), elle est vraisemblablement inexacte.
Le caractère de Breton et la lassitude de plusieurs de ses amis à poursuivre
avec lui des chimères aussitôt qu’énoncées jalousement érigées en dogmes
peuvent suffire à justifier et le ton et la manière du pamphlet. A qui fera-
t-on croire que, sans Bataille, Desnos n eût pas pensé, dit, et peut-être
écrit ce qu'il a pensé, dit et écrit ? Bataille a-t-il fait davantage que rallier ?
A-t-il eu sur tous l’incidence idéologique que suppose Thirion ?. Michel
Leiris n’est pas enclin à le penser. Une chose est sûre : c’est Robert
Desnos qui, le premier, eut l’idée de cette réplique (et non pas Bataille
comme on l'a dit ici et là) ; c’est lui qui la suggéra, titre compris, à
Bataille. De l’aveu même de celui-ci, il n’intervint que par relais. L idée
certes le séduisit (qui en douterait... elle constituait sur le mépris de
Breton la possibilité d’une éclatante revanche) et il la transmit à Georges-
Henri Rivière qui, d’accord à son tour, rassembla les fonds nécessaires.
Entre-temps, Desnos s’était rétracté. Moins par magnanimité que par
crainte que le pamphlet eût l’effet inverse de celui souhaité , en bref, qu il
fît un surcroît de publicité à Breton. Bataille parut se ranger à cet avis,
mais il était trop tard : les choses étaient engagées. Il convainquit Desnos
d’écrire le texte envisagé (et, de fait, celui-ci est sans doute le plus violent
des douze réunis, preuve que ce ne fut pas par subite magnanimité qu il

(3) . André Thirion. Op. cit. p. 100-101.


(4) . Ibid.

143
GEORGES BATAILLE,

douta de l'entreprise). Ribemont-Dessaignes, Roger Vitrac, Jacques Pré-


vert, Michel Leiris, Jacques-André BoifTard, Max Morise, Jacques Baron,
Georges Limbour, Raymond Queneau et Alejo Carpentier écrivirent les
leurs (5). Jacques-André BoifTard réalisa le photo-montage d’André Bre¬
ton, yeux clos et tête ceinte d’une couronne d’épines (Breton avait trente-
trois ans). Le pamphlet parut de 15 janvier 1930, à 500 exemplaires dont
on peut supposer qu’à peine la moitié fut diffusée (6).

(5) . BoifTard, Vitrac, Desnos, Morise figurèrent au sommaire de La Révolution


surréaliste dès son premier numéro ; Leiris, dès son numéro deux ; Baron, dès
son numéro trois ; Queneau, dès le numéro quatre...
(6) . 200 furent détruits par Bataille, plus tard, à l’occasion d’un déménage¬
ment. La crise traversée par le surréalisme en 1929-1930, et dont Un cadavre n’est
qu’un des événements les plus marquants, aboutira à la cessation de parution de
La Révolution surréaliste et à son remplacement, en 1930, par Le surréalisme au
service de la révolution.
« LES SECRÈTES MIGNARDISES DU SURRÉALISME »

« Ayant hâte de m’adresser à un lâche comme à


un lâche, j’invite ici quiconque sent encore qu'avant
tout, il a un jet sanglant dans la gorge, à cracher avec
moi à la figure d’André Breton, du pitre aux yeux
clos accommodant Sade aux secrètes mignardises du
surréalisme. »

La polémique prit-elle fin avec la publication d'Un cadavre ? Selon


toute apparence non, encore qu’on sache mal quels nouveaux dévelop¬
pements chacun lui donna. Breton aurait, c’est Bataille qui l’affirme,
interdit qu’on lui serrât la main ; Bataille et les siens, c’est Breton qui
s’en plaint, se seraient rendus coupables d’atteintes à sa vie privée (1). Il
est difficile de savoir aujourd’hui ce qui se passa réellement mais les plaies
étaient vives et il n’est pas invraisemblable que, sous une forme ou une
autre, chacun ait cherché à les aviver davantage.
On le sait. Bataille voulut aller plus loin. Il n’est pas sûr que, de
l’affrontement du Cadavre, il ait eu le sentiment de sortir à son avantage.
Il est moins sûr encore qu’il en ait été satisfait. Le hasard voulut que
pour répondre à la première agression de Breton il s’associât à des
personnes dont il ne partageait ni les motifs ni les fins. Des douze
signataires, il était le seul qui, à aucun moment, n’avait été surréaliste. Il
était donc le seul qui n’avait pas à faire le deuil d’une vérité et d’un
engagement qui auraient été les siens. Et le court texte qu’il ajouta s’en
ressent : il est proche davantage du dépit que de l’orgueil qu’il pouvait
légitimement faire valoir de n’avoir jamais été dupe. Est-ce pour cette
raison qu’il entreprit, en quelque sorte, de l’écrire à nouveau, au moyen
de lettres ouvertes à des camarades ? Est-ce pour que ses motifs fussent
enfin et aux yeux de tous clairs et que, se distinguant de ceux qui l’avaient
un moment rallié, on ne les imputât pas à des questions de personne ?
Le fait est que, seul cette fois, dans une solitude dont il mesura qu’il se

(1). Coups de fils anonymes, envois de couronnes mortuaires.

145
GEORGES BATAILLE,

rendait responsable, il s’acharna à mettre à jour une à une les oppositions


que depuis l’origine il formait au surréalisme (2).
Ces oppositions, un nom pouvait les porter toutes à l’état de leur
plus extrême intensité : celui de Sade. Sade jouissait auprès d André
Breton et des siens d’un prestige sans égal. Un prestige tel qu’il échappait
(et lui seul avait ce privilège) aux strictes catégories morales dont usaient
entre eux les surréalistes. Il n’y avait rien chez lui, aussi odieux qu'il ait
été (et les surréalistes n’auraient-ils pas été plus logiques de le tenir pour
tel ?), que ne sublimât son intempérante violence à s’affranchir de toutes
les servitudes. Aux yeux de Breton, sans doute, le caractère accablant de
ces servitudes le justifiait à se conduire de toutes les manières qu'il
l’entendait, celles-ci étant a priori perçues comme subversives. Par un très
curieux détour de casuiste — car enfin rien ne prouve que Sade voulût
subvertir et ne cherchât pas sa seule liberté — les fins arbitrairement
prêtées à Sade le justifiaient d’employer des moyens que par ailleurs, sans
relâche, le surréalisme dénonçait.
Bataille vit dans tout cela une supercherie : les surréalistes, dit-il, ne
sont en rien autorisés à s’approprier la dépouille du Marquis. Ils le sont
même si peu qu’ils ne pourraient qu’être les derniers à y prétendre.
Comment, en effet, un homme aussi prudemment pudibond que Breton
peut-il y prétendre, lui qui dit haïr le libertinage, à qui répugnent les
bordels (au même titre dit-il, que les prisons et les asiles), qui fait chaque
jour l’éloge de l’amour unique et « fou », de la fidélité, et qui pour tout
tremblement défend l’érotisme le plus « familial », le moins pervers, le
moins détraqué (on l’a vu dans « Recherches sur la sexualité ») ? De quel
Sade se prévaut-il sinon d’un Sade désossé et tout à fait mort (on imagine
ce qu’aurait pu dire celui-ci de Breton) ?
Aussi bien cite-t-on Sade rue Fontaine : abondamment, religieuse¬
ment même. On le révère, on l’encense, sans pour autant permettre à
quiconque d’être sadien. Mais on y fait pire qu’interdire d’être surréaliste
et sadien ; on ne permet à quiconque d’y prétendre, ne fût-il pas surréaliste.
C’est, aux yeux de Bataille, davantage qu’une hypocrisie (ce serait encore
en juger moralement), c’est une supercherie : « Il a paru convenable
aujourd’hui de placer ses écrits (et avec eux le personnage de l’auteur)
au-desssus de tout (de presque tout) ce qu'il est possible de leur opposer :
mais il n’est pas question de leur faire la moindre place, aussi bien dans

(2). Ces lettres ouvertes ont été publiées après la mort de Georges Bataille
(Ecrits posthumes, OC II, « Dossier de la polémique avec André Breton »). Rien
ne nous assure qu’elles aient en 1930-1931 trouvé des destinataires et que Bataille
ne les ait pas gardées dans ses papiers. Dans ce dernier cas il conviendrait de les
lire non plus comme éléments d’une polémique poursuivie mais comme récapitulatif
des différends majeurs survenus entre Bataille et Breton.

146
LA MORT A L’ŒUVRE

la vie privée que dans la vie sociale, aussi bien dans la théorie que dans
la pratique » (3).
Est-il convenable de faire de Sade ce qu’en fit Breton : une idée
(onirique) ; plus douteusement, une idole ; tout à fait tragiquement, un
dieu primitif, loué et haï, adoré et exécré (Bataille ajoute malicieusement :
et excrété : « Il n'est l'objet d'un transport d’exaltation que dans la mesure
où ce transport en facilite l’excrétion » (4)) ? Dans un cas comme dans
l’autre, Breton est un « hypocrite » et un « escroc ». Cette rage, longtemps
Bataille l’aura (5), mais jamais elle n’éclatera plus violemment que dans
ces « lettres ouvertes ». De deux choses l’une : soit, à leur tour, Breton et
les siens sont Sade (dans la mesure où le lire y engage) et permettent
qu’on tente de l’être, soit ils se taisent. Mais il n’est d’aucune façon
tolérable (ni logique) que ce qui chez Sade force l’admiration lui soit, à
lui. Bataille, reproché. Non qu’il prétende être Sade (il faut être clair à
ce sujet : Bataille n’est pas Sade) mais il exige des surréalistes que, se
recommandant de Sade, ils tirent en théorie et en pratique les conséquences
dues à l’irruption des « forces excrémentielles » mises en jeu par lui ; et
tout au plus exige-t-il pour lui-même que lui soit accordé le droit d’en
faire l'expérience aussi poussée que possible sans qu’en vieux « bénisseur »
on l’accuse aussitôt d’obsessions (6). Ce faisant, il ne fait guère plus que
rappeler ce qui est dû à Sade : dû à l’homme ; dû à l’oeuvre. Et il est de
très peu d’importance que, lisant Sade, que, à sa façon, le pratiquant, il
ajoute ça et là telle chose qui n’y est pas. Il est juste de dire que Bataille
n’est pas exactement Sade (juste et somme toute inutile : il ne l’est certes
qu’assez peu, encore que de ses contemporains, par bien des points, le
plus proche ; de même qu’il ne sera jamais exactement Nietzsche, tant
s’en faut, même si, des philosophes français du XXe siècle, il est, sinon
celui qui s’en rapproche le plus, celui qui le continue le plus utilement) ;
Bataille n’est donc pas exactement Sade mais la découverte qu’il vient

(3) . OC II, 56. La valeur d’usage de D.A.F. de Sade. « C’était une des rares
inconséquences de Breton, qui, que je sache, n a jamais écrit de livre érotique,
que d’aimer Sade. Il n’aurait pas dû l’aimer, je lui en ai fait remarquer un jour ».
André Masson. Entretien avec l’auteur.
(4) . Ibid. .
(5) . On la retrouvera très violente dans Le bleu du ciel, en 1935. Mais aussi
atténuée, beaucoup plus tard — en 1957 — dans L érotisme : « Sade ce qu il
a voulu dire — généralement fait horreur à ceux-là mêmes qui affectent de
l’admirer... », 47.
(6) . Je fais, bien sûr, allusion au qualificatif « d’obsede » dont Breton a cru
pouvoir auprès des siens l’accabler. Sur la réputation de Bataille à cette époque,
ce que diront bientôt de lui Boris Souvarine et Simone Weil entre autres ne laisse
pas de doute : « détraqué sexuel » pour le premier ; « malade » pour la seconde.

147
GEORGES BATAILLE,

assez récemment d’en faire (7) l’assure avec force des raisons qu’il a de
vivre l’expérience de son propre dérèglement. Il est juste de dire, il faut
même y insister — sauf à se méprendre totalement —, qu’à la différence
de Sade, Bataille n’est pas un libertin, mais un débauché, ce qui
profondément les sépare. L’érotisme que met en jeu Bataille souille, nuit
et ruine. Il a, par avance, partie liée avec une obsessionnelle représentation
de la mort. Il ruine : un souvenir, une complaisance à soi-même, un
serment, la possibilité d’une beauté ou celle d’un salut, une fidélité, une
éducation, une morale, une femme. Dieu... Qu’importe? Le libertin
ajoute, le débauché soustrait. Le premier est dans une économie d’accu¬
mulation : du plaisir, de la possession... Le second dans une économie de
dépense, de perte, de dilapidation, de ruine (8). Ce que Bataille dira de
sa méditation sur le supplice des Cent morceaux (« ... c’était justement ce
que je cherchais non pour en jouir, mais pour ruiner en moi ce qui
s’oppose à la ruine ») peut aussi bien être dit de son érotisme. Il n’y a là
rien qui puisse de quelque façon être attribuable à Sade. Et pourtant,
quelque loin que soit Bataille de lui, par sa débauche, par son goût pour
ce qui est « sale », il en est proche mille fois davantage que les hypocrites
et les escrocs qui mendient « merveilleux » et « poésie » comme d’autres
mendient Dieu. Ce que Bataille dit de Sade est moitié bataillien, moitié
sadien : « violation excessive de la pudeur, algolagnie positive (9), excrétion
violente de l’objet sexuel lors de l’éjaculation projeté ou supplicié, intérêt
libidineux pour l’état cadavérique, le vomissement, la défécation... » (10).
Cette série est-elle davantage sadienne ? Davantage, bataillienne ? L’im¬
portant (ici) est que d’aucune façon elle n’est surréaliste, qu’elle est faite
de mots que Breton jamais n’employa ni eût osé employer (les lut-il
seulement ?). Et de façon à ce que les choses soient claires définitivement
— mais sans doute ne le sont-elles toujours pas puisqu'on s’est depuis
complaisamment obstiné à rapprocher les deux hommes —, Bataille
pensant Sade, et sans doute est-il le premier en France qui ait réellement
pensé Sade, créa un concept négatif et aléatoire comme les quelques rares
concepts qu’il créa jamais, celui d'hétérologie. Qu’entendre par là ?
Simplement la science de ce qui est tout autre, si répulsivement autre
qu’on pourrait aussi bien dire scatologie, à la condition qu’à ce qui est

(7) . Celle-ci date de 1926.


(8) . Souvent Bataille emploiera des préfixes privatifs. Celui qui est dans « dé¬
bauché » peut avoir un sens analogue.
(9) . Algolagnie (algos : douleur ; lagneia : volupté) ; mot forgé par Schrenck-
Notzing pour que soit « enclose en un seul vocable la notion non contradictoire
de douleur reçue aussi bien qu’infligée, dans ses rapports avec la jouissance
amoureuse». Gilbert Lély. Vie du Marquis de Sade, 113.
(10) . Ibid.

148
LA MORT A L'ŒUVRE

souillé (l’ordure) on joigne simultanément ce qui est saint ; auquel cas le


mot le plus précis serait agiologie. Ce concept n’est pas qu’une provocation
adressée à Breton. On verra que. apparu dès L'anus solaire et L’œil pinéal,
le concept sera bientôt employé par Bataille dans un sens politique
(démontrant par le fait que la lecture de Sade a des conséquences privées
et publiques, ce que précautionneusement s'abstiennent d’admettre les
surréalistes). Tout ce que nous avons vu jusqu’ici fasciner Bataille s’y
retrouve : l'activité sexuelle (mais bien sûr détournée de ses fins utiles),
la' défécation, la miction ; la mort et le culte des cadavres ; les tabous,
l’anthropophagie rituelle, les sacrifices, le rire et les sanglots ; l’extase et,
en une seule et sacrée, l'attitude devant la mort, la merde et les dieux ;
les femmes brillantes et lubriques, les dépenses ruineuses... Tout cela, qui
est aussi bien issu de Bataille lui-même (on l’a vu, de son enfance) que
de la sanglante excentricité des Aztèques, du jeune supplicié chinois que
de Sade, de la tauromachie que de Marcel Mauss (11), des bordels que
des « culs breneux » et proéminents des singes, trouve ici un sens concerté
autant que définitif. Plusieurs des grands textes de sociologie politique à
venir trouvent leur origine dans ce concept servant à qualifier les processus
d'excrétion contre les processus d’appropriation partout à l’œuvre (12).
Bataille fait davantage que stigmatiser Breton. Il forge contre lui les
rudiments d'une pensée politique à laquelle, on ne peut plus paradoxa¬
lement, on le verra, Breton se ralliera. Bataille, une fois encore et de deux
façons, obtint raison de cet acharnement et de cette rage : d’abord par le
bref ralliement politique de Breton, ensuite par le tardif autant qu’imprévu
hommage que lui fît un jour celui-ci, à la veille de la guerre . « Georges
Bataille (me dit-il dans un beau mouvement de sincérité) est de nous tous
le plus proche de Sade » (13).

(11) . Dont je reparlerai. ,


(12) . Les premiers processus relèveraient-ils d’une économie « debauchee »
et les seconds d’une économie « libertine » ?
(13) . Rapporté par André Masson.
L’ANGE ET LA BÊTE I

Bataille mit-il jamais un terme à son hostilité au surréalisme ? On


peut en douter. Du moins, dix ans durant (de 1925 à 1935), fut-elle au
cœur du plus grand nombre de ses déclarations et l'alimenta-t-elle en
polémiques à rebondissements, chaque fois plus violentes. Leur intérêt
n’est pas peu considérable. Le surréalisme après avoir été un objet d’étude
(sans doute aussi longtemps qu’il parut subversif) est devenu un objet de
légende et d’académie. L’histoire du surréalisme n’est pourtant plus tout
à fait la même (académique davantage peut-être ; légendaire beaucoup
moins, sûrement) selon qu’on la voit depuis la position qu’occupait
Bataille et qu’il était seul à occuper ; une position qui les inventoria à
peu près toutes : poétique, esthétique, sexuelle, métaphysique... et poli¬
tique.
Le tort qu’à ses yeux a le surréalisme, sa « lâcheté », la « rouerie
gâteuse » qu’il l’accuse d’être sont dus au fait qu’impuissant à admettre
que l’esprit de subversion ne se justifie par rien sinon par lui-même, il
cherche aussitôt à se prévaloir d’une autorité supérieure, il cherche dès
cet instant à créer de nouvelles valeurs. Que ce soit l'esprit, que ce soit
la poésie, que ce soit l’absolu, que ce soit le surréel, les autorités abstraites,
pures de toute contingence, ne manquent pas pour étayer le révolutionnaire
dans son idéal d’en finir avec le monde ainsi qu’il est. A sa bassesse, il
répond au nom de ce que nul ne peut nier (moralement) être haut. Mais
Bataille pose la question : que peut naître de cette « lumière rédemptrice »
suspendue au-dessus du monde dans l’attente que ses plus purs représen¬
tants y puisent l’esprit de leur souveraine subversion ? Il répond : « ten¬
dance morale infantile », « aveuglement utopique » et « béatitude lamar-
tienne » (1).
Avec une lucidité sans égale (Bataille est aussi un penseur politique ;
l’un des plus difficiles sans doute, parce qu’échappant à toutes les catégories
en usage ; l'un des plus étonnamment modernes parce qu’avant tous,
désenchanté), quarante ans avant que tous se rangent à l’avis que
l’angélisme fait des politiques qui y prétendent des bêtes (2), Bataille

(1) . Citations extraites de « La vieille taupe et le préfixe sur... ». OC II, 95.


(2) . Faut-il y voir un reliquat pascalien de plus? André Breton et plus tard
Sartre ne manquèrent pas de dénoncer le « pascalisme » dissimulé de Bataille.

150
LA MORT A L'ŒUVRE

dénonce chez les surréalistes (mais aussi chez tous les idéalistes révolu¬
tionnaires) la sotte croyance en la radieuse et icarienne idée d’un suraigle.
Si les révolutions avortent, si elles se révèlent être le contraire de ce
qu’elles prétendent, si elles remplacent un jour l’autorité qu’elles nient
par une autorité plus dure encore, c’est que cette idée est la conséquence
d'une inquiétante malversation théorique qui satisfait certes à l’idéal mais
aucunement au réel ; une malversation qui parie sur une humanité que
la théorie est impuissante à admettre ordurière autant, sinon davantage,
qu'idéale ; qui s'obstine lâchement à ne pas faire sa place, toute sa place,
au « mal radical » (3). Lui sait à quel mal, à quelle abjection, à quelle
ordure il n’est pas permis d’espérer qu'aucune politique mette fin. Parce
qu’il sait quel cadavre il a (d’être promis l’avoir n’est pas différent : il
écrit à la même époque : « ... mon propre cadavre m’obsède encore comme
une cochonnerie obscène, et par conséquent horriblement désirable » (4)),
parce qu’il pressent quelle empuantissante odeur il est déjà, parce qu’il
sait de quels irrépressibles rires et sanglots ce cadavre et cette odeur
suffoquent, il ne s’obsède d'aucune lumière justifiante, d’aucun Dieu,
donc. Fallait-il partir de si bas, « parler » de si bas pour dire avant tous
quel serait le destin du siècle révolutionnaire : « Une révolution icarienne
châtrée » (et toutes, un jour ou l’autre, le sont) travestie en « un
impérialisme éhonté exploitant l’impulsion révolutionnaire » ? Bataille,
effrontément, le prophétise (Bataille : prophète du malheur?) et par là-
même accuse d'avance les niais et les optimistes incorrigibles d’avoir
déguisé les revendications des parties les plus basses en revendications
des parties les plus hautes. En réalité, il ne dit rien d'autre que ce qu’il
disait des surréalistes employant Sade à des fins détournées . ils dignifient
abusivement. Ils dignifient jusqu’à l’odieux — jusqu’à Sade, jusqu’aux
esclaves — sans mesurer que cette dignité déguisée est tous les jours
exposée au démenti des faits bas et serviles, au resurgissement violent de
l’inassimilable (de l’hétérogène) monde «sale, souille, semle, sordide,
rance, égrillard, gâteux... » (5).
Il n’est pas jusqu’à Nietzsche, et c’est une surprise, que Bataille
n’aille ranger parmi les icariens impénitents. L’impulsion à rompre chez
Nietzsche, dit-il, ne vient pas d’en bas, mais d en haut. Certes, il n oublie
pas quel fut son sens de la terre : il n’oublie pas non plus quels fondements
sexuels régirent pour lui les réactions psychiques supérieures, ni quel lut
son rire, mais toujours, portées par le diable sait quelle fâcheuse inclination

(3) Jamais ces mots n’interviennent sous la plume de Bataille. C est étonnant
d’autant plus qu’il a déjà, à plusieurs reprises, situé dans le grouillement de la
Terre (les racines) l’abjection dont nous sommes nés : 1 meradiquable nature.
(4) . OC II, 87. « Je sais trop bien... ».
(5) . Celui auquel, rappelons-nous, Breton l’accusait de se complaire.

151
GEORGES BATAILLE,

à tout surhausser, d’un coup de talon, ces revendications redeviennent


nobles, élevées, romantiques même. Nietzsche, comme les surréalistes, est
pour cette raison un penseur réactionnaire et ses valeurs, comme celles
du surréalisme, sont « rigoureusement impraticables et scandaleuses » (6).
Tous — en quoi ils ne sont pas distincts — hissent tout à hauteur
poétique : à preuve, l’emploi significatif qu’ils font du préfixe lamenta¬
blement idéaliste Sur, dans « Surhomme » et « Surréalisme ».
A cette représentation de l’aigle solaire et souverain (l’impérialisme
en politique, l’idée en métaphysique) à la représentation du suraigle
(utopie retournée en fascisme : révolution icarienne châtrée) Bataille
oppose pour la première fois une image singulièrement tirée de Marx,
moins du Marx révéré que de celui moins connu qui écrivit : « Dans
l’histoire comme dans la nature, la pourriture est le laboratoire de la
vie», l’image de la taupe. A l’aigle, au suraigle, Bataille oppose cette
« vieille taupe », celle-là même qui fait son ciel dans le sol décomposé,
grouillant et répugnant des sociétés, qui dégoûte le nez délicat des
utopistes, qui, aux entrailles de la terre et du prolétariat, associe les
images « basses », « répulsives » de grouillement, de pourrissement,
d’aveuglement, de nuits, de tombes, de caves, d’anus... C’est dans cette
fosse, dans cet effondrement qu’il faut garder la liberté humaine de tous
les « garde-à-vous » commandant à son « imbécile élévation » : « La terre
est basse, le monde est monde, l’agitation est au moins vulgaire et peut-
être pas avouable : elle est la honte du désespoir icarien. Mais à la perte
de la tête (7), il n’y a pas une autre réponse : un ricanement grossier,
d’ignobles grimaces. Car c’est l’agitation humaine, avec toute la vulgarité
des petits et gros besoins, avec son dégoût criant de la police qui la
refoule, c’est l’agitation de tous les hommes qui conditionne seule les
formes mentales révolutionnaires, en opposition avec les formes mentales
bourgeoises » (8).

(6) . C’est la seule réserve que Bataille fit jamais concernant Nietzsche. La
lecture bouleversée qu’il en fit dès 1923 ne retrouvera tout son ascendant que
vers 1935.
(7) . De cette « perte de la tête » Bataille fera bientôt l’emblème d’une société
secrète. Acéphale.
(8) . OC II, 108.
« L'HOMME EST CE QUI LUI MANQUE »

Il est difficile de savoir aujourd’hui quel homme était Bataille en


1930 : on sait à peu près ce qu’il fit ; peu ce qu’il fut. Il faut bien sûr
admettre que manquent les documents. Ni Bataille ni aucun de ses proches
ne nous donnent sur cette époque de témoignage utile. Mais il n'est pas
possible de ne pas aussi tenir compte de ce qu’il peut y avoir d’intentionnel
dans un tel silence. Bataille échappe moins qu’on ne le dit généralement ;
il échappe toutefois. Et il y a tout lieu de penser que ce que dissimule ce
silence correspond assez exactement à ce que les intéressés ne souhaitent
pas que l’on puisse dire. L'image d’un Bataille intellectuel, (et seulement
intellectuel, fût-il à ses heures scandaleux), l’image volontiers donnée d’un
homme que l’âge a assagi tel que les photos de lui, vieilli (les plus
nombreuses), le laissent imaginer, lisse et beau, paraît suffire à ce que ses
proches d’alors consentent qu’aujourd’hui on sache. N’aurait-il été qu’un
libertin qu’on s’accorderait volontiers à dire que, jeune il a « fait la vie ».
Mais débauché, il gêne ; sans doute même fait-il peur. Le libertinage a
un sens socialement admissible, la débauche pas (je l'ai dit : le libertinage
est acquisitif, capitaliste ; la débauche est ruineuse, nihiliste). Le Bataille
d’après-guerre, apparemment assagi (on ne peut pas nier que lui-même
s’est employé à faire qu’on le croie) est tel qu’on voudrait qu’il ait toujours
été : sans rien qui heurte, sans rien qui répugne. Ce silence donnerait
peut-être le change si quelques-uns, de quelques mots, ne l’avaient rompu.
Mais ces quelques mots suffisent. Breton eut peur, cela ne fait aucun
doute, avant, on l’a vu, de lui donner raison. Sartre aussi, plus tard, qui
le traitera à son tour de « fou ». Sans oublier qu’entre-temps Souvarine
et Simone Weil l’avaient tenu l’un pour un détraqué sexuel, l’autre pour
un malade. C’est à ceux qui ont voulu le dénoncer, et aucunement à ceux
qui l’ont aimé (sans doute l’ont-ils plaint davantage qu’aimé ; et craint
davantage qu’encouragé ?) que nous devons de deviner à peu près quel
il fut. Mais on le doit aussi à ses livres, et ce n’est pas négligeable :
autobiographiques ou pas, on peut les prendre symptomatiquement à la
lettre : on a trop dit et laissé dire que Bataille était un sage bibliothécaire,
assidu à son poste et fantasmatiquement fécond. N’en déplaise à qui cette
version rassure, il ne semble pas du tout que tel ait été le cas, moins que
jamais avant-guerre.
Ici intervient un trait de caractère qui, s’il fut surtout le sien apres

153
GEORGES BATAILLE,

1950, l’a sans doute aussi été — à quel degré ? — avant 1940. Bataille
très vite a su évaluer quelle liberté lui était accessible et laquelle ne le lui
était pas. C’est-à-dire : quelle liberté lui était possible socialement. Bataille
n’était pas fait ainsi qu’il voulût jamais se donner en exemple. Non qu’il
dissimulât. Mais, s’il fut scandaleux — et à l’évidence il l’a été — ce fut
avec discrétion. Une part de lui (sa part de chartiste, sa part surtout
d’ancien chrétien, mais plus qu'aucune autre sa part d'enfance) savait
habilement répondre aux exigences sociales et professionnelles imposées
à tous. Jamais celles-ci ne le virent en défaut ; jamais elles n’eurent sur
lui un empire tel qu’elles le prissent au dépourvu et qu’il ne sût pas y
répondre. Sans doute même y répondit-il mieux qu’aucun autre : sa
courtoisie sans faille (il en a très vite fait une « religion » (1) ; nul ne fut
plus que lui courtois), son aménité jamais désinvolte, son extrême attention
à tous et à chacun, sa patience et son équanimité, non sans compter ce
qui fit sa séduction, l’étonnante innocence de ses yeux, beaux et bleus, il
sut assez tôt et saura de mieux en mieux les donner à qui les attendait
de lui. Fut-il pour autant équivoque, hypocrite ? Et jésuite ainsi qu’on
l’a plus tard quelquefois dit ? L’important n'est pas ici qu’il le fût ou ne
le fût pas (j’y reviendrai d’ailleurs) mais que c’est sous cette apparence,
sur son envers, qu’il se ménagea une liberté d’autant moins contrainte
que moins de gens la devinaient. Bataille n’a jamais vraiment été intéressé
par ce qu’on pensait de lui, en bien ou en mal. Le bien l’arrangeait ; le
mal menaçait qu’il ne pût pas continuer : il y a rarement si peu que chez
lui romantisme de façade. S’il fut délicat ce fut à proportion de son
indélicatesse ; courtois, ce fut à proportion de sa sauvagerie ; conforme,
à proportion de sa liberté (qu’on s’entende bien : il fut aussi délicat,
courtois et conforme). Et s’il eut si fort le souci de la respectabilité (2) —
ce qu’on n’a pas manqué de dire, qu’on le comprît ou pas — c’est qu'il
était au total attaché plus qu’à toute autre chose à ce qu’il savait qu’on
ne lui accorderait pas ouvertement : l’expérience d’une vie qui, davantage
que ses formes extérieures, en répudierait la morale. On a trop retenu de
lui l’homme délicieux et « propre » (ce soin chez lui de l’élégance sobre
que dit Leiris comme si on ne voulait dire de lui que cela) pour ne pas
devoir insister sur le fait qu’il n’était si ostensiblement l’un et l’autre (et
j’accorderai qu’il fut en cela bien peu sadien et bien peu nietzschéen ;
mais aucunement cela ne peut être qualifié d’hypocrisie) que parce qu’il
était — dessous ? ailleurs ? — barbare et « sale » ainsi qu’il aimait lui-
même à le dire. C’est en homme sachant quelle horreur, quelle bestialité

(1) . Le mot est de Marguerite Duras. Entretiens avec l’auteur, 1986.


(2) . Jean Piel par le d’« un homme dont toutes les apparences étaient
scrupuleusement et comme maladivement conformes à la norme » (Op. cit.). Il
faut toutefois préciser que ce témoignage vaut avant tout pour l’après-guerre.

154
LA MORT A L'ŒUVRE

est celle du sexe qu'il agit, en homme qui sut très tôt — d'avance?
qu'aucune socialité n'est susceptible de s’en accommoder pour autant
qu'on sache ce qui est dû à l’un et à l'autre, au sexe et à la société, et
combien est incompatible ce que chacun exige ; il le sut si bien qu’il le
dit explicitement : « Ton sexe est le point le plus sombre et le plus saignant
de toi-même. Tapi dans le linge et la broussaille, il est lui-même une sorte
de moitié d'être ou d'animal, étranger à tes habitudes de surface. Un
extrême désaccord existe entre lui et ce que tu montres de toi. Quelle que
soit ta violence réelle, tu présentes aux autres des aspects civilisés et polis.
Tu cherches quotidiennement à communiquer avec eux en évitant les
heurts et en réduisant chaque chose à sa pauvre commune mesure de
telle sorte que tout puisse coïncider et se mettre en ordre » (3). L’enjeu
était tel — celui d'une liberté sans limites — que Bataille savait que mieux
valait paraître obéir aux limites observées par tous que, sanctionné par
elles, risquer qu'il échappe. Il n'est certes pas sûr que ce fût dès 1928 le
cas ; il est vraisemblable cependant que cela commençait de l’être : il faut
d'ailleurs mesurer combien pouvait être alors scandaleux Histoire de l’œil.
Qu'aurait-il gagné à le revendiquer haut et fort ? D’être proscrit comme
Sade le fut (sans aucun doute moins gravement, mais il n’est pas douteux
que la liberté prise par Sade a convaincu Bataille des raisons qu’il pouvait
avoir de n'en pas courir le risque) ? Qu'aurait gagné autrui qu'il n’eût
pas perdu lui-même ? Il faut au moins comprendre ceci : Bataille a’a
jamais été le militant d'aucune libération érotique (4). Et il n'a jamais
pensé qu'il faille renverser aucune des limites convenues par une société
et observées par tous (on verra même, quelque paradoxal que cela
paraisse, que, le moment venu, ces limites, il les défendra). Si scandaleux
est en 1928 Histoire de l’œil qu’il le dissimule. On l'a vu : il l’a signé du
pseudonyme Lord Auch (lui-même provocant ; rarement pseudonyme le
fut davantage). Sans doute furent-ils peu nombreux ceux qui à l’époque
surent qu'il en était l’auteur : ses amis, on en a la certitude. Mais ses
collègues de la Bibliothèque Nationale ? Mais les collaborateurs de la
très sérieuse revue d'art et d’archéologie Aréthuse pour laquelle, depuis
1927, il donne des articles (5) ? Mais sa belle-famille qui lui donne en
mariage une jeune fille mineure (c est en 1928 que Bataille se marie,
qu’on n’y voie pas un scrupule loin poussé de la conformité : le mariage
est entre les deux guerres respecté d’à peu près tous, y compris des moins
dociles, y compris des plus anarchistes) ?
Mais pour savoir quelle était sa vie ces années-là, sans doute est-il

(3) . OC II, 390. Manuel de l'anti-chrétien.


(4) . II l’a en fait été une fois, brièvement, dans « Contre-Attaque », on le verra.
(5) . Aréthuse. placée sous la direction de Jean Babelon et Pierre d Espézel
(éditeur J. Florange). Y collaborera jusqu à la fin du premier trimestre 1929.

155
GEORGES BATAILLE,

nécessaire de la reprendre dans le détail, aussi peu nombreux que soient


les documents et les témoignages qui permettent de la connaître. Georges
Bataille est entré en 1922 à la Bibliothèque Nationale où il a été nommé
bibliothécaire stagiaire, le 10 juin. Deux années plus tard, le 3 juillet 1924,
il est nommé bibliothécaire au Département des Médailles, ce qui, étant
donné son jeune âge, fut considéré comme une promotion de choix. Il y
restera jusqu’au 18 janvier 1930, date à laquelle il est muté au Département
des Imprimés. Sa vie professionnelle ne semble donc pas s’être ressentie
du désordre de sa vie privée ; et, à la différence de beaucoup (des
surréalistes entre autres, qui ne manquèrent pas de le faire valoir (6) pour
dénoncer la tranquille intempérance d’un homme qui n’est pas « embas¬
tillé » mais bibliothécaire), il dispose d’un salaire. Un salaire que, à en
croire Jean Piel (mais tous les témoignages concorderont), il brûle dans
les bordels (dans lesquels « il dépensait des fortunes » (7)), quand il ne le
perd pas au jeu. La mutation du Département des Médailles à celui des
Imprimés appelle toutefois une remarque. Si sa vie professionnelle ne
s’est pas trop sensiblement ressentie des désordres de sa vie privée, il
semble toutefois que l'administration n’ait pas eu particulièrement heu
de se louer de lui, du moins en aucune façon comme elle pouvait l’espérer.
Si, je l’ai dit, Histoire de l’œil ne paraît pas lui avoir valu de problèmes
(mais tous n’ignoraient-ils pas qu’il en était l’auteur ?), tel n’a pas été le
cas de Documents. La revue fit, dit-on, grand bruit jusque dans le sein de
la quiète maison. Fit surtout grand bruit l’article signé de Georges Bataille
, « Le gros orteil » ; si grand bruit que Leiris parle de véritable « scandale ».
Trop de personnes suggèrent aujourd’hui que la décision de faire passer
Bataille des Médailles aux Imprimés en constituait une sanction pour
qu’il n’y ait pas quelque chance que ce soit exact. Mais il semblerait que
ce ne fût pas la seule raison. Le tranquille bibliothécaire qu’on a trop
complaisamment représenté aurait aussi fait l’objet d’une pétition de
lecteurs en raison de ses trop fréquents retards ou de ses trop fréquentes
absences (8). Ce n’est pas un secret que Bataille, sauf à ses tout débuts,
ne fut pas d’une assiduité professionnelle sans reproches.

(6) . André Breton dans le Second manifeste du surréalisme.


(7) . Jean Piel. Op. cit, 134.
(8) . C’est lui qui aurait eu la charge d’ouvrir la grille située à l’entrée du
département. Ses retards répétés à le faire auraient excédé. Il n’est certes pas
difficile d’imaginer combien sa vie nocturne n’a pu que mal s’accommoder
d’horaires impératifs. C’est encore un trait de caractère de Bataille et de la sincérité
des dramatisations qu’il a toujours opéré qu’il ne pouvait, quelques torts qu’il
convint d’avoir, repenser à cette sanction que comme à une incompréhensible
injustice. Un trait de caractère tel que, lorsqu’il parlait de cette sanction, il faisait
rire tous ses amis (lesquels n’ignoraient pas combien sa vie était alors dissolue)
quand lui, vingt ans après, retenait ses sanglots.

156
LA MORT A L'ŒUVRE

De sa vie sentimentale de 1922 à 1927, on ne sait rien de précis : il


n’est pourtant pas possible d'imaginer sa vie débauchée seulement et
aucunement sentimentale ; Bataille a toujours aimé joindre l’un et l’autre
(sans doute contribuent-elles à se donner l’une à l’autre sens et intensité).
La seule femme qui puisse échapper à l’oubli est celle photographiée avec
lui, à Nice, sur la Baie des Anges. Il semble qu’elle ait pu constituer une
relation un peu plus durable que les autres (9). Michel Leiris ne se souvient
d’aucune en particulier mais de plusieurs, éphémères. La première que
nous connaissons vraiment fut aussi sa femme. Leur rencontre, selon
toute vraisemblance, date de 1927 (il est peu probable qu’elle soit plus
ancienne). La jeune fille s’appelle Sylvia Maklès, elle est sensiblement
plus jeune que lui : en 1927, elle a 19 ans ; lui, trente. Selon Elisabeth
Roudinesco, Sylvia Maklès et Georges Bataille se seraient rencontrés
Square Desnouettes, près de la Porte de Versailles, dans un atelier occupé
par Raymond Queneau, où se seraient retrouvés plusieurs écrivains et
Adrien Borel ce qui est parfaitement vraisemblable : à cette époque,
rappelons-le, Bataille est en analyse avec celui-ci). Laurence Bataille donne
de cette rencontre une version très légèrement différente. Ce serait, selon
elle, par l'intermédiaire de la sœur aînée de Sylvia, Bianca, ancienne
étudiante en médecine (le hasard veut qu’elle le fut avec Aragon et Breton)
et épouse de Théodore Fraenkel, qu’ils auraient été présentés l’un à
l'autre ; au total, ces deux versions ne se contredisent pas véritablement.
Sylvia Maklès est d’origine juive roumaine, née en France. Elle a,
outre Bianca, deux autres sœurs : Simone, qui épousera Jean Piel, et
Rose, qui épousera André Masson (deux des plus proches et plus fidèles
amis de Bataille). Le mariage de Sylvia et Georges Bataille eut lieu le
20 mars 1928, à Courbevoie (Sylvia n’étant pas majeure, le consentement
de sa famille fut donc nécessaire). Les époux ont pour témoins : Simone
Maklès, pour Sylvia et Michel Leiris pour Georges Bataille. Georges
Bataille quitta donc le 85, rue de Rennes, où il vivait avec sa mère et son
frère depuis 1919, pour s’installer avec sa jeune femme, tout d’abord
avenue de Ségur dans l’atelier d’un ami peintre, puis au 74, de la rue
Vauvenargues, dans le XVIIIe. Ils ont habité cet appartement jusqu’à la
fin de l’année 1928. Début 1929, ils s’installèrent au 24, avenue de la
Reine, à Boulogne-sur-Seine, domicile qu’ils garderont jusqu’à fin 1930 ;
ils iront alors habiter à Issy-les-Moulineaux, au 3, rue Claude Matrat.
Autant la vie de Bataille écrivain nous est bien connue dans ces
années, autant sa vie privée nous échappe. Et ce n’est pas le moindre

(9) Cette photo est généralement datée de 1926. Elle est selon toute
vraisemblance un peu plus ancienne : 1924 ou 1925. Bataille revit cette personne,
par hasard, après la guerre. Elle portait un prénom russe. Diane Bataille. Entretiens
avec l’auteur, 1986.

157
GEORGES BATAILLE,

paradoxe de cette œuvre plus qu’aucune autre dénudante qu’elle ne dise


de la vie privée que le minimum, et généralement le pire. C’est un fait
que, à en juger rétrospectivement, le silence est entier concernant les
moments heureux, laissant cette impression curieuse, et biographiquement
irrecevable, d’une vie noire et tout entière maudite. Ce serait en effet faire
erreur de ne voir Bataille que sous ce jour. Leiris y insiste, et avec raison :
Bataille adorait la vie, il l’adorait au point de pouvoir lui dire Oui sans
réserve d’aucune sorte, quelques drames qu’il connût (le mouvement
qu’en 1924 il voulait, avec Leiris et Lavaud, fonder est sans aucun doute
le plus proche de ce qu’a toute sa vie pensé Bataille : le seul qui s’accorde
à une morale dont il ne s’est jamais détourné). Mais il est vrai que pas
une ligne de son œuvre, pas une, ne fait allusion à la rencontre avec Sylvia,
à l’amour pour cette femme, ne dit ni s’il fut heureux ni s’il ne le fut pas,
pas une ligne ne laisse penser si cet amour s’est ou non ressenti du
désordre où Bataille vivait. Tout au plus est-on autorisé de croire que
Bataille ne changea pas vraiment sa vie, qu’il ne cessa pas de fréquenter
les boîtes et les bordels et qu’il participa (s’il ne les organisa pas) à des
orgies. Avec sa femme ou sans elle ? De toutes les femmes — ou presque
— avec lesquelles il vécut il a fait des complices. Il est douteux que la
première qu’on lui connaît ne le fût pas aussi. Douteux d'autant plus
qu’il est à une période où il vit le plus ouvertement ses dérèglements,
assez (encore que peu, on l’a vu) pour qu’ils ne soient pas un secret pour
qui le connaît d’un peu près (10). Cette absence de la vie privée dans
l’œuvre appelle au moins deux remarques. La première est que ce ne sera
pas toujours le cas : nous verrons qu’à d’autres moments des pages
entières auront un caractère notablement autobiographique, encore que
resteront invérifiable comment et jusqu'à quel degré. La seconde est qu’en
cela encore Bataille se distingue des surréalistes (il semble décidément
qu’il ne soit pas possible de ne pas les opposer point par point). Non
qu’il fût moins amoureux qu’aucun d’eux (Bataille débauché est aussi
sentimental ; qui plus est Sylvia Bataille est une femme ravissante) mais,
à leur différence, il n’a pas écrit le moindre poème, le moindre texte qui
puisse s’apparenter à une ode à l'amour où, d'une façon ou d’une autre,
en transpirerait le merveilleux ; il n'y a pas avec Bataille de poésie
amoureuse possible. L’unique allusion explicite faite par lui est considé¬
rablement plus tardive, de plus de trente ans : elle consista à dire que Le

(10). Les rumeurs n’ont pas manqué, de préférence scandaleuses. La question


n’est pas de savoir si Bataille a ou non agi de telle façon que ces rumeurs soient
ou non justifiées (je l’ai dit, il fait peu de doute que, le concernant, elles ne soient
pas vraies), mais s’il a agi ainsi avec sa femme ; si elle en a été la complice ou la
victime. En l’absence du témoignage de l'intéressée, je m'abstiendrai de rien dire
dont je ne sois sûr.

158
LA MORT A L'ŒUVRE

bleu du ciel témoigne de la crise traversée au moment de la séparation


d'avec Sylvia, sans toutefois en être le récit (selon Laurence Bataille, il
ne fait pas de doute que le personnage d’Edith, dans Le bleu du ciel, est
bien celui de la femme de Bataille, comme celui de la « belle-mère » est
bien celui de la mère de Sylvia Bataille (11)). La seule évocation littéraire
de ce mariage n'est donc pas seulement tardive, elle est aussi, sans recours,
négative, portée au pire, comme le furent généralement toutes celles de
sa vie privée, comme le furent celles de ses parents, de son enfance,
comme le sera, on va le voir, celle de la mort de sa mère, en 1930.
C’est en effet le 15 janvier 1930, en son domicile parisien, que meurt
Marie-Antoinette Tournadre. Les dernières allusions sombres, sinon
insultantes, faites à sa mère par Georges Bataille remontent à l’époque
de la guerre (à 1915 exactement) et au violent dissentiment qui les opposa :
fallait-il ou ne fallait-il pas regagner Reims et rejoindre l’homme qui y
mourait, époux de l’un, père de l'autre ? Bataille, sans ménagements, dit
qu’à cette idée sa mère devint folle et qu’ils durent même se battre pour
que cette folie ne le menaçât pas (il est vrai que ce récit, s’il évoque 1915,
à été écrit en 1927 ou 1928, à la fin d"Histoire de l’œil, livre que, selon
toute vraisemblance, cette femme ne connut pas avant de mourir). Sur la
vie que, de 1915 à 1919, ils vécurent à Riom-ès-Montagnes et sur celle
que, de 1919 à 1928, ils vécurent ensemble à Paris (c’est un fait qui n’est
pas sans intérêt que Bataille ait vécu avec sa mère jusqu’à-l’âge de 31 ans ;
deux ans avant sa mort), une fois encore, pas un mot. Il ne fait pourtant
pas de doute qu’il chérissait cette femme, bien des témoignages le
confirment. Mais le fait est — et ce fait est bataillien, on ne peut plus —
qu’il n’en parla jamais qu’en mal et que, au long, très long silence fait
sur elle de 1915 à 1930 et à l’insulte faite en 1915 succède sans intermédiaire
(comme si décidément rien ne pouvait être dit qui ne fût pas le pire) un
outrage, un outrage déchiré et posthume si présent dans l’œuvre qu’il ne
put qu’être à sa façon capital, même s’il convient de le rapporter ici avec
les plus expresses réserves. Les réserves à faire sont d au moins deux
ordres : d’abord, un tel outrage (mais certainement le mot est maladroit
à moins qu’on ne l’entende ainsi que je l’ai employé pour Histoire de l’œil
au sens d'hommage), Bataille en lut un analogue dans Psychopathia
sexualis de Krafft-Ebing. L’en a-t-il tout entier emprunté, auquel cas il
s’agirait d'une fiction qui, comme telle, éclairerait l’œuvre sans rien nous
dire de biographique, ou bien cette lecture s’est-elle surimposée de façon
parasitaire ou identificatoire à ce que Bataille avait déjà, d instinct, connu
comme pathologique ? A vrai dire, on 1 ignore (la nature d un tel instant
échappe aux témoins).

(11). Laurence Bataille, entretiens avec l’auteur, 1986.

159
GEORGES BATAILLE,

Deux fois, cependant, Bataille donna cet outrage comme réel (12),
et deux autres fois il l’intégra dans un récit, Le bleu du ciel, dont il ne
fait pas de doute, à la différence d’Histoire de l’œil, qu’il fait la part belle
aux indices autobiographiques (même si, comme on le verra, ceux-ci ne
sont que difficilement démêlables des faits de fiction). En outre, la
nécrophilie de Bataille est à cette époque constante — elle le restera
d’ailleurs toujours. Si constante qu’elle crédibilise le fait sans, bien sûr,
l’avérer. Un tel épisode, vrai ou non, appartient de fait au monde où vit
Bataille, un monde où le désir ne surgit qu’avec force, avec violence —
sans lesquelles il n’est qu’une fadeur de la chair —, que provoqué par
l’extrême horreur de la mort, l’extrême et repoussante « saleté » des
cadavres. La débauche est un « abîme mortuaire » ; et le bordel, l’église
où ils sont nus. Le bordel est une église : une morgue. Bataille n’a pas si
souvent connu la mort qu’on ne puisse raisonnablement supposer qu'il
voulût faire l’expérience (d’une certaine façon, la preuve) de son caractère
sexuellement convulsif. L’horreur que son désir demande aux putains
d’éprouver, en retour, la mort devait la lui communiquer sous la forme
du désir le plus violent et le plus transgressif.
La morte — sa mère — est sur son lit, étendue entre les deux cierges
de la veille funéraire, seule, les bras le long du corps, les mains, donc,
non jointes. Le narrateur (mais est-il en définitive si imprudent d’y voir
Bataille ? Sans doute moins imprudent que, pour les pusillanismes,
choquant) dort dans la chambre voisine (pour autant que la scène est
réelle, elle se déroule au 85, rue de Rennes) : « J’ai pleuré sans finir, en
criant ». Rien jusque-là que de naturel de la part d’un fils attaché, ce
qu’on sait que Bataille était... mais ! de la chambre où il était à celle où
elle est (elle ? sa mère, sa dépouille), il avance, pieds nus : « Je tremblais
de peur et d’excitation devant le cadavre, à bout d’excitation... ». Il ôte
son pyjama, et : « Je me suis... tu comprends » (13).
Ailleurs, hors de tout cadre romanesque, décrivant la même scène,
Louis Trente (auteur pseudonyme du Petit) dit plus crûment : « Je me
suis branlé nu, dans la nuit, devant le cadavre de ma mère » (14). Cela
(mais est-ce réel ?) appelle une remarque moins pour en dissimuler
l’obscénité que pour l’assortir des raisons les plus extrêmes : ce qui relève
de la transgression se situe au-delà du scandaleux, en même temps qu’il
y appartient tout entier. On peut devant un cadavre, qui plus est celui
d’une personne aimée, s’agenouiller et prier... Le monde religieux répond
des attitudes prises conformément à la signification qu’il donne à la mort.

(12) . « Je rapporte ici deux exemples que je crois significatifs (l’un d’eux me
met en cause personnellement) ». OC II, 129 et OC III, 60. Le Petit.
(13) . OC IV, 434. Le bleu du ciel.
(14) . OC III, 60. Le petit.

160
LA MORT A L'ŒUVRE

quelque intolérable qu elle soit. Et la mort adopte alors le sens de cette


attitude. Mais on peut faire plus : plus et pire. Le pire consisterait à
retourner purement et simplement l'embarras où nous étions (parle-t-il
de lui-même ou fait-il acte de fiction ?) et prétendre que la fiction est
celle-là qui présuppose qu’il y a un Dieu qui entend à quelle justice
appellent les cris. Certes, l’horreur de la mort est réelle, et les pleurs le
sont... Mais l’agenouillement, mais les prières, mais la supplication :
n’appartiennent-ils pas davantage à l’imaginaire ? Pour autant que l’épi¬
sode quatre fois rapporté par Bataille, à quatre reprises sensiblement le
même, est exact (et il est, de l’avis de ses proches, conforme à ce qu’à
cette époque Bataille pouvait faire), son caractère ne diffère pas profon¬
dément du caractère sacré de toute autre attitude plus vraisemblable. Se
branler auprès d'une dépouille aimée est-il moins déchirant? Ce n'est
certainement pas moins un hommage. L’hommage d’un homme sans
Dieu qui sait à quel abîme tend le corps bandé.
Bataille voudrait-il que nous comprenions mieux que, poussant les
choses à l’extrême, il ne les dirait cependant pas différemment. Sur cette
même scène, il ajoute ceci : « Je dormais mal et me rappelai que deux
ans auparavant je m’étais livré à une longue orgie pendant l’absence de
ma mère, précisément dans cette chambre et dans ce lit qui servait de
support au cadavre. Cette orgie dans le lit maternel avait eu heu par
hasard la nuit anniversaire de ma naissance : les postures obscènes de
mes complices et mes mouvements extasiés au milieu d’eux étaient
interposés entre l’accouchement qui m’avait donné la vie et la morte pour
laquelle j’éprouvais un amour désespéré qui s’était exprimé à plusieurs
reprises par de terribles sanglots puérils. La volupté extreme de mes
souvenirs me poussa à me rendre dans cette chambre orgiaque pour m y
branler amoureusement en regardant le cadavre » (15). Il n’y a plus guère,
là trace de fiction. A la femme qui lui a donné la vie (on a vu quelles en
avaient été les circonstances), il rend l’hommage de l’homme qui sait
quelle vie est la sienne, la plus désespérée et la plus désirable, a son tour
promise de mourir, se répandant où un autre s’est un jour répandu qui
lui donna naissance. , ,
Marie-Antoinette Bataille, née Tournadre, avait soixante-deux ans.
« Tout à fait flétrie » dit-il d’elle, mais sans doute n’oubhe-t-il pas qu elle
avait été belle. Ce qu’il ne dit pas, c’est que, dormant dans la chambre
qu’il avait quittée pour se rendre auprès du cadavre, sa femme a son
tour attendait un enfant. Laurence Bataille, fille de Georges et Sylvia
Bataille, naîtra le 10 juin 1930, cinq mois apres la mort de sa grand-mere,
la seule qui savait vraiment quelle avait été 1 enfance de Georges Batail .

(15). OC II, 130.

161
GEORGES BATAILLE,

Il semble qu’il faille imaginer Georges Bataille, à la disparition de


Documents, dans l'état de la plus extrême solitude, et sans doute du plus
grand découragement. Ni le pamphlet Un cadavre ni Documents ne
peuvent faire illusion. Breton eut tort de craindre que Bataille rassemblât
durablement autour de lui les laissés pour compte du surréalisme ; il eut
tort de craindre que se constituât un groupe surréaliste de rechange ou
de revanche. Il n’y a, à l’évidence, pas, ou pas encore, de groupe Bataille,
et telle n’était pas à cette époque son intention d’en constituer un. Le
rassemblement des douze signataires du libelle dirigé contre Breton fut
absolument circonstanciel : « Ils ne furent jamais unis que par une
hostilité», précise Bataille (16). Même Documents qui, en janvier 1931,
prend fin n’a pas eu l’effet d’un rassemblement idéologique durable. Né
de désirs contradictoires, dirigé avec entêtement par Bataille dans un tout
autre sens que convenu, il dit avec assez de justesse ce qu’une telle réunion
d’hommes d’horizons différents dut aux circonstances. Le solitaire que
décrit André Thirion en 1927-1928 ne l’est pas moins lorsque Documents
ne paraît plus. Il ne l’est pas moins, mais il l’est différemment. Il a écrit
un livre (Histoire de l’œil) qui a fasciné, mais confidentiellement. Il a
dirigé une importante revue (encore qu’elle n’ait jamais atteint à la
notoriété de La Révolution surréaliste). Il a donc, comme le dit Michel
Leiris, pendant près de deux ans et pour la première fois, été « chef de
file ». Son génie, le regard qu’il avait (qu’il était le seul de son époque à
avoir) pouvaient légitimement faire de lui un maître à penser qu'auraient
pu rallier les maximalistes de l’ultra-gauche philosophique, esthétique et
politique. S’il n’en a pas été ainsi, c’est que Bataille lui-même, chaque
fois qu’il était susceptible d’être rejoint, plaçait plus haut la barre, poussait
plus loin la provocation. Le « plus triste isolement » auquel il se plaignait
d être condamné, il fait peu de doute que lui-même s’y soit condamné.
Aussi violents qu’aient été ses articles de Documents, ils étaient loin
d’égaler la violence et la provocation mises en jeu dans les « Lettres
ouvertes à des camarades » (17) ; violence, provocation et rage: «rage
de chien contre tant de figures radoucies qui ont désappris ce qu’étaient
les plus mauvaises contractions de la haine » (18) ; rage contre son propre
corps (étonnamment, même quand son existence donnera l’apparence
d’être pacifiée, jamais cette rage ne le quittera ; un an avant sa mort, il
se qualifiera encore d’« enragé ») : il semble que ce soit à ce moment
qu’apparaissent les plus violentes évocations de la mort à laquelle il se
sait aussi promis. Bataille mâche et remâche sa mort ; il vit comme il est
rare qu’on vive : avec. Les fascinations nées tôt (sans doute dans

(16) . Le Pont de l’Epée, n° 49. 1969.


(17) . J’ai pu dire que nous ignorions si celles-ci avaient été lues
(18) . OC II, 85.

162
LA MORT A L'ŒUVRE

l’adolescence) et avivées par les sacrifices sanglants des Aztèques et le


supplice chinois des Cent morceaux se sont amplifiées aux dimensions
d'une représentation rabattue sur lui-même et dégrossie dégraissée -
de toute inutile métaphysique : « Ma propre mort m’obsède comme une
cochonnerie obscène et par conséquent horriblement désirable » (19). La
mort n'est pas seulement le cadavre qu'on aura (qui n’est pas à même de
l’imaginer?), pas même celui qu'on a déjà: elle est celui qu’on est. Il
semble que Bataille fasse sien, à sa façon, le raccourci brutal et beau de
Louis-Ferdinand Céline : « Même pas bon à penser la mort qu’on
est » (20).
Cette « cochonnerie », cette rage éloignent jusqu’à, semble-t-il, quel¬
ques-uns de ses plus proches amis. Il ne paraît pas décidé à la moindre
concession qui le retirerait de l'isolement où il s est mis : il attend de ceux
avec lesquels il est lié qu'ils le rejoignent ; pas qu'il doive les rejoindre.
Le soin jaloux, ombrageux qu’il avait en 1925 de ne pas entrer en
surréalisme, il l'a six ans plus tard à déplaire (ou plaire à condition), à
provoquer et à se prononcer contre ce dont tous paraissent à peu près
d'accord, quitte à ce que nul ne l’entende plus : « Il y a peut-être des
déclarations qui faute de mieux ont besoin d un chœur à 1 antique [...]
Mais on ne s'adresse pas à un chœur pour le convaincre, ou le rallier,
tout au plus pour ne pas subir l’arrêt du sort sans révolte au moment où
il condamne le déclarant au plus triste isolement » (21).

Un épisode de la vie de Bataille qu’on peut placer ici faute de savoir


exactement quand le situer (sans doute entre 1928 et 1932), épisode resté
lui-même tout à fait inconnu, témoigne assez bien du caractère au total
secret d’une œuvre qui ne se donne que trompeusement pour dénudante.
Georges Bataille s’est à ce moment violemment épris d’une jeune pros¬
tituée. Violette, qu’il aurait à toute force voulu faire « sortir ». Il semble
qu’il l’ait vue beaucoup jusqu’à ce que cette jeune femme fût « déplacée »
par ses employeurs afin que ce client trop assidu ne la revît pas. Et, de

(19) . Ibid. 87. • i i n ... „


(20) Voyage au bout de la nuit, 257. Denoel. Livre que dans La Critique
sociale (n° 7 janvier 1933), Bataille a commenté on ne peut plus élogieusement :
« la grandeur du Voyage au bout de la nuit consiste en ceci qu’il ne fait aucun
appel au sentiment de pitié démente que la servilité chrétienne avait lie a la
conscience de la misère : aujourd'hui prendre conscience de cette misere, sans en
excepter les pires dégradations - de l’ordure à la mort, de la chienner.e au crime
— ne signifie plus le besoin d’humilier les êtres humains devant une puissance
supérieure... » (OC I, 321).
(21) . OC II, 54.

163
GEORGES BATAILLE,

fait. Bataille ne la reverra pas. De cet événement auquel il ne fait pas de


doute qu’il a attaché une importance considérable, il n’a jamais rien dit,
dans aucun de ses livres, qui en laisse soupçonner l’existence, rien en tout
cas qui prenne les apparences de l’autobiographie. C’est au contraire
dans deux récits (deux récits au moins) de fiction, deux récits qui se
donnent a priori pour fictifs (on verra que ce ne sera pas le cas pour tous)
qu’on en retrouve la trace, non sans que s’y surimposent des influences
intermédiaires : Madame Edwarda. et Sainte.
III
« LE PREMIER DÉSAVEUGLÉ »

Boris Souvarine est, l'année où le rencontre Bataille, l’un des


révolutionnaires les plus prestigieux, certainement l’un des plus estimés.
Il a en 1931 trente-six ans quand il crée une revue parmi les plus
remarquables issues de l’extrême-gauche de l’entre-deux guerres, La
Critique sociale. La Critique sociale ne fut pas à proprement parler une
revue marxiste ; certes, il y fut question de Marx, de Lénine, de Trotski
et de Staline, mais à aucun moment d’une façon qui aurait satisfait à la
« ligne » ; certes, il y fut question de l’Union Soviétique et de ce que
quatorze années de régime communiste avaient fait de la révolution mais,
critique à l’égard de Lénine, critique à l’égard de Trotski, hostile chaque
jour davantage à Staline, il n’est pas jusqu’à Marx que La Critique sociale
n’ait lui aussi mis en cause. Boris Souvarine, communiste jusqu’en 1924,
date à laquelle il fut exclu, « communiste indépendant » ensuite, ainsi
qu’il se définissait lui-même, engagea avec La critique sociale ce que,
rétrospectivement, on considéra être la première critique de gauche du
communisme : « Il a bien fallu qu il y ait un premier désaveuglé. Levé
avant le jour, désabusé à peine l’aube apparue, Boris Souvarine est ce
premier-là: l’homme qui avant tout a ouvert l’œil. » ( 1) N était la
confusion à laquelle je m’exposerais, je serais tenté de dire que Souvarine
occupa toutes ces années aux marges du parti communiste français une
position analogue à celle qu occupa Bataille aux marges du surréalisme,
une position de repli critique à laquelle se rallieraient exclus et dissidents...
A cette différence près, et d’importance, que si Bataille ne fut jamais
surréaliste, Souvarine, il est vrai brièvement, avait été communiste, parmi
les premiers, parmi les plus influents.
De son vrai nom Boris Lifschitz, Souvarine est né à Kiev le octobre
1895 Fils d’un simple ouvrier d’une entreprise (l’atelier Marchak)
d’orfèvreries d’églises (chasubles et garnitures d’icônes ornées de joaillerie),
il émigra avec ses parents et son frère aîné à Paris en 1898. A Paris, après
qu’ils connurent une relative misère, le père de Boris parvint à s’installer
comme petit artisan. On ne parlait pas russe à la maison, mais français ,

(1). Claude Roy, Nouvel observateur, 25 novembre 1983.

167
GEORGES BATAILLE,

la culture et l’éducation que reçut Boris Lifschitz furent françaises : une


culture et une éducation laïques de milieu modeste. Elles le conduisirent
à sympathiser tôt avec les idées socialistes et anarcho-syndicalistes ; la
marxisme, qu’il ignorait, n’y entra donc pour aucune part. Mobilisé en
1913, Boris Lifschitz collabora, soldat, au Populaire, journal socialiste (2).
C’est alors qu’il engagea une correspondance avec Lénine. Or le nom de
Lénine n’était dans ces années-là qu’une référence confuse. Bien peu en
connaissaient même le nom. Trotski, Martov et Lozovski étaient des
noms plus familiers. A dire vrai, avant la révolution russe, Lénine n’était
connu en France que comme un vague militant pacifiste et tolstoien parmi
d’autres. Si Souvarine en apprit plus, et plus vite que quiconque sur lui,
ce fut grâce à cette correspondance entre les deux hommes. S’il fut initié
au léninisme, ce fut par Lénine lui-même et cela avant même que n'eût
lieu la Révolution d’Octobre.
Le choix fait par Boris Lifschitz de prendre pour pseudonyme le
nom de Souvarine (adopté, semble-t-il, dès ses premiers articles) appelle
une remarque (ni lui-même ni ses proches ne s’en expliquèrent jamais, ou
jamais d’une façon telle que le doute ne subsiste). Il est intéressant de
savoir que Souvarine est initialement le nom d’un personnage du roman
d'Emile Zola, Germinal, personnage qui semble avoir été inspiré à Zola
par l’histoire de plusieurs nihilistes russes. On a évoqué les noms de
Solovyev, serrurier, qui tira sur le tsar en 1879, celui de Léo Elartmann
qui tenta de faire sauter le train du tsar le premier décembre de cette
même année... On sait que Zola s’est aussi intéressé au meurtrier du
général Mézentsov (le 4 avril 1878) et à celui d'Alexandre II (le 13 mars
1881) (3). Toujours est-il que le choix fait par Lifschitz de ce pseudonyme
témoigne de ses premières inclinations politiques qui ne furent pas
qu’anarcho-syndicalistes, mais aussi très vraisemblablement terroristes.
Le plus singulier reste que ce personnage de Zola dont Lifschitz s'est fait
un modèle n’a rien que d'équivoque. Ce Souvarine-là a l’héroïsme pleutre
et les convictions d’un visionnaire prêt au pire, ce qu’à l'évidence
Souvarine, Souvarine-Lifschitz ne fut jamais. La violence politique ne lui
répugne pas. La violence aveugle pas davantage ; le portrait que fait Zola
de son héros ne laisse pas place au doute : « Sa face blonde de fille au
nez mince, aux petites dents pointues, s’ensauvageait dans une rêverie

(2) . Fidèle à Jaurès, ce journal plaidait à l’époque pour la reprise de la


concertation entre les mouvements ouvriers des pays en guerre ; il ne voulait ni
vainqueur ni vaincu, ni annexions ni indemnités, ni, surtout, inutiles massacres.
(3) . Les meurtriers du tsar Alexandre II appartenaient au groupe « La volonté
du Peuple ». Sofia Perovskaia, Jeliabov et plusieurs autres furent pendus.

168
LA MORT A L’ŒUVRE

mystique où passaient des visions sanglantes » (4). « Son visage décomposé


devenait effrayant dans une de ces colères religieuses qui exterminent les
peuples. » (5) L'extermination, c’est ce à quoi il se déterminera en sabotant
la mine où travaillent les siens. Aussi reste-t-on en peine de comprendre
quelle fascination ce personnage a pu exercer sur Boris Lifschitz au point
qu'il s’en soit approprié le nom. Rien de ce que nous savons ne permet
de le comprendre.
Rien ne le permet, encore que ses premières années de militantisme
ouvrier puissent être placées sous le signe de l’action « illégale » sinon
violente (6). Si, en 1917-1918, il est sagement correspondant de la revue
Novoïa Jizn de Maxime Gorki, il passe en 1920-1921 dix mois de prison
avec seize autres membres du bureau confédéral de la CGT et dirigeants
d'extrême-gauche pour avoir, en mai, appelé à la grève générale, grève
lancée parla très puissante fédération des cheminots et soutenue par les
dockers, les mineurs, les métallos et les maçons. La grève, durement brisée
par Alexandre Millerand, fut un échec, mais Souvarine, depuis sa cellule
de la Santé, fut élu au comité directeur du PCF que son attitude à
l'intérieur du parti socialiste, favorable à la tenue d une troisième
Internationale, avait contribué à créer. Libéré, Souvarine quitte Paris en
mai 1921 pour Moscou: «Le cœur étreint d’émotion, j’allais faire la
connaissance du pays de la Révolution, mais aussi du pays de ma
naissance. » (7). Il y séjournera jusqu’en janvier 1925 et deviendra membre
des trois instances dirigeantes du Komintern, son présidium, son secrétariat
et son comité exécutif. L’influence de Souvarine sur les instances diri¬
geantes du PCUSfut considérable, et il n’est pas sûr qu’aucun représentant
du parti français n’en ait eu jamais d’égale depuis. Elle fut considérable
jusqu’à ce que se pose le problème de la succession de Lénine, en 1924 :
Souvarine, le premier, se dressa alors contre le procès fait à Trotski.
Certes, ce fut d’un point de vue strictement révolutionnaire qu’il le fit :
il ne faisait à ses yeux aucun doute qu’accuser inéquitablement Trotski
ne pouvait que desservir l’Union Soviétique aux yeux des jeunes militants

(4) . Emile Zola. Germinal, 458. Folio Gallimard.


(5) . Ibid, 460. . f . ,
(6) . A cet anarchisme initial, et supposé, de Souvarine, il y a toutefois deux
échos différés dans le temps: arrivant à Moscou, il demanda a Lenine (cela
indigna Bêla Kun) d’aller visiter la prison de Boutirki, celle ou étaient enfermes
les anarchistes. Plus tard dans La Critique sociale il laissa Georges Bataille publier
des propos ouvertement anarchistes : « Il n’existe pas humainement de mépris
assez tranché pour répondre à l’emploi de cette vieille argutie [anarchisme petit-
bourgeois], dérisoire insulte à toute bonne foi, insulte au refus de s aveugler. »
(7) . Lettre de Boris Souvarine à Alexandre Soljénitsyne, mars 1978.

169
GEORGES BATAILLE,

ouvriers internationaux pour lesquels il demeurait une figure historique


de la Révolution. Mais ce fut aussi d’un point de vue moral qu’il défendit
Trotski, ce dont il s’expliqua ouvertement (8) : « Si je trouvais dans les
critiques que vous [Zinoviev] ou Kamenev ou Staline ou d’autres, avez
faites, des arguments contre les idées de Trotski, je n’hésiterais pas une
seconde à rectifier mon point de vue. Mais je cherche vos arguments et
je n’en trouve pas. Je trouve des attaques personnelles, des rappels le plus
souvent inexacts du passé, des interprétations plus ou moins arbitraires
des conceptions de Trotski. Mais je ne vois pas que vous réfutiez les
considérations et les propositions de Trotski » (9). Au 13e congrès du
parti bolchévique, le 28 mai 1924, Souvarine, traduit par Lounatcharski,
défendit donc Trotski contre l’accusation de menchévisme. De nouveau
il qualifia « de mensonges et de calomnies » les accusations portées contre
lui. La rupture était fatale.
Intransigeant, Souvarine revenu à Paris ratifia exemplairement les
propos tenus à Moscou. Il fit paraître la brochure — interdite comme il
se doit — de Trotski, Cours nouveau ; il la préfaça et écrivit à cette
occasion : « Nous nous élevons contre la tendance déjà apparue... de faire
du léninisme une religion, de l’œuvre du maître un évangile. » Il se servit
alors du Bulletin communiste (unique organe théorique officiel du PCF),
qu’il dirigeait depuis 1920, pour publier des lettres de celui que le nouveau
pouvoir soviétique tentait de discréditer. Le premier, il se dressa contre
la stalinisation consécutive à la mort de Lénine, ce qu’on lui fit payer de
son exclusion dès 1924 et de la suppression de l’organe qu'il dirigeait.
Mais Souvarine n’en resta pas là. Seul, avec ses seules ressources, il
fit reparaître, en 1925, le Bulletin sans plus de souci du marxisme et du
léninisme des « dévots » et des « cagots » du communisme officiel. Il était
entré en dissidence ; il se définira désormais comme communiste indépen¬
dant. La parution du Bulletin fut régulière jusqu’en 1928, irrégulière au-
delà. Elle n’en eut pas moins lieu jusqu’en 1933. Nul n’échappa à la
critique de Souvarine. Ni Lénine, dont il ne doute pas de la sincérité,
mais dont il dit aussitôt qu’il était « fanatique et borné » ; ni la Russie
soviétique dont il déclare qu’elle n’était ni bourgeoise ni prolétarienne,
mais bureaucratique (c’est à lui qu’on doit la formule « La dictature du
secrétariat ») ; ni les intellectuels, ces « orthodoxes qui se satisfont de
formules culturelles » et « d’ersatz de marxisme » ; ni, bientôt, bien sûr,
Staline, dont le premier il dénonçera quel tyran il est et dont il pressent
qu'avec lui « l’incompatibilité entre le bolchévisme post-léninien et le

(8) . L’étonnant n’est pas tant qu’il s’exprima, mais qu’on le laissa s’exprimer ;
c’est d’une autre façon convenir de l’influence qui fut la sienne.
(9) . Lettre de Boris Souvarine à Alexandre Zinoviev, le 20 mars 1924.

170
LA MORT A L 'ŒUVRE

marxisme » deviendra absolue (10). Contre eux, l’œuvre et la vie de Marx


constituent une protestation par elles-mêmes. C'est à elles qu il en appelle,
à elles qu'il faut faire retour, d'elles qu'il faut reprendre la réflexion
puisqu'aussi bien elles ne sont pas elles non plus au-delà de la critique.
Un marxisme responsable exige de faire l'analyse, au moyen même des
méthodes fournies par Marx, de ce qui, chez Marx, est corrigible, et de
ce qui, depuis Marx, en modifie la nature et les conclusions.
Telle fut l’attitude adoptée par Souvarine entre 1925 et 1930, l’attitude
d'un homme décidé de ne « rien accepter qu au conditionnel, d éviter
toute confusion entre un postulat et une déduction relative » (11). Ainsi
en 1927, dans le numéro commémoratif du dixième anniversaire de la
Révolution d'Octobre, il pousse plus avant sa critique ; il dénie aux
représentants en place de la Révolution le droit de se prévaloir de ceux
pour lesquels elle a été faite ; ils ne forment, dit-il, tout au plus qu une
« nouvelle classe de privilégiés », une classe dont les intérêts ne s identifient
plus à ceux du prolétariat : « Il y a le Parti et il y a le reste. »
Une telle phrase, un tel désaveu prononcés par celui qui avait le plus
activement travaillé au rapprochement du parti ouvrier français et du
parti communiste de l'Union Soviétique justifiaient a posteriori les
excommunicateurs de 1924, fussent-ils des «dévots» et des « cagots ».
Une excommunication qu'à tort on imputa au trotskisme de Souvarine.
A tort car, s’il fut oppositionnel, et parmi les premiers, il ne fut pas
trotskiste, pas davantage d’ailleurs que bon nombre d autres opposition-
nels de l’époque. Souvarine le rappelle d'une phrase : « L accusation
inepte de trotskisme proférée contre n'importe qui par Staline et les
staliniens n’a jamais été une définition, mais une injure. » La propagande
se simplifiait la tâche en les qualifiant, Souvarine compris, ainsi, si
hémorragie il y avait, mieux valait qu’elle eût un seul nom. En effet,
jamais Souvarine n’a fait le choix de Trotski contre Staline mais celui
de la vérité due à Trotski contre les calomnies émanées de Staline. Il n est
même pas sûr que Lénine lui parût préférable et qu’il crût devoir en
référer à son action et à sa pensée. A tout prendre, c’est aux origines de
la pensée révolutionnaire qu’il remontait, à Marx donc, encore que non
sans réserves, à Marx et aux moyens analytiques et critiques élaborés par
lui • c’est à partir de Marx (Souvarine, fidèle jusqu’en ceci a Marx, ne se
dit pas «marxiste») qu’un intellectuel se devait de continuer la pensee
de la révolution sociale, y compris si celle-ci trouvait contre elle rameutes
les thuriféraires du Parti.

(10) . La Critique sociale, n 2, p. 50. A l’occasion de l’arrestation de


D. B. Razianov.
(11) . Lettre citée, à Soljénitsyne.

171
GEORGES BATAILLE,

Ce rappel aura pu paraître long. Mais Souvarine est aujourd'hui


trop oublié pour qu’on ne lui accorde la place qui lui revient légitime¬
ment (12). L’importance et le prestige qui étaient les siens au moment où
Bataille le rencontra font de lui le plus écouté et le plus estimé des
intellectuels d’extrême et d’ultra-gauche. Sans aucun doute ses opinions
comptèrent-elles pour beaucoup, y compris pour Breton et les surréalistes
pour lesquels il fut un phare jusqu’à ce que Breton se rallie à Trotski.
Curieusement, presque paradoxalement, Souvarine, tout entier acquis à
l’importance, à la gravité de l’enjeu politique, n’avait que très peu le sens
de l'enjeu esthétique, et moins encore le sens de ce qui pouvait rapprocher
politique et esthétique.
Tandis qu’au Bulletin communiste avaient collaboré Pierre Pascal,
Amédée Dunois(13), Pierre Kaan, Lucien Laurat, Aimé Patri, Jacques
Mesnil, Jean Soudeille, Max Eastman, Karl Korsch, et Joachim Mau-
rin (14), plusieurs d’entre eux (principalement Lucien Laurat, de son vrai
nom Othon Maschl, économiste au Populaire) collaboreront à la nouvelle
revue créée par Souvarine, La Critique sociale. Ils y formeront ce qu'on
pourrait appeler le groupe Souvarine. Jacques Baron, Raymond Queneau
et Michel Leiris, transfuges du surréalisme et tous trois signataires en
1930 du pamphlet Un Cadavre, les y rejoindront. Les y rejoidront aussi
Jean Piel (qui deviendra un proche et fidèle ami de Bataille), le docteur
Dausse (dont on se souvient qu’il fut celui qui mit en relation Georges
Bataille avec Adrien Borel, son analyste), Jean Bernier, ex-clartéiste,
active figure intellectuelle des années 1920-1930 (on se souvient que c’est
principalement sur son initiative que fut plusieurs fois tenté le rappro¬
chement des surréalistes et de la revue Clarté). Ainsi donc Georges
Bataille, entrant à La Critique sociale, n’y entrait pas seul. Les amis qu’il
y avait, sans former ce qu’il serait hâtif et sans doute faux de qualifier
de groupe Bataille, le soutinrent chaque fois que sa collaboration infléchit
la rédaction dans un sens que Souvarine ne pouvait approuver qu'avec
la plus extrême réserve.
Une autre figure se détache de l'hétéroclite regroupement que

(12) . On lira avec intérêt l'avant-propos donné par lui-même à la réimpression


de La Critique sociale, aux Editions de la Différence, 1983. Et le numéro spécial
« Hommage à Boris Souvarine » publié à sa mort par la revue Est-Ouest, février
1985, nouvelle série, troisième année, n° 15.
(13) . Amédée Dunois, ancien collaborateur du Populaire, socialiste avant
1920, communiste après, «communiste indépendant» en même temps que
Souvarine.
(14) . Le beau-frère de Boris Souvarine. Plus tard, fondateur des POUM en
Espagne.

172
LA MORT A L'ŒUVRE

constitue La Critique sociale: celle de Colette Peignot (15). Certes, elle


n’apparut que tard, et rarement, au sommaire de la revue, sous le
pseudonyme de Claude Araxe (16) ; certes elle n’y écrivit guère que des
notes de lecture, sur la littérature russe. Mais pour deux raisons, La
Critique sociale lui est intimement liée : d abord parce que c est elle qui
va la finançer grâce à un fond déposé chez 1 éditeur Marcel Rivière,
provenant d'une part d'héritage ; ensuite parce qu elle est à cette époque
la compagne de Boris Souvarine, et qu avec lui elle va assurer la totalité
du travail de rédaction (révision des textes, traductions, corrections,
maquettes, rapports avec l’imprimeur, l'éditeur et les lecteurs...). On peut
donc le supposer : sa présence dut avoir un rôle (déterminant ?), moins
sur l’orientation politique de la revue (on peut imaginer que Souvarine
décidait seul de ce que, politiquement, devait être La Critique sociale) que
sur son ouverture à des horizons moins immédiatement politiques et sur
son élargissement à des collaborations « hétérodoxes ». Nous reviendrons,
bien sûr, et longuement, sur Colette Peignot. Mais peut-être n est-il pas
inutile de suggérer déjà, aussi différente était-elle à ce moment de ce
qu’elle serait bientôt, que l'extrême ardeur, l’extrême incandescence ou
elle se trouvait à chaque instant, le peu de cas qu elle ne pouvait que
faire de tout ce qui est dévot, de tout ce qui est conforme, son instabilité
même dont Souvarine se plaignit infléchirent La Critique sociale dans un
sens qui plus ou moins échappait à ce que celui-ci, s’il ayait ete seul, eut
fait de cette revue. La hauteur de vue de Boris Souvarine n est pas en
cause II n’est ni invraisemblable ni attentatoire de prétendre que 1 enjeu
esthétique et intellectuel (celui du surréalisme, celui de Bataille) ne comptait
que médiocrement à ses yeux comparé à l’enjeu politique dont il était
mieux qu’aucun autre avisé. Cette hauteur de vue, nul n aurait d ailleurs
songé à la mettre en doute (c’est Souvarine qu’allèrent voir en délégation
les surréalistes quand ils s’offrirent d'entrer au Parti, et de lui qu ils
voulurent recevoir un avis. Sagement d’ailleurs, Souvarine fit valoir qu en
tant qu’exclu, il était mal habilité pour leur en donner un. Cette démarché
de Breton dit assez quel magistère politique était alors le sien)... Mais

ü5) Si Documents fut hétéroclite, La Critique sociale ne l’était pas moins.


Souvarine regroupe autour de lu. des idéologues, des économistes rompus aux
mdlleurs rudLen^s de la pensée politique. Tel n’est pas le cas, tant s en faut, de
Bataille et de ses amis. Non que Bataille fût moins apte qu aucun des souvarimens
à écri e des arficrs politiques (on verra même que les plus importants de ces
article^ furent les siens), mais par sa formation .1 ne pouva.t n pnon en ecnre

qUe de nyme lui fut suggéré par Souvarine. Araxe est le nom d un
fleuve qui arrosah l’Arménie et côtoyait la Géorgie, fleuve torrentiel qu. ne
supportait pas qu’on lui imposât un pont pour le franchir.

173
GEORGES BATAILLE,

politiquement isolé (que pèse La Critique sociale face à la réalité soviétique


et au PCF ? Tout au plus prend-elle date), contraint de nouer des alliances
sur les marges mêmes de la position qu’il occupe, elle-même marginale,
Souvarine va, et c’est son mérite imprévu, offrir une tribune de choix à
des positions jamais homogènes et pour certaines d’entre elles — celles
de Bataille précisément — par trop hérétiques. S’agirait-il de faire justice
de la réputation d’intolérance qui lui est faite, et que lui-même a
grandement contribué à se faire : jamais il ne censurera ces positions.
(Tout au plus, en homme qui sait ce qu’être interdit veut dire, prit-il des
distances avec Bataille et les fit-il prendre à La Critique sociale.) La
présence de Colette Peignot, discrète mais active, l’y encouragea-t-elle ?
On peut le supposer même s’il ne l’admit pas vraiment.
Àdmit-il d’ailleurs vraiment que Bernier et Bataille travaillent à La
Critique sociale ? Comment éviter en effet de dire dès maintenant que, si
cette revue fut un hétéroclite rassemblement politique, elle fut aussi —
c’est moins courant — un hétéroclite rassemblement sentimental ? En
effet Colette Peignot, compagne de Souyqrine, avait auparavant été celle,
désespérée, de Bernier (pour qui elle tenta de se donner la mort), avant
de devenir celle — suicidaire ? — de Bataille (pour lequel elle quitta
Souvarine). Ce curieux coagulât sentimental eut-il une incidence notable
sur La Critique sociale ? C’est peu probable. Tout au plus doit-on tenir
compte de ceci : ce qu’en dirent les intéressés (Souvarine surtout) quand
il s’est agi de faire de tout cela un bilan doit autant aux déformations
imputables aux sentiments qu’aux faits et aux idées e.ux-mêmes.
LE CERCLE COMMUNISTE DÉMOCRATIQUE

Sans en être l’organe (Souvarine tenait à ce qu’on ne les confondît


pas), La Critique sociale était née de la constitution d’un groupe de
réflexion, animé par lui, et ouvert aux « camarades exclus ou sortis
diversement du parti communiste » : le cercle Communiste démocratique
(second des noms de ce cercle, créé en 1926, qui s’appela d’abord —
jusqu’en 1930 — le Cercle Communiste Marx-Lénine). Ce cercle réunit
presque tous les futurs collaborateurs de La Critique sociale, plus,
occasionnellement, quelques surréalistes : Breton, Eluard, Aragon, Tzara,
Péret, Naville, Queneau et Desnos.
Sur l’existence et l’activité de ce cercle dont Souvarine ne dit rien
d’explicite et que, conformément à la distinction que lui-même fait, nous
nous garderons d’assimiler purement et simplement à La Critique sociale,
nous ne disposons guère que du témoignage de Simone Weil qui n en fit
certes pas partie mais qui le côtoya d’assez près pour que la question de
sa participation fût plusieurs fois soulevée. Ce témoignage est curieusement
éclairant : il met en lumière de quelles divergences profondes ce Cercle
était fait, quelles opinions s’y affrontèrent, et quel rôle Bataille y tint. Il
met surtout en lumière par quelles approximations passe une pensee
révolutionnaire sitôt qu’est abandonnée la référence au dogme unifiant
(à ce titre, le cercle dut être, par la qualité de ses participants, un
formidable’ laissé pour compte théorique de la réflexion révolutionnaire
de stricte obédience marxiste).
La question que pose Simone Weil est essentielle (essentielle au poin
qu’on peut s’étonner que ce fût quelqu’un d’extérieur qui la posât,
attendant pour y entrer, qu’on lui donnât une réponse satisfaisante) .
« Comment cohabiter dans une même organisation révolutionnaire quand
on entend de part et d’autre par révolution deux choses contraires ! »
Simone Weil dit deux, et non pas des choses contraires. On ne peut plus
clairement le dire : il y a elle-même et il y a Georges Bataille. Qu avons-
nous en commun, demande-t-elle en substance et que pouvons-nous
prétendre entreprendre ensemble quand, préalablement a toute autre
considération, « la révolution est pour lui le triomphe de 1 irrationnel,
pour moi du rationnel, pour lui une catastrophe, pour moi une ac ion
méthodique où il faut s’efforcer de limiter les dégâts, pour lui la libération

175
GEORGES BATAILLE,

des instincts et notamment de ceux considérés comme pathologiques,


pour moi une moralité supérieure » ? « Quoi de commun ? », conclut-
elle (1). A l’évidence. Bataille s’est mis de nouveau dans la position
d’étroitement dialoguer et agir avec des membres d’une organisation dont
il ne partage ni l’analyse ni les fins. Ce qu’à peu de choses près lui
reprochait Breton, c’est, au Cercle, Simone Weil qui cette fois l’exprime.
Bataille appelle au désordre violent des désirs et de l’instinct, mais le
paradoxe veut qu’il attende de ceux qui ont une vision morale de la
révolution qu’ils l’approuvent et fassent leurs le déchaînement qu’il
annonce. Fidèle à lui-même, violemment anti-idéaliste de nouveau, il veut
le pire : la catastrophe plutôt que la révolution, le désordre plutôt que
l’ordre, la libre expression des instincts (y compris « pathologiques »)
plutôt que leur prohibition, le déchaînement et l’abondance des forces
plutôt que leur rationalisation... Quoi de commun ? Simone Weil y insiste :
Qu’est-il possible de faire ensemble ? Quel contenu réel donner à une
action qui admet pour préliminaires des substrats théoriques si notable¬
ment divergents ?
La situation est d’autant plus complexe que les deux positions, la
sienne et celle de Bataille, paraissent en peine de savoir qui se rallie à
chacune. Simone Weil semble sûre (semble, dit-elle, mais pas davantage)
de l’assentiment de Boris Souvarine, de celui de Pierre Kaan aussi, et
avec eux, on peut l’imaginer, de plusieurs souvariniens de vieille date
(Amédée Dunois par exemple). Mais elle est moins sûre que qui ce soit
se rallie à la position défendue par Bataille : « L’obscurité est encore
accrue du fait que Bataille est entouré de camarades dont on ignore —
y compris sans doute eux-mêmes — jusqu’à quel point ils adoptent son
point de vue. » Bataille, une fois de plus, apparaît pour ce qu’il dut être
à l’intérieur de ce Cercle composite : un homme seul, défendant une
position dont tous, y compris ses proches, s’effarouchent.
A cette incertitude, à cette ligne de partage, claire davantage que ne
le dit Simone Weil (l’exclusion de Bataille suffirait à l’effacer), s'en ajoute
une autre, et les choses sont ainsi faites que cette autre ligne de partage
ne sépare pas les mêmes personnes : il s’agit de l'organisation du Cercle.
D’aucuns inclineraient à en faire un parti nouveau. Lesquels ? Il semble,
selon Simone Weil que seul Souvarine serait de cet avis (lui seul, certes,
mais c’est de lui-même que le Cercle est né). D’autres, jusque parmi les
souvariniens, y sont résolument hostiles ; c'est le cas de Pierre Kaan. De
même qu’y est hostile, a fortiori, Bataille, et avec lui ses amis (Simone
Weil ne dit pas de quelle position elle-même est proche). En désaccord

(1). Simone Pétrement. Vie de Simone Weil. Brouillon de lettre au Cercle.


T.I, 422. Fayard.

176
LA MORT A L'ŒUVRE

sur la théorie, en désaccord sur l’organisation, le Cercle l’est aussi sur


l’action : pour certains il ne doit pas aller au-delà de ce qu’il est, c’est-à-
dire qu'il doit rester un organe pacifique, de réflexion, tout au plus une
tribune. Tel n’est pas à l’évidence l’avis de Simone Weil à qui une telle
réserve paraît un peu ridicule. Pour elle, l’action exige la constitution de
milices et la préparation à des luttes à caractère illégal. Peut-on imaginer
que sur ce point Bataille aurait été d’accord avec elle ? Sans doute, pour
autant que les fins d’une telle action ne fissent pas entre eux l’objet d’une
discussion détaillée.
La radiographie opérée par Simone Weil est d’autant plus précieuse
(c’est en réalité le seul témoignage précis que nous avons) que, chaque
point soulevé par elle, répond la confusion savamment, intentionnellement
entretenue par Bataille dont il apparaît sans l’ombre d’un doute qu’il
joua dans le Cercle un rôle considérable, qu’il ne semble pas que Souvarine
ait jamais voulu diminuer. Confusion qu’il n’hésitera pas à pousser jusqu’à
l’absurde (l’absurde pouvant être le point au-delà duquel Simone Weil
elle-même ne comprend plus) : si quelqu’un insiste pour qu’elle entre au
Cercle, ce n’est pas Souvarine, ce n’est pas Bernier (dont le rôle n’apparaît
pas clairement ; mais Souvarine ne lui témoigne depuis le début que peu
d’estime), ce n’est aucun des souvariniens représentés, c’est... Bataille lui-
même, désireux — faut-il le croire ? — d’octroyer à qui le conteste une
recrue supplémentaire, et de choix. C’est à sa demande qu elle rédigea
ces notes ; on ignore si elles furent débattues à l’intérieur du Cercle.
Toujours est-il qu’elle n’y adhéra pas quand bien même elle collaborera,
au moyen d’importants articles, à La Critique sociale. Il serait regrettable
de ne pas reproduire le diagnostic que pour finir elle donne : « Le Cercle
est un phénomène psychologique. Il est fait d affection mutuelle, d affinités
obscures, de refoulements surtout et de contradictions non tirées au clair
entre des membres et même en chacun de ses membres. » Contradictions,
ajoute-t-elle, qui n’épargnent pas Souvarine lui-même en qui elle voit
deux individus difficilement conciliables : un homme daté (« survivant des
luttes politiques de la guerre et de l’après-guerre ») et un autre, contem¬
porain celui-ci. Propos qui peuvent faire penser qu’une ligne de partage,
interne celle-là en quelque sorte, clivait le fédérateur du Cercle, Souvarine
lui-même.
Selon toute vraisemblance, les mêmes dissentiments, encore que
sensiblement atténués, durent se faire jour dans la rédaction de La Critique
sociale Les cartes de La Critique sociale étaient entre les mains de
Souvarine (et de Colette Peignot). Il ne publia rien qu’il ne voulût publier
et, s’il arriva qu’il émit des réserves sur un article (comme ce fut le cas
pour « La notion de dépense » de Bataille), il n’alla pas jusqu à le censurer.
Tout au plus avertit-il que la teneur d’un article n’engageait que son
signataire et non pas la rédaction. Là s’arrête, à l'époque, son jugement.

177
GEORGES BATAILLE,

Il se loua d’ailleurs, quelques regrets qu’il en aura, de la présence de


Georges Bataille à ses côtés. Ainsi, à Pierre Kaan, dira-t-il parlant de
Simone Weil : « la seule recrue intéressante depuis Bataille » (2).
Considérable, l’influence de Bataille ne fut cependant pas détermi¬
nante sur la ligne de La Critique sociale. Loin, tant s’en faut, d égaler
celle qu’il eut sur Documents que, de fait, il dirigea. Il n’en donna pas
moins à La Critique plusieurs articles parmi les plus importants de ceux
qu’il écrivit avant-guerre, comme « La notion de dépense », que Thirion,
surréaliste pourtant, considéra à l’époque (mais il ne changea pas d’avis
par la suite) « comme l’un des textes majeurs du siècle » (3), comme « Le
problème de l’Etat », où l’on peut lire quelle était alors sa position
politique, ou comme « La structure psychologique du fascisme » (4).

(2) . Lettre à Pierre Kaan du 20 juillet 1933 (?). On peut, sans grand risque
d’erreur, dater cette lettre de 1933, la première apparition de Simone Weil au
sommaire de La Critique sociale datant de septembre 1933.
(3) . André Thirion, op. cit. 551.
(4) . 11 donna en collaboration avec Raymond Queneau un important article
intitulé « La critique des fondements de la dialectique hégélienne » où les
signataires, protestant contre l’exclusive captation de Hegel par les marxistes,
plaident pour une lecture de Hegel réactivée par l’apport de Freud et de la
phénoménologie allemande. Georges Bataille, critique littéraire, donnera aussi
d’importantes notes de lecture, quelques-unes admiratives comme celle du Voyage
au bout de la nuit, de L. F. Céline, d’autres, nettement plus polémiques, sur les
surréalistes par exemple.
L'ÉTAT : DÉCHIREMENT ET MALHEUR

Parmi les textes que nous venons de citer, l’article « Le problème de


l'Etat » mérite que nous nous y arrêtions. Certainement dit-il mieux
qu’aucun autre article écrit à cette époque (en 1933) quelle position
politique est celle de Bataille. Certainement confirme t-il de bien des
manières ce que, agacée, lui reproche Simone Weil, à savoir à quel point
il est déjà peu marxiste. (L'a-t-il jamais été d'ailleurs ? A-t-il fait plus
qu’emprunter ça et là à Marx de quoi se dresser contre les idéalistes ?)
Le titre de cet article ne laisse que peu de doutes : le problème est
moins celui de la Révolution que celui de l’Etat. Non pas seulement 1 Etat
bourgeois, l’Etat capitaliste, mais tous les Etats. Tous, désormais, déses¬
pèrent la Révolution. Quelle révolution attendre, pour quelle révolution
militer, qui ne fasse pas de la disparition de l’Etat le principal sinon le
seul de ses desseins ? L'horreur des polices allemande et italienne, celle
de Staline, « ombre et froid » jetés sur tout espoir révolutionnaire, sont,
dit-il, à l’image d'une humanité « où les cris de révolte sont devenus
politiquement négligeables, où ces cris ne sont plus que déchirement et
malheur » (1). Déjà, aux yeux de Bataille (et en cela il ne diffère pas de
Souvarine) il n’y a plus rien à attendre des faussaires qui ont fait de la
révolution russe l’exact contredit des principes dont elle se réclamait ;
rien à attendre non plus, bien sûr, des optimistes et des niais, qui
s’obstinent à croire que le pire n est pas déjà arrivé (le pire, la trahison
de la révolution en Union Soviétique, mais aussi sa parodie, en Allemagne
et en Italie). En bref, rien à attendre de quiconque ne fait pas de la haine
de l’Etat une détermination à porter plus loin le déchirement, plus profond
le malheur, rien à attendre de quiconque ne désire pas « la désorientation
générale ». . .,
On voit ici comment se dessine une réponse indirecte a Simone weil.
Peut-être ne la compte-t-il pas au nombre des idéalistes, mais vraisem¬
blablement la compte-t-il au nombre des niais et des optimistes qui
s’obstinent à ne pas voir que le pire est déjà survenu. Il n’y a plus de

(1). OC I, 332. “Le problème de l’Etat”.

179
GEORGES BATAILLE,

révolution possible. Le siècle en compte trois déjà, russe, allemande et


italienne. Trois qui ont chacune, plus violemment que nul ne pouvait le
soupçonner, renforcé l'Etat et humilié qui lui était asservi. Une conscience
révolutionnaire ne le restera qu’en dépit de cela, et elle sera déchirée.
Pourquoi à l’impossible révolution une conscience déchirée ne préférerait-
elle pas la catastrophe ? Simone Weil avait donc sans doute raison : l’un
croit au ciel (révolutionnaire), l’autre n’y croit pas. Bataille n’est sans
doute pas davantage désabusé que Souvarine ; il n’a pas mis plus de
temps que lui (et en partie grâce à lui) à comprendre combien Staline est
la honte de toute morale révolutionnaire (2). Mais, alors que Boris
Souvarine s’attache à ce désenchantement comme un homme convaincu
que le prolétariat dispose des ressources susceptibles de rétablir la
révolution dans son bon sens, Bataille, pour les mêmes raisons qui le
mirent au ban de la société surréaliste, pour cette raison essentiellement
qu’il n’a sans doute jamais considéré la révolution léniniste comme
exactement adéquate à l’illumination violente qu’il attend du feu des
émeutes, s’empresse de tirer tout le parti possible d'un tel désenchante¬
ment : le « grand-soir » sera soir de revanche ; c’est à la perte de ceux qui
ont perdu le prolétariat que doit tendre, sans merci, la juste lutte des
classes : « Leurs belles phrases seront couvertes par les cris de mort des
émeutes. C’est là l’espoir sanglant qui se confond chaque jour avec
l’existence populaire » (3). (Faut-il voir dans le fait que Souvarine ait
laissé cela paraître dans ses colonnes une résurgence de son anarchisme
terroriste de très jeune militant ?).
Il n’est plus question pour Bataille — ou de loin — que la violence
révolutionnaire soit utile ; elle est sa propre fin. Et cela, passé un très
bref intermède marxisant (Bataille dira qu'il s'efforça de «façon tou¬
chante » de devenir communiste), est plus conforme à sa pensée qui n'a
que peu le souci des fins, humaines ou sacrées. Cette première mise en
cause de l’utilité allait appeler une suite, suite considérable et à tous
égards nouvelle : « La notion de dépense », le second des articles majeurs
de Bataille dans La Critique sociale (4). Qu’y dit-il ? En substance qu'il
est faux que seule compte la production, faux qu'une société ait seulement
intérêt à celle-ci. Il existe une toute autre sorte d’activité, aussi considérable
que négligée par l’analyse économique, qui consiste à dépenser, à dépenser
somptuairement, à dépenser inutilement. Tout autant qu’à ce qui permet

(2) . La référence de Bataille à la « morale révolutionnaire » ne laisse pas


d'être douteuse. C’est sans doute parce que lui-même en est loin qu'il ne manque
pas d’y rappeler qui y déroge.
(3) . OC I, 318. « La notion de dépense ».
(4) . OC I, 302. Ibid.

180
LA MORT A L’ŒUVRE

qu’une société satisfasse à ses besoins, il faut prêter attention au fait,


aussi vieux que le monde, qu’elle s’expose intentionnellement, presque
ludiquement, à des secousses considérables, à des dépressions violentes,
à des ruines soudaines, à des crises d’angoisse si intenses qu'elles en
paraissent orgiaques... Comment les qualifier d’un mot autre que du mot
de catastrophes ?
Cela n’est pas tout à fait nouveau sous sa plume. L’anus solaire et
La valeur d'usage de D.A.F. de Sade dont nous avons précédemment parlé
avaient permis de dégager des séries de notions liées à la perte, à 1 excrétion
et à la honte. Ce- qui est nouveau, c’est que Bataille ose donner à ces
notions un sens politique. Il faut dire que Marcel Mauss, 1 ethnologue
dont il n'a certes pas suivi les cours mais qu’il a lu et qu'Alfred Métraux
lui a abondamment commenté, l’y encourage indirectement. Lui aussi,
lui le premier, a vu quelles pertes improductives se ménagent plus d’une
société dites primitives : le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les jeux,
les spectacles, les rites, les sacrifices, les arts, etc. Aucune de ces activités
n’a d’autres fins qu’elles-mêmes. Mieux, toutes tendent à ruiner davantage
qu'à acquérir. Il ne suffit donc pas de prétendre qu’elles constituent un
« plus » dans une société, un surcroît par lequel cette société se donnerait
à voir dans une splendeur et une vitalité attestant que tous ses besoins
sont satisfaits ; « si effroyable qu’elle soit », ne craint pas d’affirmer
Bataille, « la misère humaine n’a jamais eu une emprise suffisante sur les
sociétés pour que le souci de la conservation, qui donne à la production
l’apparence d’une fin, l’emporte sur celui de la dépense improductive » (5).
On a si fort mésestimé cette tendance que longtemps l’économie
classique prétendit que le troc régissait les échanges des sociétés primitives.
Or Marcel Mauss a démontré qu’au contraire du troc, ces sociétés étaient
régies par des échanges à caractère non économique, obligeant des
individus ou des groupes d’individus à faire des dons. Ces dons, Mauss
eut l’occasion de les observer dans plusieurs tribus amérindiennnes de la
côte septentrionale du Pacifique ; et c’est à l’une d’entre elles (6) qu’il
emprunte le mot qui servira à les qualifier, mot qui va devenir 1 un des
principaux employés par Bataille : le potlatch.
Qu’est-ce qu’un potlatch ? Un défi ? Une ordalie ? Plus simplement
un combat détourné et au total pacifique. Au cours d’un potlatch, les

(5) . OC I, 308. Ibid. „ , . T1. .. ,


(6) . Les Chinook. Mais il put observer la meme chose chez les Tlingit, es
Tschimshian, les Haïda, et en trouver des équivalents en Melanesie chez les
Tobriandais en Polynésie et chez les Celtes où certaines formes de suicides rituels
paraissent affirmer l’orgueil du chef à s’offrir lui-même en sacrifice pour ne pas
perdre la face.

181
GEORGES BATAILLE,

chefs s’affrontant sont tenus de rivaliser de prodigalités en donnant ou


en détruisant des richesses considérables. Les bénéficiaires n’ont alors
d’autre ressource que les accepter, charge à eux d’en donner ou d’en
détruire à leur tour de plus considérables, faute de quoi ils perdront leur
rang, leur prestige et leur puissance. Ce que découvre Bataille découvrant
Mauss, c’est que les séries oblatives dégagées par lui-même de sa propre
expérience avaient un répondant historique. Des clans entiers, des tribus
se ruinaient avec faste, avec joie pour obliger leurs ennemis. Ce défi qu’ils
lançaient qui consistait à faire ostentation d’une richesse supérieure pour
la détruire mettait dans l’obligation qui l’avait relevé de s’appauvrir à
son tour d’une richesse plus grande encore... En tout état de cause, on
n’était riche qu’à proportion de pouvoir dilapider, et on n’était puissant
qu’à proportion de la dilapidation produite. On était loin de tout souci
de conservation, de tout souci de l’utile, de tout souci acquisitif : «La
richesse apparaît comme une acquisition en tant qu’un pouvoir est acquis
par l’homme riche mais elle est entièrement dirigée vers la perte en ce
sens que ce pouvoir est caractérisé comme pouvoir de perdre. C’est
seulement par la perte que l’honneur et la gloire lui sont liés. » (7)
Dans les années 30, plus rien de tel. La bourgeoisie a plus qu’aucune
autre classe sociale le sens de la propriété privée. Si elle acquiert, ce n'est
pas pour jouer son rang dans un défi ostentatoire, mais pour le consolider.
Et si elle dépense, c’est de façon fourbe, sinistre, déprimante. Ce qu’elle
accumule, elle l’accumule dans la honte et la peur, une honte et une peur
telles qu’il lui est impossible « de dissimuler, du moins un visage sordide,
si rapace, sans noblesse et si affreusement petit que toute vie humaine [...]
semble dégradée ». On sait qu’elle haine Bataille voue à la bourgeoisie.
La révolution ne serait-elle rien d’autre que soir de revanche prise sur
elle, dans le « cri de mort des émeutes », que, n'en déplaise à Simone
Weil, elle lui paraît désirable.
Sans doute mesure-t-on mal aujourd’hui la formidable originalité de
Bataille. En 1933, l’analyse marxiste prévaut jusque chez les surréalistes
et leurs proches. Il y avait certes une dizaine d’années qu’était paru
l’article de Marcel Mauss sur le don et le potlatch (8), mais nul, sauf
Bataille, n’avait pensé à en faire le moyen d’analyse des procès de
production de l’économie contemporaine et de la lutte des classes.
Cet article que Souvarine eut soin de dégager de la responsabilité de

(7) . OC I, 311. Art. cit.


(8) . Marcel Mauss. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les
sociétés archaïques. L'Année Sociologique, nouvelle série, I, 1923-1924, pp. 30-
186.

182
LA MORT A L’ŒUVRE

La Critique sociale (« A bien des égards, l’auteur y entre en contradiction


avec notre orientation générale de pensée... »), Bataille le reprendra,
beaucoup plus tard, en 1949, aux dimensions d’un livre, profondément
remanié certes \La part maudite (9).

(9). C’est une chose jamais signalée que la proximité de Bataille d’un cercle
tout différent de celui que dirigeait Boris Souvarine ; L’ordre Nouveau. Ce groupe
de réflexion révolutionnaire, antibolchévique, anticapitaliste, antiparlementariste,
corporatif pro-ouvrier (il veut l’abolition du prolétariat) et fédéraliste a été créé
à l’initiative d'Arnaud Dandieu et de Robert Aron. Dans le premier cercle réuni
autour de ces deux initiateurs, orr trouve Alexandre Marc (de son vrai nom
Lipianski) Gabriel Marcel, Jean Jardin, Claude Chevalley, Daniel Rops et Jacques
Naville. Le premier manifeste publié par ce groupe parut en 1930 : « Manifeste
pour un ordre nouveau ». Une revue. L’ordre Nouveau, a été créée en mai 193
Arnaud Dandieu la dirigea jusqu’à sa mort, en août 1933. On sait mal quels
étaient les liens d’Arnaud Dandieu et de Bataille. Jean Piel précisé qu ils se
fréquentèrent assidûment pendant plusieurs années ; le fait est que tous deux
travaillaient à la Bibliothèque Nationale. Bataille ne fit cependant pas partie
d'Ordre Nouveau. La seule collaboration qui ait été évoquée (par Pierre Prévost.
Entretiens) est anonyme : Bataille aurait fourni les éléments d élaboration du
chapitre « Echanges et Crédits » du livre manifeste d Arnaud Dandieu et Robert
Aron La Révolution nécessaire. Ce qui, à lire ce chapitre, parait en effet évident :
la plupart des thèmes d’analyse de « La notion de dépense » s y retrouvent. Il ne
semble cependant pas que Bataille ait rédigé ce chapitre. De meme qu ,1 ne semble
pas pour singulière que soit cette collaboration anonyme et totalement désinté¬
ressée, qu’elle ait eu de suite. Bataille ne fit en tout cas jamais mention de tout
cela.
«UN MONDE DE VIEILLARDS AUX DENTS
QUI TOMBENT ET D’APPARENCES »

A «La notion de dépense» paru en janvier 1933, un article fait


presque immédiatement suite auquel nous ne pouvons manquer de nous
arrêter assez longuement, tant il donne à comprendre comment évolua
en quelques mois la pensée de Bataille et quelle position politique sera
durablement la sienne ; c’est « La structure psychologique du fascisme ».
« La notion de dépense » s’arrêtait à la lutte des classes ; « La
structure psychologique du fascisme » commence là. La lutte des classes,
il n’y a pas que le communisme pour lui apporter des solutions (il promet
en effet les moyens de réaliser leur abolition), une autre pensée politique
et sociale le fait aussi mais d’une tout autre façon, autrement immédiate
et autrement efficace, c’est le fascisme. Bataille, dût-il une fois encore
déranger, le dit sans embages, sinon sans gêne : « En opposition fonda¬
mentale avec le socialisme, le fascisme est caractérisé comme réunion des
classes. » (1)
Il ne fait pas de doute qu’en 1933, l’enjeu positif, ou censé l’être, de
la pensée politique est encore le communisme (il n’y a guère que La
Critique sociale pour commencer d’en douter) ; l’enjeu négatif, celui le
plus craint à gauche et à l’extrême-gauche, celui contre lequel on presse
de se rallier (mais on sait que ce ralliement fut long à se faire et encore
Bataille doutera-t-il qu’il soit jamais efficace) est le fascisme. Pourtant
Bataille met aussitôt en garde : se rallier soit, mais pas au nom de quelque
morale ou de quelque idéalisme que ce soit. L'un et l’autre seraient à
l’évidence impuissants à penser ce qu’exactement le fascisme est, et
comment il convient, efficacement, de le combattre.
Pour l’analyser, Bataille reprend les deux notions distinctives de « La
notion de dépense », l’utile et l’inutile. Mais à ces deux notions, simples
et pourtant inusitées en économie, il en superpose deux autres, englobantes
et complexes : l’utile est homogène, l’inutile hétérogène. Mais ces quatre
termes ne constituent pas exactement deux équations : l’utile et l’inutile
n’ont de sens qu’économique (de règlement des échanges), l'homogène et

(1). Il ne faut, en effet, pas oublier que la ligne « classe contre classe » adoptée
par le VIe congrès de l’Internationale communiste à Moscou à l’été 1926 ne mettait
pas en cause le principe de l’échéance d’une société sans classes.

184
LA MORT A L’ŒUVRE

l’hérérogène ont des sens psychosociologiques et donc politiques. Toujours


est-il que Bataille est le premier et le seul en France à tenter d'élucider le
fascisme au moyen d'une conceptualisation à dominante psychanalytique.
La société homogène est la société productive. Elle est donc, grâce
à l'argent, commensurable ; une formule cynique pourrait suffire à la
qualifier : « Tout homme [...] vaut selon ce qu'il produit. » Dans une
société industrialisée, les choses ne sont pas si simples que cette formule
puisse fonctionner sans réserve. Bataille ne se distingue pas du marxisme
en reconnaissant que l’ouvrier — le capitaliste le dépossédant du fruit de
son travail — n’est pas le producteur ; celui qui fonde l'homogénéité
sociale est celui qui dispose des moyens de la production. Désappropriés,
les ouvriers ne sont donc pas homogènes au monde dont ils font la
richesse ; seuls le sont les bourgeois. L’Etat bourgeois, spontanément,
régule les jeux de l’organisation productive ; spontanément, il homogé¬
néise... Il y est même étonnamment habile. S’il arrive qu’il doive recourir
à ce que Bataille appelle des « formes impératives » (autoritaires), ce n’est
que rarement, justifié qu'il est à le faire par l’apparition de faits productifs
nouveaux, et des tensions nées de cette nouveauté, par la nécessité où il
est de juguler l’agitation momentanée des laissés pour compte de la
production : les éléments hétérogènes.
Là où l’analyse marxiste fait profondément défaut, c’est par son
incapacité de comprendre comment se forme une superstructure sociale,
religieuse ou politique. Et Bataille, qui sait quelles relations analogiques
ont entre eux les faits bas et les faits élevés, les phénomènes nobles et les
phénomènes ignobles, ce qu’il a lui-même défini être, à la fois, saint et
souillé, sait aussi que les superstructures naissent de l’hétérogène et non
de l’homogène. L’hétérogène, il est difficile de le définir avec précision ;
seule l’analyse scientifique le pourrait mais, comme elle appartient elle-
même au monde homogène, les éléments hétérogènes échappent par
nature à sa juridiction. Reste donc la possibilité d’une approximation.
Bataille propose celle qu’a plus ou moins bien établie Durkheim sous le
nom de Sacré, à entendre bien sûr au sens ethnologique du terme.
Risquons-en un inventaire (celui que Bataille lui-même donne et qui n’est
pas sensiblement différent de celui qu il a déjà donné dans L ceil pinéal).
Sont sacrés, sont hétérogènes les déchets les excrétions, tout ce qui a
valeur érotique (non reproductive), les processus inconscients (pour
Bataille, l’inconscient est hétérogène), les foules, les classes guerrières, les
individus violents... On pourrait en quelque sorte dire que sont hétérogènes
tous les phénomènes sociaux caractérisés par la violence, la folie, la
démesure et le délire, phénomènes qui ont en commun d’être tous
inassimilables : « La réalité hétérogène est celle de la force ou du choc. » (2)

(2). OC I, 347. Ibid.

185
GEORGES BATAILLE,

Parvenu à ce point de son étude, Bataille introduit le fascisme. Les


politiciens démocrates représentent le monde plat, le monde homogène.
Il ne les cite pas mais on les devine : Doumer, Doumergue, Chautemps,
Daladier..., tous démocrates qui en 1933-1934 s’usent à maintenir debout
un pouvoir républicain affaibli sinon corrompu. Hitler, Mussolini et tous
les leaders fascistes ne leur ressemblent en rien. Manifestement, ils émanent
du monde hétérogène ; plus redoutablement encore, ils le sont eux-mêmes.
Pour la première fois, le monde bourgeois, paisible mais veule, se voit
confronté à un monde fort, violent (« Ils sont au-dessus des hommes, des
partis et des lois. »(3), sans qu’on sache si un tel fait séduit ou non
Bataille. Car enfin cela peut séduire, ou, plus exactement, séduirait si le
fascisme ne se refermait aussitôt sur sa transcendance (une transcendance
unitaire, monarchique, liée à un seul homme contre tous les hommes), si
cette hétérogénéité — à l’origine — ne se révélait pas elle aussi incapable
d’intégrer à sa toute-puissance la totalité du monde hétérogène, bas,
infâme, servile. Ce monde « souillé, sénile, rance » que Bataille a souvent
déjà défendu (et qui justifiait Breton à le repousser), le fascisme, pas
davantage qu’aucun autre système politique, n’est en mesure de l'intégrer ;
au contraire, et plus violemment même que le monde homogène, que le
monde bourgeois, il l’exclut, prétextant sa nécessaire pureté. Ceci ne fait
pas de doute aux yeux de Bataille : cette affirmation de la pureté,
incomparablement plus forte, plus vive dans l’Etat fasciste que dans l’Etat
bourgeois, est sadique. Le fascisme intègre seul ce qui est noble ; pas ce
qui ne l’est pas. Rappelons-nous Pagiologie et ce que Bataille voulait
qu’on y confondît : à la fois ce qui est souillé et ce qui est saint. Le
fascisme n’est a fortiori pas ce monde-là. Un monde d’autant moins sacré
qu’il doit être davantage militaire (tout au plus est-il religieux), si peu
l’un et si ostensiblement l’autre qu’il est seul en mesure de réaliser, après
le Khalifat islamique (4), « une oppression totale ». Les rares hommes
issus de la partie infâmante de la société, de sa partie servile, qu’intégrera
l’Etat armé fasciste, ne le seront pas comme tels, mais comme chair d’une
« boucherie écœurante » du tout au tout métamorphosée en son contraire :
la gloire patriotique (gloire est à entendre aussi au sens religieux). La
révolution fasciste retourne contre elles-mêmes les masses qu’elle séduit.
D’elles ne restent que des milices assujetties au maître-dieu. Loin que
celui-ci dilue le pouvoir jusqu’au plus bas, jusqu’au plus ignominieux, il
ressaisit ce qui est bas, ce qui est ignominieux et le porte à hauteur de ce
qui ne peut que par falsification passer pour divin. Bataille le dit en des

(3) . Ibid, 348.


(4) . Bataille précise en effet que seul le Khalifat islamique a poussé aussi loin
la conjonction du religieux et du militaire.

186
LA MORT A L'ŒUVRE

termes modernes encore aujourd'hui (5) : la patrie est alors elle-même


divine qui, « supérieure à toute autre considération concevable, exige non
seulement la passion mais l'extase de ses participants » (6). Loin que le
fascisme abolisse l'Etat dont Bataille disait qu'il était le problème initial,
il l'étaie de fondations exorbitantes : « Rien d'humain ni de spirituel
n'existe et a fortiori n'a de valeur en dehors de l'Etat. » (7)
Une même société libérale, bourgeoise, voit se former contre elle,
concurremment, deux révolutions a priori hostiles l’une à l’autre, l’une
communiste, l’autre fasciste. Concurremment ? Certes, tous le pensaient
en 1933. Tçus sauf Bataille qui leur voit des homologies. Le pouvoir qu’a
le communisme « d’agiter » le prolétariat contre un monde homogène
dont il est exclu, le pouvoir qu'a le fascisme de « dissocier » des éléments
homogènes mineurs (bourgeois et petits-bourgeois) du monde même qu’ils
forment (même si croît le nombre des éléments dissociés et décroît la
force du prolétariat, ce qui augmente les chances d’une révolution fasciste
à proportion que diminuent celles d'une révolution prolétarienne) rendent
deux fois plus vulnérables les pays démocratiques dont la France. Il
n’était pas possible que cette double érosion ne se conjuguât pas ; on sait
comment, et de quelle façon, elle le fît. Bataille fut 1 un des rares et, sauf
erreur, l’un des tout premiers qui n’ait pas voulu sauver l'Etat bourgeois
et qui n’ait pas davantage fait le choix de l'une des deux révolutions
disponibles. Le dilemme à ses yeux fut moins celui qui consistait à choisir
entre communisme et fascisme que celui du choix des « formes impératives
radicales », affermissant les Etats et de la « subversion libératrice » des
vies humaines.
« La structure psychologique du fascisme » conclut à ce qui fait
l'essentiel de l’article « Le problème de l’Etat », celui où on peut le plus
clairement lire la position politique de Bataille — une position anarchisante
— dans les années de Lo Critiqua sociolo : 1 Etat socialiste est « dictato¬
rial » ; l’Etat fasciste « totalitaire ». « Il est donc nécessaire d’envisager
les choses sur un plan nouveau et de donner à la lutte contre le fascisme
déjà tendue le sens général d’une lutte contre 1 Etat. » (8). Si Bataille
continue de penser la révolution, c’est sans plus de référence historique ,
pire, c’est dos au mur de l’Etat bourgeois haïssable et pris sous les feux
croisés des deux plus puissantes forces révolutionnaires du moment.

(5) . Jean Baudrillard et Pierre Legendre (mais aussi Eugène Enriquez) ne le


disent pas aujourd’hui différemment.
(6) . Ibid, 363. . ...
(7) . Benito Mussolini. Enciclopedia italiana, article « Fascisme » cite par
Bataille. Ibid, 365.
(8) . OC II, 175.

187
GEORGES BATAILLE,

Appliqué à l’analyse de l’infrastructure, le marxisme n’a pas vu ou


n’a pas voulu voir comment se formait une superstructure sociale,
religieuse ou politique. Ce n’est pas la moindre originalité de cet article
que Bataille ait utilisé pour parvenir à ses fins les moyens mêmes de la
pensée bourgeoise survenue depuis Marx, celles qu'il disait falloir intégrer :
la sociologie française (Durkheim, Mauss), la phénoménologie allemande
et l’interprétation freudienne. Le titre de cet article l’indiquait : une
superstructure peut être de constitution psychologique. Le premier en
France (Jacques Chatain fait opportunément remarquer qu'il n’a d'égal,
au même moment, qu'un « Allemand qu'il ignore et qui l'ignore », Wilhem
Reich, écrivant La psychologie de masse du fascisme) (9), il introduit
utilement les moyens de l’analyse psychanalytique dans les massifs de
l'analyse politique, moyens, qui plus est, singulièrement, hétérodoxalement
passés au crible de sa libre expérience personnelle. Ces références inusitées
désignent mieux qu’aucune autre et l’insuffisance de l’analyse marxiste et
la gravité de la menace fasciste. C’est pour ne pas les avoir aussitôt
intégrées à leurs plates récriminations morales que les idéalistes ont été
pris au dépourvu par les fastes que déployait le fascisme. Freud pouvait
aider à comprendre par quelle angoisse et quelle mort le fascisme fascinait.
Francis Marmande le dit avec justesse : « Au bout de ce propos mélangé,
instable et sans cesse dérouté par sa propre fuite de la linéarité, il y a un
principe inédit auquel la théorie restera, et pour longtemps, sourde : une
tentative de psychologie de masse, qui parvient à intégrer dans un système
conceptuel qu’on n'imaginait pas fait pour ça la conscience de la mort
possible et l’angoisse, éléments moteurs d'une conception renouvelée des
revendications révolutionnaires » (10). Telle est l'éblouissante violence de
cet article, prémonitoire plus tôt et plus fort que beaucoup d'autres, le
dernier d'importance que Bataille ait donné à La Critique sociale. De cet
article, Souvarine n'a pas cru devoir, comme il l’avait fait pour « La
notion de dépense », démarquer la rédaction de la revue. Il aurait pourtant
été justifié à le faire. Bataille continue de penser seul, y compris contre
ceux qui l’accueillent dans leurs colonnes, l'impensé de son temps.
Cet « impensé », il s’en est fallu de peu qu'il prit la forme d'un livre,
« rigoureux », c’est ainsi du moins que l’annonce son auteur, autant que
cohérent (c’est-à-dire que les considérations de méthode — sociologie
française, phénoménologie allemande et psychanalyse — y auraient eu
toute la place que méritait leur intervention interprétative, ce que ne
permettaient pas les dimensions de l’article). Ce livre eut même un titre :
Le fascisme en France.

(9) . Jacques Chatain : Georges Bataille, 84. Seghers. 1973.


(10) . Francis Marmande: Georges Bataille politique, 44. Presses Universi¬
taires de Lyon.

188
LA MORT A L'ŒUVRE

Il ne vit pourtant pas le jour et, à en juger par les ébauches


retrouvées (11), il y a tout lieu de douter que Bataille le menât très avant.
On peut le regretter : qui en effet, sauf Bataille, pouvait prétendre écrire
un tel livre, même si — ce qui est vraisemblable - il n’eût pas connu
plus de succès que le Staline de Boris Souvarine, publié en 1935, livre
aussi prémonitoire que prématuré. On peut plus difficilement y trouver
des raisons satisfaisantes. C’en est une bien sûr que l’impossibilité où l’on
a vu Bataille jusqu'ici de mener à bien tout projet littéraire d’ampleur.
Est-il nécessaire de le rappeler : à 37 ans, il n’a, sauf L'anus solaire (une
dizaine de pages), rien publié sous son nom. Le fascisme en France est le
premier livre qu’on le voit vouloir écrire ; mais il n’est pas le premier
projet avorté, et il ne sera pas, loin de là, le dernier. C’est même un trait
remarquable de son caractère qu’il n’ait pu, longtemps, recourir qu’à des
formes brèves et denses pour s’exprimer, et que, pour formidablement
éclairantes qu’elles aient été, il ait alors répugné à les développer :
« Comment que je m’y prenne, je me ménage un sentiment de dispersion
— d’humiliant désordre. J’écris un livre, il me faut ordonner mes idées.
Je me diminue à mes yeux m’enfonçant dans le détail de ma tâche.
Discursive, la pensée est toujours attention donnée à un point aux dépens
des autres (12), elle arrache l’homme à lui-même, le réduit à un maillon
de la chaîne qu’il est. » (13). Arrogance ? « Je me diminue à mes yeux ».
Ennui? Seul l’aperçu l’intéresserait. Aussitôt que donné, et laissé à la
pâture des interprétateurs, il éprouverait le besoin de se consacrer à
d’autres, et de nouveaux. Effet de l’âge, aussi. Bataille a beau avoir trente-
sept ans, il persiste à vivre dans un désir tous les jours recommencé
d’expériences et de compréhensions nouvelles. Force est de dire que la
réponse n’est pas qu’intellectuelle et psychologique. On va le voir. La vie
de Bataille en 1934 ne pouvait que peu permettre qu’un tel livre puisse
être mené à terme.
Mais une fois encore, l’aperçu de Bataille est le plus éclairant. Force-
t-il le trait ou fait-il en sorte que nul ne puisse dire ne pas avoir vu ? Le
fascisme « exige la soumission sans réserve de chaque personne sous peine
de violences effrénées » (14). La violence fasciste est celle chaque jour
mise enjeu par son « leader », resterait-elle à 1 état de menace. « Leader »,
c’est ce que diront les commentateurs ; Bataille le dit autrement, et c est
autrement qu’il éclaire : le leader est « chef-dieu ». Lui seul est souverain.

(11) . Et publiées dans OC II, de 205 à 213.


(12) . Ce pourrait assez bien être l’excuse faite à tout livre écrit sur Bataille ;
dont celui-ci : l’humiliante nécessité de répondre avec ordre à un désordre qui
par avance le rend davantage que vain : faux.
(13) . OC VI, 154
(14) . Ibid, 207.

189
GEORGES BATAILLE,

Et lui seul sait comment, pour l’être, obtenir l’abdication de toute


« souveraineté personnelle » ; lui seul sait faire (parce qu’il s’abstient de
n’être qu’un chef et qu’il lui faut aussi être un dieu) que la pensée et la
volonté de tous soient aussi, et sans réserve, les siennes (quitte à simuler
que sa pensée et sa volonté sont celles de tous). Empruntant à la métaphore
chrétienne l’image paulinienne du corps christique. Bataille réduit chacun
à l’état — fascisé — de membre du grand corps divin patriotique
commandé par la tête théophanique du chef-dieu. Il ne suffit pas qu’on
crie à l’horreur ou au ridicule de ce monstre récemment apparu dans la
tératologie sacrée, il faut encore comprendre comment il se meut et se
nourrit. Et les déprédations qu’il peut faire sont à proportion de la
dégénérescence et de l’insanité du monde bourgeois : « un monde de
vieillards aux dents qui tombent et d’apparences » (15).

(15). Ibid, 206.


« ...D’UNE SEULE FOIS COMME UN BŒUF
À L'ABATTOIR »

L'urgence où. comme les autres, est pris Bataille, cette urgence qui
selon toute vraisemblance l’éloigne de continuer d’écrire son livre sur le
fascisme en France, fut plus que jamais réelle à l’hiver 1933-1934. Le
8 janvier 1934, dans un chalet de Chamonix, Alexandre Stavisky meurt
dans des conditions assez douteuses pour que les journaux de gauche
comme ceux de droite soient aussitôt d’accord pour insinuer que la police,
sur ordre, l’a « suicidé ». Le « crime », certes, profite à qui voulait le faire
taire. Mais il profite aussi à ceux qui, à l’extrême-droite, font de
l’antiparlementarisme le refrain de leur hostilité fascisante à 1 Etat
républicain (1). Cette droite-là, au total bien peu distincte d’une partie
de la droite parlementaire, cléricale, nationale et anticommuniste, trouve
l’occasion excellente. Le 9 janvier, à l’appel de l’Action Française, elle est
dans la rue ; ou du moins y descendent à sa place ses nervis, les ligues :
les Jeunesses Patriotes qui ont alors pour chef Pierre Taittinger, les Croix
de Feu du lieutenant-colonel de La Rocque, les Volontaires Nationaux
(ces deux dernières ligues bénéficent de la bienveillance de l’armée),
Solidarité Française le Francisme, toutes deux nettement inspirées des
fascistes italiens. A Chautemps qui doit démissionner aux lendemains de
la mort d’Alexandre Stavisky, Daladier succède un bref moment... jusqu’à
ce que les violentes émeutes du 9 février, devant le Palais-Bourbon, le

(1). La qualification de fasciste pour les ligues n’a pas fait 1 unanimité des
historiens. De fait, à part Solidarité Française et Francisme, aucune d’entre elles
ne se déclara ouvertement anti-capitaliste comme le firent les fascismes étrangers.
Aussi beaucoup préfèrent y voir un néo-bonapartisme, un boulangisme réactivé,
voire un nouvel anti-dreyfusisme. Ce qui compte ici, c’est qu à gauche et à
l’extrême-gauche, la fascination exercée par Mussolini sur plusieurs des^ plus
importants représentants d’Action Française, 1 anti-parlementarisme, 1 anti¬
communisme, la haine de la République et la violence comme moyen d’action
apparurent comme fascistes. C’est sans doute ces caractéristiques, qu elles fussent
ou non exactement fascistes, qui justifiaient Bataille à intituler son livre Le
fascisme en France, laissant clairement entendre qUà ses yeux existait un fascisme
français.

191
GEORGES BATAILLE,

chassent à son tour (2). L’instabilité parlementaire est à ce moment


considérable qu’aggrave encore la perspective, pour beaucoup proche,
d’une prise de pouvoir fasciste à Paris.
La gauche communiste adopte quant à elle pendant tous ces événe¬
ments une attitude plus qu’équivoque. Elle est si faiblement représentée
à l’Assemblée (dix élus communistes seulement) que celle-ci ne lui paraît
pas immédiatement devoir être défendue. Par surcroît, elle ne néglige pas
tout à fait l’éventualité à’un parti à tirer de la mise en crise du pouvoir
bourgeois-radical. Elle va, à en croire Thirion (3), jusqu’à noyauter la
manifestation du 6 février, joignant ses cris à ceux des fascistes :
5 000 ouvriers auraient ainsi apporté à celle-ci leur caution prolétarienne.
Le Parti communiste met plusieurs jours à clairement décider sans
équivoque, quelle attitude adopter et quel camp est le sien : celui de la
gauche et d’une gauche pour l’occasion unie, fraternisant spontanément.
L’ultra-gauche appelée elle aussi à ce rassemblement des deux grands
partis ouvriers, socialiste et communiste ; les surréalistes font de même :
sur l’impulsion de Breton, un Appel à la lutte est rédigé. Le retournement
aura été long (long proportionnellement à l’importance des événements)
à se dessiner à gauche, qui fait prévaloir unanimement la lutte contre le
fascisme sur le dégoût du pouvoir en place. La police qu’ôn accusait un
mois plus tôt de tirer sur ordre, on s’aperçoit soudain qu’en tout état de
cause elle s’est montrée majoritairement républicaine à l’occasion des
émeutes du 6 février, et qu’elle constitue un allié de fait dans le combat
à mener contre le profit que tentent de tirer les ligues du désordre où
tous sont prêts à jeter la France. La manifestation du 12 février, pacifique
(la police sera discrète et il n’y aura de provocations importantes ni d'un
côté ni de l’autre), rassemble un nombre considérable de manifestants,
tous partis de gauche confondus.
La position de Bataille face à ces événements ne se distingue que
peu de celle de l’ultra-gauche. Il ne dissimule pas quelle haine il voue au
libéralisme bourgeois : ses articles dans Documents et La Critique sociale
ne laissent pas là-dessus de doute. Il ne dissimule pas non plus (rappelons-
nous avec quelle sombre délectation il évoquait la « désorientation
générale » et « les cris de mort des émeutes ») combien le fascinerait une
violence dégénérant en catastrophe. Pendant ces jours d’agitation, il tient,
ce qu’il fit rarement, un journal bref mais détaillé, couvrant les journées
des 11, 12 et 13 février 1934; un journal des événements eux-mêmes.

(2) . Ces émeutes du 9 février firent une quinzaine de morts et plus de 2 000
blessés.
(3) . Thirion, surréaliste, l’affirme de l’intérieur du parti communiste dont il
était aussi membre.

192
LA MORT A L'ŒUVRE

certes, mais aussi de sa participation à ceux-ci (4). Tant et si bien qu il


s’agit d'un peu plus qu’un journal, l'analyse se surimposant au récit
comme si ces notes pouvaient d'une façon ou d une autre s intégrer
utilement le moment venu au livre commencé. Le fascisme en France.
Première constatation : Bataille ne croit pas que la nécessaire rupture
entre la droite gouvernementale et l’agitation fascisante ait été clairement
opérée. Cette dernière peut prétendre se prévaloir, sinon de soutiens, de
complaisances jusque dans le sein des élus républicains ; il n existe pas
d'un côté une droite libérale et républicaine et de 1 autre une extrême-
droite, fascisante et factieuse. Deuxième constatation : la raison incline à
désirer que la manifestation du 12 février ne dégénère pas. Dégénérant,
elle profiterait à ceux qu elle entend dénoncer ; en d autres termes, la
violence constituerait pour les ligues factieuses une provocation à agir de
nouveau. La troisième constatation répond hélas des deux autres et
d’avance les rend vaines. En tout état de cause, le processus de propagation
du fascisme est commencé... Les raisons d’un tel pessimisme, Bataille les
trouve à l’étranger. C’est à l’étranger que le fascisme a commence, et
c’est depuis l'étranger que par un inévitable effet de contagion on est
autorisé de craindre qu’il gagne la France. André Thirion le dit avec
amertume : bien peu nombreux en France, y compris parmi les surréalistes,
sont ceux qui ont mesuré de quelle gravité était 1 arrivée de Hitler au
pouvoir en Allemagne, et sur quelles sombres perspectives ouvrait le-
fondrement du parti ouvrier allemand, le plus puissant et le mieux organise
des partis ouvriers (5). Simone Weil fait partie de ceux-la lorsqu elle dit
avec force : « Il est inutile et déshonorant de fermer les yeux. Pour a
deuxième fois en moins de vingt ans, le prolétariat le mieux organise, e
plus puissant, le plus avancé du monde, celui d’Allemagne, a capitule
sans résistance [....]. La portée de cet effondrement dépasse de beaucoup
la limite des frontières allemandes.» Georges Bataille dit aussi (et on
peut imaginer que cet accord entre Simone Weil et lui fut 1 occasion de
plusieurs de leurs nombreuses conversations en 1934) avec son heureuse
brutalité habituelle de quelle importance est l’effondrement du puissant
mouvement ouvrier autrichien : « abattu d’une seule fois comme un bœuf
à l’abattoir ». Au cas où l'on craindrait qu il ne fut pas assez explicite,
et pour, par avance, le prémunir contre les ambiguités que plus tar on
luiPimputera, il ajoute : « Le 30 janvier 1933 est certainement 1 une des

5 ’ « Les Français, surréalistes compris, n’attacherent sur le moment qu une


imDortance épisodique à la victoire de Hitler et à la capitulation sans combat des
paftis ouvriers allemands à prétentions révolutionnaires ou a vocation réformiste. »
André Thirion. Op. cit. 372.

193
GEORGES BATAILLE,

dates les plus sinistres de notre époque » (6). Le pacifisme, nettement


dominant à gauche (on verra que, même lucide, Simone Weil fut parmi
les pl&s ardents pacifistes... en quoi elle se distingue sensiblement de
Bataille et s’éloigne des milices armées à la constitution desquelles elle
appelait, en 1933, le Cercle démocratique), fait le lit d’une contagion
révolutionnaire archaïque dont Bataille voit l’écrasement du soulèvement
socialiste de Vienne comme une phase supplémentaire et décisive. Il note
dans son journal, à la date du 13 février 1934, soit au lendemain de la
manifestation des gauches françaises sur le Cours de Vincennes : « Cette
nouvelle catastrophique se laisse lire sans la moindre hésitation : Autriche
nazi. De toutes parts, dans un monde qui cessera vite d’être respirable,
se resserre l’étreinte fasciste » (7). C’est en toute connaissance de cause,
pessimisme compris, que Bataille se prononce à chaud, de la façon la
plus tranchante sur les événements de janvier et de février 1934. Il ne fait
pas de doute qu’il fut l’un des très rares à n’être ni assez niais ni assez
confiant pour clairement dire de quelle importance étaient ces événements
et vers quelle horreur ils portaient.
C’est dans cette tourmente qu’a lieu la pittoresque et au total
inefficace (selon Bataille) manifestation du Cours de Vincennes du
12 février. Malade (les rhumatismes le tenaient cloué au lit depuis le début
de l’année) Bataille prend part à cette manifestation avec Roland Tuai
et Michel Leiris ; il y rencontre plusieurs des membres de ce qu'il dit être
son « organisation » (selon toute vraisemblance, le Cercle Communiste
démocratique) (8). L’impression dominante pour Bataille — que ne

(6) . OC II, 262.


(7) . Ibid.
(8) . Cette « organisation » pourrait aussi bien être le groupe Masses auquel
Bataille aurait appartenu. C’est Marc Richir (Textures n° 6, 1970) qui a le premier
attiré l’attention sur cette possibilité que rien ne confirme vraiment. Marina
Galloti (« Masses » : Un « collège » mancato ? Autour de Georges Bataille dans
les années trente : la politique et le sacré ») apporte les précisions suivantes : la
revue Masses est née à l'initiative de Paul Faure (il sera plus tard ministre d’Etat
dans le gouvernement Blum du Front populaire), par suite de la dissolution de
Jeune Européen. L’orientation politique de Masses, à l’évidence situable à l’ultra-
gauche, reste cependant incertaine. Pour Henri Dubief, la considérable influence
de Jacques Soustelle sur ce groupe fait de Masses une antenne du communisme
officiel. Pour Marina Galloti, Masses, au contraire, chercha à relancer les débats
théoriques de la gauche grâce à la diffusion de la pensée de Rosa Luxemburg, et
la valorisation du mouvement spontané des masses en opposition avec l’inertie
des systèmes bureaucratiques. Une chose semble cependant certaine : Masses
aurait été ouvert à des marxistes et à des non-marxistes. Et c’est leur opposition

194
LA MORT A L'ŒUVRE

partagent pas tous ses amis réunis autour de lui (Queneau, Morise, Piel,
Simone Kahn) — est celle d'un échec. Certes, la manifestation put lui
paraître un moment grandiose (à tout le moins elle était imposante), mais
à aucun moment elle ne lui parut avoir de commune mesure avec ce
contre quoi elle prétendait se dresser. C'est l'évidence qu’à ses yeux
prévaut le sentiment de l'impasse où se trouve engagé le mouvement
ouvrier européen. Il n'est pas loin de penser que c’est à ses derniers feux
qu’il assiste. L'avenir lui donnera provisoirement tort : c’est du rassem¬
blement unitaire du 12 février qu'est né. à terme, le Front Populaire. Puis
définitivement raison : l’arrivée de Hitler au pouvoir et la « nazification »
de l'Autriche étaient par avance plus importantes que tous les fronts
populaires possibles. La défaite du mouvement ouvrier européen était
antérieure à ses plus amples sursauts. Ceux-ci ne surent pas, et sans doute
est-ce le tort principal que leur voit Bataille, poser la question essentielle
à ses yeux : celle de l’Etat. De l’Etat, qui plus est exacerbé, qu’est l’Etat
fasciste.

qui allait être à l’origine de l’arrivée de Bataille et de ses amis dans le groupe.
L’appel de Henri Lefeuvre en faveur de Victor Serge (on a vu que Souvanne et
Bataille en ont lancé un aussi dans La Critique sociale) va être à 1 origine de cette
scission Les communistes officiels partis, Masses va s’ouvrir aux communistes
oppositionnels : Jean Dautry, Edouard Lienert, Paul Bemchou et, a un degre
moindre Simone Weil. En octobre 1933, Masses proposa des cours d économie
politique avec Michel Collinet et Lucien Laurat et des cours de sociologie avec
Pierre Kaan Michel Leiris et Aimé Patri, tous collaborateurs de La Critique
sociale et membres du Cercle Communiste démocratique. La participation de
Bataille à Masses aurait commencé en octobre 1933 et prit fin en mars 1934.
L’HISTOIRE ET SES FINS.
LA FIN DE L'HISTOIRE

Délaissant la politique pour nous tourner vers la philosophie il s’agit


maintenant d'évoquer la figure d’un homme qui. dans une petite salle de
l’Ecole des Hautes-Etudes, depuis une estrade symbolique, a parlé pendant
plusieurs années à quelques-uns de ses proches amis. Six ans il parlera
ainsi, tous les lundis à 17 h 30. Son nom est Alexandre Kojève, né
Kojenikov en 1902 à Moscou. Cet homme qui a le même âge que ses
auditeurs (qui est même plus jeune que plusieurs d’entre-eux puisqu’en
1933 il a trente et un ans alors que Bataille en a trente-six) lit, dans un
français parfait et pourtant à les en croire ne ressemblant à aucun autre
(un français à l'accent moitié slave et moitié bourguignon), lit, traduit et
commente, commente « à cru », à l’improviste, sans notes aucunes,
donnant à découvrir comme à lui-même, simultanément, le texte se
découvre, parlant comme à lui-même celui-ci parle, le dévoilant dans une
évidence fortuite autant qu'imprévue, jusque-là à la plupart d'entre eux
refusée, Alexandre Kojève lit, traduit et commente La phénoménologie de
l’Esprit de Hegel. Cette lecture prendra fin en 1939, avec la guerre, sans
pourtant que celle-ci l’ait interrompue. Le hasard voulut qu’à la déclaration
de la guerre coïncidât l’achèvement d’une lecture qui prononçait gravement
que l’histoire était finie.
A cette lecture en forme de séminaire assistèrent Jacques Lacan (la
forme du sien ne lui doit-elle pas beaucoup ; son commentaire et ses
concepts aussi ?), Raymond Queneau (on doit aux notes qu'il prit que
cet enseignement oral ne disparût pas tout à fait (I), Raymond Aron qui
toute sa vie lui gardera une admiration agacée (agacée parce que Kojève
se définissait comme stalinien), Roger Caillois pour qui il fut un maître
comme, dit-il, pour toute sa génération, Maurice Merleau-Ponty, Eric
Weil, parfois André Breton... et, bien sûr, Georges Bataille. Il n’est guère
que Sartre qu’on pouvait attendre là qui n’y fut pas. A n'en pas douter

(1). Alexandre Kojève. Introduction à la lecture de Hegel. Gallimard 1947.

196
LA MORT A L'ŒUVRE

quelques-unes des œuvres les plus considérables de l’après-guerre eurent


en commun cette origine (2).
Né en 1902 dans une famille moscovite aisée, Kojenikov décida de
quitter l’Union Soviétique en 1920, non qu'il désapprouvât la Révolution
d'Octobre — au contraire, il se déclarait et continua jusqu'à la guerre de
se déclarer communiste — mais parce que son origine de classe lui
interdisait l’accès à l'Université. Passé en Allemagne, il s’inscrivit à
l'Université d'Heidelberg, choisit les cours de Karl Jaspers contre ceux
d’Edmond Husserl, s'initia au sanskrit, au tibétain et au chinois (langues,
sauf le sanskrit, auxquelles Bataille s initiait en France au même moment)
pour répondre à la découverte du bouddhisme vers lequel sa propre
recherche de la sagesse l'avait conduit, et découvrit enfin la Grèce
présocratique. Il commença aussi, mais sans succès, de lire Hegel : << J'ai
lu quatre fois, et dans son long, La phénoménologie de l'Esprit. Je
m'acharnais Je n’en ai pas compris un mot. » (3) Puis, quittant Heidelberg,
il gagna Paris, où il s’installa en 1928 (il y prit la nationalité française et
le nom de Kojève). En 1932-1933, il assista au cours sur Nicolas de Cues
(Docte ignorance et coïncidence des contradictions) de celui qui allait
devenir son ami, Alexandre Koyré, et, en 1933-1934, à ceux sur « La
philosophie religieuse de Hegel d'après ses écrits de jeunesse » du meme
Koyré (4). Alexandre Kojève n’aimait ni l’institution qu était 1 université,
ni les publications. Il accepta cependant, à la demande de Koyré, de le
remplacer pour son cours sur Hegel : «J'ai relu La phénoménologie de
l’Esprit et quand je suis arrivé au chapitre IV, alors j’ai compris que
c’était Napoléon. J’ai commencé mes cours. Je ne préparais rien, je lisais
et ie commentais, mais tout ce que disait Hegel me paraissait lumineux. »
Ce qui était devenu lumineux pour lui, c'était que depuis Napoléon, pour
Hegel l’histoire était close : « ...HeEel l’a dit. Moi j’ai explique que Hege
l’avait dit et personne ne veut l’admettre [...] Personne ne le digère[...]
Hegel s’est trompé de 150 ans. La fin de l'histoire, ce n était pas Napoléon
c’était Staline, et c’était moi qui serais chargé de 1 annoncer [...]. Apres U

(2) Y assistèrent aussi Robert Marjolin et le père Fessard. On notera


toutefois que, sauf Merleau-Ponty et Eric Weil, aucun philosophe « pur » n assista
à ce séminaire; ainsi, semble-t-il, ni Jean Hyppolite, traducteur de La phenome
noïo ^de l’Esprit en 1946, ni Jean Wahl, l'un des prem.ers commentateurs de
Heeel en France n’y assistèrent. . , . , ...
g ni Alexandre Kojève. Entretien. La Quinzaine Littéraire. Juillet 68.
(4) Cours auxquels Bataille assista aussi, a partir de novembre 193 F Le
, ■ • Nicolas de Cues avait lieu tous les vendredis, a 17 heures. Celui
ZZcléi^Hegdavait HeuTous les mercredis, à 11 heures (Jean-Pierre 1= Bouler.
Communication écrite au colloque « Georges Bataille et la pensee allemande »).

197
GEORGES BATAILLE,

y a eu la guerre et j’ai compris. Non, Hegel ne s’était pas trompé, il avait


bien donné la date juste de la fin de l’histoire : 1806. » (5)
Georges Bataille assista assidûment à ce séminaire. La lecture qu’il
avait jusqu’ici faite de Hegel, une lecture en partie empruntée à Emile
Bréhier (et son Histoire de la philosophie allemande), à Gurvitch et à
Nicolaï Hartmann (Hartmann qu’il avait lu à travers Gurvitch) était une
lecture sans doute hâtive (il ne lut Phànomenologie des Geistes qu’en 1934,
sous les auspices de Kojève ; il n’avait jusqu’ici lu que La philosophie de
l’Histoire et La vie de Jésus, (6)), tantôt marxiste, par l’intermédiaire de
Benedetto Croce tantôt ouvertement hostile (Hegel est traité par lui de
« valet de chambre du nationalisme allemand ») (7). La vraie découverte
de Hegel, c’est donc Kojève qui la lui fit faire : une découverte bouleversée,
aussi bouleversée et ébranlante, à peu de choses près, que le fut celle de
Nietzsche. C’est « rompu, broyé, tué dix fois : suffoqué et cloué » que
Bataille dira être sorti des lectures du lundi d’Alexandre Kojève.
« Personne autant que lui n’a étendu en profondeur les possibilités
d'intelligence (aucune doctrine n’est comparable à la sienne : c'est le
sommet de l’intelligence positive) » (8). Il ne fait pas de doute que, toute
sa vie. Bataille regarda Hegel comme la possibilité enfin atteinte d’être
Dieu, le Dieu d’une impossible théologie positive. En lui, le savoir se
serait refermé comme un tout, sans rien qui le fuit, tout entier acquis,
tout entier survenu (révélé) comme survient l’évidence : Hegel lui semble
l’évidence, mais une évidence « lourde à supporter » (9). Tout entier
acquis ? Tout entier survenu ? Voire. Un tel savoir, si absolu (Bataille le
dira plus tard, mais on peut sans trop anticiper le dire maintenant), n'est
pas différent du non-savoir définitif. Il n’y a certes pas au-delà d’un tel
savoir, d’inconnu, mais l’inconnaissable : aussi loin que je sache, rien ne
répondra jamais de ce qu'il y ait ce que je sais. Cette question sans
réponse est la plus profonde déchirure. Vieux, Hegel atteignit à ce fond
des choses (et sans doute lui dit-il oui sans plus se soucier qu’il y eût un
sens inconnaissable par-delà ce qu’il connaissait) ; vieux, il adopta cet air
de « vieux bénisseur » que lui reprocha Bataille. Un bénisseur (on se
souvient que Bataille a pareillement qualifié Breton) est un homme qui a
fui. Sans doute, jeune, Hegel a-t-il touché l’extrême. Mais s’il élabora son

(5) . Ibid.
(6) . Emprunts de Georges Bataille à la Bibliothèque Nationale (J. -P. le
Bouler, J. Bellec-Martini).
(7) . 11 convient cependant de dire que, pour un non-philosophe de formation
et de profession, une telle lecture est déjà beaucoup. Est-il besoin de rappeler que
Hegel, en 1930, en France, est encore un inconnu, ou presque ? La phénoménologie
de l’Esprit ne sera traduit qu’en 1939.
(8) . OC V, 128. L’expérience intérieure.
(9) . OC V, 351. Le coupable.

198
LA MORT A L’ŒUVRE

système c'était pour « échapper », parce qu'il « crut devenir fou ». Ce


qui, du début à la fin de la lecture que Bataille fit de Hegel (et cette
lecture dura autant que lui) l'intéressa, ce fut comme un tel système,
parce qu'il est parfait, parce qu'à l’égal d’aucun autre il épuise l’enten¬
dement et la discursivité, ouvre à sa ruine, à sa « mise en folie », au non-
savoir. La théologie positive d’Hegel est impossible parce qu’il ne peut y
avoir de Dieu que fou ; et seul le saurait celui-là qui parachèverait
l’abrutissante évidence hégélienne en sautant le pas que Hegel s’est abstenu
de sauter : celui du rire, de l’extase et de la folie. Bataille ne changea
jamais d’avis et ce n’est pas le moins curieux que la longue amitié liée
avec Alexandre Kojève fléchît ce dernier dans un sens chaque année
davantage voisin du non-savoir, non-savoir que Kojève appela, quant à
lui, Le silence (10). Et c’est à Alexandre Kojève qu’un an avant sa mort
Bataille dit combien il fallait encore qu’il parlât de Hegel (et sans doute
sont-ce les derniers mots que Bataille écrivit sur lui) : « Il s agit de placer
à la base même (ou à la fin) de la réflexion hégélienne une équivalence
de la folie. Je ne saurais à vrai dire préciser ce dont il s’agit — ce dont
il s’agira plutôt — qu’après l’avoir écrit. Mais cette sorte d’aboutissement
me paraît impliqué dans le principe — sinon du hégélianisme de son
objet. » (11)

(10) . « Je pense de plus en plus que la seule attitude possible en regard de


celle des “hégéliens” est l’attitude “silencieuse” qui est la votre. » ( ettre de Kojeve
à Bataille du 19juillet 1959); «Je suis arrivé à quelques résultats qui mont
surpris et qui semblent se rapprocher des vôtres (a la terminologie près). » (lettre
de Kojève à Bataille du 5 avril 1954). . QA1
(11) . Lettre de Georges Bataille à Alexandre Kojeve du 2 juin 1961.
« LA SAINTE DE L'ABÎME » (1)

Pour autant que nous puissions là encore nous fier à ce que Bataille
est seul à en dire, c’est en 1931 (et encore n’en est-il pas sûr) que Colette
Peignot et lui se seraient rencontrés pour la première fois. Une rencontre
brève : d’une table à l’autre de la brasserie Lipp où chacun dînait
accompagné (Bataille de sa femme, Colette de Souvarine avec qui elle
vivait alors). Il avoue avoir été frappé par sa beauté, une beauté qu’il
dira pourtant plus tard n’apparaître qu’à ceux qui savent voir. Frappé
aussi de l’entière transparence qu’il pressentit aussitôt s’installer entre
eux.
Mais à l’en croire, ils ne se seraient que peu, sinon du tout, revus
avant 1934, janvier et février exactement, où, alors qu'il se trouvait alité,
Colette serait venue par deux fois lui rendre visite à son domicile d'Issy-
les-Moulineaux. Tel n’est pas l’avis de Souvarine qui dit avec assez de
vraisemblance que Bataille rencontra souvent Colette Peignot, comme
Simone Weil, à son domicile, entre 1931 et 1934, c'est-à-dire autant que
dura La Critique sociale. Cette hypothèse est davantage vraisemblable :
on imagine mal comment, collaborant tous quatre à la même revue, ils
n’auraient pas été amenés à se rencontrer à plusieurs reprises, sinon
régulièrement, quelque discrète qu’ait été Colette Peignot à la rédaction
de La Critique sociale et minime (?) sa participation au Cercle Communiste
démocratique.
En mai 1934 (il ne semble pas que de février à mai leurs rapports
évoluèrent notablement), ils passèrent un week-end ensemble avec Boris
Souvarine et Sylvia Bataille. Il semble que de là date leur première
complicité. De là datent assurément de plus fréquentes rencontres (« Je
crois que nous étions le plus souvent tous les deux seuls. » (2)) qui ne
devinrent ouvertement amoureuses que le 3 juillet 1934 à la veille du
départ de Colette avec Souvarine pour le Tyrol autrichien.
Bien sûr, ils s’écrivirent... Jusqu’à ce que de façon imprévue, et
modifiant ses projets (de séjourner à Font-Romeu avec sa fille) il la
rejoignit. La rejoignît-il seul ? Sa femme l’accompagna-t-elle ? Une chose
seulement est sûre: Bataille est à Innsbrück le 20juillet 1934. Faut-il

(1) . Michel Leiris.


(2) . OC VI, 278. Vie de Laure.

200
LA MORT A L'ŒUVRE

croire que ce séjour fut — et ne fut que — clandestin ? Ou croire davantage


que d'une façon ou d'une autre Souvarine fut au courant ? Des deux
versions dont nous disposons, aucune ne permet de trancher sans réserves,
encore que celle de Bataille, pour avoir été écrite sur le moment, présente
sur celle de Souvarine, écrite cinquante ans plus tard, un tout autre
caractère de crédibilité (3). D'Innsbrück, selon toute vraisemblance, Ba¬
taille fit en retrait de Colette Peignot le trajet qu’elle-même faisait, la
retrouvant ville après ville : Bolzano, Mezzocorona, Andalo... jusqu’au
25 juillet, jour où celle-ci délaissa Souvarine pour rester avec Bataille,
dans la ville de Trente. C’est à peu près tout ce qu’il est possible de savoir
d'un tel voyage (les incertitudes sont à peine moins nombreuses), auquel
il mit un terme en regagnant, seul, Paris, via Zürich le 6 août. (Il est très
rare que Bataille tint un agenda-journal. Il le fit en 1934 de juin à
novembre et en 1935. Ces carnets restent cependant difficilement déchif¬
frables.)
Il faut se garder de déduire de la première correspondance qu’ils
échangèrent (avant donc qu'ils se retrouvent en Autriche) davantage que
des indications portant sur le premier état de leurs relations. Elles sont
toutefois significatives : elles disent clairement qui était alors Colette et
quelles « exigences » ont tout de suite été les siennes (nous n’avons de
cette correspondance que ses lettres, pas celles de Bataille) (4). A l’avance,
de l'angoisse qu'est en elle cet amour nouveau, elle se protège au moyen
d'une angoisse plus grande encore : « L’idée de la mort quand on la suit
jusqu’au bout [...] jusqu’à la putréfaction m’a toujours délivrée et ce jour-
là plus que jamais » (5). Comme si la mort — la mort, s’entend, jusqu’à
la putréfaction — devait être entendue comme la première mesure donnée
à cet amour, une mesure paradoxalement délivrante... Il y a loin des
vœux pieux. A cette mesure, Colette Peignot ajoute une coïncidence, au
sens que Bataille a lui-même donné à ce mot, une coïncidence qui plus
est bataillienne (l’œil) en lui écrivant : « Vous étiez comme l’œil qui
poursuivait je ne sais plus qui dans un poème » (6). Est-ce le fait du

(3) . La version de Boris Souvarine est en effet différente (encore qu’il faille
dire que si Souvarine fait état des faits, il ne cite, les concernant, aucune fois le
nom de Bataille ; tout au plus parle-t-il d’un « ami », « collaborateur occasionnel »
de La Critique sociale). Selon lui, Colette Peignot et lui seraient partis depuis
Paris avec un couple d’amis (Georges et Sylvia Bataille i>) en voiture pour le Tyrol
autrichien. Et c’est là que Colette aurait « fugué » avec « l’ami obligeant ». Cette
version est sans doute fausse, le journal de Bataille la contredisant, mais elle
indiquerait peut-être avec raison que Sylvia Bataille fut de ce voyage et que lui-
même aurait été au courant de leur présence à quelques kilomètres d’eux, en
Autriche.
(4) . Elles ont été publiées dans Laure. Ecrits. 10/18.
(5) . Laure. Ecrits, 291.

201
GEORGES BATAILLE,

hasard ? Ou savait-elle qu’elle faisait converger sur son destinataire un


faisceau de significations dont nous savons maintenant qu’elles avaient
été pour lui obsessionnelles (on peut, en effet, supposer qu’elle agit en
cela inconsciemment : les Coïncidences formaient l'épilogue d’Histoire de
l’œil, livre que Souvarine, soucieux de sa santé mentale, l’empêcha de
lire) ? Il est compréhensible, pour autant que tout cela surgit sans que
rien de concerté ni d’explicite n’intervint entre eux préalablement, qu’ils
y répondirent sans réserve : moins comme à ce qui ressemblerait à un
effet de la providence (ce mot a toujours provoqué l’éclat de rire de
Bataille) qu’à un « tour » de ce qu’il appelera bientôt la chance.
Ces « coïncidences » apparues, Colette Peignot leur donna un sens,
celui du moins dont elle faisait un enjeu : la réconcilier avec elle-même.
Cela appelle une remarque : il est doûteux qu’elle ignorât la réputation
de Bataille, douteux que Boris Souvarine ou Simone Weil ne lui eussent
pas fait savoir quelles étaient leur opinion concernant celui-ci : un détraqué
sexuel pour l’un ; un malade pour l’autre (7). Voulut-elle alors penser
(comme Xénie, un personnage du Bleu du ciel, nous le verrons) que ne
se débauchent et ne se « détraquent » que des personnes profondément
malheureuses (dérèglement auto-punitif : version clinique ; dérèglement
pénitent : version morale) que logiquement, donc, à moins de malheur
correspondrait un moindre dérèglement et à amour nouveau, un complet
guérissement (version amour rédempteur) ? Il n’est pas invraisemblable
en tout cas qu’elle crût à la possibilité, à ses yeux tout entière contenue
dans cet amour nouveau, que Bataille aussi changeât, comme il en était
pour elle-même question puisque c’était d’être « réconciliée » qu’elle
faisait, de celui-ci, l’enjeu. Elle le dit sans détours : si elle-même se
débaucha, se détraqua, ce fut par désespoir : s’il arrivait donc qu’elle dût
de nouveau le faire, ce ne serait aucunement par goût (on a vu qu’au
contraire tel était le goût de Bataille), mais en réponse au désespoir où
de nouveau elle serait mise : il ne saurait y avoir pour elle rien de

(6) . Op. cit. Ne s’agit-il pas plutôt du dessin de Grandville « Premier Rêve.
Crime et expiations » que Bataille avait commenté dans un article de la revue
Documents, justement intitulé « L’œil » (OC I, 188)? Il est toutefois assez peu
probable que Colette Peignot connût ce texte.
(7) . C’est en ces termes que Souvarine parle de Bataille : « Je savais que
Bataille était un détraqué sexuel, mais cela ne me regardait pas. Je n’ignorais
nullement que cette prédisposition pouvait entraîner des conséquences fâcheuses
pour la « chimie de l’intellect » et pour la saine morale, fût-elle conventionnelle,
mais je n’y pouvais rien. En outre, j’avais à m’occuper de choses sérieuses, et par
conséquent, ne pouvais m’intéresser aux obsessions libidineuses de Bataille, à ses
élucubrations sado-masochistes dont me parvenaient parfois les échos importuns. »
Prologue à la réédition La Critique sociale. Ed. de la Différence. 1983.

202
LA MORT A L'ŒUVRE

répugnant qui ne soit aussi, qui ne soit avant, désespéré. Ce fut la force
peu commune de cette jeune femme qu'elle plaçât d'avance un homme
comme Bataille au pied d’une vérité si peu transigible : « Si je devais dire
ou écrire quelque chose qui me perde irrémédiablement à vos yeux, il
faudrait que cela soit » (8). Nulle ne fut plus qu elle « intraitable » et
« pure », écrira plus tard Bataille. Nulle n'eut plus qu elle la force, la
« rage » de la plus scrupuleuse vérité. Il n'est pourtant pas impossible
qu'elle et Bataille n’eussent pas à l’esprit les mêmes choses. Il n’est pas
impossible que ce qui faisait cette force peu commune devint pour vivre
avec lui, sinon une faiblesse, du moins une vulnérabilité. Quelque
«intraitable» et «pure» qu'elle fût, la rage qu'elle mettait en toutes
choses (celle par exemple à vouloir parvenir à ce qu’elle savait que son
désespoir — ou son impuissance — lui dérobait) donnait à cet amour sa
limite (en même temps qu’elle en était la liberté démesurée). A quelque
but qu'elle atteindrait jamais — seule ou avec Bataille — un autre, plus
loin, plus haut, rendrait vain et décevant qu’elle l’atteigne. Ce désir jamais
reposé, cette inassouvissable soif de désirer ce qui n est désirable qu i-
naccessible, pèse sur elle (et pèsera sur eux) du poids de l'absolu. Or rien
ne dit — au contraire — que Bataille eût jamais le désir d un impossible
but, d’un but absolu. Il ne fait pas de doute, à cette époque plus qu’à
aucune autre, qu’il était tout entier hostile à tout but . 1 impossible était,
chez lui, comme ce qui fait qu'il n'y a de but à rien. Tout entier hostile
à ce qu’a d’idéaliste un tel désir d'un but toujours plus loin placé que ce
qui est accessible.
Colette Peignot n’était pas en 1934 une si jeune femme (elle avait
31 ans) que l’occasion ne lui ait pas été plusieurs fois donnée de faire
l’expérience des possibilités de cet absolu. Que celui-ci fût amoureux .
avec Jean Bernier qu’elle a connu en 1926; qu’il fût érotique : avec
Trautner dont elle partagea la vie débauchée à Berlin (mais rien n indique
que cet absolu le plus bas qu’il lui fit vivre, elle l’aimât ; on a peut-être
trop volontiers fait d’elle une femme qui aimait le plaisir et la débauché
au lieu d’en faire une femme qui ne les a pas craints dès 1 instant qu il
s’agissait pour elle de connaître au-delà de quelles limites était encore
l’innocence) ; qu’il fût politique : contre la morale fourbe, étouffée de sa
famille (bourgeoise, cléricale et patriote), elle découvrit avec Bernier que
seul le communisme, auquel elle adhéra en 1926, lui apportait une réponse
qui ne transigeait pas. _ , f
Elle resta longtemps communiste (neuf ans, fut-ce vers la fin de taçon
oppositionnelle). Et pour qu’être communiste eût un sens, il fallait qu’elle
s’y engageât toute. Non pas bien sûr comme firent les surréalistes qu elle

(8). Op. cit. 258.

203
GEORGES BATAILLE,

fréquenta un peu (9) (et qu’elle jugea « mondains »), mais au risque d'elle-
même. Elle partit donc vers la patrie du socialisme, sans bien savoir sans
doute ni ce qu’elle y ferait ni de quelle utilité elle pourrait bien lui être.
Elle vécut à Leningrad, puis à Moscou, se lia avec l’écrivain Boris Pilniak
qui fut son amant, puis (on ne peut pas ne pas penser à Simone Weil qui
deviendra son amie) décida de vivre avec les paysans pauvres d’un
kolkhoze. Tombée malade, elle dut être hospitalisée, puis rapatriée.
(Sèchement Bataille parle à ce sujet d’« agitation vaine et fébrile » ; il ne
pouvait pas lui échapper ce qu’a de grand et à la fois dérisoire de vouloir
être pauvre parmi les pauvres tout en sachant qu’on a la possibilité de se
soustraire au pire ; pire auquel les kolkhoziens n’échappent pas. Peut-
être était-ce aux yeux de Colette Peignot leur innocence. Et peut-être,
devenue l’une d’eux, se rachetant du tort d’être née bourgeoise, conquérait-
elle un peu de celle-ci ?) Elle regagna Paris dans un sleeping réservé par
son frère (10).
De retour (« dégoûtée, il lui arrivait de provoquer des hommes
vulgaires et de faire l’amour avec eux jusque dans les cabinets d’un train.
Mais elle n’en tirait pas de plaisir ») (11), elle se lia avec Boris Souvarine
avec lequel elle vécut de 1931 à 1935.
Il n’y a pas lieu de prêter à Colette Peignot davantage que ce qui lui
est dû ; de rêver sa vie à sa place. On ne sait de cette vie somme toute
que peu de choses, et encore le doit-on à Bataille qui la retraça brièvement,
presque froidement comme si cette réserve, cette froideur pouvaient seules

(9) . Elle connut Crevel et Bunuel. Sans doute à un degré moindre, Aragon
et Picasso.
(10) . Charles Peignot avec lequel, dit Bataille, elle aurait, d’accord avec lui,
mais sans succès, tenté de faire l’amour au cours du voyage qui les ramena à
Paris.
(11) . OC VI, 277. Vie de Laure. Il ne faut pas ignorer que ce genre de détails,
qu’avec le souci de la plus exacte vérité Bataille a scrupuleusement rapportés,
indigne qui, parmi ceux qui l’ont connu, est convaincu qu’ils la desservent. Goût
du scandale, disent-ils. Bataille qui sait que la souillure peut aussi être sainte n’a
pas cru bon (ni grand) de les dissimuler. Je fais de même.
(12) . Il faut en effet le dire aussi sèchement : de Colette Peignot (Laure) nous
ne saurions rien si Bataille n’avait (avec Leiris) publié les quelques rares textes
qu’elle a écrits (parmi les plus beaux et les plus violents écrits par une femme),
et reconstitué, brièvement, sa vie. Les autres témoignages, celui issu du journal
de Jean Bernier et celui de Boris Souvarine, n’intervinrent que quarante ans plus
tard. Ces quatre témoignages (Bataille, Leiris, Bernier et Souvarine) disent assez
bien qui fut Colette Peignot. Mieux en tous les cas que la légende fébrilement
entretenue par beaucoup. Elle eut trop violemment le goût de la vérité, fût-elle
la plus déplaisante, pour s’accommoder d’aucune façon des libertés prises avec
elle, a fortiori la concernant.

204
LA MORT A L'ŒUVRE

dire comment et combien elle fut brûlante (12). La vie de Colette Peignot
croisa celle d'autres hommes, qui pour d'autres raisons est-ce le hasard ,
par l’amour transite une histoire littéraire parallèle, considérable souvent
— sont entrés dans ce récit et lui appartiennent de plein droit (13). Parmi
ces hommes, il y eut Jean Bernier qu’elle aima d'un amour passionne, et
vraisemblablement bref, amour qu’il fut sans doute trop lucide pour tout
à fait partager. Pour lui elle se tira une balle au cœur qui n atteignit pas
son but mais la laissa un peu plus angoissée par la mort ; i y eut aussi
Boris Pilniak qu'elle connut à Moscou puis revit a Pans, en 1930. Le peu
qu’on sache de cette liaison laisse le sentiment d’un échec supplémentaire ,
ü v eut enfin Bons Souvanne qui, à en juger par la haine (14) que
cinquante ans plus tard il témoigna à Bataille (vingt ans apres que celui-
ci mourut), l’aima, à sa façon, (Bataille dit : d’un pere davantage que
d'un amant) d'un amour passionné.
Souvarine dissimule mal avoir été avec Colette Peignot comme un
homme sain est avec une malade, qui lui aurait ete une « charge d ame »
qu’il aurait dû - c’était, dit-il, le plus difficile - protéger a son insu,
une malade en proie à des démons qui lui étaient a lui etrangers, sinon
mdifflents • << en l'espèce, n. le ciel, ni l’enfer ne font vibrer en moi la
moindre corde sensible ». A ses yeux « le pessimisme extreme » de Cdette
n'était-il oas maladif ? Maladive sa fascination de la mort . Et dement
sans* doute ou suicidai* „ 5)) le choix de «ata^ fa,, par d e pour le
remnlacer lui le moins « sam », le moins près de ce qu auprès O eue
avait attentionnément été?. Faut-il imaginer qu’elle vit en Bataille un
hybride de Boris Souvarine (lui aussi est un militant politique . entre .
Criüaue sociale et Contre-Attaque) et d’Edouard Trautner, ce medecin
écrivain avec lequel elle vécut à Berlin une vie désordonnée ma,s brulant^’
qui la traita cruellement, lui fit porter des colliers de chienne et la ba

^'dVnnfso'uvànûe de Vaille aura,, été en plus d'un point d.fféren, s,

ram047su"r iLéVnë,rjePdêwai revenir, celle-ci ayant laissé de façon quas,-


testamentaûe ™ ^“^^^“a^aWlî^o^^ï'Xmourra, mais il ne
paraît pas faire de doute qu'elle est anterieure a 19.

205
GEORGES BATAILLE,

(Trautner, selon Bataille, était aussi scatologue) (16) ? Il pouvait être aussi
peu et aussi bien l'un que l’autre.
Toujours est-il qu'elle alla au devant de Bataille avec l’orgueil et
l'intransigeance qui étaient les siens tout en lui prêtant des possibilités
auxquelles il ne répondit un temps que pour les repousser ensuite. Bataille
continua de vivre ses propres dérèglements, de les vivre jusqu'à l’angoisse
(c'est l’évidence qu’elle ne participa pas à tous, tant s’en faut) ; jusqu’aux
point qu’ils furent insupportables et qu’ils détruisirent, non pas leur
amour, mais l’absolu sous les auspices duquel elle l’avait naïvement placé.
Et c’est ce qui fascine. Ce que d’eux on retiendra à la différence de tous
les autres : leur amour n’eut rien de « romantique », rien qui « métamor¬
phose » ou « réconcilie ». Rien qui mette plus haut que tout l’amour et
lui donne sens et salut. Rien de moins surréaliste, aussi ; ni unicité (au
sens où Breton en faisait un impératif), ni merveilleux (au sens où le
surréalisme en fit sa poésie amoureuse), ni dévotion d’aucune sorte. On
peut même aller jusqu’à dire que le bonheur fut exclu du souci qu’eut
Bataille de cet amour (le bonheur était une notion trop faible pour qu’il
l’intéressât jamais). Au contraire, il aviva les déchirures de chacun,
dussent-elles être payées au prix le plus grand. Et de fait cet amour
ressemble à une descente à deux dans le fond des mondes ; l'angoisse en
est la clé.
Le courage de Colette Peignot fut de répondre à tout cela. Il ne fait
pas de doute que tout la portait à rencontrer Georges Bataille. Si elle
n’est pas comme on l’a prétendu jusqu'au ridicule la matrice de toutes
les héroïnes batailliennes, elle est la seule qui pût en-être une, vivante, la
seule qui ne s’effrayât pas de ce que Bataille, aveuglément, mettait en
jeu (17). Par deux aspects d’eux-mêmes, encore qu’inéquitablement ré¬
partis, le ciel et l’enfer, ils étaient d’avance liés. A cette nuance près que
tout chez elle la portait à aller chercher le ciel jusque dans l’enfer (ce fut

(16) . Edouard Trautner, médecin et auteur de Gott, Gegen-Wart und Koka'in.


Il est le deuxième homme « débauché » qu'a pu connaître Colette Peignot. Il y
avait eu en effet auparavant son frère Charles Peignot, dont Bataille dit lui-
même : « Son nom avait pour moi le sens des orgies parisiennes de son frère dont
on m’avait plusieurs fois parlé. » (OC VI, 277).
(17) . Jusqu’au ridicule: n’a-t-on pas été jusqu'à faire de Simone, l'héroïne
d'Histoire de l’œil, créée quatre ans avant qu’ils ne se rencontrent, et sept ans
avant qu'ils ne se lient, la figure romanesque de Colette Peignot? Jérôme Peignot,
son premier biographe, ne prétend-il pas que sans elle l'œuvre de Bataille « serait
demeurée tout entière du côté des seuls concepts philosophiques » (Ecrits p. 459).
La matrice de l’héroïne (de la sainte) bataillienne est dans Simone et Marcelle,
personnage d'Histoire de l’œil, entre l’une et l’autre, et dans Dirty de WC pour
autant que nous puissions juger d’elle par ce qu’en a conservé. Le bleu du ciel.
Cette matrice date donc de 1926-1927.

206
LA MORT A L'ŒUVRE

son absolu : quelle femme ne se serait pas effrayée de descendre si bas


pour trouver encore du ciel ?) ; alors que chez lui, tout le portait à faire
même du ciel un enfer. Il n'y avait rien chez elle qui ne fût, ou ne dût
être, pour finir, saint. Rien chez Bataille qui ne fût ou ne dût être souillé.
(Bataille ne désirait-il pas que le plus saint fût le plus souillé et le plus
souillé le plus saint ?) Elle ne voulait rien qui ne fût pour finir innocent,
dût-elle n’atteindre cette innocence que par la souillure la plus extrême.
De cette différence est née une lutte sourde, violente, et pour beaucoup
inconsciente, pour faire prévaloir tantôt le ciel tantôt l’enfer, sans que
d’aucune façon il n'en émanât pour l’un ou l’autre un salut quelconque.
(Le ciel et l'enfer ne doivent pas faire illusion. Je ne les emploie pas ici
dans leur sens catholique, mais en référence au poème de William Blake
dont c’est le titre et qui profondément la fascina.)
Bataille fut infidèle (il l’a toujours été, avec toutes les femmes, infidèle
systématiquement, abondamment, au point qu’il est certain que la fidélité
ne se posa jamais à lui comme due à l’amour) ; elle fut jalouse (18). Elle
fut intraitable et pure ; lui — intentionnellement ? — odieux. De santé
(physique et mentale) fragile, elle acquiesça à tous ses désordres (à ses
folies aussi on le verra) de façon quasi sacrificielle (est-ce, comme en
Russie, et comme Simone Weil, de par son côté resté profondément
chrétien ?). Lui les porta au pire : on a, sans apporter de preuves, mais
sans doute non sans raison, insinué qu’il lui avait violemment nui. Elle
voulut se dérober, cesser de boire (« se saouler ou boire trop constamment
me fait horreur... ») (19) ; elle voulut souvent fuir («J’ai haï notre vie,
souvent je voulais me sauver, partir seule dans la montagne (c’était sauver
ma vie maintenant je le sais) » (20). Mais malade, fascinée, elle resta.
Car Bataille fascinait : sa voix, l'extrême et complexe lucidité de sa
pensée, sa complaisance au pire, son jeu dangereux avec des forces
généralement réprimées, le dieu féroce et malveillant (21) qu il s efforçait
d’être (est-ce par ironie : .Colette Peignot plusieurs fois le nomma « le
Dieu Bataille») fascinaient mais elle aussi fascinait : « Ceux qui l’ont
approchée n’ignorent pas combien inentamable était son exigence de
hauteur et violente sa rébellion contre les normes à quoi souscrivent la
plupart. » Ce n’est pas Bataille qui cette fois le dit mais Leiris (22). Une

(18) . Bataille s’est plaint de ce qu’elle aurait payé un détective pour le faire
suivre. Vrai ou faux, ce détail dit mieux que toutes les légendes des idéalistes
quelle fut l’admirable vérité de leur amour : la vérité de ceux qui en savent
d’avance et l’impossible et la bassesse.
(19) . Lettre de Colette Peignot à Georges Bataille publiée dans Cahiers
Bataille n 2.
(20) . Laure. Op. cit. 319.
(21) . Les dieux des Aztèques, cf. « L’Amérique disparue » OC 1, 152.
(22) . Michel Leiris. Fourbis, 239. Gallimard.

207
GEORGES BATAILLE,

exigence et une rébellion que, dans un autre livre, il dit de la façon la


plus émouvante être celles d’une « sainte de l’abîme » (23).
Moins lyrique, Bataille ne dira pas moins fortement la même chose :
« ... son visage répondit brusquement à l’angoisse que j’ai d’êtres humains
justifiant la vie » (24). Justifiant aussi son œuvre. A la fois sainte et
chienne, ange et démon : Bataille attendait d’une femme l’impossible ;
chienne aboyant à l’orgie et projetant qui jouit d’elle vers l’excès d’angoisse.
Rencontrant Colette Peignot, Bataille permettait que dangereusement se
conjoignent sa vie et son œuvre : il porta celle qui les partagea à hauteur
d’elles, « à hauteur de mort », quitte à ce que le prix à payer en fût le
plus grand et que son œuvre en fût en retour bouleversée.
« Je suis encore comme une chienne aujourd’hui. Chauffeur, allez
n’importe où : “à la fournaise, à la voirie, au bordel, à l’abattoir”. Il faut
que je sois brûlée, écartelée, couverte d’ordures et que je sente tous les
foutres, que je te répugne bien — et puis après — m’endormir sur ton
épaule » (25). Cette innocence impossible resurgissant du mal le plus
lourd, en accusant le caratère en même temps qu’elle l’épuise, cette extrême
violence faite à elle-même en même temps qu’à ce qu’elle s’estimait dû,
sans doute les vécut-elle comme le plus haut des supplices, le seul qui fût
vraiment divin. Il y a dedans le désespoir et il y a la rage ; il y a la mort
aussi : la mort qu’enfant elle cofinut jusqu’à l’exaltation et le dégoût.
Colette Peignot était née en 1903 (le 8 octobre) dans une famille très
récemment enrichie (26), du mariage de Georges Peignot et de Suzanne
Chardon, mariage qui eût été sans doute anodin (l’éducation et la morale
en étaient celles d’un milieu catholique, libéral et bourgeois) si la guerre
n’était survenue qui vint soustraire au regard de l’enfant (Colette a onze
ans en 1914) son père (le 28 septembre 1915) (27) et ses trois oncles,
André (le 25 septembre 1914), René (le 15 mai 1915) et Lucien (après

(23) . Michel Leiris. Frêle bruit, 345. Gallimard.


(24) . OC VI, 276. Vie de Laure.
(25) . Laure. Op. cit. 312.
(26) . A Meudon. De son nom entier, Colette, Laure, Lucienne Peignot.
Laure, prénom par lequel elle choisit sur la fin de sa vie de signer ses textes. C’est
sous ce nom que furent publiés, hors commerce, par Bataille et Leiris les textes
et poèmes laissés par elle : Le Sacré (1939) et Histoire d'une petite fille (1943).
Gustave Peignot, grand-père de Colette, est celui qui a permis que la famille
passât du rang tout à fait modeste qui était le sien à celui d’une famille fortunée.
Il était fondeur et son atelier était situé au 68, Bld E. Quinet. Deux faits semblent
avoir permis ce soudain enrichissement : la nouvelle loi instituant la liberté de la
presse et, vers la même époque, l’obtention de la fourniture des Blancs de
l’Imprimerie Nationale.
(27) . On le remarquera : à un mois près de la date (le 6 novembre) de la
mort du père de Bataille.

208
LA MORT A L'ŒUVRE

1915). Le quatrième de ses oncles Robert, était quant à lui décédé avant
la guerre, le 15 juin 1913. C’est, en quatre ans, de cinq hommes que les
femmes Peignot se sont trouvées porter le deuil : les cinq garçons nés du
mariage de Gustave Peignot et de Marie Laporte. Ne restaient donc
vivantes, outre la mère de Colette, que ses tantes Jane et Julia (une
troisième tante était morte enfant) ; et sa grand-mère, Marie Peignot, née
Laporte, femme pieuse et bourgeoise qui paraît avoir régenté la vie de ce
qui resta de cette famille. Un charnier, autour duquel s’agitèrent des
femmes vêtues de noir, plus que jamais hères — et élues — du sacrifice
fait à la patrie... (28). La mort, Colette y pensa de nouveau obstinément,
à en croire Souvarine, après que pour Bernier elle eut tenté de se la
donner. Cette mort qu’aucune femme mieux qu’elle, ni plus violemment,
ne lia à l’érotisme le plus repoussant et le plus désirable est celle-là même
qui fascinait Bataille (on a vu qu’il n’avait pas attendu de rencontrer
Colette Peignot pour être fasciné par la mort), lui qui enjoignait qu’on
la vive jusqu'à la jouer tous les jours aux dés de l’amour : cette mort sent
le bordel comme l’amour l’abattoir.
Au sujet de cette mort, sorte de promesse tenue par Colette Peignot
(elle mourut à 35 ans dans le lit de Bataille) avec laquelle, elle morte, lui
va pouvoir pousser plus loin, avide, émerveillé, l’écriture angoissée, plus
loin le jeu, profondément ils seront d’accord pour en faire la seule limite
possible de leur amour (d’aucune façon une limite réparatrice, comparable
à celle d’Iseult et de Tristan ; proche davantage, s’il lui fallait absolument
une référence, à celle de Heathclifif et Cathy dans Les Hauts de Hurlevent,
livre qu’admirait Bataille), une mort pour elle-même et rien d'autre que
la terre se refermant dessus ; pour ce qui fait qu’à leurs yeux elle était
sacrée et qu’est sacré qui ose chaque instant la tenter. Colette Peignot et
Georges Bataille furent en ce sens-là des amants sacrés : ils dirent de
l’amour l’horreur au moins autant que la beauté.

(28). Et un abbé plus assidu aux charmes de la jeune fille qu’à ceux de la
dévotion.
LA FOUDRE ET LES PRÉSAGES

Il ne faut pas croire que Georges Bataille et Colette Peignot vécurent


ensemble aussitôt le fugitif séjour d'août 34 terminé. Ils furent longs à se
trouver ; longs encore à se lier définitivement. De retour d’Italie, Bataille
accompagne sa femme et sa fille en Espagne, à Tossa de Mar, chez André
Masson, où celui-ci s’est exilé après les menées fascistes de février 34 à
Paris. On ignore au juste si Bataille gagna réellement Tossa dès août 34
ou si, suivant en cela les indications fournies par son journal, il vaut
mieux croire qu’il laissa son épouse et sa fille près de la frontière espagnole,
à Bayonne, d’où elles partirent seules pour Tossa (1). Le journal indique
un départ de Paris en date du 25 août et un retour en date du 28. En
tout état de cause, si tant est qu’il s’est rendu à Tossa, il n’y aurait fait
qu’un très bref séjour.
A Paris, il est seul. Cela est à entendre de façon exclusive : il n’y est
pas avec Colette Peignot. Celle-ci a en effet été placée par Boris Souvarine,
aidé des soins du docteur Weil (le père de Simone), dans une clinique de
Saint-Mandé ; à l’en croire pour prodiguer à l’infidèle les soins nécessités
par son état (amoureux ?). Seul, Bataille ne l’est ni plus ni moins qu’il ne
l’était avant de la connaître. Lié ou non, il n’a rien changé à sa vie ; le
même désordre y prévaut ; pareillement qu’elle l’était, elle est encore
« dissolue », ainsi que le disait Leiris. Celles qu’à la lecture de son journal
on peut deviner avoir été ses maîtresses dans les seuls mois de septembre
à novembre 34 sont nombreuses : Simone, Janine, Denise, Florence et
surtout Edith ; prénoms abstraits pour nous qui n’en savons pas davantage.
Abstraits mais intéressants pour cette raison qu’ils maintiennent l’image
d’un Bataille libre, infidèle deux fois (à l'épouse dont il se sépare bientôt
et à sa nouvelle compagne), plus soucieux du désordre où il est que des
convenances dues à l’amour ; ne souscrivant aucunement cette fois encore
à l’obligation traditionnellement faite (y compris par les surréalistes) de
fidélité et d’exclusive. Georges Bataille vit ces mois entre la Bibliothèque

(1). Il est plus vraisemblable qu’il soit allé les y rechercher : le même journal
indiquant, sans autre précision, une absence de Paris des 18 au 24 octobre, absence
coïncidant avec le retour de Sylvia à cette date.

210
LA MORT A L’ŒUVRE

Nationale où il n'est que peu, ses camarades politiques (Simone Weil


qu'il voit souvent ; d'autres aussi du Cercle Communiste démocratique),
ses amis, le docteur Borel entre autres dont on sait qu’il est aussi le
thérapeute de Colette Peignot, ses maîtresses nombreuses autant qu’é¬
phémères, les bordels (le Sphynx) et les boîtes de femmes nues (le Tabarin
dont il est un familier comme il l'est du Concert Mayol)... Il paraît clair
qu’à quelque débauche qu'aurait été prête Colette Peignot, elle ne pouvait
prétendre être, à elle seule, tout le désordre de Bataille. Avant même
qu'ils fussent tout à fait liés, il installa entre eux une distance considérable
sur laquelle elle ne pourra jamais tout à fait revenir et dont elle souffrira.
Elle n’est pas et ne sera jamais le tout de son monde, aussi violente qu’ait
été sa passion pour elle.
1934 est une année transitoire pour Bataille. Il n’est plus tout à fait
un jeune homme : il a trente-sept ans. La Critique sociale a cessé de
paraître et, à quelques mois près, le Cercle Communiste démocratique
aura cessé de rallier les communistes oppositionnels. Il a en tout et pour
tout écrit un livre, un seul, Histoire de l’œil, confidentiellement diffusé, il
y a de cela sept ans déjà. Depuis, plus rien (sauf L'anus solaire, trop bref
et confidentiel pour compter vraiment). Le livre projeté sur le fascisme
en France, non seulement ne verra pas le jour, mais il y a fort à parier
qu’il n’a que peu avancé. L’écrivain qu’en 1925 il regrettait amèrement,
face à Breton et à ses amis, de n’être pas encore, neuf ans plus tard il ne
l’est pas vraiment devenu. S’il s’est marié et a eu un enfant, ce mariage
est un échec : c’est en 1934 qu’il se sépare de sa femme. 1934 est aussi
l’année des premiers signes de la maladie : janvier et février ont passé
pour lui douloureusement ; il est demeuré alité. S’il n’est certes question
que de rhumatismes, il n’est guère possible qu’il n’ait pas pensé à l’infirmité
de son propre père et à l’éventualité d’une hérédité syphilitique tard
déclarée (il est plus probable que ces rhumatismes étaient dus à de trop
abondantes absorptions d’alcool). En avril 34, pour se rétablir tout à
fait, il décide de partir en Italie. Il n’y trouve pas le soleil espéré mais la
pluie. Rome, dira-t-il, lui fut un cauchemar. Mais Stresa, sur les bords
du lac Majeur, le rétablit tout à fait. Il s’y repose des « après-midi de
voyage traînés sur des lits d’hôtel ».
A Rome, il n’a pas manqué de se rendre à l’exposition commémorative
de la prise du pouvoir par les fascistes. Il ne le cache pas (à Queneau
auquel il écrit) : ce qu’il y voit le « frappe ». Le fascisme ainsi exposé,
sans les milices et sans le sang, sans les rafles et sans les cris, théâtralise
assez efficacement les symboles de la puissance et de la mort. Rien,
anticipe-t-il, qui soit de nature à le faire changer d’avis ; on sent pourtant
apparaître la possibilité d’une ambiguïté jusque-là inconnue de lui. Il
revient à Paris.
J’ai dit quelle imprudence il pouvait y avoir de lire Bataille comme

211
GEORGES BATAILLE,

on lirait une autobiographie. 11 y a toujours à l'œuvre chez lui quelque


chose de l’ordre de ce que le fascisme se donnant à voir met en scène :
une dramatisation violente et abstraite. Les rares fois qu'il évoque sa
mère, c'est sous le signe du pire ; on sait pourtant quelle patiente affection
il lui témoigna. De Sylvia Bataille, il ne dit rien qui évoquerait les
moments heureux. Il n’en parlera qu'allusivement, plus tard, beaucoup
plus tard, quand il associera Le bleu du ciel à la crise qui les sépara. De
Colette Peignot, il sera de même. On devine à leurs premières lettres (2)
les émois, les impatiences d’un homme amoureux... Et tout à l’opposé,
décrivant son retour à Paris, et leur rencontre, il emploiera des mots tout
entiers retournés sur eux-mêmes : à cette rencontre on serait autorisé
d’attendre que l’œuvre fît une place de choix (aucun surréaliste n’y aurait
manqué), une place où la passion suscitée, d’une façon ou d'une autre,
transpirât... Et c’est le contraire qui se produit. Le mot horreur surgit en
lieu et place du mot amour : « Je revins à Paris, rétablis ma santé : ce fut
pour entrer soudain dans l’horreur. Je rencontrai l’horreur, non la mort.
A celui qu’elle épouse comme à l’existant qu’elle convie, la tragédie
d’ailleurs dispense, avec l’angoisse, ivresse et ravissement. Je retournai en
Italie, et bien que ce fût comme “un fou” chassé d’un lieu à l’autre, j’y
eus la vie d’un dieu (les flacons de vin noir, la foudre, les présages). Je
n’en puis cependant parler qu’à peine. » (3)
Ce second séjour en Italie, ce séjour d’un dieu chassé d’un lieu à
l’autre, c’est sur les pas de Colette Peignot qu'il l’entreprit. Mais d’elle et
de l’amour qui l’y poussèrent : rien ! En ses lieu et place, l’horreur, dit-
il, et la tragédie. Horreur et tragédie ont leurs foudres et leurs présages.
Certainement ce que lui-même appela « l’affreuse nuit de Trente » appar¬
tient-elle à la foudre : « Près de moi gisait la seconde victime : l’extrême
dégoût de ses lèvres les rendait semblables aux lèvres d’une morte : il en
coulait une bave plus affreuse que du sang. » (4). Comme appartient aux
présages, même s’il n’en dit rien, l’assassinat du Chancelier Dolfuss, le
25 juillet 1934, à Vienne (au lendemain donc de cette nuit passée à Trente :
nuit du 24 au 25). Pour la première fois qu’il séjournait en Autriche, ce
fut pour approcher un assassinat qui avait pour lui tout le sens du livre
commencé sur le fascisme.
Hier collaborateurs politiques, aujourd’hui rivaux amoureux, Sou-
varine et Bataille jusque dans leurs vies privées sont rejoints par la tramée

(2) . Encore que nous n’ayons connaissance que de celles de Colette.


(3) . OC V, 91. L'expérience intérieure.
(4) . OC III, 395. Le bleu du ciel. La même scène figure dans L'Expérience
intérieure (OC V, 95) : « ... une seconde victime gisait auprès de moi : une bave
plus laide que du sang coulait de ses lèvres que le dégoût rendait semblables à
celles d'une morte ». Et OC VI, 409. Notes à Sur Nietzsche.

212
LA MORT A L'ŒUVRE

de poudre nazie sur le territoire européen. Le plus singulier est que


l’assassinat de Dolfuss, lourd de conséquences, n'a à ce moment sur eux
qu’une incidence décalée. (On l'a vu : l’importance de l’échec du soulè¬
vement ouvrier viennois de février 1934 ne lui a pas échappé. Mais de
l’importance de cet assassinat, rien ne témoigne.) Le bleu du ciel (est-ce
Le bleu du ciel qu'un temps Bataille voulut intituler Les présages ? Mais
ce titre aurait aussi bien pu convenir au livre sur le fascisme en France)
poussera plus loin l'impossible, l’invivable rapport des désordres politiques
et amoureux.
CIEL : TÊTE-BÊCHE

Cette année 1934 n’est pas seulement transitoire, elle est capitale.
Tout ce qu’on a ici allusivement évoqué, la rue tour à tour livrée aux
ligues puis au peuple de gauche, la menace chaque jour plus pesante et
pressante du fascisme gagnant Vienne après qu’elle eut fait couler le sang
à Paris, la maladie alourdissant l’écho qu’en reçoit Bataille, malade,
depuis la chambre qu’il doit garder, les femmes les unes après les autres
prises et laissées (depuis sa femme dont il se sépare jusqu'à Colette Peignot
dont on a trop vite prétendu qu’elle changea tout), les courts séjours à
l’étranger, en Italie, à Stresa (une sorte de séjour illuminant et nietzschéen),
un séjour de convalescent, à Rome où le fascisme est déjà là qui s’affiche
dans son faste de révolution tout entière dévolue aux forces de la puissance
et de la mort, à Innsbrück ensuite (le hasard pouvait-il faire davantage,
ou mieux ?) les jours mêmes où le Chancelier Dolfuss fut assassiné à
Vienne, tout cela fait de 1934 une année capitale.
Bataille est un « dieu », tour à tour malade, grisé, rhumatisant, se
tramant d’hôtel en hôtel, et fou, du vin noir d’Italie, de cette femme plus
qu’aucune autre intraitable et pure dont le sillage fait à cette Europe
chaque jour un peu plus brune une traînée qu’émerveillé, avide, il suit
comme un signe du deuil annoncé (la guerre de Troie aura bien lieu) et
de la convulsion, repoussante et désirable, où celui-ci jettera. Bataille est
cet homme-là dont Le bleu du ciel va se faire l’écho fidèle et absolument
déconcerté, réel autant que fictif, empruntant à la vie les signes caracté¬
ristiques de sa plus stricte vérité, et au désir l'effet de ses glissements les
moins contrôlables. Le bleu du ciel, écrit début 1935, pousse cet à vau-
l’eau jusque dans les derniers retranchements de son insaisissable logique.
Il faut prêter attention à ce que Bataille en dira lui-même, le jour où il
décidera de l’éditer, longtemps, très longtemps après qu’il l’écrivit, en
1957 : Le bleu du ciel décrit un personnage « qui se dépense jusqu’à
toucher la mort à force de beuveries, de nuits blanches et de couche-
ries » (1). Cela sans doute est réel. Mais on a beaucoup trop imprudemment
prétendu que Le bleu du ciel est tout entier réel. Ce n’est pas, loin de là,
le cas. C’est un récit, et comme tel il doit être lu : c’est-à-dire que rien
n’autorise d’y voir autre chose que ce pourquoi son auteur le donne à

(1). Le bleu du ciel. Prière d’insérer à l’édition de 1957.

214
LA MORT A L'ŒUVRE

lire. Le fait est, certes, que ce récit est scandaleux, et scandaleux d’autant
plus qu’il n’est pas qu’imaginaire ; que, savamment enchâssés, intriqués
dans sa trame, surgissent ça et là nombre de détails concernant des faits
et des personnages dont les lecteurs les plus avisés ont cru pouvoir tirer
leçon.
Troppmann est à Londres, entre bouge et hôtel de luxe, avec une
jeune femme belle plus qu’aucune autre, et indécente jusqu’à la sainteté.
C’est avec elle que commence le récit, cuisses nues et rideau sale à la
bouche pour ne pas hurler... entre des rats. C'est avec elle qu’il continue
sous l’œil répugné d'un liftier à tête de fossoyeur et d’une chambrière
écœurée et tremblante. Cette jeune femme « écarlate et tordue sur sa
chaise comme un porc sous un couteau », saoule, produisant sous elle le
bruit de ses « entrailles relâchées » s’appelle Dirty (diminutif de Dorothéa).
Elle est dans son indécence d’une candeur qui prosterne. Troppmann,
que tant d’indécente candeur rend impuissant, se jetterait volontiers à ses
pieds : Dirty, à l’évidence, est la sainte du Bleu du ciel ; son premier et
central personnage. Nous ne le retrouverons pourtant que tard dans le
récit ; il en est l’impossible assomption.
Un deuxième personnage apparaît, une deuxième jeune femme, sorte
de double négatif, noire, sale (« vierge sale », « rat immonde »), aucune¬
ment moins fascinante : Lazare. Le nom de Lazare, même appliqué à une
femme, pourrait évoquer la résurrection et sa liesse... Il évoque davantage
avec Bataille le long séjour parmi les morts, le teint olivâtre et glaireux...
Le passage à l’enfer. Lazare est l’autre monde de Bataille, ou, c’est selon,
l’autre versant du même monde qui fut le sien en 1934 : celui de la
politique. On apprend aussitôt que Lazare est communiste, communiste
oppositionnelle, qu elle rêve de révolution avec la même ferveur qu ont
les Chrétiens à annoncer la Parole. Avec elle le monde n’a plus de chair
(sinon une chair grise) : il n’est plus qu’une idée... une idée de salut (on
a vu combien Bataille hait tout salut). C’est à elle pourtant que Troppmann
choisira de dire tout, auprès d’elle qu’il poussera le plus loin possible
l’impossible confession, à elle, qu’il sait ne pouvoir rien y entendre, qu’il
dira à quelle honte peut atteindre le désir, en l’occurrence le sien. S’il est
impuissant, c’est que Dirty est trop pure. Et si elle est trop pure, c est
qu’elle est perdue de débauche. Sera-ce suffisant ? Non. Pure ou débauchée,
elle n’atteint cependant pas à ce qui seul le dresse vivant dans le lit d’une
femme : elle n’est pas assez la mort. C’est ici que surgit par deux fois,
une fois fait à Lazare, une seconde à une autre (Xénie), le récit de
l’indécent, de l’obscène hommage rendu à sa mère morte (nous avons vu
quel récit, vrai ou imaginaire, Bataille en fit, à l’occasion de la mort de
sa mère, en 1930).
Entre cette vieille femme que son cadavre saisit, son épouse absente
(car Troppmann est marié ; il a même deux enfants) dont la résignation

215
GEORGES BATAILLE,

l’accable (« Je jouis d’être aujourd’hui un objet d’horreur, de dégoût pour


le seul être auquel je suis lié ») (2), et Dirty qui le contraint à l’admiration,
Troppmann ne choisit pas vraiment : l’idéal serait les prostituées ; elles
seules sont assez la mort (3) : « J’ai compris (qu'elles avaient pour moi
un attrait analogue à celui des cadavres ») (4). Ce qu’Edith, son épouse,
ce que Dirty ne sont pas, à sa façon, et en cela elle fascine, Lazare l'est :
elle est la mort. Non pas la mort d’une femme (Lazare n’est que peu aux
yeux de Troppmann une femme), moins encore d’une femme désirable,
elle est, par impossible, l’hypostase de la mort, l’annonce faite à lui de la
mort prévue se répandre sur l’Europe, communiste ou fasciste, elle est le
monde en sang, celui de la convulsion de la guerre, celui du sacrifice fait
à sa dévoration. Elle passe dans ce récit, d’un bout à l’autre, comme ce
qui le promet à sa fin : comme le fantôme d’un sort plus vaste auquel il
faudra bien se résigner à soumettre sa gesticulation sentimentale.
A Paris, Troppmann, va au Dôme, chez Francis, chez Fred Payne,
au Tabarin, au Sphynx (il est remarquable combien ce texte regorge
d’indications de lieux identifiables ; ce ne sera plus que rarement le cas),
tous lieux où l’on a vu que Bataille lui-même se rend souvent. Un
troisième personnage féminin surgit : Xénie. Xénie n’a rien pour déplaire.
Elle est riche, elle est séduisante, et elle n’est pas sotte. Elle est d'une
sollicitude enfin, d’un empressement auxquels tout homme’ pourrait
consentir. Mais cette sollicitude, cet empressement agacent. Elle n'est
certes pas la mort (sauf de manière incidente, pitoyable : se menaçant de
basculer par la fenêtre), elle n’est même pas la débauche : de celle-ci elle
a une vision compatissante : « Tout le monde sait que vous avez une vie
sexuelle anormale. Moi j’ai pensé que vous étiez surtout très malheu¬
reux. » (5) En elle, rien qui saisisse, rien qui terrifie. Troppmann va
cependant la mêler à sa joie, à son jeu. C’est à elle qu’il fait pour la
seconde fois le récit de l’hommage rendu à sa mère morte ; c'est à elle
surtout qu’il s’en prend violemment, au sujet de Sade, l’accusant elle et
ceux qui s’en rengorgent (les surréalistes. Xénie les représente-t-elle dans
ce récit ?) d’être des escrocs. Que sait-elle, que savent-ils de la merde ? (6).
A elle comme à Lazare, Troppmann va tenter de répugner, en poussant
loin la comédie du malade sexuellement détraqué : « Tu es ici pour rendre
ma mort plus sale, déshabille-toi maintenant : ce sera comme si je crevais
au bordel. » (7)

(2) . OC III, 395. Le bleu du ciel.


(3) . Cf. « L’abîme mortuaire de la débauche ».
(4) . OC III, 407, Ibid.
(5) . OC III, 427. Ibid.
(6) . Plus crûment, Troppmann demande s’ils en ont mangé.
(7) . OC III, 434. Ibid.

216
LA MO K! A I. (LU y/</.

Peu apres, convalescent, I roppmann quittera Paris pour Barcelone,


aux. jours précisément ou eut lieu l’insurrection séparatiste catalane, les
5. 6 et 7 octobre 1934. A Barcelone, si le hasard veut qu’il soit la a un
moment capital, ce n’est pas comme soutien aux insurgés, mais comme
touriste se reposant des jours ou il lut malade a Paris. La révolution, il
ne la regarde que de loin comme un glissement supplémentaire. Comme
une partie du cauchemar commencé ailleurs, autrement, avec d’autres. A
Barcelone, c'est la ( riolla, lieu louche de travestissements, ce sont les
bars de la Rambla qui occupent son temps et son désir. Non sans honte :
" Dans un tel moment, je le voyais, ma vie ri était pas justifiable//. A
Barcelone (roppmann retrouve Lazare; il y retrouvera aussi Xénie et
Dirtv c'est bien le même cauchemar, commencé ailleurs, continué ici.
La/are est la. mais elle, bien sûr, pour prendre part a l’insurrection.
Idéaliste, elle propose de s’emparer d’une prison... (H). Les ouvriers
espagnols trouveraient plus judicieux de s’emparer d’un dépôt d armes.
I roppmann assiste a tout cela avec ironie, et désespoir. Il attend que
Xénie le rejoigne. I Ile le rejoindra, mais Dirty aussi. Celle-ci est affaiblie,
malade Son corps a maigri, le squelette est sensible sous la chair. Les
émeutes auront lieu sans qu’ils s’y mêlent d’aucune façon, ni ne s y
intéressent ils séjournent hors de Barcelone, dans uri petit village de
pécheurs, jusqu a la fin du mois d’octobre 1934. Ils entreprennent alors
un rapide voyage a I reves, Coblence et Francfort ou il se séparent ; non
saris que. dans une hallucinante scene, ils fassent I amour dans un champ,
au-dessus d'un cimetière allemand, ouvert sous eux comme le vide d’un
ciel renversé, illuminé d’une multitude de bougies placées sur chaque
tombe comme autant d’étoiles : « Nous étions au-dessus des tombes.
Dorothéa s’ouvrit, je la dénudai jusqu’au sexe. Llle-méme me dénuda.
’ Vous sommes tombés sur le sol meuble et je m’enfonçais dans son corps
humide (...) la terre, sous ce corps, était ouverte comme une tombe, son
ventre nu s’ouvrit a moi comme une tombe fraîche. (...) Nous n’étions
pas moins excités par la terre que par la nudité de la chair » (9). Dirty
enfin est la mort ; son corps I est. Lt sous elle, la terre, ciel retourné, ciel
d en bas. est peuplé des morts passés et de ceux a venir, de ceux que
promet la guerre. Nie s’ouvre comme la terre promet l’anéantissement.
Nie n'est plus seulement une femme. I roppmann, égaré, l’appelle ten-

(%). I roppmann trouve séduisante l’idée de s’emparer d une prison On le


■ il rie fait pas que charger Lazare. Il fait d elle aussi I intermediaire d idées
qui sont parmi les plus cheres a Bataille. Celle de s’emparer d une prison est de
celles-ci La constance avec laquelle Bataille l’évoque ne peut pas ne pas faire
penser a une sorte de provocation posthume faite a son pcrc, employé de maison
d’arrêt.
(9). OC ML 481-482. Ibid.

217
GEORGES BATAILLE,

drement : «mon squelette». Leur étreinte à lieu à Trêves (Francis


Marmande fait opportunément remarquer dans L’indifférence des ruines
que c’est la ville où est né Karl Marx, alors que Le bleu du ciel a commencé
à Londres, où il est mort), ville paradoxalement nommée puisque ce qui
étreint Troppmann et Dirty, c’est la peur — et le désir — de la guerre ;
de sa convulsion et de la mort. La guerre, la mort, partout annoncées,
partout prévisibles.
Après avoir quitté Dirty, Troppmann assiste, immobile, horrifié, à
un concert obscène de jeunes enfants nazis, ceux-là qui iront, riant au
soleil, répandre la dévastation et la mort : « Une hilarité me tournait la
tête : j’avais à me découvrir en face de cette catastrophe une ironie noire,
celle qui accompagne les spasmes dans les moments où personne ne peut
se tenir de crier. »

Le bleu du ciel est hallucinant, ce qui est à entendre de plusieurs


façons. Il est halluciné : le récit n’est pas linéaire (ce que j’ai dit pourrait
le laisser penser) ; il glisse sans cesse du rêve à la réalité, et de la réalité
à l’impossible, paraissant obéir à une multiplicité d’implosions minuscules,
négatrices de tout sens et de tout futur (10). Il est hallucinatoire : rien
n’est saisissable. A quelque sens qu’à un moment ou l’autre on croie
pouvoir se rattacher pour rester à flot de récit, celui-ci se dilue, celui-ci
se dissout, emporté par un glissement supplémentaire, un nouveau passage
de la réalité au rêve, du rêve à l’engourdissement épuisé, de l’épuisement
à la convulsion, et de la convulsion à l’hébétude. Rien n’y est vraiment
pour ce qu’il se donne sauf à le retrouver sous d’incessantes métamor¬
phoses.
C’est pour cela qu’il est inopportun d’en faire davantage qu’un récit
imaginaire, comme tel offert à la lecture, sans plus. On a dit que
Troppmann, à l’évidence, est Bataille, et qu’il l’est même si bien, si
ostensiblement, que Le bleu du ciel ne serait rien d’autre que le journal
de son année 1934. Rien n’est moins sûr. On ne peut mieux le mettre en
doute que Bataille lui-même ne l’a fait, parlant de lui à la troisième
personne : «... connaît après quelques mois de maladie une crise morale
grave... se sépare de sa femme [...] écrit Le bleu du ciel qui n’est en rien
le récit de cette crise mais qui en est à la rigueur un reflet » (11). Certes
les lieux cités sont des lieux familiers à Bataille, des lieux qui apparaissent
régulièrement dans son journal. Certes, on l'a vu, il est allé à Trêves,

(10) . Tout fuit : « Il y avait maintenant une fuite dans ma tête, tout ce que
je pensais me fuyait [...] même cette comédie m’échappait [...] j’étais dans l’hébé¬
tude. J’avais le sentiment d’avoir oublié quelque chose — que j’aurais su l’instant
d’avant, qu’absolument j’aurais dû retrouver », etc.
(11) . C’est moi qui souligne.

218
LA MORT A L 'ŒUVRE

Francfort et Coblence aux dates mêmes indiquées par le récit, le 1er et le


2 novembre (12). Certes il connaît Barcelone pour avoir séjourné chez
André Masson, à Tossa de Mar, et s’y être rendu à plusieurs reprises
(c'est d'ailleurs à Tossa qu'il a achevé Le bleu du ciel, le mercredi 29 mai
1935). Mais j’ai pu dire qu'on ignorait s'il s'y était rendu en 1934. Il
connaît Londres aussi, pour y avoir séjourné en 1920 et en 1927, mais
on ignore s'il y est depuis revenu. Là s'arrêtent les analogies de lieux.
Deux choses sont sûres : il est faux qu’il soit allé à Vienne le 26 juillet
1934 au lendemain de l'assassinat du Chancelier Dolfuss (il était à
Molveno, et Innsbrück ; il ne s’est d'ailleurs pas rendu à Vienne à
l’occasion de ce séjour en Autriche), et il est faux qu'il se soit trouvé à
Barcelone les 5, 6 et 7 octobre 1934, jours de l’insurrection catalane ; il
était à Paris (mais s'il n'y était pas, sa femme, Sylvia, y était). Ces deux
certitudes ne laissent pas d'étonner : le moins politique des livres — en
apparence — n'hésite pas à prendre pour contexte du plus violent désordre
personnel deux des plus importantes dates des désordres historiques de
l’année en cours ; deux des plus importants moments où, il est vrai, s’il
ne fut pas, il s’en fallut de très peu.
Il en est de même des personnages. Récit à clés, a-t-on dit non sans
raison, trouvant suffisante la raison pour aussitôt délivrer quelles clés et
de quel récit. Ainsi Lazare serait Simone Weil. Il y a, littérairement, à
cela peu de doute (13). Chaque portrait fait d’elle l’évoque, aussi peu
gratifiants soient-t-ils ; l’étrange fascination morbide qu'elle avait le
pouvoir d’exercer sur Bataille resurgit ici de la façon la plus traumatisée
et (mais on ne l'a pas assez remarqué) la plus respectueuse : « Je me
demandai un instant si elle n’était pas l’être paradoxalement le plus
humain que j'eusse jamais vu » (14). Simone Weil, que Bataille a connue
au Cercle Communiste démocratique, il ne fait pas de doute qu’il l’a vue
beaucoup en 1934. Et sans doute retrouve-t-on quelque chose des
conversations qui purent être les leurs (15). Qu’elle fût sale, Bataille y
insiste de façon désobligeante, nul ne l’ignorait : elle l’était au point qu’elle
fut renvoyée par les paysans qui l’employaient, ceux-ci lui ayant reproché

(12) . A cette réserve près que le 1er novembre 1934 est un jeudi et non un
dimanche comme indiqué dans Le bleu du ciel.
(13) . Michel Leiris et Jean Piel n’en ont pas fait mystère. Il semble qu’aucun
des lecteurs de l’époque (il est vrai qu’ils furent peu nombreux) n’en ait douté.
Même Simone Pétrement, biographe de Simone Weil, ne s’insurge pas contre
cette hypothèse déplaisante.
(14) . OC III, 460. Ibid.
(15) . Simone Pétrement met l’accent sur cet aspect de la personnalité de
Simone Weil qui consistait à susciter les confidences, jusqu’à la curiosité même.

219
GEORGES BATAILLE,

de ne jamais changer de vêtements et de ne pas se laver les mains pour


traire les vaches. Que son militantisme ouvrier (son militantisme actif,
s’entend) pût prêter à rire, cela ne fait pas de doute non plus ; son
courageux engagement auprès des Républicains espagnols (elle passa en
Espagne le 8 août 1936) ne lui acquit pour tout fait d'armes qu’un grossier
ébouillantement du pied dans une bassine d’huile de cuisine (elle eut beau
supplier de faire plus, d’aller au combat, sa myopie encouragea ses
camarades — sceptiques, sans doute — à la cantonner dans un rôle
idéologique) (16). Mais il y a plus exact encore : il est vrai qu'à l’été 1933
(conformément à ce qu’indique Le bleu du ciel) Simone Weil était à
Barcelone ; elle y était avec Aimé Patri. Il est vrai, aussi insolite que ce
puisse paraître, qu’elle fréquenta la Criolla. Il est vrai enfin (c’est Patri
qui le raconte, comme le fait Michel dans Le bleu du ciel) qu’elle lui
demanda de lui enfoncer des épingles sous les ongles, en guise d'entraî¬
nement aux tortures (17). Ces deux faits suffiraient à identifier sans
équivoque aucune Simone Weil sous le nom de Lazare. A l'évidence
Bataille en eut connaissance. Par elle-même ou par Aimé Patri, ce qui
serait plus vraisemblable ? Nous l'ignorons. Toujours est-il qu'il les a
intégrés au récit, lui apportant ainsi une caution supplémentaire de
véracité, véracité qui, pourtant, s’arrête là. Il est, aux dires de Simone
Pétrement, extrêmement peu vraisemblable que Simone Weil fût à
Barcelone en octobre 1934 et jouât un rôle dans l'insurrection. Le contraire
serait trop important pour qu’elle n’en ait pas eu connaissance ; or elle
l’ignore.
Bataille donnera, vingt-cinq ans plus tard, un portrait de Simone
Weil où il n’est certes pas difficile d’identifier à rebours les traits de
Lazare... Mais l’amitié qui a pu, momentanément, être la leur y reparaît,
débarrassée de tout ajout fictif et traumatique : « ... bien peu d'êtres
humains m’ont intéressé à ce point. Son incontestable laideur effrayait,
mais personnellement je prétendais qu’elle avait aussi, en un sens, une
véritable beauté (je crois encore que j’avais raison). Elle séduisait par une
autorité très douce, très simple ; c’était certainement un être admirable,
asexué, avec quelque chose de néfaste. Toujours noire, les vêtements
noirs, les cheveux en aile de corbeau, le teint bistre. Elle était sans doute
très bonne, mais à coup sûr un Don Quichotte qui plaisait par sa lucidité,
son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l’impossible attirait.
Elle avait bien peu d humour, pourtant je suis sûr qu'intérieurement elle
était plus fêlée, plus vivante qu’elle ne croyait elle-même... Je le dis sans

(16) . Simone Pétrement. Vie de Simone Weil T. 2, 102.


(17) . Ibid T. 1, 351-352.

220
LA MORT A L'ŒUVRE

vouloir la diminuer, il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité »


(18).
Reste le problème posé par Dirty. On a beaucoup dit pouvoir y
reconnaître Colette Peignot. C'est douteux (19). 11 faut tout d’abord
rappeler que le personnage de Dirty est né avec le projet avorté de WC,
bien avant donc que Bataille connût Colette Peignot. Ensuite, ni en 1934
(si Bataille lui-même est allé à Barcelone), ni en 1935 (en mai), Colette
n’est allée à Barcelone avec lui. Enfin le voyage Trêves, Coblence,
Francfort, villes où se situent les dernières scènes du Bleu du ciel, n’a pas
eu lieu avec Colette Peignot, mais avec une femme dont nous ignorons
tout sauf le prénom, Edith (20), qui devait ensuite se rendre à Heidelberg.
On le voit, les décalages sont trop nombreux pour autoriser une inter¬
prétation littérale. Michel Leiris pousse même plus loin les réserves : Le
bleu du ciel aurait déplu à Colette Peignot et il faudrait y voir une des
raisons, parmi d'autres, pour lesquelles il ne fut pas publié.
Car Bataille ne publia pas Le bleu du ciel. Tous les effets de glissement,
d’incertitude, d’effacement un à un reportés dans le récit, par un curieux
effet de retour du tremblement, le récit lui-même en subit les effets ;
obéissant au même désordre, il ne parut pas. Mieux, il ne semble pas que
Bataille ait rien fait pour le faire paraître. Des amis le lurent en manuscrit ;
c’est tout. Ce texte parmi les plus importants dans le siècle (21), Bataille
mit 22 ans pour se résigner à le laisser publier. Amicale pression des
proches, comme il le dit lui-même ? Plus vraisemblablement, plus trivia¬
lement, par besoin d’argent. Entre-temps, il le retravaillera : un travail
qui consistera à l’alléger encore... A prononcer davantage son caractère
de perte, de fuite.

(18) . Critique, n° 40, 793. Septembre 1949. Il n’est pas impossible qu’entre
dans ce portrait un intérêt rétrospectif pour l’œuvre que Simone Weil commença
d’écrire après qu’ils se perdirent de vue. Plus d’une ligne de La pesanteur et la
grâce (publié en 1948) étaient de nature à intéresser le mystique noir qu’au même
moment Bataille était devenu. Ainsi, entre autres, celles-ci : « Il y a un point de
malheur où l’on n’est plus capable de supporter ni qu’il continue, ni d’en être
délivré. » « Il faut être mort pour voir les choses nues. »
(19) . Dût en souffrir la légende alimentée par son plus admiratif commen¬
tateur, Jérôme Peignot. Mais il n’est pas le seul. Claudine Brécourt-Villars (Ecrire
d’amour) ne la voit pas seulement présente dans Le bleu du ciel mais encore dans
Histoire de l’œil, publié trois ans avant que Bataille rencontre Colette Peignot
pour la première fois, et six ans avant qu’ils se lient vraiment.
(20) . Curieusement Edith est le prénom de l’épouse de Troppmann dans le
récit. Elle n’a cependant rien à voir avec Sylvia Bataille.
(21) . Un des « plus atroces » et des « plus suffocants » dit Francis Marmande.
Sur Le bleu du ciel il faut lire son bel essai L’indifférence des ruines, Editions
Parenthèses, 1985. Marguerite Duras est frappée, elle, par cette écriture « contre
le langage ». « Il invente, dit-elle, comment ne pas écrire tout en écrivant. »

221
GEORGES BATAILLE,

En 1935, à trente-huit ans, il n’est pas davantage en mesure de mettre


de l'ordre dans son existence. Le bleu du ciel a chassé le projet du Fascisme
en France, ou plus terriblement, il est de ce projet le versant, la version
violente, empirée, déjetée, « le sursaut de rage », pour être à son tour
chassé lui-même par des considérations qui en partie échappent. Certes
le livre, s’il avait paru, aurait fait scandale : il ne pouvait pas y avoir plus
violente mise à nu, plus sarcastique démenti de ce pourquoi Bataille était
à Paris connu, c’est-à-dire comme un militant d’ultra-gauche convaincu
de l’urgente nécessité de rassembler, contre la montée progressive du
fascisme, toutes les forces intellectuelles disponibles. Paraissant, ce livre
aurait dit l’opposé : l’indifférence à celle-ci, pire son désir : l'horreur d’un
monde naissant répondant à merveille (jusqu’au désastre) à celle d’une
vie déjetée au point qu’aucun repère n’affermit plus ce qui est désirable
et ce qui ne l’est pas, ce qui est juste et ce qui est condamnable. Qui eût
été assez avisé pour comprendre que Bataille publiât, si odieux, si ignoble
qu’elle s’annonce, que la montée du fascisme serait de nature à satisfaire
une humeur mauvaise ? Ceux qui n’avaient que si mal compris Sade (ces
« escrocs ») ne pouvaient pas davantage comprendre ceci : Le bleu du ciel
est le livre d’un homme seul (rarement livre l’a autant été) qui n’a pour
réponse à donner à sa vie que le goût de cadavre des prostituées, et celui
de Dirty au-dessus du cimetière de Trêves.
« L'OFFENSIVE RÉVOLUTIONNAIRE OU LA MORT»

On peut avoir du mal à comprendre : comment le même homme a


pu, à quelques mois près, écrire Le bleu du ciel, qui pourrait sans tort
être lu comme un traité d'abandon au pire et de dérision politique, et
créer Contre-Attaque, l'un des derniers sursauts, parmi les plus symbo¬
liques, de l'ultra-gauche intellectuelle française avant la déclaration de la
Deuxième Guerre mondiale. La contradiction n’est pourtant qu’appa¬
rente : Bataille, en novembre 1935, ne pense pas différemment qu’en
mai (1), et sans doute son humeur n’est-elle pas moins fondamentalement
pessimiste. A preuve les mots employés par lui dans l’un des tracts de
Contre-Attaque : sauver ce monde du « cauchemar », de « l’impuissance
et du carnage où il sombre ». Le cauchemar, l’impuissance et le carnage
sont trois mots-clés du Bleu du ciel ; et c’est sur eux que se referme le
récit.
Contre-Attaque leur ajoute simplement, comme on parie, comme on
s’obstine à parier, quelque pessimiste qu’on puisse être, sur la possibilité
donnée aux hommes d’en détourner la fatalité : seul un « océan d’hommes
soulevés » pourra sauver ce monde de l’horreur où Bataille est l’un des
rares à prédire qu’il sombre tout entier ; Contre-Attaque est ce pari. Le
moins intéressant n’est pas que pour le réussir, il se réconcilia avec
l’ennemi de toujours, et que pour la première fois il entreprit d’agir
d’accord avec lui : André Breton. Cette réconciliation donne la mesure
de l’urgence ressentie par Bataille.
On a la chance de disposer sur Contre-Attaque du remarquable
témoignage d’Henri Dubief, historien, membre de l’organisation et ami
de Bataille (2). C’est à celui-ci que pour.l’essentiel je me reporterai.
C’est au café de la Régence (!) qu’eurent lieu les premières réunions
dont sortit le projet de l’organisation ; c’est dans ce café que Breton et
Bataille se mirent d’accord, quoiqu’on ignore ce qui les porta à se
retrouver, qui les y aida, quels sentiments ils partagaient et ce qui leur fit

(1) . C’est en novembre que commencent les activités de Contre-Attaque. Et


en mai qu’a été achevé Le bleu du ciel.
(2) . In Textures, revue, n° 6, 1970.

223
GEORGES BATAILLE,

oublier les insultes échangées cinq ans plus tôt... Nous sommes en
septembre 1935. Le premier manifeste, le manifeste inaugural, porte à la
date du 7 octobre treize signatures (3). Ce manifeste fut inséré dans le
texte Position politique du surréalisme publié à ce moment ,par Breton.
Ceci est notable : Contre-Attaque, dont il ne fait pas de doute pour
Dubief (pour Leiris non plus) que c’est Bataille qui en fut l’instigateur,
fut porté sur les fonds baptismaux sous les présages d’une publication
surréaliste de pure obédience. Avant même qu’il vécût, les conditions de
sa prochaine déchirure étaient réunies.
Contre-Attaque, comme tout ce qu’entreprit Bataille, consiste en un
rassemblement hétéroclite. On y trouvait les plus importants des surréa¬
listes, on serait tenté de dire la vieille-garde, Breton, Eluard et Péret
(Aragon n’en fait bien sûr pas partie ; il a entre-temps adhéré au parti
communiste) ; on y trouvait des batailliens, pour autant que le mot ait
alors un sens et qu’il ne serve pas qu'à qualifier les laissés pour compte
des organisations existantes (on serait plus justifié de dire ceux qui, parmi
les anciens souvariniens, suivirent Bataille lors de la dissolution du Cercle
Communiste démocratique ; en tout état de cause, ceux-ci en firent
presque tous partie) ; on y trouvait enfin des indépendants comme le plus
important d’entre eux, Maurice Heine, admiré des uns et des autres, par
Sade proche davantage peut-être de Bataille que de Breton sans que cette
proximité lui donnât jamais les moyens de le soutenir réellement, ni même
(on verra que ç’aurait été utile) de jouer entre eux les conciliateurs.
Arrêtons-nous un instant à la formation de ce qu’il faudra bien convenir
d’appeler le groupe Bataille ; il n’est pas négligeable en nombre, et
quelques-uns resteront ses amis ; c'est le cas de René Chenon, Henri
Dubief, Pierre Klossowski (qu’il a connu en 1933) et Dora Maar (sa belle
maîtresse fin 1933, début 1934, rencontrée dans le groupe Masses dont
elle faisait aussi partie)... D'autres, qui sont moins connus : Pierre Aimery,
Jacques Chavy, Jean Dautry, Pierre Dugan et Frédéric Legendre (4).
Les réunions suivantes eurent lieu au café de la Mairie, place Saint-
Sulpice. C’est là que se réunissaient les deux groupes géographiquement
partagés entre rive droite et rive gauche sous les deux noms, emblématiques

(3) . Henri Dubief dit quinze ; je n’en ai pourtant retrouvé que treize : Pierre
Aimery, Georges Ambrosino, Georges Bataille, Roger Blin, Jacques-André
Boiffard, André Breton, Claude Cahun, Jacques Chavy, Jean Delmas, Paul Eluard,
Maurice Heine, Pierre Klossowski et Benjamin Péret. Il ne paraît pas que Roger
Blin, proche ami d’Artaud et membre du groupe Octobre, fît davantage que
brièvement passer dans Contre-Attaque. Henri Dubief évalue à 50 au moins, 70,
au plus le nombre des membres de Contre-Attaque.
(4) . On notera que Michel Leiris ne fit pas partie de Contre-Attaque. Il
trouvait le projet au mieux utopique, au pire « canularesque ».

224
LA MORT A L'ŒUVRE

autant que distinctifs, de Sade et de Marat. C'est un fait que le groupe


Sade eut tout de suite un considérable ascendant sur le groupe Marat :
Bataille et Breton en faisaient l’un et l’autre partie. Ce qui se décidait
dans Contre-Attaque se décidait dans le seul groupe Sade.
Mais qu’était Contre-Attaque ? Cette définition pourrait paraître
suffire : « Le mouvement Contre-Attaque a été fondé en vue de contribuer
à un développement brusque de l’offensive révolutionnaire. » (5). Mais
rien ne le distinguerait alors des nombreux autres mouvements qui ne
prétendaient pas avoir un but différent. Plusieurs des lignes de force sont
en effet semblables : l’anti-nationalisme, par exemple. Un anti-nationa¬
lisme violent : si révolution il y a, ce n’est à aucun prix au bénéfice de
quelque nation ou patrie que ce soit. La première ligne du premier des
tracts de Contre-Attaque l'indique sans équivoque possible : « Violemment
hostile à toute tendance, quelque forme qu’elle prenne, captant la
révolution au bénéfice des idées de nation ou de patrie ... ». C’en est
même l’article un. Distance est donc prise, dès l’abord, avec le fascisme
et avec le national-socialisme... Avec l’Union Soviétique aussi, patrie du
socialisme. Un anti-nationaliste, pour Contre-Attaque, est un anti-pa¬
triote ; Contre-Attaque enfonce le clou dans la ligne Maginot du maur-
rassisme : « Un grand nombre d’hommes aiment leur patrie, se sacrifient
et meurent pour elle. Un nazi peut aimer le Reich jusqu’au délire. Nous
aussi nous pouvons aimer jusqu’au fanatisme [Jean Piel rappelle que
c’était l’amical surnom donné au mouvement : « le mouvement fana »]
mais ce que nous aimons, bien que nous soyons Français d’origine, ce
n’est à aucun degré la communauté française, c’est la communauté
humaine ; ce n’est en aucune façon la France, c’est la terre. » (6). Un
autre axe est l’anti-capitalisme ; un autre encore l’anti-réformisme (la
réforme n’a de sens que le pouvoir aux mains des ouvriers ; elle en fait
un préalable). Le dernier mêle l'anti-démocratisme à l’anti-parlementa-
risme : on n'ignore pas quelle haine cette génération d’extrême-gauche
partage avec l’extrême-droite pour la République parlementaire impuis¬
sante et corrompue. Corrompue à un point tel (« le spectacle écœurant
du parlementarisme bourgeois ») que Contre-Attaque ne voit pas comment
elle pourrait « être sauvée ». Rien dans tout cela de réellement nouveau.
Rien que ne puissent par exemple partager d’autres groupuscules intel¬
lectuels de l’ultra-gauche ou des groupuscules anarchisants. Si Contre-
Attaque se singularise, ce n’est pas par ce qui précède mais par ce qui
suit. Bataille, plus qu’aucun autre avisé des risques que le fascisme fait
courir à l'Europe (très fortement, Henri Dubief dit de Bataille que nul

(5) . OC I, 384.
(6) . OC I, 389.

225
GEORGES BATAILLE,

mieux que lui « n’a enseigné autant à quiconque sur le fascisme » (7)) est
aussi plus qu'aucun autre convaincu de ce qui fait sa force. Pour cette
raison qu’il est la seule révolution qui ait destitué une démocratie ; pour
cette autre qu’il fournit en mythes collectifs des peuples désorientés et
avides de foi. Par là au moins, il affiche une incontestable supériorité sur
tous les mouvements ouvriers dont on sait qu’à l'époque deux d’entre
eux ont été incompréhensiblement défaits : en Allemagne et en Autriche
(il ne faut pas oublier que Contre-Attaque précède la victoire du Front
Populaire et qu’en 1935 ce sont plus souvent les ligues du colonel de la
Roque que les partis ouvriers qui témoignent de leur force). Bataille y
voyait une raison supplémentaire de ne pas croire en la capacité du
mouvement prolétarien de se sortir de la situation qui lui était faite, et
moins encore de celle qui lui semblait promise — le fascisme — par les
seuls moyens de la démocratie et du parlementarisme. Dubief le dit sans
détour : Bataille est persuadé de « la perversité intrinsèque » du fascisme,
mais force lui est de reconnaître sa supériorité. Il convenait donc que les
mythes suscités par le fascisme, Contre-Attaque les remplaçât par d’autres :
« Nous entendons à notre tour nous servir des armes créées par le fascisme
qui a su utiliser l’aspiration fondamentale des hommes à l’exaltation
affective et au fanatisme... ». Mais cette exaltation, ce fanatisme, à la
différence du fascisme, doivent être mis au service de l’intérêt universel
des hommes. Il n’est plus question qu’un seul capte, à son seul profit,
dans un seul pays, un mouvement de désorientation suscité jusque parmi
les plus humbles (8). La révolution des plus humbles, des esclaves doit
essentiellement bénéficier aux humbles, aux esclaves. Seuls producteurs,
la production appartiendra à eux seuls.
Contre-Attaque a plus d’une autre singularité notable. Le premier,
il pose des problèmes symptomatiquement absents de toute idéologie
révolutionnaire, prude sinon pudibonde ; en cela Bataille entraîne dans
son sillage, dans le sillage aussi de Maurice Heine et de Pierre Klossowski,
André Breton et les siens plus loin que le surréalisme n'était peut-être
prêt d’aller. La révolution sera aussi une révolution morale, ce qu’il faut
entendre ainsi : la révolution sera aussi une révolution des mœurs. C’est
ainsi que Contre-Attaque inscrit à son programme rien moins, pêle-mêle,
que l’affranchissement des enfants de la tutelle éducative parentale
(bourgeoise et capitaliste), la libre expression des pulsions sexuelles (y

(7) . Art. cit. Il ajoute qu’il approfondissait auprès des membres de l’orga¬
nisation — des surréalistes aussi — « les analyses publiées dans les trois derniers
fascicules de La Critique sociale qui sont encore aujourd'hui [aujourd'hui : l'article
est de 1970] les meilleures études sur ces questions ».
(8) . On retrouve en effet ici la critique entreprise dans l’article « Structure
psychologique du fascisme ».

226
LA MORT A L'ŒUVRE

compris celles considérées comme « névrotiques » ; belle revanche de


Bataille sur ses accusateurs d'hier ; Maurice Heine, lecteur et éditeur de
Sade, devait les rédiger), le libre jeu des passions, l’homme libre candidat
à toutes les jouissances qui lui sont dues, etc. C’est sous le triple signe de
Sade, de Fourier et de Nietzsche que Bataille place la révolution promise
par Contre-Attaque : Sade pour la perversité (?), fourier pour la passion,
Nietzsche pour l'abondance des forces et l'assentiment au monde (9).
Mais pour y atteindre, il faudra une révolution violente. Contre-Attaque
abonde en appels à la violence, et cela dès le manifeste inaugural : violence
et dictature du peuple armé, « capable d’assumer le jour venu une autorité
impitoyable » ; seul moyen pour que le mouvement ouvrier français, à la
différence des mouvements ouvriers allemands et autrichiens, ne coure au
désastre.
La première réunion publique de Contre-Attaque eut lieu le 5 janvier
1936, au Grenier des Augustins, rue des Grands-Augustins, dans un local
loué par Jean-Louis Barrault. Objet de cette réunion : « La patrie et la
famille ». Contre-Attaque ne louvoie pas : le respect pour l’une et l'autre
fait « d’un être humain un traître à son semblable ». La trinité père-
patrie-patron est celle du vieil ordre patriarcal, celle aussi « aujourd’hui
de la chiennerie fasciste ». Bataille, Breton, Heine et Péret y prirent la
parole (10). La deuxième réunion eut lieu quelques jours plus tard, le
21 janvier C’était cette fois aux 200 familles relevant de la justice du
peuple que s’en prirent les mêmes orateurs (sauf Benjamin Péret). La
première manifestation publique — la seule d ailleurs de Contre-
Attaque eut lieu le 17 février 1936. Un instant oublieux de leur anti¬
parlementarisme, les membres de Contre-Attaque se joignirent à la
manifestation de soutien à Léon Blum violemment agressé par des
membres d’Action Française. Un tract fut rédigé et distribué entre
Panthéon et Nation, sous le titre « Camarades, les fascistes lynchent Léon
Blum ». Tract bref et mot d’ordre de même : « La défense c’est la mort !
L’offensive révolutionnaire ou la mort ».
Les choses semblèrent aller sans problème majeur jusqu’en février
1936. Sans problème majeur ? C’est douteux. Breton commit en effet deux
erreurs : l’une fut de ne pas démentir le journaliste fascisant Georges
Blond qui, dans un article de Candide du 18 novembre 1935, l’avait
insidieusement accrédité seul de la création de Contre-Attaque. La
deuxième fut plus grave, à tout le moins plus surprenante : il consentit

(9) . On se rappelle le mouvement Oui que, onze ans plus tôt, en 1924,
Bataille voulait créer en opposition à Dada. On se souvient aussi que Breton
haïssait Nietzsche.
(10) . Il est regrettable que nous n’ayons pas connaissance de leurs interven¬
tions.

227
GEORGES BATAILLE

un entretien à un journaliste du Figaro, journal regardé à gauche comme


aux ordres du colonel de la Roque, entretien dont le moins qu'on puisse
dire est que Breton n’en sortit pas à son avantage. Surprenante impru¬
dence : Breton, depuis toujours méfiant à l’endroit des journalistes, se
livrant sans réserve à l’un de ses plus douteux représentants ! La première
atteinte faite à Contre-Attaque l'avait été, par maladresse sans doute, par
Breton : on ne manquera pas, un jour, de le lui faire valoir.
La liberté prise par Breton de s’approprier le prestige du mouvement
— mais il était coutumier du fait — et celle d’agir dès lors à sa guise.
Bataille, à sa manière, « manière qu’il avait calme et têtue, presque bovine
et asine»(ll), se l’appropria à son tour. Il rédigea seul, en mars 1936,
un tract (d’autres parurent entre-temps qui ne posèrent pas d’apparents
problèmes) intitulé «Travailleurs, vous êtes trahis». Ce n'était pas le
premier tract que Bataille rédigeait seul, sans le consentement de Breton
et des siens. Un « appel à l’action », farouchement antifasciste, et capital
parce qu’y figurent plusieurs des concepts politiques batailliens, la sou¬
veraineté par exemple (« Nous affirmons que ce n'est pas pour un mais
pour TOUS que le temps vient d’agir en MAITRES ») avait créé un
précédent. Mais poussant plus loin la provocation, abusant en quelque
sorte des signatures de Breton et des surréalistes. Bataille les apposa au
bas d’un tract dont il semble qu’ils n’eurent pas connaissance. La rupture
pouvait être consommée.
Elle eut lieu en avril et, contrairement à ce que tous purent craindre,
dans le calme. Bataille envisageait déjà de constituer un nouveau groupe.
Au tract litigieux, il avait d’ailleurs pris soin de joindre un bulletin de
souscription à un groupe de substitution (agissant ainsi, il anticipait
notablement sur la rupture ; à tout le moins, il se mettait dans la position
d’un être rendu seul responsable) : le Comité contre l'Union sacrée.
Paradoxalement, et Dubief le dit avec raison, Breton sortit renforcé
de cette épreuve ; elle l’aida à ressouder le mouvement surréaliste encore
atteint par le récent départ d’Aragon. Il ne fait cependant pas de doute
que Contre-Attaque appartint à Bataille, que les idées défendues et le
style adopté furent les siens ; qu'en cela son ascendant politique sur
Breton joua pleinement, l’obligeant, cas par cas, de se récrier, de faire
valoir des positions alternatives, à tout coup de tenter de rattraper un
train conduit par un autre, aidé cette fois des siens. Jamais il n’eut,
comme il en avait l’habitude, pouvoir de tenir les choses en main. Par là
s’explique sans doute son agressivité : il s’était imprudemment mis dans
la position de se laisser donner la leçon par de plus jeunes (seul Bataille,
des batailliens, est de sa génération) et de moins notoires que lui. En

(11). Henri Dubief. Art. cit.

228
LA MORT A L'ŒUVRE

définitive dans ce groupe le seul qui disposât d'un ascendant reconnu par
tous était Maurice Heine. Lui seul aurait pu concilier l’inconciliable ; du
moins maintenir à flots le fragile équilibre créé de toutes pièces par
Bataille et consenti par Breton. Las, malade, Maurice Heine ne put le
faire. Contre-Attaque fut dissous.
Les surréalistes le firent aussitôt savoir, par voie de presse comme il
se doit. Le « surfascisme souvarinien » fut mis en accusation par eux, et
cela nécessite une explication. Souvarine ne fit à aucun moment et
d’aucune façon partie de Contre-Attaque (qui plus est, il était respecté
des surréalistes). Ceux que par commodité, au risque que la confusion
s'installât, les surréalistes qualifièrent de souvariniens étaient les membres
de l'ancien Cercle Communiste démocratique partis avec Bataille au
moment de sa dissolution. En substance donc, par un curieux et ironique
déplacement (ironique d'autant plus que pour de tout autres motifs, privés
ceux-ci, Souvarine ne pouvait manquer de nourrir vis-à-vis de Bataille
les griefs les plus divers), c’est le groupe bataillien qui fut qualifié de
souvarinien par les surréalistes. Quant au « surfascisme », il s’agit d’en¬
tendre le mot ainsi qu’il a été, on ne peut plus maladroitement, créé par
Jean Dautry : au sens de fascisme surmonté (tout du moins, est-ce ainsi
que Dubief l’explique — et l’excuse ?). Qu’il y eût toutefois ambiguïté,
que de l’angoisse au vertige il y eût, pour d’aucuns, passage, Dubief le
reconnaît aussi, ajoutant même qu’ambiguïté et vertige étaient inévitables.
Faut-il en accuser Bataille ? Ce qu'il a jusqu’à ce jour contrôlé, d’autres,
moins aguerris, moins que lui rompus aux dépressions par lui mises en
jeu, le contrôlèrent-ils moins bien ? Il est trop tôt pour répondre. Le fait
est que Bataille (mais Breton et les surréalistes aussi) contresigna un tract
pour le moins imprudent, rédigé par Dautry (« Sous le feu des canons
français ») où l’on pouvait lire sans équivoque possible : « Nous sommes
contre les chiffons de papier, contre la prose d'esclave des chancelleries [...]
Nous leur préférons en tout état de cause la brutalité anti-diplomatique
de Hitler, plus pacifique en fait que l’excitation baveuse des diplomates
et des politiciens. »
On peut s’étonner : Bataille est loin de pouvoir faire sienne pareille
déclaration. Il n’a rien écrit qui autorise de l’en soupçonner, rien qui
permette de penser que sa haine de la bourgeoisie parlementaire, bour¬
geoise et cléricale fût telle qu’il leur préférât la sauvagerie sans mesure
du national-socialisme. Rien et pourtant...
Un commentaire immédiat s’impose : Bataille n’est pas seulement
l’un des tout premiers qui a dénoncé le fascisme mais encore celui qui
entreprit, avant qu’aucun autre ne le fît, de le penser. Une pensée si
élaborée (encore qu’aucun livre ne l’ait tout entière développée) qu’elle
fit modèle aux yeux de beaucoup et instruisit (et alerta) comme aucune.
A quoi donc alors attribuer un pareil glissement ? On ne peut pas a priori

229
GEORGES BATAILLE,

exclure qu’il faille y voir un glissement comparable à ceux endurés par


Troppmann dans Le bleu du ciel: le cauchemar serait décidément si
profond que toutes choses y seraient égales... Mais la réalité est plus
complexe : ce qu’attendait Bataille c’est qu’un soulèvement humain
emportât avec lui tout ce qui lui était une limite' ; en un mot, qu’il devînt
souverain. Il faut se souvenir de ce que dans La Critique sociale il appelait
la désorientation générale ; se souvenir qu’il l’appelait de ses vœux. En
cela du moins, en cela à la limite. Bataille n’était pas un homme de
gauche, pas du moins ainsi qu’on l’entendait généralement : il ne croyait
que peu — sinon pas du tout — à l’homme ; il ne croyait pas au progrès
(André Masson non plus ; on verra que ce n’est pas sans importance) : il
ne croyait donc pas à l’histoire. De la révolution qu’il attendait, de celle
qu’il s’employait à rendre inévitable, il faut se souvenir de ce qu’en disait
avec hostilité Simone Weil : elle ressemblait davantage à une catastrophe
qu’à une paix, à une irrationalité qu’à une rationalité, à la libération des
instincts qu’à leur équitable mise en ordre. S’il n’était donc que peu de
gauche, s’il était encore moins de droite (il est l’un de ceux auquel elle
répugne le plus violemment), il était où nul n’attendait qu’il fût, dans
une exhortation à la violence de l’homme servile enfin soulevé, passionnée
d’autant plus que promise à l’échec. Il y a de la force à agir sans vraie
raison d’espérer. Bataille l’eut, dût-il se trouver pris à son propre piège.
Dubief le dit encore avec raison : il était d’un « pessimisme fondamental ».
Semant la tempête, il récolta la tempête. Où il attendait la révolution, ce
fut la guerre qui vint. Mais avant, « au moins jusqu’au soulèvement de
Franco, cet océan humain que Bataille avait confié à la tempête produisit
des vagues de romantisme révolutionnaire qui l’emportèrent comme ses
amis et bien d’autres » (12).
Le Front Populaire, autant que les dissensions internes à Contre-
Attaque eurent raison de ce qui avait justifié ce mouvement. Avec Contre-
Attaque se dispersa définitivement ce que Bataille avait réussi à sauver
du Cercle Communiste démocratique. Souvarine, quant à lui, était loin
déjà : en 1936, il fit paraître plusieurs brochures sur les monstruosités de
la terreur en URSS, devançant de plusieurs années ceux qu’il avait fédérés.
Simone Weil était sur le point de partir en Espagne ; Fraenckel et Péret
aussi, Masson était aussi en Espagne, mais pour fuir le fascisme, non le
combattre (13). Et les surréalistes tentaient de régler avec le parti commu¬
niste des comptes nettement déficitaires (plusieurs l’ont rejoint, d’autres
le rejoindront). Les « passeurs » comme Bernier semblaient ne plus savoir
(12) . Henri Dubief. Art. cit.
(13) . «Je me suis exilé en Espagne après les troubles fascistes de février
1934. Mais cela fait partie des ironies de la vie : j’ai fui le fascisme pour me
réfugier dans un pays qui allait être fasciste. » André Masson. Entretien avec
l’auteur. 1986.

230
LA MORT A L'ŒUVRE

à quels autels sacrifier : celui-ci parut un moment se rallier à Bataille,


ralliement qui restera sans lendemain. Une chose est sûre : communistes
ou troskistes n'ont plus rien à voir avec l’ultra-gauche intellectuelle. Il
n’y a plus rien à « passer ». Contre-Attaque paraît avoir été le dernier
feu d'une émeute théorique commencée quinze ans plus tôt. Il n’est pas
sans intérêt que ce fût de nouveau par le divorce définitif de deux des
plus grands intellectuels d'avant-guerre qu’il se soldât.
Un épisode mérite d’être rapporté, ne serait-ce que parce qu’il est le
seul qui associe Colette Peignot à Georges Bataille et Contre-Attaque en
1936 (est-ce discrétion ? Elle n’a signé aucun des tracts du groupe). Les
29 et 30 septembre 1936, en soutien à des jeunes filles échappées d’une
maison de redressement de Boulogne, d'anciens membres de Contre-
Attaque allèrent troubler une représentation d’une pièce interprétée par
Marcelle Géniat, leur directrice. La police arrêta plusieurs d’entre eux :
Léo Mallet, Georges Hugnet, Gaston Lerdière, Georges Bataille et Colette
Peignot.
L’ANGE ET LA BETE II

En disant qu’est définitif le divorce de Breton et de Bataille, je veux


dire que rien de considérable désormais ne modifiera leur rapport. Se
quittant après Contre-Attaque, ils mettent fin à ce qui les opposa et, par-
delà, à ce qui pouvait de temps à autre les réunir. Il n’est pas excessif de
dire qu’ils se fascinèrent l’un l’autre, mais qu’à cette époque rien n’en
sortit que de violent.
Ce n’est pas tant leur discorde qui surprend que leur obstination à
ne pas tout à fait s’ignorer. On s’étonne moins du fait que Contre-Attaque
ne les réconcilia pas vraiment, que du fait qu’ils estimèrent pouvoir en
mener à bien, ensemble, l’ambition. Si on ignore ce qui par-delà l’hostilité,
par-delà les insultes, par-delà le lourd passif du pamphlet Un cadavre, les
réunit (à la vérité pour la première fois), on sait ce qui de nouveau les
sépara. Dubief parla d’inimitié : elle aurait été « la cause principale de
l’échec de Contre-Attaque »... Ce n’est pas si simple. Et sans doute André
Thirion, surréaliste, est-il plus près de la vérité : « Contre-Attaque [scellait]
l’accord des deux écrivains français dont la pensée est la plus riche du
XXe siècle. » (1). Plus près parce qu’il dit implicitement que seule l'extrême
gravité de l’histoire pouvait les justifier à se réunir. Il ne fallait pas moins
pour tenter de la conjurer que se réconcilient les deux seuls hommes qui
étaient assez libres pour, à la gauche de la gauche officielle, penser quel
péril le fascisme était. Certes, Breton disposait du prestige. Mais un
prestige qu’il n’est pas seulement péjoratif de qualifier de poétique. Celui
qui avait seul, dans la réprobation de tous, pensé ce qu'est la souillure,
le seul qui ne s’était pas complu dans un monde éthéré, le seul qui,
obstinément, avec délectation parfois (on le lui reprocha), mais rage aussi,
avait dit, écrit, combien ignominieux est le monde, à hurler... c’était
Bataille. Et les idées de Contre-Attaque furent les siennes. Breton, moins
que lui apte à penser le monde ainsi qu'il est, a fortiori ainsi qu’il promet
d’empirer, s’en est en partie remis à lui. Sur le terrain de l'analyse politique.
Bataille faisait figure de maître. L’un répondait au fascisme au moyen
d’apostrophes, nettes moralement cela ne fait aucun doute, mais courtes
analytiquement ; l’autre (et là est le livre qu’il n’a pas écrit) était le seul

(1). André Thirion. op. cit. 430.

232
LA MORT A L'ŒUVRE

qui disposât sur le sujet d'un savoir susceptible d’enseigner ; Breton se


mit à l’école de Bataille.
Breton pouvait-il consentir sans réserve à cet ascendant ? C’est
douteux. C'eût été à terme remettre en question tout ce que le surréalisme
avait été. Ses choix esthétiques (Bataille n’eût pas manqué de les détourner
à son profit), et le choix de la révolution sociale : c’est-à-dire la soumission
d'une conception absolue de la liberté à une stricte discipline idéologique,
sans plus « cette marge où pouvaient se placer et s’épanouir la souveraineté
du désir, la sauvagerie de la pensée, l’exaltation de l’amour, l’imagination
et l’expérimentation poétiques » (2). C’eût été pour finir remettre en
question la lucidité esthétique et politique du leader que Breton, sans
partage, voulait continuer d’être. La rivalité des deux hommes, car rivalité
il y eut, était simple : c’était en lieu et place de fédérateur du mouvement
soit Breton, soit Bataille. La jonction opérée par plusieurs dissidents
surréalistes avec Bataille et l’équipe de Documents posa une première fois
le problème. Le pamphlet Un cadavre le posa une deuxième, avec
violence (3). L’enjeu était celui-là.
Est-ce à dire que Bataille convoitait la place de Breton ? André
Masson qui connut bien l’un et l’autre est tout près de le penser (4).
Quand bien même ce serait le cas, ce n’est pas assez clairement expliquer
quel complexe conflit fut le leur. Bernard Noël est sans doute considé¬
rablement plus près de la vérité en avançant l’hypothèse qu’il y a « chez
Breton un Bataille qui s’ignore : on le devine derrière Nadja où l’éclat de
la poésie se révèle hors des beaux moments qu’elle atteint, dans son échec,
mais ce Bataille persistera ensuite à s’ignorer, quitte à reconnaître ici ou
là, son Autre » ; et « chez Bataille un Breton qui se connaît et qui se
rejette, comme un double en passe de se satisfaire de soi...» (5). Cette
hypothèse est autrement vraisemblable : le Bataille de Documents, celui
de Contre-Attaque, celui bientôt du Collège de Sociologie et d’Acéphale
sait quel Breton il y a en lui, et quel pouvoir a Breton qu’il dissimule
mal aussi désirer. Et il y a l’autre Bataille, celui qui en 1925 préféra la
solitude à toute possible concession, celui, scandaleux, des bordels, des
beuveries, des nuits blanches et des coucheries, celui qui hait si fort la
« belle poésie » qu’il écrit des livres impubliables, sinon sous le manteau.
Plus d’un enjeu de leur époque put laisser penser qu’ils étaient les deux

(2) . Marco Ristic. Breton et le mouvement surréaliste. NRF, numéro spécial,


avril 1967.
(3) . Il est remarquable qu’aucun des surréalistes dissidents signataires d'Un
cadavre n’ait fait partie, côté Breton ou côté Bataille, de Contre-Attaque.
(4) . « Peut-on dire que Bataille voulait remplacer Breton ? Je n’en sais rien.
En somme, je crois que oui, mais il ne m’en a jamais fait part. C est ce que je
pense. » André Masson. Entretien avec l’auteur. 1986.
(5) . Bernard Noël. Change, n° 7. 1970.

233
GEORGES BATAILLE,

faces de la même médaille, et qu’ils se disputaient un même territoire. Il


ne fait guère de doute que ce territoire appartenait à Breton (même s il
n’était pas plus apte que Bataille à s’en montrer propriétaire) et que
Bataille ne le convoita au mieux que par défi, au pire que par contagion.
Contre-Attaque mit un terme à cette « rivalité ». La guerre bientôt,
l’âge venu aussi, ils témoignèrent peu à peu l’un pour l'autre, passés les
orages, de la plus vive estime, et même d’une profonde admiration. Plus
même, de loin, ils s’entendirent pour se faire écho. Ni Breton ni Bataille
n’étaient alors les mêmes. Le premier dirigeait un surréalisme vieux d'au
moins vingt ans déjà ; le second vivait retiré de Paris... Put alors enfin
apparaître ce qui les unissait : moins que d’aucuns le voudraient et plus
que ce qu’avant-guerre ils purent jamais se dire.
En 1946-1947 (j’anticipe il est vrai, mais il n’est pas moins vrai que
leurs rapports après-guerre ne présentèrent plus la même importance, et
que je ne serai pas justifié d’y revenir), la pensée d’un mythe collectif les
préocuppa tous deux à nouveau. Et il se trouve que, le nettoyage affreux
de la guerre fait, ils furent d’accord. D’accord au moins pour s’estimer
réciproquement les plus aptes à en définir la nature et les possibilités.
Bataille dit alors de Breton : « Sans doute, depuis vingt ou trente ans,
personne davantage qu’André Breton ne manifeste le souci de donner
jusqu’à des démarches infimes un sens engageant le sens de l’homme. » (6).
Et Breton de Bataille : « Tant en raison de l’envergure de ses connaissances
et de ses vues que du caractère exceptionnellement indompté de ses
aspirations, j’estime que Bataille, en tout ce qui concerne l'élaboration
de ce mythe, est qualifié pour jouer un rôle capital. » (7). Bataille ne
jouera pas ce rôle capital. Breton non plus, d’ailleurs, qui savait sans
doute à ce moment que la capacité du surréalisme à susciter un mythe
nouveau était révolue. Cette entente soudaine aussi bien que tardive
pourrait bien être celle d’hommes qui ne disposent plus du pouvoir de
s’affronter. Ou pire, qui savent qu’est désormais inutile l’affrontement.
Ni l’un ni l’autre n’a changé le monde, ni même ne l’a détourné de son
cours prévisible. Alors ! Embrassements de fossoyeurs ? Non. Le surréa¬
lisme, profondément disait Non au monde et appelait à un surréel qu'il
promettait le remplacer. Bataille, non moins profondément, disait Oui au
monde jusque dans ce qu’il eut d’épouvantable. L’histoire démentit l’un
du tout au tout ; tragiquement, elle justifia l’autre. Le plus grand prestige
de Breton était passé ; celui de Bataille allait bientôt commencer.
Il faut ajouter ceci : nul n’a peut-être mieux compris que Bataille ce
que fut le surréalisme. Il y fallut le temps ; l’apaisement aussi des passions.

(6) . Georges Bataille « Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme ».


Critique, juillet 1946.
(7) . André Breton. Entretiens. 253-254.

234
LA MORT A L’ŒUVRE

Mais après-guerre, après que le surréalisme ne fut plus un enjeu majeur,


celui qu'il avait été lui apparut clairement, plus clairement peut-être qu'à
aucun des surréalistes des premiers jours : « Je suis aujourd’hui enclin à
croire que les exigences de Breton qui ont abouti à cette rupture généralisée
des années 1928-1929 étaient au fond justifiées ; il y avait chez Breton un
désir de consécration commune à une même vérité Souveraine, une haine
de toute concession dès qu'il s'agissait de cette vérité dont il voulait que
ses amis soient l'expression, à moins de ne plus être ses amis, auxquels
je m’accorde encore. Mais Breton a eu le tort de s’attacher étroitement
aux formes extérieures de cette fidélité. Il en résulte un malaise d autant
plus grand qu'ayant une sorte de prestige hypnotique — une autorité
immédiate exceptionnelle — il en usa sans grande réserve, sans une
véritable prudence [...]. Au surplus, je pense qu’un caractère plus patient
et plus réfléchi n'aurait pas abouti non plus à former la communauté
consacrée au sens profond du surréalisme dont André Breton a rêvé. Il
n'y a rien, en effet, dans ce principe qui soit assez clair, surtout assez
autoritaire, pour briser l'individualisme moderne, 1 orgueil personnel. Il
y a contradiction entre la liberté essentielle au surréalisme et la rigueur
sans laquelle il se ternit et substitue la vie quelconque à la démarche
souveraine dont il se réclame. » (8). Cette longue citation peut suffire à
faire justice de ce qui les unit et les sépara. En commun ils avaient l'idée
profonde, sacrale, d’une communauté. De différent, que cette communauté
n’était pas, ne pouvait pas être, aux yeux de chacun, la même. Mais
même ou différente, en 1936, Breton est le seul qui ait réussi à la constituer.
Bataille ne commencera qu’en 1937, avec Acéphale. Quand, plus tard, en
1947, ils s’entendirent, ce fut pour que Bataille, d accord avec Breton,
conclue à l’impossibilité de tout mythe, donc de toute communauté. Il
pourra alors écrire, dans le catalogue de 1 Exposition Internationale du
Surréalisme (le fait mérite d’être remarqué que c’est là, précisément, et
pas ailleurs, qu’il l’écrivit) : « La décisive absence de foi est la foi
inébranlable. Le fait qu’un univers sans mythe est une ruine d'univers —
réduit au néant des choses — en nous privant égale la privation à la
révélation de l’univers [...] C’est le dénuement qui parfait la transpa-

(8). Le Pont de l’épée. n° 41. 1969. Si Bataille comprend mieux qu'aucun


autre à quel dessein obéissait Breton, il ne dit pas qu il en partagerait, apres
coup, le sens, ni qu’il s’y rallierait rétrospectivement. En 1951 soit a la meme
époque, il ne manque pas de redire combien est restee grande sa « haine de
l’esprit, non seulement de l’intelligence et de la raison, mais de 1 entite majuscule
qui oppose ses nuées à ce qui est noué salement» (VIII, 183). A 1 evidence, il
persiste et signe.

235
GEORGES BATAILLE,

rence[...] La nuit aussi est un soleil et l’absence de mythe est aussi un


mythe. » (9)
C'est sur des ruines que ces deux hommes s’entendirent. Une entente
qui, plus tard, bouleversa Breton. En 1947, ils avaient tous les deux
cinquante ans. A Bataille il restait quinze ans à vivre. A Breton vingt.
Le premier reçut du second un exemplaire d'Arcane 17 ainsi dédicacé :
« A Georges Bataille, l’un des seuls hommes que la vie ait valu pour moi
la peine de connaître ». En forme d’épitaphe.

(9). Le surréalisme en 1947, p. 65. Il n’est pas sans intérêt que Sartre ait
recopié ces quelques lignes dans son Cahier de notes (1947), sorte de laboratoire
de la Morale qui devait venir en prolongement de l'Etre et le Néant. Intéressant
car les deux premiers détracteurs de Bataille, Breton et Sartre, lui donnèrent aux
lendemains de la guerre acte d'une pensée que, avant ou après, sujets à une
humeur moins sombre, ils récusèrent (cf. Obliques, Sartre. n° 18-19, p. 255).
DE CONTRE-ATTAQUE A ACEPHALE :
ANDRÉ MASSON

Un homme, un ami de Georges Bataille, a jusqu’ici traversé ce récit


sans que nous ayons pris le temps de nous y arrêter : c’est André Masson.
Nous avons vu que, présentés par Michel Leiris, les deux hommes se sont
rencontrés en 1925 ; nous avons vu que dans son atelier de la rue Blomet
(au 45) se réunissait informellement un nombre considérable de personnes
qui allaient, à la suite de Masson, se rallier à Breton ; nous avons vu que
pour enthousiaste que fût ce ralliement, il n'alla pas sans réserve ; que,
par exemple, on n’attachait pas parmi les proches de Masson aux questions
de personne, et davantage encore aux questions de morale, une importance
égale à celle que montrait Breton auprès des siens réunis rue Fontaine.
Nous avons vu enfin, et André Masson y insiste, que quelque fascination
qu’exerçât Breton, jamais elle n'eut tout à fait raison du sentiment qu’avait
celui-ci (et sans doute le fit-il partager à ses amis) qu’aussi fascinante que
fût l’entreprise, elle n’en était pas moins par plus d’un aspect cocasse :
qu’était cocasse par exemple la prétention de fonder ex nihilo une religion.
Faut-il croire Masson quand il en parle aujourd’hui, en des termes qui,
dit-il, doivent être religieux : Breton appelé par plusieurs des siens « grand
pape » sans qu’il s’en formalisât ? La rue Fontaine en conséquence appelée
le Vatican et la rue Blomet appelée chapelle ? (1). J’ai pu dire que, sans
doute, tel n’avait pas dû être immédiatement le cas ; et que ce n’est que
progressivement que les différences purent devenir des différends. Mais la
vérité a tout de suite été que fréquentaient la rue Blomet des personnes
qui n'eussent pas mis les pieds rue Fontaine, ou, pour dire les choses
différemment, que la rue Fontaine n’eût pas accueillies : « La rue Blomet
[...] a toujours attiré des [...] hétérodoxes ou des schismatiques en puissance
[ ] Ça a toujours été fondamentalement un foyer de dissidence. » (2).
Bataille fut de ces hétérodoxes et de ces schismatiques : sinon le seul, le
plus déterminé.
Masson fit cependant partie du premier surréalisme : il compte meme
parmi ses peintres les plus importants. La rupture de 1928-1929 ne fut
pas, pour lui comme pour plusieurs autres, définitive (il ne s associa

(1) . André Masson. Entretien avec l'auteur. 1986.


(2) . André Masson. Entretien avec G. Charbonnier. 1977. Julliard.

237
GEORGES BATAILLE,

d’ailleurs pas au pamphlet Un cadavre) (3). Cette crise passée (elle fut
cependant plus longue pour lui) il renoua avec Breton — l’insolite veut
que ce fût par l’entremise de Bataille — et collabora de nouveau avec
lui. Et chose rare, dit-il, il parvint à retrouver ce qu’il qualifie être une
« activité surréaliste orthodoxe » (mais, s’empresse-t-il d'ajouter, l’ortho¬
doxie s’était à ce moment sensiblement relâchée) et à « être très près de
Bataille ». Masson, davantage que Leiris, fait le pont entre « les surréalistes
de stricte obédience » et leur plus constant détracteur (4). Son importance
est donc considérable.
Considérable d’autant plus qu’à chacun des premiers pas de Bataille,
nous l’avons retrouvé. C’est lui, nous le savons, qui, anonymement, a
illustré Histoire de l’œil en 1928 (5). C’est lui qui, en 1931, a illustré L’abus
solaire. C’est chez lui, à Tossa de Mar, en Espagne, que Bataille a fini
d’écrire Le bleu du ciel (s’il ne l’y a pas écrit tout entier). C’est avec lui
qu’en 1936 il publia un petit livre intitulé Sacrifices (la publication de ce
très court livre n’alla pas sans problèmes comme en témoigne l’abondante
correspondance échangée par les deux hommes, entre Tossa et Paris.
Prévu pour juin 1933 aux Editions Jeanne Bûcher, en accompagnement
d’une exposition de dessins, études et eaux-fortes de Masson à la Galerie
du même nom, il ne parut que trois ans plus tard, aux Editions GLM
après qu’il eut été durablement question qu’il parût, grâce à André
Malraux, à la NRF). C’est à André Masson que Bataille pensa emprunter
le titre — Les présages — d’un livre dont, en définitive, nous ne savons
pas quel il était (Le bleu du ciel ? je l’ai dit : nous l’ignorons) (6). C’est
avec lui encore que Bataille eut le projet de créer en 1933 une revue
réunissant les dissidents surréalistes, un projet si intimement commun à
l’un et l’autre que Masson ne sait plus aujourd'hui qui de lui ou de
Bataille eut l’idée du titre, Minotaure (d’autres, en hommage au film de
Luis Bunuel, auraient préféré intituler cette revue L’âge d’or), titre
aujourd’hui connu pour avoir été celui d’une luxueuse et orthodoxe revue
surréaliste, à laquelle Masson et Bataille ont quelquefois collaboré après
qu’ils en eurent été lestement désappropriés (7).

(3) . « J’ai trouvé disgracieux qu’on veuille attaquer physiquement Breton. »


Entretien avec l’auteur, novembre 1986.
(4) . André Masson. Entretien avec G. Charbonnier, 180. Julliard.
(5) . Mais il illustrait la même année Irène, anonymement aussi, et chez le
même éditeur. Irène, on le sait, attribué à Aragon.
(6) . Les présages, titre d’un ballet de Léonide Massine, décors d’André
Masson, créé à l’Opéra de Monte-Carlo, en 1933.
(7) . Georges Bataille n’a jamais parlé de ce rebondissement supplémentaire
du contentieux avec Breton. Conçue par lui et André Masson, devant être une
revue surréaliste dissidente — ou plus exactement une revue accueillante aux
dissidents du surréalisme —, Minotaure exista mais sous l’égide de Breton,

238
LA MORT A L’ŒUVRE

Mais là ne s’arrête pas ce qui les unit : les deux hommes eurent en
commun le goût de Nietzsche et Dostoïevski (ce qui, on l’a vu, les
distinguait ensemble du surréalisme). Ils eurent le goût de la Grèce, de la
Grèce tragique des mythes, le goût des divinités, Dionysos, Mithra,
Thésée, Orphée, Ariane, le goût de l’érotisme grave et transgressif, le
goût de Sade. Les deux hommes eurent aussi en commun, on ne peut pas
le négliger, un étroit lien familial. Epousant Rose Maklès, sœur de Sylvia
Bataille, Masson devint l’oncle — attentif — de la hile de Bataille,
Laurence. Il s’occupa d'elle à plusieurs reprises, notamment à Tossa où
elle séjourna durablement de 1934 à 1936, séjours qui correspondent à la
séparation de ses parents. Une chose cependant les différencia, une chose
sur laquelle ils furent longs à s’accorder, c’est l’action politique. De
Documents comme de La Critique sociale, Masson fut absent. De Contre-
Attaque aussi. Les raisons de circonstances ne suffisent pas à 1 expliquer :
elles sont autrement essentielles. Masson, aussi loin que nous remontions,
s’est montré hostile à tout engagement à caractère marxiste. Breton —
c’est le motif de la première exclusion — l’accusa joliment
d’« abstentionisme social » ; joliment ou non, il ne l’en congédia pas
moins. Les mêmes raisons l’éloignèrent de Bataille, aussi longtemps que
celui-ci ht allégeance à la révolution communiste, fût-elle oppositionnelle.
Quand Bataille (avec Breton) s’engagea dans Contre-Attaque, il en
tint scrupuleusement informé son ami absent de Paris (Masson était à
Tossa de Mar depuis 1934). A ses lettres, celui-ci répondit dans un style
et selon des principes qui ne durent pas étonner Bataille mais qui méritent
toutefois que nous nous y arrêtions. Deux lettres datées des 6 octobre et
8 novembre 1935 répondirent à ce qu’on peut supposer avoir été l’envoi
par Bataille du tract déclaratif de Contre-Attaque. Deux lettres qui
constituent deux réponses on ne peut plus claires. Le 6 octobre : « Je crois
que se réclamer si peu que ce soit du marxisme est une erreur [... C est]
se réclamer d’un échec... ». Le 8 novembre, Masson est plus précis encore
(s’il ne l’avait pas déjà été) : « Je suis sûr que tout ce qui reposera sur le
marxisme sera sordide parce que cette doctrine repose sur une idée fausse
de l’homme. » L’incapacité du marxisme d’être autre qu’utilitaire et

aucunement sous celle de Masson et de Bataille qui n’y participèrent qu’occa-


sionnellement : « Le premier numéro de Minotaure devait avoir une couverture
dessinée par moi, mais Picasso ayant eu vent de cette histoire s’est empare de
l’idée. C’est vraiment une histoire de papauté, Breton était vraiment le Pape et
ses financiers, ses séides. Le Minotaure est devenu tout de suite un organe
surréaliste avec une certaine paticipation de Bataille, car finalement le Minotaure
a rallié tout le monde. Il n’y a que moi qui ai résisté pendant plusieurs numéros.
Je me souviens que j’ai écrit à Tériade qui était devenu directeur de cette revue :
“Tu ne seras jamais que le bouvier du Minotaure . » André Masson. Entretien
avec l’auteur. 1986.

239
GEORGES BATAILLE,

rationnel (en quelque sorte Masson se fait l'avocat paradoxal de l’im¬


portant article de Bataille « La notion de dépense ») est la première de
ces raisons. La deuxième est la stupidité de Marx de vouloir instituer une
société sans mythes, sans cependant qu’on répugne à Moscou de leur en
substituer de dérisoires comme « l’empaillement de Lénine » par exemple.
Ces réserves de Masson pourraient être celles d’un anti-communiste
parmi d’autres si elles ne s’assortissaient de raisons auxquelles Bataille
ne pouvait pas ne pas être sensible : comme lui, profondément helléniste
et nietzschéen, Masson récuse par avance un modèle de société qui
prétendrait ne pas intégrer dans toute leur force dissolvante les mythes
que la Grèce (et après elle Nietzsche) a portés à leur plus haute intensité.
« Il faut sortir de là et d’abord commencer par dénoncer toutes les
pauvretés du communisme », écrit-il à Bataille dans la lettre du 6 octobre ;
pour ajouter le 8 novembre, amplifiant, élargissant sa critique : « ... je ne
peux m’intéresser à aucune activité politique qui ne dénoncera pas d'abord
l’activité inconsidérée des sciences dites exactes ». Les deux lettres, quoique
déplaçant leur critique, ont en commun de désigner à leur réprobation
utilitarisme, fonctionnalité et rationalisation. Mais, en quelque sorte, elles
prennent date aussi : Masson annonce ne pouvoir s’associer à « aucun
élan révolutionnaire qui n’accordera pas à l’homme, à sa nature passion¬
nelle, aux mystères de la vie et de la mort la première place (pas au point
de vue biologique en tous les cas »).
Peut-on en douter ? Masson allait dans le sens de l'évolution de
Bataille ; mieux, il la précipitait peut-être. On peut en effet supposer qu'il
précipita, de loin, ce par quoi Bataille remplaça Contre-Attaque : Acéphale.
Ces lettres datent d’octobre et novembre 1935 ; en décembre. Masson et
Bataille se rencontrent (à Paris? à Tossa? nous l’ignorons) et en avril
1936 Bataille séjourne de nouveau à Tossa de Mar. Un séjour décisif. Il
y rédige un premier programme d’Acéphale et le long texte inaugural de
la revue. Dans l’un et l’autre, le recul suscité (à tout le moins encouragé)
par Masson est sensible. Contre l'utopie d’un bonheur définitif, il y est
fortement affirmé qu’un tel dessein « n’est pas seulement inaccessible mais
haïssable ». Y sont non moins fortement affirmées la réalité des valeurs
et « l’inégalité humaine qui en résulte ». Y sont affirmés enfin, en vrac,
l’être, le jeu, la violence, la puissance, toutes notions qui n’appartiennent
pas davantage à l’un qu’à l’autre, mais dont il fait peu de doutes que
Masson encouragea Bataille à les faire de nouveau, et publiquement,
siennes. Bataille le reconnaît d’ailleurs avec simplicité dans le premier
numéro d'Acéphale : « Ce que je pense et que je représente, je ne l’ai pas
pensé ni représenté seul. »
« TOUT EXIGE EN NOUS QUE LA MORT NOUS RAVAGE »

En avril 1936, la fin de Contre-Attaque est inévitable. Un entrefilet


paru dans l'Œuvre, le 5 mai 1936, en donne acte. Mais Bataille n’a pas
attendu. C'est dès avril, depuis Tossa de Mar, où il séjourne, qu’il rédige
le premier programme d'Acéphale. Contre-Attaque n’était pas sitôt mort
qu’Acéphale déjà était né.
Le 29 avril 1936, «dans une petite maison froide d’un village de
pêcheurs » (ainsi Bataille décrit-il la maison d’André Masson) il met un
terme au premier grand texte du premier numéro de cette nouvelle revue,
Acéphale, celui qu'il est permis de lire comme son manifeste inaugural.
Il a pour titre : La conjuration sacrée. Une première remarque s’impose :
ce manifeste surgit comme différent de tout autre (seuls ceux des
surréalistes, pour de toutes autres raisons, et à de toutes autres fins,
pourraient y ressembler). Il n’est pas vrai qu’il ne soit pas politique, on
l’a pourtant dit beaucoup. Mais s’il l’est, c’est au-dela de ce qui se donne
conventionnellement pour tel ; au-delà même de ce que Bataille a toujours
entrepris qu’on pût qualifier ainsi. Et s’il est vrai qu’il est aussi religieux
(et il l’est ; lui-même y insiste), c’est dans un sens qui prête à plus d’une
confusion. Religieux certes, religieux farouchement même, à la condition
qu’on l'entende dans un sens nietzschéen et, sans que le doute soit possible,
dans un sens violemment anti-chrétien : « Nietzsche écartait à bon escient
le mot même de religion qui prête à lui seul à une confusion presque
aussi néfaste que celle qui s’est introduite entre le dionysisme nietzschéen
et le fascisme et qui ne peut être employé dans le monde actuel que par
défi. » ( 1 ) La rage n’y est pas moins vive qu’elle le fut dans Contre-
Attaque : « Qui songe avant d’avoir lutté jusqu’au bout à laisser la place
à des hommes qu’il est impossible de regarder sans éprouver le besoin de
les détruire ? ». C’est l’évidence qu’il n’est pas de ceux-là. Mais puisqu’im-
possibilité il y a de les détruire, puisqu’impossibilité même il y a de les
changer, cette rage se résigne à entreprendre une toute autre guerre, d’une
toute autre ampleur, sacrée celle-ci (peut-être est-ce la même guerre
entreprise par d’autres moyens ?). Il est en effet trop tard : l’enjeu est
d’être tout autre ou de n’être plus. Trop tard pour espérer que change le

(1) Acéphale n° 3-4, p. 18.

241
GEORGES BATAILLE,

monde, trop tard pour empêcher qu’il courre à la guerre. Mais il est
temps encore de lui dire Oui, sans réserve, temps de consentir à ce qu'il
est, quelqu’il doive devenir. Temps surtout pour l’aimer, devrait-on en
être bouleversé, faudrait-il le payer d’en mourir. Tout autre amour, tout
autre accord qu’assortiraient telle ou telle réserve, telle ou telle condition,
auraient le caractère de l’intérêt et de l’obligation. Si à aimer il y a, c’est
jusqu’à l’extase ; stricto sensu, à en perdre la tête.
L’enjeu de cette guerre entreprise est l’être ; et l’enjeu de l’être est
cette guerre. A la différence de tout ce qu’a jusqu’ici écrit Bataille de
politique, ce manifeste les réconcilie. Cet être et cette guerre sont
l’innocence. Une innocence telle qu’ils sont aussi le crime. Un homme
étêté (Acéphale est l’homme qui si profondément méprise l’esprit et la
raison que volontiers il se représente soustrait à leur double empire), livré
aux libres jeux de sa passion d’être au monde, n’a plus ni Dieu ni raison ;
il n’est plus tout à fait un homme ; il n’est pas tout à fait un Dieu ; peut-
être est-il davantage que tous, l’un et l’autre. Sûrement est-il plus que
tout autre moi, un monstre hybride, un monstre heureux.
A Tossa de Mar, à quelques jours de la victoire du Front Populaire
espagnol (le deuxième tour des législatives eut lieu le 5 mai) Bataille et
Masson donnèrent naissance à cet homme (on ne manqua pas de dire
qu’il est archaïque) échappé de sa tête comme le condamné de sa prison.
Bataille le décrit ; Masson le dessine. Sur ce qu’écrit Bataille on a vu
quelle influence fut celle de Masson. Sur ce que Masson dessine on sent,
à tout le moins on devine, comment Bataille intervint. Il fait peu de
doute, en effet, que la tête sectionnée se retrouvant'sous la forme d’un
crâne en la place exacte du sexe, c’est à Bataille qu’on le doit : Histoire
de l’œil et Le bleu du ciel n’ont pas autrement dit que l’érotisme n’a de
sens que celui que lui donne la mort ; qu’il en a le sens obsédant.
Le premier numéro d'Acéphale n’eut que quatre pages. Pierre
Klossowski a ajouté un texte, consacré à Sade, à ceux de Bataille et aux
dessins de Masson. Sade sera d’ailleurs avec Nietzsche deux des figures
emblématiques d'Acéphale (d’une certaine façon, elles l’étaient aussi de
Contre-Attaque, quoique s’y ajoutait celle de Fourrier) ; deux des figures
dominantes, avec celles de Kierkegaard, de Don Juan et de Dionysos.
Le premier numéro parut presque aussitôt le retour de Bataille à
Paris : le 24 juin 1936. Le 31 juillet, celui-ci convoqua au 80 de la rue de
Rivoli, au sous-sol du café « A la bonne étoile », ses collaborateurs
éventuels à une réunion de préparation du deuxième numéro. Je dis
éventuels car on ignore quels étaient exactement ceux-ci. Seuls Pierre
Klossowski, Roger Caillois, Jules Monnerot et Jean Wahl participèrent
nommément à la revue. On peut donc supposer qu’ils firent partie de
cette réunion préparatoire (Masson en aurait été nécessairement absent,
séjournant en Espagne). Durent se joindre à eux, Jean Rollin qui signa

242
LA MORT A L’ŒUVRE

un article, et vraisemblablement plusieurs anciens de Contre-Attaque


(parmi ceux que les surréalistes désignaient du terme de souvariniens) :
Jean Dautry, Pierre Dugan, Henri Dubief et, selon toute vraisemblance,
Colette Peignot.
Ce qui précède appelle une remarque importante : Acéphale (Acéphale
surtout) appartient à la légende bataillienne. Une légende d'autant plus
prompte à s'élaborer qu'elle repose sur une confusion initiale et sur l’état
actuel de notre ignorance de ses tenants et aboutissants (une ignorance
que je n'imagine pas pouvoir être jamais dissipée ; le secret est la clé
d'Acéphale). Autant donc le dire dès maintenant : Acéphale est le nom de
deux choses que je m’abstiendrais de considérer comme égales ou
semblables. Le nom d’une revue : nous la connaissons toute entière ; il
n’y a pas là de possibles difficultés. Et le nom d’une société secrète. Sur
elle, nous n’avons que peu d'éléments. Chacun de ses participants s’engagea
à garder le silence. Et quelques confidences qui aient été faites ici ou là,
nul n’a vraiment contrevenu à ce vœu. Les commentateurs en ont été
réduits aux conjectures. Certaines ont été gratuites ; d’autres, nettement
imprudentes. Acéphale est le nom de deux projets distincts, si distincts
qu’il n’est pas vrai que ce furent exactement les mêmes qui participèrent
aux deux activités. Leurs enjeux étaient assez sensiblement différents pour
que certains s’abstinrent de rallier l’un et l’autre. Klossowski et Caillois
n’ont pas dissimulé avoir appartenu aux deux : on ne sait que mal jusqu'à
quel point (c’est sans doute aussi le cas de plusieurs autres). Il n’est même
pas sûr qu’il y participèrent d’assez près pour que les activités de la
société secrète puissent être réduites à ce qu’ils ont consenti d’en dire (qui
n’est d’ailleurs qu’allusif) ; et d’autres qui n’en firent pas partie parce
qu’ils ne le voulurent pas en surent sans doute beaucoup plus parce que
Bataille tint à les informer : c’est le cas de Michel Leiris, de Jacques
Lacan, c’est le cas aussi d’André Masson, par la force de son éloignement.
Il aurait été plus simple que la revue fût la face exotérique de cette société
ésotérique. Tel n’a pas été le cas ; il ne suffira pas qu'Acéphale, la revue,
nous soit claire pour que le soit aussi Acéphale, la société secrète.
Ce n’est qu’en janvier 1937, soit près de six mois après le premier
numéro, que paraît le numéro 2 d'Acéphale. Qu’une si longue période se
soit écoulée entre les deux premiers numéros peut s’expliquer par l’im¬
portance et le nombre de pages présentées dans ce second numéro (38
contre 8 au premier), mais aussi par le temps nécessaire à la mise en place
de la société secrète d'Acéphale.
Il y a lieu de s’arrêter à cette deuxième livraison, toute entière
consacrée à Nietzsche. L’intention de ce numéro n’était pas de sortir
Nietzsche de l’oubli ; nul n’ignorait son nom ni, sans doute, son œuvre.
Il s’agissait de l’arracher des mains de ceux qui en usaient et abusaient :
les fascistes. En effet, une lecture fasciste de Nietzsche était depuis

243
GEORGES BATAILLE.

plusieurs années apparue qui tendait à en devenir la seule lecture possible.


Dès lors, il y avait d’une part ceux qui se réjouissaient que Nietzsche ait
été un philosophe délibérément antisémite et préfasciste (2) ; d’autre part,
ceux qui le lui reprochaient. Et rares restaient ceux qui, pour l’avoir
davantage et mieux lu, savaient qu'il n’y avait pas lieu ni d'y applaudir
ni de l'en excuser. Bataille est de ceux-là. Et seul, il entreprit de retourner
l’accusation contre cette lecture et de prétendre à l’initiale innocence de
Nietzsche. Son courage est peu courant ; pour plus d’un il put apparaître
comme de la provocation. En effet, quel homme de gauche, et même de
l’ultra-gauche, connu par tous, y compris par L'Humanité pour avoir
avec Breton entreprit avec Contre-Attaque un processus révolutionnaire
situable, selon les termes de Georges Sadoul, « au-delà du communisme »,
aurait osé prétendre que Nietzsche n'était pas de droite et que soutenir
le contraire n’était possible qu'au prix d'une falsification inqualifiable?
Mieux même : quel homme de gauche aurait osé publiquement s’en
recommander ? C’est pourtant ce que fit Bataille, soutenu dans ce procès
en réhabilitation par Masson, Klossowski et Caillois. Et pour que cette
réhabilitation soit complète et ne laisse pas place au doute, il ajouta sa
voix à celle de Nietzsche dans un vibrant éloge du brassage racial.
Pouvait-on être, en 1937 (faut-il rappeler que c'est en 1937 qu'a paru
Bagatelles pour un massaere de Louis-Ferdinand Céline ?), pouvait-on
être davantage et plus utilement politique ? La question à ce sujet se pose
de savoir pourquoi on a si tôt, si vite, prétendu que Bataille avait
abandonné ses positions politiques. Qu'il ne parlât plus le politique dans
les termes qui avaient été jusqu’ici les siens, qu’il n’en parlât plus dans
les termes convenus par tous, ne change rien à ceci : en 1937 (on verra
qu’en 1938 et en 1939 il en sera de même) Bataille est et reste politique.
Mais qui cela gênait-il (et gêne encore (3)) ? Au mieux, prétendit-on.
Bataille se serait, après Contre-Attaque, désintéressé de la politique ; au
pire, si tant est qu’il continua de s’y intéresser, il l'aurait fait de façon
louche, douteuse, d’une façon qui ne serait pas sans présenter plus d'une
inquiétante analogie avec la mythologie néo-paganiste des Hitlériens (on
verra qu’il n’échappa pas à des accusations considérablement plus directes
et plus graves). C’est l’évidence que les textes d’Acéphale suffisent à faire
justice de ceci : n’y aurait-il, concernant cette revue, qu’une chose dont

(2) Pré-nazi serait plus exact. L’amalgame nazisme-fascisme n’est pas récent ;
il est de toute évidence antérieur à la guerre. C'est de l’accusation de « fascisme »
que Bataille entreprend de « blanchir » Nietzsche ; pas de celle de « nazisme ».
Par commodité, j'emploierai le même mot.
(3) Un exemple parmi d’autres, et celui-ci n'est aucunement mal intentionné :
« De 1937 à 1946 (...) il ne publie plus aucun texte politique» Marc Richir. La
fin de l'histoire. Notes préliminaires sur la pensée politique de Georges Bataille.
Textures n” 6, 1970.

244
LA MORT A L'ŒUVRE

nous puissions être tout à fait sûrs, c’est que Bataille, contre la droite
majoritairement (et odieusement) antisémite, et contre la gauche qui ne
l'était parfois pas moins (elle l’était toutefois moins ouvertement et elle
n'en faisait pas une clause politique) redit l'honneur de Nietzsche de
s’être par avance débarrassé de la farce des races. Bataille le cite
éloquemment dans son texte : « Ne fréquenter personne qui soit impliqué
dans cette fumisterie effrontée des races » (cette citation prend ici l’allure
d'une injonction tranchante) et : « Mais enfin, que croyez-vous que
j’éprouve lorsque le nom de Zarathoustra sort de la bouche des antisé¬
mites ! ». Quelque dégoût qu'éprouve Nietzsche, Bataille ne l’éprouva pas
moins ; c’est si bien l'évidence, que l’un des seuls rites auxquels nous
sachions que la société secrète d'Acéphale ait obéi consistait à refuser la
main aux antisémites (par avance, une sorte d’étoile jaune retournée dont
la honte frapperait les antisémites ! Un rite simple et pourtant parmi les
plus significativement symboliques).
Il n’y a pas que par le refus de l’antisémistisme que Nietzsche se
distingue sans recours des fascistes. Toute sa pensée, a priori, exclut qu'on
pût la réduire à cet infâmant emploi : « Fascisme et Nietzschéisme
s’excluent, s’excluent même avec violence dès que l’un et l’autre sont
considérés dans leur totalité : d’un côté la vie s’enchaîne et se stabilise
dans une servitude sans fin, de l’autre souffle non seulement l’air libre,
mais un vent de bourrasque ; d'un côté, le charme de la culture humaine
est brisé pour laisser la place à la force vulgaire ; de l’autre, la force et
la violence sont vouées tragiquement à ce charme (4). » A ce moment, la
déclaration de Bataille la plus importante est peut-être celle-ci. A ce
moment, convient-il de préciser, car sa pensée diffère assez sensiblement
de celle exprimée dans La Critique sociale. La raison en est qu'en 1933-
34, sa critique du fascisme n’est que peu, sinon du tout, nietzschéenne.
En 1937, c’est, paradoxalement au moyen de Nietzsche qu’il continue
cette critique. Certes il met en jeu, après Nietzsche et à l’instar de
Nietzsche, des forces et des violences, mais en aucune manière elles ne
peuvent être celles qui légitiment la servitude. Nietzsche (Bataille) et les
fascistes ont certes ce point commun qu’ils valorisent la force et qu’ils
valorisent la violence, mais ce n’est ni la même force ni la même violence.
Les unes asservissent, les autres libèrent. Les unes aliènent au chef-dieu,
à lui seul et à son seul service. Les autres obéissent au libre jeu des
passions de l’homme au monde, servant sa souveraineté individuelle,
servant son ralliement communautaire (la communauté est ici Acéphale),
et servant sa liberté collective (fût-elle le déchaînement des forces serviles
appelé par Contre-Attaque).
Nietzsche ne répond à l’emploi fasciste des énergies mises en jeu par

(4) Acéphale n° 2, p. 5.

245
GEORGES BATAILLE,

lui qu’au prix d'un travail de faussaire. Faussaires sont les exégètes et
truqués les textes (ainsi Par-delà le bien et le mal). Faussaires les interprètes
et détournée de ses fins sa pensée. Quels sont les responsables de cette
monumentale falsification philosophique ? Bataille les désigne : Élisabeth
Foerster-Nietzsche qui, le 2 novembre 1933, a accueilli Hiltler au
Nietzsche-Archiv et lui a fait impudemment don d’une canne-épée ayant
appartenu au philosophe mort trente-trois ans plus tôt ; Richard Oehler,
cousin de Nietzsche et collaborateur d’Élisabeth au Nietzsche-Archiv.
C’est à lui qu’est dû Nietzsche et l’avenir de l’Allemagne, pieux libelle
dont le propos consiste à rien moins que mettre en lumière l’étroit rapport
unissant le philosophe à l’auteur de Mein Kampf... Alfred Rosenberg,
dont la lecture de Nietzsche même si elle n’est pas la lecture officielle,
n’en traduit pas moins à quelle servitude le national-socialisme est décidé
de réduire le philosophe ; servitude que de plus enragés (Hauer, Bergmann,
Reventlow), accentueront.
Le patient travail des théoriciens fascistes ne consiste à encourager
le déploiement des énergies individuelles que pour les capter au bénéfice
de l’unique à qui elles sont dues : Mussolini, en Italie ; Hitler en Allemagne
(mais Staline en est-il si loin ? on a vu quelles homologies Bataille leur
trouvait) ; voilà les dieux de rechange proposés à l’adoration des masses
agenouillées : « La comédie qui — sous couvert de démocratie — oppose
le césarisme soviétique au césarisme allemand montre quels trafiquages
suffisent à une masse bornée par la misère — à la merci de ceux qui la
flattent bassement » (5). C’est en tout point le contraire d'Acéphale.
Acéphale ne s’enorgueillit pas d'avoir pris politiquement acte de la mort
de Dieu pour se résigner à ce que s’y substituent ses grimaces. Un homme
sans tête est comme un homme qui a quitté Dieu, expulsé de son corps
comme les cochons des possédés par l’Évangéliste. Mais Dieu mort, il
n’y a plus de dieux possibles, plus de chef, plus de roi (c’est le second
des rites connus d'Acéphale que la commémoration place de la Concorde
de la décollation de Louis XVI), plus de Fürher pour qui mourir... Rien
de ce qui s’autorisa par le passé de Dieu, rien qui s’en justifia. Il n’y a
plus de sociétés monocéphales possibles : « La seule société pleine de vie
et de force, la seule société libre est la société bi ou polycéphale qui donne
aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue explosive constante
mais limitée aux formes les plus riches... Le principe même de la tête est
réduction.à l’unité, réduction du monde à Dieu». Et au cas où ceci ne
serait pas clair (et pas clairement politique) Bataille prend soin d’ajouter :
« La tête, autorité consciente ou Dieu, représente celle des fonctions
serviles qui se donne et se prend elle-même pour une fin, en conséquence
celle qui doit être l’objet de l’aversion la plus vivace. »

(5) Acéphale n° 3-4, p. 21.

246
LA MORT A L'ŒUVRE

Faut-il récapituler ? Les moyens n’ont de commun que l’apparence.


Ce n'est pas de la même force, ce n’est pas de la même violence qu’Acéphale
et le fascisme se prévalent. Les fins, elles, sont radicalement différentes.
Pour les fascistes, cette force, cette violence servent une société farouche¬
ment unitaire soudée autour d’un substitut du Dieu mort. Pour Acéphale,
elles servent l'individu, libre de toute fonction, et a fortiori de tout
asservissement, adonné au seul jeu déchaîné de ses passions les plus
violentes et les plus tragiques, les seules illuminantes. Les unes servent
une ossification monocéphale « finie » ; les autres un démembrement
acéphale infini. La présence de Dieu — ou de ses grimaces — referme
sur la racialité ossifiée des uns. La mort de Dieu ouvre à l’universalité
brisante des autres.
Ce récapitulatif sommaire (je ne néglige pas à quels autres dévelop¬
pements il appelle) peut toutefois suffire à distinguer deux espèces de
pensée que l’extravagance a pu — intentionnellement ? — confondre (ce
qui pourrait constituer une réparation vis-à-vis de ce que voulut être
Acéphale comme Acéphale fut une réparation vis-à-vis de Nietzsche) (6).
Acéphale pouvait-il plus franchement déplaire au fascisme et à ses
thuriféraires qu’avec ce deuxième numéro ? C’est ce qu’il fit pourtant en
prenant pour sujet de son troisième numéro le plus délétère des dieux,
celui que Rosenberg tenait pour l’origine de toutes les complaisances du
romantisme allemand (« le dieu des morts » dira-t-il), Dionysos, celui
duquel est né l’enfoncement profond du romantisme dans « l’instinctif,
l’informe, le démoniaque, le sexuel, l’extatique, le chtonien, dans le culte
de la Mère » (7). Lorsque paraît le troisième numéro d’Acéphale (en
réalité, ses numéros 3 et 4), la guerre approche : nous sommes en juillet
1937. Du Front populaire qui vient de prendre fin en juin, il n’a été
question dans les trois numéros qui lui ont été contemporains à aucun
moment. En ce sens Acéphale ne fut pas politique, pas du moins ainsi
qu’on pouvait attendre qu’il le fût. Comme si pour Bataille, l’histoire
nationale avait pris du retard, sur son horaire réel (mais n’avait-il pas
réagi de la même façon à la manifestation unitaire de la gauche du
12 février 1934?); comme si ce qui se passait à Paris et en France
masquait que se jouait ailleurs, en Allemagne, en Italie et en Espagne (8),

(6) La question reste en effet ouverte des effets de ces deux violences, compte
non tenu de leurs fins proclamées. Ouverte aussi celle de l’identité de nature de
la violence ; mais elles dépassent l’une et l’autre le rapport supposé d'Acéphale et
du fascisme. Celui du moins qu il est possible d analyser ici.
(7) Bataille n’a pas manqué de remarquer l’hostilité du fascisme aux dieux
chtoniens, ceux-là même que, depuis L anus solaire et L œil pinéal, il reconnaît
pour siens. , „
(8) Parlant longuement de la pièce de Cervantes, Numance, jouee en fcspagne
dans des églises brûlées (faut-il y voir une réminiscence actualisée de Notre-Dame

247
GEORGES BATAILLE,

une partie d’une toute autre ampleur. En cela Bataille est cohérent. Et il
n’est pas excessif de dire qu'Acéphale, par d’autres moyens et pour d’autres
fins, poursuit le travail entrepris en 1933 avec « La structure psychologique
du fascisme », ainsi que celui qui devait faire suite à cet article (nous
avons vu que tel n’a pas été le cas) dans le livre commencé en 1934 sous
le titre Le fascisme en France. Et si Bataille n’a pas craint d’affirmer que
la plate (et vertueuse) protestation morale est le fait de vieilles dames
édentées, il sait aussi que la révolution sociale qu’il a lui-même appelé de
ses vœux, et dont le Front populaire a pu un instant laisser penser qu’il
serait l’occasion, n’est pas de force à contrevenir à la libre hémorragie
du fascisme sur l’Europe.
Dionysos (le n° 3 d'Acéphale) est l'occasion pour lui de redire
l’essentiel, et l’essentiel, si l’on peut l’exprimer aussi brutalement, est la
mort. La communauté des vivants est celle que soude l’angoissante
promesse faite à chacun et à tous de mourir. Il n’est pas question pour
Bataille que rien d’heureux, rien de lumineux, rien de soleilleux ne soude
les humains. Il ne dissimule pas attendre de la mort d’autrui qu’elle
réveille en chacun l’être (nous avons vu que l'enjeu d'Acéphale est la
guerre et qu’il est aussi l'être).
C’est la mort survenant au milieu des hommes, au milieu des vivants,
qui réveille en eux l’être et les désigne à quoi ils se dérobent : la promesse
faite à chacun, à son tour, de s’anéantir. La mort, à la façon du sacrifice
(l’analyse de la mort sacrificielle appartient à la revue ; le désir de sacrifice
appartient à la société d'Acéphale, je dirai comment) soude les survivants
suspendus au cadavre. Ce que noue la mort, c’est la communauté angoissée
que connaissent ensemble les vivants dans le déchirement de leur sépa¬
ration. Bataille reviendra longuement, par ailleurs, sur cette découverte
fascinée. Qu’il nous suffise ici de comprendre qu’en 1937, dans le numéro 3-
4 d'Acéphale, sous le signe de Dionysos, il explicite sans qu’il soit possible
de commettre aucune confusion, ce qu’est pour lui le tragique religieux :
« Ce qui dans l’existence d’une communauté est (...) en formelle étreinte
avec la mort, est devenue la chose la plus étrangère aux hommes. Personne
ne pense plus que la réalité d’une vie commune — ce qui revient à dire
de l’existence humaine — dépende de la mise en commun des terreurs
nocturnes, et de cette sorte de crispation extatique que répand la mort » (9).
Les vivants ne s’assemblent « qu’à l’angoisse » ; plus grande est celle-ci,
plus fort est en eux l’être, et plus forte leur communauté, une communauté

de Rheims ?) « sans autre décor que les traces de l’incendie, et sans autres acteurs
que des miliciens rouges », Bataille, de nouveau, déporte les centres d'intérêts
politiques. Des miliciens rouges jouant Numance dans des églises incendiées sont
seuls à hauteur des mythes tragiques qui métamorphosent l'histoire.
(9) Acéphale n° 3-4, p. 20.

248
LA MORT A L'ŒUVRE

tragique (il n’y a pour Bataille, de communauté que tragique). Craint-il


qu’on se méprenne : cette tragédie n’a rien à voir avec celle qui, bientôt,
sur toute la terre, répandra la mort. La mort, la dévastation, que
répandront les césarismes nationaux-socialistes et fascistes, est conqué¬
rante. La mort qu’appelle Bataille est seule extatique parce que seule elle
dépossède, seule elle ruine. Les premiers soudent des communautés denses
en suscitant des déchirures dont ils pensent sortir indemnes, pire renforcés.
Bataille appelle à une mort (plus exactement à la conscience d’une mort)
partout et pour tous tragique ; une mort réveillant partout et pour tous
l’être -(seule la conscience de cette mort affranchit. Acéphale est cette
communauté ainsi liée qui n'a pas de tête, c’est-à-dire qui n’a pas de
Dieu. Et une communauté sans Dieu (et sans chef) est une communauté
toute entière ouverte au ravage de la mort (« Tout appelle en nous que
la mort nous ravage»). Tuer Dieu, tuer le chef est tragique, au sens
mythique du terme. C’est même un devoir tragique. Bataille le rappelle :
« La mise à mort du chef [...] demeure exigence de tragédie. Une vérité
qui changera l’aspect des choses humaines commence ici : l’élément
émotionnel qui donne une valeur obsédante à l’existence commune est la
mort. » (10)
La mort surabondamment présente dans tout ce qu’écrit Bataille
depuis qu’il écrit est là encore ; et pour la première fois, peut-être, l’est-
elle réellement politiquement. La communauté des hommes (en aucune
manière il ne faut la confondre avec l’État, en aucune manière, avec la
nation) serait toute autre et tout autrement composée si la mort se
réarrogeait ce qui lui est due. Le fascisme, comme la démocratie (davantage
que la démocratie) nie ce qu’est la mort ; pire, en en faisant quelque
chose de glorieux (de patriotique, par exemple), il l’élude.
Trois numéros d’Acéphale ont paru en 1936-1937. 11 n’en paraîtra
pas en 1938. Le dernier à paraître — en 1939 — ne ressemblera que peu
à Y Acéphale de 1937. D’un format très réduit, ne portant aucun titre, et
n’appelant à rien, il sera rédigé par Bataille seul. Certes, il commémore
Nietzsche comme l’ont fait les précédents, mais de façon tragique. Bataille
est un peu plus profondément descendu dans l’horreur de la mort chaque
jour provoquée ; Colette Peignot est morte. Il dira vingt ans plus tard,
.sobrement : « Une mort l’a déchiré en 1938 ». Le silence d’Acéphale en
1938 a le poids de cette mort surgie comme celle appelée pour suspendre
les survivants à l’horreur d’une communion dans une intolérable identité.
Acéphale, en 1939, sera placé sous le signe tragique d’un long texte
effrontément intitulé La pratique de la joie devant la mort. La mort est
l’horreur, et elle est l’éblouissement. Nul ne peut entendre ceci, sauf
Bataille, seul. C’est seul qu’il écrira les textes du dernier numéro d'Acé-

(10) Acéphale n° 3-4, p. 22.

249
GEORGES BATAILLE,

phale : après qu’une mort l’eut ravagé, avant que la guerre ne ravage
tous (11).
Sans doute faut-il s’interroger de nouveau sur la position de Bataille
en 1936 et 1937 devant le fascisme ? Ou, plus exactement, répondre aux
insinuations avancées ici et là par d’anciens de ses proches, insinuations
qui reviendraient toutes à dire qu’il fut fasciné par le fascisme. Or les
textes en notre possession nous assurent du contraire. Il n’est pas une
ligne de ceux-ci qui justifie la plus petite réserve. Les textes d'Acéphale,
on l’a vu, sont tous, pourtant, lourdement politiques ; politiques beaucoup
plus qu’on convient de le dire généralement. Bataille ne s’est pas, après
Contre-Attaque, dérobé à l’analyse de son temps ; et qu’il h’ait rien dit
du Front populaire ne peut en rien modifier cette appréciation. Pour
Acéphale et ses rites hâtivement (malintentionnément ?) décrits comme
néo-paganistes (desquels rites nous ne savons au reste que peu de choses)
les textes sont là qui font donc justice. Mais ce qui est vrai pour Bataille
l’est-il aussi pour ses proches ? Cela est moins sûr. Ainsi la Bibliothèque
Nationale conserve un texte d’un d’entre eux, Pierre Dugan(12), selon
toute vraisemblance attaché à Acéphale quoiqu’il n’y publia pas, un texte
à tout le moins douteux ; douteux comme le fut le mot de Dautry
(« surfascisme ») dont prirent prétexte les surréalistes pour rompre avec
Contre-Attaque. C’est l’évidence que tous autour de Bataille ne répon¬
daient pas aussi scrupuleusement à la très complexe contradiction mise
en jeu par lui. Dans ce texte, Dugan valorise la force victorieuse du
fascisme contre la « purulente infamie du stalinisme de droit divin », non
pas seulement stérile mais « abjecte ». L’irrationalité fasciste est la force :
celle qui a eu raison du communisme comme des démocraties. Dugan
inconsidéremment (?), conclut ce texte ainsi : « Toute puissance qui
s’assignera cette tâche (la tâche de surmonter la force fasciste) devra
s’assimiler avec aisance et expliciter à ses propres fins libératrices toutes
les méthodes de propagande et jusqu’aux formes existentielles du fascisme,
de même que le fascisme a assimilé et explicité les méthodes et les formes
marxistes (tout en s’opposant au marxisme sur le plan affectif) [...] De
même que le fascisme n’est en définitive qu’un surmarxisme, un marxisme
remis sur ses pieds, de même la puissance qui le réduira ne peut-être

(11) Est-il nécessaire de dire après cela avec quel feu a joué Bataille? S’il s’y
est brûlé, ce n’est pas sans qu'il l’ait voulu. L’important n’est pas que les faits lui
aient ou non donné raison, mais qu’il en ait prémonitoirement tenté l’expérience.
(12) Henri Dubief le présente comme un « marxiste étranger » dissimulé sous
un pseudonyme, sans nous en dire davantage. Étranger, c'est selon ; marxiste,
c’est peu vraisemblable pour autant qu’on se fie à l’extrait que je donne plus bas.
Il a, avant Acéphale, fait partie avec Bataille de Contre-Attaque.

250
LA MORT A L'ŒUVRE

qu’un surfascisme » (13). Rebondit donc l'imprudent — et douteux


concept de « surfascisme » qu'à aucun moment Bataille n’a lui-même
employé, ni aucun des publicataires d’Acéphale. Bataille pouvait-il être
d’accord avec ce qu'a d’équivoque un tel texte ? Dans des notes hâtivement
rédigées par lui pour de futurs numéros, il semble qu’il fut prêt à faire
une place aux textes de Dugan (à celui-ci ; à d’autres semblables ?) ; et il
assortit cette intention d'une phrase à son tour étrangement imprudente
(mais ce n’est qu'une note trouvée parmi ses brouillons) : « La grande
différence entre les surréalistes et mes amis consiste en ce que mes amis
n'avaient aucun respect pour les mots ; ils n’étaient en rien idéalistes » (14).
L’immoraliste qu'il était pariait-il sur la définitive innocence des mots ?
Aurait-ce été idéaliste, pour une fois, que de désigner avec attention
(respect ?) d’un mot qui ne prêtât pas aux pires confusions l’horreur en
cause (et nul davantage que Bataille ne prédisait quelle horreur était en
cause) ? Ce serait la deuxième fois que Bataille laissait prononcer auprès
de lui des mots et des phrases dont on verra que, s’ils n’étaient pas les
siens, ils le déportaient vers toute autre chose que ce que lui-même disait.
L’extrême complexité de la contradiction développée par lui (une contra¬
diction très nietzschéenne) suscite de pareils glissements. Il lui en sera,
par quelques-uns, fait grief.
Un grief — on peut du moins l’imaginer — qui n’est peut-être pas
innocent. On dit rarement quelle fascination exerçait Bataille. Son empire
intellectuel était alors considérable et considérable son pouvoir de fasci¬
nation. Pierre Klossowski le dit sans réserve : « Bataille était une présence
si puissante qu’on ne peut nier qu’il eut sur moi, de prime abord, un
extraordinaire ascendant, comme il l’eut sur beaucoup dans le contexte
« convulsionnaire » qui débordait le surréalisme vers une adhésion au
Front populaire... » (15). La fascination qu’évoque Caillois n est guère
différente : « ... le pouvoir que Bataille pouvait exercer n’était pas du tout
un pouvoir politique, comparable à celui de Breton sur le groupe
surréaliste. Le pouvoir de Bataille était plutôt de nature charismatique,
un ascendant. C’était un homme étrange, placide, presque pataud, mais
sa lourdeur même avait quelque chose de fascinant » (16). On mesure

(13) Bibliothèque Nationale. Acéphale. N.A.F. 15952. Ce texte date du


17 avril 1936. Il est douteux que Dubief ait raison de voir dans Dugan un marxiste,
même ancien. Ce texte n’est pas qu’imprudent, il est aussi approximatif : voir
dans le fascisme un marxisme remis sur ses pieds est analytiquement pour le
moins « précaire ».
(14) OC III, 677. Acéphale. Notes.
(15) Jean-Maurice Monnoyer. Le peintre et son démon. Entretiens avec Pierre
Klossowski, 181. Fammarion. , .
(16) Roger Caillois. Entretien avec Gilles Lapouge. Quinzaine Littéraire 15-
30 juin 1970.

251
GEORGES BATAÏLLE,

mal à quelle horreur il put employer cet ascendant et cette fascination :


à une horreur à fuir. Le pire n’était pas qu’il fût sournoisement fasciste
(on a vu qu’il ne l’était pas), ou que son inconsciente fascination pour
lui fût contagieuse; ceci serait repérable, et dénonçable. Il n’aurait été
qu’un parmi beaucoup qui, à cette époque, ne discernaient que mal quel
Dieu ou quel diable louer, et qui louaient tantôt l’un, tantôt l'autre,
davantage que tout entier l'un ou tout entier l'autre. L’horreur à laquelle
accula Bataille a un tout autre sens : il a celui de la mort promise à
chacun. Il ne fait pas que dire combien chacun n'a que peu d'être, il dit
aussi que chacun n’a qu’un être égal en intensité à l’expérience chaque
jour faite de la mort l’anéantissant. A quoi Bataille convie-t-il (on verra
que c’est le sens de la société d'Acéphale) ? A cet effroi. Que d’aucuns
s’en débarrassèrent en lui donnant d’autres noms, et d'immérités, ce
n’était pas évitable. Bataille fit peur ; et la peur est moindre qu’on peut
dénoncer. L’inqualifiable retrouvait une qualité. L'innomable, un nom.
Un tel ascendant, une telle fascination pouvaient-ils « fasciser » ? De
cette communauté sans tête rêvée par lui, à la fin du compte, en aurait-
il été le Dieu noir, l’impitoyable Dieu (non plus dressé contre lui seul,
mais aussi contre les siens) ? Klossowski n’infléchit-il pas les choses dans
ce sens, en voyant dans la figure dessinée par Masson, Bataille lui-même
emblématisé, donnant à contempler sa propre expérience (17). Un tel
aveu évoque la possibilité de quelque chose qu’en des termes religieux on
appelle un reniement.
Autant en convenir pour couper court à toute interprétation abusive :
l’autre versant d'Acéphale (la société secrète) échappe. Conçu par Bataille
dans et pour le secret — sauf deux ou trois confidences faites ici ou là
par les uns ou les autres — le secret en a gardé seul la vérité : nul n’a
vraiment dérogé à la règle du silence. Et encore, ces confidences (sauf
celles de Bataille lui-même) sont-elles sujettes à caution : il n'est pas
certain que tous surent vraiment quel était le projet d'Acéphale et qu'ils
n’en aient pas approché une vérité réduite à ce que Bataille consentait
d'en dire (ou réussissait à en dire ; on verra qu'au total l'expérience
d'Acéphale fut peut-être la sienne seule et que nul n'en comprit réellement
le sens). Et c’est sans doute ce qui s’est produit avec plusieurs d'entre
eux : le jeu était entre ses seules mains ; il le distribua à sa guise selon
une hiérarchie des participants dont il resta seul maître.
Le projet était celui d’une communauté. Et il était celui d'une religion.
Une communauté d’hommes essentiellement ; Colette Peignot, à ma
connaissance en-fut la seule femme (il y eut après elle Isabelle Waldberg,
sculpteur plus tard classée surréaliste ; à l'époque, elle préparait une thèse
sur Nietzsche). Concernant les noms de ceux qui formèrent cette commu-

(17) Jean-Maurice Monnoyer, Op. cit., 182.

252
LA MORT A L'ŒUVRE

nauté, nous ne pouvons qu'être prudents : Georges Ambrosino, Roger


Caillois, Pierre Klossowski et Patrick Waldberg en firent sans aucun
doute partie ; ils l'admirent. En firent sans doute aussi partie : Jacques
Chavy, Roger Chenon, Henri Dubief, Pierre Dugan, Dussat (?), Jean
Dautry (et d'autres encore que nous ignorons). La participation de ces
personnes n’est vraisemblable que pour quelques-uns ; une supposition
pour d'autres (qu’en est-il par exemple de Jules Monnerot ?). De quelque
manière que nous voulions essayer de lever le voile il faut en revenir à
ceci que le projet d'Acéphale était aussi celui d’une religion. Bataille
l’avoua vingt ans plus tard ; il se sentait investi de la mission de fonder
cette religion nouvelle : « J'avais passé les années précédentes avec une
préoccupation insoutenable : j'étais résolu, sinon à fonder une religion,
du moins à me diriger dans ce sens. Ce que m’avait révélé l’histoire des
religions m'avait peu à peu exalté... » (18)
Religieux est Acéphale, religieux « farouchement », on l’a vu ; religieux
paradoxalement, aussi. Bataille est nietzschéen ; et comme Nietzsche, il
est tout entier hostile au christianisme. Ce n’est donc d’aucune façon du
côté du christianisme qu’il est justifié d’aller chercher le sens de cette
religion nouvelle. C’est bien plutôt du côté des dieux aztèques, ces dieux
« féroces et malveillants » qui l’ont si vivement impressionné, du côté des
sacrifices rituels pratiqués par ce peuple plus qu’aucun autre heureux de
sa familiarité avec la mort la plus violente, du côté aussi du supplice
chinois souffert par Fou Tchou Li (le supplice des Cent morceaux), du
côté de la notion de dépense improductive empruntée à Mauss, du côté
des potlatchs jusqu’ici évoqués par Bataille ... bref, du côté de tout ce
qui faisant violemment effraction dans l’homme réveille en lui l’être et le
porte à l’état de la plus intense présence au monde. Or ne portent à cet
état que l’érotisme le plus déchaîné et la mort la plus noire. Si Acéphale
fut une religion (ou tenta de l’être) c’est au sens où elle fit à la mort une
place qu’aucune autre ne lui a faite. Si toutes l’éludent, si toutes lui
donnent un sens dernier, si toutes font d’elle un passage vers un surcroît
d’être — ou d’âme —, Acéphale, à l’opposé, fit d’elle le sens inévitablement
anéantissant de l’être. Ce que sans doute voulait Bataille, c est que
l’horreur de la mort promise à chacun descendît en chacun comme une
pentecôte horrifiante, et que déchaînées, les ardeurs et les énergies jusque-
là comprimées fussent à la mesure de cette horreur.
La mort est liée à la terre, uniquement à la terre (et aucunement au
ciel), à la pourriture, à la décomposition, à la cadavérisation du corps
enseveli. Le corps est racine, grouillant sous l’épiderme des forêts, ou
volcan grouillant d’entrailles. Acéphale est voir ceci ; c’est une communauté

(18) OC VI, 369, Il le dit aussi : « Je me croyais alors, au moins sous une
forme paradoxale, amener à fonder une religion. » (OC VI, 373).

253
GEORGES BATAILLE,

d’hommes voyants, les yeux grands ouverts sur l’abrutissant travail de la


mort. Il faut se rappeler L’anus solaire, le soleil comme un cadavre au
fond d’un puits, le ciel renversé. Se rappeler de tout ce qu’a écrit Bataille
de plus violemment anti-idéaliste pour se faire une idée approximative
du sens désillant que durent avoir les orgies d'Acéphale. Plus proche en
est peut-être encore un texte terrible dont nous n’avons pas encore parlé,
le sacrifice (réel ou imaginaire ?) d’une femelle gibbon, ficelée comme une
volaille et fixée au pieu d’une fosse, tête en bas, dégageant la saillie anale
ouverte au ciel comme une fleur. Les participants de ce sacrifice sont tous
également nus, tous « également détraqués par l’avidité du plaisir (épuisés
de voluptés) ». Sur un signal ceux-ci poussent la terre sur la bête et
l’ensevelissent en partie : ne reste de visible que « l’immonde protubérance
solaire », secouée, convulsée par l’angoisse. Une femme alors, une anglaise
dans ce récit, « étend son long corps nu au derrière charmant sur la fosse
comblée : la chair muqueuse de ce faux crâne chauve quelque peu souillé
de merde à la fleur radiée du sommet est encore plus inquiétante à voir
touchée par de jolis doigts blancs. Tous les autres sont autour, retiennent
leurs cris, essuient leur sueur ; les dents mordent les lèvres ; une bave
légère coule même des bouches trop troublées : contracté par l’étouffement,
et aussi par la mort, le beau furoncle de chair rouge s’est embrasé de
puantes flammes brunes. » (19)
Qu’on comprenne bien : je me garde de dire qu'Acéphale pratiqua
de tels rites ; rien ne le permet. Pourtant celui-ci a le sens de ce qu’Acéphale
dut vouloir être, un sens de chancellement et de vacillation. Un sens
accessible au seul « niveau où il n’y a plus qu’un vide hallucinant, qu’une
odeur de mort qui prend à la gorge. » (20). Un sens d'alliance, aussi, un
sens de noces extasiantes. Les noces excédantes du plus révulsant et du
plus éblouissant.
Là est seulement la totalité de l'être. Une totalité dont Bataille a fait
le sens de cette religion nouvelle, comme l’indique le seul texte retrouvé
de lui qu’on puisse sans risque d’erreur attribuer à la société d'Acéphale :
« .. la totalité exige que la vie réunisse et pour ainsi dire se confonde dans
l’orgie avec la mort. L’objet de l’expérience devra donc être de passer
d’un certain état fragmenté et vide d’une vie libérée du souci de la mort
à cette sorte de reflux brutal et suffocant de tout ce qui est, qui, sans
doute, a lieu dans beaucoup d’agonies » (21).
Cet irrémédiable, à en croire les quelques témoignages de Roger
Caillois, Bataille le désira. Il semble qu’il voulut qu’un sacrifice humain

(19) OC II, 30. Le sacrifice du gibbon. Ce texte a été écrit entre 1927 et 1930
(20) Ibid.
(21) Ce texte fait partie du don d’Henri Dubief à la Bibliothèque Nationale.
Acéphale N.A.F. 15 952.

254
LA MORT A L'ŒUVRE

liât irrémédiablement les participants (les initiés) d’Acéphale. Un tel projet


eut permis d’atteindre à un point de non-retour ; plusieurs l’ont confirmé,
il exista bien. On chercha une victime consentante ; il semble qu’il s’en
trouva une (22). On chercha un sacrificateur. Bataille aurait pressenti
Caillois. Celui-ci déclina. L’alliance n'atteignit pas à son plus haut degré
d’intensité. Et l’irrémédiable n’eut pas lieu. Ce dont Bataille lui-même se
félicita, beaucoup plus tard : « Ce fut une erreur monstrueuse, mais réunis
mes écrits rendront compte en même temps de l’erreur et de la valeur de
cette monstrueuse intention. » (23)
Acéphale n'eut pas toujours un tour si grave, si tragique. Ou bien,
parce que grave et tragique, il n’en était pas moins un jeu et une fête :
« Nous n’avons rien à faire avec l’avarice des chrétiens, nous sommes des
êtres libres : une générosité sans borne et une naïveté grecque, c’est-
à-dire nerveuse, et même des mouvements d’humeur saugrenues... Cette
sorte d’avidité puérile avec laquelle nous approchons du lieu tragique où
notre existence se donne, se joue, ne serait sans la générosité qu’une
nouvelle avarice chrétienne. » Tel est aussi le but d’Acéphale : faire « de
la vie humaine une fête à la mesure d’un jeu aussi libre. » (24)

Nous avons déjà évoqué deux des rites de la société d'Acéphale : le


refus de la main aux antisémites et la commémoration, place de la
Concorde, de l’exécution de Louis XVI. Le second de ces rites que Leiris
tint pour « canularesque » (25) reste, quoiqu’on prétende de l’apolitisme
d'Acéphale, significativement politique : « La place de la Concorde est le
lieu où la mort de Dieu doit être annoncée et criée précisément parce que
l’obélisque en est la négation la plus calme. » (26). D’autres rites existèrent :
des rites culinaires, par exemple, dont Bataille paraît n’avoir pas négligé
l’importance, le déjeuner quotidien étant rituellement composé de viande
hachée de cheval accompagné d’eau (le vin était proscrit le midi). Le plus
important et le plus connu d’entre eux reste toutefois celui qui consistait
à se rendre depuis la gare Saint-Lazare, en train, et séparément, jusqu'à
la minuscule gare de Saint-Nom-la-Bretêche, étrangement perdue en
pleine forêt, et depuis celle-ci, seul et en silence, de nuit, jusqu’au pied

(22) Très imprudemment, on a avancé le nom de Colette Peignot. Absolument


rien, ne justifie pareille supposition. C’est en dire trop ou trop peu (il faudrait
citer dans ce cas qui est à l’origine de cette supposition).
(23) OC VI, 373. Cette phrase ne doit pas faire illusion. Ce qu’il qualifie ici
de monstrueux ce n’est pas ce projet de sacrifice (jamais il n’a avoué l’avoir eu),
mais celui de fonder une religion.
(24) Bibliothèque Nationale. Ibid.
(25) Michel Leiris. Entretiens avec l’auteur. 1986.
(26) OC VI, 373.

255
GEORGES BATAILLE,

d’un arbre foudroyé (le foudroiement peut avoir le sens de la mort


survenue, brutale, sur ce qu’il y a de mieux enraciné). Là on faisait brûler
du souffre, ce qui est tout ce qu’on puisse en savoir. Y faisait-on davantage ?
Sacrifia-t-on, comme on l’a, ici et là, suggéré sans preuve ? « Méditations
mortifères ou rites orgiaques, qu’importe ce qui eut lieu dans la forêt de
Saint-Nom-La-Bretêche. Il suffirait que la curiosité profane s’en empare
pour qu’aussitôt soit profané le caractère subversif du sacré que Georges
Bataille avait tenté mais en vain de donner à son impossible dessein :
refaire l’homme en le déréalisant dans l’accomplissement de son propre
néant » (27). Une chose est sûre : dans la société assez hiérarchisée que
fut Acéphale, chacun selon son rang fut initié à des rites différents et
gradués. Quelqu’un aurait-il parlé (ce qui, on l’a vu, n’a pas été) qu’il
n’aurait donné d’Acéphale qu’une vérité parcellaire (en réalité, une vérité
de lui-même). Les seuls entre les mains desquels tout reposait étaient
Georges Bataille et Colette Peignot ; sur leur silence se referme l’impossible
vérité d'Acéphale.
Il ne faut pas oublier que l’arbre foudroyé de la forêt de Saint-Nom-
la-Bretêche, très fortement emblématique de ce qu’Acéphale se proposait
d’être, n’était qu’à quelques kilomètres de la maison qu’ils habitaient aux
lisières de Saint-Germain-en-Laye. (C’est l’évidence que si cet arbre eut
valeur de symbole, c’est avant tout autre à leurs yeux. Ils s’y rendirent
assidûment ; sans doute l’« honorèrent-ils » autant. Cette maison du 59 bis
rue Mareil (28) que Georges et Colette habitèrent fin 1937 et toute l’année
1938, que Georges habita ensuite avec Patrick et Isabelle Waldberg (en
1939), constitue avec la forêt de Saint-Nom les fieux privilégiés de la
topographie d'Acéphale. Il y en eut quelques autres : le café L’Univers,
place du Palais-Royal où, sortant de la Bibliothèque Nationale (où il
n’allait que peu : en 1939 il y arrivait vers midi, et la quittait vers
16 heures) Bataille retrouvait ses amis, les «conjurés» d'Acéphale, plus
quelques autres dont Jacques Lacan qui assista souvent à ces réunions (29).
(On peut d’ailleurs supposer que si ce dernier ne participa pas à Acéphale
il fut scrupuleusement mis au courant de ses activités par Bataille lui-
même (30)) ; un bordel de la rue Pigalle où Bataille et Colette Peignot

(27) Michel Camus. L’acéphalité ou la religion de la mort. Préface à la


réimpression d'Acéphale. Jean Michel Place, 1980.
(28) Elle a aussi été habité par le peintre Maurice Demis.
(29) Isabelle Waldberg. Entretien avec l’auteur, 1986.
(30) C’est une chose qu’on a peu dite que la très grande proximité de Bataille
et de Lacan de 1935 à la guerre. Et c'est une chose qu’on n’a jamais dite — les
intéressés non plus - que Lacan s’était inquiété de si près des activités et des
expériences d’Acéphale. Il faudra d’ailleurs un jour faire le point sur les étroits
rapports intellectuels et affectifs qui unirent Bataille et Lacan, rapports dont on

256
LA MORT A L'ŒUVRE

avaient leurs habitudes ; comme ils les y avaient dans un autre de Saint-
Germain-en-Laye qu'ils fréquentèrent beaucoup plus (31).
Dans tout ceci, Colette Peignot tint une place essentielle. Acéphale,
ce n’est pas douteux, est avant tout autre leur communauté. Il est
vraisemblable que l'idée d'une telle religion dut essentiellement à Bataille.
Mais il n'est pas moins vraisemblable que sans Colette Peignot, celle-ci
n'eut pas vu le jour, sinon différemment. Encore que nous ignorions quel
rôle a été exactement le sien, on est fondé à l’imaginer considérable.

Concernant toute cette période, une dernière remarque s’impose :


Bataille était-il fou, ou tentait-il le diable ? On se souvient que dix ans
plus tôt, il était convaincu qu'il disposait — comme tous nous disposerions
— au sommet du crâne d'un œil qui dût, dès l’instant qu’il transpercerait
la boîte crânienne, lui permette de voir, à la verticale, le soleil. Bataille
ne douta pas de cette possibilité, lui parût-elle, plus tard insensée. Le
projet d’un sacrifice rituel n’était-il pas tout aussi insensé ? Aussi « lu¬
mineuse » qu’en ait été l’intuition (qu’une communauté ne se lie depuis
l’origine que sur la mort de l’un des siens), comment peut-il avoir eu la
tentation de le vérifier par l’expérience ? Il est vraisemblablement faux
que Bataille ait pensé, comme Caillois l’a dit, à faire plus grand, plus
fort que Breton. A s’arroger par ce coup d’éclat ( !) un prestige qui
dépasserait celui que Breton pourrait jamais atteindre. Cette supposition
n’est pas seulement dépréciative, elle suppose au surréalisme une impor¬
tance qu’il n'avait plus aux yeux de Bataille. Plus intéressant est le
parallèle tenté par le même Caillois entre Breton et Bataille : 1 un et
l’autre auraient été incapables de distinguer clairement les mots et les
choses. L’un comme l’autre, selon lui, auraient incliné à cette confusion
redoutable : « L’attitude de Georges Bataille sur ce point [celui du sacrifice
rituel] était aussi exaspéré que la définition donnée par Breton de 1 acte
surréaliste le plus simple : descendre dans la rue, un revolver à la main
et tirer au hasard sur les passants » (32).
Si « folie » il y a, c’est la folie de Bataille de ne s’être pas contente
de savoir. Encore fallait-il que l’expérience l’assurât. Et ce point est capital
pour le comprendre. Il est pour finir aussi peu abstrait que possible, aussi

peut sentir dans l'œuvre de Lacan plus d’un effet. Rappelons aussi que c’est en
1939 que Jacques Lacan fit la connaissance de Sylvia Bataille qui allait être sa
deuxième femme (elle était séparée de Georges Bataille depuis 1934). ^
(31) Isabelle Waldberg. Entretien avec l'auteur. Il semble que Bataille n avait
pas perdu le goût des « farces gaiement scandaleuses » de sa jeunesse . le goût de
l’exhibitionisme, par exemple. „ , ■ ,
(32) Roger Caillois. Breton et le mouvement surréaliste. N.R.K n spécial
avril 1967.

257
GEORGES BATAILLE,

peu « littéraire » ; lui-même ajoutait : aussi peu « philosophe » que pos¬


sible. La possibilité théorique de l’existence d’un œil pinéal situé au sommet
du crâne ne l’aurait intéressé que peu si ne lui était pas aussitôt apparu
tout le profit que sa propre expérience pouvait retirer de cette découverte.
Il en va de même d’Acéphale, et là encore est fiable l’opinion de Roger
Caillois : l’intérêt théorique du chamanisme (33) lui apparaissait consi¬
dérable. Mais il ne lui apparaissait si considérable que pour autant qu’il
pouvait lui-même prétendre devenir chaman. C’est ainsi qu’il faut sans
doute comprendre ce qui le portait à se faire « religieux » : il ne suffit pas
de convenir de l’intérêt que présente l’histoire des religions, il faut ajouter
à celle-ci. Il faut faire de soi-même et de sa pensée une religion nouvelle,
une telle entreprise pût-elle plus tard paraître insensée ou dérisoire.
Bataille, en 1959, soit vingt ans après, en tirera des conséquences
désabusées : « Aujourd’hui rien ne me paraît plus loin de moi que le
propos de fonder une religion (...) Non seulement l’intention est comique,
non seulement mon intention actuelle se fonde sur le sentiment de profond
ridicule que j’en ai gardé, mais la fondation et l’effort qu’elle demande
vont à l’opposé de ce que j’appelle « la religion ». Tout ce que nous
pouvons faire est de la chercher. Non de la découvrir. La découverte
aurait nécessairement valeur ou forme de définition. Mais je puis devenir
religieux, et surtout, je puis être religieux, me gardant avant tout de
définir en quoi ou de quelle manière je le suis. » (34). C’est en ceci que
Bataille est aussi peu « philosophe » que possible et en ceci que sa
biographie intéresse au tout premier chef sa pensée : il n’a jamais rien
pensé qu’il ne voulut vivre, et rien imaginé dont il ne voulut, sur lui-
même, seul, ou avec quelques autres, faire l’expérience. Quelques rétrac¬
tations qu’il fit après, à froid.

(33) Le chamanisme est le sujet d’une conférence prononcée par Anatole


Lewitzky au collège de sociologie les 7 et 21 mars 1939.
(34) OC VI, 371. Annexes.
«CORRIDA FLEURIE »(1)

Dire que l'irrémédiable n'eut pas lieu est inexact. Il eut bien lieu.
Mais non pas de la façon que Bataille (que tous ?) attendait. Si le sens
d'Acéphale c'était que la mort invoquée vint. Acéphale, sombrement, a
triomphé. Si le sens d'Acéphale était qu'autour de cette mort survenue,
se lièrent, se soudèrent définitivement des hommes et des femmes tous
pénétrés d'une terreur si profonde et si semblable que rien ne pût désormais
les séparer, Acéphale est tragiquement un échec.
Le fait est que Bataille vécut avec Acéphale deux expériences
majeures : celle d'une communauté élective, restreinte et conjuratoire. Et
en son cœur, celle d'une communauté amoureuse. Aussi stupéfiante qu’ait
été la « lubie » (c'est le mot de Bataille) qui a présidé à Acéphale, elle est
intellectuellement exacte à un point qui suscite l’effroi (la « folie »
d'Acéphale, sa monstruosité, auront été de vouloir en faire l'expérience).
Le tremblement où met une mort partagée lie à proportion qu’elle déchire
ses survivants, mieux que ne le fait l'amour, qui paraît pourtant seul
pouvoir lui être comparé. Avec celui qu'ils ont vu mort, les restants ont
en commun qu’à leur tour ils le seront ; avec celui sur lequel s’est porté
le coup, en commun que celui-ci les a pour l’instant épargnés. Cette mort,
ce mort saisissent la communauté rassemblée autour du cadavre d’une
angoisse qui, aux yeux de Bataille, est tout l’être (le but d Acéphale est
cet être et non pas bien sûr la mort qui n’est que le moyen paradoxal de
l’atteindre) et plus terriblement ce qui de l’être dénonce l’impuissance.
Est-ce ceci que Bataille a voulu voir ses proches partager ? Si tant est
que ç’ait été le cas, le sort lui a, au moment même où son défi le
provoquait, à la fois donné tort et raison. Raison : la mort vint au rendez-
vous (il y a quelque chose de très profondément don-juanesque dans
Acéphale), plus terrible qu’aucune autre : elle frappa la femme qu’il
aimait (2). Et tort : cette mort ne lia personne. Certes cette mort n’était
pas sacrificielle. Pas du moins au sens où l’entendait Bataille. Mais,

(1) « Les mots de « Corrida fleurie » sont ceux [que Laure] employa pour
désigner son agonie. » (G. Bataille).
(2) Ce serait faire de lui in insensé, un dément que de le croire capable de
« sacrifier » rituellement Colette Peignot. La douleur qui a été la sienne après sa
mort dit assez combien il est impossible, impensable, qu'il voulût se priver d’elle,
volontairement.

259
GEORGES BATAILLE,

sacrificielle ou non, sur elle ne s’établit aucune communauté d'hommes


et de femmes que l’irrémédiable aurait indissolublement liés. D'autres
ravages allaient survenir, ceux de la guerre, qui diluèrent celle-ci ; elle ne
fut bientôt plus que le chagrin d’un homme seul, parmi d’autres hommes,
seuls aussi. Et les quelques rares amis qui ont assisté à l’agonie de Colette
Peignot, Marcel Moré, un chrétien, et Michel Leiris, ne faisaient pas
partie d'Acéphale. S’ils furent bouleversés, c’est à la façon classique de
l'amitié. Aucunement de façon qui fût « religieuse ».

« La douleur, l'épouvante, les larmes, le délire, l'orgie, la fièvre puis


la mort sont le pain quotidien que Laure (3) a partagé avec moi, et ce
pain me laisse le souvenir d’une douceur redoutable mais immense ... » (4).
La communauté des amants n’est pas moins que celle des hommes une
communauté. Peut-être en est-elle même la plus bouleversante. Une
femme apparaît, surgit du néant (de l'ignorance où l'on était de son
existence) ... Cette apparition «semble appartenir au monde bouleversé
du rêve ». Cette phrase qu'un Breton aurait pu écrire. Bataille la nuance
aussitôt (la désidéalise) : « Mais la possession jette la figure du rêve nu
et noyée de plaisirs dans le monde étroitement réel d'une chambre » (5).
Bouleversant et dérisoire. Le monde des amants n’est pas moins le monde,
et dans son entier. Tout au plus l’est-il plus densément : plus qu'aucun
autre il les ramasse et les porte à l'état de l'intensité la plus haute.
Davantage que ne le fait la politique : « Le monde des amants n'est pas
moins vrai que celui de la politique. 11 absorbe même la totalité de
l’existence, ce que la politique ne peut pas faire. » (d).
L’étreinte des amants referme sur eux le monde. L'être de chacun
d’eux n’est jamais si près de communier avec l’autre qu'à l'instant de
cette étreinte, il n’est jamais si près de croire que c’en est fini de tout ce
qui sépare un être d’un autre ... Et il n'en est nulle part plus profondément,
plus irréparablement distant : « Deux êtres de sexe opposé se perdent l'un
dans l’autre, forment ensemble un nouvel être différent de chacun d’eux.
La précarité de ce nouvel être est manifeste : il n'est jamais tel que les
parties n’en demeurent distinctes ; il n’y a rien de plus qu’en de courts
moments d’obscurité une tendance à perdre conscience » (7). Deux corps

(3) Laure, je le rappelle est le deuxième prénom de Colette Peignot. Il est le


nom sous lequel elle choisit de signer poèmes et écrits découverts après sa mort.
C’est aussi le nom sous lequel elle se désigne dans ces écrits. C’est celui enfin sous
lequel Bataille parle d’elle, et parle d’eux. C'est pourquoi je l’emploierai désormais
de préférence à celui de Colette Peignot.
(4) OC I, 501. Le coupable. Notes.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) Le Collège de sociologie, 530. Idées. Gallimard.

260
LA MORT A L'ŒUVRE

dans une chambre abolissent le monde étranger à leur étreinte, font


comme si la mort n'avait plus pouvoir de se glisser entre eux ... et la mort
n'est jamais si intensément présente qu'où elle paraissait expulsée (et bien
entendu, plus une femme est belle et plus sa déchirure, sa perte ou
simplement sa mise à nu sont désirables) » (8). Ce monde est donc réel,
plus qu'aucun autre réel (c'est même sa preuve de réalité que son peu de
merveilleux). L’autre a beau surgir du rêve le plus beau, le plus boule¬
versant, il n'a pas pouvoir de réaliser ce qu’il paraît promettre : discontinus
ils étaient avant ; discontinus ils resteront. La continuité que, comme tous
les amants, a espéré Bataille, est alors « surtout sensible dans l’angoisse,
dans la mesure où elle est inaccessible, dans la mesure où elle est recherchée
dans l’impuissance et le tremblement... Il semble à l’amant que seul l’être
aimé peut en ce monde réaliser ce qu'interdisent nos limites, la pleine
confusion de deux être la continuité de deux êtres discontinus. » (9). Ce
que Bataille dit ici en théoricien (il le dit en réalité trente ans plus tard
et sous une forme générale qui ne saurait pouvoir être seulement appliqué
à Laure), il le reprend aussitôt en poète : un tel amour est une furie et il
appelle la mort. La mort de l’autre plutôt que de le perdre ; la sienne à
défaut de se maintenir à hauteur d’un si haut trouble, d’un si violent
tremblement. C’est la loi d’un tel amour que plus forte est l’espérance,
liée à son surgissement, d’en finir avec la « discontinuité » (10), plus forte
est la mort entre eux comme l’échéance de l’impossible dû à une telle
promesse. N’être plus seul, n’être qu’un, être partie de l’autre et l’autre
partie de soi, se fondre, se confondre, cet impossible miracle de l’amour.
Bataille l’éprouva comme le plus haut de ses désirs, mais pour aussitôt
ajouter que si c’est cela la passion — et sans doute 1 est-ce elle appelle
la mort, ou le meurtre (en réalité, elle l’appelle moins qu’elle ne l’est déjà ;
la passion est la mort : chacun se rêvant continu, se rêve inconsciemment
mort). Bataille le dira plus tard (désenchanté ?) : l’amour, « c’est l'être
plein, illimité, que ne limite plus la discontinuité personnelle. C’est en un
mot/la continuité de l’être aperçue comme une délivrance à partir de
l’être de l’amour. Il y a une absurdité, un horrible mélange, dans cette
apparence, mais à travers l’absurdité, le mélange, la souffrance, une vérité
de miracle » (11). Dieu mort en reste l’illusion ; et l’illusion de cet amour
est un instant divine.
Peut-on, sans offenser, le dire ainsi : la mort est aussi un miracle ?
C’est une vérité noire et brutale. Une vérité, peut-être, de dieu dément

(8) Ibid.
(9) L’érotisme, 25.
(10) C’est un mot qu’emploiera souvent Bataille. Il faut l'entendre au sens
où pour lui l’être n’est pas fini ; et au sens où tout ce qui n’est plus est le néant.
(11) Ibid, 26.

261
GEORGES BATAILLE,

(exaspéré). Sans doute une vérité devant laquelle il n’y a personne pour
ne pas trembler ... Et c’est une vérité tendre aussi (il n’y en a pas de plus
tendre parce qu’il n’y en a pas de plus déchirée). Avec la mort cesse
l’attente, l’asservissante attente d’être, et d’être un : la mort (l’entendra-
t-on ?) pourrait être le désenchantement de l’amour.
On ne sait pas quels ont été « la douleur, l’épouvante, les larmes, le
délire, l’orgie, la fièvre » dont ils ont fait ensemble un pain qu’ils ont
mangé quotidiennement. Moins encore comment il faut imaginer, quelque
exaspéré que cet amour paraisse, qu’il fut d’une « douceur redoutable
mais immense ». Ce n’est pas le moins significatif que lorsque Bataille
entreprit d’écrire l’histoire de Laure il s’arrêtât à l’année où ils se
rencontrèrent. Sauf quelques rares confidences, ce qu’ils vécurent ensemble
échappe ; comme si, autant qu'Acéphale, le secret en était la loi.
Sans doute, et je l’ai dit, étaient-ils d’accord pour qu’il n’y eut que
la mort qui les limitât. Comment d’ailleurs comprendre leur amour
autrement que comme un compte à rebours. Laure était-elle déjà condam¬
née ou ne l’était-elle pas encore ? Une autre vie — moins âpre, moins
débauchée — eut-elle pu la sauver ? De combien d’années un tel assagis¬
sement l’eut « prolongée » ? Et surtout, le désirait-elle ? Il fait peu de
doute qu’en 1935, la tuberculose était en elle assez forte pour qu’il ne fût
pas déjà trop tard. Peut-être ne se l’avouèrent-ils pas ; peut-être eut-elle
la force (on a vu et on verra quelle force fut la sienne) de le garder pour
elle, de le garder assez pour ne rien changer à leur vie ? Il ne fait pas de
doute qu’elle pensa fuir, qu’à un moment ou à un autre elle voulut sauver
sa vie ; et elle le dit de telle façon qu’on comprend qu'en restant elle
savait faibles les chances de survivre (12).
En 1935, il reste à Laure trois années à vivre. Trois années qu’ils
ont vécu ensemble ; moins ensemble qu’on ne l’a dit ; assez toutefois pour
qu’ils paraissent liés définitivement. Moins qu’on ne l’a dit : Bataille est
infidèle, et quelque bouleversante que fut pour lui aussi cette rencontre,
il ne changera pas sa vie. Ils ont l’un et l’autre fait plusieurs séjours à
l’étranger (en Espagne) où ils ne semblent pas avoir été ensemble : en
mai 1935, Bataille est à Tossa de Mar où il écrit Le bleu du ciel, mais il
y est seul (il y a au contraire une liaison avec une autre femme, Madeleine,
qu’on peut sans difficulté identifier comme étant Madeleine Landsberg).
Laure est à son tour à Barcelone en 1935, mais à ce qu'il semble sans
Bataille. En mai 1936, Laure est à Madrid, alors que Bataille est en avril
à Tossa de Mar où Masson ne se souvient pas qu’elle l’y accompagna.
En octobre 1936, Laure est cette fois à Barcelone et en Catalogne ; Bataille

(12) «J’ai haï notre vie, souvent je voulais me sauver, partir seule dans la
montagne (c’était sauver ma vie maintenant je le sais)... » Lettre de Laure à
Georges Bataille. Laure. Écrits, 319.

262
LA MORT A L'ŒUVRE

y était-il aussi ? Il ne paraît pas. Le seul voyage qu’ils prévurent de faire


ensemble, c’est en Grèce, à l'été 1937. «Sacré» paraissait à Bataille ce
voyage dionysiaque : c'est ainsi du moins qu’il l’annonça à André Masson.
C’est pour un voyage plus « sacré » peut-être encore qu’ils y renoncèrent.
Ils se rendirent en Sicile et plus singulièrement sur l’Etna. De ce
« pèlerinage » à l’Etna, nous en savons grâce à Bataille, davantage :
« ... tout était aussi noir et aussi chargé de terreur sournoise pendant la
nuit où Laure et moi nous avions gravi les pentes de l’Etna (cette montée
à l’Etna eut pour nous un sens extrême ... nous étions épuisés et, en
quelque sorte, exorbités par une solitude trop étrange, trop désastreuse :
c'est le moment de déchirement où nous sommes penchés sur la blessure
béante, sur la fêlure de l'astre où nous respirions ... Au milieu du parcours,
alors que nous étions entrés dans une région infernale, nous devinions
également au loin le cratère du volcan à l’extrémité d'une longue vallée
de lave où il était impossible d’imaginer quelque lieu où l’horrible instabilité
des choses fut plus évidente, Laure fut prise tout à coup d’une angoisse
telle que, folle, elle s’enfuit en courant droit devant elle : l’effroi et la
désolation dans lesquels nous étions entrés l’avait égarée) » (13). Laure
elle-même en parla (14) : «Nous avons fait Georges et moi, l’ascension
de l'Etna. C’est assez terrifiant ...je ne peux y penser sans trouble et je
rapproche de cette vision tous mes actes du moment. Ainsi il m'est plus
facile de serrer les dents ... si fort — à se briser les mâchoires. » (15). Ne
convient-il pas de rapprocher le trouble et le tremblement de cette
ascension, du sacré qu’Acéphale prétendait mettre nu ? Comme il convien¬
drait d’en rapprocher cet autre étrange « pèlerinage » qu’ils firent, guidés
par Maurice Heine (depuis de longues années l’ami de Bataille), à l’endroit
où Sade voulait qu’on l'enterrât (à la Malmaison, près d’Épernon, plus
près encore de Saint-Hilarion) : « Il neigeait ce jour-là et la voiture s’est
égarée dans la forêt. Il y avait sur la Beauce un vent sauvage. Au retour
ayant quitté Maurice Heine, Laure et moi nous dressâmes un souper :
nous attendions Ivanov et Odoïevtsova. Comme il était prévu, le souper
ne fut pas moins sauvage que le vent. Odoïevtsova nue se mit à vomir » (16).
Le même « voyage », Laure et Bataille le firent de nouveau en mars 1938,
avec cette fois Michel Leiris et sa femme. Mais ce « voyage » fut le
dernier (17) : « Elle marcha dans la journée comme si la mort ne la minait
pas et nous arrivâmes en plein soleil au bord de la mare désignée par

(13) OC V, 500. Le coupable. Notes.


(14) Par une lettre à Jean Gremillon datée de septembre ou octobre 1937.
(15) OC V, 501. Le coupable. Notes.
(16) Ibid, 525.
(17) L’ironie veut que Laure vit à Epernon son dernier film. Voyage sans
retour, de Tay Garnett (1932).

263
GEORGES BATAILLE,

Sade (18). Au retour de celui-ci, elle dut s’aliter, prise d’une forte fièvre.
Jusqu’à ce qu’elle mourut, en novembre 1938, elle ne se releva pas.
La mort de Laure paraît avoir été l’objet d’un bien curieux enjeu.
Les deux partis en présence (Bataille et ses amis d’un côté ; la famille
Peignot de l’autre) auraient épié dans un espoir bien sûr tout différent si,
devant l’abîme, il était possible que Laure eût la faiblesse de se signer,
attestant d’un retour, d’autant plus déchirant que tardif, dans le giron de
l’Eglise. Il n’y a pas lieu de s’étonner que des dévots puissent épier sur
des mourants si un rictus, une grimace ou une convulsion singeraient rien
qui les conforte dans leur sainte peur. Mais il y a lieu de s’étonner
davantage que les proches de Bataille (Leiris essentiellement) pussent
craindre qu’elle se renia. Pouvaient-ils douter qu’elle fût ferme jusqu’au
bout ? Ou auraient-ils douté d’eux-mêmes et des raisons qu’ils avaient eu
de braver un Dieu auquel ils ne croyaient plus ? Marcel Moré, l’ami des
deux clans en présence et chrétien lui-même (conciliateur désigné), ne vit
pas le signe qui l’aurait ralliée à Dieu. Et Leiris vit bien un signe, un
signe d'ailleurs de croix mais (agonie ou farce ?) tracé à l’envers : « A
rebours, comme si un démon l’avait inspirée, geste si fou de la part de
cette incrédule que je ressentis mon émoi comme une atteinte venue de
l’extérieur, sorte de décharge fluidique descendant depuis ma nuque
jusqu’au creux de mon échine ... » (19) ; « Un demi-signe de croix, dit-il
ailleurs, fait à rebours — geste de se toucher une épaule puis l’autre et
ce fut tout — avec une expression de joie et d'ironie intenses, telle une
fillette qui aurait voulu nous faire une mauvaise farce, esquisser mais non
achever, comme si elle avait désiré aller tout au bord afin de nous faire
peur en dressant devant nous, qui étions ses amis et ni plus ni moins des
athées, l’image d’une conversion possible bien qu’hétérodoxe manifeste¬
ment ... » (20).
Bataille, lui, ne vit rien. Pleurait-il ou renouait-il la cravate qu’il
portait ce jour-là rose ou bleu ciel ? Ou réfléchissait-il à la façon dont il
s’y prendrait pour tuer le prêtre qui viendrait sur elle apposer les signes
de l’éternité : « Une agonie est toujours dramatique, mais celle-ci se
déroula entourée de circonstances qui le furent particulièrement ... les
deux partis, quoique sans cesse en présence, n’échangaient jamais le
moindre mot. Quelques jours auparavant, la mère m’avait fait demander
à Bataille la permission d’amener un prêtre et il lui avait fait répondre
que, la maison lui appartenant, jamais un prêtre n’en franchirait le seuil.
La fille ayant rendu le dernier soupir, la mère me dit : “Une fois sorti de
la maison, son corps est à moi puisqu’ils n’étaient pas unis par le mariage.”

(19) Michel Leiris. Frêle bruit, 345. Gallimard.


(20) Michel Leiris. Fourbis, 255. Gallimard.

264
LA MORT A L'ŒUVRE

Et elle exige un service religieux. Lorsque j’eus transmis à Bataille cette


exigence, il me chargea, cette fois encore, de la réponse : « Si jamais on
poussait l'audace jusqu'à célébrer une messe, il tirerait sur le prêtre à
l’autel. » (21)
Le silence violent de Bataille dissimulait en réalité de toutes autres
terreurs : de toute évidence, il s’inquiétait assez peu qu’elle se signât, se
signât mal, ou ne se signât pas (lui, vraisemblablement, ne doutait pas
de sa fermeté). L'horrible était que, mourante, elle eut le visage de son
père : « ... un visage d'Œdipe vide et à demi dément. Cette ressemblance
s’accrut au cours de sa longue agonie, pendant que la fièvre la rongeait,
peut-être en particulier pendant ses terribles colères et ses accès de haine
contre moi. » (22).
Puis vint la mort, le 7 novembre 1938, à huit heures quinze du matin.
Bataille s’accusa d'avoir fui cette mort comme il avait fui celle de son
père. Dans le catafalque il disposa « sur le corps de la morte » les pages
du poème de William Blake Le mariage du ciel et de l’enfer. « Je ne dis
pas maintenant comment sa mort arriva, bien que la nécessité de le dire
existe en moi de la façon la plus « terrible » (23). Il ne le dira jamais (24).

(21) Marcel Moré « Georges Bataille et la mort de Laure». Laure. Écrits.


op. cit.
(22) OC V, 504. Le coupable. Notes. La très belle et violente lettre écrite par
Laure à Bataille donne une idée de cette haine, et de cette colère : « Disperse,
gâche, détruit, livre aux chiens tout ce que tu veux : tu ne m’atteindras plus
jamais : je ne serai jamais là où tu crois me trouver, là où tu penses enfin me
saisir d'un étranglement qui te fais jouir. » Il semble que Laure l’accuse d’infidélité,
une infidélité d’autant plus douloureuse, qu’elle est mourante : « Tout ce que tu
as vécu, je le sais — tout — depuis plus d un an, après la Sicile, tout ce qui s est
cristallisé autour d’un être qui a pris forme de ton rêve, un rêve brisant qui sait
briser, un rêve qui revient à la plus banale des réalités quotidiennes que n’importe
quel être humain est capable de vivre : l’adultère bien organisé, combiné, adroit,
habile, brûlant parce que secret. » (Laure. Écrits, 320).
(23) OC V, 507.
(24) « Le sept novembre mil neuf cent trente huit, huit heures quinze minutes,
est décédée en son domicile, 59 bis rue de Mareil, Colette, Laure, Lucienne
Peignot, née à Meudon (Seine-et-Oise) le huit octobre mille neuf cent trois, sans
profession, fille de Georges Louis Jean Peignot, décédé et de Suzanne Chardon,
sa veuve célibataire. Dressé le jour susdit, neuf heures quarante minutes, sur la
déclaration de Charles Armand Gustave Peignot, quarante et un ans, industriel,
Chevalier de la Légion d’honneur, domicilé à Paris, 21, rue Casimir Périer, frère
de la défunte ...).
SOCIOLOGIE SACREE

Les années 37-39 sont parmi les plus actives de Bataille. Et ce qu’il
entreprend se noue et se fait écho de façon si étroite que l'idéal aurait
été qu’on pût les dire simultanément. C’est le tribut à payer à la discursivité
(un tribut dont lui-même s’est plaint à plusieurs reprises) qu’il faille, pour
leur clarté, les dire séparément, comme si elles étaient nettement distinctes ;
on verra qu’elles ne l’étaient pas.
A Acéphale qu’il conçut en avril 1936, Bataille pensa assez tôt ajouter
un second versant, exotérique celui-ci : un Collège de sociologie. D'Acé¬
phale le secret fut la règle ; du Collège de sociologie l’ouverture sera la
sienne. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens du mot Collège : il n'y a
pas lieu d’y voir rien de didactique. La préoccupation didactique est et
restera toute sa vie la plus étrangère à ce qu’était Bataille (1). Et qu’on
ne se méprenne pas sur le sens du mot « sociologie » : entre les mains des
initiateurs du Collège, celle-ci ne sera plus une science, « mais quelque
chose de l’ordre d’une maladie, une étrange infection du corps social, la
maladie sénile d’une société acédieuse, exténuée, atomisée » (2). Ce que
Bataille sous la forme d’un paradoxe apparent, dira de la façon suivante :
« Il a été énoncé de la façon la plus accentuée que lâ sociologie que nous

(1) Le mot Collège n’est d’ailleurs pas de Bataille ; il est de Jules Monnerot.
Sur l’origine de celui-ci, persista un malentendu profond entre les deux hommes.
Il ne fait pas de doute que c’est Bataille qui anima et développa les activités du
Collège. Il ne fait pas davantage de doute que son style et ses thèmes furent les
siens. Jules Monnerot cependant revendique sa paternité ; c’est lui qui aurait
« conçue l’idée, trouvé les personnes, nommé le projet » (Sociologie du communisme,
545). Quoi qu’il faille rendre à chacun des deux hommes, leurs différends paraissent
avoir été immédiats : on verra ce que Bataille voulait que soit le Collège ; Jules
Monnerot, quant à lui, voulait que celui-ci soit la base d’un engagement politique
réel, et qu’y fut bien claire la distinction de l’intejlectualité, de l’art et de la
politique.
(2) Cette phrase est de Denis Hollier. Sur le Collège de sociologie, je ne
saurais faire mieux que renvoyer au précis et précieux livre du même nom (Le
Collège de sociologie, Idées. Gallimard) où sont rassemblés, présentés et commentés
tous les textes de ceux qui y participèrent. Les citations et références que je ferais
seont extraites de ce livre et non des Œuvres complètes.

266
LA MORT A L'ŒUVRE

avions l'intention d'exposer ici n'était pas la sociologie générale, qu’elle


n’était pas non plus la sociologie religieuse, mais très précisément la
sociologie sacrée. »
Outre Jules Monnerot qui assez vite s’est trouvé évincé, les initiateurs
du Collège de sociologie formèrent une sorte de direction tripartite
composée de Georges Bataille, bien sûr, de Roger Caillois et de Michel
Leiris (on a vu que Roger Caillois fit simultanément partie d'Acéphale et
sans doute de la société secrète ; on a vu aussi que Leiris s'en était
abstenu). Il n'est pas sûr que les trois hommes, créant le Collège de
sociologie, furent en tous points d’accord. On sait quel scepticisme afficha
Leiris vis-à-vis de Contre-Attaque et d'Acéphale. Le Collège de sociologie,
accusera davantage ce scepticisme qu’il ne le réduira. Quant à Caillois,
s'il affirma plus tard la profonde affinité qui l’unissait à Bataille (« Entre
Bataille et moi, il y avait une communauté d’esprit très rare, une sorte
d’osmose sur le fond des choses au point que la part de l’un et celle de
l’autre étaient souvent indiscernables » (3), il est plus vraisemblable que
les différenciait ce que Denis Hollier qualifie assez justement devoir chez
Caillois au primat d’une volonté de puissance et, chez Bataille, d’une
volonté de tragédie (ce qu’on verra incliner le premier vers une intention
politique et le second vers une intention « mythique »). Les trois membres
du directoire sont donc Bataille, Caillois et Leiris. Un quatrième pressenti,
Alexandre Kojève, déclina prudemment (4). Il semble qu'il ne voulut pas
être davantage qu’un proche témoin de l’imprudente entreprise : « Kojève
nous a écoutés mais il a écarté notre idée. A ses yeux, nous nous mettions
dans la position d’un prestidigitateur qui demanderait à ses tours de
prestidigitation de le faire croire à la magie » (5).
Un Collège est aussi une communauté, et c’est en tant que commu¬
nauté élective (« ... en partie différente de celle qui unit d’ordinaire les
savants ») que Caillois définit la possibilité offerte à plusieurs hommes de
se réunir autour d’une activité. Mais qu’était cette activité ? Nous
disposons pour le savoir de deux témoignages : celui de Roger Caillois
et celui de Pierre Klossowski ; et de textes, du moins ceux qui nous sont
parvenus. Il semble ne pas faire de doute que des trois initiateurs du
Collège, seul Leiris n’y attacha vite qu’un intérêt distant sinon dérouté.
Il y eut trois hommes pour imaginer la possibilité d’un Collège ; il y en
aura deux pour l’animer, Bataille et Caillois. C’est à mi-chemin de l’un
et de l’autre que la vérité de son fragile et tumultueux équilibre doit
pouvoir être retrouvée.
(3) Roger Caillois. Entretien avec Gilles Lapouge. Quinzaine littéraire du
15-30 juin 1970.
(4) N’oublions pas que Bataille continua, jusqu’en 1939, de suivre le séminaire
de Kojève sur La phénoménologie de l’Esprit de Hegel.
(5) Roger Caillois. Art. cit.

267
GEORGES BATAILLE,

Rien n’est en effet tout à fait certain. Si le Collège n’est pas une
université, si sa sociologie n’est pas vraiment la sociologie, que pouvait
prétendre être ce Collège de sociologie ? Caillois répond sans que cette
réponse paraisse pouvoir faire l’objet du moindre doute (qui plus est,
cette réponse, même signée du seul Caillois, engage le commun accord
de Leiris et de Bataille ) : « L’objet précis de l’activité envisagée peut
recevoir le nom de sociologie sacrée, en tant qu’il implique l’étude de
l’existence sociale dans toutes celles de ses manifestations où se fait jour
la présence active du sacré. Elle se propose ainsi d’établir les points de
coïncidence entre les tendances obsédantes fondamentales de la psycho¬
logie individuelle et les structures directrices qui président à l’organisation
sociale et commandent ses révolutions » (6). Il ne paraîtrait pas présenter
de doute que Bataille fût en tous points d’accord avec un tel projet (on
peut même dire que tout ce qu’il a jusqu'ici été et écrit en fait le principal
inspirateur. La structure psychologique du fascisme, écrit en 1933, n’est
en effet pas si loin d’une telle recherche qu’on ne puisse lui en attribuer
l’inspiration sinon la seule paternité), si ne s’ajoutait à cette première
définition à caractère anthropo-sociologique l’ambition d’infléchir ces
phénomènes dans un sens infectieux et subversif : « ... l’ambition que la
communauté ainsi formée déborde de son plan initial, glisse de la volonté
de connaissance à la volonté de puissance, devienne le noyau d’une plus
vaste conjuration, — le calcul délibéré que ce corps trouve une âme » (7).
Cette ambition est-elle celle des trois initiateurs ? Ou n’est-elle celle
que du seul Caillois ? La question surgit dès la création du Collège
puisque cette ambition d’en faire autre chose qu’un noyau cognitif d’en
faire un noyau actif (de propagation infectieuse) n’apparaît que dans le
texte signé du seul Caillois et n’apparaît pas dans celui co-signé par
Bataille et Leiris. Peut-on penser que Bataille partagea cette détermina¬
tion ? Ou n’est-il pas davantage vraisemblable qu’il la réservât à Acéphale
dont il était seul maître et qu’il voulait occulte ? La question n’est pas
sans importance. Leiris, dès les débuts, sceptique, ne restait de la direction
collégiale qu’une direction bicéphale. Et si des problèmes graves surgirent,
ne faut-il pas en rechercher l’origine dans une appréciation divergente de
ses fins ? Et Caillois aura beau jeu, beaucoup plus tard (Bataille mort)
de faire de ce dernier le scrupuleux complice de ses visées : il n’aurait,
dit-il, pas caché son intention de recréer un « sacré et dévastateur qui
finirait dans sa contagion épidémique par gagner et exalter celui qui en
aurait d’abord semé le germe. » Une telle phrase appelle deux remarques :
il n’y a pas lieu de douter que Bataille désirât répandre, quitte à ce qu’il

(6) Roger Caillois. Pour un Collège de sociologie. Introduction. Op. cit.,


p. 34
(7) Ibid.

268
LA MORT A L’ŒUVRE

en fût lui-même anéanti, des phénomènes de vacillation et d’éblouissement.


Mais cette intention appartint à Acéphale davantage qu’au Collège de
sociologie. La deuxième remarque est celle-ci : quand bien même Caillois
dirait vrai, Bataille en cela, se distinguerait essentiellement de lui. Où,
pour Caillois, il se serait agi de subvertir, pour Bataille il se serait agi,
pour finir, d’être subv.erti. Où, pour Caillois, il se serait agi d'infecter,
pour Bataille, il se serait agi, en retour d’une infection propagée, de l’être
lui-même. Il ne s'agirait donc plus tant de faire d’une sociologie même
sacrée l'instrument d'une catastrophe (on a vu que Bataille n’a pas attendu
1937 pour l’appeler de ses vœux) que d’être soi-même « catastrophé », et
connaître le chancellement de la raison. Ceci n'est pas que formel (et
Denis Hollier le dit avec raison) : où Caillois aurait cherché d’élaborer
les moyens d'une volonté de puissance (une volonté sans conteste politique),
Bataille aurait cherché d’élaborer les moyens d'une volonté de tragédie
(une volonté mythique). A n'en pas douter, cette distinction est juste ; et
il paraît vraisemblable qu'inconsciemment peut-être, Caillois confondit
le Collège et Acéphale (Klossowski eut tendance à faire de même) et que
l’ascendant que Bataille exerçait sans réserve sur Acéphale, il pût vouloir
lui contester en lui prêtant l’intention de faire de même avec le Collège.
Car aucun des textes que nous sommes en mesure de rattacher au Collège
(aucun de ceux que nous connaissons) n’incline à penser que telle était
bien son opinion : « Nous étions décidés à déchaîner des mouvements
dangereux et nous savions que nous en serions probablement les premières
victimes, ou que nous serions, du moins, emportés dans le torrent
éventuel » (8). Le divorce des deux hommes, et la solitude où pour finir
se trouva Bataille, dénoncé par l’un (Leiris), abandonné par 1 autre
(Caillois) trouve selon toute vraisemblance son origine dans cette -
considérable beaucoup plus qu’il n y paraît différence d appréciation.
Les réunions préparatoires du Collège de sociologie eurent lieu,
début 1937, dans un café poussiéreux du Palais-Royal, Le grand Véfour (9).
La première conférence (« La sociologie sacrée et les rapports entre
“sociétété”, “organisme” et “être”») se tint le 20 novembre 1937, a
21 h 30, dans l’arrière-boutique d’une librairie (Les Galeries du livre)
située au 5 de la rue Gay-Lussac. A raison de deux réunions par mois
(de l’automne au début de l’été), elles se tinrent jusqu au 4 juillet 1939
au même endroit (10).
Ce qui a été dit au chapitre précédent permet de le dire ici sans gene

(8) Roger Caillois. Art. cit. . . ,


(9) Ibid. Un café proche de la Bibliothèque Nationale comme 1 était celui ou
se retrouvaient les membres d'Acéphale, « L’univers ».
(10) Pierre Prévost se souvient de premières conférences qui auraient eu lieu
dans une brasserie de la rue du Quatre-Septembre, la brasserie Gambrmuse (?).

269
GEORGES BATAILLE,

excessive : les interventions de Bataille dans le cadre du Collège de


sociologie n’ont pas la force de la pensée qu’au même moment il
développait dans Acéphale. Leur intérêt principal tient à ce que d'une
certaine façon elles rassemblent et récapitulent l’essentiel des thèmes mis
en jeu par lui depuis 1928 (et l’article L’Amérique disparue, par exemple)
jusqu’aux trois premiers numéros d’Acéphale. Et si leur intérêt est moindre,
c’est qu’il s’agit pour Bataille de parler publiquement : il n’est pas
imaginable qu’il prit une liberté égale à celle qu’il trouvait dans des textes
rédigés pour lui seul et qu’on ne publia qu’après sa mort, ou dans les
interventions faites auprès de quelques relations privilégiées (ses amis) ou
« initiés » (les membres d’Acéphale). L’intérêt essentiel tint donc en ceci :
que s’autorisait de dire Bataille publiquement, à des auditeurs, on le verra,
composites, à la veille de la guerre, entre 1937 et 1939 ? Quelle pensée lui
paraissait-il possible d’élaborer au vu et au su de tous, qui ne fît pas de
lui, au mieux, un incompris, au pire un réprouvé ? (On verra qu’il faudra
attendre la dernière des conférences du Collège, au moment où les
différends sont si prononcés qu’il se retrouve de nouveau seul, pour qu'il
fasse montre d’une ahurissante liberté de ton, propre à stupéfier).
La deuxième conférence prononcée par lui (« Attraction et répul¬
sion », Bataille la fera en deux parties, les 22 janvier et 5 février 1938)
répond en partie à cette question : est sacré ce qui noue une communauté,
qu’il s’agisse de lieux, de peronnes, d’objets, de croyances ou de pratiques
(souvenons-nous que dans Acéphale, il disait que la mort seule soude une
communauté, et mieux encore, le sacrifice) ; un sacré, dit-il, « d'une
spécificité tout à fait tranchée et même déconcertante ». Parce qu’il est
répulsif, le sacré a uii peu de la nature des cadavres (on se rappelle
comment Bataille a montré que l'attitude des primitifs devant la mort, la
merde et les dieux était la même) : « Tout porte à croire que les hommes
des premiers temps ont été réunis par un dégoût et une terreur commune,
par une insurmontable horreur portant précisément sur ce qui avait
primitivement été le centre attractif de leur union» (11). Et ce sacré,
noyau de tout lien social médiatise toute interattraction humaine, comme
il le fait des deux qui sont à ses yeux les principales : l'interattraction
sexuelle et le rire (12). Immédiat est le rire du nourisson, médiat celui de
la jeune fille qui ne pouvait s’empêcher de rire à chaque fois qu’on lui
parlait de la mort (13). Immédiate est sans doute l’excitation sexuelle
animale ; médiate est celle du jeune homme qui ne pouvait assister à .un

(11) G. Bataille, Op. cit., 195.


(12) «Interattraction sexuelle» est un mot qui imprime à l’énoncé une
distance théorique, pseudo-scientifique.
(13) C’est le cas cité par Bataille (Op. cit., 197). Il est emprunté à C. W.
Valentine, « La psychologie génétique du rire » in Journal de psychologie normale
et pathologique.

270
LA MORT A L’ŒUVRE

enterrement sans entrer en érection (14). (C’est l’évidence qu’ici, à la


différence de ce qu’on a vu déjà. Bataille ne parle ni du rire, ni de
l’attraction sexuelle, même morbide, en des termes qui lui sont personnels.
Si tel avait été au contraire le cas, il n’aurait pas hésité à dire, en la place
du jeune homme qu’érigeaient les enterrements, comment il réagit lui-
même devant le cadavre de sa mère ; c’est en sociologue qu’ici il parle,
en sociologue qui tient à ce que n'apparaissent pas trop sensiblement les
liens de la pensée et de l’expérience). Ce dont il déduit que le rire appartient
moins à la joie qu'à l'horreur : « C’est toujours une détresse, c’est toujours
quelque chose de déprimant qui provoque le rire évolué ». Ce dont il
déduit que la sexualité appartient moins au plaisir qu’à l’effroi ; dans un
cas comme dans l’autre, à la répulsion. L’altération pathologique d’un
phénomène (psychologique ou social) dénonce mieux que sa normalité la
vérité de son mouvement.
Des trois initiateurs du Collège, deux seulement prononcèrent des
conférences à l’hiver 1937 et au printemps 1938 : Bataille et Caillois,
Leiris (émettait-il déjà des doutes sur la validité de l’entreprise ?) n’ayant
pas fait davantage qu’une communication. Le second cycle de conférences
(1938-1939) fut plus éclectique : Pierre Klossowski (qui parlera de Sade),
Guastalla, Lewitzky (15), Hans Mayer, peut-être selon Denis Hollier,
Duthuit, Paulhan, Wahl et Landsberg (16), peut-être aussi selon Pierre
Prévost, Denis de Rougemont (il ne peut pas y avoir pour nous de
certitudes, plusieurs conférences manquant) prirent chacun la parole. A
la diversité des intervenants correspondit celle des assistants ; c’est un fait
que le Collège suscita la curiosité et l’intérêt parmi des cercles différents :
on y vit Julien Benda et Drieu La Rochelle, Denis de Rougemont et
l’équipe d'Esprit, vraisemblablement, plusieurs anciens du groupe Ordre
Nouveau fondé par Arnaud Dandieu et Robert Aron (Jacques Chevalley
notamment) ainsi que plusieurs récents émigrés allemands et non des
moindres comme Walter Benjamin (cette « âme d ange, dit Klossowski,

(14) Ce cas n'a pas pu être identifié. Il reparaîtra pourtant, trente ans plus
tard, dans un livre de Bataille, La littérature et le mal (OC IX, 254).
(15) René. M. Guastalla, helléniste, professeur au lycée Lakanal, auteur de
Le mythe et le livre (Gallimard, 1940). S’est suicidé en 1941. Anatole Lewitzky
né près de Moscou en 1901, émigré en France, études supérieures à la Sorbonne,
élève de Marcel Mauss, entre en 1933 au Musée de l’Homme dont il assume la
responsabilité du département d’Océanie. En 1940, met en place le réseau de
résistance du Musée de l’Homme, le premier de la France occupée. Arrêté en
février 41, est fusillé en février 42, sur le Mont-Valérien.
(16) Paul-Louis Landsberg (1904-1945), philosophe allemand émigré en
France, proche du catholicisme d’Emmanuel Mounier. Mourut d’épuisement
après son internement à la prison d’Oranienburg. Auteur d un Essai sur l expérience
de la mort.

271
GEORGES BATAILLE,

car c’était vraiment un individu angélique » (17). Bataille aurait, selon


lui, tenu Benjamin en la plus haute estime), Landsberg (on sait que
Bataille le connaît depuis plusieurs années), Adorno et Horkheimer (18).
Toutes les conférences prononcées par Bataille au Collège de socio¬
logie ne peuvent pas être évoquées ici. Reste cependant un événement
politique majeur que les trois initiateurs du Collège furent, semble-t-il à
ce moment d’accord pour dénoncer, avant que s’aggravât entre eux le
contentieux. Les 29 et 30 septembre 1938 furent signés à Münich les
Accords mettant fin au chantage exercé par le chancelier Adolph Hitler
pour l’intégration au Reich des Sudètes, territoire tchécoslovaque à
population allemande. Ce qu’on regarde généralement aujourd'hui comme
une insulte (ce qu’être « münichois » veut dire !) aurait pu à l’époque
qualifier la majorité des Français (19). Ceux-ci, flattés que Daladier, le
président du Conseil, louât leur rectitude (« Ce qui a rendu possible le
succès, c’est la résolution dont la France a fait preuve. Il faut rendre ici
à notre cher et grand pays l’hommage qui lui est dû »), crurent, de bonne
foi sans doute, qu’était définitivement écarté le spectre de la guerre.
Ce n’était pas l’avis du Collège et ce n’était pas l’avis de Bataille
(cela faisait quatre ans qu’il annonçait l’inéluctabilité de la guerre entre
démocraties et fascismes). Quelques distances que prit le Collège pour le
dire (distances et non pas précautions : le Collège, selon ses signataires,
n’aurait pas eu vocation à intervenir. Façon de dire qu’il était regrettable
que l’assentiment de presque tous à ces Accords l'obligeât à le faire), il
le dit nettement, violemment même : « Les plus désemparés finissent par
s’imaginer qu’ils se sont montrés des héros. Déjà le public ajoute foi à la
légende : le président du Conseil n’a-t-il pas eu l’habilité de l’en remercier ?
Et il est déjà besoin de dire que ces mots sont de trop beaux noms pour
des sentiments auxquels ceux de consternation, de résignation et de peur
étaient jusqu’alors les seuls qui conviennent. Le spectacle donné fut celui
du désarroi, immobile et muet, d’un triste abandon à l’événement, c’était
l’attitude immanquablement apeurée et consciente de son infériorité d’un
peuple qui refuse d’admettre la guerre dans les possibilités de sa politique
en face d’une nation qui fonde sur elle la sienne » (20). Cette longue

(17) Pierre Klossowski. Le peintre et son démon. Entretiens avec Jean-


Maurice Monnoyer, p. 186. Flammarion.
(18) Il ne semble pas selon Pierre Prévost qu’aucun surréaliste assista jamais
aux conférences (Entretien avec l’auteur, 1987). Il y a tout lieu de croire par
contre qu’y assistèrent les membres de la société secrète d’Acéphale.
(19) C'est ce qu’indique l’un des premiers sondages I.F.O. P. réalisé en France.
Il dégageait une majorité d’opinions favorables à ces Accords : 57 %. 37 % s’y
étaient déclarés hostiles. 6 % étaient sans opinion.
(20) OC. I, 538. Déclaration du Collège de sociologie sur la crise internatio¬
nale.

272
LA MORT A L'ŒUVRE

déclaration on ne peut moins équivoque, et où est sensible le style de


Bataille (elle est indistinctement signée de lui, de Caillois et de Leiris) a
encore quelque chose du ton de Contre-Attaque : sont stigmatisés « l’in¬
conscience », le « pharisaisme » et un « certain don quichottisme plato¬
nique » caractéristiques des démocraties. Sont surtout stigmatisés « l’ab¬
solu mensonge des formes politiques actuelles et la nécessité de reconstituer
par le principe un mode d'existence collective qui ne tienne compte
d'aucune limitation géographique ou sociale et qui permette d’avoir un
peu de tenue quand la mort menace » (21).
La netteté de cette déclaration, sa force (elle fut reproduite dans la
N.R.F., Volontés et Esprit, en novembre 1938) coupent court à toute
forme d'équivoque que s’obstinent d’entretenir, après coup, certains des
proches de Bataille à cette époque (Pierre Klossowski par exemple, et ce
n’est pas le moins singulier que cette accusation d’équivoque émane du
plus précautionneusement absent du débat politique en question — de
tout débat politique d’ailleurs. D’autres proches de Bataille en feront
nettement justice). Que l’équivoque d'Acéphale transpirât dans le Collège.
C’est possible (22). Que des Dugan ou Dautry l’infiltrèrent (encore que
rien ne nous l’indique) et voulurent y propager leur concept de « surfas-
cime ». C’est possible aussi. Que de récents exilés allemands (Walter
Benjamin, le tout premier) s’inquiétèrent que le Collège manipulât des
idées explosives sans en mesurer réalistement les conséquences. C’est, à
en croire Klossowski, certain. Mais qu’encore une fois on parle, comme
le fait celui-ci, de « tentation profonde du cynisme fasciste », au sujet de
Bataille, demande qu’on en apporte la preuve ou qu’on en étaie la
supposition. Ce qui n’est pas le cas (23).
Cette date — septembre 1938 — est suivie d’une autre qui l’éclaire
d’un jour significatif. Le mardi 13 décembre 1938 Bataille prononçait une
conférence sous le titre « La structure des démocraties ». Cette conférence
n’a pas, hélas, été conservée (il était fréquent que Bataille improvisât ses
conférences ; il est donc fréquent que de celles-ci il ne reste rien) (24). Le

(21) Ibid, 540.


(22) C’est l’évidence pourtant que cette équivoque n’était que de surface. Ce
n’était ni des mêmes mythes, ni de la même force que se prévalaient Acéphale et
les fascistes. Et c’était surtout à de toutes autres fins.
(23) Je reparlerai longuement de ce sujet, au moment de la guerre. 11 faudra
un jour comprendre cette insistance à discréditer la pensée et l’attitude de Bataille,
l’un des plus péremptoires des antifascistes dès 1933, et se poser la question
annexe de l’angélique oubli fait des positions violemment maurassiennes et
antisémites de Maurice Blanchot à la même époque.
(24) Denis Hollier publie (op. cit.) pp. 338-339, quelques feuillets de notes
préparatoires à cette conférence.

273
GEORGES BATAILLE,

seul indice que nous en ayons nous est donné par un compte-rendu de
Bertrand d’Astorg (Les nouvelles lettres, n° 5). Celui-ci ne révèle pas ce
qu’a dit Bataille, mais quelle fut sa conclusion : « M. Bataille a conclu
d’une façon pessimiste à une crise mortelle où les démocraties vont peut-
être périr. » Un pessimisme, dit-il, qui « doit être assez proche du
désespoir ... » Et il ajoute : « Il est des moments, dit l’orateur, (et j'essaie
de retrouver sur cette grave matière la substance de sa pensée) où l’homme,
même ne sachant plus si des valeurs essentielles sont engagées dans la
lutte, doit accepter le tête-à-tête avec la souffrance et la mort, sans vouloir
connaître à l’avance quelle réalité en jaillira. » (25).
Est-il utile d’ajouter qu’entre la signature des Accords de Münich et
cette conférence, est survenue la mort de Laure ? Ou est-il préférable de
prétendre que les choses n’ont aucun rapport ? Pour autant que Bataille
est le même que celui qui en 1935 écrivit Le bleu du ciel, pour autant que
comme dans celui-ci il mêlât sans retenue faits publics et faits privés
(politiques et sentimentaux) dans un désordre dont il a seul les clés, il ne
fait pas de doute que la guerre que Dirty et Troppmann (les personnages
du Bleu du ciel) appelaient de leurs désirs, les Accords de Münich comme
la mort de Laure en étaient une préfiguration, une augure (les présages)
supplémentaires (la surenchère de la communauté raciale et patriotique
à proportion de la ruine de la communauté amoureuse, élective). Le
pessimisme et le désespoir de Bataille purent avoir cette mesure. (On
verra que la conférence de clôture du Collège portera on ne peut plus
loin cet inhabituel mélange).

Il est vrai que c’est la guerre qui mit fin aux activités du Collège de
sociologie. La rentrée prévue pour l'automne 1939 n’eut bien sûr pas lieu.
Mais il n’est pas moins vrai que la fin du second des cycles de conférences
a fait passer le Collège par bien des vicissitudes : Caillois est absent,
malade d’abord, (c’est Bataille qui parle à sa place, muni de ses notes et
l’on imagine quel fragile nouvel équilibre s’instaurait là), puis éloigné de
Paris. Et Leiris, un peu plus sceptique à chaque conférence, s’abstint
finalement de faire le bilan de cette deuxième année avec Bataille, comme
il aurait été logique, et comme il était prévu qu'il le fît. Cette conférence-
bilan devait avoir lieu le mardi 4 juillet 1939: elle eut bien lieu, mais
prononcée par Bataille seul : « Il avait été entendu que nous serions trois
à parler ce soir, Caillois, Leiris et moi : mais je suis seul. Je ne le reconnais
pas sans tristesse » (26). Caillois est parti pour l’Argentine quelques jours
auparavant et Bataille en prend acte ainsi : « les quelques textes que j’ai
reçu de lui depuis son départ sont en tout cas de nature à suspendre

(25) Ibid, 336.


(26) Ibid, 523.

274
LA MORT A L'ŒUVRE

l’accord qui existait entre nous » (27). Cè que Caillois paraît n’avoir pas
accepté : la part faite par Bataille au « mysticisme, au drame, à la folie
et à la mort ». Ce qui paraît aux yeux de Bataille devoir suspendre
l'accord initial : ces réserves mêmes faites par Caillois et le concernant.
Chacun se renvoie les torts et ce qu’on a vu depuis l’origine les séparer
s’est entre-temps accentué (mais n’y a-t-il pas eu, entre-temps, plusieurs
événements majeurs ?).
Le différend avec Leiris est plus feutré (Leiris est de beaucoup plus
longtemps l’ami de Bataille ), et symboliquement peut-être plus grave :
plus qu’un différend, il sembla, à Bataille du moins, un abandon. Leiris
s’est expliqué : ses réserves furent de méthode. Le Collège était-il une
société de savants ? Tous trois avaient convenu d’avance que non. Etait-
il une communauté ; mais alors selon quelle morale ? Devait-il se constituer
en Ordre ; mais en fonction de quelle doctrine ? Et Leiris de pousser plus
avant ses réserves : les phénomènes sociologiques sacrés sont certes
nombreux, et certes ils sont déterminants, mais ils ne sont pas tous les
phénomènes sociologiques. Le prétendre revient à méconnaître Mauss et
Durkheim dont il est fait trop abondamment usage. Tout ceci pourrait
être résumé en une seule phrase : «... De plus en plus des doutes
m’assaillent quant à la rigueur avec laquelle a été menée cette entre¬
prise. » (28).
Laissé seul devant l’auditoire du Collège de sociologie pour conclure
le second cycle de conférences. Bataille parlera comme un homme seul et
d’une certaine façon, comme un homme déchaîné. Estimait-il devoir aux
co-initiateurs du Collège un semblant de réserve ? S’était-il obligé à parler
jusqu’ici comme aurait fait un savant ? Toujours est-il que Caillois et
Leiris absents, il parla pour lui-même, à la première personne, pour, dit-
il, « introduire dans les perspectives habituelles un maximum de
désordre » (29).
Et ce désordre est ahurissant. On ne peut pas imaginer plus violente
mise à nue. Ce que Bataille a jusqu ici dit avec précaution, il 1 expose

I } 1 U II* . '

(28) Ibid. 548-549. Ce qui a le plus fortement frappé Bataille c’est que son
ami ait attendu la veille de la conférence pour faire valoir ses réticences et
annoncer son abstention. Leiris consent d’ailleurs volontiers à s’en excuser : « Je
me refuse à croire qu’un tel tort, dans quelque gêne qu’il puisse momentanément
te mettre, soit de nature à détruire notre amitié». (Lettre à G. Bataille, lundi
3 juillet 1939, 21 heures).
(29) Ibid, 528. Cette soudaine liberté, cet affranchissement de toutes les
réserves et de toutes les conventions fait penser à ce qu’il fit dix ans plus tôt à la
direction de la revue Documents. Respectueux des usages littéraires et scientifiques
aussi longtemps qu’il crut devoir le faire, et soudain (dès le n 4), libre de ton,
insolent, provoquant...

275
GEORGES BATAILLE,

cette fois sans vergogne comme si l’absence des deux co-initiateurs du


Collège le laissait enfin libre d’aller au pire et d’asséner le plus terrifiant
des plaidoyers amoureux. S’il est un texte qui dise quel secret est celui de
la passion, et combien Laure forma avec lui une impossible communauté
déchirée, c’est bien celui-ci et il est assez invraisemblable qu’il le prononça
en public. La vérité d’Acéphale est ici livrée sans réserve : « La déchirure
du sacrifice ouvrant la fête est une déchirure libératrice. L’individu qui
participe à la perte a l’obscure conscience que cette perte engendre la
communauté qui le soutient » (30). La vérité de la communauté des
amants l’est aussi : « ... si le besoin d’aimer et de se perdre est plus fort
en eux que le souci de se trouver, il n’y a plus d’autre issue que les
déchirements, les perversités de la passion tumultueuse, le drame et s’il
s’agit d’un caractère entier, la mort ... A ce moment-là la présence d’un
tiers n’est plus forcément comme à l’origine de leur amour l’obstacle
dernier. Au-delà de l’être commun qu’ils rencontrent dans leur étreinte,
ils recherchent un anéantissement sans mesure dans une dépense violente
où la possession d’un nouvel objet, d’une nouvelle femme ou d'un nouvel
homme n’est qu’un prétexte à une dépense plus anéantissante encore » (31 ).
Ce que Bataille conclut de la façon suivante (on peut imaginer la perplexité
de l’auditoire censé assister à une conférence de sociologie) : « ... de même
que l’érotisme glisse sans difficulté jusqu’à l'orgie [...] il faut retrouver
l’équivalent de la communauté sous la forme d'un dieu universel afin
d’étendre sans fin l’orgie sacrificielle » (32).

(30) Ibid, 532.


(31) Aveu des infidélités dont a souffert Laure et que celle-ci lui a violemment
reprochées (Laure. Ecrits, 319)? Aveu du caractère sacrificiel et anéantissant du
sens qu’elles avaient pour lui ? Il est intéressant de noter que ce texte précède de
quelques jours les premières lignes du livre Le coupable.
(32) Ibid, 534-535. Il convient de ne pas passer sous silence l’existence,
parallèle à celle du Collège de Sociologie, d’une Société de Psychologie collective
à laquelle Bataille fut étroitement associé. Au printemps 1937, eut lieu un
symposium sur le problème de la circoncision duquel est né, à la demande des
docteurs Allendy et Borel, de Bataille et de Leiris, une Société de Psychologie
collective. Son objet : « Étudier le rôle des faits sociaux, des facteurs psycholo¬
giques, particulièrement d’ordre inconscient, de faire converger les recherches
entreprises isolément jusqu’ici dans les diverses disciplines ». Le président de cette
Société fut le professeur Janet ; le vice-président, Georges Bataille. Bataille ne fit
pas davantage qu’une communication d’introduction (le 17 janvier 1938) aux
débats de l’année 1938, thématiquement placés sous le titre : Les attitudes envers
la mort. Les exposés eurent lieu à raison d’un par mois. Firent ces exposés : Julien
Reinach, Denise Scheffner et Michel Leiris, l’abbé Paul Jury, Haguenauer, les
Docteurs Lagache, Borel, Leuba, Schiff et Desoille, François Berge, Camille
Schuwer et Georges Duthuit.
« VIVAN LE FEMINE
VIVA IL BUON VINO
GLORIA E SOSTEGNO D’UMANITA »(1)

En 1939, Georges Bataille a 42 ans. La mort de Laure est survenue :


elle n’a pourtant pas été telle qu’il aurait tout suspendu à sa disparition.
Ce qu’il vécut après, elle morte, n’a rien de romantique (« Je ne fais pas
profession de romantisme » (2)). Ainsi, chose qu’on sait peu, Acéphale
continua. L'effroi suscité par cette disparition, s’il fut considérable, n’a
pas fait renoncé Bataille de croire, qu’un dieu orgiaque, un dieu sacrificiel,
pouvait continuer de présider à quelques existences décidément tragiques
(c’est-à-dire, toutes entières ouvertes et consentantes). Il n’a pas plié le
genou ; il n’a pas supplié un dieu vengeur de le pardonner de ce qu’il
aurait été devant lui coupable. Les rites d’Acéphale, s’ils eurent jamais
un sens — Laure présente — (et j’ai pu dire qu’elle donna, le meilleur et
le pire compris, le plus coupant des sens possibles à ce qu’Acéphale
prétendait être), ils en eurent un elle morte. Qui aurait tenu Acéphale
pour un caprice — ou une démence — se serait trompé. Ou il n aurait
pas mesuré de quelle ampleur, de quelle violence était la rébellion mise
en jeu par Bataille. Cette mort, fût-elle tragique, contredisait moins au
sens de cette rébellion qu’elle ne lui donnait essentiellement raison. Bataille
n’a pas eu tort de prétendre dans sa dernière conférence du Collège de
sociologie que le dernier des sens possibles et désirables de la passion en
était l’anéantissement (3). Acéphale a triomphé à proportion de 1 horreur
affrontée : l’anéantissement a seul la mesure de la plus grande des
dilapidations possibles, du plus vertigineux des gâchis. Le chancellement
que paraît éprouver Bataille devant l’auditoire de cette conférence,
l’allégresse noire qui paraît l’avoir saisi, sont à la mesure d un homme
(mais n’est-il pas insensé ?) qui ne se soucie que de savoir quel impossible
est Dieu et ce qu’en ressent qui s’obstine à s’en vouloir l’égal.

(1) Don Giovanni. Lorenzo da Ponte.


(2) OC V, 522, Le coupable. Notes. ,
(3) Plus tard, il le dira différemment : la communauté est 1 impossible
communauté, l’absence de communauté.

277
GEORGES BATAILLE,

Acéphale continua. Et la maison de Saint-Germain qu’avait laissé


vide la mort de Laure, Patrick et Isabelle Waldberg sont venus l’habiter
en janvier 1939. Ils y séjourneront jusqu’à l’été. Acéphale continua de
« sacrifier » auprès de l’emblématique arbre foudroyé de la forêt de Saint-
Nom-La-Bretêche. A la topographie maintenant connue de la société
Bataille ajouta cependant un nouveau lieu : la tombe de Laure proche de
quelques kilomètres. Il n’y a rien de généralement respecté que Bataille
ne veuille atteindre et altérer (mais c’est à tort qu’on dirait « profaner ».
Là est le sacré où l’on verrait une profanation).
Acéphale, au point où les choses ont atteint, n’est plus une commu¬
nauté ; il est un défi. Et il importe assez peu qu’un tel défi provoquât
Dieu ou le destin, il mettait les éléments en demeure d’administrer la
preuve qu’ils étaient en mesure de faire vaciller, chanceler la raison (il
provoquait aussi la chance (4)).
La folie est l’enjeu. L’enjeu de la recherche de Bataille en 1939.
L’enjeu aussi du plus émouvant des numéros d’Acéphale, le dernier, qu’il
a, à la différence des précédents, écrit et publié seul, anonymement (5).
Celui-ci s’ouvre par une commémoration. Ni d’une naissance, ni d’une
mort ; symptomatiquement de l’effondrement d’une raison, de la plus
dressée, de la plus antéchristique des raisons, celle de Friedrich Nietzsche :

« Le 3 janvier 1889
il y a cinquante ans
Nietzsche succombait à la folie
sur la piazza Carlo Alberto à Turin
Il se jeta en sanglotant au cou d’un cheval battu
puis il s’écroula
il croyait, lorsqu'il se réveilla, être

DIONYSOS
ou
LE CRUCIFIÉ»

(4) La chance est singulièrement le titre d’un texte de Bataille, paru dans
Verve, en novembre 1938, mois de la mort de Laure.
(5) Acéphale n° 5 est paru en juin 1939. Son titre : Folie, guerre et mort.
Trois textes : « La folie de Nietzsche », « La menace de guerre », « La pratique
de la joie devant la mort ». Le format de ce numéro est réduit à 12 x 17 cm
(contre 20 x 28 cm aux numéros précédents). Le nom de Patrick Waldberg figure
en 4e de couverture comme destinataire des abonnements (à l’adresse du 59 bis
rue de Mareil, Saint-Germain-en-Layé (Seine-et-Oise)) ; le nom de Jacques Chavy
apparaît comme gérant ; celui de Georges Bataille à aucun moment.

278
LA MORT A L'ŒUVRE

« ... Au-delà de l’achèvement et du combat, qu’y a-t-il d’autre que la


mort ? Au-delà des paroles qui s’entredétruisent sans fin, qu’y a-t-il d’autre
qu’un silence qui fera devenir fou à force de suer et de rire ? » (6). Dire
Oui au monde, lui dire Oui sans réserve et sans condition (c’est ce qu’aux
débuts d’Acéphale, trois ans plus tôt. Bataille disait être la « totalité de
l'être »), c'est atteindre Dieu ; et l’ayant atteint, le tuer pour le devenir à
son tour. Mais être Dieu, c’est aussi, c’est surtout, devenir fou. Il y a
plus fort que Dieu : il y a le fou. « Comment Dieu ne deviendrait-il pas
malade à découvrir devant lui sa raisonnable impuissance à connaître la
folie ? » (7).
Plus fort que Dieu est le fou qui dit Oui absolument à ce qui est,
heureux à l’égal des plus grandes voluptés, déchaîné à l’égal de l’ivresse
et de l’orgie, déchiré à l'égal de ce qui est le plus tragique. A l’opposé, le
Dieu des chrétiens élit et commande d’élire ; son monde n’est pas tout le
monde ; ses joies sont d’un infirme. Infirme est Dieu et infirme qui singe
son infirmité en s’agenouillant. « Aucun terme n’est assez clair pour
exprimer le mépris heureux de celui qui “danse avec le temps qui le tue’’
pour ceux qui se réfugient dans l’attente de la béatitude éternelle » (8).
Aucun terme n’est assez clair pour exprimer le mépris (c’est un homme
que vient de déchirer la mort qui parle) de tout « au-delà intellectuel ou
moral, substance, Dieu, ordre immuable au salut » (9). Contre cette joie
pâle, rampante, servile des hommes qui tentent de se consoler de mourir
en priant Dieu qu’il les délivre, Bataille enjoint de se réjouir de mourir,
de mourir tout à fait, tout entier — de se réduire à rien. C’est le titre du
long poème central de ce dernier numéro d’Acéphale : La pratique de la
joie devant la mort. Poème que Bataille qualifie lui-même de mystique.
De fait est-il mystique de tirer gloire de ce qui est, une fois ce qui est
délivré de l’asservissante infirmité divine : mystique et sainte — « Une
sainteté éhontée, impudique » — est la « perte de soi » heureuse, non pas
en Dieu, mais dans le néant (l’idée du néant obstinément méditée est
légère aussi, et délivrante). La pratique de la joie devant la mort est
inaccessible à qui « aurait peur des filles et du whisky » (« Je ne veux plus
que vivre : alcool, extase, existence nue comme une femme nue — et
troublée ») (10).
Je ne saurais trop y insister : les premières pages « mystiques » de
Bataille sont celles-ci, et elles valent comme définition ; non seulement
parce qu’elles sont parmi les plus bouleversantes qu’il ait écrites, mais

(6) OC I, 546, Acéphale.


(7) Ibid, 547. L’affrontement de Dieu et du «fou ».
(8) Ibid, 554.
(9) Ibid.
(10) OC V, 277. Le coupable.

279
GEORGES BATAILLE,

aussi pour prévenir tous les malentendus auxquels expose l’emploi de ce


mot (11).

« J’atteins le fond des mondes


Je suis rongé par la mort
Je suis rongé par la fièvre
Je suis absorbé dans l’espace sombre
Je suis anéanti dans la joie devant la mort » (12).

Craindrait-on que Bataille ne soit pas assez précis (assez anti-chrétien) :


il précise que c’est intentionnellement qu’il laisse le plus vague possible
la locution « le fond des mondes ». Tout au plus ce qu’est le fond des
mondes est-il ce qu’il est possible d’en dire négativement (à l’instar du
Dieu de Denys l’Aréopagite) : il n’est pas Dieu. Il est si peu Dieu qu’il
est la vision « d’une catastrophe généralisée, que jamais rien ne limitera »,
« emportant avec nous dans l’abîme tout ce qui, d'une immensité profonde,
effrayante, émerge — ou pourrait émerger — de solide » (13).

Un texte fit aussitôt suite à celui-ci, ou pour dire plus exactement,


un projet de texte, qui a le même sens nietzschéen (le même sens
antéchristique) : c’est le Manuel de l’anti-chrétien. Ceci devrait couper
court à toutes les mésinterprétations : Bataille se découvre simultanément
mystique et anti-chrétien. Ou tout au moins (car son anti-christianisme
est vieux déjà de quinze ans) a-t-il le soin, puisqu’il se dit mystique (et
pourquoi ce mot n’aurait-il pas un sens nouveau ? Un sens d’homme sans
Dieu) de se réaffirmer violemment anti-chrétien, de la même façon qu'en
introduisant au secret d'Acéphale il affirma son aspect religieux nietzschéen
et anti-chrétien. Car, si n’est pas nouvelle son hostilité au christianisme,
il estime nécessaire que soit distinct de la « peste » qu'il est, le mysticisme
qu’il fait sien, distincte de ce Dieu, obsession de l’homme devenu pour
l’homme objet de honte et de haine, la furie sans objet où il se vautre.

(11) J’aurai l’occasion de revenir sur ces malentendus. Une chose cependant
est sûr qu’il est possible de dire dès maintenant : jamais Bataille n’a davantage
qu'aujourd’hui été menacé de « récupération » par les mysticismes, les plus divers,
orientaux ou chrétiens. 11 n’y a peut-être pas de lecture et d’interprétation littérales
plus malintentionnées.
(12) Ibid, 555.
(13) OC V, 272. Le coupable. La vision catastrophique n’est pas nouvelle
chez Bataille. On se souvient que Simone Weil l'en accusait ouvertement. Elle est
aussi profondément nietzschéenne. Nietzsche fut heureux du tremblement de terre
de Nice du 23 février 1887: «Annonciateur de catastrophe, lui-même vivante
catastrophe, toute catastrophe lui plaisait » (Daniel Halévy, Nietzsche, 489.)

280
LA MORT A L'ŒUVRE

distinctes des idéalismes gémissants ses intempérances d’homme dé¬


bauché (14).
Débauché et peut-être vain. Je l'ai dit : Bataille en 1939 a quarante-
deux ans. Sur lui se sont refermées davantage de possibilités que l’avenir
ne promet d'en ouvrir. De l’écrivain qu'en 1925 il rêvait de devenir, de
la vie brillante et facile qu'il imaginait pouvoir mener, rien n'a été. Il n’a
en 1939 écrit que deux livres : Histoire de l’œil, confidentiellement publié
en 1928 et Le bleu du ciel singulièrement resté à l’état d’inédit. Pour deux
livres publiés, combien qui n’ont pas vu le jour : l’étude sur Léon Chestov,
l'étude sur L’œil pinéal, Le fascisme en France, Le manuel de l’anti¬
chrétien... A près de dix années d'intervalle il a deux fois occupé une
position publique dominante : une première fois avec Documents qui, si
elle fut une des revues les plus neuves de toutes celles qu’a vu paraître
cette époque, n'a pas connu un sort et une fortune préférables puisqu’elle
fut loin d’égaler ceux de La Révolution surréaliste ou du Surréalisme au
service de la révolution. Une deuxième fois avec le Collège de sociologie
dont une fois de plus il est sorti seul et désabusé.
Des polémiques avec les surréalistes ceux-ci ont profité davantage
que lui-même : ceux qui se rallièrent alors à lui le firent davantage à cause
des moyens dont il disposait (avec Documents) que pour sa pensée ; 1931
— comme plus tard 1934 — aura compté sans doute parmi les années
les plus éprouvantes qu’ait vécu Bataille. La Critique sociale aura été
l’occasion pour lui de publier quelques-uns des textes les plus importants
qu’il ait écrit avant-guerre (« La notion de dépense » et « La structure
psychologique du fascisme ») ; il est peu vraisemblable que ne les lut (et
compris) plus qu’un étroit cénacle. Et de chacun des enjeux politiques
engagés par lui (le Cercle Communiste démocratique et Contre-Attaque
que pourtant il dirigeait, cette direction dût-elle affronter la méfiance
d’André Breton) ressort l’impression d’une mésentente de fond quasi-
préalable : oscillant entre une stricte dénonciation des périls montants et
un désir, selon les circonstances affiché avec plus ou moins de provocation,
de ruine et de catastrophe, il en est à chaque fois ressorti seul, dénoncé
par les siens autant que par ses ennemis prévisibles. Au terme de tout
cela, Acéphale — et la monstrueuse « lubie » qui y a présidé — paraît
comme une sorte d’exaspération des impasses préalablement rencontrées,
plus dangereuse qu’aucune de celles-ci, plus « limite » et paradoxalement
risquée par lui seul et pour lui seul, quelque souci qu il ait prétendu avoir
que naisse d’elle une « communauté ». Acéphale donne rétrospectivement

(14) Le Manuel de l’anti-chrétien n’a pas été mené à terme. Nous n’en
connaissons que quelques ébauches, notes, plans et un chapitre à peu près rédigé .
« Les guerres sont pour le moment les plus forts stimulants de l’imagination ».
Ils ont été réunis en OC II, 375-399.

281
GEORGES BATAILLE,

à ces années d’immédiat avant-guerre une teinte sombre, si ce n’est, une


teinte tout à fait tragique.
Les proches, quant à eux, ont déserté de plusieurs façons : Raymond
Queneau le premier en 1934, l’aurait abandonné (15). D’autres feront de
même. Bataille, à cette époque, a l’amitié dure et exaspérée : « Je sais que
mon amitié a quelque chose de pesant pour ceux que j’aime le plus. J’ai
un accès plus familier — et surtout plus humain — auprès des gens que
j’aime moins » écrit-il à Michel Leiris en 1935 (16). Leiris on l’a vu, s’est
montré comme Masson, plusieurs fois réservé vis-à-vis de plusieurs des
projets lancés par Bataille, réservé au point qu’à plusieurs d'entre eux il
s’abstint de participer. Les plus actifs des soutiens dont a bénéficié Bataille
ne doivent pas aux plus proches de ses amis, mais à des collaborateurs
de circonstance qui, l'échec et la dissolution venus, regagnèrent chacun
leurs horizons (il n’est pas sûr d’ailleurs que ceux-ci le comprirent comme
Bataille attendait qu’on le comprit ; pas sûr qu’ils le comprirent par
exemple, aussi bien que paraît l’avoir paradoxalement compris en 1934-
1935 la plus conflictuelle de ses proches d'alors, Simone Weil). Les deux
autres grands amis des années 1935-1940. Alexandre Kojève et Georges
Ambrosino (faut-il leur ajouter Pierre Klossowski ?), à l’instar de Leiris
et de Masson, ne soutinrent que rarement Bataille dans ses entreprises
(on verra que ces amitiés auront une influence grandissante avec le temps
et domineront après-guerre). Et ce sont en 1938 et 1940 deux liens,
lointains davantage que proches, mais fortement symboliques sans doute
qui vinrent à disparaître : Léon Chestov en 1938 et Maurice Heine en
mai 1940. On se souvient quel rôle fut celui de Léon Chestov. Il n'est
pas peu curieux qu’il mourût au moment où le pessimisme profond où il
avait guidé Bataille au moyen des lectures de Dostoïevski, de Kierkegaard
et de Pascal l’emportât en lui sur son inclination vers la révolution sociale.
Avec la mort de Chestov, c’est l’un des premiers liens de Bataille avec
Nietzsche qui disparut. Avec celle de Maurice Heine, bien différemment
il est vrai, c’est son lien avec Sade qui disparaît : « Il est rude, il est nu
que Maurice Heine ait aujourd’hui achevé de vivre» (17). L’hommage
que Bataille lui rendit beaucoup plus tard (« ... l’un des hommes qui ont
le plus discrètement mais le plus authentiquement honoré son temps » (18))

(15) OC V, 514. « Queneau est le premier qui m’ait abandonné ».


(16) Brouillon de lettre du 20 janvier 1935, conservé par la Bibliothèque
Nationale. « Mes amis m'évitent. Je fais peur, non pour mes cris, mais je ne peux
laisser personne en paix — je simplifie : n’ai-je pas donné souvent de bons
prétextes? » (OC V, 54. L'expérience intérieure).
(17) OC V, 524. Le coupable, Notes.
(18) OC IX, 240. La littérature et le mal. Gilbert Lély a sans doute tort de
se formaliser des termes qu’a choisi Bataille pour lui rendre hommage. Si celui-
ci dit effectivement que Heine « gaspilla sa fortune à faire des recherches sur

282
LA MORT A L 'ŒUVRE

laisse imaginer qu'à ses yeux, avec sa mort, c’est une époque qui
disparaissait.
« Ainsi je suis abandonné, abandonné avec une brutalité inexplicable.
J’attendais l'abandon ; je ne proteste pas, j’en éprouve même la nécessité
mais l'aveuglement et la brutalité me heurtent » (19). S’il faut à ce heurt
ajouter celui de l'évident échec de sa vie privée (dissolue certes, elle ne
pouvait pas pourtant lui laisser le sentiment d’un échec moindre), c’est
un homme seul qui en 1939 attend que les plus sombres de ses prédictions
triomphent : elles seules en auraient la mesure. En 1937, Bataille écrivait
à Alexandre Kojève : « La question que vous me posez à mon sujet
revient à savoir si je suis négligeable ou non, je me la suis souvent posé,
hanté par la réponse négative ... Quelques faits — comme une difficulté
exceptionnelle éprouvée à me faire « reconnaître » (sur le plan simple où
les autres sont « reconnus ») — m'ont amenés à prendre sérieusement
mais gaiement, l'hypothèse d'une insignifiance sans appel » (20). S’il dut
jamais vraiment éprouver le sentiment de cette insignifiance, c’est en
1939 : «J’abhorre les phrases ... ce que j’ai affirmé, les convictions que
j’ai partagées, tout est risible et mort : je ne suis que silence, l’univers est
silence » (21).

Sade ... » (ibid), ce n’est pas lui en faire reproche, un reproche même tendre. Ce
qu’on sait de la pensée de Bataille relativement à la dépense et à la dilapidation,
lui en fait au contraire un mérite ; l’un des plus grands (Gilbert Lély. Vie du
Marquis de Sade, 709. J. J. Pauvert). Il arrivera fréquemment que des contre-
emplois intentionnels de mots faits par Bataille le desservent auprès de gens de
bonne (c’est le cas de Lély) ou de mauvaise foi qui les liront dans leur littéralité.
(19) OC V, 514. Le coupable. Notes.
(20) Le Collège de sociologie, 171, op. cit.
(21) OC V, 277. Le coupable.
*
LA CHANCE

« Retour à la vie animale, étendu sur un lit, une carafe de vin rouge
et deux verres. Jamais je ne vis sombrer, me semble-t-il, le soleil dans un
ciel plus flamboyant, sang et or, sous d’innombrables nuages roses.
Lentement, l'innocence, le caprice et cette sorte de splendeur écroulée
m’exaltent. » (1).
Moins d'un an après la mort de Laure (« J’ai de la haine pour le
romantisme. Ma tête est l’une des plus solides qui soient » (2)), une autre
femme est venue qui s’est couchée dans le lit de la « morte ». L’assentiment
au monde, l’abandon sans réserve à ce qu'il offre, donnent à la chance le
caractère capricieux, « espiègle », qu'a le malheur. L’amour n’est jamais
tel (fût-il irremplaçable) qu’un autre ne vienne qui n’en ait toutes les
apparences. C’est une vérité tendre et déchirée : un autre corps, d’autres
étreintes allègent. Ils sont aussi, à parts égales, le monde, d’autant plus
émerveillant qu’est profond le gouffre dont ils extraient. Bataille n’a pas
vécu la mort de Laure avec ascèse, mais avec excès. A l’excès qu’était
Laure d’autres ont surimposé leur joie. La nudité seule a le sens de la
mort ; et l'ivresse. Bataille a entre novembre 1938 et octobre 1939 connu
plusieurs femmes (il n’a d’ailleurs pas cessé de se rendre dans les bordels
et les boîtes de femmes nues) ; puis une avec laquelle il va se lier pour
plusieurs années.
Elle s’appelle Denise Rollin-Le Gentil (3). Elle a en 1939, 32 ans ;
elle a été mariée et est mère d’un très jeune garçon, Jean (4). Elle est
belle, d'une beauté qu’on décrira volontiers mélancolique, voire taciturne.
Elle parlait peu sinon, de longs moments, du tout. Laurence Bataille se
souvient d’elle comme de quelqu’un « d’extrêmement disponible » et en
même temps « de tout à fait réservé » (5). Le portrait qu’en fait Michel
Fardoulis-Lagrange n’est pas différent : « Elle était la femme qui incarnait

(1) OC V, 275. Le coupable.


(2) Ibid, 289.
(3) Son nom de jeune fille est Denise Lefroi.
(4) Aujourd’hui Jean Rollin, cinéaste. Lui-même est né en 1939.
(5) Laurence Bataille. Entretien avec l’auteur. 1986. Je rappelle que Laurence
était la fille aînée de Georges Bataille, née en 1930.

287
GEORGES BATAILLE,

le silence. Elle enregistrait les discours de façon métaphorique. On était


étonné des échos qu’ils avaient occasionné en elle » (6).
Par son mari comme par elle-même elle avait été liée, avant de
rencontrer Bataille, à quelques surréalistes : à Breton que, semble-t-il, elle
connaissait bien, à Pierre et Jacques Prévert... Mais elle était liée aussi à
Jean Cocteau et aux peintres Kissling et Derain pour lesquels elle posa.
C’est le 2 octobre 1939 que Bataille fait sa connaissance et se lie avec
elle : « Je n’ai jamais ressenti, sinon auprès de Laure, une pureté aussi
facile, une simplicité aussi silencieuse. Cependant, cette fois il ne s’agit
que de scintillements dans un vide ... » (7). Le doute où paraît être Bataille
(les « scintillements dans un vide ») mit un mois à se dissiper : « “L’illusion
fragile” dans laquelle je suis entré ce jour-là n’avait rien de fragile ou
d’illusoire : il suffit que je m’approche du vitrage d’une porte : ce que je
vois, la chambre que j’avais cru devoir quitter [...] allant de long en large,
et ne me voyant pas, belle comme un insecte aux mille couleurs, aveugle
comme un ciel... elle est entrée dans cette chambre il y a un mois, aucune
autre femme n’aurait été assez silencieuse, assez belle, assez silencieusement
inviolable pour y entrer : du moins sans que j’en souffre autant qu’un
miroir clair souffrirait d’être terni. » (8)
La relation de Georges Bataille et de Denise Rollin va durer jusque
fin 1943. Le caractère illuminant (miraculant) de la chance qui a présidé
à cette rencontre ne se maintiendra guère plus longtemps que quelques
mois. C’est l’avis de tous les témoins de cette liaison qu’ils ne s’entendirent
pas. C’est l’avis par exemple de Lardoulis-Lagrange que Denise Rollin
ne prit jamais vraiment au sérieux Bataille et qu’elle le tenait pour un
« acteur » se regardant dans une espèce de rôle qu’il se donnait (9). Et
c’est son avis aussi, plus singulier, que c’est Laure qui la fascinait. La
connut-elle ? C’est assez peu vraisemblable. Sa fascination aurait donc
été imaginaire : liée à ce qu’on lui en aurait dit ? A ce que Bataille lui-
même lui en aurait dit ?). Laut-il imaginer Denise Rollin déjugeant Bataille
(un « acteur »), occuper auprès de lui une position silencieusement
sarcastique qui aurait fait d’elle l’ordalie posthume de Laure (Laure trop
tard convaincue que celui qu’elle appelait le « Dieu-Bataille » était un
dieu farceur, un dieu « fripon », comme l’étaient les dieux aztèques, « amis
des mauvais tours ») ?

(6) Michel Fardoulis-Lagrange. Entretien avec l’auteur. 1986.


(7) OC V, 509. Le coupable. Notes. Michel Fardoulis-Lagrange donne de
cette rencontre une version complémentaire, à laquelle Bataille ne fait pas allusion,
et qui en rehausse le caractère de foudre : le mari de Denise ayant surpris, à
travers un miroir de restaurant, sa femme et Georges Bataille s’embrasser, il se
serait saisi d’un couteau et l’aurait planté dans la paume de sa main.
(8) Ibid, 515.
(9) Michel Fardoulis Lagrange. Entretien avec l’auteur. 1986.

288
.

iümÊt

1
2
4

« L’enfantillage est l’état où nous mettons l’être naïf, du


fait que nous devons l’acheminer, que, même sans volonté
précise, nous l’acheminons vers le point où nous sommes.
Quand nous rions de l’absurdité enfantine, le rire déguise
la honte que nous avons, voyant à quoi nous réduisons
la vie au sortir du néant. »
« Dans les ténèbres de ce temps-là, je cherchais et je cherchais : je ne trouvais qu’une nuit
morte, une absence humaine à crier d’angoisse. Si j’envisageais quelque prochain départ, je
n’avais pas d'hostilité, j’étais douloureusement attiré, j’aimais, mais non le combat, j’aimais
l’excès d’angoisse. »
7
8
9
« J’ai dit qu’une marée de rire à vingt ans me porta... J’avais le sentiment d'une danse avec
la lumière. Je m’abandonnai, en même temps, aux délices d’une libre sensualité ! Rarement le
monde a mieux ri à qui lui riait. »
vliîliiiS!
MSfg lîm-f-ë

11
10
11
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12

«A peu d’exceptions près, ma compagnie sur terre est celle de Nietzsche.»


13
« J’ai déshabillé tant de filles au bordel, je buvais, j’étais ivre çt n’étais heureux qu’à la
condition d’être indéfendable.
La liberté qu’on n’a qu’au bordel...
Je pouvais au bordel me déculotter, m’asseoir sur les genous de la sous-maîtresse et
pleurer. Cela n’importait pas non plus, n'était qu'un mensonge, épuisant néanmoins le pauvre
possible. »
14
« Une maison close est ma véritable église, la seule assez inapaisante. »
15

« Le jeune et séduisant Chinois |...| livré au travail du bourreau, je l'aimais d'un amour où
l'instinct sadique n'avait pas de part : il me communiquait sa douleur ou plutôt l'excès de sa
douleur et c'était ce que justement je cherchais, non pour en jouir, mais pour ruiner en moi
ce qui s'oppose à la ruine. »
19
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22
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24
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27
29
30
31
« CI-GIT LF, BŒUF BRETON, LE VIEIL ESTHÈTE, FAUX RÉVOLUTIONNAIRE À
TÊTE DE CHRIST. Un homme qui a du respect plein la bouche n’est pas
un homme mais un bœuf, un prêtre, ou encore, un représentant d’une
espèce innomable, animal à grande tignasse et tête à crachats, le Lion
châtré. »
32

« Il est à remarquer que M. Bataille fait un abus délirant des adjectifs : souille,
sénile, rance, égrillard, gâteux, et que ces mots, loin de lui servir à décrier un
état de chose insupportable sont ceux par lesquels s’exprime le plus lyriquement
sa délectation. » A. Breton.
33
« Ma tension ressemble, en un sens, à une folle envie de rire, elle diffère peu des passions
dont brûlent les héros de Sade, et pourtant, elle est proche de celles des martyrs ou des
saints... »
34
35
36
37
« Il semble toutefois que Hegel ne manqua de fierté (ne fut domestique) qu’en apparence.
Il eut sans doute un ton de bénisseur irritant, mais sur un portrait de lui âgé, j'imagine
lire l’épuisement, l’horreur d’être au fond des choses — d’être Dieu. »
39

« Jamais personne ne me parut comme elle


intraitable et pure ni plus décidément
souveraine. »
41
42

« ...Avide de tendresse et avide de désastres, oscillant


entre l’audace extrême et la plus affreuse angoisse,
aussi inconcevable à la mesure des êtres réels qu'un
être de légende, elle se déchirait aux ronces dont elle
s’entourait jusqu’à n’être qu’une plaie, sans jamais se
laisser enfermer par rien ni personne. »
« Tout exige en nous que la mort nous ravage. »
44
45
47 48
49
50
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54
58

(VK
59
60
61
« La vénérable Agnès Blannbekin, née à Vienne à la fin du XIIIe siècle, se préoccupe de
savoir ce qu’est devenu le « Saint Prépuce »... Ainsi une certaine année, pleurant amèrement
le jour de la circoncision... Agnès « se mit à songer où pourrait bien être le prépuce du
Seigneur. Et écoutez ! Bientôt elle sentit sur sa langue une petite pellicule comme la pellicule
d’un œuf qui était d’une douceur plus grande et elle avala cette pellicule. Après l’avoir avalée,
elle ressentit de nouveau cette extrême douce pellicule sur la langue comme auparavant, et
elle la ravala. Et cela lui arriva bien cent fois... La douceur produite par la digestion de
cette pellicule fut si grande qu’elle sentit une douce transformation dans tous ses membres et
toutes ses articulations... Agnès, elle-même, pendant les visitations de Dieu, fut remplie d’une
telle incandescence dans ses seins que celle-là se répandit à travers tout son corps et qu’elle
en brûlait, non pas en souffrant, mais d’une façon bien douce. » (Antoine Vergote. Dette et
désir.)
« Je ne crains pas d’affirmer que mon visage est un scandale. »
I

65

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69
70
71
« Sur un point nous n’insisterons jamais assez : l’interdit de la sexualité auquel le religieux,
librement, donne la conséquence extrême, crée en l’espèce de la tentation un état de choses
certes anormal, mais où le sens de l’érotisme est moins altéré qu’accusé. »
72

« J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait
plus. »
73
74
« La vision de cet homme criant, qui ne surgit que pour mourir, la scène de la fusillade que
nous appelons Le Trois Mai, est l'apparition de la mort elle-même. Goya saisit, dans Le Trois
Mai cette lueur instantanée de la mort, dont la fulguration excède l’éclat de la lumière : de
cette lueur, l’intensité détruit la vision. Jamais l'éloquence de la peinture alla-t-elle plus loin ?
Mais son cri nous atteint comme un silence définitif, comme un étranglement de l'éloquence. »
« Ce que je dis est une provocation, ce n’est pas un aveu. »
76

«J’aimerais affirmer agressivement le lien de la pensée et de l’horreur. Faute d’être lié à


une peur accablante, à l’horreur criée, la pensée me semble à côté du monde et de l’être
qu’elle exprime... »
« Je dirais volontiers que ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir brouillé les
cartes..., c’est-à-dire d’avoir associé la façon de rire la plus turbulente et la
plus choquante, la plus scandaleuse, avec l’esprit religieux le plus profond. »
LA MORT A L'ŒUVRE

En 1939, entre la mort de Laure et la folie que le dernier numéro


d'Acéphale (La pratique de la joie devant la mort) paraissait mettre
imprudemment en jeu, entre la déclaration de la guerre et « l’abandon »
des amis, Denise Rollin a incarné la chance : « Mais une chance aussi
ensorcelée dans un monde devenu affreux me fait trembler ... » (10).

(10) OC V, 516. Le coupable. Notes.


«JE SUIS MOI-MÊME LA GUERRE »

La France est en guerre ; Bataille pas. Agité quand le monde était


en paix, il va s’apaiser comme le monde se jette dans la plus extrême des
agitations : son extase est enfin celle de tous. On ne le comprendra que
mal ; et le comprendrait-on, on ne l’admettra que plus mal encore : la
guerre est l’extase. Il faut n’avoir pas compris quelle atroce vacillation
chercha Bataille (depuis 1925 et le supplice des Cents morceaux) pour
trouver rien d’odieux à cela. Seule la guerre atteint à l’horreur, seule elle
lève toutes limites, seule elle est contagieuse comme aucune autre horreur
ne l’est. La vérité du monde, la vérité de l’être, leurs vérités tragiques.
Bataille s’était appliqué à les susciter de toutes les manières dont il
disposait; du monde comme de l’être, cette vérité est guerrière (1) —
orgiaque et sacrificielle :
« Je me représente le don d’une souffrance infinie, du sang et des
corps ouverts, à l’image d’une éjaculation, abattant celui qu’elle secoue
et l’abandonnant à un épuisement chargé de nausées.
« Je me représente un mouvement et une excitation humains dont
les possibilités sont sans limite : ce mouvement .et cette excitation ne
peuvent être apaisés que par la guerre.
« Je me représente la Terre projetée dans l’espace, semblable à une
femme criant la tête en flammes. » (2)
Soit, la guerre fascine Bataille. Ou plus exactement, / 'idée, la possibilité
de la guerre le fascinent. Elle est le déchaînement des passions, de la
mort, du sacrifice. Ce monde soudain furieux, soudain saisi par la plus
excessive des convulsions, cette dévastation partout répandue sur sa
surface fait de lui un supplicié démultiplié par autant de corps qu’il y en
aura d’ouverts, de sanglants, de massacrés. Le supplice des Cent morceaux,
parce qu’atroce, était illuminatif. La guerre, de façon ô combien amplifiée,
est, elle aussi, illuminative. L’infamie n’y a pas un sens fourbe, comme si
la honte et la dissimulation en étaient les seules conditions possibles. Elle
a enfin le sens odieux, éclatant, que tous, hommes et nations, lui donnent.

(1) Au sens héraclitéen du terme.


(2) OC, 557. Méditation héraclitéenne. Acéphale.

290
LA MORT A L'ŒUVRE

Hier lâches et avaricieux, tous aujourd’hui dépensent, dilapident ; jusqu’à


leurs vies. Bataille a pendant dix ans (de 1929 à 1939) maintenu sa pensée
sur une ligne de crête qu'aucun moraliste ni aucun idéaliste n’ont admise :
parce que la paix se fait au prix d’une non-consumation des énergies (de
toutes les énergies, y compris celles généralement regardées comme
pathologiques), et parce que l’ordre ne se maintient qu’au prix de
l’exclusion de ce qui est infâme, bas et servile, la guerre est inévitable qui
seule sait que la vie humaine appelle aussi à l’ordure. Pour n’avoir pas
su intégrer des processus qui paraissaient la menacer (des processus de
dissolvation, de perte, de ruine) la paix appelle paradoxalement contre
elle la guerre quand elle voulait donner l'impression d’en protéger. Ce
monde languide, déprimé, de plus d’une manière Bataille l’a exhorté à la
secousse, à la convulsion, à la désorientation. Il a de toutes les façons et
sur tous les tons dit qu’une société qui ne se soucie que d’accumuler (cette
accumulation fourbement appropriative de la bourgeoisie) et qui est
impuissante à se ménager des dépressions ritualisées, s’expose à des
catastrophes d’autant plus considérables que plus longtemps comprimées.
Toutes ces années, ces catastrophes eurent deux noms : la révolution et
la guerre. La révolution eut été le surgissement et l’effraction des énergies
hétérogènes dans un monde sinistrement homogène (mais du désordre de
la révolution, un ordre nouveau n'eut pas manqué de naître ; ce que
Bataille ne veut plus envisager depuis déjà quelques années). La révolution
eut été une dépression prévisible, presque locale. La guerre elle (est-ce ce
qui fascine ?) ne connaîtra aucune limite. Le désordre qu’elle est n’a que
peu pour projet un ordre nouveau (les fins sont moins nettement inscrites
dans la guerre que dans la révolution). En ceci, elle est plus violemment
dépressive ; elle est aussi plus fascinante.
La guerre fascine... Elle «ravit» même: «...je n’aperçois qu’une
succession de splendeurs cruelles dont le mouvement même exige que je
meure ; cette mort n’est que consumation éclatante de tout ce qui était,
joie d 'exister de tout ce qui vient au monde : jusqu’à ma propre vie exige
que tout ce qui est, en tous lieux, se donne et s’anéantisse sans cesse. »
« Je me représente couvert de sang, brisé mais transfiguré et d’accord
avec le monde, à la fois comme une proie et comme une mâchoire du
TEMPS qui tue sans cesse et est sans cesse tué. » (3). Ceci ravit (l’insou¬
tenable « ravissement » : dire Oui au monde jusqu’à l’horreur, jusqu’à
l’épouvante) et halluciné : « Personne décidément ne voit de face : le soleil,
l’œil humain le fuit... le crâne de Dieu éclate... et personne n’entend. »
(L’holocauste est bien, éclaté, le crâne de Dieu. Lambeaux de cervelle —
de raison — écrasés comme des insectes sur les murs des camps. Acéphale
voulait que l’homme fuit la raison comme on échappe à une geôle.

(3) Ibid.

291
GEORGES BATAILLE,

L’extermination repose la question de la rationalité et de l’irrationnalité :


ne fallait-il pas de la raison aussi pour qu’on exterminât.) (4). Bataille est
le seul qui n’ait jamais regardé le monde ainsi qu’il devrait être, mais
ainsi qu’il est. Le seul (et Breton lui reprocha de s’en délecter) qui sut
quel pouvoir de conflagration (quel pouvoir héraclitéen) est le sien. Il
avait en 1939 depuis trop longtemps dit, et combien la guerre était
inévitable, et combien elle était fascinante (et qu’on ne s'y trompe pas :
fût-ce inconsciemment, ou fût-ce de façon dissimulée, c’est tous qu’elle
fascinait) pour que celle-ci survenue (elle est une hiérophanie : descente
sur le monde du sacré le plus noir), elle ne lui parut soudain plus la
sienne. La guerre ne se juge plus en des termes politiques. Politique est
ce qui justifie la guerre ; politiques en sont les résultats... Mais pas la
guerre elle-même. Faut-il le dire plus crûment ? Si elle n’est pas politique,
elle est un jeu que se jouent les hommes enfin rendus à eux-mêmes (ou à
ce que d’eux-mêmes une société civile, policée, ne permet pas d’être). En
1939, qu’elles qu’en fussent et les raisons et les protagonistes, elle n’eut
pas manqué, comme telle (à quelques années près) d’éclater. Comme
éclate un jeu inévitable. Tout ce que la paix, péniblement, contient
d'appétits de violence et de rages, toute cette prodigalité insensée que la
paix n’a pas trouvé les moyens d'épuiser, la guerre, comme une fête, une
fête tragique, va l’engloutir (je ne mésestime pas ce qu’il peut y avoir de
violemment choquant à parler de la guerre comme d’une « fête ». Moins
choquant toutefois que ce que la paix est incapable d’être pour que la
guerre ne la secourre.)
Bataille est peut-être le seul qui aura pensé que la paix n’est en rien
naturelle à une société (à toute société d’ailleurs ; nul ne voit qu’elles sont
toutes érodées de telle façon que seule la guerre, paradoxalement, les
sauve de disparaître). Qu’aussi horrible que soit la guerre, elle seul délivre
une société des avarices, des calculs et des intérêts... Mais surtout du
temps, du travail, des projets et des fins dont elle se fait un monde. Parce
que la paix régit faussement le monde comme si la mort n’y existait pas.
Ou comme si la mort n’y avait pas un sens politique (le sacrifice faisait
que la mort soudait la communauté sociale. Lui seul, au lieu d’expulser
le pouvoir de dissolvation de la mort, le portait au plus haut niveau
d’intensité. Ce que les « primitifs » savaient, il semble qu’une société
évoluée ait voulu l’oublier). Ce sens politique de la mort, c’est la
cooriginaire et fondatrice hétérogénéité d’une société. Il n'y a rien qu’elle
est qui ne doive disparaître. Il n’y a personne qui la compose qui ne
doive en être soustrait. Une société — toute société — tient de la mort
la transcendance qui lui permet d’être, sans plus lui payer aujourd’hui le

(4) OC V, 54. L’expérience intérieure.


LA MORT A L'ŒUVRE

tribut — réel et symbolique — qui lui est dû (5). Une telle guerre qui se
venge d'un tel oubli, aussi odieuse et équivoque qu’en soit l’idée, est
sacrée. Pareille idée n’oublie ni combien d'innocents en paieront l’absurde
tribut (mais les morts des guerres ne sont ni plus ni moins innocents que
n'importe quels autres morts) ni la ruine de tout ordre qu’elle représente
(une ruine aveugle). Elle la considère comme due à un besoin de prodigalité
outrée, dévastratrice, que les hommes n’ont plus le sens d’apaiser rituel¬
lement, c'est-à-dire symboliquement ; la ritualisation de la mort lie les
vivants par une sorte de pacte, au pouvoir de conflagration, individuel
et social, du surgissement de la mort parmi eux... la guerre, elle, déchaîne,
-■» hors rite et hors pacte, le libre et incontrôlé déchaînement de la mort
- soudain contagieux pour tous les vivants.
La guerre survenue, il n’est plus temps d’en juger en geignant (un
geignement de vieille dame qui ne saurait quel Dieu accuser du sort qui
lui échoit) : soit on agit, soit on se laisse porter par une fascination
horrifiée et silencieuse : « ...De ce qui est infernal, il ne devrait être
possible de parler que discrètement, sans dépression et sans bravade. » (6).
Comme Bataille a consenti à la mort de Laure, comme il a consenti à
« l’abandon » de ses amis, comme il s’est résigné au silence après s’être
déssaisi de ses idées passées, il consentira à la guerre, à toute la guerre et
à tout ce que peut connaître d’elle un homme qui, sans la faire, ne la fuit
pas. Et surtout, il regardera. La guerre sera, de la vie mystique, détraquée,
qu’il a fait sienne, l’un des plus violents ressauts : extases et terreurs y
sont les mêmes (Bataille écrivit pendant cette guerre : « Je veux montrer
qu’il existe une équivalence de la guerre, du sacrifice rituel et de la vie
mystique : c’est le même jeu d'extases » et de « terreurs » où l’homme se
joint aux jeux du ciel. » (7). Il entre de l’enfant fasciné et finalement
innocent dans le regard sans pitié que Bataille pose sur la guerre (le
regard qu’enfant il eut, impitoyable et fasciné, sur son père ?) ; les jeux
du ciel sont ravissants (8) aussi qui dispensent le feu et la mort, modernes
monstres, et dieux aveugles. Ayant fait le choix d’une vie détachée du
souci des autres, et allégée du lourd devoir de les alerter. Bataille est
rendu aux denses plaisirs des cris des étreintes couverts par ceux des

(5) Il ne fait pas de doute que ceci appellerait de longs développements. Ils
excèdent cependant les limites de ce livre.
(6) OC I, 551. Acéphale.
(7) OC VII, 251. La limite de l’utile. La limite de l’utile est la première version
de La part maudite. Elle a été écrite entre 1939 et 1945. Le chapitre VI de ce livre
inachevé (et inédit du vivant de Bataille) s’intitule La guerre.
(8) « Un peu plus tard, au même endroit, le ciel clair s’emplit d’un tournoi
de petits avions américains. Zébrés noir et blanc, virant au ras des toits, mitraillant
les routes et la voie ferrée. J’avais le cœur serré et c’était ravissant ». OC VI, 139.
Sur Nietzsche.

293
GEORGES BATAILLE,

sirènes. C’est au-dessus du cimetière de Trêves que Troppmann fit l’amour


à Dirty {Le bleu du ciel). Une terre toute entière transformée en charnier
n’est pas le dernier des lieux où éprouver vraiment quels obscurs liens
nouent le plaisir et l’angoisse ; la mort salit et souille : elle est de l’amour
la vérité déchirée, comme elle l’est de l’être.
Bataille a trop circulé dans la France occupée et libre (de Paris au
Massif Central, de la Normandie à l’Yonne), pour n’avoir pas eu l’occasion
de vérifier le pouvoir de séduction de l’infecte beauté des corps morts et
suppliciés, et pour en entendre, d’autant de bouches enfin ouvertes à ce
qui l’a toujours fasciné, les récits : la proximité de l’horreur, les exécutions
sommaires, les rafles, les cadavres jetés pourrissants dans les fossés ou les
puits, la possibilité toujours présente d’une contagion celle-ci rien moins
que réelle, une communauté toute entière saisie par l’angoisse, un « univers
humain » descendu « aux enfers » (9), proie et mâchoire, bête qui « tue
sans cesse et est sans cesse tuée » (10).
Les lignes que Bataille n'a pas écrites sur la guerre (sa fascination a
effectivement été discrète et sans bravade) il les a emprunté à Ernst
Jünger : « L’odeur des corps qui se décomposent est insupportable, lourde,
douceâtre, repoussante, pénétrante comme une pâte visqueuse. Elle flottait
si intensément sur les plaines, après de grandes batailles, que des hommes
affamés oubliaient de se nourrir... les champs, couverts d'hommes fauchés
par leurs balles, s’étendaient sous leurs yeux. Les cadavres de leurs
camarades reposaient à leurs côtés, mêlés à eux, le sceau de la mort sur
les paupières. Ces visages affreux rappelaient le réalisme affreux des vieilles
images du Crucifié... A quoi bon recouvrir les larrçbeaux de chair avec
du sable et de la chaux ? A quoi bon les cacher sous les toiles de tente
pour éviter de voir les visages noirs et boursouflés ? Leur nombre était
vraiment trop grand. La pioche heurtait partout la chair humaine. Tous
les mystères de la tombe se révélaient, si atroces qu'auprès d’eux les rêves
les plus infernaux semblaient insignifiants. » (11)
Cette guerre que Bataille n’a pas faite, Monnerot et Sartre (mais ce
dernier avec ironie) ont dit quelle elle a pu être pour lui ; Jules Monnerot :
« ...il n’est qu’un individu isolé et le monde est sa maladie. Ce spectateur
ne sait plus s’il rêve ou s’il est éveillé : sur la scène du monde, c’est sa
propre histoire, mais sous une forme où lui seul peut la reconnaître : il
n’emploie presque plus les mots de la politique et de la sociologie dont
naguère il usait volontiers : mais ne nous y trompons pas, il n’a pas pour
autant changé de sujet » (Monnerot paraît être le seul à avoir remarqué

(9) OC I, 551. Acéphale.


(10) Ibid, 558.
(11) Ernst Jünger. La guerre, notre mère. Cité dans La limite de l’utile, OC
VII, 251-253. Le livre de Jünger concerne la guerre de 14-18.

294
LA MORT A L'ŒUVRE

que, malgré les apparences, Bataille est le même) « ...Bataille qui est
réellement un homme contradictoire, n’est pas combattant mais
conflit. » (12). Où Monnerot comprit que la guerre n’était pas distincte
de Bataille (est-il nécessaire de rappeler le caractère de « polemos » du
nom de Bataille ?) mais était sa maladie même, Sartre, accusant le
mysticisme que revendique Bataille, pousse plus loin l’identification
anthropomorphique : « Si je souffre pour tout, je suis tout, au moins à
titre de souffrance. Si mon agonie est agonie du monde, je suis le monde
agonisant. » (13).

(12) Jules Monnerot « La fièvre de Georges Bataille ». Inquisitions, 200. José


Corti. . , ,
(13) Jean-Paul Sartre, parlant avec ironie a la première personne pour
Bataille, « Un nouveau mystique », Situations I, 165. Gallimard.
«J’AIME L’IGNORANCE TOUCHANT L’AVENIR »(1)

Cette « fascination » pose-t-elle de nouveau la question de l'attitude


politique de Bataille durant la guerre ? En réalité, elle la pose moins que
certains ne le voudraient, et de telle façon qu’il n’est pas possible de ne
pas tenter d’y répondre. Ceux qui prétendirent qu’avant-guerre Bataille
afficha des tendances fascistes tombent curieusement d'accord avec ceux
qui déclarent que plus d’un thème qu’il mit en jeu ressemblait en plus
d’un point à une telle tentation : Bataille aurait-il applaudi aux victoires
du Reich (on ne serait pas loin de prétendre qu’il les aurait appelées de
ses vœux) ; à tout le moins l’auraient-elles fasciné ?
Cette accusation est elle-même « fascinante ». Il est fascinant qu'ait
pu se propager ce demi-savoir qui fera bientôt, s’il ne le fait pas déjà
pour quelques-uns, certitude. Sur quoi s’étaiera-t-elle ? Raymond Queneau
note dans son journal (2) : « Très sceptique Bataille. Plus du tout « défense
des démocraties ». Mais l’a-t-il jamais été vraiment ? N’a-t-il pas partagé
avec toute l’ultra-gauche (avec l’extrême-droite aussi, il est vrai) un anti¬
parlementarisme fréquent avant-guerre ? » Et il ajoute : « Il ne veut rien
à voir avec la politique » (3). Ce témoignage n’a rien qui soit réellement
probant. Celui de Jean Piel ne l’est guère davantage qui aurait noté de
sa rencontre avec Bataille, deux ans plus tard, le 11 décembre 1941, ceci
qu’il lui aurait dit : « Jamais l’antagonisme entre les hommes qui ont de
véritables aspirations d’hommes et la masse de ceux qui vivent comme
des bêtes n’a été aussi grand, jamais la tyrannie des hommes-animaux
n’a été aussi complète sur les hommes-hommes qui sont appelés à vivre
une vie plus dangeureuse, de plus en plus traquée, mais d’autant plus
exaltante ; seule une vraie franc-maçonnerie de ces irréductibles peut
libérer et réunir le monde » (4). Rien qui fasse davantage de Bataille un
rallié à la honte de l’occupation. Plus complexe et plus douteuse est
l’analyse tentée par Klossowski. Et ses préalables, « les fascistes. Bataille
les méprisait », ne surseoient pas exactement à ses fins. Ils n’y surseoient

(1) « Ich liebe die Unwissenheit uni die Zukunft ». Nietzsche.


(2) Raymond Queneau. Journal 39-40, p. 110, Gallimard.
(3) Ibid. La rencontre de Queneau et de Bataille à laquelle il est fait ici
allusion date du 27 décembre 1939.
(4) Jean Piel. La rencontre et la différence, p. 214.

296
LA MORT A L'ŒUVRE

pas car à cette phrase s'en ajoute aussitôt une autre qui pourrait bien
être au cœur de ce qu’inconsciemment tous voulurent reprocher à Bataille,
qu'ils y fussent ou non justifiés : « Pathologiquement (5) engagé, comme
le fut Sade, la révolution » (il s’agit certes de la révolution, mais en irait-
il différemment s’agissant de la guerre ?) « ne l’intéressait qu’à travers le
jeu des passions » (6). L’adverbe « pathologiquement » est ici lesté de
tout le sens que lui supposent les phrases environnantes : « Que les
tentations profondes du cynisme fasciste se soient exercées sur son génie
propre, on ne saurait le contester » ( !). Ou bien encore : « ...en subissant
cette fascination qu’on discerne dans l’horizon de demi-culture allemand,
Bataille inconsciemment rejoignait un fond fascisant — ce côté ogre —
pour le dire d'une autre façon, dont il ne pouvait se départir » (7).
Pathologique aurait été Bataille (on notera qu’ainsi Klossowski, l'ami de
Bataille, rejoint ceux que ce dernier comptait parmi ses ennemis : Breton,
Sartre, et, on va le voir, Souvarine) et parce que pathologique, nécessai¬
rement, dérouté politiquement, confus, voire douteux. Ce que Klossowski
croit pouvoir imputer à une analogie que Bataille aurait eu avec Sade,
Fardoulis-Lagrange l’impute à une influence kojévienne détournée de son
sens : où Kojève annonçait Staline incarnant la fin de l’histoire. Bataille,
au cours de la guerre, aurait vu Hitler l'incarner à sa place. D’où la forte
impression que ses conquêtes auraient faites sur son esprit (8).
Mais le plus violent, le plus énergique des accusateurs est sans doute
Souvarine ; encore qu’il ne fût pas en France de toute la guerre et que
sa dénonciation fût tardive (quarante ans après les faits en question ;
craignait-il le démenti des témoins convoqués par lui ? Des témoins
anonymes, comme il se doit). Le procédé souvarinien consistant à en
appeler aux témoignages de « tous nos amis communs » sans préciser
lesquels, reste toutefois intéressant dans la mesure où il n’est intention¬
nellement vague (mais imparable, dût-il lui sembler) qu’en réussissant à
prendre appui sur des étais divers et invérifiables ; intéressant en ceci
aussi que ses préalables ne sont pas différents de ceux dont Klossowski
se justifie ; ils ne sont que plus violents. Premier point donc : Bataille est
« un détraqué sexuel » ; ses obsessions sont « libidineuses*» et ses élucu-

(5) C’est moi qui souligne.


(6) Pierre Klossowski. Le peintre et son démon. Entretiens avec Jean-Maurice
Monnoyer, p. 189, Flammarion.
(7) Ibid.
(8) Michel Fardoulis-Lagrange. Entretien avec l’auteur, 1986. De tels propos
nécessitent cette précision : Michel Fardoulis-Lagrange, communiste pendant la
guerre et condamné à mort, a vu pourtant Bataille témoigner à son procès. Et
c’est chez lui, à Vézelay, qu’il a trouvé un refuge de plusieurs mois en 1943. C’est
par lui qu’on sait aussi qu’Éluard (et Nush) rendit à Bataille en 1943 de fréquentes
visites à Vézelay. Éluard qu’on ne peut pas suspecter de sympathie pour l’occupant.

297
GEORGES BATAILLE,

brations « sadomasochistes ». De pareilles tendances — c’est le deuxième


point — ne peuvent qu’avoir de fâcheuses influences sur la « chimie de
l’intellect » et sur « la saine morale ». Implicite déduction : débauché, on
ne saurait être intègre, et « pathologique » on ne saurait être « républicain »
(c’est connu : la passion est d’un seul et pour lui seul. A fortiori, le
déchaînement des passions). Mais pour Souvarine, Bataille n’est pas que
sexuellement détraqué, il est encore intellectuellement pervers. N’a-t-il
pas eu le tort d’avouer qu’à ses yeux la seule philosophie qui comptât
depuis vingt ans était allemande ? S’il lisait et aimait la philosophie
allemande, c’est, selon Souvarine qu’il était l’adepte de ce « nazi-fuligi¬
neux » qu’était Heidegger (peu importait à sa démonstration que Bataille
lût assez peu Heidegger et qu’il le lut sans enthousiasme (9) ; peu lui
importait qu’il lut beaucoup plus Hegel et Nietzsche que, seul comme
nous l’avons vu, il innocenta avant-guerre de toutes les interprétations
fascistes et antisémites ; peu lui importait qu’il lut davantage Jaspers ou
Husserl qu’Heidegger... il ne pouvait qu’être indigne à l’égal de celui que
Souvarine estimait le plus indigne). Mais ce dernier pousse plus loin la
diffamation : si Bataille parla mal de Simone Weil et qu'il lui prêta les
traits peu obligeants de Lazare dans Le bleu du ciel (10), c’est quelle était
...juive. Ce qu’avec une perfidie consommée il insinue ainsi : « On devine
le mot qu’il n’ose pas prononcer, pensant à la mère de sa fille ». (Est-il
nécessaire de rappeler que Sylvia Bataille est juive ?). Bataille, parce que
« détraqué », nécessairement est fasciste ; nécessairement, il est antisémite.
Cette série d’approximations et d’amalgames, Souvarine la couronne
d’une dernière qui les résume toutes : « Tous nos amis communs » (j’ai
déjà posé la question : lesquels ? L’accusation est trop grave pour qu’ils
ne soient pas cités à comparaître) « qui m’en ont parlé après la guerre
recourraient au verbe « fasciner » pour définir son attitude devant Hitler,
dans le privé, certes, car il n’aurait pas eu le courage de prendre un
risque» (11). A de telles accusations, tous les textes publiés par Bataille
font amplement justice. Les premiers datent de 1933, les derniers de 1939.
Et pour ce qui est de l’attitude qui fut la sienne de 1939 à 1944, le

(9) « ...sans avoir jamais eu pour Heidegger, autre chose qu'un attrait énervé,
il m’arrivait de le lire (c’est vrai, sauf exception, pas en allemand) » OC IV, 365.
(10) Un livre que selon toute vraisemblance Souvarine ne lut, s’il le lut,
qu’après sa parution, soit en 1957. ( ...il ose prétendre qu’elle était « sale » ;
transposant sa propre saleté morale sur le sujet qu'il évoque. Il va, dans son
délire, jusqu’à la comparer à un « rat immonde ». Et encore quoi ? C’est de la
prose nazie ». (Prologue à la réimpression de La Critique sociale. Op. cit., p. 20).
(11) Ibid. Le témoignage de Souvarine est trop violemment haineux pour
qu’il ne faille pas imaginer l’historien qu’il est, en proie à autre chose que des
idées. Règlement de comptes amoureux ? Bataille le philosophe, de nouveau
rejoint par l’idée qu’il a permis qu’on se fasse de lui : d’un débauché ?

298
LA MORT A L’ŒUVRE

témoignage de ses proches, Michel Leiris, André Masson, Pierre Prévost,


Jean Pielet Diane Bataille, tous catégoriques et indignés, en font également
justice (12).
Resterait à trouver une explication à ce « malentendu » : la « fasci¬
nation » en est une. La guerre a pu fasciner Bataille — on l’a vu — Hitler
jamais (13). J’en hasarderai une autre (elle sera de toute façon moins
extravagante et aucunement diffamatoire) : Bataille terrifiait et il fallait
qu’une telle terreur trouvât des mots. Un moraliste, même impuissant
(surtout impuissant) rassure. A fortiori un idéaliste. Moralistes et idéalistes
rassurent et consolent. Mais Bataille ? L’enjeu moral qui, d un bout à
l’autre de la scène esthétique et politique de la gauche dominait (disons
du surréalisme au parti communiste), Bataille, patiemment, souvent
violemment depuis dix ans le ruinait. Aux pacifistes, il disait qu’ils étaient
des défaitistes (voir la déclaration du Collège de sociologie consécutive
aux Accords de Münich), aux patriotes des racistes (voir les tracts de
Contre-Attaque), aux bourgeois des corrompus (des collaborateurs en
puissance), au prolétariat des bœufs (que subornent les grimaces des
chefs-dieux)... A tous, il prédisait l’abattoir, quelques mots qu’ils auraient
en mourant pour protester de leur innocence. Tous ne sont pas morts de
la catastrophe qu'il annonçait (les démocraties non plus, même s il s en
est fallu de peu) et les mots que quelques-uns durent aller chercher pour
s’en venger (on ne se venge jamais trop tard de ceux qui ont eu raison
trop tôt) puisèrent à ce fond d’infâmie : le temps était revenu pour, les
moralistes de parler haut et fort ; haut d autant plus qu entre-temps tous
étaient devenus des héros ; et fort d autant plus que tous étaient d accord
pour oublier quelle France avait été celle qui s’était accommodée de
l’occupation au point de servir, contre les siens, de second couteau au
Reich. S’il est une chose que la guerre eut momentanément dû faire taire,
c’est l’arrogance des moralistes contre ceux qui n’y prétendaient pas ; les
procès en moralité auraient dus pour beaucoup paraître trop difficiles a
instruire.

(12) D’autres relations amicales de Bataille pendant la guerre et immédia¬


tement après en font pareillement justice : Sartre, Camus, Cassou, de Beauvoir,
Rousset etc
(13) Bataille dira plus tard, au moment où il développera le concept de
souveraineté : «J’aimerais insister sur le caractère bourgeois du monde militaire
issu du fascisme : le fascisme demeura aussi loin qu’il se pouvait de la préoccupation
profonde qui est le sens de la souveraineté... Je me sens tout a fait loin meme du
monde où les institutions militaires et la souveraineté coïncident » (OC VIII, 43U).
LES EXCRETIONS DE LA GUERRE : EXODE, EVACUATION

C’est le 5 septembre 1939 que Bataille entreprit d’écrire Le coupable ;


il vit encore à ce moment-là à Saint-Germain-en-Laye : « La date à
laquelle je commence d’écrire [...] n’est pas une coïncidence. Je commence
en raison des événements, mais ce n’est pas pour en parler ...soudain le
moment est venu pour moi de parler sans détour » (1). Parler sans détour,
ce n’est pas dire des événements qui surviennent quelle agonie ils sont,
mais c’est en être soi-même l’agonie. Tel semble bien être le sens de
l’expérience que décrit Le coupable, un sens mystique, un sens d’agonie.
Seul en septembre, Bataille est rejoint en octobre par Denise Rollin
avec qui il partage sa vie entre la maison de Saint-Germain qu’il avait
prise pour Laure et l’appartement de Denise au 3, rue de Lille à Paris. Il
est à ce moment encore employé à la Bibliothèque Nationale (2) où il
restera jusqu’en 1942. C’est le 26 mai 1940, douze jours après l'entrée des
Allemands dans Paris, que Bataille accompagne Denise une partie du
trajet qui la conduit à Riom-ès-Montagnes : « Dans la voiture qui
l’emmenait vers l’Auvergne, je l’ai accompagnée jusqu’au point qui
franchit la Loire (ce texte a été écrit aux Aubrais ; Fleury-les-Aubrais est
sans doute ce point) et là nous nous sommes séparés en pleurant. La
voiture est repartie et je suis demeuré debout sur la chaussée... si je
n’éprouve pas de rage, c’est que je ne m'arrête pas. Est-il rien dans
l’univers qui soit plus lourdement ignorant que moi ? » (3). Denise Rollin
s’est à l’évidence réfugiée dans la région natale de Bataille, non pas à
Riom exactement comme il eut été logique, mais à côté de Mauriac, à
Drugeac, exactement, dans le Cantal. Au lendemain de cette séparation.

(1) OCV, 245. Le coupable.


(2) Où le rencontre Maurice Heine qui le rapporte dans son journal à la
date du mardi 31 octobre 1939 : « Il [Bataille] me dit : vous avez tort de vous
placer à un point de vue moral. Moi je me place au point de vue animal. Je ne
suis pas un homme parmi les humains. Je suis un animal. Les concessions de
forme qu’on exigera de moi je suis prêt à les accorder. Je suis un moustique, on
peut m’écraser mais je ne ferai pas de bruit inutile pour signaler ma présence et
je neane comporterai pas comme si j’étais un éléphant ». Je rappelle que Maurice
Heine décédera le 30 mai 1940.
(3) OC V, 521. Le coupable. Notes.

300
LA MORT A L'ŒUVRE

Bataille note : « Je me sens beaucoup trop voisin de la mort, c’est-à-dire


que je ne peux plus être ébranlé sans que la mort comme seule issue me
monte à la tête » (4). Le 30 mai, il se rend à son tour à Riom-ès-Montagnes
et à Drugeac pour un séjour, on ne sait pourquoi, bref (Riom : « ... le
seul pays où quelque chose de mon enfance demeure attachée ») (5) et
semble-t-il désespéré : « Il ne me reste qu’à mourir. J’ai mes raisons et
cela me semblerait vain de les donner... Je ne maudis pas la vie du tout.
Je l’aime beaucoup, mais si les choses s’engagent trop mal... » (6). Le
2 juin au soir, ou le 3 au matin. Bataille est de nouveau à Paris où il
restera jusqu’au 11 du même mois. C est à cette date en effet qu il
entreprend de nouveau vers Drugeac (où est Denise Rollin) un trajet qu il
qualifie d’évacué (via Chateauroux et Montluçon) : «C’est l’exode et
l'horreur du partage entre la chance et la malchance. Jusqu ici c est la
chance qui m'accompagne : d'autant plus nette qu il y a une heure
j’envisageais de partir à pied par les routes » (7).
A Drugeac (ou Ferluc, on ne sait pas exactement mais les deux
villages sont voisins) il a reconstitué un groupe de personnes qui lui sont
proches (c’est une constante : Bataille n’aime pas vivre seul) : sa propre
fille Laurence — elle a dix ans — Denise et son fils Jean — il a un an —
André Masson et sa femme Rose (8). A en croire les quelques notations
qu'il rapporte, la vie n’y aurait pas été celle qu’il attendait : « Malentendus,
puis haines, accusations : la vie devenant dans cette maison de Ferluc,
où j’avais cru trouver une oasis, une sorte d’horreur... moi-même ?
pourquoi suis-je condamné à cette agitation qui ne cesse plus autour de
moi ? Comme si ma présence attirait le trouble... A l’égard des horreurs,
une sorte de bienveillance cruelle » (9). .
Du « désastre présent », de la défaite française et de la signature a
Rethondes le 22 juin de l’armistice avec les troupes d’occupation, ces
pages de journal ne reçoivent un écho qu’extrêmement assourdi, et
paradoxalement porté à des dimensions tragiques ; dimensions dont seule
la foudre le délivrerait : « Mais effondré, ses vertus ignorées, qui sont en
lui [en lui : ce pays] comme la possibilité de la foudre dans un nuage
terne, il me semble qu’elles seront brûlantes. » (10)

(4) Ibid, 522.


(5) Ibid, 523.
(6) Ibid, 527. , . . „
(7) Laurence est arrivée avec son oncle André et sa tante Rose Massom Ils
semblent qu’ils aient d’abord séjourné à l'hôtel. (Entretiens avec 1 auteur, 1986.)
Selon Jean Rollin, Audiberti aurait été également présent. Il semble que bylvia
Bataille ait aussi, au moins momentanément, été là.
(8) Ibid, 529.
(9) Ibid, 531.
(10) Ibid, 533

301
GEORGES BATAILLE,

En juillet 1940, Bataille circule en zone libre : le 28, il est à Vichy,


le 31 à Clermont. A Clermont-Ferrand il dort dans un lycée, « image de
la possession dure et dominante ». Sa couverture porte en lettres rouges
le nom de Biaise Pascal : « Ce avec quoi je me débats, l’ascèse, la luxure ».
Le 3 août, il est à Bord et le 4 de nouveau à Drugeac. Le 8, il revient à
Paris (« Aller de Clermont à Paris, risquer d’être arrêté au poste allemand :
l’horizon sombre et le ciel de plomb» (11). Le 28, il fait procéder au
déménagement de la maison de Saint-Germain : « Les robes et le linge
de Laure, je devais les retirer de l’armoire. Je retrouvai ainsi ce qu’elle
cachait, ses bas de filet ou de dentelle, ses longs bas noirs, ses longs bas
blancs et le col empesé qu’elle avait acheté pour le porter avec un tablier
de petite fille » (12). Bataille prend un nouvel appartement au 259 de la
rue Saint-Honoré (Paris VIIIe), appartement où il résidera à parts égales
avec celui qu’habite Denise Rollin au 3 rue de Lille.

(11) Ibid, 535.


(12) Ibid, 536.
« NOBODADDY » *

« J'ai espéré la déchirure du ciel... Je l’ai espérée, mais le ciel ne s’est


pas ouvert. Il y a quelque chose d’insoluble dans cette attente de bête de
proie blottie et rongée par la faim. L’absurdité : « Est-ce Dieu que
j’aimerais déchirer ? » Comme si j'étais une véritable bête de proie, mais
je suis plus malade encore. Car je ris de ma propre faim, je ne veux rien
manger, je devrais plutôt être mangé. L’amour me ronge à vif : il n’est
plus d’autre issue qu’une mort rapide. Ce que j’attends est une réponse
dans l'obscurité où je suis. Peut-être, faute d’être broyé, je demeurerais
le déchet oublié ! Aucune réponse à cette agitation épuisante : tout reste
vide. Tandis que si..., mais je n’ai pas de Dieu à supplier. »
Faut-il le rappeler? Bataille n’a pas de Dieu. La supplication
s’étrangle dans la gorge. Elle n’est cependant pas moins terrible, dût-elle
P’avoir personne qui l’entende. Le cri a la mesure du vide qu’il laisse : il
est immense.
On l’a dit beaucoup : Bataille fut mystique. On n’est pas loin de dire
aussi que la guerre correspondit à une sorte de seconde conversion.
Bataille aurait été actif avant-guerre et serait devenu contemplatif comme
celle-ci se déclarait. La vérité est plus trouble. En 1937, à Alexandre
Kojève, il se définit comme une « négativité sans emploi ». A l’hégelien
qu’était Kojève, ce qu’était une négativité, était immédiatement compré¬
hensible : pour Hegel, l’action est le négatif. Mais qu’était en ce cas, une
action qui n’eut soudain plus trouvé à s’employer? Sans doute pas une
contemplation. Moins encore une mysticité. Une activité privée des
moyens et des raisons d’agir suspend le temps, fût-il celui de la guerre
(de la plus véhémente des activités donc !), le déréalise. Bataille n’est pas
avec la guerre devenu un homme contemplatif. Mais un homme « ravi »
(soustrait) au temps. Le temps de 1 utile, le temps de 1 attente, le temps
des projets, le temps des fins, la guerre (en ceci encore elle est illuminative)
en a fait un temps ek-statique, un temps abstrait : le temps immesurable
d’une agonie, entre deux temps, de la vie et de la mort, ni plus tout à fait

* Mot formé par la contraction de Nobody (personne) et de daddy (papa)


servant ici et selon William Blake à désigner Dieu le Père.

303
GEORGES BATAILLE,

l’un ni tout à fait encore l’autre (Dieu ou le néant, la mort n'est plus le
temps).
Commençant d’écrire cet étrange livre qu’est Le coupable (est-ce
d’ailleurs bien un livre ? N’est-ce pas davantage un journal on le verra,
on ne peut plus mêlé ?), c’est du néant d’une agonie que Bataille se
propose de faire le récit : « Je veux décrire une expérience mystique... » (1).
Et cette expérience a ses transes. Elles ne sont pas différentes en nature
de celles que produit la volupté ; elles sont simplement plus intenses.
L’extase (la capacité d’abolir momentanément l'asservissant empire du
temps), Bataille va aller la chercher, comme devant le supplice des Cent
morceaux, dans les émotions les plus troubles, sanglantes de préférence
(ces émotions coupantes, bave aux lèvres) : l'égorgement, par un oiseau
de proie, d’un oiseau plus petit ; la lame entrée dans la chair du genou...
Est-ce une extase ? Est-ce d’un mystique ? « ...brusquement je me sens
devenu un sexe en érection, avec une intensité irrécusable... L’idée que
mon corps même et ma tête n’étaient plus qu’un pénis monstrueux, nu
et injecté de sang, me sembla si absurde que je crus défaillir de rire... Je
ne pouvais d’ailleurs pas rire à tel point la tension de mon corps était
forte. Comme le supplicié (2), je devais avoir les yeux révulsés et ma tête
s’était renversée en arrière. Dans cet état, la représentation cruelle du
supplice, du regard extatique, des côtes sanglantes mises à nu, me donna
une convulsion déchirante... » (3). A cette scène, une autre, à peine moins
intense, un an plus tard, fit écho : « ...je commençai à me représenter les
images les plus troubles que je pouvais imaginer. J’entrai dans un état
impossible à décrire qui tenait du cauchemar plutôt-que de l’orgie, mais
soutenu par des mouvements de colère violent... Je descendis aux cabinets
et m’assis sur le trône espérant qu’une défécation violente me délivrerait :
je me tordis convulsivement, j'aurais pu crier, mais je me retrouvai dans
ma chambre tout aussi tendu, tout aussi assoiffé. C’est alors que mon
corps nu s’arqua de nouveau — comme un an auparavant — de nouveau
il y eut l’image révulsée du supplice (4) et. je tombai à terre agité de
brusques soubresauts » (5). De tels états, plus intenses que la volupté sont
aussi plus intenses que Dieu (on pourrait dire aussi qu’ils sont Dieu :
déchirants comme l’est son absence, avides comme l’est le cri qui ne se
résigne pas ; étranglé comme celui qui n’appelle à aucune justice). Ce que
découvre Bataille s’adonnant sur lui à tous les déchirements imagi-

(1) OC V, 255. Le coupable.


(2) Fou Tchou Li, le supplicié chinois.
(3) OC I, 518. Le coupable. Notes.
(4) Le supplice des Cent morceaux.
(5) Ibid. Cette double expérience sera reprise dans La tombe de Louis XXX
(OC IV, 165).

304
LA MORT A L'ŒUVRE

nables (6) — la guerre n'offre jamais plus que quelques représentations


supplémentaires aux états de tout temps incandescents qui sont les siens
— c'est que l'extase n'est pas moindre (elle n'est pas moins violemment
divine) qui se dispense de Dieu. Dieu n’est pas indispensable à qui se dit
mystique ; Dieu n'est pas seulement mort, il n’a jamais été : les transes
des mystiques chrétiens ne sont donc pas moins imaginaires.
L’insistance que met Bataille à se déclarer mystique est une insistance
provocante, provocante d'autant plus qu'il ne cache pas ne pas aimer ce
mot : « ...j'envisage moins les expériences « confessionnelles » — aux¬
quelles on se rapporte en général — que l'expérience en elle-même, libre
d’attaches, fussent-elles vagues, à quelque confession que ce soit. C’est
ce qui justifie l'abandon du mot « mystique », auquel je n’aurais pu me
tenir sans prêter à confusion... ». Mais il a sur tout autre l’avantage de
désigner Dieu comme le dernier des mots possibles, celui au-delà duquel
commence le silence... Puisqu’aussi bien Dieu est le dernier des mots, il
est celui qui dit « que tout mot, un peu plus loin manquera » (7). Et
qu’avec le silence où tombe ce mot (parmi les autres ; il n’est plus différent
d’eux) commence le supplice.
Tout mot au-delà manquera de la même façon que Dieu lui-même
manque. Ce que Bataille entend découvrir, sur lui-même, c’est ce que
Dieu a jusqu'ici dissimulé. Le fait qu’on attachait le type d’expériences
ici décrites à ce que Dieu paraissait pouvoir leur faire signifier obérait
leur part de révélation. Le mystique « voit ce qu’il veut ». Et tout au plus
découvre-t-il « ce qu’il savait ». Il triche. Il se donne la comédie. Il poétise.
Où Dieu « ravissait », son absence supplicie. Il faut avec Dieu se
débarrasser du Tout, du salut, de la perfection, de toutes ses grimaces en
somme et ne connaître de ce qui porte l’homme à tenter d'éprouver de
tels états que ce qui le met plus nu, parce qu’un tel état n’a pas d’autre
autorité que lui-même. Rien ne le justifie ; et rien ne lui donne de sens :
« Je dispose, s’il me plaît, des états mystiques. Éloigné de toute foi, privé
de tout espoir, je n’ai, pour accéder à ces états, aucun motif. » (8)
Rien ne le justifie, rien ne lui donne de sens sinon le libre caprice de
vouloir connaître l’« impossible du désir ». Robert Sasso le dit avec
netteté ; « L’expérience en question n est pas celle d une présence mais
bien plutôt d’une absence... » (9). Et ce n’est plus seulement l’absence de

(6) « En d’autres termes on n’atteint des états d’extases ou de ravissement


qu’en dramatisant l’existence en général » (OC V, 22. L’expérience intérieure).
(7) OC V, 49.
(8) OC VI, 61. Sur Nietzsche.
(9) Et il ajoute : « C’est en cela qu’elle est a-théologique » (Robert Sasso. Le
système du non-savoir. Une ontologie du jeu, p. 101, Éd. de Minuit). Toute personne
pressée de rétablir de la présence dans l’expérience de Bataille doit se souvenir de
ceci.

305
GEORGES BATAILLE,

Dieu qui est suppliciante, mais l’impossible où tombe le désir, lui disparu.
Rien ne justifie plus le désir quand Dieu, avant, justifiait tout. Pire, et
c’est un paradoxe : Dieu ne répond plus du désir qu’on peut avoir de
s’affranchir de ses désirs. Il ne répond donc plus du seul désir qui les
décime tous : du désir de Dieu. Le désir de Dieu est désespéré et la
sainteté impossible. Le caprice et la passion justifient le mal (le désordre
des désirs, l’ivresse horrifiée), mais qui (ou quoi ?) justifie le bien ? Seul
le rire répond de la farce divine et de la transe inutile où elle jette : le rire
que Bataille a signifié d’un mot emprunté à William Blake qui est comme
un postiche posé sur le nez de Dieu : Nobodaddy. Alexandre Kojève
tombe d’accord avec ce jeu de mots : « Toute la mystique est dans le mot
Nobodaddy » (10).
L’effet de grimace obtenu est sinistre à souhait. Dieu n’est-il pas plus
rassurant mort (comme il l’est pour les matérialistes) qu’il ne l’est pris de
boisson, déboutonné, dans un bordel ou dans une noce, obscène et
s’oubliant (faut-il rappeler quelle grimace lui était Lord Auch : Dieu aux
chiottes ?), infirme (le plus souvent aveugle ; combien de fois Bataille ne
l’a-t-il pas décrit aveugle ?) ou fou : « Ce Dieu qui sous ses nuées nous
anime est fou. Je le sais, je le suis» (11). (Est-il nécessaire de redire
combien, quelques traits que lui prête Bataille, chacun d’une façon ou de
l’autre emprunte au souvenir qu’il a de son père ? Ce qui confirmerait
encore, s’il était nécessaire, le nom choisi pour le qualifier : Nobodaddy).
Le doute où continuellement nous laisse Bataille : Dieu existe-t-Il ou
n’existe-t-Il pas pourrait pour lui trouver provisoirement cette réponse :
Il existe. Il existe nécessairement, l’homme existant. Qu’on ne se méprenne
pas : l’homme Le fait exister. Il existe à proportion du désir qu’à l’homme
de Le faire exister. Et II est aussi loin (aussi profond, aussi grave) que
va ce désir : puisqu’il est de ce désir l’impossible. Et c’est ceci qui intéresse
Bataille chez les mystiques et qui fait qu’il en est un, aussi, si l’on veut
bien admettre qu’il se différencie de ceux qui l’ont précédé dans cette voie
et auxquels ce nom ne saurait être contesté, par le fait que lui n’atteint
pas et ne cherche pas à atteindre. Son état n’a d’autre objet que lui-même
et le vide auquel il ouvre : il n’y a rien qui le justifie, rien qui l'apaise,
rien qui en soit un but. Et il est en ceci inégalablement intense. Si intense
que, plus que l’érotisme, il est la plus profonde, la plus vertigineuse
dépense. Il rallié à lui toutes les énergies disponibles et les porte à leur
plus haut niveau d’intensité pour... pour rien : « ...ce que le mysticisme
n’a pu dire (au moment de le dire, il défaillait), l’érotisme le dit : Dieu
n’est rien, s’il n’est pas dépassement de Dieu dans tous les sens ; dans le
sens de l’être vulgaire, dans celui de l’horreur et de l’impureté ; à la fin,

(10) Lette d’Alexandre Kojève à Georges Bataille du 28 juillet 1942.


(11) OC III, Le petit.

306
LA MORT A L'ŒUVRE

dans le sens de rien... » (12) ; Dieu est l’impossible. A l’église II n’est que
le masque de l’impossible. Mais hors de l’église que Lui reste-t-il ? Le
bordel. Comme la mystique, la débauche Le met nu. On a vu comment
quittant les églises. Bataille s’est jeté dans les bordels, et comment ceux-
ci les ont remplacées : « A la place de Dieu...
il n'y a
que
l’impossible
et non Dieu. »

(12) OC III, 12. Madame Edwarda. Préface.


EDWARDA : LES DIVINES GUENILLES

C’est dans un bordel que Bataille va aller chercher la plus tourmentée,


la plus grimaçante — la plus bouleversée, aussi — des images qu’il va
donner de Dieu, Dieu dont on a trop dit qu’il fut à cette époque le
mystique, sans trop se soucier de savoir quel mystique il fut et de quel
Dieu. Le nom de cette image est Edwarda. Madame Edwarda. Le titre
aussi du récit que Bataille fait de son affreux « caprice ». Elle est une
putain (pas même la mère maquerelle ; dix ans plus tôt. Bataille aurait
peut-être fait d’elle une maquerelle : ordonnant aux libres jeux de la
mort), une putain parmi d’autres ou peut-être toutes les putains possibles.
Ce qu’un homme va trouver dans un bordel proche de la porte Saint-
Denis, c’est le rite — d’une « hallucinante solennité » — grâce auquel il
sait quel Dieu — quel impossible — le condamne : « ...la mort elle-même
était de la fête en ceci que la nudité du bordel appelle le couteau du
boucher ». Le couteau du sacrificateur.
Et pour que tout soit clair, il fallait qu’Edwarda, une putain, se
révélât pour ce qu’elle était : Dieu. « Assise, elle maintenait haute une
jambe écartée : pour mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau
des deux mains. Ainsi les « guenilles » d’Edwarda mp regardaient, velues
et roses, pleine de vie comme une pieuvre répugnante. Je balbutiai
doucement :
— Pourquoi fais-tu cela ?
— Tu vois, dit-elle, je suis DIEU...
— Je suis fou.
— Mais non tu dois regarder : regarde !» (1).
Nue, troussée, ce qu’Edwarda — Dieu — enjoint que le narrateur
voit ce sont ses « guenilles ». Parce qu’elle est Dieu, elle a le droit
d’enjoindre : par deux fois elle dit de regarder. Le Christ, à plusieurs,
enjoignit de regarder ses plaies. On trouve un écho de l’injonction
d'Edwarda dans le Livre des visions d’Angèle de Foligno que, nous le
verrons, Bataille lisait au moment où il écrivit Le coupable et Madame
Edwarda : « Dans sa pitié. Dieu m’apparut plusieurs fois dans le sommeil
ou dans la veille, crucifié : “Regarde, disait-il, regarde vers mes plaies”.

(1) OC III, 22, Madame Edwarda.

308
LA MORT A L'ŒUVRE

Ceci se renouvella plusieurs fois. Il me montrait les tortures de sa tête,


les poils du sourcil, les poils de sa barbe arrachés, et me disait : “C’est
pour toi, pour toi, pour toi. » (2). Et parce que Madame Edwarda est
Dieu, elle est nécessairement immonde, immonde et désirable. Il faut
n'avoir pas lu tout Bataille pour prétendre qu’il aurait changé ; qu’hier
débauché, il serait aujourd'hui devenu mystique et — certains ne se
priveront pas de le dire — chrétien (3). C’est le même homme de toute
évidence qui se fait obéissant au même commandement de voir qu'enfant
son père lui fit. Et c'est le même homme qui dit de Dieu ce qu'il suggérait
déjà de lui quinze ans plus tôt dans Histoire de l’œil. Cette femme obscène
et nue est Dieu. Elle exhibe ses « guenilles » et commande qu’elles soient
vues pour ce qu'elles sont : « les guenilles » de Dieu. Elle commande aussi
qu'il s'abouche à ses guenilles : « Elle ordonnait : Embrasse !... Je trem¬
blais ; je la regardais, immobile, elle me souriait si doucement que je
tremblais. Enfin je m’agenouillai, je titubai, et je posai mes lèvres sur la
plaie vive ». A quoi fait encore écho une vision d'Angèle de Foligno :
« Le Christ m'appela et me dit de poser mes lèvres sur la plaie de son
côté. Je sentis pour la première fois une grande consolation mêlée à une
grande tristesse, car j’avais la Passion sous les yeux. Je réfléchissai,
cherchant quelqu’un qui voulut bien me tuer. Je ne dormais pas. » Il n’y
a pas loin du père infirme et fou, à sa façon commandant jadis à son fils
qu’il le vit nu et guenilleux. Lord Auch n’était-il pas « Dieu se soulageant »
et comment ne pas s'arrêter à l’extraordinaire du mot « guenilles ».
Comment la putain folle et belle, s’avouant, nue, guenilleuse, Dieu,
n’évoquerait-elle pas l’organe mort du père entre les jambes molles et
mortes ? Guenilles de femmes, dans un cas, mais d’une femme qui a pour
nom un nom d’homme féminisé, Edouard, un nom on le verra bientôt
d'homme mort dans Le mort. Guenilles d’homme, dans l’autre. Le
rapprochement est d’autant moins évitable que dans le récit contemporain
qu'est Le petit, Dieu est cette fois un « gland » et cette fois encore
curieusement, symptomatiquement, associé au père du narrateur : « Dieu
n’est pas un curé, mais un gland : papa est un gland. » (4)
La capacité de cette femme, la dernière d’entre elles dit-on, d’être
Dieu, la capacité de Dieu d’être la dernière des femmes, la plus traumatisée.

(2) Traduction Ernest Hello.


(3) Lui-même -pourtant donne les clés. Le plus important des textes de
L’expérience intérieure, Le supplice doit être lu, a-t-il dit, après et à la lumière de
Madame Edwarda qui en est « la clé lubrique ».
(4) La série ne s’arrête pas là qui associe Dieu aux parties velues, cachées :
cette dernière citation est tirée du Petit, nom qu’on donne dans les bordels, dit
Bataille, à l’orifice anal. Et Bataille prend pour troisième pseudonyme dans ces
années de guerre (Madame Edwarda est signé Pierre Angélique, Le petit Louis
Trente) Dianus : Dieu Anus ?

309
GEORGES BATAILLE,

la plus bouleversante, ne fait pas de doute : « Elle était noire, entièrement,


simple, angoissante comme un trou : je compris qu’elle ne riait pas et
même, exactement que, sous le vêtement qui la voilait, elle était maintenant
absente. Je sus alors — toute ivresse en moi dissipée — qu’Elle n’avait
pas menti, qu’Elle était Dieu » (5) (comme lui, elle porte un masque et
un domino : personnage de farce, de farce tragique).
Et c’est Dieu — une bête aussi bien — qui, immonde, va conduire
le narrateur vers l’impossible : l’épuisant plaisir pris par Elle, devant lui,
avec un chauffeur de taxi, dans son véhicule ; un plaisir glorieux autant
qu’effrayé. Le narrateur (Bataille ?) a cette fois poussé aussi loin que
possible (et aussi éveillant) le supplice. Il n’est pas, comme dans Histoire
de l’œil et Le bleu du ciel celui qui a besoin de la mort pour désirer, il est
cette fois lui-même la mort. C’est sans lui que l’amour se fait ; mais sous
ses yeux. Et il guette sur Edwarda, — sur Dieu — les signes de la mort
enfin descendus — les signes du plaisir inaccessibles à Dieu — : « ...de
son regard, à ce moment-là, je sus qu’il revenait de l’impossible... » ;
« L'amour dans ses yeux étaient morts » ; « Le nœud se dégagea. Je l’aidai
à s’étendre, essuyai sa sueur. Les yeux morts, elle se laissait faire » (6).
Elle sait. Bataille écrit : « DIEU, s’il savait, serait un porc ». Parce qu’elle
est un porc, Edwarda sait. Dire Edwarda est un porc n’est pas consentir
soudain à la morale. C’est une vérité scandaleuse et c’est une vérité tendre.
Ce n’est pas le moins singulier que ce livre qui se veut abject soit aussi
le plus tendre. Edwarda est chérissable, serait-elle un porc ; ou plus
justement parce qu’elle est un porc, elle seule peut ouvrir à la nuit d’un
ciel vide. (Maurice Blanchot dans un très bel article écrit en 1957 dans
la N.R.F. dit qu’il y a chez tout écrivain tragique la nécessité que se
rencontrent Phèdre et Oenone. Edwarda est une Oenone que Phèdre ne
maudirait pas en mourant de l’avoir portée vers les pires résolutions.
Edwarda sait, et ce qu’elle sait, est d’un Dieu : ce que Dieu seul saurait
s’il savait, mais II ne sait pas, et c’est pour cela qu’il n'existe pas. Ce que
sait une prostituée. Dieu l’ignore et c’est pour cela que seule une prostituée
est sainte quand Dieu est une farce. S’il savait, Il mourrait... Il serait
démasqué. Edwarda n’est pas seulement une animalité excédente (à sa
façon Simone dans Histoire de l'œil, l’était). Elle est Dieu excédant. Elle
est DIEU révélé MORT. L’être est — son dévoilement, son aletheia —
et n’est que — son dérobement — sa boucherie : l’abat du corps ouvert,
sans Dieu (7).

(5) Ibid', 24.


(6) Ibid, 29 et 30.
(7) Ceci ne prétend bien entendu pas épuiser les sens de ce livre. Marguerite
Duras le dit dès 1958 : « Edwarda restera suffisamment inintelligible des siècles
durant, pour que toute une théologie soit faite à son propos » (La ciguë, n° 1).

310
LA MORT A L ’ŒUVRE

Madame Edwarda est la clé de L'expérience intérieur comme Le petit


est la clé de du coupable : les clés lubriques (8). Ces deux livres ne se
donnent à lire en effet que de la plus déjetée des façons. Le coupable,
surtout, est le plus caractéristique des livres de Bataille. D’un désordre
intentionnel, sans plus de début que de fin, inachevé par nature, mêlant,
entremêlant journal et pensée, trivialité et élévation, érotisme et sacré,
réel et fiction, biographie et philosophie, commençant à une date, finissant
à une autre sans que ni l'une ni l’autre ne soient justifiées, fait d’annexes
thématiques comme s’il s’agissait d’intégrer une sorte de résidualité du
texte, alors que d'autres passages (trop biographiques, trop réels) en sont
retirés (9) : Le coupable est comme le court fragment d’un long texte
commencé avec la première des lignes écrites par Bataille et achevé (mais
l’inachèvement n’est-il pas au cœur de tout ce qu’a toujours écrit Bataille ?)
avec la dernière des lignes écrites par lui. (Le petit est une sorte de
Coupable en plus nu, en plus bref, en plus brisant). Commencé le
5 septembre 1939 et terminé en mai 1943, Le coupable, davantage par ce
que Bataille en a retiré que parce qu'il y a laissé (le louable souci de faire
livre de ce qui n’y ressemblait que peu), donne de lui, pendant la guerre,
une image nette et biographiquement fiable (10).

(8) Et clandestines. Tous deux ont été publiés sous pseudonymes.


(9) Ce qu’il en a retiré figure dans les notes du tome V des Œuvres Complètes
de la page 492 à la page 572. Plus qu’il n’en faut à Bataille pour faire un livre en
soi ; cinq fois la dimension de Madame Edwarda et du Petit.
(10) Madame Edwarda est paru sous le pseudonyme de Pierre Angélique aux
Éditions du Solitaire (Robert Chatté) en 1941, à Paris. C’est l’édition dite de
1937. Réédition, chez le même éditeur illustrée de gravures de Jean Perdu
(pseudonyme de Jean Fautrier) à Paris, en 1945 ; c’est l’édition dite de 1942.
Réédition chez Jean-Jacques Pauvert, toujours sous le pseudonyme de Pierre
Angélique mais augmentée d’une préface de Georges Bataille. Pas d illustrations.
Paris, 1956. Réédition sous le nom de Georges Bataille, illustré de douze planches
de Hans Bellmer, chez Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1966.
■ Le petit est paru sous le pseudonyme de Louis Trente, sans nom d’éditeur
(en réalité Robert Chatté) à Paris, en 1943. C’est l’édition dit de 1934. Réédition
sous le nom de Georges Bataille, chez Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1963.
« JE ME NOMME L'ABOMINATION DE DIEU » (1)

Bataille commence donc d’écrire Le coupable le 5 septembre 1939.


Quelques jours auparavant, il avait commencé de lire le Livre des visions
d’Angèle de Foligno. Cette coïncidence n’est pas sans importance. On a
vu que, de près ou de loin, consciemment ou non, plus d’un élément de
ce livre est repérable quoique détourné, « affollé » dans Madame Edwarda
(de sorte que Madame Edwarda est bel et bien un récit mystique autant
qu’obscène, si du moins l’on entend sa mysticité comme absolument
obscène). On verra que ce livre aura une influence aussi considérable et
aussi illuminante tant sur Le coupable que sur L'expérience intérieure ; il
en est le fascinant filigrane. Angèle de Foligno disant à son confesseur
(Frère Arnaud) : « Je ne suis plus disposée à écrire, mais à pleurer... Je
suis une aveugle... Oui ! Le don d’inventer un abîme pour s’humilier de
plus bas », ouvre à la possibilité d’un abîme qu’elle ne comble avec Dieu
qu’en dernier recours. Mais aussi bien, plusieurs des phrases qu’elle
prononce laissent en suspens la possibilité d'un tel Dieu et donnent à qui
les lit la possibilité de prétendre que supérieur à ce Dieu est l’abîme :
« Des choses de l’abîme, il est impossible de rien dire ; pas un mot dont
le son donne une idée de la chose ; pas une pensée, pas une intelligence
qui puisse s’aventurer là. Elles restent dans leurs domaines, dans les
domaines inférieurs. Pas-un mot, pas une idée qui ressemble au Dieu de
l’abîme » ; et de prétendre que supérieur aux mots (et à la discursivité :
« de rares chrétiens sont sortis de la sphère du discours, parvenant à celle
de l’extase...) (2), est le silence : « Mes paroles me font l'effet d’un néant.
Qu’est-ce que je dis ? Mes paroles me font horreur. Ô suprême obscurité !
Mes paroles sont des malédictions, mes paroles sont des blasphèmes.
Silence ! Silence ! Silence ! ». Les paroles d’Angèle de Foligno pourraient
être quelquefois attribuées à Bataille, quelquefois à Nietzsche, sans que
nul ne le remarque : « Approfondir la profondeur, creuser le néant de
son abîme, je désire, je désire, j’ai faim et soif. J’ai faim et soif que vous
vous abîmiez dans l’abîme, que vous vous engloutissiez dans la profondeur
de votre néant et dans la hauteur de l’immensité divine ».

(1) Angèle de Foligno


(2) OC V, 274. Le coupable.

312
LA MORT A L'ŒUVRE

Tels sont les présupposés d’une expérience qui sait quelle nuit il lui
faudra traverser ; peu importe que la sainte s’obstine à croire que Dieu
rend raison de cette nuit et que Bataille prétende que Dieu est cette nuit-
même (ou cette nuit. Dieu), l'effroi, l’épouvante sont les mêmes ; et surtout
sont les mêmes les déterminations de Bataille et d’Angèle de Foligno
d'éprouver sur eux les effets d’une expérience débarrassée des attèles
discursives, du langage et de la raison (3). Entre Angèle de Foligno et
Bataille, il y a Pascal puis Nietzsche. Pascal a poussé plus loin l’Absence.
Si loin qu’on ne sait plus avec lui qui de Dieu ou de la nuit est le fond
des mondes. Et Nietzsche, par un violent effort peut-être désespéré, a
tenté de métamorphoser cette nuit pascalienne en un jour lourd de toutes
les promesses humaines qu'avant lui les mystiques avaient retiré à l’homme.
Sur ce point. Bataille est en-deçà de Nietzsche. C’est la nuit davantage
que le jour qui le fascine. La nuit de Jean de La Croix ; la nuit surtout
d’Angèle de Foligno, si proche à ses yeux de celle d’Edwarda ; saintes
l’une et l’autre, et putains : l’une de Dieu, l’autre des hommes.

(3) Jean-Noël Vuarnet (Extases féminines, Arthaud) voit dans l’Angèle de


Foligno de Bataille une double et cumulative invention : il faudrait en effet selon
lui compter avec l’invention que constitue la traduction d’Ernest Hello (celle que
cite Bataille et que je cite moi-même et à laquelle il préfère celle de Christoflour.
Et ajouter à cette première invention celle de Bataille lui-même qui consisterait à
lire et à interpréter Angèle de Foligno comme on le fait de Denys l’Aréopagite
ou Maître Eckhart.

313
LA COMMUNAUTE DES AMIS

1941 pour Bataille est principalement marquée par la rédaction et la


publication de Madame Edwarda, l’un des plus importants et des plus
connus de ses livres, ainsi que par celle du Coupable. Une rencontre et
une amitié n’eurent, en cette année, semble-t-il, pas moins d’importance :
celles de Maurice Blanchot.
Il n’y a pas lieu de s’étonner que les deux hommes ne se soient pas
rencontrés plus tôt : ils n’ont pas le même passé. C’est donc le hasard (la
chance ?) qui va les mettre en relation (pour Bataille, une chance de plus
liée à la guerre). La chance, et, plus concrètement, Pierre Prévost.
Pierre Prévost est au début de la guerre un jeune intellectuel qui s’est
d’abord — en 1934 — intéressé au groupe Ordre Nouveau, où, Arnaud
Dandieu décédé, il a été proche de Robert Aron, d’Alexandre Marc(l)
et de Jacques Chevalley. C’est sur la recommandation de ce dernier qu’il
s’est en 1937 présenté à Bataille, à la Bibliothèque Nationale (on a vu
que celui-ci avait collaboré d’assez près, mais anonymement, à l’élabo¬
ration du chapitre « Echanges et Crédits » de La Révolution nécessaire,
sorte de livre manifeste du groupe), et il va à partir de cette rencontre
suivre Bataille dans la plus importante de ses activités publiques : Le
Collège de sociologie. (Précisons cependant que Prévost ne fut jamais
proche de Bataille au point de le connaître intimement et de participer
aux activités que celui-ci tenait à garder secrètes ; Acéphale, par exemple).
Prévost a aussi d’autres relations, d’autres amitiés dont, on le verra, il
fera profiter Bataille : avec Georges Pelorson (il a travaillé à deux numéros
de la revue Volonté que Pelorson dirigeait) ; avec Maurice Kahane, à ce
moment théosophe (qui prendra bientôt le nom de Maurice Girodias)...
Ces relations firent que Prévost connut d’assez près plusieurs groupes de
réflexion (2), d’aucuns informels, d’autres nettement formalisés : c’est le
cas du principal d’entre eux qui, sous le nom de Jeune France, regroupait
plusieurs personnes qu’il avait connues à l’époque d'Ordre Nouveau

(1) De son vrai nom Alexandre Lipianski.


(2) On a trop tendance à considérer que seul Bataille avait le désir de former
des groupes de réflexion. En réalité, ils paraissent avoir été nombreux. Au nombre
de ceux-ci, il ne faut pas négliger celui formé par Marcel Moré, auquel participèrent
Landsberg et Koyré.

314
LA MORT A L'ŒUVRE

comme Xavier de Lignac et Romain Petitot qui après-guerre, s’appellera


François Bruel). S’ajoutèrent à eux Paul Flamand (l’un des futurs
fondateurs des Editions du Seuil), Louis Ollivier (frère d’Albert Ollivier),
Pierre Schaeffer et Georges Pelorson qui devait prendre en charge la
partie littéraire de ce groupe et travaillait à la création d’une revue qui
en aurait matérialisée les débats. Mais ce dernier appelé à d’autres
fonctions (au gouvernement du Maréchal Pétain dont il fut membre,
semble-t-il, au Secrétariat d'Etat à la Jeunesse (3), voulut confier la
direction de cette future revue à un jeune écrivain dont il prétendait qu’il
était le plus grand de sa génération, Maurice Blanchot (4). Jeune France,
que finançait Vichy, n'eut finalement pas de revue : l’apolitisme dont le
groupe se prévalait ne paraît pas avoir satisfait la curiosité de la Gestapo.
On peut d'ailleurs se demander de quel apolitisme pouvait prétendre se
prévaloir une association subventionnée par un gouvernement lié pieds
et poings à une armée d'occupation ? Toujours est-il que c’est au moment
où le groupe précairement constitué autour de Pelorson et de Blanchot
s’est dissout que ce dernier fut présenté par Pierre Prévost à Georges
Bataille, Blanchot entraînant avec lui plusieurs membres de Jeune France
qui vont désormais se réunir autour des lectures organisées par Bataille
au 3 rue de Lille.
Sur la rencontre de Maurice Blanchot et de Georges Bataille, il y
aurait certainement beaucoup à dire (et d'essentiel) si le silence des deux
hommes fait sur leur amitié ne nous réduisait à des conjectures. C’est
l’évidence que cette rencontre fut pour chacun déterminante. Mais à quel
titre ? Blanchot a-t-il sauvé Bataille comme Klossowski voudrait qu'on
le croit, avec dit-il, « beaucoup de force » (5). C’est l’évidence, et ils sont
plusieurs qui l’ont remarqués — Camus, Sartre, Gabriel Marcel —
qu’entre leurs deux pensées, il y a plus d’une analogie ; qu’elles se font
écho quand elles ne se complètent pas (peut-on pourtant aller juqu’à
prétendre comme Camus le fit auprès de Sartre — qui le reproduisit
aussitôt — que L’expérience intérieure est « la traduction et le commentaire
exact de Thomas l’obscur » ? Lequel de ces deux livres Camus n’a-t-il pas
lu?).
Faut-il de nouveau remettre les choses à leur place ? Il y a lieu en

(3) Après la guerre, Georges Pelorson changea également de nom ; il prit


celui de Georges Belmont et devint traducteur et éditeur.
(4) Pierre Prévost. Entretien avec l’auteur. Maurice Blanchot est présenté
comme l’auteur de plusieurs livres brûlés par lui. Il n’en a effectivement, à la
déclaration de la guerre, publié aucun.
(5) Op. cit., 192. Il dit ailleurs : « Mais j’attribuerai à sa rencontre avec
Maurice Blanchot, à leur amitié on ne peut plus bénéfique pour lui-même, qu’il
ait reconnu dans l’incommunicabilité totale la condition à partir de laquelle peut
alors s’exercer une action véritable ». (Change, n° 7. juillet 1970).

315
GEORGES BATAILLE,

effet de soupçonner certains, les mêmes qui prétendent que l'œuvre de


Bataille commença avec la guerre, de laisser entendre que c’est grâce à
la rencontre de Blanchot que cette œuvre put commencer ? (6). Les faits
sont ceux-ci : en 1941, Georges Bataille a écrit et publié Histoire de l'œil,
L anus solaire, Sacrifices. Il va écrire et publier Madame Edwarda où l'on
ne voit pas que Maurice Blanchot ait été de quelque influence même s’il
fut parmi les premiers qui en parla (en 1956, à sa reparution) et sans
aucun doute, parmi ceux qui le firent le mieux ; Bataille a aussi écrit Le
bleu du ciel : il n’est pas douteux qu’il le donnât à lire à Maurice Blanchot
comme il le fit aux plus proches et privilégiés de ses amis. Il a dirigé la
revue Documents et donné à celle-ci quelques-uns des articles les plus
éblouissants que ne puissent ni n'aient jamais pu admettre les surréalistes.
Il a été, de l’avis de beaucoup, le plus important des ennemis que se soit
reconnu Breton (ce qui n’est pas sans signifier que celui-ci l'ait tenu pour
la seule des alternatives possibles au surréalisme). Il a donné à La Critique
sociale quelques-unes des études les plus neuves et les plus nécessaires
concernant la montée des périls totalitaires. Il a co-dirigé avec Breton
(sinon dirigé contre lui) Contre-Attaque (faut-il rappeler que Thirion y
vit l’alliance des plus grands intellectuels du siècle ?) et il a entrepris
Acéphale, simultanément au Collège de sociologie où, qu’on l’approuvât
ou non, il faisait figure de proue. C’est déjà beaucoup, mais c'est à vrai
dire, pour lui-même qui se reprochait de s’être trop souvent dispersé,
littérairement peu. L’écrivain qu’en 1925 Bataille rêvait de devenir, sans
aucun doute, en 1940, il ne l’était pas devenu. Le fragile prestige que lui
a permis de reconquérir le Collège de sociologie s’est avec la guerre de
nouveau dissipé : en 1941, il n'en reste rien. Pourtant s’il fallait parler de
la rencontre de ces deux hommes en termes d’ascendant (ce qui n'aurait
assurément que peu de sens mais que ne manquent pas de faire aujourd’hui
certains) l’avantage serait censé aller rationnellement à Bataille. Les sépare
l’âge (dix années) et, quelques rares qu’ils aient été, les livres qu'a publiés
Bataille. Ce n’est qu’en 1941 que paraît le premier des livres de Maurice
Blanchot, Thomas l'obscur, vite suivi de Comment la littérature est-elle
possible? et d'Aminadad (dont Bataille fera grand cas), en 1942, et de
Faux pas, en 1943.
Force est de dire qu’une autre chose les sépare et qui justifie en
partie l’hypothèse de cet ascendant : les positions politiques des deux
hommes, avant-guerre. C’est à celles de Bataille que se ralliera Blanchot,

(6) On a vu que Bataille a déjà été sujet à une restriction semblable : de la


même façon, les plus fervents admirateurs de Colette Peignot voudraient que
l’œuvre de Bataille n’existât pas toute entière influencée et rendue possible par
elle. Or il ne fait pas de doute qu’en 1941 sa pensée est en place et que de façon
certes parfois fragmentaire les registres qu’il inventoriera après-guerre, l’ont tous
déjà été. Tel n’est sans doute pas encore le cas de Maurice Blanchot.

316
LA MORT A L'ŒUVRE

du moins ses positions pencheront-elles toutes désormais de son côté. Si


les deux hommes eurent l’un sur l’autre une influence (ce qui n’est pas
niable), y compris politique, il est plus que vraisemblable que c’est Bataille
qu’il faut créditer du revirement idéologique de Blanchot. Car Maurice
Blanchot vient de la droite maurassienne, très clairement même de
l'extrême-droite. C'est le même homme qui est aujourd’hui légitimement
regardé comme l’un des plus grands écrivains de langue française, qui,
de 1936 à 1939, défendit les positions d'un nationalisme violemment
maurassien, accablant Léon Blum de la haine dont étaient capables les
antisémites de l'époque (7). En effet, Maurice Blanchot collabora à
Combat, de 1936 à 1938, mensuel co-dirigé par Thierry Maulnier et placé
sous les génies tutélaires de Maurras, de Vallès et de Drumont. (Ce
mensuel Combat n'a rien de commun avec le quotidien du même nom
créé pendant la guerre). Il collabora également de janvier à octobre 1937
(soit aussi longtemps qu'il exista) à l'hebdomadaire L'Insurgé dirigé cette
fois encore, mais seul, par Thierry Maulnier, journal auquel collaboraient
entre autres noms liés à l'extrême-droite française, Georges Blond, Kléber
Haedens Jean-Pierre Maxence, Dominique Bertin, etc. Maurice Blanchot
disposait dans L'Insurgé de deux chroniques: l’une littéraire et l'autre
politique (il n'est pas à ce moment seulement un écrivain ou un critique
de tendance droitière, il est un éditorialiste politique polémique dont le
ton ne le cède en rien à ceux de Maulnier, de Maxence et d'Haedens) (8).
Celui qui, dans Combat et, sous un titre d’article qui est à lui seul tout
un programme « Le terrorisme, méthode de salut public », accueille le
nouveau gouvernement de Front populaire avec ces mots : « Belle union,
sainte alliance que ce conglomérat d’intérêts soviétiques, juifs, capitalistes.
Tout ce qui est antinational, tout ce qui est antisocial sera servi... », avant
de menacer : « Il est bon, il est beau que ces gens qui croient avoir tout
pouvoir, qui usent à leur gré de la justice, des lois, qui semblent vraiment
maîtres du beau sang français éprouvent soudain leurs faiblesses et soient
rappelés par la peur à la raison », c’est le même qui dans L’Insurgé fera
de la haine qu'il voue à Léon Blum, l’aliment hebdomadaire de ses
éditoriaux, une haine qui n’est pas seulement nationaliste. Blanchot est

(7) Il n’y a pas lieu déjuger « moralement » des positions de Blanchot avant-
guerre 50 ans après les faits, mais de refuser de consentir au silence fait sur elles.
Il n’y a rien qui ait été écrit qui ne puisse l'avoir été.
(8) Pierre. Prévost suggère que Maurice Blanchot fut rédacteur en chef de
L’Insurgé. Si son nom n’apparaît pas comme tel, c’est toutefois l’évidence qu’il y
occupa une place considérable. Il fera d’ailleurs partie des six inculpés (Maxence,
Maulnier. Ralph Soupault, Headens et Richelet) signataires de cette lettre ouverte
à Léon Blum : « Croyez, Léon Blum, responsable de morts d’ouvriers, au profond
mépris que peuvent avoir pour un chef de gouvernement tel que vous, les^six
Français que votre justice a promus au rang aujourd’hui “d’honorables inculpés” ».

317
GEORGES BATAILLE,

à ce moment profondément maurrassien, (Maurras le seul, écrit-il, « dont


on puisse dire qu’il a vraiment pensé » (9)) ; il est aussi antisémite :
« Quand Blum parle au nom de la France et propose comme il l’a fait
dimanche à Lyon, un règlement général, il représente exactement ce qui
est le plus méprisable pour la nation à laquelle il s’adresse [il s’agit de
l’Allemagne] une idéologie arriérée, une mentalité de vieillard, une race
étrangère » (10). Si profonde est la haine de Blanchot pour Blum qu’il
n’hésite pas, à l’occasion, à donner raison au Reich hitlérien contre le
gouvernement français : «... c’est la France qui fait aux yeux du monde
la preuve de sa duplicité et de sa volonté d’agression. Nous saurons enfin
que lorsque la D.N.B., agence officielle du Reich, écrit : “En France et
en Russie, on nourrit des intentions belliqueuses contre les autres peuples”,
c’est vrai, et ce sera vrai tant que les communistes qui cherchent à tout
prix une occasion de guerre seront maîtres du gouvernement... » (11). Il
écrivait d’ailleurs sensiblement la même chose dans le numéro dü
19 novembre 1937 de Combat, accusant «l'indigne gouvernement Sar-
raut » d’avoir entendu « l’appel des révolutionnaires et des juifs déchaînés
dont la fureur théologique exigeait contre Hitler toutes les sanctions tout
de suite » (12).
C’est toutefois à un tout autre niveau qu’il peut être intéressant
d’essayer de situer la rencontre de Bataille et de Blanchot. Indiscutablement
Bataille en 1941 est seul et non moins indiscutablement il garde la nostalgie
d’une communauté. Cette communauté, il fait pourtant peu' de doute
qu’il la sait maintenant impossible. C’est même comme impossible qu’il
commence à ce moment à définir la possibilité de toute communauté (on
verra qu’il usera d’un paradoxe analogue au sujet du mythe : « La nuit
est aussi un soleil et l’absence de mythe est aussi un mythe») (13). Et
c’est un second paradoxe (apparent celui-ci) qui fait que celui avec qui
l’amitié va le lier d’un sentiment assez peu différent de ce qu’est à ses
yeux un sentiment communautaire est celui qui va le conforter dans l’idée

(9) Et il ajoute (L’Insurgé, 10 février 1937, n° 5) : « L’existence de M. Maurras


est présentement la plus somptueuse démonstration de ce qu'il y a de vrai dans
les idées de M. Maurras ».
(10) L'Insurgé. 27 janvier 1937.
(11) Ibid. 15 janvier 1937. Réquisitoire contre la France. Dans le même
article, on peut lire : « ... Blum reste le symbole et le porte-parole de la France
abjecte dont nous faisons partie ».
(12) Au sujet des articles politiques de Maurice Blanchot avant-guerre, voir
Jeffrey Mehlman, « Littérature et terreur », Tel Quel, n° 92 et L’Infini, n° 1. L’étude
de Melhman ne porte cependant que sur la collaboration de Maurice Blanchot à
Combat, et pas sur celle à L'Insurgé.
(13) Catalogue à l’exposition internationale du surréalisme, 1947. Il serait
prématuré de faire d’Acéphale l’expérience de l’impossibilité de la communauté.

318
LA MORT A L’ŒUVRE

de l’impossibilité de toute communauté. Et cette absence de communauté


donnée comme la seule communauté accessible aux hommes ouvrira à la
fin, entre Blanchot et Bataille, la possibilité de la communication (la
communication ne pouvant se justifier que par l’impossibilité de toute
communauté). De fait si une communication paraît s’être réellement
établie entre deux hommes, c’est bien entre Bataille et Blanchot qu’elle
le fit ; celle-ci dura autant d'années qu'il restait à Bataille à vivre, soit
vingt ans (14).
Jean-Luc Nancy dit de façon décisive que « si la communauté est
révélée dans la mort d'autrui [ce qu’on a vu qu’Acéphale disait] c’est que
la mort elle-même est la véritable communauté des êtres mortels : leur
communion impossible » (15). Thomas l’obscur (et bientôt L’arrêt de mort)
et Madame Edwarda (ou Le mort, nous le verrons,) certes très différemment,
sont autant de livres qui ont en commun cet impossible.
Il n'y eut donc que Blanchot pour tomber d’accord avec Bataille sur
une « vérité » si désastreuse et il est important, intellectuellement et
biographiquement de dire, que cette vérité fut celle de l’amitié, une amitié
qui fait le désastre commun : « J’ajoute que l’amitié est aussi la vérité du
désastre. Vous connaissez la mienne ». Tel est le sens dernier de cette
communauté que ce soit le désastre auquel la promet la mort qui en fait
une communauté : « La pensée que vous étiez malade m’a été extrêmement
pénible et comme une menace dirigée contre quelque chose qui nous
serait commun l’un à l’autre » ; « Il me semble que dans ces jours de
détresse, jours en cela ordinaires, quelques chose nous a été donné en
commun, à quoi nous devons aussi répondre en commun... » ; « Que
quelque chose qu'on peut appeler le malheur mais qu’on doit aussi laisser
sans nom, puisse d’une certaine manière être commun. Cela est mystérieux,
peut-être trompeur, peut-être indiciblement vrai » (16). On ne peut pas
manquer d’ajouter à ces quelques extraits des lettres de Maurice Blanchot
à Georges Bataille cette énigmatique dédicace figurant sur l’exemplaire
de L’attente, l’oubli : « Dans la pensée du but qui nous est commun ».

(14) Cette problématique est sans aucun doute trop complexe pour qu’elle
puisse être ici mieux que suggérée. Je ne saurais trop renvoyer au long article de
Jean-Luc Nancy (certainement le plus utile jamais écrit sur Bataille), La commu¬
nauté désœuvré (Aléa, n° 4, 1983. Repris et étoffé dans un livre du même titre,
Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits » 1986) et au livre de Maurice
Blanchot, La communauté inavouable (Éditions de Minuit, 1983) dont la première
partie « La communauté négative » fait écho à l’article de Jean-Luc Nancy.
(15) Art. cit., 24.
(16) Les quelques lettres retrouvées de Maurice Blanchot à Georges Bataille
ont été déposées avec toutes les correspondances retrouvées à la Bibliothèque
Nationale. Papiers Georges Bataille NAF. Il semble que pour sa part Bataille en
ait détruit un certain nombre avant sa mort.

319
GEORGES BATAILLE,

L’impossible communion de deux ou de plusieurs hommes, par


paradoxe, est la seule qui leur soit communicable ; c’est ce que vingt ans
après la mort de Bataille, Blanchot dit en des termes — admirables —
fidèles à ceux de son ami « ...“la base de la communication’’ n’est pas
nécessairement la parole, voire le silence qui en est le fond et la ponctuation,
mais l’exposition à la mort, non plus de moi-même, mais d’autrui dont
même la présence vivante et la plus proche est déjà l’éternelle et
l’insupportable absence, celle que ne diminue le travail d’aucun deuil. Et
c’est dans la vie même que cette absence d'autrui doit être rencontrée,
c’est avec elle — sa présence insolite, toujours sous la menace préalable
d’une disparition — que l’amitié se joue et à chaque instant se perd,
rappel sans rapport ou sans rapport autre que l’incommensurable... (17).

(17) Maurice Blanchot. La communauté inavouable, 46. Ed. de Minuit.


DE LA COMMUNAUTE DE L’IMPOSSIBLE
A L'IMPOSSIBLE COMMUNAUTE

C’est donc, selon le témoignage de Pierre Prévost à l’automne 1941


qu'ont commencé, rue de Lille, dans l’appartement de Denise Rollin, les
lectures-débats organisées par Bataille (1). Une chose est sûre : il ne
semble pas qu’elles eurent jamais l’importance qu’on a voulu plus tard
leur donner (une importance par exemple comparable à celle du Collège
de sociologie) ; une autre chose est sûre aussi c’est que ces lectures
témoignent de l'intérêt qu’attachait encore à ce moment Bataille à l’idée
de fonder une communauté et d'étendre autant que possible, à plusieurs
personnes, la communication.
Souci de hiérarchie ou souci d’adéquation, Bataille divisa en deux
groupes le cercle des assistants : Queneau, Leiris et Fardoulis-Lagrange
firent partie du premier, Pierre Prévost, Xavier de Lignac, Petitot et
quelquefois Louis Ollivier, du second. Il semble que seul Maurice Blanchot
fit partie des deux groupes. En quoi consistaient ces réunions ? A ce qu’il
semble (2) en la lecture de passages de L’expérience intérieure (en cours
d’écriture) et à la mise en débat des questions qui lui sont liées (ce livre,
publié en 1943, témoigne lui-même de la nature de ces questions : les
possibilités et le crédit d’une expérience, sa nature et son autorité, son
champ d’exploration et ses fins au cas où elle en aurait...). Bataille
introduisait les séances (il semble qu’elles existèrent à raison d’une ou
deux par mois) par la lecture d’un fragment du livre en cours, et le débat
s’engageait, aux dires de Prévost et de Fardoulis-Lagrange, essentiellement
entre Bataille et Blanchot.
Il n’y a pas lieu de voir dans le projet formulé par Bataille (et lu à
ses auditeurs) d’un «Collège socratique» autre chose — L’expérience
intérieure près d’être achevée — que la tentative de formalisation des
réunions existantes depuis l'automne 1941 et poursuivies jusqu’en
mars 1943. Cette tentative serait d’ailleurs, pour autant qu’il soit possible
de la dater avec quelque probabilité d’exactitude, survenue tardivement :

(1) Pierre Prévost a le souvenir que les premières réunions eurent lieu dans
un autre endroit, rue Jean Mermoz. Et des réunions ultérieures, rue de Ponthieu.
(2) Les témoignages de Fardoulis-Lagrange et de Prévost concordent.

321
GEORGES BATAILLE,

fin 1942, début 1943 (3). Il se serait agi avec le Collège socratique que
plusieurs personnes réunies par un fond d’intérêt commun, communiquent,
c’est-à-dire qu’elles posent ensemble les questions essentielles, celles de
nature à mettre à nu l’impossibilité de leur communion. « Communiquer
veut dire essayer de parvenir à l’unité et d’être à plusieurs un seul, ce
qu’a réussi à signifier le mot de communion » (4). Bataille a beau prendre
acte de l’impossibilité pour plusieurs d’être un, l’effort qu’ensemble ils
font de communiquer n’en constitue pas moins « la négation de l’isole¬
ment » (5). Et cette négation est — et est toute entière — l’expérience
intérieure. Une expérience intérieure que, pour plus de précision, Bataille
désigne cette fois comme « négative », désignation qui présente l’avantage
d’en dégager clairement le sens de toutes les présuppositions mystiques
possibles (avantage qu’à l’évidence le titre du livre paru en 1943 ne
présente pas : L’expérience intérieure négative eut coupé court à plus
d’une mésinterprétation).
De cette expérience, Bataille redonne (ils figurent déjà dans L’expé¬
rience intérieure) les linéaments, empruntés dit-il, à Maurice Blanchot.
Cette expérience ne peut :
«— Qu’avoir son principe et sa fin dans l’absence de salut, dans la
renonciation à tout espoir » (Pouvait-on être plus clair ? Pouvait-on être
moins « chrétien » ?).
— Qu’affirmer d’elle-même qu'elle est l’autorité (mais toute autorité
s’expie ).
— Qu’être contestation d’elle-même et non-savoir » (6).
(Encore une fois, la question de l’attribution des idées émises par
555Bataille, ou par Blanchot, au début de leur relation est glissante : ce
dont généreusement Bataille crédite ici Blanchot — et ce n’est pas peu :
ne s’agit-il pas d’une sorte de règle canon de l’expérience ? — n’en est-il
pas seul responsable? N’a-t-il pas en 1939, deux ans donc avant de
rencontrer Blanchot, défini sa mystique en des termes singulièrement
voisins : « ... l’amour même de la vie et du destin veut qu'il commette
tout d’abord et lui-même le crime d'autorité qu’il expiera » (7).
Ces linéaments posés, Bataille entend aussitôt soustraire le projet
d’un tel Collège à tous moyens et à toutes fins qui le rendrait utile (ni
publication, ni propagande, ni réunion ouverte) : le Collège tenterait

(3) Printemps 1943 est la date donnée dans les Œuvres Complètes. Or Bataille
dit exactement : « Depuis quelques mois, nous nous réunissons de temps à autre
pour parler ». Cette phrase inclinerait à dater ce projet de 1942, disposant de la
certitude que ces réunions commencèrent à l’automne 1941.
(4) OC VI, 279. Annexes. Le collège socratique.
(5) Ibid, 280.
(6) Ibid, 286.
(7) OC I, 549. Acéphale. La folie de Nietzsche, n° 5, juin 1939.

322
LA MORT A L’ŒUVRE

seulement « d’aborder, dans son absence d’issue sur le dehors, le plus


clair de l'activité » de chacun de ses membres (8).
Cette réunion d’hommes enfin formalisée, et placée sous l’ironique
auspice de Socrate (9) ne vit pas le jour comme Bataille l’attendait. Ce
dont Maurice Blanchot, à l'évidence plus que Bataille sceptique quant à
la possibilité pour un tel projet d’atteindre à un commencement de
matérialité, ne paraît pas s'être étonné outre mesure qui la regarda
rétrospectivement cette réunion « comme le dernier soubresaut d’une
tentative communautaire, incapable de se réaliser » (10).

(8) OC VI, 284. Le collège socratique.


(9) Bataille ne cache pas n’avoir qu’assez peu en commun avec le philosophe
athénien. Il retient cependant deux de ses plus célèbres maximes et les fait siennes.
Le « connais-toi toi-même » servirait à définir la possibilité de l’expérience
intérieure négative, et le «je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien », le
non-savoir approché et découvert par cette expérience.
(10) Maurice Blanchot. Op. cit., 35.
L'ANNONCE FAITE A MARIE

L’année 1942 va un peu plus épaissir la solitude de Bataille et, par


des chemins qu’il ne pouvait pas prévoir, la porter à des états d’extrême
intensité. C’est en effet en 1942 que se révèle une tuberculose pulmonaire.
On se souvient que ce n’est pas la première fois que cette maladie l’atteint,
puisqu’il avait été réformé pour le même motif en 1917. La maladie est
cette fois assez grave pour qu’il soit obligé de prendre, en avril, un long
congé de la Bibliothèque Nationale. Il va d’abord devoir rester longuement
allité, rue Saint-Honoré (1). Il continue cependant d'écrire L'expérience
intérieure qu’il termine à l’été chez la mère de Marcel Moré à Boussy-le-
Château (2).
Quittant Boussy-le-Château à la fin du mois d’août, Bataille gagne
un village situé à la limite des départements de l’Eure et de la Seine-et-
Oise, Panilleuse (par Vernon) où il semble avoir séjourné du mois de
septembre à la fin novembre 1942 (3). Une femme partage la solitude de
Bataille à Panilleuse, « mais nous habitions à part à un kilomètre l’un de
l’autre, une belle fille, ma maîtresse, et moi » (qui est-elle ; est-ce Denise
Rollin ? Nous l’ignorons. Et cette femme était-elle avec lui, à l’été, à
Boussy-le-Château ?). Depuis Panilleuse, Bataille circule : il se rend à
Tilly, petit village situé à seulement 8 km de Vernon (Bataille ne circule
qu’à bicyclette). C’est à Tilly qu’il va placer le plus bref et peut-être le
plus tragique de ses récits Le Mort (Bataille ne se souvient pas lui-même
s’il a écrit Le Mort durant ce séjour ou s’il l’a écrit plus tard) : « Il y a

(1) Laurence Bataille (elle avait douze ans) se souvient d’avoir rendu visite
à son père, couché depuis plusieurs jours, à ce domicile. Entretiens avec l’auteur,
1986.
(2) Exactement, Boussy-Saint-Antoine par Brunoy, en Seine-et-Oise. Village
situé près de Villeneuve Saint-Georges, sur l’Yerres, aux limites de la forêt de
Sénart. Marcel Moré fait allusion à ce séjour dans une lettre à Georges Bataille
du 19 juin 1962, de quelques jours antérieure à la mort de Bataille.
(3) On doit à Jean Bruno de connaître les adresses exactes de Bataille
pendant la guerre. C’est le cas de celle-ci. Il précise que Bataille était logé chez
un certain Monsieur Thoumire. Jean Bruno, collègue de Bataille à la Bibliothèque
Nationale entretint avec lui de proches relations amicales et de proches relations
personnelles. Il semble que ce soit par lui que Bataille perçut ses appointements
à partir d’avril 1942.

324
LA MORT A L'ŒUVRE

de toute façon le rapport le plus étroit entre Le Mort et le séjour en


Normandie du malade tuberculeux que j'étais ; en Normandie, non loin
du village de Tilly (que je nomme Quilly dans Le Mort). L’auberge de
Quilly est en fait l'auberge de Tilly ; la patronne celle de Tilly. J’ai inventé
les autres détails, à l’exception de la pluie, qui ne cessait guère, en octobre
ou novembre 42. A l'exception aussi de la nuit très sombre, où Julie
frappe à la porte de l'auberge [l'héroïne de ce récit s’appela en effet Julie
avant de s’appeler Marie], Je ne me souviens même plus si je dormis dans
cette auberge ? Il me semble que oui. Je crois encore que, dans la salle,
il y avait deux ou trois garçons de ferme en bottes de caoutchouc crêpe,
et même un piano mécanique. C'était quoiqu’il en soit sinistre et sans
mesure. Il est sûr enfin, que l'atmosphère de l’auberge de Tilly m’a suggéré
celle de l'auberge du Mort. Je suis à peu près sûr aussi — finalement —
d’avoir couché — seul — dans cet endroit, qui me terrifia.
Le reste se lie à l'excitation sexuelle délirante où j’étais, dans
l’extravagance de novembre... j’étais malade, dans un état obscur, d’abat¬
tement, d'horreur et d'excitation » (4).
De cette auberge terrifiante aux yeux de Bataille et symptomatique
de la solitude exaspérée où la guerre et la maladie l'ont laissé à plusieurs
reprises, celui-ci donne une autre description à peine moins déchirée : « Je
me rappelle dans Tilly mon goût pour les gens du village, au sortir des
pluies, de la boue, du froid, les viragos du bar maniant les bouteilles et
le nez (le tarin) des grands domestiques de ferme (saoûls, boueusement
bottés) ; la nuit, les chansons de faubourg pleuraient dans des gorges
vulgaires, il y eut des allées et venues de bringue, des pets, des rires de
filles dans la cour. J’étais heureux d’écouter leur vie, griffonnant mon
carnet, couché dans une chambre sale (et glacée). Pas l’ombre d’ennui,
heureux de la chaleur des cris, de l’envoûtement des chansons : leur
mélancolie prenait à la gorge » (5).
Aucun lieu pourtant, et aucun fait biographique (ni la solitude, ni
l’excitation sexuelle délirante) ne sont susceptibles d’introduire à l’horreur
du Mort. Pourrait, seul, et tout au plus, s’en rapprocher le tremblement
éprouvé par Bataille devant les cadavres — un cadavre en particulier
des occupants allemands d’un avion abattu : « Le pied d’un des Allemands

(4) OC IV, 364. Le mort. Notes.


(5) OC III, L’impossible. Ces deux longues citations ne seront pas, on le
verra, inutiles. Elles sont intéressantes biographiquement c’est indéniable. Elles
le sont aussi littérairement. On verra qu’existe bien une topographie du récit
bataillien ; et celle-ci, sauf à de très rares exceptions, est rurale. L'horreur des
récits de Bataille procède en partie de paysages ressemblants à celui-ci, de paysages
et de personnages qui leur sont liés. Il y a lieu de penser que même Le petit a pu
être écrit à l’occasion de ce séjour, ou d’un séjour analogue : « En ce moment
j’habite à ... chez des paysans... Il pleut sans cesse depuis une semaine ».

325
GEORGES BATAILLE,

avait été dénudé par l’arrachement de la semelle de la chaussure. Les


têtes des morts me semble-t-il étaient informes. Les flammes avaient dû
les toucher ; ce pied seul était intact [ainsi nu, le pied de ce cadavre,
quand tout le reste est méconnaissable, n’a-t-il pas quelque chose — de
suffocant — des « guenilles » d’Edwarda ?] C’était la seule chose humaine
d’un corps, et sa nudité, devenue terreuse était inhumaine : la chaleur du
brasier l’avait transfigurée ; cette chose n'était pas cuite ni calcinée : dans
l’empeigne sans semelle de la chaussure, elle était diabolique : mais non,
elle était irréelle, dénudée, indécente au dernier degré » (6).
Cette inhumanité nue du pied, cette indécence, cette impudicité
diabolique ont quelque chose de l’inhumanité amoureuse et sexuelle, sans
limite du récit (quelque chose du rat qu’y est le nain), inhumanité de ses
dénouements rendus à leur caractère d'impossible nécessité. Bataille
précise : « Ce pied annonce la disparition terrifiante de « ce qui est »,
désormais je ne verrai plus « ce qui est » que dans la transparence du
pied qui, mieux qu’un cri, en annonce l’anéantissement » (7). Tout le récit
du Mort s’est construit sur l’inévitable nécessité d’un tel anéantissement,
d’autant plus violent, que, comme ce pied, silencieux.
Le mort est peut-être le plus « ordurier » des récits de Bataille (8) ;
il en est certainement l’un des plus bouleversés. Une femme ferme la
porte sur un cadavre (celui d’Edouard, qu’elle aima) et l’ouvre sur un
autre (le sien ; elle s’est promise de mourir, à l’aube). Entre eux deux, il
y a une nuit (mais aussi la pluie, la boue, le vent) : une nuit pour descendre
à l’anéantissement. Comme Le coupable (comme la guerre pour Bataille)
cette nuit a la durée d’une agonie ; d’un pourrissement. Comme le corps
va à l’ordure, il va à la mort. Et comme la chair êst pressentie pourrir,
elle prépare à la disparition (elle n’est pas moins ascétique qu'obscène) ;
cette femme, Marie, belle et déchirée, va à l’amour — ou de l’amour, à
sa forme orgiaque, dissoute — comme on va à l'abattoir. Entre la porte
refermée sur son amant mort et celle ouverte sur sa propre mort, il y
aura autant que le permet le court, l’absurde, l’affreux dérèglement d’une
agonie ordurière (mais il n’y a que l’ordure qui égale l’horreur de la
mort : le pied de l’aviateur ni cuit, ni calciné, dans l’empeigne de la

(6) OC IV, 364-365. Le Mort. Notes.


(7) Ibid. Il est difficile de ne pas penser à l'article paru dans Documents sous
le titre du « gros orteil ». Le pied, à ce moment, symbole du va-et-vient de l’ordure
à l’idéal, et pour cette raison la plus humaine des parties du corps, est ici devenu
l’horreur seule de l’ordure. Il n’en rest pas moins — au contraire — le plus
humain.
(8) Il n’entre bien évidemment rien de moral dans un tel qualificatif. Bataille
invite à laisser aux moralistes la lattitude de tenir l’idéal pour noble et l’ordure
pour ignoble.

326
LA MORT A L'ŒUVRE

chaussure est inhumainement humain), tout ce qu’une chair peut savoir


de ce « qu’elle est », et de ce qu’elle est mortelle.
On l’a vu c’est chaque fois la mort qui a déterminé la possibilité des
récits jusqu'ici écrits par Bataille : Marcelle était cette mort (dans Histoire
de l'œil) ; c’est auprès de son cadavre et dans la mémoire éblouie de celui-
ci que s'étreignirent une première fois, puis toutes les fois suivantes, les
deux adolescents. Les putains étaient cette mort dans Le bleu du ciel,
comme l'était la mère de Troppmann dans le récit que par deux fois
celui-ci fait de l'indécent « hommage » qu’il rendit à son cadavre et Dirty
le devint à son tour, hâve, amaigrie, étreinte comme un tendre squelette
au-dessus du cimetière de Trêves. Le narrateur lui-même était cette mort
dans Madame Edwarda : mais pour qu’il l’y fût, il fallait qu’Edwarda fût
Dieu.
A chaque fois la mort a été, on est tenté de dire, n’a été que la
condition de révélation du caractère illuminant et délivrant de l’excès
érotique. Dans Le mort, différemment, et Bataille va là plus loin qu’il n’a
jamais été, ce n’est plus la mort qui ouvre à l’érotisme, mais l’érotisme,
mais l'obscénité, qui préparent à la mort. La première ligne est : « Edouard
retomba mort ». Et la deuxième : « Un vide se fit en elle qui l’éleva
comme un ange » (9). La mort est l’horreur et elle angélise. Il n’y a rien
que Marie fera qui n’est, parce qu’elle est dorénavant délivrée d’attendre,
divin ; il n’y a que l’obscénité la plus grande qui s’en fasse l’égale.
Et parce que cette nuit d’agonie sera sans Dieu (elle pourrait être
pourtant regardée comme la nuit de Gethsémani elle-même, ou comme
le chemin de croix, fait d’autant de stations que de courts chapitres), elle
aura le diable pour ordonnateur. Mais le diable n’existe pas davantage
que Dieu ; tout au plus est-il un nain, un rat, un rat rompu au pire et
porteur de toutes les terreurs : paraissant dans l’embrasure de la porte de
l’auberge, Marie croira reconnaître Edouard. Ce monstre compissé par
Marie et branlé par un valet de ferme, Bataille l’évoque comme l’horreur
elle-même : il « cracha le foutre sur la table et le nam trembla de la tête
aux pieds (comme un cartilage qu’un chien broie) » (10).
Il fallait que Marie répondit à l’invitation la plus effroyable (la plus
démente aussi) pour qu’elle fût sainte enfin assez pour rejoindre Edouard
dans la mort. On le devine : c’était le caprice déchiré d’Edouard qu’elle
se souillât à l’égard de ce que lui savait être sa propre mort ; et le spectre
d’Edouard surgi sous la face du nain est l’annonce faite à Marie de
l’inévitabilité de son anéantissement. Le nain seul sait ; encore qu’il ne
devine pas tout et que les fins de Marie le trouveront impuissant.
Il fallait en effet que Marie remontât des enfers et ramenât le nain

(9) OC IV, 39. Le mort.


(10) OC IV, 47. Le mort.

327
GEORGES BATAILLE,

— le diable — avec elle sous le soleil pour mourir comme une bête,
extasiée. Toute mort, y compris la plus sale, surtout la plus sale, la plus
orduriée, est celle d’un dieu ignoble : d’un porc dont l’égorgement a le
sens d’une mise au tombeau divine.
Le plus obscène des récits de Bataille est aussi le plus austère et le
plus saint. De toutes les héroïnes batailliennes, Marie est la plus tragi¬
quement résolue. C’est de la mort qu’elle part (nue, sous son imperméable),
et c’est à la mort qu’elle va. Nul ne la retiendra d’explorer son agonie
(l’agonie est délivrée de l’asservissante attente des fins) : « Le temps venait
de nier les lois auxquelles la peur assujettit. » (11)

(11) Le mort quoique Bataille en ait vendu en 1944 une copie à un libraire
n’est pas paru de son vivant. La première édition eut lieu chez Jean-Jacques
Pauvert, en 1967. Cette édition Pauvert avait malgré tout été convenue du vivant
de Bataille, mais sous un pseudonyme. Bataille en avait dessiné lui-même la
maquette. Il n’est pas inutile de préciser que, titre du livre ou pseudonyme du
signataire, Bataille a fait figurer sur un projet de préface Aristide l'aveugle. Le
mort. Confirmation une fois de plus du caractère de réminiscence de la mystique
bataillienne, et de l’empire sur celle-ci du « dieu » mort à Reims.
L'ECŒURANTE SENTIMENTALITE POETIQUE

Aussi surprenant que cela puisse paraître, le séjour en Normandie


correspond à une intense activité poétique de Bataille. En un sens, il n’y
a pas lieu de s’en étonner : l'enjeu était devenu avec la mystique d’un
langage plus brut, plus brisant. Il fallait qu’aux possibilités du discours
fussent substituées des énonciations abrégées, ramassées, analogues pour
l'image à ce que représente l’aphorisme pour la démonstration (l’aphorisme
condense le traité, le poème condense le récit) : des fulgurances. Il n’y a
pas lieu de s’étonner, et pourtant... Pourtant Bataille n’a jamais recourru
à la poésie (sinon adolescent, mais aucune n’a été publiée) : de tous les
genres inventoriés par lui, la poésie restait le seul qu’il ait négligé. Mais
il ne l'a pas seulement négligé, il l’a violemment combattu. Il a violemment,
et aussi souvent que l’occasion s’en est présentée, dénoncé les « terres de
trésor » du surréalisme, terres tout juste bonnes aux « petits châtrés, petits
poètes, petits mystiques-roquets » (1). Bataille a-t-il là aussi changé ? C’est
l’évidence qu’au contraire il entretient une hargne analogue. Où il
stigmatisait les « terres de trésor », il stigmatise pendant ia guerre la
« délicatesse » et la « niaiserie » poétiques (2). Il ne s’est donc pas soudain
découvert un quelconque attrait pour ce qu’il aurait jusqu’ici traîné dans
la boue. Haïssable était et haïssable reste la poésie qui cultive le beau
mot, l’impression délicate, l’évanescence lyrique, la naïveté sentimentale,
la niaiserie, l’image pour l’image, la rhétorique pour le réel, tout ce qui
pourrait faire qu’avec elle le monde gagnerait en douceur, en légèreté, en
candeur. En un mot, toute poésie — et n’est-ce pas aux yeux de Bataille
presque toute la poésie ? — qui témoignerait pour l’idéal ou, pire encore,
pour l’absolu, ce « mot ignoble, inhumain » (Bataille ajoute que l’absolu
est « l’aspiration des larves » (3), ce qu’il n’a pas dit en 1930, au plus fort
de ses querelles avec le surréalisme, mais en 1944). Et à qui ne le
comprendrait pas ou à qui ne l’accepterait pas, il le fait savoir de la plus
définitive des façons : en intitulant l’un de ses très prochains livres Haine
de la poésie.

(1) OC I, 219. « Le lion châtré ». Un cadavre.


(2) OC V, 350, Le coupable et OC VI, 84. Sur Nietzsche.
(3) OC VI, 85. Le coupable.

329
GEORGES BATAILLE,

Si la mystique (celle du moins qu’a fait sienne Bataille) appelle


cependant la poésie, c’est à l’égal de ce qu’elle-même est : il ne s’agit pas
de contempler, mais de déchirer (4) : « La poésie serait le signe annonçant
des déchirements intérieurs plus grands » (5). 11 ne s’agit pas d’aimer,
mais de haïr : « Il me semblait qu’à la poésie véritable accédait seule la
haine » (6). Il ne s’agit pas de louer (ou d’éluder, ce qui reviendrait au
même), mais de briser : « La poésie n’avait de sens puissant que dans la
violence de la révolte » (7). Il ne s’agit pas de consentir mais de « trahir » :
«La poésie est hors-la-loi. Toutefois d’accepter la poésie la change en
son contraire, en médiatrice d’une acceptation. J’amollis le ressort qui
me tend contre la nature, je justifie le monde donné » (8). Il ne s’agit pas
« d’élever » mais d’épaissir : « La poésie ouvre le vide à l’excès de
désir » (9). Une telle poésie, aussi loin que possible de « l’aspiration des
larves » (les larves étant ceux que rassasient l’abjecte inclination à l’absolu)
trouble, enchante : « Elle fait surgir une autre vérité que celle de la science.
C’est la vérité de la mort, de la disparition. Or la disparition et la mort
aveuglent, elles éblouissent, elles ne sont jamais distinctes. Il en est d’elles
comme de la poésie qui est faite de mort, de disparition, d’aveuglement,
d’éblouissement » (10). Une telle poésie consent au possible, à tous les
possibles (non seulement elle y consent mais elle en est aussi l’expérience),
jusqu’à l’impossible compris. De même que l'impossible dénonce le possible
(il en est l’inévitable et anéantissant dépassement), la poésie doit aller
jusqu’où elle-même est désagrégée, dépassée : « La poésie qui n’est pas
engagée dans une expérience dépassant la poésie » (la poésie qui ne
voudrait pas d’elle-même la perte ne serait qu’une afféterie de plus, un
esthétisme) « n’est pas le mouvement, mais le résidu laissé par l’agitation...
Plus loin que la poésie, le poète rit de la poésie, il rit de la délicatesse de
la poésie » (11). Autrement dit, une poésie qui n’irait pas à l’ordure serait
comme une caresse chaste : qui évite l’impudeur, la lubricité. La poésie,
Bataille le dira plus tard (en homme qui l’estime davantage que beaucoup
qui lui font acte de foi) est la seule attitude qui puisse être opposée à la
science (faut-il entendre aussi à la philosophie?) : « ...j'échappe par elle
au monde du discours, c’est-à-dire au monde naturel (des objets) ; j’entre

(4) OC V, 53, L'expérience intérieure.


(5) OC V, 422. L’expérience intérieure. Notes.
(6) OC III, 101. L'impossible. Préface à la 2e édition.
(7) Ibid.
(8) « La volonté de l’impossible». Vrille, 1945.
(9) Ibid.
(10) OC III, 522. L'impossible. Notes.
(11) OC V, 350. Le coupable: «La poésie qui ne se hisse pas jusqu’à
l’impuissance de la poésie est encore le vide de la poésie (la belle poésie). » « La
volonté de l’impossible ». Vrille.

330
LA MORT A L'ŒUVRE

par elle en une sorte de tombe où de la mort du monde logique naît


l’infinité des possibles » (12).
De fait la poésie que commença d'écrire Bataille en 1942 (il continuera
désormais d'en écrire, encore que rarement ; qui plus est, la datation de
ses poèmes est souvent difficile) a ce caractère de lubricité violente et
déchirée qui fait d'elle une sorte de sang rare et trouble circulant entre
Madame Edwarda et L'expérience intérieure, entre Le petit et Le coupable,
(la lecture des poèmes de Bataille suffirait à confondre qui prétendrait à
sa soudaine conversion à des motifs nobles).

ma folie et ma peur
ont de grands yeux morts
la fixité de la fièvre

ce qui regarde dans ces yeux


est le néant de l’univers
mes yeux sont d’aveugles ciels

dans mon impénétrable nuit


est l'impossible criant
tout s’effondre (13).

(12) « La volonté de l’impossible». Vrille.


(13) OC IV, 16. Onze poèmes retirés de L’archangélique. Les poèmes de
Bataille n’ont pas tous été publiés du vivant de Bataille. Ceux, réunis sous le titre
L’archangélique, écrits d’août à décembre 43, ont été publiés en 1944 aux Éditions
Messages. Us figurent dans les Œuvres Complètes, tome III, pages 79 à 91.
LA « MARIE COUCHE-TOI LÀ »
DE LA PHILOSOPHIE

On pourra juger cela dérisoire : à Paris on ne fait pas que publier


des livres, on leur fait la guerre. Une guerre attentive, vigilante et, faut-
il le dire avec ironie, morale. Les vertus sont farouches qui veillent à ce
que, par ces temps de désastre, l’orthodoxie ne soit pas enfreinte, et les
combativités sont intactes qui ouvrent de nouveaux fronts dont elles ne
paraissent pas douter qu’ils soient indispensables.
Bataille aurait eu tort de publier L’expérience intérieure pendant la
guerre, en 1943. Jules Monnerot lui en fit l’amical et discret reproche.
Patrick Waldberg le fit aussi, mais publiquement (dans la revue VVV,
publiée aux Etats-Unis) et de façon autrement agressive. Souvarine y
verra plus tard le signe infâmant, sinon d'une collusion avec l’occupant,
du moins de l’accord de son auteur avec cette occupation. D’autres, à
Paris même, et sur le moment, réagirent à la publication de L’expérience
intérieure, et ils réagirent pour de tout autres raisons : si ce livre était
criticable ce n’était pas parce qu’il paraissait pendant la guerre, mais
parce qu’il était lui-même, maladivement, la guerre (1).
La première de ces attaques consistera en un court tract-pamphlet
intitulé Nom de Dieu et signé d’un certain nombre de seconds couteaux
surréalistes, aujourd’hui pour la plupart oubliés (si oubliés qu’on ignore
en réalité quels liens unissaient ce second front à la plupart des chefs
historiques exilés aux États-Unis) (2). Ce pamphlet vise la revue Messages

(1) . En 1943 parurent aussi L'être et le néant de Sartre, Le mythe de Sysiphe


de Camus, et Haut-mal de Leiris.
(2) . Le seul nom surréaliste notoire des signataires de ce tract est celui de
René Magritte, qui sera bientôt l’ami de Bataille. On peut noter aussi ceux de
Maurice Blanchard (il vient de publier Les pelouses fendues d’Aphrodite chez La
main à la plume, en 1942 ; c'est d’ailleurs des proches de cette maison d’édition
qu’est né ce pamphlet) et de Christian Dotremont (il a en 1943, 21 ans ; il fondera
en 1947 le groupe surréaliste révolutionnaire de Belgique). On pourra leur ajouter
les noms d’André Stil, bientôt communiste, et de Pierre Dumayet. Les autres
signataires de ce pamphlet sont les suivants : Noël Arnaud, Charles Boquet,
Jacques Bureau, Jean François Chabrun, Paul Chancel, Alain Gagnaire, Jean
Hoyaux, Laurence Iché, Félix Maille, J. V. Manuel, Pierre Minne, Marc Patin,
André Poujet, Jean Renaudière, Boris Rybak, Gérard de Sède, Jean Simonpoli.

332
LA MORT A L'ŒUVRE

presque autant que Bataille lui-même (à moins qu’il ne vise la revue


Messages à cause de la participation à cette revue de Bataille). De quoi
les accuse-t-on ? De vouloir, semble-t-il, se substituer au surréalisme (on
n'en imagine pourtant pas Bataille capable) et, pire, de s’y substituer au
moyen de vieilles lunes (« la vieille lune idéaliste »). Ce n’est certes pas le
moins cocasse qu'on accuse Bataille d'idéalisme, lui qui a fait de ce mot
le maître-mot de sa dénonciation du surréalisme. Aux yeux de ses
accusateurs, « M. Bataille » est à ce point idéaliste qu ils s estiment tout
à fait justifiés d’ajouter à cette insulte (aux yeux de Bataille, celle-ci est
pourtant la dernière des insultes possibles, la plus compromettante)
d'autres qui ne durent pas leur paraître moins nécessaires. Bataille se voit
donc traité de curé, de chanoine, et ses brebis (faut-il entendre par là les
collaborateurs de la revue Messages ?) de galeuses.
L'intérêt de ce pamphlet n’est qu’anecdoctique. Faible littérairement
autant que confus (il est loin d'égaler le moins imaginatif des pamphlets
vraiment surréalistes), il ne témoigne que de l’embarras et de la hargne
où Bataille continue de jeter un certain nombre de ses contemporains,
parmi les plus vertueusement intentionnés. Bataille ne s’en est pas
autrement ému à en croire ce qu’il dit à Jean Bruno, par une lettre de
1943 : «J'ai vu un tract surréaliste qui me met violemment en cause
après la publication de mon livre [on peut s’étonner que Bataille croie
son livre visé ; celui-ci n’est pas en effet cité par les signataires ; leur
réprobation semble s’adresser au seul « Messages] ; je suis traité de curé,
de chanoine... Pas d’intérêt sinon comique. » (3).
La deuxième des attaques visant Bataille est du chrétien Gabriel
Marcel (L'expérience intérieure est 1 occasion d un significatif ralliement
défensif : les Surréalistes, les Chrétiens et, on le verra, les Existentialistes
feront en la circonstance front commun) (4). Étrangement, la critique
chrétienne — celle du moins de Gabriel Marcel n est pas la plus
érronée précisément parce que c’est un Chrétien qui entend la dénoncer
pour la moins chrétienne des entreprises possibles (ce n’est pas auprès de
Gabriel Marcel qu’on fera passer Bataille pour un curé ou un chanoine).
A qui croit à Dieu, le nihilisme de Bataille ne fait aucun doute et Marcel
le dit d’une phrase qui n’est exacte que par excès : « Je doute en vente
qu’on ait jamais été plus loin dans la formulation d un nihilisme
radical » (5) car il est clair que Gabriel Marcel reproche essentiellement

(3) Jean Bruno note au sujet de cette lettre non datée : « lettre postérieure
au tract surréaliste Nom de Dieu (du 1er mai 1943 et attaquant probablement plus
un article de Bataille dans Messages que son Expérience intérieure) ».
(4) . Cet article daté de décembre 1943 ne paraîtra qu en 1945 dans un livre
intitulé Homo Viator (Aubier), sous le titre de chapitre de : « Le refus du salut et
l’exaltation de l’homme absurde ».
(5) . Ibid, 249.

333
GEORGES BATAILLE,

à Bataille son dédaigneux refus (mais c’est un défi, aussi) du salut, sa


sombre détermination de ne s’abandonner à aucun espoir (il parle de « la
prétention qui vise à faire table rase du salut, et plus généralement de
l’espérance elle-même ») (6).
Pour le reste, c’est affaire de méthodes et de langages. Gabriel Marcel
ne reproche pas seulement à Bataille la fatuité qu’il peut y avoir de
s’égaler à Saint-Jean de la Croix (mais aussi bien à d’autres mystiques),
il ne lui reproche pas que de détourner la lexicologie chrétienne — à des
fins qui la nient —, il lui reproche aussi de n’être qu’un triste épigone de
Nietzsche (mais n’y a-t-il pas du jésuitisme de la part d’un chrétien à se
faire le défenseur de Nietzsche ?), lequel, lui, respirait l’air des cimes
quand Bataille, comme un forcené, ne fait qu’arpenter son cachot.
Peut-on être plus duplice ? Quelque contestable et par ailleurs
incohérente serait sa pensée, Nietzsche aurait été, aux dires de Gabriel
Marcel, absolument sincère : sa folie et sa mort ne sont-elles pas là pour
en témoigner ? Et parce qu’il fut sincère, indéniablement il aurait été un
mystique, sa mysticité dût-elle s’employer à servir une cause hostile à
l’Eglise. Or, il n’y aurait chez Bataille — et « ses amis » (encore ! mais
quels sont-ils ? Marcel paraît penser à Blanchot) — qu’« attitude prise »,
simulation, grimace des mystiques mêmes, des vrais, ceux qui ont Dieu
et salut pour autorité et raison de leur expérience. Tout au plus y aurait-
il un nom ou deux que Bataille pourrait être justifié à évoquer, à la
condition que ce que ceux-ci ont pensé, ils l’eussent pensé sans la foi,
dans le « refus le plus obstiné qui puisse être opposé aux certitudes
religieuses » : ces noms sont ceux de Pascal et de Kierkegaard (7). On
verra que le nom de Pascal n’a pas fini de crisser sous le pied de Bataille,
quelque soin qu’il ait eu de ne l’évoquer que rarement et quelque loin
que lui-même sans doute s’en croie. André Breton, dès 1929, a dénoncé
du Pascal sous Bataille. Gabriel Marcel le fait quatorze ans plus tard.
Monnerot et Sartre, surtout Sartre, le feront, beaucoup plus justifiés
qu’eux-mêmes sans doute ne croyaient l’être à le faire. On le verra, Pascal
rôde sous Bataille (un Pascal débauché mais pas davantage noir ni
désespéré) pour la raison — Bataille en fût-il conscient ? — qu’il lui
emprunte aussi un style (à l’évidence le Pascal des Pensées est la plus
forte influence repérable dans Le coupable et L'expérience intérieure) et
que — inconsciente réminiscence de Chestov ? — le Nietzsche de Bataille
est et reste profondément pascalien (8).

(6) . Ibid, 258.


(7) . Ibid, 272. Mais n’est-ce pas aussi Pascal, n’est-ce pas Pascal surtout qui
a le premier pensé l’absence de Dieu ou, à tout le moins, son absente présence ?
(8) . C’est Chestov qui disait que Pascal avait deux siècles plus tard ressuscité
en la personne de Nietzsche.

334
LA MORT A L’ŒUVRE

La troisième des critiques que valut à Bataille L 'expérience intérieure


fut celle de Jean Paul Sartre (9). Ce livre, Sartre le qualifie, non sans
ironie, d’« essai-martyre ». L'ironie domine d’ailleurs ce long article, une
ironie toute docte et professorale, celle-là même — et Sartre aurait dû le
deviner — dont généralement se gausse Bataille. Ironie et hargne : l’ironie
ne paraît pas pouvoir venir à bout de l'insolite objet qu’est ce livre et de
l’insupportable auteur qui le signe : ils irritent. L’article vacille à plusieurs
reprises entre l’analyse et le pamphlet, pour, à la fin, sombrer tout entier
dans le dénigrement agacé ; Bataille ne serait pas tout à fait un homme
mais un veuf : « Il y a des hommes qu’on pourrait appeler des survivants.
Ils ont perdu, de bonne heure, un être cher, un “père” [Sartre ne croit
pas si bien dire], un ami, une maîtresse [décidément !], et leur vie n’est
plus que le morne lendemain de cette mort. M. Bataille survit à la mort
de Dieu. » (10) (Sartre ne paraît pas imaginer qu’un père ou une maîtresse
puissent, à certains hommes, être Dieu.) Veuf et inconsolé, Bataille est
donc un malade, Sartre n’hésite pas à le dire : « On connaît ces fameux
raisonnements glacés et brûlants, impuissants dans leur aigre abstraction,
dont usent les passionnés, les paranoïaques : leur rigueur est déjà une
défi, un menace, leur louche immobilité fait pressentir une lave tumul¬
tueuse. Tels sont les syllogismes de M. Bataille. Preuves d’orateur, de
jaloux, d’avocat, de fou. » (11). Ce diagnostic fait, Sartre administre
quarante pages plus loin (le malade justifiait-il un tel intérêt ?) le
traitement : « Le reste est 1 affaire de la psychanalyse. Qu on ne se récrie
pas : je ne pense pas ici aux méthodes grossières et suspectes de Freud,
d’Adler ou de Jung ; il est d’autres psychanalyses. » (12)
Béni était sans doute le temps des lettres de cachet : on se débarrassait
plus vite, et plus durablement, d’un Sade. Hélas il ne semble pas qu’il y
ait des moyens intellectuels de se débarrasser d’un homme et de 1 empêcher

(9) . L'article de Sartre parut en 3 volets dans les numéros d’octobre, novembre
et décembre 1943 dans la revue Cahiers du Sud, n° 260, 261 et 262. Repris in
Situations I, essais critiques pp. 133-174. Les références renvoient à ce livre.
(10) . Jean-Paul Sartre. Situation I, 142. « ... Le voilà devant nous, funebre
et comique comme un veuf inconsolable qui se livre, tout habillé de noir, au
péché solitaire en souvenir de la morte. » (Ibid, 143) Qu on ne s y trompe pas .
la « morte » n’est pas celle qu’on pourrait penser ; mais la sociologie. Les inflexions
nervaliennes de Sartre (« Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé ») paraissent lui
donner puissance de divination poétique.
(11) . Ibid, 135.
(12) . Ibid, 174. On remarquera que Sartre n’est pas le premier qui, avec
sollicitude, veuille envoyer Bataille sur un divan, ne serait-ce que pour qu il ne
continue pas à porter atteinte à la vertueuse intellectualité (à moins que ce ne
soit pas au divan qu’on le destine, mais à la camisole) ; Breton l’avait de longtemps
précédé dans cette intention : et après lui, Souvarine et Simone Weil.

335
GEORGES BATAILLE,

de nuire, intellectuellement. Car l’ironie n’y suffit pas et Sartre semble


contraint de l’admettre. Il l’admet d’autant plus volontiers que ce livre,
aussi fou soit-il, a de solides précédents ; d’autant plus solides et beaux
que c’est Sartre lui-même qui les cite : les Pensées, les Confessions, Ecce
Homo, les Pas perdus, L’amour fou, le Traité du style, L’âge d’homme.
Pascal, Rousseau, Nietzsche, Breton, Aragon et Leiris... C’est de haut
qu’il faut entreprendre la démolition (l’arraisonnement du « fou ») ; et il
y faudra le temps : rien moins que trois articles étalés sur trois mois.
Sartre ne s’y trompe pas : Bataille a deux initiateurs, Nietzsche et
Pascal (et n’est-ce pas avec eux tout autant qu’avec lui qu’il règle des
comptes ?). De l’influence de Nietzsche : « ...par le fait, certaines pages
de L’expérience intérieure, avec leur désordre haletant, leur symbolisme
passionné, leur ton de prédication prophétique, semblent sorties de Ecce
Homo ou de La volonté de puissance » (13). Mais c’est essentiellement à
Pascal, à son « mépris fiévreux et à cette volonté de dire vite » que Sartre
pense, Pascal qui paraît décidément la référence obligée des critiques
faites à Bataille. Les analogies formelles, d’après Sartre, ne manquent pas
(le style étranglé, noué, allusif des « brèves suffocations de l’extase ou de
l’angoisse ») ; elles confineraient même parfois au pastiche.
Sartre n’a pourtant pas d’aversion particulière pour Pascal ; il lui
apparaît au contraire comme le premier penseur historique (Pascal serait
en effet le premier à avoir pensé le temps, car il est le premier qui l’ait
supposé tout à fait soustrait à Dieu).
Bataille aurait aussi cette qualité : celle de ne pas préférer l’essence
à l’existence, de ne pas‘parler de la nature humaine mais de sa condition.
N’y aurait-il donc rien qui doive séparer les deux hommes ? Si, la mort
de Dieu. Bataille n’est pas en effet pour autant devenu athée (du moins
Sartre le prétend-il) et le temps libéré de Dieu, que Sartre voit enfin et
sans réserve historique, Bataille le voit en suspens, n’ayant rien gagné à
la mort de Dieu sinon cette mort elle-même. L’aubaine d’un tel temps
enfin libéré de l’empire de Dieu et de ses fins promises, Bataille s’abstient
d’en rien tirer d’utile. Il n’aime pas le temps — on le sait —, ni le temps
historique, ni le temps politique. Qu’aux fins promises par Dieu on
substitue celles dues aux hommes n’a rien qui le séduise. Bataille l’aime
en suspens, tout entier suspendu à l’instant, sans calcul, sans projet, sans
fin et sans salut d’aucune sorte. Le temps bataillien est veuf comme Sartre
a cru heureux de le dire de Bataille lui-même (il entendait : veuf de Dieu),
c’est-à-dire qu’il repousse toute pensée qui spéculerait sur ses réalisations
et ferait de l’instant le rebond d’un projet qui trouverait ses fins dans
l’avenir (Bataille reprend à son compte et radicalise la phrase de Nietzsche :
« J’aime l’ignorance touchant l’avenir »).

(13). Ibid, 134.

336
LA MORT A L 'ŒUVRE

Paradoxalement, de Sartre et de Bataille, c’est peut-être ce dernier


le moins mystique, lui qui se console si bien de l’anéantissement de
1 eschatologie divine qu’il ne veut plus rien entendre aux promesses de
l’eschatologie révolutionnaire. L’instant bataillien, Sartre l’identifie au
moyen de quelques précédents : extatique à la façon de ceux dont souffrent
les mystiques, angoissé et éternel à la façon de celui de Kierkegaard,
jouissif à la façon de celui de Gide et réminiscent à la façon de celui de
Proust... et plus que tout rieur, indécemment, insolemment rieur (l'instant
pour Bataille est celui de la « chance » ou du « caprice »). Sartre s’inquiète-
t-il de ce rire ? L’enjouement léger de Nietzsche devient selon lui avec
Bataille un rire amer et appliqué. Un tel rire, vrai ou faux, heureux ou
jaune, n'a rien qui soit intellectuellement réfutable et Sartre n’entreprend
d’ailleurs pas de le réfuter ; il se contente d’en dire qu’il ne le convainc
pas. Mais il le dit d’une façon assez puérile, ou désarmée, comme si, ligne
après ligne, il commençait à s’engluer dans les aigres abstractions de ce
paranoïaque : « Il nous dit qu’il rit, il ne nous fait pas rire. » (14). Mais
Bataille dirait-il qu’il jouit, Sartre s’attendrait-il aussi à jouir ? Lapsus
dont, inconsciemment, il file la métaphore : « Il est à regretter simplement
que les “idées" de M. Bataille soient si molles, si informes, quand son
sentiment est dur. » (15). N’est-ce pas ce qu’au profond Sartre veut ne
pas entendre ? Ce fou se déchire, et il jouit, il se complait au pire (il se
délecte, disait Breton), et il rit. De deux choses l’une : ou il rit vraiment,
sans réserve et c’est un fou ; ou il jouit et c’est un pervers. Mieux vaut
donc le dire en des termes nietzchéens retournés contre Bataille : « C’est
un halluciné de l’arrière-monde », c’est un Chrétien. La preuve en serait
qu’il ne rit pas (sinon jaune) et qu’il ne jouit pas (sa pensée est « molle »).
C’est donc un faussaire ; Sartre a une catégorie toute prête pour le
qualifier : la mauvaise foi. Bataille n’est pas plus que quiconque apte à se
passer d’arrière-mondes, que le temps de ce monde soit humain ou divin ;
c’est donc un Chrétien honteux (16). Et parce qu’il est honteux, tout au
plus son expérience est-elle une «bonne petite extase panthéiste » (17).
Spinoziste, Bataille, pour finir ? Pire ! Le panthéisme de Spinoza est
blanc ; celui de Bataille est noir. Et parce qu’être Chrétien ou panthéiste
n’est aux yeux de Sartre en 1943 d’aucune utilité, celui-ci va tirer de la
trappe de l’humanisme le plus durement malmené par la guerre les raisons
dernières de sa dénonciation ad hominem : « ... les joies auxquelles nous
convie M. Bataille, si elles ne doivent renvoyer qu’à elles-mêmes, si elles
ne doivent pas s’insérer dans la trame de nouvelles entreprises, contribuer

(14) . Ibid, 159.


(15) . Ibid, 166.
(16) . Ibid, 166.
(17) . Ibid, 171.

337
GEORGES BATAILLE,

à former une humanité neuve qui se dépassera vers de nouveaux buts, ne


valent pas plus que le plaisir de boire un verre d’alcool ou de se chauffer
au soleil sur une plage. » (18)

Se chauffer sur une plage n’est pas une chose que Bataille ait jamais
compté au nombre des joies qui étaient les siennes (Sartre confond-il avec
Camus ?) et Sartre eût-il été moins prude, peut-être eût-il dit que les
seules joies éveillantes que connaissait Bataille, c’était dans les bordels ou
entre les jambes des femmes qu’il les trouvait. A vouloir trop démontrer
la « fausseté » de Bataille, Sartre a malintentionément négligé de dire quel
est le fond de la mystique bataillienne et agi un peu comme ont agi avec
lui ceux qui n’ont pas voulu lire La nausée (19).
On a toutefois trop dit que le malentendu entre les deux hommes
fut immédiat et définitif. On le verra, ce ne fut pas le cas. Il est vrai que
Bataille fut profondément affecté par l’agressive réplique de Sartre. Il est
vrai qu’il y pensa longtemps et que, de bien des façons, il eût souhaité
obtenir réparation de cet outrage. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : c’est
un trait notoire du caractère de Bataille que d’être intimidable. C’en est
un que d’être respectueux du prestige, et d’une certaine façon de l’envier.
Breton l’impressionna ; Sartre l’impressionne ; et Camus l’impressionnera.
Il n’est pas sûr que son œuvre soit d’aucune manière moindre que la leur
mais, est-ce par modestie (Bataille est et restera profondément modeste),
est-ce qu’il craignait, lui qui n’était pas un philosophe, qui n’en n’avait
pas la formation, de tenter de rivaliser avec l’un des éblouissants logiciens
français (et Bataille n’était qu’assez peu logicien), toujours est-il qu’at¬
tendant d’être reconnu d’eux, il espérait s’intégrer à un débat qui l’excluera.
On aura l’occasion de le voir, en 1944, Bataille et Sartre se rencon¬
trèrent souvent et, si leurs différends ne s’estompèrent pas réellement,
Sartre prêta une oreille plus attentive, plus amicale aussi à celui, à ce
qu’il semble, qu'il n’a cessé de considérer comme fou. La meilleure des
preuves de cette provisoire pacification de leurs rapports nous est apportée
par la conférence prononcée par Bataille le 5 mars 1944 chez Marcel
Moré, intitulée « Discussion sur le péché ». Si cette conférence, à l’évidence,
ne modifia pas vraiment le rapport entre les deux hommes, si elle ne leur
permit pas de trouver soudain un réel et définitif terrain d’entente, elle
présenta toutefois l’avantage de dissiper aux yeux de Sartre la confusion

(18) . Ibid, 174.


(19) . 11 était inévitable que Sartre lût à ce moment Madame Edwarda. Sartre
et Bataille avaient trop d’amis communs. Même sans le citer (Bataille ne le voulait
pas) il pouvait à la lumière de ce livre d’un « pornographe » (n’est-ce pas ce qu’on
a dit aussi de l’auteur de La nausée ?), tirer les conclusions qui s’imposaient : sauf
à faire semblant de croire à une conversion soudainement survenue, L'expérience
intérieure ne pouvait pas être d’un Chrétien.

338
LA MORT A L 'ŒUVRE

intentionnellement entretenue par Bataille dans l'emploi de certaines de


ses notions, sous le couvert desquelles Sartre s’aperçut enfin que Bataille
parlait de « choses entièrement différentes » (20), et qu’il ne recourait aux
notions de la morale et de la religion que pour les récuser ensuite. A
l’exacte logique de Sartre, Bataille oppose habilement une fluctuante
logique passionnelle et viciée (« cela rend la position parfaitement faible,
parfaitement fragile... je n’ai parlé que d’une position insoutenable » (21))
qui soustrait à tout interlocuteur les étais avec lesquels il pouvait prétendre
s’affermir. Ironie, dit Bataille jugeant de sa propre position ; ironie et
désinvolture. Sartre s'est laissé prendre au piège d’un sérieux où Bataille
dit ingénument qu'il n’imaginait pas ses détracteurs pouvoir être pris :
« Ce que je crois tout de même erroné, c’est l’illusion que j’ai donnée
d’avoir besoin de cette position pour me livrer à des sacrilèges et, de cette
façon, trouver une vie morale que je n’aurais pas trouvée sans le sacrilège
et, par conséquent, de rester dans l’orbite chrétienne [...] Je n’ai pas prévu
surtout qu’on n’apercevrait pas quelque chose d’autre, qui est ce que je
pourrais appeler la désinvolture. Si j’ai fait cela, c’est parce que je m’en
moque, c’est parce que je ne suis enfermé nulle part [...] que tout ce à
quoi je tenais, c’est à n'être enfermé par aucune notion, à dépasser les
notions infiniment, et, pour pouvoir les dépasser ainsi et me prouver à
moi-même [...] cette désinvolture, j’avais besoin de m’enfermer ou de
partir de notions qui enfermaient auparavant d’autres êtres. » (22)
Cette discussion est la première et la dernière qu’eurent ensemble,
publiquement, Sartre et Bataille (23). Il arrivera que Bataille réagisse aux
livres publiés par Sartre ; il n’arrivera jamais plus que Sartre réagisse à
des livres publiés par Bataille. On peut le regretter : quelque chose était
entre eux en jeu de l’ordre de ce qui était en jeu entre Descartes et Pascal.
Bataille, le Pascal de Sartre ? C’est Sartre lui-même qui en a laissé planer
la possibilité. Bataille, plus trivialement, plus brutalement, aurait volon¬
tiers laissé dire de lui-même qu’il était la dent carriée dans la bouche de
Sartre. Le dialogue aurait de toute façon tourné court : Sartre ne sera
pas le seul à négliger Bataille. Bataille lui préféra ostensiblement Alexandre
Kojève, « le plus grand philosophe qui existe en ce moment » (24).

(20) . OC VI, 343. “La discussion sur le péché”. Cette discussion a été
reproduite, dans la revue Dieu vivant n° 4, 1945.
(21) . Ibid, 345.
(22) . Ibid, 349.
(23) . Étaient également présents et participèrent à ce débat : Adamov,
Blanchot, Burgelin, Camus, de Gandillac, Hyppolite, Klossowski, Leiris, Lescure,
Madaule, Marcel, Massignon, Merleau-Ponty, Moré, Paulhan, Prévost, de Beau¬
voir et les R. P. Daniélou, Dubarle, Maydieu...
(24) . Georges Bataille. Figaro littéraire 17 juillet 1947.
« IL FAUT LE SYSTÈME ET IL FAUT L’EXCÈS »

L’apparente simplicité du vocabulaire bataillien ne doit pas faire


illusion : la pensée de Bataille, comme celle de Nietzsche, n’a de la facilité
que les apparences. Sous les dehors d’un langage convenu, Bataille se
livre à un patient et hérétique travail de distorsion. Comme il l’a dit et
répété aussi souvent que l’occasion s’en est offerte, il n’est pas un
philosophe, et il entre dans cette dénégation de la délicatesse (il semble
qu’il eut peur souvent d’ennuyer), de la crainte (il n’en a pas la formation
et des gens comme Sartre, on l’a vu, sauront le lui rappeler) et une
certaine part de coquetterie (les philosophes sont de vieux barbons, les
cocus d’une histoire qui se passe sans peine d’eux)... Il entre de la
délicatesse, de la crainte et de la coquetterie dans le sarcasme de Bataille
vis-à-vis de la philosophie et des philosophes ; jamais cependant sa
position vis-à-vis d’eux ne sera aussi nettement tranchée qu’elle l'a de
tout temps été vis-à-vis de la poésie et des poètes.
Une chose pourtant est sûre : de la philosophie et même de la
théologie il a su faire siennes plus d’une notion, qui assujetissent la
communication de ses textes, qui l'assujetissent d’autant plus que ces
notions sont employées souvent détournées de leur usage. Une autre ne
l’est pas moins : il y a un système Bataille ; sa pensée n’est pas si
asystématique qu’on a bien voulu le dire. En effet quelque soin qu’il ait
eu de donner les apparences du plus net désordre, celui-ci était solidement
étayé. (Cette pensée aurait-elle d’ailleurs tenu si tel n’avait pas été le cas ?
Sartre ne l’eût-il pas d’une page ou deux mise en pièces ?) Bataille peut
légitimement s’enorgueillir d’avoir installé le désordre et l’excès. Il n’y fût
pas parvenu s’il n’y avait eu aussi — en lui — le souci de concevoir le
plus solide des systèmes.
Si toute la pensée athéologique repose en effet tout entière sur la
notion de système, elle en est en même temps l’excès. Des textes comme
Madame Edwarda, Le mort, Le petit représentent sans conteste cet excès.
Le coupable, L’expérience intérieure, d’une certaine façon aussi. Bataille
ne les a-t-il pas sciemment expurgés de ce qui justifiait cet excès à en
ruiner le système ? Mais le système existe et Sur Nietzsche, le dernier des
grands livres de cette somme, le met à nu, encore qu’on ne puisse pas
nier que ce soit une fois de plus de façon ambiguë ; la totalité de Sur

340
LA MORT A L'ŒUVRE

Nietzsche eût-elle été éditée, il n'y eût pas eu d'ambiguïté possible. Mais,
comme les fois précédentes. Bataille l'a « allégé », laissant à l’état
d'excrétions du texte ce qui le constitue comme tel (ainsi faut-il aller
chercher les notes pour en saisir sans réserve la généalogie). Sur Nietzsche
seul, même au complet, n'y suffirait d'ailleurs pas. 11 faut lui ajouter deux
autres textes : Le rire de Nietzsche (1) et La discussion sur le péché (2).
On verra qu'on y trouve un lexique ainsi qu’une pensée, c’est-à-dire non
pas seulement une mystique, mais une théologie, celle-ci fût-elle une
athéologie (3).
« Mettre la vie (c'est-à-dire le possible) à hauteur de l’impossible »,
telle est la tâche que Bataille dans Le rire de Nietzsche définit comme
celle de l'expérience spirituelle. Mais quel est le possible ? Et quel est
l’impossible ? Le possible est la vie organique et son développement ;
l'impossible, la mort et la nécessité de détruire. Là est l’irréductible. Tant
que nous imaginons Dieu exister, il n’y a en tout état de cause pas
d'impossible possible (si ce n’est comme transition, comme épreuve) ; il
n’y a pas d’impossible car le salut en est l’élusion. Un monde sans
impossible est un monde où la nature est supposée bonne. S'il y subsiste
le mal c’est que l’homme s’en rend coupable. Aussi imagine-t-on de
chasser de la surface de ce monde et le mal et l’homme qui l’y met : de
chasser l'impossible. Agissant ainsi, l'homme paradoxalement se place
face à face avec l’impossible. D’aucuns continuent de parier sur l’avenir ;
d’autres — ils ne sont pas davantage lâches — reviennent à Dieu... Et
quelques-uns, qui savent quel est l’homme (quels ils sont), une proie facile
pour l'impossible, s'engagent à le vivre sans en rien éluder.
Ne rien éluder de l’impossible c’est admettre, Dieu mort, que l’homme
n'est pas moins abandonné qu’une bête : Dieu mort, les bêtes s’entre¬
dévoreront. C’est admettre, quelque bien qu’on apporte à l’homme (on
peut effectivement changer sa litière, lui donner le feu, les cavernes...),
que pour finir subsiste « un impossible que rien ne réduira, le même, de
façon fondamentale, pour le plus heureux que pour le plus déshérité » (4).
Vivre l’impossible, n’en rien éluder, telle est pour Bataille l’expérience
spirituelle. C’est certes un mot vieilli ; il sent le rance. S’il l’emploie

(1) . Il a été publié en 1942, à Bruxelles, dans la revue Exercice du silence.


(2) . Voir x< La “Marie couche-toi là” de la philosophie », note 20.
(3) . « Tout le monde sait ce que représente Dieu pour l’ensemble des hommes
qui y croient, et quelle place il occupe dans leur pensée, et je pense que lorsqu’on
supprime le personnage de Dieu à cette place-là, il reste tout de même quelque
chose, une place vide. C’est de cette place vide que j’ai voulu parler ». (Entretien
avec Madeleine Chapsal. Op. cit. p. 19).
(4) . OC VI, 309. On verra que cette constatation n’est pas que métaphysique.
Elle est aussi politique. La position de Bataille après guerre y rappellera à plusieurs
reprises.

341
GEORGES BATAILLE,

pourtant lui-même c’est au prix — provocant — que nous consentions à


le dégrossir, à le dégraisser. Expérience, soit ! Mais sans salut (le plus
odieux des faux-fuyants : il est l’élusion de l’impossible et l’expérience est
cet impossible même). Le salut est « la parfaite négation du spirituel ».
Du spirituel, Bataille donne deux définitions négatives (l’athéologie
bataillienne n’est pas sans emprunter plusieurs de ses configurations à la
théologie négative) : « Chaque impossible est ce par quoi un possible
cesse de l’être. » et « A l’extrême limite de sa puissance, chaque possible
aspire à l’impossible. » (5)
Nietzsche ne le disait-il pas : « Ne faut-il pas sacrifier tout ce qui
console, sanctifie et guérit, tout espoir, toute foi en une harmonie cachée ? »
C’est-à-dire : « Ne faut-il pas sacrifier Dieu lui-même ? » L’expérience
exige d’aller au plus difficile du possible, au plus nu, au plus aride (ce
qu’on pourrait biographiquement entendre comme un Etna du possible).
Elle exige de s’exposer sans réserve à l’anéantissement de tout ce qui avait
justifié qu’on voulût atteindre à cet extrême — Dieu —, elle exige de dire
Oui à l’impossible, Oui à la mort, au mal, à la solitude et à l’angoisse...
Un Oui heureux et tragique qui est seul divin : « La limite de l’homme
n’est pas Dieu, n’est pas le possible, mais l’impossible, c’est l’absence de
Dieu. » (6)
L’impossible est le sommet ; et pour le dire de façon plus déchirante
Bataille le dit de façon paradoxale : ce sommet est moral. Est seul moral
l’assentiment à l’impossible, au mal, à la mort, à la solitude et à
l’angoisse (7). Il l’énonce avec cette sorte de brutalité obstinée et contenue,
obstination qu’il a toujours montrée (il y a chez Bataille une façon de
dire le pire avec tiédeur et de « brûler » sous des dehors résignés ; sa
phrase emprunte souvent cette fausse contenance). Où d’autres, à leurs
sommets, crieraient : « Dieu ! Dieu répond de ce que nous l’ayons atteint.
Dieu est le sommet » (ils ont alors les yeux pleins de reconnaissance), où
tous, sans qu’ils se posent la question de ce qui les justifie, disent : « le
bien est moral, seul le bien est moral et n’est moral que le bien » (n’est-
ce pas, par principe, l’évidence ? Mais à la fin, au nom de quel principe ?),
Bataille, comme si rien ne pouvait faire qu’il ne dise les choses à rebours,
contre tous, dit posément : le sommet est la sensualité, le sommet est le
mal, le sommet est le crime. Il ne le dit pas avec emportement, pas
davantage avec dérision — le divin même « noir » n’est pas une farce —
il le dit presque avec jeu. Du moins rappelle-t-il à tous ceux qui
l’oublieraient que la vérité de l’être n’est pas son salut (cette pitoyable
enchère pour demain qui demande d’épargner l’aujourd’hui) mais son

(5) . Ibid, 310.


(6) . Ibid, 312.
(7) . OC VI, 390. Sur Nietzsche. Notes.

342
LA MORT A L'ŒUVRE

intensité. Et seul le rend intense son impossible, seul il fait que l’instant
est démesurément sensuel (sensuel parce que périssable) (8). « Ce qui
caractérise la sensualité est qu’elle s’oppose diamétralement à la mo¬
rale [...]. La morale est fondée sur le souci de l’avenir, [on sait comme
Bataille hait la thésaurisation, la capitalisation, le calcul, le projet, l’avarice,
le salut] la sensualité sur l’indifférence à l'avenir. » (Dans cette indifférence
sont la dépense, le potlatch et la communication.) « Vouloir durer n’est
pas glorieux », mais « ne rien réserver, brûler sans espoir » c’est l’enfer.
Il y a d'un côté la lâcheté, la saine et sage mesure qu’un homme a de son
existence, soucieux des fins qu'il lui suppose et lui prête, de l’autre les
« transports érotiques » qui brûlent et « portent l’interrogation humaine
à des déchirures extrêmes » (9). Ces régions déchirées « que désignent le
vice et le crime », si elles ne sont pas exactement le sommet, du moins en
indiquent-elles la présence et l’accessibilité. Ce sommet est aussi celui de
la communication : « Le sommet n’est autre que le maximum de déchirure
— de communication — possible sans périr. » (10)
Beaucoup plus difficile est cette notion de communication (elle
nécessiterait en effet que nous élucidions quels sont l’être et le néant
batailliens, j’y reviendrai). Disons que l’être se heurte au néant (le néant
est tout ce que n’est pas l’être) et à l’autre (en ce sens l’autre est aussi le
néant à cette réserve près qu’il est désiré parce que l’être est, a priori,
éprouvé comme incomplet et que l’autre est supposé — c’est le ressort
du désir — le compléter). Le néant et l’autre mettent donc l’être en
question. Et le désir, malgré, par-delà, dans le néant, nous met en question
et met en question tout ce qui est. D’où le fait que nous apercevions
l’autre sous l’aspect d’une mise en jeu de nous-mêmes.
L’atteinte du sommet veut que cette mise en jeu soit la plus trouble,
la plus déchirée possible. La déchirure étant la loi de la communication,
le sommet de la communication exige de cette déchirure qu’elle soit la
plus grande possible. Ce qu’en des termes chrétiens — et Bataille ne
craint pas de les employer quitte à ce qu’ils opacifient ce qu’on a cru un
moment être clair — on appelle le péché. Est-ce provocation (au cas où
c’en serait une, elle ne serait pas moindre que celle qui consista à dire
qu’un tel sommet est moral) ? La communication serait le péché, c’est-à-
dire aussi le sacré. Et puisque la terminologie est chrétienne et théologique,
Bataille n’hésite pas à se justifier d’une interprétation tirée des Ecritures :
la crucifixion fut un mal assurément, le plus grand même des maux (n’est-
ce pas ainsi que la regardent les Chrétiens ?). La crucifixion fut un sacrifice
consenti aux hommes pour leur rachat : un sacrifice rédempteur. Le

(8) . Ibid.
(9) . Ibid.
(10) . Ibid, 395.

343
GEORGES BATAILLE,

paradoxe qu’introduit Bataille dans cette interprétation convenue des


croyants, c’est que cette mise à mort qui porte atteinte à l’être de Dieu
rétablit la communication entre ses créatures, communication qui leur
manquait avant ce sacrifice. Chacun, créateur et créatures. Dieu et hommes
se seraient sans lui maintenus dans une intégrité respective et séparée si,
loin de ce qu’en dit la théologie, la blessure, la déchirure faite à Dieu par
la mise à mort de son fils, son envoyé, n’avaient, établissant la culpabilité
des hommes (une culpabilité ineffaçable), soudé ceux-ci à Celui vis-à-vis
de qui ils devenaient coupables (la crucifixion n’est donc pas rédemptrice,
elle est le péché même).
Quelle serait donc la clé du rapport à Dieu ? Le bien ? Non, le mal...
Et un mal radical, un crime. Chacun eût persévéré isolément. Le crime
rétablit la communication. Une fois encore Bataille hésite : est-ce un
crime seulement, même le plus attentatoire des crimes, celui du fils de
Dieu, ou est-ce un déicide ? Dieu mort on comprendrait sans réserve que
les hommes pussent communiquer dans l’épuisant souvenir de ce meurtre,
qu’entre eux se rétablît une communication immanente. Bataille conclut :
« Où l’on voit que la “communication” des êtres est assurée par le mal [...]
Ainsi la “communication”, sans laquelle, pour nous, rien ne serait, est
assurée par le crime. La “communication” est l’amour et l’amour souille
ceux qu’il unit. » (11). Bataille dit là ce que, selon, lui, les Chrétiens ne
veulent pas entendre. Mais sa vérité est autre. La croix n’a ce pouvoir de
symbole et il n’est justifié d’y recourir ici que parce qu’au sein de la
légende — celle de la révélation — est survenue la plus extrême honte,
le plus grand mal. Loin que le sacrifice du Christ ralliât les hommes à
Dieu (en levant le péché qui les en séparait) il allie les hommes entre eux
enfin obligés de se regarder comme absolument (sans remède) déchirés.
Et déchirés ces hommes sont divins : « Il n’est pas jusqu’au supplice de
la croix qui ne lie, fût-ce aveuglément, la conscience chrétienne à ce
caractère affreux de l’ordre divin : le divin n’est jamais tutélaire qu'une
fois satisfaite une nécessité de consumer et de ruiner, qui en est le principe
premier. » (12)
Née du mal, la communication reste le mal (ce double jeu du langage,
tantôt recourant aux mots de la morale partagée — la morale chrétienne
—, morale que Bataille qualifie de « morale du déclin » et tantôt
s’autorisant d’une sur-morale, d’une morale du sommet, ne laisse pas
d’être à de nombreuses reprises ambigu). La communication est le mal
(mais il ne faut pas l’entendre ici en un sens moral, mais au sens d’angoisse)
parce qu’il n’y a pas de Dieu. Et il n’y a pas de Dieu parce que s’il y en
avait un il n’y aurait pas de communication possible : « La “communi-

(11) . OC VI, 43 Sur Nietzsche.


(12) . L’érotisme, 200, 10/18.

344
LA MORT A L’ŒUVRE

cation" ne peut avoir lieu d’un être plein et intact [et tel à l’évidence
devrait être le Dieu des Chrétiens] à l’autre : elle veut des êtres ayant
l’être en eux-mêmes mis en jeu, placé à la limite de la mort, du néant ; le
sommet moral est un moment de mise en jeu, de suspension de l’être au-
delà de lui-même, à la limite du néant. » (13)
Et c’est l’évidence que les êtres sont incomplets : c’est même cette
part de néant en eux, néant que ne comble plus Dieu, qui les ouvre au
néant d'autrui. La communication est ceci, fragile, désespéré, qui s’établit
entre deux ou plusieurs êtres qui cherchent à surmonter le néant qui les
sépare, et à combler le néant qu’en chacun d’eux ils imaginent chez
l’autre, leur être séparé, déchiré. C’est le sens de l’érotisme. Une femme
est désirée et aimée à proportion de la capacité qui lui est prêtée d’apaiser
la douleur d'un être à se savoir limité. « A lui seul il [l’être] n’est pas. » (14).
C’est le mal que cette incomplétude. C’est pourquoi Dieu est obscène, et
obscène absolument. C’est même la seule absoluité qui le caractérise
encore. Il est d'autant plus présent que la non-communication des êtres
entre eux témoigne de son absolue absence (15).

(13) . OC VI, 44. Sur Nietzsche.


(14) . Ibid, 46.
(15) . Sur Nietzsche — « Volonté de chance » est paru aux Editions Gallimard
en 1945. La même année, Bataille publia aux mêmes éditions un recueil de
maximes et d’aphorismes de Nietzsche présentés par lui. Mémorandum : « La
morale jusque-là menait d’un point à l’autre, était une morale de l’action, donnait
le parcours et le but. »
LE CATÉCHISME DE LA CHANCE

Il y a des lieux familiers à Bataille. Des lieux où il semble que les


sentiments deviennent soudain plus rustres, plus nus. Des lieux qui seraient
aux villes comme un équarrissage. Les récits, les uns après les autres
(mais Le mort, mais Le petit, déjà l’avaient fait), vont s’y installer comme
s’ils avaient attendu que s’offrent à eux une sorte de rudimentaire, d’aiguë
spatialité... Il y a une topographie des récits batailliens, assez autobio¬
graphique d’ailleurs. Faut-il rappeler que Bataille est né dans un petit
village roman, entre l’église et la porte des Boucheries ? Les récits batailliens
seront villageois : il y aura une église, une auberge, quelquefois un château,
presque toujours un café... Et cette topographie est devenue avec la guerre
celle que Bataille a dans sa vie lui-même redécouverte.
Bataille a quitté Panilleuse. Regagnant Paris en décembre 1942, il
n’y séjournera que quelques mois. Est-ce le hasard ? Est-ce l’ironie ?
Quand il fallut qu’il s'installât dans un nouveau logement, il le fit assez
loin de Paris, dans un village que les dépliants touristiques décrivent,
« avec son visage héroïque et dur », comme un .centre de résistance
spirituelle, une protestation de la foi, une citadelle mystique (1) : Vézelay
(village légendairement madeleinien, qui dut sa gloire à la reconnaissance,
en 1050, par le pape Léon IX, du pèlerinage aux reliques de Marie
Madeleine, sœur de Marthe et de Lazare, pécheresse (2)).
C’est à mi-hauteur de l’impressionnant et beau promontoire de
Vézelay que Bataille trouva une maison (3) : au 59 de la rue Saint-Etienne,
l’artère principale, sur la place du Grand Puits, pour autant que la fourche
que fait cette rue étroite à cet endroit puisse être appelée une place : elle

(1) . Le même dépliant ajoute : « C’est un air ascétique qu'on y respire ; une
atmosphère de combat vous y enveloppe ; on n’y peut vivre que dans la certitude
et la rigueur ». Un ton qui rappelle celui du jeune Bataille écrivant Notre-Dame
de Rheims.
(2) . Les restes de la belle pécheresse sont-ils à Vézelay ; ne sont-ils pas plutôt
à Saint-Maximin ? Les religieux de ces deux villes se les sont disputés : âpres
désirs !
(3) . Semble-t-il, en janvier 1943, à l’occasion d'un premier passage.

346
LA MORT A L'ŒUVRE

se poursuit par deux ruelles pareillement pentues qui l'une comme l’autre
conduisent à la basilique.
Il ne s’y installe pas seul : Denise Rollin et son fils Jean (qui a
maintenant quatre ans) sont avec lui : « Quand venant de Paris nous
entrâmes dans la maison, des voiles de crêpe noir séchaient aux arbres
du jardin ensoleillé. Ce lugubre “présage” m’a serré le cœur (me rappelant
les longues banderoles noires d'I. annonciatrices de mon malheur). » (4).
« Le premier jour où nous avons couché dans la maison, la lumière
faisait défaut dans la cuisine où nous dînions. A la nuit tombante, la
tempête de vent atteignit une violence inouïe, les arbres du jardin agités
comme des loques et tordus dans les hurlements du vent. La nuit acheva
de tomber, la lumière s’éteignit dans toute la maison. Je trouvai dans
l’obscurité une bougie de Noël et des allumettes... Après un temps
d’obscurité, la lumière revint enfin.
« Ces petites difficultés me réconfortent et même me séduisent. Le
calme dans la tempête est le sens le plus fort de ma vie : les déchirements
du dehors m'apaisent. Je ne crains rien, me semble-t-il, qui ne vienne de
ma dépression profonde. » (5)
Michel Fardoulis-Lagrange, à ce moment-là clandestin, les y rejoin¬
dra. Jacques Lacan et Sylvia Bataille pour lesquels Bataille avait retenu
à quelques pas de chez lui une grande maison sur la place de la basilique
devaient les y rejoindre aussi, ce qui ne se fit pas. Seule Laurence, la fille
de Georges et de Sylvia Bataille, qui a alors 13 ans, rejoindra son père et
habitera avec lui (6).
La maison est pauvre et vétuste : un étroit couloir sombre la traverse
sur toute sa profondeur. Il dessert une première pièce, une salle à manger,
puis une deuxième, une cuisine avec un évier de pierre. Entre elles deux,
un haut escalier conduit au premier et unique étage. Le palier dessert,
symétriquement aux pièces du rez-de-chaussée, deux chambres. Une sur
la rue, et une autre dont Bataille fit plus tard son bureau, depuis laquelle
la vue est magnifique, surplombant un étroit jardin en terrasse (Vézelay,
faute de place, s’est construit par superposition) et, au-delà, la vallée. Pas

(4) . Les banderolles d’Innsbrück en 1934. Cf. « La foudre et les présages ».


(5) . OC V, 558. Le Coupable. Notes.
(6) . Concernant Jacques Lacan et Sylvia Bataille, quelques précisions
s’imposent : Lacan est depuis plusieurs années, depuis 1933 sans aucun doute,
plus anciennement peut-être, l’ami de Bataille et il s’est trouvé proche de lui
vraisemblablement dans plus d’une de ses entreprises (ainsi dans le cas d'Acéphale).
Quant à Sylvia Bataille, en 1943, il y a neuf ans que Georges Bataille et elle se
sont séparés ; la rencontre amoureuse de Jacques Lacan et de Sylvia Bataille date
de 1939 même s’ils ont dû avoir l’occasion de se rencontrer antérieurement. De
cette rencontre, est née en 1940, une petite fille, Judith qui, singulièrement, portera
le nom marital de sa mère : Bataille.

347
GEORGES BATAILLE,

de poêle (seulement des cheminées), pas d’eau courante (une pompe), pas
de salle d’eau (7).
On peut sans peine imaginer comment était le village en 1943. A
peine plus austère (« héroïque et dur ») : rues sombres aux couleurs
allemandes, basilique close, puits contaminé (l’occupant y ayant jeté des
cadavres)... Une entêtante présence de la mort (jusqu’aux voiles de crêpe
noir séchant aux branchages du jardin), d’autant plus entêtante que le
village est étonnamment étroit et très tôt (il suffit de quelques pas) refermé
sur lui-même : les remparts, le chemin de ronde, les deux cimetières, la
basilique, l’hospice... (8).
A Vézelay, Bataille séjournera de mars à octobre. Aussi surprenant
que cela paraisse (l'entêtement de la chance à survenir aux moments les
moins prévisibles et jusque dans des lieux — un village isolé — qui
ressembleraient a priori davantage à ceux d’une réclusion ou d’un exil),
c’est ici que la vie de Bataille va de nouveau changer. La maison qu’il
avait réservée pour Jacques Lacan et Sylvia Bataille, c’est une jeune
femme de vingt-trois ans, longue, belle, accompagnée de sa fille (qui a
trois ans) qui s’y installe : Diane Kotchoubey de Beauharnais. Cette jeune
femme est née à Vancouver — où elle ne passera que les dix-huit premiers
mois de sa vie — d'un père russe, Eugène Kotchoubey de Beauharnais,
et d’une mère anglaise, fille de banquier. Elle vécut ensuite en Angleterre
(l’anglais est sa langue maternelle ; on ne parlait pas russe chez les siens),
puis en France. D’un premier mariage est née une petite fille qui est donc
avec elle à Vézelay en 1943 (9).

(7) . Entre la fin de son premier mariage et la rencontre de Jacques Lacan,


Sylvia Bataille est devenue une comédienne reconnue qui a tourné 18 films en
7 ans. Avec Renoir, deux fois (Le crime de Mr lange et Une partie de campagne),
avec Carné (Jenny), avec Rouleau (Rose), avec L'Herbier (forfaiture), avec Feyder
(Les gens du voyage), etc. Au total, 18 films de 1934 à 1940. La guerre fera plus
qu’interrompre cette carrière, elle y mettra un terme. Sylvia Bataille ne tournera
après la libération que dans deux films : Les portes de la nuit, de Carné et Julie
de Corneilhan, de Manuel en 1946 et 1949.
(8) . Elisabeth Roudinesco (Histoire de la psychanalyse en France 2 ) rappelle
que la famille Maklès et Sylvia Bataille elle-même ont été pressées par les autorités
de Vichy de « dénoncer » leur origine juive. Sylvia Bataille séjournait à ce moment
à Cagnes-sur-Mer après avoir séjourné avec Georges Bataille à Drugeac.
(9) . Kotchoubey est un nom tartare du sud. Eugène Kotchoubey de Beau¬
harnais, grand aristocrate russe, est né du mariage de Léon Kotchoubey avec
Daria de Leuchtenberg, du nom du village de Bavière qui fut érigé en duché en
1817 pour le prince Eugène de Beauharnais, beau-fils de Napoléon et gendre du
roi de Bavière. Eugène Kotchoubey de Beauharnais fut d’abord élevé en Russie
(à Saint-Petersbourg), puis fut envoyé, enfant, quand se déclarèrent les premières
émeutes révolutionnaires russes, en Allemagne, chez Maximilien de Bade et son
épouse Louisa, fille de la reine Victoria, chez qui il fut élevé (Maximilien de Bade,

348
LA MORT A L ’ŒUVRE

La façon dont Diane Kotchoubey de Beauharnais s'installa à Vézelay


et rencontra Bataille mérite d’être racontée tant elle appartient à ce
qu'idéalistement on pourrait être tenté d'appeler la légende bataillienne,
mais qui appartient plus exactement à ce que lui-même, comme un défi
fait au destin — une provocation à lui sourire, à le prendre dans ses
mouvements les plus forts, les moins rationnels —, s’est obstiné à appeler
la chance. En 1943, Diane Kotchoubey vient d’être, quelques mois plus
tôt, libérée d’un camp d'internement situé près de Besançon. Au médecin
et à son mari, qui lui conseillent d'aller se reposer, elle répond, de la
façon capricieuse qu'elle dit avoir été à l’époque la sienne, en décidant
de s'installer là où le « hasard » voudrait que tombe une épingle piquée
dans une carte dépliée devant elle (10). L’épingle désigne Vézelay dont
elle ignorait alors jusqu'à l'existence. Elle s’y installe donc en avril 1943,
dans la grande maison située face à la basilique (Diane Kotchoubey
obtient de la propriétaire qu'elle lui loue celle-ci, la réservation faite par
Bataille pour Lacan n’ayant pas été honorée). Le hasard veut encore qu’à
Vézelay Diane Kotchoubey rencontre un couple de Russes de sa connais¬
sance et que ceux-ci lui donnent à lire L’expérience intérieure qui venait
de paraître. De Bataille, elle connaissait certes le nom, mais pour être
celui d’un voisin. Entre ce Bataille-là et l’auteur de L’expérience intérieure
qu’elle lit d'une traite et admire aussitôt, elle ne fait aucun rapprochement.
De même qu’elle ne fait pas davantage de rapprochement entre ces deux
personnes à l’évidence pour elle distinctes et cette troisième qu’elle voit
coiffée d’un feutre rôder sous ses fenêtres aux bras d’une ravissante jeune
femme. Une quatrième personne servira d’émissaire : le mari de cette
jeune femme, Denise Rollin, de passage à Vézelay pour voir leur fils.
C’est lui qui fera l’invitation qui permit à Georges Bataille et Diane
Kotchoubey de se rencontrer.
A Vézelay, Bataille n’est donc pas seul : partagé entre deux relations
amoureuses, l’une finissant, l’autre commençant, il reçoit des amis :
Ambrosino, Limbour, Eluard et Nush qui vinrent selon Fardoulis-
Lagrange à plusieurs reprises, Jules Monnerot (11). De plus, il a quelques
mètres plus bas, dans la même rue, un illustre voisin auquel il est difficile

né en 1867, prince allemand, deviendra Chancelier de l’Empire en 1918. Il fut le


dernier Chancelier de l’Empire Allemand). A la déclaration de la guerre de 1914,
Eugène Kotchoubey de Beauharnais, Russe vivant en Allemagne, ennemi donc,
dut fuir. Il traversa l’Atlantique et gagna Vancouver où il rencontra la femme
dont allait naître Diane Kotchoubey de Beauharnais.
(10) . Bataille appellera bientôt lui-même la chance le caprice.
(11) . Rien n’assure que Limbour soit effectivement venu à Vézelay. Par deux
lettres, il indique toutefois clairement son intention de le faire à partir du 1er août
1943. La venue de Monnerot est elle aussi annoncée par plusieurs lettres de juin
à juillet 1943, la dernière fixant l’arrivée à la toute fin de juillet.

349
GEORGES BATAILLE,

d’imaginer que rien le liait antérieurement, Romain Rolland. Rien, pas


même la politique, sinon l’intérêt que tous deux ont porté à la théologie
négative (à Denys l’Aréopagite, entre autres) et à la mystique indienne
(Ramakrishna et Vivekananda) (12). Par deux fois Bataille ira rendre
visite à l’ancien président d’honneur du Comité International Antifas¬
ciste (13).
C’est en septembre 1943 que Diane Kotchoubey quitte Vézelay et
gagne Paris; Bataille en fait de même en octobre (14), accompagné de
Denise Rollin dont il se sépare dès leur retour rue de Lille (15).
Bataille va devoir chercher un nouveau logement. Sur l’intervention
de Pierre Klossowski, il loge tout l'hiver 43-44 dans l’atelier du frère de
celui-ci, Balthus, 3 cour de Rohan (VIe arrondissement), atelier que Jean
Piel décrit comme une « espèce de grenier meublé d’un lit gothique à

(12) . Romain Rolland est l’auteur d’une biographie de Ramakrishna en 1929


et de Vivekananda en 1930 (Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante). Si
rien n’assure que Bataille les ait lues, il possédait en revanche dans sa bibliothèque
un livre de Vivekananda, très annoté de sa main (ce qui est assez rare et n’est le
fait que de ses livres les plus anciens) : Raja Yoga ou conquête de la nature
intérieure, Editions Adyen, 1930.
(13) . Michel Fardoulis-Lagrange. Entretien avec l'auteur. Romain Rolland
s’était installé Vézelay en 1938. Il y mourra en décembre 1944 à l’âge de 78 ans.
(14) . Quelques anecdotes elles aussi batailliennes peuvent être rapportées
concernant ce séjour : sa propre fille, Laurence, aurait été chassée de l’église par
le curé parce que l’enfant d’un mauvais père (la guerre n’excuse pas tout : ces
couples dépareillés, ces enfants de parents différents, ces liaisons polygames
pouvaient avoir de quoi choquer un curé de campagne). Entretien avec Laurence
Bataille. Par ailleurs, Bataille, peut-être en sa qualité de bibliothécaire — n’est-
ce pas pourtant en contradiction avec ce qui précède — aurait été seul à avoir
les clés de la Basilique quand celle-ci fut durablement fermée. Les clés de la
Basilique de Vézelay entre les mains de l’auteur d’Histoire de l’Œil ! Quant à Jean
Rollin, il se souvient encore des histoires que lui racontait Georges Bataille pour
l’endormir, histoires qui n’en formaient en réalité qu’une seule, à épisodes :
« L’histoire de Monsieur Le Curé ». Sa mère lui explique plus tard que si les
communiantes le terrifiaient, c’était parce que, dans cette histoire, Bataille
prétendait que c’était le loup qui se dissimulait sous leurs voiles (Jean Rollin.
Entretiens avec l’auteur. 1986).
(15) . Quittant l’appartement du 3, rue de Lille, Denise Rollin le cédera à
Jacques Lacan. C’est Bataille qui avait en 1942 signalé à Lacan la disponibilité
d’un appartement au 5 de la rue de Lille, appartement qu’a habité Lacan jusqu’à
sa mort. Quand Denise Rollin quittera le n° 3, après la rupture avec Bataille,
Jacques Lacan le reprendra pour y loger la mère de Sylvia Bataille, Laurence
Bataille, et Judith Bataille, fille de Sylvia et de Jacques Lacan. C’est dans cet
appartement que Lacan recevra ses analysants et commencera son premier
séminaire.

350
LA MORT A L'ŒUVRE

baldaquin et d'un amoncellement de vieilleries » (16). Grenier est le mot


qu emploie aussi Bataille pour qualifier cet hétéroclite appartement : « ...
grenier que j habite, heureux si je dois finir là, dans un lieu aussi néfaste
d’apparence » (17). Si Bataille parle à ce moment de la possibilité de
mourir c’est moins par allusion à sa maladie dont il ne semble pas qu’il
ait jamais craint de mourir que parce qu’il tente de vivre dérobé
(précisément dans ce grenier) aux menaces d’un homme jaloux, fermement
résolu à le tuer. Et Bataille n’ignore pas qu'il faut prendre les menaces
de cet homme très au sérieux. L’irréparable ne fut d’ailleurs pas loin de
se produire rue Pétrarque, un soir qu’il rendait visite à des amis.
L’agresseur, homme beau et puissant, répugna-t-il en définive à tuer un
homme si visiblement malade, hâve et amaigri ? On le sait aujourd’hui :
il n'y eut pas davantage qu’une brève échauffourée dont Bataille sortit
indemne, mais bouleversé (18).
Il n’est toutefois pas seul à Paris. Ainsi voit-il Sartre (c’est même en
1944 que les deux hommes se virent le plus) qui lui témoigne, à défaut
d’amitié, estime et sympathie ; un Sartre qui n’est donc pas demeuré vis-
à-vis de Bataille sur les positions violemment polémiques de son article
« Un nouveau mystique ». Ils se rencontrent soit chez Leiris (« Sartre
était là, que j’avais manqué, que je voulais voir [...] Une abracadabrante
discussion s’engagea sur le Cogito »), soit chez lui (« Heureux de me
rappeler la nuit où j’ai bu et dansé — dansé seul comme un paysan,
comme un faune, au milieu des couples. Seul ? A vrai dire, nous dansions
face à face en un potlatch d’absurdité, le philosophe — Sartre — et
moi [...] Le troisième personnage était un mannequin formé d’un crâne
de cheval et d’une vaste robe de chambre rayée, jaune et mauve. Un
triste baldaquin de lit gothique présidait ces ébats » (19)), soit encore chez
Marcel Moré dans le cadre des débats que celui-ci organisa et où Sartre
et Bataille débattirent — nous l’avons vu — sur un terrain choisi et miné
par Bataille, le péché. Il voit donc Sartre, il voit aussi Simone de Beauvoir
et Camus. Bataille dit lui-même, brièvement, quelle était la nature des
liens qui l’unissaient à Sartre et à Camus : « Nous n’avons guère en

(16) . Jean Piel. Op. cit. 241.


(17) . OC VI, 397. Sur Nietzsche. Notes.
(18) . Il est a remarquer que nulle part Bataille ne fait état de cet « incident ».
(19) . OC VI, 90. Sur Nietzsche. Michel Leiris reprend cette anecdocte, dans
un entretien : « Au cours d’une des fiestas du printemps 1943 dont parle Simone
de Beauvoir, je me rappelle que Sartre et Bataille ont exécuté ensemble une espèce
de danse, un peu comme on fait aujourd’hui, debout face à face. » (Libération,
18 mai 1980) La date est indiquée par Leiris est sans doute inexacte : le lit à
baldaquin de l’atelier de Balthus indique sans doute possible qu’il ne peut s’agir
que du printemps 44. Quant au crâne de cheval, il n’a jamais quitté Bataille. Il
fait partie des « objets » auxquels il tenait le plus.

351
GEORGES BATAILLE,

commun que l'âpreté de nos préoccupations morales et le goût de certaines


réjouissances, innocentes il est vrai, mais endiablées. Sur le plan des idées,
sans être ennemis, nous sommes entraînés dans des directions différentes. »
Il voit aussi d’anciens amis, ceux qui sont à Paris à ce moment, Leiris et
Queneau, des amis plus récents comme Jules Monnerot et des amis
surprenants pour ce « débauché » comme le Révérend Père Danielou qu’il
semble avoir vu souvent pendant la guerre, et avec lequel il paraît avoir
longuement parlé.
Il voit aussi, souvent, un jeune ami, Henry-François Rey, avec lequel
il se pique d’une curieuse idée que paraît à ses yeux justifier la nécessité
de trouver de l’argent (« Il vivait cet hiver parisien dans le plus grand
dénuement » (20)) : écrire le scénario d’un film, d’un film — Bataille y
insiste — commercial (sans pour autant contrevenir à la respectabilité
ainsi que la concevait Bataille : commercial et grave). Et à cette idée,
singulière au demeurant. Bataille en ajoute une qui l’est davantage encore :
celle de donner à Fernandel le rôle principal. Ainsi associerait-il le souci
justifiable de faire un film commercial et le goût qu'il a de cet acteur qu'il
imagine dans de tout autres rôles que ceux auxquels on l’emploie : « Le
voilà en train d’imaginer Fernandel en poète opiomane, vivant dans
quelque château délabré de la banlieue de Marseille. » (21). Ainsi est né
le scénario, hélas perdu, qu’évoque Henri-François Rey : « Il y avait un
fabriquant de savon (de Marseille, bien entendu) bourgeois, respecté et
honoré dans sa ville, appartenant à la bonne société des notables, président
d’une société de bienfaisance, dont le passe-temps favori, lorsque sa petite
famille partait en vacances, était de se prendre pou.r le Marquis de Sade.
Je veux dire en revêtir le costume et l’aspect et pratiquer avec quelques
putains du cru les divers exercices décrits dans les 120 journées de Sodome
ou La philosophie dans le boudoir. Tout cela finissait mal. Le fabriquant
de savon (de Marseille) assassinait bellement une des putains. On étouffait
l’affaire bien entendu mais le faux Sade et véritable salaud se suicidait
pour que la morale triomphe. » Ce film ne vit jamais le jour : la suffocation
du premier des producteurs pressentis a suffi à décourager les deux
apprentis scénaristes.
Le portrait que fait Henri-François Rey de Bataille à ce moment de
sa vie est peut-être plus intéressant : « Un visage très beau, une voix
douce, une façon très abstraite de se mouvoir dans l’espace, tout à la fois
présent et absent. Lorsqu’il parlait des choses les plus quotidiennes,
l’impression sans qu'il en soit conscient, qu’il émettait quelque message
de la plus extrême importance [...] Car il était l’homme le plus fascinant,

(20) . Henri François Rey. Magazine Littéraire n° 44. Janvier 1979, pp. 58,
59.
(21) . Ibid.

352
LA MORT A L'ŒUVRE

avec des mystères, des ambiguïtés et des contradictions, que j’aie jamais
rencontré. Jamais je n’ai vu et vécu l’existence d’un être qui sans cesse
poursuivait la même quête, c’est-à-dire celle de l’absolu [un mot qui eût
déplu à Bataille] avec autant de sourde passion, autant de souffrance et
de malheur, autant d'espérance et de doute. » (22).
Sur Bataille tel qu'il traverse la guerre, ombre et réalité, spectre d’une
mort à tous annoncée et par trois fois à lui-même (la guerre, la maladie
et la jalousie) et joie, joie chanceuse, tout entière acquise aux raisons qu’il
a d’être debout et vivant, nous disposons de quelques rares autres
témoignages, tous dus aux participants de la conférence sur le péché qu’il
donna en mars 1944 chez Marcel Moré. Arthur Adamov, qu’il connaît
depuis longtemps, qui dit avoir été frappé par le ton de la voix de Bataille :
(« Il me semble absolument authentique » (23)), Louis Massignon : « J’ai
été très frappé par le ton de simplicité, d’aveu direct de M. Bataille » (24))
et Maurice de Gandillac (« ... nous avons tous été convaincus par votre
ton »), tous mettent en évidence, comme l’a fait Henri-François Rey, le
caractère de confidence déchirée de Bataille, le même, qu’il parle à
plusieurs des plus éminents représentants de l’intelligentsia parisienne
dans les années 40 (sincère... faut-il ici rappeler la dernière des conférences
de Bataille au Collège de Sociologie ?) ou dans un café d’Avallon ou de
Vézelay à un paysan (ou dans un bordel à une prostituée) ; un caractère
de confidence et d’attention où entre le sentiment de l’extrême gravité de
la parole prononcée (le contraire d’une effusion poétique de la parole) et
de la parole reçue.

C’est en avril 1944 que, quittant l’atelier de la cour de Rohan,


Bataille quitta Paris pour s’installer à Samois, près de Fontainebleau, rue
du Coin-Musard exactement, à quelques kilomètres de la maison de Bois-
le-Roi où s’était provisoirement installée Diane Kotchoubey, pour fuir
les combats dont on croyait à ce moment que Paris allait être le cœur
(c’est au contraire la région de Fontainebleau qui se trouva à plusieurs
reprises au cœur de ces combats).
Il ne faut pas oublier que Bataille est malade, et que le séjour à
Samois est celui d’un homme handicapé par une tuberculose pulmonaire
qui s’est déclarée voilà maintenant deux ans. Depuis Samois, il doit se
rendre une fois toutes les deux semaines, en autocar d’abord, jusqu’à
l’arrivée des Américains, puis à vélo avec Diane Kotchoubey, à Fontai¬
nebleau se faire réinsuffler un pneumothorax. C’est durant cette période

(22) . Ibid.
(23) . OC VI, 331
(24) . Ibid, 334.

353
GEORGES BATAILLE,

que va prendre fin sa maladie : « Peu de temps après la libération de


Fontainebleau, et de Samois, je voulus me faire réinsuffler : le médecin
enfonça l’aiguille à sept ou huit reprises entre mes côtes, mais en vain.
La poche d’air regonflée à chaque nouvelle insufflation était entièrement
vide. Elle était morte. Ce fut en fait de cette façon que j’appris que j’étais
guéri. » (25).
A Samois, Bataille est assez seul. Il ne voit que peu Diane Kotchoubey
que retiennent à son domicile sa fille et deux autres enfants que lui ont
confiés des amis. De même que l’y retiennent les bombardements nombreux
et les combats que se livrent Allemands et Américains. Sauf les quelques
aller-retour que fait Bataille à vélo, quelquefois à pied, entre Samois et
Bois-le-Roi, il est le plus souvent seul, reclus (« Ma véritable réclusion
— dans la chambre, dix jours encore — commence ce matin » (26)),
attendant que Diane Kotchoubey lui rende visite et abattu : « ...je vieillis.
J’étais, il y a quelques années, cassant, hardi, sachant mener un jeu. C’est
fini sans doute, et ce fut peut-être superficiel. L’action, l’affirmation
entraînaient peu de risques en ce temps-là ! [...] Tout ressort en moi me
paraît brisé[...] Je suis diminué par la maladie, une continuelle angoisse
achève d’ébranler mes nerfs [...] Si, dans les conditions actuelles de ma
vie, je me laisse aller un instant, la tête me tourne. A cinq heures du
matin, j’ai froid, le cœur me manque. Je ne puis qu’essayer de dor¬
mir. » (27).
Un livre de fiction, celui-ci, témoigne de cette impatiente attente, de
cette attente lasse, impuissante et découragée ; c’est Julie, que Bataille
écrivit aussi en 1944 (28). Julie est un curieux livre et pour plus d’une
raison pas l’un de ses meilleurs (le récit hésite entré la tragédie, analogue
en quelque sorte à celle de Madame Edwarda, et la farce appuyée).
L’attente, Henri, le personnage central, la vit comme, de tous les désespoirs,
le dernier, le plus extrême, celui que rien ne justifiera. Vaine est l’attente ;
vain le désir qui la justifie. Ce que révèle l’attente, une attente longue et
exaspérée, c’est la vanité de l’espoir qu’elle entretient : « Il attendait Julie !
11 n’en pouvait plus douter : l’attente révèle la vanité de son objet. » (29).
Vaine est l’attente parce que décevant, nécessairement, est son objet :
parce que décevant est tout objet contenu dans l’attente (l'attente, à ce
point, est le désir lui-même). Une fois le désir satisfait, ce qui apparaît
c’est que l’attente était sans sens ; qu'elle était attente de la mort : « Je

(25) . OC IV, 363. Sur Nietzche. Notes. Bataille ne souffrira plus de tuberculose
pulmonaire.
(26) . Ibid, 411.
(27) . OC VI, 104. Sur Nietzche.
(28) . Resté inédit du vivant de Bataille. Publié en OC IV, 52.
(29) . OC IV, 63. Julie.

354
LA MORT A L 'ŒUVRE

m’en doutais, se dit Henri, Julie n’est rien. L’objet de mon attention est
ma mort. » (30). « L’attente est sans objet, mais la mort arrive. » (31).
C'est curieusement le livre où la guerre est la plus présente. Elle l’est
d’une certaine façon — décalée — comme elle l’était dans Le bleu du ciel.
L’attente est attente de la mort, ou attente de la fin de la guerre. Il y a
ceux qui échappent à la guerre et ceux qui n’en reviendront pas.
L’éblouissement voluptueux est d’autant plus lourd, plus brisant, qu’à la
liberté des corps mêlés se surimpose la servitude des corps tremblants,
traqués : « De cette douce, divine et pourtant monstrueuse liberté des
corps — amoureux et nus — la plupart des hommes seraient privés. Et
l'attente qui pour eux allait commencer n’était pas seulement sans limites :
elle se doublerait de la mort, et des souffrances faites d’un interminable
effort dans le froid et la boue, dans les chaleurs, la poussière et la
soif. » (32)

Le plus impressionnant de l’activité littéraire de Bataille en 1944 (elle


est d’une rare intensité, intensité qui n’a d’égale que celle des années 42
et 43) consiste en des poèmes ; des poèmes pour beaucoup écris à Samois,
et, pour autant que des poèmes de Bataille puissent être ainsi qualifiés
sans ridicule, des poèmes d’amour. Ils sont, avec le plus beau peut-être
des textes écrits par Bataille à ce moment (L’alleluiah), le plus clair, le
plus déchirant témoignage de son nouvel amour pour Diane Kotchoubey,
témoignage fait, autant que d’amour, de l’impuissance et de la frayeur
où est jeté l’amant comme s’il découvrait (n’est-ce pas le pouvoir de
révélation de l’amour ?) que seule l’intensité voluptueuse avait le caractère
émerveillant de la mort :
ton absence
ta détresse
me donnent la nausée

(30) . Ibid. 61.


(31) . Ibid, 63. Henri tente en effet de se donner la mort peu avant que celle
qu’il attendait, Julie, n’arrive. L’attente n’avait été exacerbée que par la faute
d’un malentendu. Mais loin que cette arrivée solutionne tout (Henri n’est que
blessé), elle détraque jusqu’à la farce les comportements frileux, avaricieux des
proches : la sœur d’Henri, une vieille fille qui est à l’origine du malentendu, leur
père, pusillanime et dépassé, une vieille servante, de sang froid et de bon sens.
(32) . Ibid, 113. Bataille recourut même à un humour singulièrement, et avant
la lettre, beckettien :
« Elle tournait une bouteille dans la glace.
— Elle sera froide dans dix minutes
— C’est long, dit Henri
— Oui c’est long
_La guerre va durer aussi. Nous n’avons pas fini d’attendre. »

355
GEORGES BATAILLE,

temps pour moi d’aimer la mort


temps de lui mordre les mains

Aimer c’est agoniser


Aimer c’est aimer mourir
les singes puent en mourant
[•■■]
Assez je t’aime comme un fêlé
je ris de moi l’âne d’encre
brayant aux astres du ciel
[-]
Je désire mourir de toi
je voudrais m’anéantir
dans tous tes caprices malades.

La mystique appelle aux poèmes ; la théologie — et comme elle,


l’athéologie — à un catéchisme. Ce catéchisme. Bataille va l’écrire : son
insolence est absolue qui consiste à continuer de détourner les mots de
leur pieux emploi pour servir des desseins rieurs et obscènes. Ce catéchisme
sera un Alleluiah : écho rendu jusqu'à la liesse à l’initial Oui qu'enjoignait
Nietzsche de dire à l’existence, ce Oui dont c’est l’évidence qu’il fut la
seule vraie morale de Bataille (le Oui désigne le sommet de la morale ;
les Non et les Peut-être, dont Nietsche accusait les hommes d’être malades
avec leur époque, désignent la morale du déclin). Ce catéchisme est donné
ici par un homme — qu’importe qu'il soit débauché ou saint — à une
jeune femme, en guise d’initiation à la nuit qu’elle èst pour elle-même et
qu’elle est pour qui l’aime. Ce livre. Bataille l’écrivit en 1944, pour Diane
Kotchoubey en réponse aux questions qu’elle lui fit (33). Les réponses de
Bataille ont l’éclat insoutenable du Oui le plus ardent ; il ne suffit plus de
consentir, il faut encore provoquer le monde, le vide, le ciel étoilé, la
mort, l’impossible, les provoquer jusqu’à la perte... Il faut brûler (le
plaisir dit Oui mais ne brûle pas) ; seul le désir déchire : il faut le maintenir
à l’état de la plus ardente intensité pour qu’il ne verse pas dans le
tranquille et niais applaudissement de la joie. Lajoie ne doit pas intéresser :
elle n’est qu’une grimace de la liesse et de l’alleluia. L’alleluiah est le
catéchisme de l’érotisme bataillien (a-t-il jamais eu ailleurs pareille
ampleur ? Une ampleur proprement universelle et cosmogonique) ; il est
aussi le catéchisme de la sainte bataillienne : ses mile et tre commande¬
ments, ce que se doit d’être une femme — et toutes les femmes ; l’impossible
même — pour sombrer « à la fin dans l’horreur de l’être » (l’être est ici
une fois encore donné comme l’autre monde du moi, celui dans lequel ce

(33). OC V, 391. L'Alleluiah.

356
LA MORT A L'ŒUVRE

dernier doit se dissoudre pour atteindre à ce qui seul lui vaut d’être : son
impossible).
Bataille n'a jamais aimé que ce qui est sale ; c’était le sens de ses
débauches. Seul ce qui est sale sut lui faire peur et le griser : « Plus j’avais
peur et plus divinement j’apprenais ce qu’un corps de prostituée avait à
me dire de honteux. » (34). Et c'est à ce qui est sale que doit s’ouvrir une
femme. Elle doit s'ouvrir à l’enfer de ses « parties velues » : « ... elles
n’ont pas moins de vérité que ta bouche » (35). Cette vérité est l’enfer :
et elle est la folie. C'est l'enjeu de cet enfer que de chaque vérité la folie
sache apercevoir l'envers. L’amour ne doit pas élever mais rabaisser ; il
faut apprendre à descendre plus bas que jamais femme n’imagina pouvoir
aller ; il faut craindre et trembler. Cette crainte, ce tremblement seuls
répondent à l'absolu de l'absence de Dieu et au vide du ciel lourd sur les
amants : « Les conjonctions des chenilles nues des sexes (ces calvities et
ces antres roses, ces rumeurs d’émeutes et ces yeux morts : ces longs
hoquets de rage riante sont les moments qui répondent en toi à la fêlure
insondable du ciel). » (36). Seule cette fêlure est à la mesure de l’enrage-
ment ; de toutes les rages et les pires. A la sainte, Dianus enjoint de
s’exposer sans frein à la crispation et à la honte : « ... c’est immensément
que ton obscénité te met en jeu » (37). Car l’enjeu est cette obscénité
(autrement dit le désir), pas le plaisir. La recherche du plaisir est lâche ;
il y a de la lâcheté à vouloir le plaisir, à vouloir l’apaisement : « Ce qu’en
second lieu tu dois savoir est qu’aucune volupté ne vaut d’être désirée,
sinon le désir de la volupté lui-même. » (38). C’est là qu’il faut être, et
tout entier tendu, tout entier crispé : le moindre relâchement reverse dans
la « fadeur du plaisir » et « l’ennui ». Ce qu’ont à vivre deux êtres
ensemble, la raison pour laquelle ils se choisirent à un moment ou à un
autre, c’est la mise en jeu de tous les possibles de l’un et de l’autre : « le
naufrage sexuel ». 11 faut sombrer, en effet : dans le néant (« le néant :

(34) . Ibid, 413.


(35) . Ibid, 395.
(36) . Ibid, 405.
(37) . Ibid, 404.
(38) . Ibid, 396. Bataille maintiendra cette position, il la maintiendra même
de façon morale : « Pour avoir personnellement représenté la satisfaction comme
une mort, comme une négation non seulement de la vertu mais du secret
intimement sensible de l’être, on me tient souvent pour ennemi du bonheur. C’est
juste si, par “bonheur” on entend le contraire de la passion. Mais si le “bonheur”
est une réponse à l’appel du désir — et si le désir, comme il est avéré, est le
caprice même — je dirais volontiers que le bonheur, et le bonheur seul, est la
valeur morale. » (« Le bonheur, le malheur et la morale d’Albert Camus » Critique
n° 33. Février 1959).

357
GEORGES BATAILLE,

l’au-delà de l’être limité ») (39). Le naufrage affranchit de toutes les limites.


Il n’y a dans un tel naufrage, dans une orgie, plus d’être isolé ; celui-ci
laisse, pour un temps, « la place à l’horrible indifférence des morts ». Ce
qu’il y a à découvrir dans cet insoutenable et momentané anéantissement
c’est, de l’être, sa vérité d’impossible, son intime et nauséeuse signification
d’être tout entier tendu vers tout ce qui lui paraît promettre l’affranchir
de ses limitations, tendu à proportion qu’il en est séparé. La vérité de
l'érotisme, la vérité de l’orgie sont des vérités de dérobement : « ... comme
un défi au monde même qui lui dérobe infiniment son objet » (40). La
vérité du désir n’est assurément pas le salut, mais elle est la morale (41).
Et Dianus avertit : « Ne t’y trompe pas : cette morale est celle de la mort,
“de la mort éternelle”, et elle n’est accessible qu’à de rares élus : Avec
toi ces élus entreront dans la nuit où se perdent les choses humaines. » (42).
Mais cette nuit n’est pas encore le sommet où est l’ultime vérité : « Au-
delà des transports malades, tu devras rire encore, entrant dans l’ombre
de la mort. » (43)

Georges Bataille quitte Samois en octobre 1944 et regagne Paris où


il prend un nouvel appartement, au 16 de la rue de Condé (c’est, depuis
le début des hostilités, le dixième lieu qu’il aura habité). Il y passera
l’hiver 1944-1945 et quittera Paris au moment où la guerre prend
définitivement fin. Il va s’installer de nouveau, et pour plusieurs années,
à Vézelay, avec Diane Kotchoubey qui s'est séparée de son mari.

(39) . Ibid, 409.


(40) . Ibid, 396.
(41) . Ibid, 416.
(42) . Ibid, 417.
(43) . Ibid. L’Alleluiah, catéchisme de Dianus a été publié en janvier 1947 sous
le nom de Georges Bataille, accompagné de lithographies et de lettrines de Jean
Fautrier, à Pans, aux Editions Auguste Blaizot. Il fut réédité en mars 1947 par
K. Editeur.
V
*
« UN POSSIBLE DE PUANTEUR ET D’IRRÉMÉDIABLE FURIE »

Rien ne pourra empêcher qu’un homme qui écrit après 1945 le fait
dans un monde où Auschwitz et Hiroshima ont été possibles ; un monde
qu’Auschwitz et Hiroshima ont définitivement changé. Au monde et à la
pensée qu’il est possible d'en avoir, ils donnent un sens nouveau — un
sens hébété. De même qu’ils donnent un sens rétrospectivement nouveau
— et coupable ? — à ce qui a été inconsidérablement pensé avant qu’ils
ne surviennent. Rien ne pourra empêcher, y compris pour Bataille, qu’il
n’y eût un avant et un après de la pensée du monde.
Y compris pour Bataille : dès 1928, dès l’article « L’Amérique
disparue », Bataille a dit quelle fascination il éprouvait devant l’horreur.
Mais cette horreur n’est pas simple. Il y entrait autant d’effroi que
d'attirance; de l’attirance à proportion qu’y entrait l’effroi. De 1929 à
1939, Bataille, singulièrement, vacillera entre ces deux pôles, tantôt se
dénonçant d’éprouver l’un, tantôt appelant l’autre... les conjoignant
chaque année davantage. Sa position aurait tout aussi bien pu rester celle
qu’il exprima en 1930, dans Documents : « Le jeu de l’homme et de sa
propre pourriture se continuera dans les conditions les plus mornes sans
que l’un ait jamais le courage d’affronter l’autre. » (1). Auquel cas elle
n’aurait été que la position d’un anti-idéaliste qui aurait enjoint que la
pensée quittât les molles nuées morales et s’appliquât à voir d’elle-même
ce qui la porte au pire. C’est-à-dire qu’il aurait fallu de l’homme dire
tout, et tout admettre et c’est à ce prix seulement que le pire — le fascisme
— aurait pu être évité. Il fait peu de doutes que Bataille définissait là —
même si à cette époque il s’est gardé de l’avouer — les conditions de
possibilité d’une « hypermorale ». Ou plus -exactement, cela ne ferait pas
de doute si Bataille ne s’était pas ailleurs laissé prendre au piège de la
séduction et si n’était arrivé un moment où il dut maintenir sa pensée
sur la difficile ligne de crête suspendue entre une violente dénonciation
des terreurs fasciste et nazie (et le fait est qu’en 1933 il est seul à les
dénoncer de la façon dont il les dénonce) et sa fascination pareillement
violente pour la catastrophe qu’il appelait de ses vœux. Il y a lieu de se
rappeler les reproches que lui fit Simone Weil quand s’est posée à elle la
question de son entrée au Cercle Communiste démocratique en 1933 :
que pouvaient entreprendre ensemble deux personnes qui avaient chacune

(1). OC I, 273. « L’esprit moderne et le jeu des transpositions ».

361
GEORGES BATAILLE,

de la révolution une opinion non pas seulement dissemblable mais hostile ?


Triomphe du rationnel pour elle ; de l’irrationnel pour lui. Action calculée
et méthodique pour elle ; libre pulsion des instincts, y compris ceux
généralement regardés comme pathologiques, pour lui. Ordre juste et
suréminent pour elle ; désordre violent, illuminatif pour lui. Bataille l’a
dit à de nombreuses reprises : c’est moins la révolution que l’émeute qui
l’intéresse... le catastrophique cri de mort des émeutes ; dût aucune prise
du pouvoir ne lui donner de sens.
Jusqu’à ce que la guerre devînt à ses yeux inévitable (sans doute
jusqu’aux journées de 1934), Bataille resta fasciné par la possibilité
violente que formait la perspective de la révolution prolétarienne et du
surgissement dans l’histoire des forces serviles ; puis à cette fascination
se substitua — sans pourtant que sa dénonciation fléchît — la possibilité
d’une violence et d’une catastrophe différentes mais inégalablement
illuminatives : la guerre. J’ai jusqu’ici voulu éviter l’équivoque : Bataille
le premier haït la guerre que préparaient fascistes et nazis. Il la haït car
il n’ignorait pas — en cela il fut plus avisé que beaucoup — quel ordre
ceux-ci étaient résolus d’installer par le moyen de cette guerre. Bataille
n’a pas un instant envisagé que cette guerre profitât aux forces réprouvées
et serviles. C’était à un monde clos de « seigneurs » qu’elle préparait. Il
n’en restait pas moins que la chute du monde vieilli, ennuyé, sénile lui
serait comme une conflagration, et l’idée lui vint — le monde soudain
devenu un jeu — qu’aux médiocres calculs politiques qui ne manqueraient
pas de la justifier pourraient se substituer de plus amples et imprévisibles
desseins de nature à provoquer enfin le tremblement.
La guerre vint enfin et sans doute fallait-il être assez fou pour espérer
qu’elle pût être belle ; elle fut atroce.
Bataille le dit en en prenant pour lui-même, comme pour tous,
l’entière mesure : « Il est généralement dans le fait d’être homme un
élément lourd, écœurant, qu’il est nécessaire de surmonter. Mais ce poids
et cette répugnance n’ont jamais été aussi lourds que depuis Auschwitz. »
La guerre n’a pas amoindri l’écœurement. Elle l’a amplifié à proportion
de son atrocité. Ce poids n’a jamais été si lourd et si répugnant car il
n’est pas un instant possible de prétendre, sauf à être inqualifiablement
lâche, que cette lourdeur et cette répugnance ne fussent pas celles de
tous : « Comme vous et moi, les responsables d'Auschwitz avaient des
narines, une bouche, une voix, une raison humaines, ils pouvaient s’unir,
avoir des enfants : comme les pyramides ou l’Acropole, Auschwitz est le
fait, est le signe de l'homme. L’image de l'homme est désormais inséparable
d’une chambre à gaz. » (2)

(2). G. Bataille : « Jean-Paul Sartre. Réflexions sur la question juive ».


Critique n° 12. 1947.

362
LA MORT A L’ŒUVRE

La plate, la benoîte morale, celle qui n'a d’autre souci que d’absoudre,
se ressaisirait sans peine s’il lui était loisible de prétendre qu’existe une
différence de nature entre les responsables de l’holocauste et nous tous
qui en serions innocents. Il suffirait de deux mots pour que la guerre ne
l’empêchât pas de revenir à sa coupable complaisance : tout au plus
aurait-il existé, momentanément, d’un côté des monstres et de l’autre des
hommes. L'anti-idéaliste obstiné, acharné qu’est Bataille, pas davantage
après qu'avant guerre ne le permettra. Et dût-il le dire en des termes
choquants (et aviver d’insupportables plaies : qui, parmi les victimes,
pouvait être prêt à admettre que rien ne le différenciait essentiellement de
ses bourreaux ?), Bataille n’hésita pas : « ... nous ne sommes pas seulement
les victimes possibles des bourreaux : les bourreaux sont nos semblables.
Il nous faut encore nous interroger : n’y a-t-il rien dans notre nature qui
rende tant d'horreur impossible ? Et nous devons bien nous répondre :
en effet, rien. Mille obstacles en nous s’y opposent... ce n’est pas impossible
néanmoins. Notre possibilité n’est donc pas la seule douleur, elle s’étend
à la rage de torturer. » (3). On le voit enfin clairement : ce que dit Bataille,
quelque odieux que cela paraisse, n’est pas que déséspéré mais répond
au souci de la plus dure et de la plus désenchantée des morales. Il n’est
rien qu’ait fait l’homme qui ne soit humain. Et il n’y a rien qu’il n’ai
commis dont nous ne soyons tous comptables. Auschwitz n’est pas
seulement le plus lointain et le plus inconcevable des possibles auquel
l’humanité doit désormais savoir être liée, il est aussi, à l’instant, notre
possible. Tous se doivent désormais de le savoir. S’il est une chose
qu’Auschwitz ne peut pas permettre, s’il est une chose qu’Auschwitz
interdit à jamais, c’est que nous continuions d’ignorer (et de vouloir
ignorer) qu’il est en nous l’éveil à un « possible de puanteur et d’irrémé¬
diable furie ». Ni cette puanteur ni cette furie ne nous sont distincts.
Vouloir l’ignorer consisterait à s’exposer à ce que, sous une forme ou
sous une autre, elles resurgissent. Bataille ne dissimule pas d’ailleurs le
craindre ; et il le dissimule d’autant moins qu’il sait quelle morale est
prête à leur redonner un sens qui les expulse de l’horizon des possibles.
Cette morale pourrait pourtant être sur ses gardes ; n’a-t-elle pas déjà été
prise en défaut ? Ce n’est pas nier la possibilité de la guerre (ni niaisement
se refuser à la faire) qui a empêché qu’elle eût lieu. Ce n’est pas nier qu’a
un sens humain l’horreur survenue avec elle qui l’empêchera qu’elle
survienne de nouveau, à la faveur de qui sait quelles circonstances : « ...
il y a dans une forme donnée de condamnation morale une façon fuyante
de nier. On dit en somme : cette abjection n’aurait pas été s’il n’y avait

(3). G. Bataille : « Réflexions sur le bourreau et la victime. SS et déportés ».


A propos du livre de David Rousset Les jours de notre mort. Critique n° 17.
Octobre 1947.

363
GEORGES BATAILLE,

eu là des monstres. Dans ce violent jugement, on retranche les monstres


du possible. On les accuse implicitement d’excéder la limite du possible
au lieu de voir que leur excès, justement, définit cette limite. Et il se peut
sans doute, dans la mesure où ce langage s’adresse aux foules, que cette
enfantine négation semble efficace, mais elle ne change rien au fond. » (4).
Les bourreaux n’étaient pas des monstres. Il n’y a pas lieu d’ajouter au
nombre des hommes responsables de la guerre une catégorie tératologique
nouvelle : ce sont des hommes qui exterminèrent. Ce sont des hommes
qui ont repoussé plus loin les limites de la puanteur et de la furie. Et ce
sont eux qui nous les ont léguées comme faisant désormais partie de ce
que l’humanité doit aussi savoir d’elle-même. Ils avaient des narines, une
bouche, une voix. Et sans doute savaient-ils aussi aimer. En un mot, ils
étaient des hommes, ni plus ni moins que nous prétendons aussi en être.
L’horreur la plus brisante est celle-ci : la morale ne serait pas moins
abjecte que l’abjection elle-même si elle prétendait que qui que ce soit fût
innocent. Elle ne serait pas moins infâme, car elle ne préparerait à rien
d’autre qu’à son inévitable réapparition.

C’est dans des termes analogues que Bataille prend acte de la seconde
des horreurs capitales survenues avec la guerre. L’irreproductibilité de
l’holocauste pourrait à la rigueur convaincre (sa démence aurait été telle...
Bataille se garde cependant d’en être convaincu) ; convainc beaucoup
moins celle de l’explosion d’Hiroshima (ne fait-elle pas désormais partie
des possibilités naturelles de la guerre moderne ?). Ce n’est pas le moindre
paradoxe que ce qui mit fin à la guerre de 39-45 soit aussi dès lors le
signe de toutes les guerres possibles. Et cette fois'encore, Bataille en
dénonce le caractère inaliénablement humain. Car ce caractère tranche
avec la « fatalité » qu’il y ait chaque année cinquante millions de morts
(« Nous ne pouvons en effet l’éviter — si nous le pouvions, d’ailleurs,
nous verrions aussitôt qu’il n’en faut rien faire, que les malheurs en
résultant seraient plus graves que mille Hiroshima... »). Il tranche exem¬
plairement car il appartient à des hommes de laisser vivre ou d’anéantir
d’autres hommes, massivement : « La bombe atomique tire son sens de
son origine humaine : c’est la possibilité que les mains de l’homme

(4). Ibid. Ces articles sont pour Bataille l’occasion de réaffirmer son philo¬
sémitisme (et les accusations qu’on a vu lui être faites ne rendent pas inutile que
nous en reproduisions une partie) : « La chance de l’humanité est peut-être liée
au pouvoir de dominer des réactions premières, dont l'antisémitisme est la plus
vile. (Il faut rappeler ici que, régulièrement, là où il sévit, le malheur a frappé :
la décadence de l’Espagne a suivi le départ des Juifs, la classe responsable des
pogromes russes est détruite, et si l’antisémitisme n'était pas à l'avance fermé à
toute vue claire et droite, l’Allemand, devant la catastrophe dont il est l'auteur,
n’aurait eu d’autre issue que le suicide.) » (Critique n° 12, p. 472).

364
LA MORT A L'ŒUVRE

suspendent délibérément sur l'avenir. » Et cela regarde la morale dans la


mesure où l'on s'abstient de la confondre avec le gémissement ; comme
la regarde tout malheur. Qui n'est pas prêt à admettre quel malheur est
le sien prendra prétexte d'Hiroshima pour justifier ses plaintes : « En
vérité, si l'on isole Hiroshima pour gémir, c’est que l’on n'ose regarder
en face le malheur — ce profond non-sens du malheur qui n’est pas
seulement l'effet des violences évitables des guerres mais une composante
de la vie humaine. » (5). Hiroshima n'est pas tragiquement distinct des
possibles humains. Il est au tragique humain un possible tragique de plus.
Et qu’il soit humain en accuse le sens loin qu’il l’atténue.
Au monde qui a intégré au nombre de ses possibilités tragiques
Auschwitz et Hiroshima, un homme nouveau doit s’adapter. Bataille a
toute sa vie regardé l’horreur en face, et il a toute sa vie exigé qu’on la
regardât avec lui (le sentiment d’effroi que procure son œuvre tient à
l’intorérable de cette exigence). Ce n’est pas les deux plus grandes horreurs
survenues qu’il va se rétracter. Il n’y a de raison d’être homme qu’à être
l’égal au moins de toutes les possibilités humaines. De raison et d’efficacité.
Concernant Hiroshima, l’impuissance consisterait à dire : « nions-le » (il
n’y a aucune protestation morale qui soit de nature à empêcher qu’Hi-
roshima existe) ; la force consiste à dire : « vivons-le » ; puisque nous
l’avons créé, il nous appartient d’en assumer l’irréparable tort (lui dire
Oui). Bataille avait enjoint de « vivre à hauteur de mort ». Il enjoint, aux
lendemains de la guerre — et cela doit être entendu comme la formulation
politique d’une morale du sommet —, de « vivre à hauteur d’Hiroshima ».

(5). G. Bataille. « Récits d’habitants de Hiroshima ». Critique n° 8 -9. Janv.-


fév. 1947.
LE DERNIER RÉDUIT FASCISTE

Il semble une fois pour toutes convenu qu’avec la guerre Bataille


mit un terme à son engagement et à tout écrit politique. On a pu le lui
reprocher, on a pu s’en indigner, certains même y auraient peut-être
trouvé un intérêt. On a même prétendu que son activité politique avait
cessé avec Contre-Attaque dès 1936, sans vouloir voir combien Acéphale
et le Collège de Sociologie, furent à lêurs façons, profondément, essen¬
tiellement, politiques. En 1945, Bataille est en effet loin d’être devenu un
homme à qui la politique serait devenue indifférente et son silence de
1940 à 1944 n’a pas d’autre sens que celui-ci : la guerre n'est plus la
politique mais sa consumation exaspérée, tragique, qu’on ne peut faire
mieux, à défaut de combattre, que regarder.
Sinon à ne pas l’avoir lu, nul ne peut douter que ses plus grands
livres d’après-guerre — La part maudite, La souveraineté — furent aussi,
furent essentiellement politiques, cette politique-là dût-elle être différente
de celle que sous le titre de l’engagement, Sartre donna majoritairement
à entendre (et que Bataille lui-même entendit avant-guerre où il fut parfois
un écrivain engagé). Il n’y a d’ailleurs pas que ses livres qui furent
politiques; ses articles le furent aussi, jusqu’en 1953. De 1944 à 1953,
Bataille est intervenu aussi souvent que nécessaire, et sur tous les sujets
importants, dans la mesure des moyens auxquels son « agaçante » façon
lui permettait d’accéder (1). (S'il fallait en definitive donner une date à
un relatif désintérêt de Bataille pour la politique, ce serait 1953, soit dix-
sept ans plus tard qu’on ne le fait généralement).
Le moins paradoxal n’est pas que Bataille renoue avec le déoat
politique par l’équivoque entremise de Nietzsche. Ce n’est pas le moins
paradoxal car c’est avec lui aussi que d’une certaine façon il se résigna.

(1) Il ne fait pas de doute que Bataille eut disposé d'un nombre beaucoup
plus considérable de moyens s’il s’était plié aux usages de la morale (juger des
événements comme tous, y compris les marxistes, en jugeait : de façon, à ses yeux,
idéaliste) ou de l’engagement (Bataille n’appartint à aucun parti ; il refusera même
de se dire désormais communiste, quelques efforts que feront ses amis pour lui
en soutirer l’aveu). Il fait peu de doute que ceci agaça.

366
LA MORT A L’ŒUVRE

cinq ans plus tôt, au silence. Les derniers numéros d’Acéphale tentèrent
d’attester que Nietzsche n’était pas, ne pouvait pas être fasciste... Si
Bataille entreprend en 1944 de l’attester de nouveau, c’est que la guerre
n’a pas eu l’effet qu'il pouvait espérer : un effet de désillement. Aussi
longtemps que Nietzsche est sujet au soupçon, lui-même le sera. Le jour
où Nietzsche apparaîtra, comme il se doit, affranchi de l’asservissement
à l’idéologie nazie, le temps sera revenu pour Bataille lui-même de parler.
L’article qu'il donna à Combat le 20 octobre 1944 a ce sens ; et de
nouveau Bataille est on ne peut plus clair. L’Allemagne, du temps de
Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, ne témoignait-elle pas déjà de tendances
à l’antisémitisme ? Et Nietzsche ne s’est-il pas sans réserve insurgé contre
cette tendance ? Il a même fait davantage que de n’être pas un antisémite
pangermaniste (ce que sa sœur, Elisabeth Foerster-Nietzsche prétend
pourtant qu’il fut) : « Il parlait de la race allemande avec un mépris
dégoûté (il avait de l’estime pour les Juifs, un goût dominant pour les
manières et le goût français) » (2). Un tel pressentiment de sa part,
s’insurgeant contre le pangermanisme hébété d’un Paul de Lagarde, contre
le « chauvinisme gallophobe et antisémite » d’un Richard Wagner, s’ef¬
farouchant du lâche mariage de sa sœur avec l’accablant Foerster
(prévoyait-il qu'il avait été trop libre pour qu’on ne s’en vengeât pas, lui
mort, qu’on ne trafiquât pas son cadavre) (3), l’absolvait par avance de
ce à quoi on tenterait de l’employer. Bataille le dit irrité : « En dépit des
décors de théâtre, la distance d'Hitler à Nietzsche est celle de la basse-
cour aux cimes des Alpes » (4).
Renouant avec la politique, dans Combat, c’est donc significativement
avec Nietzsche que Bataille le fait : c’est-à-dire par le moins convenu, le
moins fréquentable des chemins philosophiques, le plus exposé aux
mésinterprétations. Ce faisant, Bataille ne tente pas que d’innocenter
Nietzsche. Il semble poser que s’il y a lieu de parler de politique c’est à
hauteur de l’exigence d’une pensée souveraine qu’il n’est pas envisageable
qu’il assujettisse d’aucune manière à la morale ou à l’intérêt.
De fait, Bataille, avec la même obstination qu’avant-guerre, s’engagea
dans deux projets nouveaux. Il semble que dans un cas comme dans
l’autre il fut question pour lui de créer une revue. Il semble seulement,
car des deux revues une seule exista, la seconde se transformant en
« cahiers » à l’existence d’ailleurs éphémère, puisqu’un seul des ces cahiers
parut, (un second, à demi-prêt, ne voyant finalement pas le jour).

(2) OC VI, 420.


(3) Bataille ne peut pas ne pas avoir pensé à ce que pouvait signifier que le
plus libre des philosophes, fou puis mort, fût asservi au plus dégradant des
usages : celui de penseur allemand, national, racial...
(4) Ibid, 420.

367
GEORGES BATAILLE,

Ce cahier fut intitulé Actualité (titre lui-même significatif) et édité


par les Editions Calmann-Levy en 1946. Bataille en assurait seul la
direction encore qu’il semble que Maurice Blanchot et Pierre Prévost
furent avec lui à l’initiative de ce projet (5).
Les conditions de la brève existence d'Actualité importent toutefois
moins que le contenu du seul volume publié sous le titre de LEspagne
libre. Et ce contenu est politique, au plein sens du terme, au sens où
semble s’être effectuée une équitable répartition de l’investigation, idéo¬
logique, culturelle, économique. Aux signataires (on le verra, Camus et
Cassou) qui ne manquent pas de rappeler, violemment, le sens annoncia¬
teur pour les démocraties européennes de leur impuissance à empêcher
l’effondrement de la moins docile d’entre elles, s’ajoutent d’autres signa¬
taires qui s’efforçent d’avoir de l’Espagne une vision autre qu’idéologique :
une vision économique et sociale (6).
« Voici neuf ans que les hommes de ma génération ont l’Espagne
sur le cœur. Neuf ans qu’il la porte avec eux comme une mauvaise

(5) La présence active de Maurice Blanchot à la direction d'Actualité semble


être confirmée par le fait que dans une lettre adressée à Bataille, datée de 1946
(sans plus de précision), c’est lui qui réclame à Bataille, pourtant directeur en
titre des cahiers, un article que ce dernier devait lui envoyer. La présence de
Maurice Blanchot dans ce cahier consacré à L'Espagne libre donne une idée du
retournement politique qu’il opéra pendant la guerre. Il s’était en effet, en 1937,
montré violemment anti-républicain espagnol, et violemment hostile à la politique
d’aide de Léon Blum aux Rouges espagnols : « Il y a des heures, celles justement
qui font entendre les sommations du destin, où il n’est pas possible de ne pas
nous sentir solidaires de leurs crimes. Nous pensons qu’à ces heures-là, il est utile
que nous éprouvions pour nous le mépris qu’ils nous inspirent afin de puiser dans
ce sentiment la force de les abattre». (L'insurgé, n° 2, janvier 1937. Article
consécutif à l’intervention de Léon Blum à l’Assemblée portant sur la position
française vis-à-vis de l’Espagne).
(6) Le sommaire de ce cahier d "Actualité est le suivant : Albert Camus
(préface) ; Jean Camp (« Le passé et l’essence de l’Espagne ») ; Jean Cassou
(« L’Espagne, lieu de notre tragédie ») ; chronologie des événements de la
proclamation de la République à la fin de la guerre civile ; J. Quero-Morales,
ancien sous-secrétaire d’Etat au ministère des affaires étrangères de la République
espagnole (« Les relations de l’Espagne républicaine et du gouvernement franquiste
avec les puissances ») ; André Camp (« Les grands problèmes espagnols ») ;
Robert Davée (« L’économie espagnole et les crises politiques ») ; Roger Grenier
(« Les partis et les hommes ») ; Georges Bataille (« Les peintures politiques de
Picasso ») ; Federico Garcia Lorca (« Le retable de Don Cristobal ») ; Albert
Ollivier (« Puissance des songes ») ; W. H. Auden (« Espagne 1937 », introduction
de Max-Pol Fouchet, traduction de Diane Kotchoubey) ; Maurice Blanchot
(« L’espoir d’André Malraux ») ; Ernest Hemingway (« L’odeur de la mort ») ;
Georges Bataille (« A propos de Pour qui sonne le glas »).

368
LA MORT A L 'ŒUVRE

blessure » (7). Une blessure d’autant plus mauvaise que la conscience


morale de Camus (on verra qu’en ceci elle est très proche de celle de
Bataille) refuse de se dissocier de ceux, qui, en France, ont applaudi à
l’assassinat de ce peuple et de ses poètes (Lorca, Machado) : « Bien sûr,
c’était Vichy, ce n’était donc pas nous. Mais on ne nous enlèvera pas de
l'idée qu’une Nation est solidaire de ses traîtres autant que de ses héros
ou alors elle n’est solidaire de rien du tout » (8). La blessure faite à
l’Espagne l'est à l’Europe toute entière puisqu’aussi bien c’est la question
de la démocratie européenne qui ne pourra prétendre être résolue aussi
longtemps que le Caudillo la niera dans un pays qui a, avant les autres,
versé son sang pour la défendre (elle ne sera pas résolue non plus aussi
longtemps que ne sera pas effacé le fait que plusieurs pays témoignèrent
en 1936 du souci de ne pas mettre en péril leurs démocraties pour en
secourir une autre). La démocratie est une dit Camus : « Méprisée en un
lieu, elle est menacée toute entière [...]. Nous nous sommes battus pour
que les hommes libres puissent se regarder sans honte, pour que chaque
homme ait la charge de son propre bonheur, et se juge enfin lui-même
sans porter le poids de l’humiliation des autres » (9).
C’est, plus impatiemment, ce que dit Jean Cassou. C’est en Espagne
qu’a commencé la tragédie européenne. C’est en Espagne qu’elle finira.
Le ton de Cassou est à la rage : c’est avec l’insurrection des généraux
espagnols (Mola et Franco) que se sont réveillés les démons des « nazis
français ». C'est avec le drame espagnol que s’est montré au grand jour,
en France, « ce gang hideux de ministres, d’hommes de mains et de
femmes du monde, d’écrivains, de maquereaux, de financiers, d’indus¬
triels... ». C’est à Madrid que « Pétain est allé, auprès de son maître
Franco, prendre des leçons d’imposture et de trahison. C’est sur les
soldats espagnols, héros du premier chant de l’actuelle épopée, que notre
bourgeoisie nazifiée et ses sbires se sont faits la main avant de passer au
patriotes français » (10).
Bataille donne à ce cahier qu’il dirigeait (dont il faut donc bien
l’accréditer de la responsabilité politique), trois textes. L’un est un
hommage à Pablo Picasso, « le "plus grand peintre vivant » et plus
précisément au Picasso de Guernica. Pour Bataille il est hautement
significatif « que le plus libre des arts ait atteint son sommet dans une
peinture politique » : « Ce n’est pas, il est vrai, la première fois que la
lutte du peuple espagnol pour sa liberté portait un artiste au plus haut
degré de l’inspiration. Le fusillé du « Dos de Mayo » mourant les yeux

(7) Actualité. Albert Camus. Préface.


(8) Ibid.
(9) Ibid.
(10) Jean Cassou, « L’Espagne, lieu de notre tragédie », 13. Ibid.

369
GEORGES BATAILLE,

ouverts, dans un grand cri, est sans doute le chef-d’œuvre de Goya. Et


cette toile du musée du Prado, juste au cœur du dernier « réduit » faciste,
à Madrid, continue à « glorifier » la résistance de tous les temps et tous
les pays » (11).
Car s’il est à ses yeux un pays qui a plus qu’aucun autre droit à ce
titre de résistant, c’est bien celui-ci qui le premier « supporta l’agression
du fascisme » et qui « lui résista d’abord dans des conditions d’invraisem¬
blable dénuement ». C’est auprès de ce pays et de ce peuple asservis que,
paradoxalement. Bataille invite à aller prendre des leçons de liberté : « Je
doute qu’il existe aujourd’hui un peuple ou généralement des hommes
susceptibles d’apporter aux autres un enseignement plus authentique que
le peuple ou les hommes de l’Espagne libre» (12). Car, si liberté doit
« fondamentalement » s’entendre au sens politique (et l’enjeu de la liberté
espagnole est, en 1946 comme dix ans plus tôt, politique), elle doit
s’entendre aussi en un sens souverain. Et la seule désignation politique
de la souveraineté, la seule qui réconcilie aléatoirement politique et
souveraineté, est l’anarchie (et quel peuple est plus que l’Espagnol,
anarchiste ?) : « L’anarchisme est, au fond, la plus onéreuse expression
d’un désir obstiné de l’impossible ». La liberté est l’impossible et parce que
le peuple espagnol a plus qu’aucun autre le sens de cet impossible, il sait
mieux que tous quelle est la liberté (13). Ce peuple plus qu'aucun autre
joueur, plus qu’aucun autre familier de la mort, léger dans son extrême
gravité et libre à proportion de cette légèreté et de cette gravité. Bataille
le sait par avance affranchi de toutes les servitudes, fascistes ou autres. Il
a pour témoigner de sa liberté à la face de tous les Franco, les figures
convulsées de Guernica et les yeux ouverts du fusillé du « Dos de Mayo »
de Goya (14).

(11) Georges Bataille. « Les peintures politiques de Picasso», 87. Ibid.


(12) Georges Bataille. « A propos de Pour qui sonne le glas, 126. Ibid.
(13) Fidèle à sa manière. Bataille mêle dans cet article, faits historiques, faits
littéraires (Ernest Hemingway) et faits privés. J’ai déjà eu l’occasion (dans le
chapitre « La Emocion ») de citer plusieurs extraits de cet article relatif au séjour
de Bataille à Madrid, en 1922.
(14) Ibid., 126.
« POLITIQUE» BATAILLIENNE

Si l’on peut parler d'un Bataille politique, c’est au sens où il s’est


employé à créer des tribunes depuis lesquelles on peut parler et donner à
parler, où des idées peuvent être débattues. Si ces idées ne furent pas
toujours « politiques » au sens étroit et datable du terme (si l’on veut dire
par là qu'il n'est sans doute pas de textes de Bataille où apparaissent le
nom du Président du Conseil, du moins après-guerre), elles le furent dans
un sens qu’à défaut de lui en trouver d'analogues, il faudra qualifier de
« bataillien ».
Ainsi, politique au sens bataillien du terme, est le projet d’une revue
nouvelle, Critique, que Bataille met au point fin 1945, début 1946 (elle
verra le jour en juin 1946) simultanément donc au seul cahier d’Actualité.
Ce sont d’ailleurs à peu près les mêmes personnes qui sont à l’origine de
l’un et l'autre de ces deux projets : Pierre Prévost, Maurice Blanchot et
Georges Bataille. C’est à Pierre Prévost que Maurice Girodias (ancien¬
nement Maurice Kahane) a proposé de créer, lui et ses amis, une revue
aux éditions qu’il dirigeait (les Editions du Chêne). La proposition
rebondit de Maurice Blanchot à Georges Bataille qui forme sous le titre
initial de Critica, le projet d’une revue des livres et des publications
françaises et étrangères, c’est-à-dire le projet d’un lieu de mise en débat
des idées, via la mise en critique de leur communication (cette précision
est d’importance : Critique ne devait pas devenir un lieu d’idées pures de
création, mais de commentaires critiques des livres d’idées. La notion
d’engagement en était donc a priori écartée) (1). La définition de Critique
que Bataille donne lui-même au Figaro Littéraire le 17 juillet 1947 (cet
entretien fait suite au prix de la meilleure revue décerné par des journalistes
à la revue Critique) ne laisse pas de doute sur le sens qu’il entend donner
à son entreprise : « Il faudrait, dit-il, que la conscience humaine cesse
d’être compartimentée. Critique cherche les rapports qu’il peut y avoir
entre l’économie politique et la littérature, entre la philosophie et la

(1). Bataille dira en 1947, dans un entretien au Figaro littéraire, avoir


emprunté l’idée d’une « revue représentant l’essentiel de la pensée humaine prise
dans les meilleurs livres » à l’une des plus anciennes revues françaises : Le journal
des savants, du XVIIe siècle. Cette référence de Bataille indigna Boris Souvarine
qui remarquera — non sans raison — plus d une analogie entre Critique et La
critique sociale.

371
GEORGES BATAILLE,

politique ». Et pour illustrer cette première et significative définition (au


moment où paraît cet entretien, Critique en est à son numéro 13-14) il
cite le cas d’un article d’Alexandre Kojève (qu’en passant il qualifie de
plus grand philosophe du moment, ce qui est aussi précieux que sans
doute vrai : seuls quelques-uns à cette époque le savaient) (2) : « Cet
article marque le mieux les intentions de Critique qui veut être le carrefour
de la philosophie, de la littérature, de la religion et de l’économie
politique ». Ce carrefour n’est pas à entendre au sens d’une seule confluence
d’idées : il ne s’agit pas de dégager d’un ensemble d’écrits, chacun
appartenant à une discipline distincte, une cohérence perceptible les uns
en regard des autres, mais préalablement, répondant à l’avance à une
intention qu’ici Bataille énonce clairement : « Voyez-vous, je pense qu’il
y a en ce moment chez les hommes un besoin de vivre les événements de
façon de plus en plus consciente. Je pense qu’il appartient à l’Europe de
rendre conscient ce qui est en jeu entre l’Amérique et la Russie. Il ne
s’agit jamais pour nous d’aiguiser les conflits. Mais si l’humanité veut
arriver à réaliser les promesses qu’elle porte en elle, elle ne le peut qu'en
prenant pleine conscience des conflits qui la déchirent ».
Ces définitions sont batailliennes, et sans doute, ne le sont-elles pas.
Il ne fait pas de doute que c’est le même homme qui est déterminé
aujourd’hui comme hier à mettre en face des réalités, qui a aussi peu
aujourd’hui qu’hier le désir de rêver. Et c’est un tout autre homme qui
voit l’humanité pleine de promesses comme à sa place le ferait le plus
plat des idéalistes, quand hier il s’esclaffait (et s’esclaffera demain) devant
tout ce qui peut ressembler à une espérance touchant à l’avenir (où est
l’amour que Bataille a, comme Nietzsche, de l’ignorance touchant l’ave¬
nir ?).

(2). Ils étaient d’autant moins nombreux à le savoir qu’à la fin de la guerre,
Alexandre Kojève qui avait fasciné toute une génération d’intellectuels par son
séminaire sur Hegel, abandonna la philosophie (il n’en fit plus que ses dimanches ;
il paraît conforme à l’ironie kojévienne qu'il devint un « philosophe du dimanche »)
pour engager une trajectoire toute différente et malgré tout cohérente : l'histoire
étant achevée, la possibilité était ouverte, d'après lui, à un philosophe de se faire
le serviteur de l’Etat. Et Kojève devint l'un des grands commis de l’Etat français.
Il entra en 1945 au ministère du commerce extérieur, comme traducteur. Mais il
ne tarda pas à devenir conseiller à la Direction des Relations économiques
extérieures du Ministère des Finances. Plusieurs idées qui ont modifié les règles
du commerce international sont de lui : c'est le cas des « taxes à l’importation »
et de la règle de « la préférence généralisée ». « Nous régnions sur toutes les
négociations économiques internationales », se souvient l’un de ses plus proches
collaborateurs, Bernard Clapier qui ajoute que la dialectique de Kojève terrifiait
les délégations étrangères. Il a d’autre part été l'éminence grise de l’Etat français
dans les négociations des Accords d’Evian.

372
LA MORT A L'ŒUVRE

Il faut tenir compte bien sûr des circonstances : le contexte de cet


entretien, le premier de sa vie, tenir compte de l’intimidation où, comme
tous, il est au lendemain de la guerre et au début de la guerre froide. Et
tenir compte enfin de l’influence que purent avoir sur lui les hommes
dont il s’est entouré : les hommages qu’il rend à Kojève, à Eric Weil et
à Maurice Blanchot, ne sont pas que de pure forme. L’influence de ces
hommes ne peut qu'avoir été considérable. Les présences d’Albert Ollivier
et de Raymond Aron au comité de rédaction (peut-il y avoir deux hommes
plus dissemblables que Raymond Aron et Georges Bataille ?) a une
signification analogue. Bataille ne dirige avec Critique une revue « sé¬
rieuse » qu’au prix de se mettre à hauteur du sérieux de qui l’entoure, et
du sérieux que réclame la situation.
La réussite de Critique — elle n'alla pourtant pas sans problèmes.
Critique cessa de paraître un an et connu ses cinq premières années trois
éditeurs — témoigne de quelque chose de nouveau pour Bataille (ou de
nouveau ou de provisoirement différent). Ce n’est pas la première des
revues qu’il dirige ou qu’il crée. Il y avait eu Documents et il y avait eu
Acéphale. Ce n’est pas la première et sans doute pas la plus significative
de son génie : Documents était autrement brûlante. Acéphale sans commune
mesure plus belle et plus folle. Critique est un projet de la maturité : il
en a le sérieux, le réfléchi et l’équité. Ce que Bataille en créant Critique
gagne en crédibilité (il est à la tête d’une des revues bientôt les plus
estimées), il le perd sans doute en faste. Jusqu’à la durée de Critique ne
lui ressemble pas. Il a jusqu’ici été l'homme des entreprises brèves et
cahotiques. La caractère d’équilibre de cette nouvelle revue n’est pas le
moins singulier : cet homme qui n’est qu’assez modestement devenu solide
et serein fidélisera autour de lui des personnes aussi dissemblables que
possible de lui-même et maintiendra à flot l’insolite possibilité pour eux
de s’exprimer ensemble.
On ne manquera pas de dire que le directeur de Critique est la face
assagie de l’auteur de Madame Edwarda et du Mort, qui en serait la face
monstrueuse ; que l’extrême souci de respectabilité qu’a souvent montré
Bataille trouvait dans cette revue les moyens de son jeu : d’un habile
dédoublement. C’est vrai sans doute et faux à la fois. Eaux parce que
Bataille ne s’est pas montré que « digne » dans Critique : il y a agressi¬
vement défendu Henry Miller dès le deuxième numéro, et Sade. Eaux
parce que Bataille n’a pas conçu Critique que pour dissimuler de lui la
part immontrable : il y consacrera un temps et un travail absolument
considérables (il y a écrit 20 articles en 1947, 22 en 1948, 22 encore en
1949. Soit, avec les quelques numéros de 1946, 74 articles et 570 pages (3)

(3). Travail d’autant plus considérable que rudimentaire. Il réécrivit nombre


d’articles de ses collaborateurs, articles que Diane Kotchoubey tapait à la machine,

373
GEORGES BATAILLE,

jusqu’à la provisoire cessation de parution de cette revue courant 1949).


Faux parce que, simultanément, Bataille écrivit et publia sous son nom
trois livres (Haine de la poésie, L’alleluiah et L’abbé C) qui sont parmi
les moins « dignes » qu’il écrivit (il est notable, au contraire, que ce sont
les trois seuls livres « scandaleux » qu'il signa). Faux parce que cette
période, loin qu’elle témoigne d’un fléchissement de sa pensée — d’un
ralliement à des convenances intellectuelles — donne, au contraire,
naissance aux grands textes de La part maudite (les tomes I, II et III,
nous le verrons) qui en sont l’irréductible sommet. Faux enfin, parce qu’il
semble que, de bonne foi. Bataille momentanément saisi par la nécessité
d’une pensée morale historique, fut à ce moment, comme la plupart de
ses contemporains, sous le coup d’une double intimidation : celle de la
fin de la deuxième guerre mondiale et celle des débuts de la guerre froide.
Bataille voulut comprendre l’une et l’autre, il voulut les penser et sans
doute il ne pensa pas pouvoir les penser seul. Le temps en 1946-1947
n’était pas à la bravade intellectuelle (les éclats dada et surréalistes
n’avaient plus qu’un sens lointain) : ce qui s’imposait de penser, était
l’apparente fatalité pesant sur tous, au sortir d’une guerre atroce, de la
chute de l’Europe dans une guerre nouvelle.
Rarement les alliances survivent à ce qui les a justifiées. L'Allemagne
détruite, ne restait de l’alliance anglo-soviéto-américaine qu'un précaire
équilibre de forces et d’intérêts qui — tous le craignaient — risquait à
chaque instant de voler en éclats. La guerre n’était pas sitôt terminée,
que, monstrueusement, se profilait le spectre d’une autre : Truman, le
nouveau président des États-Unis (Roosevelt est mort en avril 1945) et
la nouvelle administration américaine parurent convaincus de la volonté
d’hégénomie idéologique du Kremlin (ou voulaient-ils rompre avec la
politique d’entente conduite par Roosevelt ?), et Staline pesa de tout le
poids de la bureaucratie soviétique sur les pays d’Europe orientale que
les Accords de Yalta avaient placés sous son influence (Staline voulut-il
infléchir ces Accords dans le sens d’une définitive partition de l’Europe ?).
Le 11 mai 1947, Truman décida de l’aide économique et militaire
des États-Unis à la Grèce et à la Turquie. Ce qui revint à placer, pour
la première fois depuis la fin des hostilités, face à face, l’armée américaine
et l’armée soviétique, cette dernière soutenant la rébellion de l’extrême-
gauche grecque. Ce fut le premier point culminant de ce que les historiens
ont appelé la « guerre froide » dont ils situent généralement les débuts
un an plutôt en mars 1946.

comme elle tapait d’ailleurs ceux de Bataille. En outre, l’éloignement de Paris ne


facilitait pas les rapports du directeur et de ses deux rédacteurs en chef successifs,
Pierre Prévost et Jean Piel. Les sommaires s’établissaient soit par téléphone (et
Bataille ne disposait pas de téléphone à Vézelay), soit par lettres.

374
LA MORT A L'ŒUVRE

Le 5 juin, 1947, dans un discours prononcé à Harvard et généralisant


la leçon tirée de l’intervention américaine en Grèce et en Turquie, le
secrétaire d’État américain Georges Marshall proposa un plan d’aide
économique et politique à l’Europe destiné à lutter « contre la faim, la
pauvreté, le désespoir et le chaos ». Le principe à la fois généreux et
intéressé d’un tel plan d’aide était le rétablissement du commerce inter¬
national dont, pour des raisons toutes opposées mais complémentaires,
les États-Unis avaient autant que l’Europe un urgent besoin. Les Sovié¬
tiques, un instant hésitants (la proposition Marshall, en effet, ne les
excluait pas) repoussèrent finalement cette offre entraînant autoritairement
dans leur refus la Tchécoslovaquie et la Pologne. Une seconde partition
européenne venait d’avoir lieu, économique celle-ci (c’est le revers de la
médaille de ce plan qu’il précipita la séparation des deux blocs européens,
occidental et de l’Est, au moins autant qu’il réenrichit et unifia les pays
d’Europe occidentale (4)).
Jamais, peut-être. Bataille ne fut plus près d’une analyse rationnelle
de la situation économique, sociale et militaire de l’Europe. Il soutint
sans embages le plan Marshall, même s’il n’eut pas la naïveté de le croire
idéologiquement désintéressé, même s’il en mesura immédiatement l’in¬
cidence politique. Il fit même mieux que le soutenir ; il semble que, l'un
des premiers, il l’appela de ses vœux. Dès le numéro de janvier-février
1947 (le n° 8-9), il formula prémonitoirement l’ébauche d’un projet d’aide
que Marshall ne rendit public que le 5 juin 1947 -.«Ainsi le mouvement
normal et nécessaire de l’activité américaine devait-il aboutir sans effort à
l’équipement du globe entier sans contrepartie correspondante (5).
Le plan, par la faute du refus soviétique, n’équipa pas le globe entier
et les tensions militaires qu’un tel réenrichissement aurait dû atténuer, au
contraire, s’accusèrent. La question de l’engagement auprès de l’un ou
de l’autre des deux blocs qui se posa à presque tous les intellectuels
français se posa à Bataille aussi. Et il est assez caractéristique de la
position qu’il occupa à la tête de Critique que s’il n y répondit pas, il ne
l’éluda toutefois d’aucune façon.
Ce n’est en effet pas le moins curieux que cet homme qui ne s’engagera
plus, qui n’adhérera à aucun parti (plusieurs de ses plus proches amis

(4) Seize pays européens se réunirent à Paris à l’été 1947. De cette réunion
naquit le 16 avril 1948 l’O.C.D.E. D’avril 1948 à décembre 1951, douze milliards
de dollars furent fournis par les États-Unis à l’Europe pour 5/6 sous forme de
don et 1/6 sous forme de prêt.
(5) Georges Bataille, « A propos de récits d’habitants d’Hiroshima ». Critique
n° 8-9, janvier-février 1947. C’est Bataille qui souligne. Il dit ailleurs ; « De deux
choses l’une : ou les parties encore mal équipées du monde seront industrialisées
par des plans soviétiques, ou l’excédent de l’Amérique subviendra à leur équipe¬
ment » (OC VII, 163, La part maudite).

375
GEORGES BATAILLE,

seront pourtant au Parti communiste) qui ne votera pas (6), que lui qui
n’est pas marxiste, qui est moins encore stalinien — n’a-t-il pas l’un des
tous premiers dit quelles homologies il y avait entre Staline et Hitler ? —,
sera, en 1947, celui à l’instant où nul n’excuse Staline (nul et y compris
Sartre) qui voudra essayer de comprendre à quelle nécessité, serait-elle
sombre, répond l’Union Soviétique agissant ainsi qu’elle agit. Tous
s’engagent, dénoncent ou applaudissent, se comptant au nombre d’un
camp ou de l’autre... Lui encourage le plan Marshall et « défend » soudain
l’Union Soviétique. Ce qu’on peut entendre comme la formulation
politique du désespoir qu’il éprouve à ne pas se résigner à la bourgeoisie
des démocraties sans pourtant trouver dans le communisme rien qui en
sauve. La bourgeoisie est haïssable, ce n’est pas nouveau pour lui : « A
la base de l’idée démocratique (de l’idée bourgeoise) de l’individu, il y a
certainement le leurre, la facilité, l’avarice et une négation de l’homme
en tant qu’élément du destin (du jeu universel de ce qui est) ; la personne
du bourgeois moderne apparaît comme la figure la plus piètre que
l’humanité ait assumé... » (7). Mais que valent ceux qui comme lui sont
prêts à dénoncer de cette bourgeoisie, l’avarice, le calcul, l’intérêt ? Bataille
répond d’une phrase brutale : « Les communistes offrent le saut dans la
mort ». Un tel saut est si radical que quiconque ne le fait pas est assimilable
à un bourgeois. Faut-il l’admettre ? « Un mouvement d’opinion “anti-
totalitaire” s’est formé qui tend à paralyser l’action et dont l’effet
strictement conservateur est certain. » (8) Ce qui revient à dire en d’autres
termes : « Cette collusion, consciente ou non, a grandement contribué à
la faiblesse et à l’inertie de tout ce qui voulut échapper à la rigueur du
communisme stalinien. » (9)
Bataille se refusa à rallier la bourgeoisie et son avaricieux souci de
se maintenir dans ses privilèges. Et il se refusa à faire « le saut dans la
mort » qu’est le communisme. Que lui restait-il, alors ? A tenter de
comprendre. Comprendre comment le monde soviétique, lourd, exténué,
coercitif, est un monde de la servitude ; un monde où il n’y a d’autre
possible que le travail ; il n’y a pas un monde qui ait, plus que lui, mis
un terme aux possibilités du caprice, de la dépense et de la prodigalité.
Un travail si lourdement imposé à chacun qu’il ne fut possible pour
personne d’échapper à son écrasante fatalité. Ainsi, la collectivisation des

(6) C’est moins par principe - anarchiste — que par négligence que Bataille
est incapable de savoir quand ont lieu les consultations et comment ont lieu les
inscriptions. C’est un des traits dominants de son caractère que son incapacité de
rien maîtriser du monde des obligations, du monde administratif, par exemple.
(7) OC VII, 141. La part maudite. L’idée, sinon le ton, est le même que dans
l’article de Documents, « Figure humaine ».
(8) OC VII, 142.
(9) fbid.

376
LA MORT A L 'ŒUVRE

terres coûta-t-elle chère en vies humaines (« ... Elle passe pour avoir été
le moment le plus inhumain d'une entreprise qui ne fut jamais clé¬
mente» (10). Bataille juge-t-il'1 Non. Justifie-t-il? Pas davantage. Cela
seulement est sûr : aux pays en paix n'apparaît pas la dure nécessité où
s’est trouvée l'Union Soviétique de subvenir à la menace d’une nécessité
plus grande encore par des moyens cruels et moralement inacceptables :
des actes de cruauté, molestant des individus, semblent négligeables en
regard des malheurs qu il tentent d'éviter. Qu'a affaire la morale avec
une telle fatalité ? « La vérité est que nous nous révoltons contre une
dureté inhumaine. Et nous accepterions de mourir plutôt que d’établir la
terreur ; mais un homme seul peut mourir ; et une immense population
n a devant elle d’autre possible que la vie. Le monde russe devait rattraper
le retard de la société tsariste et c’était nécessairement si pénible, cela
demandait un effort si grand, que la manière forte — en tous les sens la
plus coûteuse — est devenue sa seule issue [...] Sans un stimulant violent,
la Russie ne pouvait remonter la pente » (11).
Une fois encore, Bataille s’insurge contre la plate protestation morale ;
inefficace avant-guerre ; inefficace aujourd’hui. Que veut le Kremlin ? La
domination mondiale. Il ne suffit pas de s’en indigner. Il suffit moins
encore de rallier le camp de ceux que cette perspective effraie. Il s’agit de
comprendre pourquoi le Kremlin a une telle ambition et comment il
entend la déployer. Et il faut agir, sans délai : la paix — si la paix est
possible — n’est possible qu’armée : « On mesure mal à quel point il est
vain de proposer ce monde-ci au repos. Repos, sommeil, ne pourraient
être à la rigueur que prodromes de la guerre » (12).
Le remarquera-t-on. Bataille dit exactement la même chose que dans
les années qui précédèrent la guerre. Croire au repos et à la paix est le
fait de quelques aveugles. Vouloir la démilitarisation, le fait de quelques
niais et de quelques idéalistes (Bataille n’a jamais été et ne sera jamais
pacifiste). La paix armée qu’il appelle de ses vœux doit être une « paix
progressiste ». Et c’est la chance paradoxale de l’Occident que l’Union
Soviétique pèse sur lui du poids de la crainte et d’une menace qui le fait
échapper à la paralysie. La moins morale des révolutions (la plus
« inhumaine », selon Bataille ; « le mal » lui-même) suspend au-dessus de
l’Occident une menace de guerre qui doit obliger l’Occident à affranchir
de lui-même les masses qu’il asservit. Ou, avec la révolution, la guerre
elle-même sera inévitable ; c’est-à-dire, la « police secrète », le « bâillon¬
nement de la pensée » et les « camps de concentration » (13).

(10) Ibid, 151.


(11) Ibid, 154-155; «On n’imagine plus que la cruauté puisse sembler
inévitable » (ibid, 152).
(12) Ibid, 176.
(13) Ibid, 176.

377
LA MALÉDICTION DE L’HISTOIRE

L’économie classique semble ne pas avoir voulu en tenir compte :


toutes les sociétés n’ont pas été de tous temps régies par le troc. Bataille
le sait depuis qu’il a lu Mauss, et dès 1933, dans l’article « La notion de
dépense », il a tiré un parti considérable de cette découverte : il exhortait
sa société et avec elle toutes les sociétés modernes à s’en souvenir. La
seule capitalisation conduisait au pire les sociétés qui ne savaient pas
comme les sociétés primitives se ménager des dépressions profondes. Et
au cas où celles-ci s’obstineraient à ne pas le faire, dans un cadre et selon
un code choisis par elle, elles s’exposeraient à ce que ces dépressions
surgissent de façon incontrôlable et catastrophique.
Bataille disait donc en 1933 qu’il est faux que seule compte la
production, et faux qu’une société n’y trouve qu’intérêt. Il disait qu’existe
aussi, ou que doit exister, une toute autre sorte d’activité, aussi considérable
que négligée par l’activité économique classique ; une activité qui consis¬
terait à dépenser, à dépenser somptuairement, à dépenser inutilement. Ne
compte pas seulement ce qui permet qu’une société donnée satisfasse à
ses besoins, compte aussi qu’elle sache s’exposer, intentionnellement, avec
jeu, à des secousses magistrales, à des dépressions profondes, à des ruines
soudaines et à des crises d'angoisse si intenses qu'elles en paraissent
orgiaques. C’était sans aucun doute la force de ces sociétés amérindiennes
observées par Mauss et données en exemple par Bataille qu’elles surent
si bien qu’elles étaient mortelles que par toute une série de manifestations
elles se donnèrent en jeu le spectacle simulé de leur disparition ; par deux
manifestations surtout parmi les plus considérables de ce que Bataille
souhaite retenir du monde primitif : le sacrifice et le potlatch.
L’éblouissante analyse de 1933 n’est pas restée sans suite chez
Bataille (1). Il n’a pas écrit ce court texte pour s'en désintéresser ensuite :
ce texte lui-même achevait un premier cycle de maturation commencé,
selon toute vraisemblance, cinq ans plus tôt. Celui-ci écrit, va commencer
un second cycle de maturation qui trouvera lui-même une sorte de second
achèvement avorté sous la forme, nous l’avons vu, du livre La limite de
l utile écrit de 1939 à 1942 (2). Second achèvement qui lui-même ouvrira

(1) Amèrement, Bataille se plaindra d’être le seul à poursuivre cette recherche :


« Je me sens très seul à chercher dans l’expérience du passé les lois ignorées qui
mènent le monde et dont la méconnaissance nous laisse engagés sur les voies de
notre malheur». (OC VIII, Histoire de l’érotisme).

378
LA MORT A L'ŒUVRE

à un troisième cycle de réflexion de 1944 à 1949, qui aura pour terme la


publication de l'un des livres de Bataille les plus importants, La part
maudite (en février 1949). Sera-ce tout ? Non. A ce livre considéré comme
un tome I, Bataille envisagea à plusieurs reprises et sous divers titres (3)
de donner une suite sous la forme de tomes 11 et III. Et de fait, il écrivit
un tome II, Histoire de l'érotisme (nous le verrons) qui ne paraîtra pas
de son vivant et un tome III, La souveraineté qui ne paraîtra pas non
plus. Mieux même : jusqu’à la fin de sa vie, Bataille songera à remanier
profondément —jusqu'à le réécrire — le tome I, La part maudite (4). Ces
précisions ne sont pas que d'érudition. Elles témoignent de l’extrême
intérêt et de l’extrême impatience que Bataille a toute sa vie attaché aux
principes d'une réflexion critique touchant à la sociologie et à l’économie,
y touchant de façon si essentielle et si centrale qu’on peut sans risque de
se tromper qualifier cette réflexion de politique.
C’est d’ailleurs sous ce nom que Bataille lui-même annonçait la
prochaine parution de son ouvrage : « Depuis quelques années, devant
parfois répondre à la question : “Que préparez-vous ?”, j’étais gêné d’avoir
à dire : “ Un ouvrage d'économie politique ”. De ma part, cette entreprise
déconcertait, du moins ceux qui me connaissaient mal (l’intérêt qu’on
attribue d’habitude à mes livres est d’ordre littéraire et ce dut être
inévitable : on ne peut en effet les classer dans un genre à l’avance
défini) » (5). Car il faut se garder d’être inattentivement réducteur : « par
économie politique » il convient d’entendre ainsi que lui-même le précise,
« économie générale », c’est-à-dire une économie où la dépense prévaut
sur la production, où un sacrifice, la construction d’une église et le don
d’un joyau prévalent sur les cours du blé. Si importante est cette question
de l’économie — d’une économie générale — que Bataille la situe
antérieurement à celle de la psychologie et de la philosophie, qui ne
peuvent en être prétendues indépendantes, de même que ne pourraient
l’être, sans idéalisme, l’art, la littérature et la poésie. Ceci oblige à un
considérable recentrement : le Bataille mystique de la guerre ne peut être

(2) Par sa longue analyse des effets de la mort dans les sociétés et dans
l’histoire, La limite de l’utile est proche davantage de La souveraineté que de La
part maudite.
(3) Il est difficile de les citer tous. Dès 1949 et la parution de La part maudite.
tome I « La consumation », il fut question d’un tome II, De l’angoisse sexuelle au
malheur d’Hiroshima. En 1950, Bataille envisagea de donner pour suite au tome I,
deux autres livres, La vie sexuelle et La guerre et la politique. Aucun de ces projets
ne vit le jour. Aucun ne semble avoir été même commencé.
(4) Par une lettre du 9 décembre 1961, Jérome Lindon, directeur des Editions
de Minuit, donne son accord à Georges Bataille pour le projet d’édition d’une
version très remaniée de La part maudite, tome I, « La consumation ».
(5) OC VII, 19. La part maudite. « Avant-propos ».

379
GEORGES BATAILLE,

rétrospectivement regardé comme mystique qu’à l’intérieur d’une préoc¬


cupation plus vaste, et celle-ci absolument rationnelle, (ce dont témoigne
sans équivoque le fait que Bataille ait écrit simultanément à L’expérience
intérieure et simultanément au Coupable, La limite de l’inutile, première
exploration de cette « économie générale »), une préoccupation qui ne
pourrait surprendre que qui voudrait oublier quelle fut son intense activité
sociologique de 1931 à 1939 (c’est-à-dire de La critique sociale au Collège
de Sociologie) ou qui voudrait croire à une radicale autant que soudaine
métamorphose. Et de fait, cette préoccupation n’est pas que subsidiaire ;
elle est au contraire justifiée — c’est Bataille lui-même qui y invite — à
être présentée comme, des énigmes, l’énigme même : « Je vins effectivement
à bout des problèmes dont la nouveauté et l’étendue m’exaltèrent. Entré
dans des contrées insoupçonnées, je vis ce que jamais des yeux n’avaient
vu... Dans ce dédale, je pouvais à volonté me perdre, me donner au
ravissement, mais à volonté je pouvais discerner les voies, ménager à la
démarche intellectuelle un paysage précis... La possibilité d’unir en un
point précis deux sortes de connaissances jusqu’ici ou étrangères l’une à
l’autre ou confondues grossièrement donnait à cette ontologie sa consis¬
tance inespérée... J’en éprouvais un sentiment de triomphe : peut-être
illégitime, prématuré?... Il me semble que non. Je sentis rapidement ce
qui m’arrivait comme un poids. Ce qui ébranla mes nerfs fut d’avoir
achevé ma tâche... Tout s’écroulait ! Je m’éveillai dans une énigme
nouvelle, et celle-là, je le sus aussitôt, insoluble... » (6). Bataille a donc
mis à profit la solitude où le jetait la guerre pour aller aussi loin que
possible dans la découverte de l’unique énigme. S'il pensa un moment,
triomphant, les avoir toutes résolues, y compris la dernière d’entre elles,
(l’accablement d’avoir achevé une telle tâche !), il s’aperçut presque aussitôt
que tel n’était pas le cas, que tel en tout état de cause ne pouvait pas être
le cas (seul Dieu le pourrait si Dieu était). Et c’est parce que cette réponse
s’est dérobée qu’avorta le premier projet de La part maudite (La limite
de l’inutile) ; c’est pour cette même raison que fut possible un deuxième
projet (La part maudite I, La consumation) qui, lui, aboutit. Il ne s’agissait
pas qu’il y eut à l’énigme une réponse (c’était sans doute l’erreur de La
limite de l’inutile) ; l’énigme est l’expérience même. Cette recherche des
principes d’une économie générale n’est pas distincte de la recherche de
L’expérience intérieure ; elle est cette expérience même. L’expérience de
son non-sens, (le non-sens étant le sens de cette énigme, nécessairement,
un non-sens plus opaque, plus décisif, mais non pas le dernier, il n’y en
a pas de dernier possible), devait lui suppléer. Aussi naïf que cela paraisse,
il faudrait pour commencer cette recherche, le dire ainsi qu’on le fait
pour les histoires d’enfants : « Il était une fois », mais cette naïveté est

(6) OC V, 11. L'expérience intérieure.

380
LA MORT A L'ŒUVRE

feinte : Bataille n a qu’assez peu le sens des origines parce qu’il n’a
aucunement celui des fins. 11 n’y a pas dans son œuvre d’origine dont
avoir la nostalgie, pas de paradis terrestre antérieur à une quelconque
faute. L origine serait donc une supposition, une supposition d’un temps
où le monde se serait donné à l’homme dans un pur rapport d’immanence.
Ce qu'en d’autres termes. Bataille dit ainsi : le monde était alors l’intime
de 1 homme. Intime et immédiat : la démesure, l’ivresse, la passion auraient
été le mode d'être originaire de l’homme au monde ; ce qu’il définit
dialectiquement : « Le monde intime s’oppose au monde réel comme la
démesure à la mesure, la folie à la raison, l’ivresse à la lucidité » (7). Où
chacun lirait avec la survenue au monde de la mesure, de la raison et de
la lucidité les commencements pacificateurs de l’histoire — c’est-à-dire,
les débuts de l'homme dans son humanité, Bataille dénonce l’irrémédiable
perte du sacré. Sacré était le monde intime et immanent. Profane sera le
monde médiat et transcendant. Sacré était le monde avant qu’on découvrît
un jour (un jour, c'est-à-dire tous les jours de l’origine à aujourd’hui)
l’asservissante opération du travail. Avec le travail l’homme se découvrit
des fins. Car le travail est une opération effectuée en vue d’une fin. Et
toute fin est un calcul spéculant sur le bénéfice de l’avenir, toute fin rompt
avec l’immédiateté du temps intime, toute fin sépare l’homme de lui-
même, en lui promettant un surcroît, sépare l’homme de ses semblables
(n’étant plus immédiats les uns aux autres) et sépare l’homme du monde,
soudain réduit à l’usage, c’est-à-dire à l’utilité. Inventant le travail,
l’homme en inventait les fins, et il inventait le temps. Le travail est une
opération efficace (8). Pour un bénéfice hypothétique, il s’asservissait trois
fois : à l’obligation, au temps et à l’échéance. Et il asservissait son
semblable : si le monde devenait utile, si l’homme lui-même devenait utile,
combien plus utile encore pouvait l’être celui qui en sa place remplirait
la tâche nécessaire. Avec la mise en esclavage de son semblable, l’homme
ne faisait plus que s’aliéner à la transcendance ; il se séparait ontologi¬
quement de l’idée qu’il avait de son être (Bataille pose que le primitif
aurait évalué son être à l’image du même qui aurait été pour lui son
prochain) : la perte de la sacralité aurait donc été totale.
C’est un paradoxe de plus qu’introduit ici Bataille (il était cependant
apparu dès l’analyse de l’hétérologie) : est libre, est intime, est immédiat,
est sacré, le monde immanent ; est asservissant, est séparé, est médiat et

(7) OC VII, 63. La part maudite.


(8) Où se donne à lire une fois encore le paradoxal jansénisme de Bataille.
Seule la grâce l’intéresse, parce que seule l’intéresse la chance. Les œuvres
comparées à la grâce, lui paraissent médiocres, serviles, voire obscènes. Les œuvres
induisent un rapport au monde industrieux et fourbe, spéculant sur les bénéfices
du temps. Seule la grâce (comme le caprice, comme la chance) est sacrée.

381
GEORGES BATAILLE,

est profane le monde transcendant. Paradoxe qu’il faut pousser jusqu’à


cette conséquence : le monde immanent est bien sûr celui de la commu¬
nication ; le monde transcendant est celui qui, aliénant l’homme à
l’enchaînement des choses utiles, empêche la contagion sacrée de la
communication. Il n’y a rien là que n’ait déjà dit Bataille, rien à quoi il
ne soit absolument fidèle. Le monde transcendant introduit la mort
(l’angoisse tremblante de la mort) en même temps qu’il introduit le temps
et la séparation. Et il introduit aussi, avec les fins promises, l’absurde
idée du salut : Dieu, en ce sens, est bien du côté de la transcendance, il
en est même le plus profond déclin ; Dieu est l’hypostase de la profanité
du monde. Le travail a possédé et possède cet effet-là, historique,
irréversible, d’avoir introduit dans le monde un rapport de l’homme à
lui-même l’obligeant à rompre avec l’intimité, l’immédiateté, la profondeur
de ses désirs et de leurs libres déchaînements pour s'assujetir au résultat
escompté de ses opérations utiles.
Une chose, une seule, rompt avec cette perte et ressaisit l’homme
dans son intimité : le potlatch (ce qu’on peut lire aussi sous le nom de
sacrifice). Tout ce que l’homme a asservi au monde profane de la
transcendance, il le restitue en un seul mouvement par l’opération
somptuaire du potlatch, au monde sacré de l’immanence. Et ainsi s’établit
la communication perdue. Les hommes ne sont eux-mêmes ensemble que
se sachant disproportionnement pauvres (c’est le paradoxe du potlatch
qu’il enrichit d’une gloire à proportion de la richesse dilapidée) et mortels
(c’est l’opération du sacrifice que tous, sacrificateurs, sacrifiés et assistants
se sachent ensemble mortels, communiquant à l’excès par l’identité du
coup porté sur la victime avec celui qui se portera un jour sur eux). Les
sociétés primitives le savaient qui surent rompre rituellement avec l'asser¬
vissement au monde transcendant par leur effondrement périodique dans
le monde aveuglément consumatoire et sacrificiel. De l’origine de leur
être, les primitifs surent se donner le spectacle ébranlant, effondrant, de
sa perte. Il n’était rien que l’accumulation et que la capitalisation pussent
réellement effacer : le monde restait donné à l’homme dans un rapport
fertilement hostile (9).
Ce rapport a disparu avec les sociétés industrielles (10). Et ce qu'a
dit Bataille jusqu’ici en ethnologue, il le dit dès lors en économiste sous
la forme d’un double théorème : « Toujours dans l’ensemble une société
produit plus qu’il n’est nécessaire à sa subsistance, elle dispose d’un
excédent : c’est précisément l'usage qu’elle en fait qui la détermine » (11),

(9) Sur le potlatch voir « L’État : déchirement et malheur ».


(10) Ibid, 105.
(11) Il n’a pas entièrement disparu : les religions (catholique, entre autres)
apportent une réponse mensongère, niaise à la survivance de l’angoisse de
l’effondrement.

382
LA MORT A L'ŒUVRE

et : « Une population qui ne peut d'aucune façon développer le système


d'énergie qu'elle est, qui ne peut en accroître le volume (à l’aide de
nouvelles techniques et de guerres) doit dépenser en pure perte la totalité
d'un surplus qu'elle ne peut manquer de produire (12). C’est parce qu’elles
ne savent pas ou ne veulent pas (la dilapidation luxueuse est injuste et
regardée comme non-morale) s’exposer d’elles-même à cette ruine rituelle,
que les sociétés industrielles nourrissent en leur sein cette part que Bataille
désigne comme maudite parce qu'il n’y a plus alors que la guerre pour
l'engloutir. Bataille dit — mais pouvait-on l’entendre au lendemain de la
guerre ? — que c’est au moins autant la surabondance que la privation
qui est à l’origine du pire. Et ce pire, si on l’a bien lu, c'est, de l’origine
à aujourd'hui, la transcendance qui en est responsable.
L’enjeu d’un tel livre — et en cela il est peut-être tout à fait fou —
un enjeu que nul n’a peut-être engagé auparavant, est de poser les éléments
d’une économie généralisée et non chrétienne par surcroît. Ce qui suit
mériterait de plus longs développements (ils ne peuvent être donnés que
comme brèves indications de la pérennité de la pensée de Bataille de 1930
à 1950) : toutes les pensées politiques des deux derniers siècles ont fait
leurs, sans réellement y retoucher, l’axiologie augustienne de l’histoire. Il
n’est pas jusqu’aux idéologies substitutives du XIXe siècle — marxiste,
par exemple — qui n’aient été ostensiblemènt eschatologiques. Toutes
nourrissaient l’espoir d’une fin réconciliatrice et que celle-ci fût sécularisée
(intra-mondaine et non plus spirituelle) ne changeait pas grand-chose. En
d’autres termes, toutes ses pensées ont en commun d’être téléologiques,
toutes poursuivent de bonnes fins sans douter de la capacité de l’histoire
de les atteindre. Ainsi du christianisme et de ce qu’il avait enseigné — le
devenir de l'histoire et sa parousie, sa latente sacralité, son eschatologie
promise — substructure des mythologies supposées les nier. Loin qu’elles
les nient, le même type de fins subsiste, et plus fortement que jamais (« les
lendemains qui chantent », la société sans classe, l’abolition de l’Etat...),
de même que subsistent l’accumulation des biens sur le modèle de la
morale, la morale elle-même sur le modèle des transcendantaux de la
scolastique... Ce que tente Bataille — lui-même parla de « révolution
copernicienne » — est de renverser tout ceci (ce renversement fait
étonnement écho à ce qu’enfant Bataille se promettait de devenir : « J’étais
certain qu’un jour, moi, parce qu’une insolence heureuse me portait, je
devrais tout renverser, de toute nécessité tout renverser ») ; il choisit
l’immanence contre la transcendance, le mal contre le bien, l’inutile contre
l’utile, le désordre contre l’ordre, la contagion contre l’immunisation, la
dépense contre la capitalisation, l’immédiat contre les fins, le présent
contre le futur (et l’instant contre le temps), la gloire contre la puissance,

(12) Ibid, 106.

383
GEORGES BATAILLE,

le caprice contre le calcul, la folie contre la raison, la prodigalité sans


limites contre l’assujetissement à la parcimonie, le sujet contre l’objet,
l’être contre le salut, la communication contre la séparation... Tel est
l’enjeu d’un livre si fou dont on ne sait plus à la fin s’il est une seule et
simple (mais géniale) méditation sur le pouvoir, sur la politique, sur la
croissance, sur l’économie ou sur la métaphysique ; sans doute tout cela
et, bien davantage encore, cet insaisissable foisonnement évoque-t-il le
projet toute sa vie caressé par Bataille d’écrire une Histoire universelle.
Quoiqu’il ne puisse en être que l’ébauche, il est celui de ses livres qui
donne le mieux à imaginer quelle aurait pu être cette « Histoire univer¬
selle ».
Bataille paraît avoir eu conscience de la folie de son projet qui s’en
excuse, pour finir, par une note de bas de page : « Je suis ce fou » dit-il.
N’est-il pas « fou » en effet l’économiste qui clôt un tel livre de cette
façon : « Il s’agit d’en arriver au moment où la conscience cessera d’être
conscience de quelque chose. En d’autres termes, prendre conscience du
sens décisif d’un instant où la croissance (l’acquisition de quelque chose)
se résoudra en dépense, est exactement la conscience de soi, c’est-à-dire
une conscience qui n’a plus rien pour objet » (13).

(13) Ibid, 179. Bataille ne demande rien moins que d’avoir de la croissance
une conscience simultanément sacrificielle. Posséder serait égal à perdre, accumuler
égal à ruiner. Avoir conscience de serait alors exactement identique à avoir
conscience de rien. Sans doute est-ce la première tentative d’une métaphysique
négative de la marchandise.
La question a été plusieurs fois soulevée de la part qui revient à Georges
Ambrosino dans ce livre. Une chose est sûre : Georges Bataille dans une note de
bas de page de l'introduction le remercie en ces termes : « Ce livre est aussi pour
une part importante l’œuvre d’Ambrosino ». Qu’est-ce à dire ? Il ne fait pas de
doute que Bataille a écrit seul ce livre. Mais il ne fait pas davantage de doute
qu’il ne l’a pas pensé seul. Ce qui lui est propre est sans difficulté repérable : on
dira pour faire bref toute la partie sociologique, toute la partie politique, et sans
doute une bonne partie ethnologique déjà présente dans des textes antérieurs à
la rencontre d’Ambrosino. Reste tout ce qui concerne l’aspect scientifique et plus
particulièrement énergétique. Le physicien qu’était Georges Ambrosino fut là
beaucoup plus qu’un conseiller, il en fut l’inspirateur et le correcteur comme en
témoigne une lettre du 28 novembre 1945 (Bibliothèque Nationale) : « Voilà les
corrections que je te suggère, sans plus... » ; « De ce point de vue, mes suggestions
ont l’inconvénient de diminuer cette valeur de choc. Mon rôle est ingrat, c’est
celui d’un frein. Je tenterai de l’exagérer aussi peu que possible, me fiant à toi,
du reste, pour redonner aux choses ardeur et joie ». De 1945 à 1949, date de la
parution du livre, cette collaboration s’accrut-elle au point qu’il fût peut-être
question que les deux hommes le signent ensemble? Toujours est-il que Bataille
et Ambrosino, en 1950, étaient en froid. Mais il pouvait tout aussi bien y avoir
à cela d’autres motifs.
L'EMPIRE DU DOUBLE

Quel portrait faire de Bataille, près de sa cinquantième année (il a


eu cinquante ans en 1947)? Un portrait guère différent de celui qu’ont
successivement fait de lui Leiris, Piel, Klossowski, Rey, guère différent
du moins si l'on en croit celui que fait à son tour François Perroux qui
lui est présenté en 1948 : « Le visage de Georges Bataille, dès le premier
regard, je le portais dans le cœur ; j'y garde les figures des chercheurs
exaltés, des violents extrêmes qui nous tirent des sables quotidiens pour
nous relancer sur notre propre piste » (1). La rage, l'exaltation n’ont donc
pas si visiblement disparues de son visage que le portrait qu’en fait un
homme qui le découvre n’y associe sa beauté, une beauté qu'impressionné,
Perroux qualifie de « terrifiante ».
Sans doute faut-il pourtant compter avec un apesantissement insen¬
sible de toute sa personne (il ira croissant). Le « débauché » qu’était
Bataille (il l’est d’ailleurs encore), le « fou » et l’enragé qu’il a lui-même
toujours dit être, « l’exubérant » que voit en lui François Perroux n’a
paradoxalement jamais été que lent et patient ; il n’y a rien, chez Bataille,
d’une beauté « énervée ». Lente a toujours été, par exemple, son élocution,
lente et circonspecte, soucieuse de la minutie du détail. Tout au plus avec
les années, a-t-elle pu devenir plus lente ; la voix est belle et tous le disent :
le timbre de la voix — légèrement tremblé — ajouté à une allocution si
particulière sont pour beaucoup dans l’évidente séduction de Bataille.
Tous le disent, mais nul mieux que Maurice Blanchot : Bataille, seul,
peut-être, parla jamais. Cette élocution n était pas lente par lassitude (elle
obéissait pourtant à des périodes d’apathie traversées par de soudaines
fulgurations) ou par affectation, lente comme l’aurait été une élocution
soucieuse de ses effets. Elle était lente parce qu elle seule peut-être chercha
jamais en parlant. Il est rare qu on ne parle pas sachant ce qu on va dire,
rare que la phrase ne soit pas déjà toute entière faite et, avec elle,
l’idée qui la porte — sitôt que commencée. Bataille, au contraire, s’expose,
et expose qui l’écoute, au risque d’une parole se découvrant à elle-même.
Ainsi se profère-t-elle, incertaine de ses fins, hésitante souvent, éblouissante
parfois, acceptant ses défaillances et appelant à la rescousse 1 image

François Perroux : « La part maudite et le silence ». L Arc, n 44, p. 42.

385
GEORGES BATAILLE,

adéquate ou le souvenir qui l’étaiera, imprévisible presque toujours, y


compris pour lui-même. Il arrivait quelquefois qu'une telle phrase, toute
entière suspendue au sens qu’elle attendait de découvrir elle-même n eut
pas de fin : un geste alors l’achevait. Ou plus exactement la laissait en
suspens (2). Diane Bataille le dit aujourd’hui : Bataille n’était jamais plus
éblouissant que parlant, tard dans la nuit... de Dieu, le plus souvent
puisqu’il semble que c’était le sujet le plus constant, le plus constamment
préoccupant de ses conversations.
Maurice Blanchot le dit aussi, seul peut-être Bataille eut le pouvoir
de parler autant que d'écrire : « Voila le premier don que cette parole
vraie nous a fait : que parler est une chance et que parler c’est rechercher
la chance, celle d’un rapport immédiatement sans mesure » (3). Cette
parole seule est grave parce que la ruse en est exclue et qu’en la place de
la ruse, il y a le jeu, le jeu joué à deux qui permet à l'essentiel de la parole
d’atteindre un point équidistant de chacun, où chacun accepte d’être soi-
même joué, un jeu dont l’oubli et l’effacement sont la règle, c'est-à-dire,
la mort : « A peine dite elle s’efface, elle se perd sans recours. Elle s’oublie.
L’oubli parle dans l’intimité de cette parole, non pas seulement l’oubli
partiel et limité mais l’oubli profond sur lequel s’élève toute mémoire.
Qui parle est déjà oublié. Qui parle s’en remet à l’oubli, presque avec
préméditation, je veux dire en liant le mouvement de la réflexion — de
la méditation, comme l’appelle quelquefois Georges Bataille — à cette
nécessité de l’oubli. L’oubli est le maître du jeu » (4).
Cette parole n'est d’ailleurs pas grave par souci de gravité ou par
désir d’être elle-même transcendante. Tous les amis de Bataille se sou¬
viennent qu’elle était la même quel que fût son interlocuteur. Il ne parlait
pas différemment selon qu’il parlait à Alexandre Kojève (par exemple)

(2) . « ... il finissait volontiers ses phrases avec un geste... » (J. J. Pauvert);
« Parfois, il n’achevait pas sa phrase et la prolongeait d’un mouvement de la
main et du regard ». (Fernande Schulmann). Le portrait que fait de Bataille
Fernande Schulmann (il est certes plus tardif, vers 1955) mérite d’être cité en
entier : « En dépit de sa maladie, il surprenait encore par sa beauté : une chevelure
très blanche et très lisse, des traits fermes et parfaits et, par dessus tout, une
manière de se mouvoir d’une saisissante élégance. Les gestes, quasi félins, traçaient
une trajectoire superbe : ample et ralentie. Le plus fascinant restait cependant la
voix, sourde et le sourire qui la complétait curieusement, même détachement et
même douceur — à la limite de l’absence. La voix et le sourire de qui, sans
ostentation et sans vanité, avait dépassé quelque chose, avait parcouru un chemin
et en avait ramené une entière indulgence ». (Fernande Schulmann, « Une amitié,
deux disparus». Esprit, novembre 1963).
(3) . Maurice Blanchot. « Le jeu de la pensée ». Critique. Août-septembre
1963, n° 195-196.
(4) . Ibid, 737.

386
LA MORT A L 'ŒUVRE

ou à un consommateur d'un café de Vézelay ou d’Avallon (5). Jean Piel


se souvient avoir été souvent impressionné « par l’attention avec laquelle
il était capable de s'entretenir longuement avec les plus humbles, les plus
insignifiants en apparence. Il s’intéressait à leurs problèmes, s’enquérait
de leurs préoccupations, des horaires de leur vie quotidienne comme s’il
se fut agi des choses de la plus grande importance » (6). Ce que confirme
Hélène Cadou : « Je n'ai jamais vu personne pouvoir être aussi attentif
à ce que vivait son entourage » (7). Bataille n’a d’ailleurs pas manqué de
donner à cette attitude la signification qu’il convient de lui attribuer :
«Je tiens pour essentiel de me tenir à hauteur d’homme... Si je n’étais
moi-même au niveau d'un ouvrier, je sentirais mon élévation prétendue
comme une impuissance. Je sens ces choses dans les cafés, les rues, les
lieux publics... Je juge physiquement des êtres auxquels je m’assemble :
ils ne peuvent être au-dessous ni au-dessus. Je diffère d’un ouvrier
profondément, mais le sentiment d'immanence que j’ai lui parlant (si la
sympathie nous unit) est le signe indiquant ma place en ce monde : celle
de la vague entre les vagues » (8).

Cette parole qui ne cherchait pas intentionnellemet à se distinguer


ou à séduire (sauf les femmes. Bataille n’en ignorait pas le pouvoir sur
elles) qui ne cherchait pas à convaincre — Blanchot y insiste : rien n’est
plus éloigné de Bataille qu’une parole socratique, une parole qui eut à
cœur d'enseigner — d'autres l’entendirent tout différemment : son onc¬
tuosité les arrêta. Et cette onctuosité (elle n’est d’ailleurs pas niable)
émanant d’un homme comme Bataille, aux yeux de qui connaissait ses

(5) . Ville proche de Vézelay. Vézelay où les habitants l’appelaient affectueu¬


sement « le pauvre Monsieur Bataille » pour signifier l’air d’impuissance accablée
qui était le sien, impuissance d’un homme qui porte le monde sur ses épaules.
(6) . Jean Piel, op. cit., 134.
(7) . Hélène Cadou, on le verra, qui fut sa collaboratrice à la Bibliothèque
Municipale d’Orléans de 1951 à 1961 était la femme du poète René-Guy Cadou.
(Entretien avec l’auteur, 1986).
(8) . OC III, 548. La scissiparité. Il ne faut pas s’y tromper : si Bataille se
sent le même que l’ouvrier ou le paysan, c’est toutefois très exactement en restant
lui-même et sans rien changer à ses manières. Et cet extrême sérieux ajouté à la
complexité de son élocution a pu donner lieu à plus d’une situation cocasse dont
tous, sauf lui, riaient. Une chose était qu’il s’en remettait de tout à son entourage,
qu’il ne maîtrisait rien du monde réel. Une autre était cependant qu'il avait sur
chaque chose du monde réel un point de vue explicatif qui échappait le plus
souvent à qui le.maîtrisait par contre très bien. Et ses explications avaient le don
de plonger dans un abîme de perplexité. Sa fille se souvient qu’enfant son père
lui fit, lui qu’elle n’avait jamais vu un balai à la main, un long exposé, dans son
souvenir, incompréhensible, sur la façon de tenir un balai, et, partant, de balayer.

387
GEORGES BATAILLE,

écrits, ne pouvait qu’être feinte, dissimulatrice, libertine ou diabolique. Il


n’y avait d’ailleurs pas que l’onctuosité de l’élocution, mais la lenteur, la
lourdeur, la solennité cléricale de ses manières qui évoquaient chez
Bataille, le prélat, l’évêque ou le cardinal. A Jean-Jacques Pauvert qui l'a
bien connu après-guerre (il devint son éditeur), il fit tantôt penser à un
cardinal du XVIIIe siècle, le Cardinal de Bernis (9), tantôt à Borgia, « non
pas le pape Alexandre qui était un soudard, mais son frère, personnage
cultivé » (10). Ce que d’un surnom amical Alexandre Kojève avait une
fois pour toutes signifié en l’appelant « Monseigneur » (11).
Manuel Rainord appuie à peine plus sur l’aspect « mauvais prêtre »
de Bataille : « Front pâle, éclat des regards, son allure louche », mauvais
prêtre ou « anti-prêtre au plus haut degré », il jouerait de ses pouvoirs
(faut-il les imaginer diaboliques ?) de sa masse, de sa mesure et de ses
silences, de l’éclat de ses regards et de son allure louche, pour créer et
savourer la gêne ; pour jouir « en secret du spectacle des spectateurs »
(c’est de Bataille conférencier que parle ici Manuel Rainord).
On le voit, le portrait « bouge ». Pour d’aucuns, exalté et violent ;
pour d’autres, lent, patient et attentionné ; pour d’autres encore, pervers,
sinon diabolique... Reste qu’il est remarquable que nul ne parle de son
rire profond, convulsif. Quand Bataille rit, c’est de tout lui-même qu’il
rit, sans réserve. De même qu’il est remarquable que nul ne parle de son
apparente innocence (apparente et réelle), une innocence désarmante,
confondante : une innocence enfantine. (Mais ce portrait ne serait qu'ap¬
proximatif si je ne disais pas qu’autant qu’il riait — un rire fort, un rire
d’ogre, un rire d’enfant — Bataille pleurait. Sa capacité de se laisser saisir
par les émotions, le fait qu’il n’ait pas cru devoir les contrôler, l’exposaient
à tous les sursauts, à toutes les secousses des sentiments (12).

(9) . Jean-Jacques Pauvert (entretien avec l’auteur, 1986). François Joachim,


Cardinal de Bernis, 1715-1794, poète léger puis, grâce à la protection de Madame
de Pompadour, ministre des Affaires Etrangères et ambassadeur à Rome. En une
seule, les figures du diplomate, du prélat, et du libertin.
(10) . L’unique frère de Don Rodrigo Borgias, le Pape Alexandre VI, était
Don Pedro Loys Borgias. Jean-Jacques Pauvert ajoute : « Bataille parlait dou¬
cement, avec onction, comme un prélat et finissait volontiers ses phrases avec un
geste : il avait des mains de cardinal ». {Le Magazine littéraire n° 45, octobre
1970). Innombrables sont les personnes à qui les mains de Bataille évoquèrent
celles d’un cardinal ; toutes ajoutant que ces mains étaient belles.
(11) . Au nombre des surnoms donnés à Bataille par ses amis, il y a lieu de
citer celui, ironique, de Georges Limbour : « Vif-argent ».
(12) . Seul le portrait que fait Pierre Klossowski paraît n’omettre aucun des
aspects de cette personnalité apparemment paradoxale : il ne sépare pas son « côté
ogre » de son « exquise sensibilité » quelle que soit la peine qu’il puisse y avoir à
les identifier simultanément chez un même homme.

388
LA MORT A L’ŒUVRE

S’il est une chose que fait apparaître ce long et contradictoire portrait
de Georges Bataille vers 1950 (mais il ne variera plus ; ou plus justement,
c'est pareillement qu’il continuera de « bouger »), c’est bien quelque chose
de singulièrement analogue au dédoublement qu’après-guerre, il mit en
scène par deux fois de la plus exemplaire, de la plus significative sinon
de la plus autobiographique des façons (13).
J’ai pu le dire à plusieurs reprises : il n’y a pas de récit de Bataille
qui n’emprunte plus ou moins à sa vie. Il n’y en a pas dont nous ne
pourrions si nous en connaissions tous les détails, retrouver les traces.
Madame Edwarda que tout prêtait à lire comme imaginaire (et bien sûr,
au total, l’est-il) eut un modèle parmi ceux auxquels Bataille fut le plus
attaché. La question n'est pas tant celle du principe de l’épanchement de
la vie dans l'œuvre que celle de sa mesurabilité. Je l’ai dit aussi souvent :
il n’y a pas lieu de lire les récits de Bataille comme autrement que fictifs
parce que rien ne nous dit exactement combien et comment ils ne le sont
pas.
Pareillement, les deux livres qu’a écrit Bataille entre 1945 et 1950
L'impossible (14) et L’abbé C. entretiennent avec la vie de son auteur un
rapport étrangement proche et lointain, dont le seul élément qui ne fait
pas de doute, est ce dédoublement qui a frappé tous ceux qui ont connu
Bataille. Dans le premier, les personnages sont frères ; dans le deuxième,
ils sont en outre jumeaux. Dans le premier, l’un, Dianus est un débauché ;
dans le deuxième, Charles l’est aussi. Dans le premier, le second frère est
un prélat (tantôt appelé A., tantôt appelé Monsignor Alpha) ; dans le
deuxième, un curé (un « ercu » dit Bataille ajoutant l’inversion au
dédoublement) : il s’appelle Robert. Dans le premier, les deux frères ont
en commun une première puis une deuxième maîtresse : B. et E. ; tout
comme dans le second où elle s’appelle cette fois Eponine. Pour deux
livres écrits en moins de cinq ans, c’est plus qu il n en faut pour les
rapprocher.
Les deux débauchés ne diffèrent que peu de l’un à l'autre ; tout au
plus, Dianus (L’impossible) est-il peut-être plus hésitant et plus angoissé,
plus profondément la proie du mal qui l’attire. Il va au-devant de toutes
les responsabilités qu’aurait le désir d’être satisfait. Fébrile, affaibli,
toujours aux portes d’être réduit à rien par son énergie excédante... (Peut-
être est-il aussi le plus proche de ce que fut Bataille au moment de la

(13) . Le mot « dédoublement » n’est pas tout à fait suffisant. On verra que
s’il fut jusqu’ici absent de la réflexion bataillienne, va apparaître un troisième
personnage avec lequel il faudra compter . 1 enfant. , . , . .
(14) Le premier titre de L’impossible fut Haine de la poésie. C est sous celui-
ci que ce livre parut en 1947. Néanmoins, n’existant plus aujourd’hui que sous le
titre de L’impossible, c’est sous celui-ci que par commodité je le citerai.

389
GEORGES BATAILLE,

guerre). Charles C. (L’abbé C.), quant à lui, est plus résolu, plus proche
de ce qu’ont d’irrésistiblement attirants les dévoiements les moins par¬
donnables. Il y a sans aucun doute chez Charles C. une volonté du mal
qu’il n’y a pas chez Dianus.
Les deux ecclésiastiques sont, eux, nettement distincts (si distincts
qu’ils ne semblent avoir de commun que leurs vœux) : Alpha est le trouble
même — un jésuite —, il est froid, cynique (du moins en présente-t-il
d’abord les apparences) et entretient avec la femme qu’il partage avec
son frère, la volonté de faire que leur désir soit au moins d’eux distant
de la distance qui les sépare. Il ne se fait pas une question de l’impossible
du désir (à la différence de Dianus), ni de ce que le désir désigne sa
satisfaction au vide de toute satiété. Parce qu’il est un jésuite, il est un
philosophe, et parce qu’il est l’un et l’autre, il est un libertin et aucunement
un débauché (il a à la différence du débauché, l’aiguë lucidité du rat
rompu aux désordres de la chair). Robert C. (le curé de L’abbé C., l’abbé
lui-même) est tout le contraire : il est d’abord lâche et faux, onctueux et
cérémonieux. Ses désirs le terrifient. Mais il brûle. S’il a pris les habits
c’est qu’il croit que seul Dieu contiendra l’excès de ses désirs.
Pour Dianus (L’impossible) le monde se réduit à une femme qu’il
désire, même s’il la partage, et à ce qu’il imagine que sa possession
résoudrait. Il regarde le monde comme tout entier réductible à ce que
son absence blesse. Il veut, non sans mauvaise foi (plusieurs fois, il dira
de lui-même qu’il est un comédien) prétendre qu’elle est le tout de son
monde, ramassant sur elle mort, débauche, sexe, amour, solitude... Non
sans mauvaise foi, car la possédant enfin, il se rend compte qu’il n'en est
rien. Qu’elle là, c’est lui qui ne dispose plus des moyens de se fuir. Restent
pour lui les débauches — avec une autre — et la mort. (L’impossible est
le moins « littéraire » des récits de Bataille, celui qui a poussé le plus loin
l’étroit rapport de la théorie et de la fiction, du réel et de sa représentation.
Il est certainement l’un des plus étrangement envoûtants : il se dérobe, le
dédoublement n’est pas un, mais multiple et réversible, finissant en spirale.
Il est certainement, en outre, l’un des moins narrables).
L’enjeu pour Robert C., le curé, est tout autre : il est d'être Dieu lui-
même. Le « sommet » que Dieu ne lui. a pas permis d’atteindre, une
femme, une « traînée », Eponine, va le lui permettre. Celle-ci n'a eu de
cesse que l’abbé ne l’humiliât plus en l’ignorant (en lui préférant Dieu).
Son caprice est atroce (parce que c’ést le perdre) et il est divin : elle veut
l’abbé ; elle veut jouir de lui. Sa froide rage, sa noire détermination seront
pour l’abbé, un Dieu plus fort que celui derrière lequel il se dissimule (les
instincts sous la soutane), que celui en lequel il a placé son espérance.
Par la « grâce » d’Eponine, les rapports des deux frères, du débauché
Charles et de l’ecclésiastique Robert vont s’inverser. C’est Charles qui
s’est fait l’initiateur de la débauche du curé, c’est lui qui l’a fait pour

390
LA MORT A L'ŒUVRE

complaire au désir d’Eponine, parce que son humeur rejoignait celle


d’Eponine, qu’elles étaient naturellement cruelles et que l'un et l’autre
trouvaient dans cette cruauté une frénésie et un tremblement supplémen¬
taires. Mais l’inversion aura lieu ; Charles se révélera plus mièvre que
l’abbé, moins résolu au pire, moins propre à affronter l’effroi, moins
capable d'assumer les conséquences les plus extrêmes de ses actes : il
reculera. Seuls Eponine et l’abbé iront jusqu’au bout, animés d’un égal
désir de se perdre. L'abbé accueille le désordre où le jettent ses désirs, où
il nie certes, c’est le moins, son corps, mais pire, la morale qui l’a tenu
jusqu'ici hors du vice. Il n’ignorait sans doute pas qu’elle n’était qu'une
façade, mais du jour où il sut ne plus pouvoir en maintenir le mensonge,
il choisit l’horreur : « Je souffre de mes crimes, mais c’est pour en jouir
plus profondément » ; « J'ai voulu être cette épave... Je ne voudrais pour
rien au monde dérober ma mémoire au mépris ». Aucune réparation ne
doit pouvoir être possible. Aucune miséricorde. Il fallait pousser assez
loin l’abjection pour que même le pardon ne lui fût plus possible. Il fallait
nier la morale assez violemment pour qu’il en allât du Dieu dont elle est
née qu'à son tour il fût lui-même sans espérance. Sans espérance de salut.
C’est le sacrifice de la croix qu’il s’agit d’annuler. Il s’agit, en ignominie,
d’être l’égal de ce Dieu dont le fils est mort pour sauver les hommes.
L’abbé, dont le vœu était qu’un tel acte, ô combien miséricordieux, tout
le monde sut qu’il était l’exemple, donnera l’exemple d’une mort, traître,
abjecte. (Je disais que pour Robert, il s’agit d’être Dieu. Trahissant, il est
Dieu, car « Dieu nous trahit ! Avec une cruauté d’autant plus résolue
que nous élevons vers lui nos prières » (15)).
Cette mort traître, abjecte, rend indispensable cette précision : ce
récit se passe pendant la guerre. L’abbé a aidé la résistance. Arrêté par
l’ennemi, il « trahit » non pas ses compagnons d’armes, mais Eponine, et
son frère (son double) (16), ceux qui l’aimait : « .. J’ai joui de trahir ceux
que j’aime » (17).
Cette jouissance et cette trahison ont indigné. Non l’Eglise comme
on aurait pu s’y attendre (à tout le moins, ne l’a-t-elle pas fait savoir),
mais la rédaction des Lettres Françaises qui, et ce n’est pas le moins
troublant, à l’infernale gémellité de Charles et de Robert, a trouvé un
troisième « frère », qui a celui-ci « bel et bien existé ». Bataille — sans

(15) . OC III, L’abbé C. 347.


(16) . « ...cet hommes [...] que jadis je prenais pour un autre moi-même » (OC
III, 255). Les notations sur le dédoublement abondent : « L’affection qui me liait,
qui me lie toujours à mon frère, était si étroite, elle se fondait si bien sur un
sentiment d'identité » (236). « Robert était le sosie de Charles » (239). « ...le sosie
comique de Charles » etc.
(17) . Ibid, 365.

391
GEORGES BATAILLE,

être toutefois nommé — se trouve en effet accusé de s’être fait l’apologiste


du « délateur » et de déshonorer la maison qui l’édite : « Les patriotes
qui 1 ont connu, qui savent comment dans le livre en question, sont traités
les problèmes de la résistance, qui se souviennent comment sont nées les
Editions de Minuit et ce qu’elles furent durant les années noires,
considèrent qu il est intolérable qu’une telle maison d’édition puisse à la
fois sortir un tel livre et garder son nom » (18).
Bataille dans une lettre à Georges Lambrichs (du 4 juillet 1950) se
defend avec raison d’avoir traité des problèmes de la résistance et d’avoir
fait apologie de la délation ; il se défend enfin d’avoir connu l’existence
d un abbe qui eut pu servir de modèle à Robert C. : « Il se pourrait qu’un
personnage ait existé qui aurait des traits communs avec celui que met
en scene le roman. Mais l’auteur n’a jamais entendu parler de rien de
semblable » (19).

« Les héroïnes de Bataille sont engagées dans des actions comparables


a celles que racontent certaines vies de saintes : la différence vient de ce
que leurs tourments ne sont pas offerts par Dieu, et ne trouvent pas de
compensation dans des visions extatiques [...]. Ce sont des saintes d’un
nouveau genre qui apportent une occation de salut aux hommes obsédés
par la mort » (20). Il y avait eu Simone, Dirty, Edwarda, Marie. Eponine
fart mâmteriant Partie de la légende des saintes batailliennes. De Simone
(Histoire de I œil), elle a la cruauté, en moins juvénile, en plus féroce en
plus « chienne ». (C’est l’une des très grandes forces de ces personnages
qu aucun ne ressemble à aucun autre, mais que tous déterminenMa
possibilité d un récit nouveau) : « Nous avions, Eponine et moi f 1 la
puissance vague, en même temps qu’angoissée et moqueuse du mal »

(18). Les Lettres Françaises, 22 juin 1950. Titre de l’article • « La trahison


FràntaLesV)" ^ ^ désh°n°re les éditeurs »• Sig™ture collective : « Les Lettres
fa.r/ii9); ,Bata'lle ajoute qu’il y aurait intérêt à ce que la réponse que voudraient
faire les éditions ne mentionne ni son nom, ni le titre de son livre. Ce détail n’est
pas sans importance. Haine de la poésie (L’impossible) et L’abbé C sont les deux
Faitmau’enrT94S7 C 1 S°US S°" nom Cec' s’expl^er par le
h1hrqth ,947' annfe de la parution de Haine de poésie, Bataille n’était pas
' ? h“'re- D.e meme qu’'! ne l’était pas quand fut décidée la publication de
L abbe C. (mais il 1 était de nouveau quand il parut). II faut enfin préciser que le
chapitre intitule Eponine était paru sous ce titre séparément aux Editions de

(20). Sarane Alexandrian : « Georges Bataille et l’amour noir » Les libéra¬


teurs de I amour Editions du Seuil. Le chapitre consacré aux héroïnes aux
« saintes » batailliennes est l’un des plus justes et des plus beaux qui ait été écrit
concernant I œuvre de fiction de Georges Bataille.

392
LA MORT A L'ŒUVRE

(Eponine est la première héroïne à choisir le mal). Elle veut le mal avec
raicheur, et elle le fait sans qu'il soit possible de la juger aux termes
d aucune morale (c’est cependant la première des héroïnes batailliennes
a poser le problème du mal). Sa passion de faire le mal, c’est-à-dire de
consentir aux plus capricieux de ses désordres, n’est pas moins exigeante,
n est pas moins rigoureuse, n'est pas moins « éveillante » que les passions
des saintes à honorer le Dieu du bien de leur abnégation. Qu’Eponine
veuille satisfaire ses désirs, son divin caprice, n’a d’égal que la volonté de
Dieu d assujettir le monde à un caprice qui n’est pas moindre et qui n’est
pas davantage justifiable. Et le pouvoir de désillement d’Eponine est
considérable. C est elle qui révélera à Robert combien est hypocrite,
combien est fausse sa dévotion. Combien il suffit des provocations d’une
« tramée » déterminée pour que tombe l’abjecte dissimulation d’un faux
pieux (elle est 1 élévation et le calice son cul devant lequel l’abbé s’incline).
L’abbé C. révèle enfin que c’est le dévot qui séduit; celui qui croit
au bien. Celui qui est assez niais pour que le débaucher soit à la hauteur
du caprice agacé d Eponine. Il n’y a rien d’essentiel à soustraire à un
débauché, mais à tout homme vertueux et chaste, il y a Dieu. Dieu seul
enfièvre les désirs malades : « Nous le savions dans notre désarroi :
moralement nous étions des monstres ! Il n’y avait pas en nous de limite
opposée aux passions : nous avions dans le ciel la noirceur des dé¬
mons » (21).

(21). Ibid, 261. Dans l’un des rares articles parus à la sortie du livre, Victor
Crastre qu’on a vu être l’un des éléments dynamiques de la revue Clarté vers
1925, écrivit : « Je vois que ce dernier personnage — Robert — est celui qui porte
véritablement la pensée de l’auteur ».
DE VÉZELAY A CARPENTRAS

Ce serait une erreur que de voir en Bataille un homme qui aurait


été homogène. Rien ne lui serait moins fidèle qu'un portrait unique, dont
nous nous serions efforcés de désigner les traits pérennes au souvenir qu'il
conviendrait de garder de lui. Nul ne fut plus que lui complexe,
insaisissable : il n’est pas, de sa jeunesse à sa mort, un seul et même
homme que la vie n’aurait pas davantage changé qu’aucun autre ; il n'est
pas, successivement plusieurs hommes, chacun correspondant à une ou
plusieurs périodes repérables. Il est l’un et l’autre, et tous à la fois (on
verra combien sont nombreux ses dédoublements). Seules les circonstances
ont fait qu’à un moment ou l’autre de sa vie certains traits prévalurent
— par exemple, ceux de l’activité juste avant-guerre, ceux du retirement
et de l’expérience personnelle pendant la guerre — au détriment d'autres
traits, avant qu’à la faveur de circonstances nouvelles leur équilibre ne
variât de nouveau.
Il n’y a donc pas lieu, la guerre terminé, de rechercher l’idée d’un
Bataille différent, d’un Bataille qui n'eut pas existé auparavant, ou qui
l’eut fait si différemment que ce vers quoi il se dirigeait ne lui ressemblerait
en rien.
Actualité, même brièvement, l’a déjà prouvé. Bataille n’a qu’assez
peu sinon du tout changé : à tout le moins témoigne-t-il d'un égal souci
politique, c’est-à-dire d’un égal désir de reprendre, à plusieurs, la réflexion
qui a été la sienne depuis qu’il a commencé d’écrire.
Ce qu’Actualité n’a pu faire que brièvement. Critique va l’installer
dans la durée : cette revue qui existe quarante ans après sa création, il
l’a dirigée aussi longtemps qu’il lui restait à vivre (1) : il a donc depuis la
guerre jusqu’à sa mort, disposé d'une tribune où il lui était loisible de
parler et d’écrire dans la plus complète liberté, où il lui était aussi loisible,
grâce à ses collaborateurs, d’élargir autant que possible le champ des
réflexions qui lui paraissaient devoir être menées. En cela, il paraît être
le même. Mais il y a plusieurs raisons pour qu’il ne le soit toutefois pas.

(1) Ou plus exactement, aussi longtemps que sa santé le lui permit. Les
toutes dernières années, il se reposera sur son rédacteur en chef et ami Jean Piel
pour en assurer une direction de fait.

394
LA MORT A L 'ŒUVRE

L âge en est une : Bataille a, en 1947, cinquante ans. Quand bien même
on aura occasion de mesurer combien il n'est pas moins « enragé » qu’il
a toujours été, il ne 1 en est pas moins différemment, de façon aussi
moins provocante. Les mots qu'il a pour défendre Henry Miller en 1946
ont certes encore ce caractère d’ardent engagement (ils sont bien peu
differents de ceux qu il employait en 1930, dans Documents), ils ne doivent
cependant pas faire illusion, ils n’apparaîtront plus que rarement : « Je
veux bien que Miller s'exprime avec une grossièreté sans exemple, mais
ceux qui s’imaginent les grandeurs des règles morales auront, qu’ils le
sachent, à s y faire... que l'homme ait à s’exprimer un jour avec la pire
v ulgarité pourrait bien apparaître à la fin comme une réparation nécessaire
de cette trahison de toute morale que fut la délicatesse et la niaiserie » (2).
C’est d'une rage plus intérieure et mieux contenue que maintenant et
jusqu'à sa mort Bataille brûlera. Cette intériorité soudain acquise peut
avoir plusieurs raisons. Ce n'est pas la moindre que la situation ait
sensiblement changée. L'incroyable profusion, l’incroyable richesse du
débat théorique de l’entre deux-guerres ont laissé la place, la guerre tout
juste finie, à une étrange paix armée des idées où entrent de l’intimidation
(qui la guerre n'a-t-elle pas intimidée?) et sans doute de la culpabilité
(coupables ou innocentes, toutes les pensées d’avant-guerre ne paraissent-
elles pas, mesurées à la guerre, d'une légèreté disproportionnée ?). Du
surréalisme et du communisme qui ont chacun à leur manière et quelquefois
ensemble représenté le double enjeu esthétique et politique de l’engagement
dès jeunes intellectuels de 1924 à 1939, ne subsistent que des ombres.
Celle du surréalisme a le poids pathétique du merveilleux où s’enfonce
Breton ; celle du communisme, le poids accablant de celui qui l’a le
premier et le plus loin porté de ses promesses : Staline. (Le communisme
n'est pas un moindre enjeu après-guerre qu’avant, mais il l’est différem¬
ment. Le communisme soviétique, le communisme stalinien l’ont emporté.
Les communismes d’oppositions, trotskistes, luxembourgiens, souvari-
niens, etc., ont disparu). On peut certes tenir la pensée de Bataille pour
essentiellement distincte de ces deux enjeux (et de fait, peut-elle aussi être
lue mais non sans tort, indépendamment) ; ces deux enjeux n’en ont pas
moins été ceux par rapport auxquels il s’est le plus souvent porononcé
dès l’instant qu’il s’agissait pour lui d'exister publiquement. L’enjeu a été
le surréalisme, avec Documents et Contre-Attaque. L’enjeu a été le
communisme avec La Critique sociale, Masses et Contre-Attaque (Contre-
Attaque a tenté de faire d’un seul projet un double enjeu). Fût-ce
négativement, fût-ce en opposition — et c’est négativement, et c’est en
opposition au surréalisme et au communisme que Bataille s’est le plus

(2) « L’inculpation d’Henry Miller», Critique, n° 3-4, août-septembre 1946.

395
GEORGES BATAILLE,

souvent placé — c’est relativement aux enjeux de tous qu’il a déterminé


et élaboré les siens (en forme de contre-enjeux, en quelque sorte).
Il ne fait pas de doute que la pensée de Bataille a été avant-guerre,
majoritairement, celle d’un violent, celle d'un féroce négateur. Subsistent
cependant de ce qu’il a pensé, deux axes qu’il a, à l’évidence, été presque
seul à l’époque à faire siens (c’est-à-dire qu’il les fit siens de façon
complémentaire et hétérodoxe) : l’un lui fut donné par Marcel Mauss et
l’autre par Friedrich Nietzsche. On le sait maintenant, Bataille n’a pas
découvert avec Mauss le goût qu’il pouvait avoir de la perte, de la dépense
et de ce qu’à ce moment il conceptualisa sous le titre de l’hétérologie.
Mais la lecture de Mauss (et les conversations de Métraux) lui ont fourni
un appareil ethno-sociologique conceptuel dont il a pu tirer un parti
considérable depuis l’article « La notion de dépense » jusqu’au Collège
de sociologie. S’il est quelque chose que Bataille fut le seul à avoir pensé,
et s’il a pensé quelque chose que la guerre n’a pas notoirement périmée
(à la différence de son analyse du fascisme (3), c’est cette possibilité
interprétative de la sociologie. A celle-ci il va revenir. Nietzsche est le
deuxième de ces axes. Il y a sans doute deux périodes intensément
nietzschéennes chez Bataille ; la première correspond à la perte de la foi
et à l’assentiment au monde. J’ai pu dire que si Bataille avait toute sa
vie obéi à une morale, et à une seule, c’est à une morale tirée de la lecture
de Nietzsche. Bataille a, en 1923, décidé de dire Oui au monde. Il ne dira
ni n’écrira rien désormais qui ne réponde à ce Oui et ne fasse de
l’expérience comme de la pensée, l’aune à laquelle il s’est engagé à les
juger. Bataille vivra pourtant un temps dans une relative désaffection —
parfois affirmée — de Nietzsche. Il faut attendre 1936 et les lendemains
de l’avortement de Contre-Attaque, attendre la fin en lui de toute espérance
historique (espérance laisse imaginer de sa part un messianisme, ce qu’on
sait ne jamais avoir été le cas ; mieux vaudrait dire, de tout engagement
historique), pour qu’avec Acéphale il fasse de nouveau allégeance à
l’injonction nietzschéenne. Et cette allégeance ne se démentira dès lors
plus. Elle ne se démentira plus, encore que sa forme variera. C’est certes
Nietzsche qui a sorti Bataille de l’expérience religieuse de sa jeunesse,
Nietzsche qui l’a soustrait au désir de claustration pour lui faire découvrir
l’agitation du monde. Mais c’est Nietzsche encore et, paradoxalement,
qui, en 1939, l’a replongé dans une expérience religieuse d’un autre ordre,
et qui lui a fait condamner l’agitation.

(3) Qu’on ne s’y trompe pas : il est vraisemblable que l’analyse du fascisme
qu’a engagé Bataille en 1933 reste l’une des plus modernes, sinon la plus moderne.
« Périmé » est à entendre au sens historique. Les conditions de l’après-guerre ne
sont pas telles que cette pensée pût alors paraître « actuelle ».

396
LA MORT A L 'ŒUVRE

Aux débuts de L'expérience intérieure, Bataille fait en passant un


bilan de l'homme qu’il a été. Ce qu'en des termes acerbes il dit de lui-
même en 1937 à Alexandre Kojève (“une insignifiance sans appel”) il le
dit en 1941 en des termes déjà apaisés : l’activité qui avait été la sienne
répondait à l'obscur, à l’inconscient désir « d’être tout ». Si L’expérience
intérieure a une raison, ce n'est pas comme on pourrait le penser de
devenir tout mais de ne l’être plus ; c’en est même « la souffrance s’avouant
du désintoxiqué ». Les solennelles et lointaines exigences de la morale —
de la morale kantienne, par exemple — sont de peu de poids, sont de
peu de prix, comparées à ceci qui est seul vrai, et qui est vrai dans la
mesure où il est déchirant : l’être n’a que de courtes limites. Et il n’a de
si courtes limites que parce qu'il est mortel. Au regard de cette même et
double vérité, de cette vérité à défaillir (ne rend-elle pas impuissant),
honteuse était l'assurance où il vécut : « Car je le vois maintenant, c’était
dormir ». Honteuse pour lui-même et honteuse pour ceux qui ont partagé
avec lui et avec son époque cet injustifiable « dormir » : « ... les vieilles
préoccupations [...] ont pourri ceux qui les ont eues et ne peuvent les
dépasser » (4).
Il est clair que Bataille donne ici les raisons de son retirement (lui-
même dit qu'il paraîtra « singulièrement loin du monde vivant »). Il est
clair qu’il nie son passé, qu’il ne veut plus y voir que vaine agitation,
agitation d’autant plus médiocre qu’inconsciemment liée à un absurde
désir d’être tout, autrement dit à un absurde désir de salut. Ceci est sans
doute excessif. Le bleu du ciel, par exemple, (n’y aurait-il que Le bleu du
ciel) suffit à mettre en doute que jamais Bataille accorda à l’action mieux
qu’une énergie toujours sur le point d’être reprise, suspendue, rétractée,
une énergie farouche, une énergie d’emporté qui ne conciliait que mal les
« exigences solennelles » de la morale et la dérision où il était à tout
moment prêt à les jeter. Le fait est pourtant que dans les années qui ont
précédé la guerre, l’action a prévalu dans sa vie, une action fébrile,
désordonnée et que la solitude, l’énigmatique retirement de la guerre y
mirent fin : comme un désaveu.
Bataille ne va pas rester dans cette position tranchée d’éloignement
du monde, de retirement. La guerre, qu’il l’ait vécu absent ou loin, l’a
rattrapé. Ou plus exactement, de la guerre l’a rattrapé, celle-ci finie,
l’insupportable question morale. Elle se posera à lui avec force si s’en est
retirée la solennité (quelle solennité serait possible d’ailleurs: la guerre
est une trop atroce singerie de la morale pour quelle puisse y prétendre
encore ?). Bataille ne voudra plus être tout, ce qu’en des termes plus
simples, il faut comprendre ainsi : il ne s’engagera plus. Il ne croit plus à
la possibilité pour un seul et pour tous, en s’engageant, de se conformer

(4) OC V, 424.

397
GEORGES BATAILLE,

à l'idée de totalité présupposée par l'engagement. Par contre, il essaiera


de penser le tout. S’il est un aspect qui prédomine cette dernière période
de sa vie, c’est l’obstination affichée à regarder le monde et à le comprendre.
D’une certaine façon c’était le même homme avant-guerre que la rage
tenait et qui prenait parti (d’où l’extrême violence de son engagement) ;
après-guerre la rage n’a que peu diminué en lui — tout au plus l'âge
l’atténue-t-elle graduellement — mais c’est un autre homme qui parle et
écrit : un homme que domine le souci intellectuel (et, on le verra, parfois
moral) de comprendre (5).
Bien sûr, tout n’est pas si nettement délimité. Il semble qu’en 1948
Bataille voulut s’engager de nouveau auprès de David Rousset et de Jean-
Paul Sartre dans le « Rassemblement Démocratique Révolutionnaire »
tout récemment créé (6). Il semble, un peu plus tard, qu’il voulut jouer
entre Camus et Sartre les pacificateurs et qu’il s’employa à réconcilier les
deux hommes au moment de la publication de L’homme révolté. L’im¬
pression dominante reste cependant d’un paradoxal désengagement, fait
d’autant d’acuité critique et interprétative que d’abstention politique.
Bataille paraît avoir enfin pensé cette rage sans remède, et il le dira, tard
dans sa vie, tragiquement. Il ne saurait y avoir de monde politique qui
l’atténue en rien. Tout au plus la guerre, l’asservissement pourraient-ils
être évités : la rage s’en trouverait bien sûr amoindrie (7). Elle n'en aurait
pas pourtant disparu.
Il y a à ce « désengagement » d’autres raisons, plus simplement
biographiques : Bataille vivra de 1945 à sa mort hors de Paris. A Vézelay
d’abord, à Carpentras ensuite. A Orléans, enfin. On peut bien sûr penser

(5) « La hantise de comprendre le monde : c’est là au fond ce qui a dominé,


après les premiers mois d'amicale fraternité, mes rapports avec Georges Bataille :
oui, cela paraît étrange quand on sait la place dominante donnée, dans presque
toutes les interprétations de l’œuvre de Bataille, à son repli quasi-mystique vers
le monde intérieur... » (Jean Piel, op. cit., 121).
(6) Ce serait Sartre qui l’en aurait empêché. Il ne paraît pas possible de faire
réellement la lumière sur cet épisode de la vie politique de Bataille. C’est d’autant
plus regrettable que ce serait, de sa part, une dernière tentative d’engagement. Il
n’y en aura, par la suite, plus aucune. Le seul indice dont nous disposions nous
est donné par le sommaire d’un numéro de la revue Politics (n° 4, 1947) où se
côtoient les noms d’Albert Camus, Simone de Beauvoir, David Rousset, Jean-
Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty et Georges Bataille (son article s'intitule
«On Hiroshima»), Bataille a-t-il ou non fait partie du R.D R. ? Toujours est-il
qu'il était assez près de ses principaux responsables pour figurer au sommaire
d’une revue qui portait en sous-titre de ce numéro « French political writing ».
(7) Mais Bataille a-t-il jamais imaginé que la guerre et l’asservissement
pussent disparaître du moins mauvais des mondes politiques possibles ? Ce n’est
pas que douteux, cela est comique !

398
LA MORT A L'ŒUVRE

que les débats nourris par l’existentialisme et les Temps modernes ne


l’attirèrent pas aussi fortement que par le passé, ceux nourris par le
surréalisme et « les » communismes d'opposition. On ne peut cependant
pas manquer de dire que, si tel avait été sond ésir de mêler sa voix à
celles de Sartre, de Camus, de Merleau-Ponty et de prendre parti (comme
il l'a toujours fait, en créant un groupe nouveau), son éloignement l’en
aurait sans doute empêché.

Bataille s’est en effet installé en 1945 à Vézelay, dans la même maison


qu’il occupait en 1943, mais cette fois avec Diane Kotchoubey. D’une
certaine façon, commence pour lui une vie nouvelle. Nouvelle, elle l’est
de bien des manières. Elle sera sentimentalement stable désormais : Diane
Kotchoubey partagera le reste de sa vie, comme compagne jusqu’en 1951,
puis comme épouse jusqu’à sa mort (stabilité qui n’exclut pas l’assentiment
à la « chance » et au « caprice »). Nouvelle en ceci aussi : c’est la première
fois, sauf les trois dernières années de guerre, que Bataille se trouve sans
emploi. Il n’est pas, depuis 1942, retourné à la Bibliothèque Nationale
que ses problèmes de santé l’ont obligé de quitter. Sans emploi, il est
aussi sans ressources. Il a pu un instant imaginer vivre de ses livres (cela
ne lui était jamais arrivé jusqu’ici et ne lui arrivera jamais) ; une lettre à
son éditeur par laquelle il annonce un projet de roman — Le costume
d’un curé mort — semble l’indiquer. Il prend soin d’insister sur l’aspect
commercial de ce projet (commercial en tous les cas davantage qu’Histoire
de rats, précise-t-il) « au point que je mise là-dessus pour sortir des
difficultés » (8). La création de la collection Actualité, en 1946, et, la
même année, de la revue Critique peuvent avoir justifié un espoir identique.
Mais Actualité n’a pas vécu davantage qu’un « cahier », et Critique perdit
trop longtemps de l’argent pour que ses éditeurs successifs fussent disposés
à verser à son directeur plus qu’une maigre rémunération (9). C’est une

(8) Septembre 1945. Ce livre n’existera pas, mais ne faut-il pas y voir le
premier projet d’un livre qu’il écrira en 1949, L’abbé Cl
(9) Bataille percevra une mince rémunération des Éditions de Minuit, à
partir de 1948 pour la collection qu’il crée et dirige « L’usage des richesses ».
Cette collection, à l’existence éphémère, eut pour premier titre un livre de Jean
Piel La fortune américaine et son destin. Son deuxième et dernier titre sera de
Bataille lui-même : La part maudite I, La consumation. De nombreux projets ne
virent pas le jour. C’est le cas du projet d’un livre de Mircea Éliade Le tantrisme,
d’un livre de Max Weber, La morale protestante et la naissance du capitalisme.
C’est le cas également de projets de livres d’Ambrosino, de Kojève, de Métraux,
de Perroux, amis de Bataille, et d’un projet de livre de Georges Dumézil. Les
Éditions de Minuit n’ont pas manqué de s’étonner de cette étrange rareté (deux
livres en près de trois années) et de s’en plaindre à Bataille lui faisant valoir
combien préjudiciable était cet état de fait.

399
GEORGES BATAILLE,

chose que n’oublie personne qui a bien connu Bataille : celui-ci a toute
sa vie manqué d’argent. Il n’est certes pas douteux qu’il ait été dépensier
(on n’imagine pas le théoricien des économies de consumation avare), et
les rares fois qu’il a disposé d’argent comme ce fut le cas en 1930 avec
l’héritage laissé par sa mère, il l’a « brûlé » en quelques mois dans les
boîtes et les bordels. L’argent ne lui a donc pas manqué comme à
quelqu’un qui se résignerait à n’en pas avoir : il en manquera, qu’il en
eut ou n’en eut pas. Qu’il eut ou non un emploi, il fut pareillement dans
le besoin. Jean-Jacques Pauvert se souvient que « les problèmes d’argent
occupaient dans sa vie une place tout à fait stupéfiante. J’ai connu, dit-
il, une période où ses amis l’aidaient, où ils savaient qu’ils devaient l’aider.
Il était dans un état de perpétuelle nécessité. Tout le monde le savait et
tout le monde lui venait en aide. Tous autour de lui savaient que Georges
était au bord de la mendicité » (10).
Sans aucun doute les problèmes d’argent ne furent-ils jamais plus
graves pour Bataille que de 1945 à 1948, à Vézelay, d’autant plus graves
que Diane Kotchoubey donna naissance le premier décembre 1948, à une
petite fille, Julie. Ce qui avait été jusqu’ici possible ne l’était tout à coup
plus (11). Il se trouva dans l’obligation de reprendre son emploi de
bibliothécaire. Le 17 mai 1949, il est nommé conservateur de la Biblio¬
thèque Inguimbertine de Carpentras, où il restera jusqu’au mois de juin
1951. Il n’y a pas lieu de commenter longuement son activité de
bibliothécaire. Il est vraisemblable qu’il n’y a jamais apporté qu'une

(10) Jean-Jacques Pauvert, entretiens avec l'auteur, 1986. La générosité des


amis de Bataille n’était pas unilatérale. Plusieurs se souviennent de sa propre
générosité ; ainsi, Roger Caillois : « Bataille était un homme bon et bienveillant.
Son désintéressement et sa générosité étaient extrêmes » (Quinzaine Littéraire,
15 juin 1970).
(11) Bataille fit en 1948 plusieurs petits travaux éditoriaux : des traductions
qu’il n’acheva pas dont une, entre autres, de Margaret Mead, South seas, pour
les Éditions Gallimard. Par un courrier du 25 juillet 1948 où il s’inquiète de ne
pas l’avoir encore reçu, Raymond Queneau, au nom des Éditions Gallimard,
propose à Bataille de mettre au clair des notes de Pierre Louÿs pour un dictionnaire
érotique. Bataille a également travaillé en 1948, comme agent littéraire, pour la
France, de l’éditeur londonion Hamish Hamilton. Son rôle consistait à proposer
des livres français à la traduction anglaise. Aucune de ses proposition (Philippe
Hériat, Élie Halévy : Histoire du socialisme européen, Émile Gaboriau et Étienne
Wolf : Les changements de sexe, parmi d'autres) n’ont finalement été retenues par
l’éditeur. Il fut mis fin à sa collaboration en décembre 1948. C’est en 1948 que
Gabriel Marcel propose à Bataille sur demande de plusieurs jurés, de faire partie
du jury du prix Rivarol, avec Gide, Schlumberger, Supervielle, Romains, Paulhan,
etc. Il justifie son refus par son éloignement de Paris.

400
LA MORT A L'ŒUVRE

attention distante, sinon ennuyée, même s'il se trouve des personnes qui
le gratifient généreusement, non pas seulement de compétence (elle ne
fait pas de doute) mais d assuidité. Il est vrai qu’il mit un soin tout
particulier à procéder aux nécessaires acquisitions (la bibliothèque de
Carpentras comme bientôt celle d'Orléans semblent s’être à cette époque
trouvées démunies), à la gestion et à la valorisation du fond des livres
anciens , de même qu il rénova et 1 accès et le contenu des deux musées
de Carpentras dont il avait la charge en même temps que de la Bibliothèque
municipale. Là s'arrête cependant son intérêt. Les rares fois que Bataille
parla de sa nouvelle situation, ce fut pour en désigner le caractère
d'obligation. A plusieurs destinataires de lettres écrites le 28 mars 1950,
il avouera avec dépit : « J'ai été amené à me faire bibliothécaire » ; « J’ai
dû me faire bibliothécaire... » Si tant est qu’il eut espoir, vers 1945, de
pouvoir se consacrer exclusivement à ses livres et à la direction de la
revue Critique, il en mesure amèrement, cinq années plus tard, l’inanité.
Bataille n aura jamais pu qu’exceptionnellement se consacrer à la seule
littérature ; et encore, à la faveur de circonstances malheureuses : la guerre
ou la maladie.
Il convient d’ailleurs de dire que le séjour à Carpentras correspond
à l'une des périodes les plus difficiles de la vie de Bataille. Ni Diane
Kotchoubey ni lui-même ne s’y plurent jamais. Il faut pour le comprendre
compter avec l’éloignement de Paris et la séparation des plus fidèles amis.
Vézelay n’était pas si loin de la capitale que ses amis ne pussent venir l’y
voir : Ambrosino, Fraenkel, Kojève, Leiris le firent quelquefois ou souvent.
Bataille lui-même se rendait à Paris aussi souvent que le nécessitaient les
numéros de Critique, et les conférences qu’il prononça à cette époque (12).
A Carpentras, les amis sont rares. Il y a René Char, Pablo Picasso (avec
lesquels Bataille assiste à des corridas) et Claude Lefort. La première
partie de ce séjour correspond d’ailleurs à une assez longue dépression
qui paraît n’avoir épargné ni Georges Bataille ni Diane Kotchoubey.
Bataille y fait très précisément allusion par une série (déjà évoquée) de
lettres toutes datées du 28 mars 1950, qui en marquent en même temps
la fin : « Je me suis très mal porté tout un temps » ; « Après des mois de
dépression » ; et plus gravement : « J’ai toujours eu beaucoup de mal à
écrire, mais finalement cela s’est empiré et c’était devenu pendant un
temps une véritable maladie. Après la mort de Critique, j’ai perdu le

(12) Pierre Prévost puis Jean Piel semblent avoir été beaucoup mis à
contribution par Bataille qui, ne résidant pas à Paris, faisait d’eux ses intermé¬
diaires. Les relations en étaient d'autant plus compliquées que Bataille ne disposait
pas du téléphone dans sa maison de Vézelay et qu’il fixait donc à ses deux
collaborateurs successifs des rendez-vous téléphoniques.

401
GEORGES BATAILLE,

ressort qui m’empêchait de me laisser aller complètement » (13). Car, au


nombre des difficultés d’adaptation à cette ville, à l’éloignement des amis
parisiens, il faut ajouter (et sans doute n’est-ce pas le motif le moins
grave de la dépression qu'il traversa alors) la suspension de Critique que
Bataille a si bien regardé comme définitive qu’il dit à ce moment être
morte. Critique a en effet cessé de paraître aux Éditions Calmann-Lévy
en septembre 1949. Elle en était à son numéro 40. Elle ne reparaîtra
qu’en octobre 1950 aux Éditions de Minuit. Mais entre ces deux dates.
Bataille restera plusieurs mois sans savoir que les Éditions de Minuit
allaient reprendre Critique (14) et sans pouvoir lui-même s’occuper de
trouver un repreneur (il semble que ce soit Jean Piel qui s’en soit occupé
à sa place).
Critique suspendu, Bataille dut aussi compter avec l’indifférence,
quand ce n’est pas avec l’hostilité qui accueillirent la parution de L abbé C,
livre en lequel, à croire les termes d’une lettre adressée à Georges
Lambrichs, il avait placé d'évidents autant que modestes espoirs : « Si
L’abbé C ne trouvait pas d’accueil, j’entends un minimum d’accueil, étant
donné ce que je vois par ailleurs, la place que me font malgré tout les
derniers livres généraux sur la littérature contemporaine, je n’y comprends
plus rien» (15). Il ne semble pas que L’abbé C trouva ce «minimum
d’accueil » et ce n’est pas le moins étonnant que Bataille s’en étonna. Il
aurait pu mesurer ce que son livre avait de provocant et il aurait pu
s’attendre à ce que cette provocation le desservit (il aurait même pu, le
cas échéant, s’en amuser) ; mais son caractère était ainsi fait, la provocation
lui était si naturelle, qu’il ne provoqua jamais qu’avec innocence, on
serait tenté de dire avec candeur et que ce fut innocemment, candidement
qu’il s’étonna à chaque fois (d’un étonnement qui ne semble pas feint)
des effets de ses provocations. La solitude de Bataille de 1949 à 1951 est
celle d’un homme que la nécessité à contraint de reprendre son emploi à

(13) D’autres lettres écrites le même jour disent à peu près la même chose :
« Je sors d’une période d’une grande apathie » ; « Ni Diane ni moi ne nous
sommes bien portés à Carpentras ».
(14) C’est Bataille qui a proposé aux Éditions de Minuit une fusion de
Critique et de la collection « L’usage des richesses ». En fait, la collection disparaîtra
bientôt. Seule subsistera la revue.
(15) Sans doute. Bataille pense-t-il, entre autres, au livre de Gérard Deledalle
L’existentiel, philosophes et littératures de l’existence, « panorama analytique des
principales philosophies et littératures dites existentialistes », livre où deux pages
lui sont consacrées parmi les représentants de la pensée praeterexistentielle, avec
Gabriel Marcel, Camus, Unamuno, Berdiaev, Kierkegaard, Nietzsche et Dos¬
toïevski, opposables aux représentants de la pensée existentielle que sont Heidegger,
Jaspers et Sartre.

402
LA MORT A L'ŒUVRE

regret, dans une ville qu il n a pas aimée, éloigné des amis qui lui formaient
une sorte de communauté de fait, et rejeté par surcroît dans une « vacuité »
intellectuelle qui correspond à la suspension de Critique. Aussi demanda-
t-il sa mutation à son ami Julien Cain, directeur des Bibliothèques de
France et il obtint, par permutation des deux conservateurs, d’être nommé
à la tête de la Bibliothèque d’Orléans, à l’été 1951 (16).

(16) Par arrêté ministériel du 23 juin 1951.


ININTERRUPTION INTERROMPUE

Les années Vézelay — appelons ainsi les quatre années passées dans
l’Yonne, de 1945 à 1949 — n’ont curieusement pas correspondu à une
intense activité « littéraire ». Bataille écrit beaucoup, certes, mais beaucoup
pour Critique (on l’a vu, près de 600 pages de 1946 à 1949). La création
strictement littéraire s’est ressentie de ce considérable travail. Il a écrit
Histoire de rats qui, ajouté à VOrestie, a permis que se forme l’ensemble
— hétéroclite, comme souvent — réuni sous le titre de La haine de la
poésie. Il a certes publié au printemps 1949 un très court texte intitulé
La scissiparité, mais il faut aussitôt ajouter qu’outre que ce texte est
formé en partie de notes rédigées pendant la guerre à Samois, il constitue
une sorte de reliquat d’un texte plus ample, un « roman » dont il annonçait
en septembre 1945 aux Éditions Gallimard la fin pour 1946. Ce livre qui
aurait dû s’appeler Le costume d’un curé mort n’a finalement pas été
écrit (1). Et ce n’est pas le seul projet de Bataille, pourtant annoncé à ses
éditeurs, qui avortera. Deux d’entre eux, qui devaient également paraître
aux éditions Gallimard, annoncé par une lettre du 29 décembre 1948,
Maurice Blanchot et l’existentialisme et Philosophie et religion surréalistes,
resteront à l’état de projet.
Plus singulier est le cas d’un livre. Théorie de la religion, pourtant
écrit et, à une ou deux pages près, achevé, annoncé par l'éditeur (2) pour
1949, qui ne parut pas. Il n'est pourtant pas possible que Bataille s’en
désintéressa soudain. La preuve en est qu’à plusieurs reprises il pensa
l’intégrer à de plus vastes architectures. Cette hésitation, cette volte-face
pourraient témoigner de l’irrésolution de Bataille ; elles pourraient évo¬
quer, même de loin, ce qu’il disait de lui plus jeune : « A peu près chaque
fois, si je tentais d’écrire un livre, la fatigue venait avant la fin. Je devenais
étranger lentement au projet que j’avais formé (3) ». Elle témoigne plus

(1) Il a cependant donné une préface à l’édition de La sorcière de Michelet


publié aux Éditions des Quatre-Vents. Repris dans La littérature et le mal.
(2) Les Éditions «Au masque d’or», collection «Miroir» (Angers). Il fut
publié séparément en 1974 aux Éditions Gallimard (Collection Idées) et figure en
Œuvres Complètes, tome VII, p. 281.
(3) OC V, 72. L’expérience intérieure.

404
LA MORT A L'ŒUVRE

sûrement de la détermination récemment apparue en lui de construire à


partir de livres épars des ensembles, des sommes cohérentes. On a vu
qu'il a plusieurs fois voulu donner à La part maudite une ou plusieurs
suites. Et quand bien même cet ensemble n'existera pas, il portera toujours
pour Bataille le titre global virtuel de La part maudite. Il n’agira pas
différemment quand les éditions Gallimard lui proposeront de rééditer
les grands livres de la guerre. L'expérience intérieure, Le coupable, et Sur
Nietzsche. Bataille leur trouva un titre générique, lui-même significatif :
Somme athéologique. A Raymond Queneau, dans une lettre du 29 mars
1950, il proposera, sous ce titre, la publication de trois volumes, regrou¬
pant, le premier L’expérience intérieure, Méthode de méditation et Etudes
d’athéologie ; le deuxième. Le monde nietzschéen d’Hiroshima, Sur
Nietzsche, Mémorandum ; le troisième, Le coupable, L’alleluiah et Histoire
d’une société secrète (4). Est-il besoin de préciser qu’aucun des titres
annoncés ici ne verra le jour. Bataille élabora plusieurs autres plans qui
remplacèrent celui-ci, plans qui tous prévoyaient la publication de titres
nouveaux (Le pur bonheur, Le système inachevé du non-savoir) qui ne
verront pas davantage le jour (5). Le cas de Théorie de la religion n’est
pas différent. Il pensa tantôt l’intégrer à La part maudite, tantôt à la
Somme athéologique, avant d’imaginer de créer pour ce court livre un
ensemble distinct réunissant les textes et conférences relatifs aux effets du
« non-savoir ». Cet ensemble porta un titre : Mourir de rire et rire de
mourir (6).
Ces précisions ne sont pas que de pure forme. Elles déplacent
sensiblement l’enjeu. Bataille a été longtemps sans écrire de « vrais » livres
(c’est-à-dire, des livres auxquels puissent s’intéresser de grands éditeurs),
et sitôt qu’il a commencé d’en écrire et d’en publier, il ne s’est que mal
satisfait de ce qu’ils représentaient. Très vite ils apparurent à cet homme
pourtant friand des formes brèves et digressives n’avoir de sens que
communiquant entre eux, regroupés en communautés, « sommés » en
quelque sorte (ceci est vrai davantage des essais que des récits).

(4) Il y a lieu de remarquer que des projets apparemment identiques passent


d’un ensemble à un autre. Ainsi Bataille prévoyait-il d’écrire pour tome II de La
part maudite, De l’angoisse sexuelle au malheur d’Hiroshima. Dans la Somme
athéologique, il prévoit d’écrire Le monde nietzschéen d'Hiroshima.
(5) Il ne semble pas qu’aucun de ces livres fut même commencé par leur
auteur. (Seul un court texte ajouté à L’expérience intérieure, intitulé Post-scriptum
1953 enrichit la réédition de 1954. Il n’est pas jusqu’aux récits que Bataille ne
voulut réunir dans des ensembles : on le verra avec le rédaction de Ma mère.
Titre prévu pour cet ensemble : Divinus Deus.
(6) Ce titre n’est pas qu’un jeu. L’une de ses dernières déclarations en donne
tout le sens — tragique : « ... la mort est ce qui me paraît le plus risible au
monde ».

405
GEORGES BATAILLE,

Il ne faut pas négliger enfin que toute sa vie — à tout le moins


depuis 1934 jusqu’à sa mort (7) — Bataille eut le désir d’entreprendre
l’écriture d’une « Histoire universelle ». Théorie de la religion comme déjà
La part maudite, comme d’autres après, évoquent clairement, distincte¬
ment, cette possibilité en même temps qu’ils n’en apparaissent, au pire,
que comme des ébauches, au mieux, que comme des morceaux. C’est une
possibilité (mais rien ne nous en assure) : Bataille n’aurait, de 1950 à sa
mort, écrit que préparatoirement à cette œuvre impossible (d'autant plus
désirée qu’impossible) ; auquel cas deviendrait compréhensible qu’il laissât
en suspens tant de projets qui lui tenaient si visiblement à cœur qu’il y
consacra la plupart de son temps. Deviendrait aussi compréhensible que
quelques-uns des plus beaux de ses livres de cette époque ne furent pas
publiés quand l’étaient — à défaut ? — des livres d’un intérêt moindre
(Lascaux, Les larmes d’Eros, etc.). Bataille, comme Nietzsche, aurait en
ce cas accumulé les matériaux d’un seul et même livre, idéal (?) parce que
les réunissant tous, parce que réunissant de chacun ce qui, publié
séparément, ne leur donnait un sens que partiel et provisoire. Il paraît
ne pas faire de doute que Bataille ait rêvé, analogiquement à la possibilité
de la communauté des hommes, à un continuum théorique.
Car ce n’est pas le moindre des paradoxes que la pensée de Bataille,
des lendemains de la guerre à sa mort, impressionne par sa force (sa
pensée est à son sommet ; il n’est rien qu’il ait jusqu’ici patiemment mis
en place qu'il ne reprenne, qu’il ne développe et ne porte à sa plus extrême
intensité) et par son impuissance. Il apparaît comme une sorte d’évidence
rétrospective que Bataille a réussi à écrire aussi longtemps qu’il contint
sa pensée dans les formes brèves de l’aperçu, de l’énoncé coupant, de
l’aphorisme ou de l’image : les articles de La Critique sociale ne sont pas
substantiellement différents de ce que pense Bataille après-guerre, mais
ils surgissent comme des jets brefs, brisants — lui-même aurait sans doute
parlé d’éruptions — plus critiques, plus négateurs que constructifs, eux-
même saisissables dans un mouvement d’ensemble (révolutionnaire) et
une expérience (privée) qui leur donnaient leur sens. Cette forme abrégée,
brisée, était elle-même la pensée qui s’y développait : une ruine. Dès
l’instant que Bataille s'est attaché à élaborer, à systématiser (8), il s'est
trouvé pris au piège d’une impossibilité de penser contenue d’avance dans
sa volonté de penser l'impossible. A quelque but qu’atteignit La souve¬
raineté — par exemple — ce but lui-même échappa (il ne pouvait pas en

(7) 1934 est la plus ancienne des dates que nous ayons concernant ce projet :
dans une lettre adressée de Rome à Raymond Queneau.
(8) Ce mot peut surprendre le concernant, mais il ne fait pas de doute, à
quelques « caprices », à quelques digressions qu’il répondit, quelque pluridisci¬
plinaire qu'il fut avant même que le mot exista, qu'il voulut systématiser).

406
LA MORT A L’ŒUVRE

être autrement ; c’est le sens même de ce livre) et, avec lui, le livre. Bataille
n'a pas impunément, toute sa vie, dénoncé la possibilité qu’exista, pour
toute chose, une fin autre que la mort, pour que la mort elle-même ne
mit pas fin, un jour, à ses livres avant qu’ils aient été achevés.
La pensée de Bataille obéit à un processus d’auto-dissolvation
d'autant plus prononcé qu'il paraît avoir reculé les limites de la possibilité
de penser comment la mort elle-même dissout toute pensée. Par un double
et paradoxal mouvement, il voulut penser l’anéantissement de la pensée
en même temps qu’au fur et à mesure qu’il pensait le gagnait l’anéantis¬
sement. Agissant ainsi, il s’est mis dans la position d’un assujetissement
à un excès de force et à son plus complet déficit. En fut-il conscient ?
Sans doute. Les 8 et 9 mai 1952, prononçant à Paris une conférence sous
le titre « L'enseignement de la mort » (9), il en fit une sorte d’aveu à la
fois violent et résigné : « Je parle selon le titre de mes deux conférences
des enseignements de la mort et, en effet, il ne s’agit pas dans mon esprit
seulement des prétendus enseignements de la mort, mais des enseignements
de la mort de la pensée. J’ai le tort [...] de passer par une sorte de
dialectique de la première, simple mort physique, à la seconde, où c’est
la première qui sombre. A vrai dire la pensée sombre aussi bien dans la
première, mais dans la seconde la pensée qui sombre accomplit son
naufrage, si l'on peut dire, à l’intérieur de la pensée, c’est-à-dire dans une
pensée où subsiste la conscience de sombrer (10) ».
Bataille n’a pas que tenté de penser l’anéantissement, ce qui est déjà
l’impossible, il a fait durablement peser sur sa pensée les effets eux-mêmes
de cet anéantissement. Ce qui revient à dire que le néant n’est pas
seulement la vérité pour finir de la pensée, il en est sa condition même,
saisie et échappée dans la promesse de son anéantissement. Ce qui est à
la fois terrifiant et « fou ». Le vide de la mort où avec le corps la pensée
s’effondrera, il l’a pensé d’une pensée elle-même, et déjà, effondrée.
L’effondrement (la catastrophe) est le mode d’être de la pensée, sa
paradoxale et impossible condition de possibilité. C’est d’autant plus
terrifiant et d’autant plus fou que de la même façon qu’il l’a fait toute sa
vie, Bataille a expérimenté sur lui-même (certes à son insu) les effets de
cet effondrement (d’ailleurs ne l’eût-il pas voulu, sa pensée l’aurait tôt ou
tard « effondré » ; c’est-à-dire que, distincte de la mort physique, la mort
de la pensée — l’effondrement de Nietzsche — se fût produite à l’intérieur
d’une conscience consciente de sa mort). Il a pu, de 1954 à sa mort huit
ans plus tard, mesurer concrètement la fatalité d une telle chute . depuis
le jour où il est tombé malade (d’une maladie qui affecte en premier la

(9) Au collège philosophique.


(10) OC VIII, 204. Conférences.

407
GEORGES BATAILLE,

pensée, le cerveau) jusqu’au jour où la maladie le terrassera. Ce n’était


plus abstraitement que Bataille était dès lors fasciné par la mort. Cette
fascination eut pendant près de huit ans un objet, sensible, mesurable :
sa propre mort elle-même l’affectant des effets gradués de la disparition.
L’horreur ne peut donc plus être étrangère à cette fascination : elle en est
l’autre face. Il est horrible et fascinant de se réduire à rien. Horrible parce
que l’anéantissement met fin au désir ; fascinant parce qu’il en est l’excès.
(Faut-il le redire de façon à ce qu'il n’y ait plus de doute possible. Pas
un instant la pensée de Bataille ne déprécie, ne déjuge, ne décrie, ne
médit. Moins encore elle n’est celle d’un homme impuissant à répondre
à la surabondance de l’existence ; Bataille adore l’existence et s’il répond
à la fascination qu’exerce sur lui la mort, c’est par le même mouvement
qu’il répond à celle qu’exerce sur lui la vie : par un mouvement d’excès).
Et tout nous porte à vouloir connaître de ce désir la limite excédante ;
seule la peur — cette avarice — nous en retient : « Le mouvement qui
nous porte exigerait que nous nous brisions. Mais l’objet du désir excédant,
devant nous, nous rattache à la vie qu’excède le désir. Qu’il est doux de
rester dans le désir d’excéder, sans aller juqu’au bout, sans faire le pas.
Qu’il est doux de rester longuement devant l’objet de ce désir, de nous
maintenir en vie dans le désir, au lieu de mourir en allant jusqu’au bout,
en cédant à l’excès de violence du désir. De deux choses l'une : le désir
nous consumera, ou son objet cessera de nous brûler » (11).
La mort n’est pas l’étau (mais le désir l’est) : c’est son desserrement.
Il est sale de mourir : « A la fin, la chute dans la mort est sale », et il est
heureux de mourir : « Nous n’avons pas l’habitude d'en tenir compte, si
nous réfléchissons, si nous parlons, mais la mort nous interrompra. Je
n’aurai pas toujours à poursuivre l’asservissante recherche du vrai. Toute
question restera finalement sans réponse ».
Et tout livre restera inachevé.

(11) L'érotisme, 106.


LE MAL

question est celle du mal. Il est singulier que Bataille l’ait si


ngtemps éludé. Il est singulier que mettant en jeu les forces qu’il mit
enjeu, que représentant la mort aussi complaisamment qu'il l’a représentée
que prenant, jusqu'à la guerre du moins, le part, du pire auss^ souvent
qu il la pris il est singulier qu’il l’ait fait en évitant de problématiser le
mal, c est-a-dire en évitant de le problématiser d’un point de vue moral.
, 1 cetîe Slngularité ne disparaît pas en une fois ; mieux même, il
n est pas sur qu elle disparut jamais tout à fait. Il ne fait pas de doute
que ses livres et ses articles depuis Histoire de l’œil jusqu’à Acéphale se
sont sans peine dispensés de ce problème. Certes la Somme athéolozique
introduisait ce problème, mais en trompe-l’œil : c’est en effet davantage
« le peche » qu introduisait à ce moment Bataille et encore le fit-il, le
détournant de son sens catholique, pour provoquer la morale de tous
morale inferieure ou du déclin, au défi d’une morale supérieure, ou du
sommet (il restait en ceci nietzschéen). Et les œuvres de l’après-guerre, —
Gilles de Rais s’il arrive qu’elles suggèrent l’amorce d’une
réflexion a caractère moral (tout au moins, paraissent-elles en introduire
la possibilité) c’est davantage au titre du rapport qu’entretiennent le mal
la transgression et 1 érotisme ; bien peu à titre judicatoire. Quant
aux trois tomes de La part maudite (nous verrons plus loin ce qui en ait
pour \ Histoire de l’érotisme et La souveraineté), ils retournent la morale
une fois de plus sur elle-même, revenant à celle qui prévalut pour Bataille
jusqu’à la fin de la guerre : morale de l’instant, de l’intensité, de la
dilapidation, du sacrifice. Cette conclusion pourrait donc ne pas faire de
doute : Bataille aurait une fois pour toutes fait le choix d’une morale
souveraine et dionysiaque.
Elle ne ferait pas de doute si une phrase — un aveu ? — ne devait
intriguei . « N étant pas plus moral qu’un autre, ayant même en cette
matière toujours subi l’attrait du mal, j’ai dû comprendre néanmoins de
bonne heure, que l’attrait du bien me dominait. De toutes les épreuves
où je passai, aucune ne me fut plus pénible que celle-ci. J’entendais autour
de moi condamner, condamner. Les mots immonde, salaud, ordure » ( 1).

(I) OC VIII, 637. La souveraineté. Notes.

409
GEORGES BATAILLE,

On ignore hélas à quoi Bataille fait ici allusion (et à qui), si même il fait
allusion à une ou des périodes, à une ou des personnes précises. (Il semble
toutefois qu'il faille penser aux surréalistes à l'époque du second Manifeste.
Quelques indications données par Bataille le laissent penser. Il n a
cependant jamais laissé soupçonner de leur part une si agressive ni
insultante prise à partie).
La problématisation morale aurait donc pu ne pas avoir lieu, il n'en
faudrait pas moins tenir compte de ceci : Bataille aurait été, et de
longtemps, doublement et contradictoirement attiré par le bien et par le
mal, non sans qu'il faille, en dépit des apparences, l'accréditer d'une
préférence pour le premier (en dépit des apparences, car cette phrase tard
écrite, corrige l'impression généralement donnée par lui-même ; qu'on se
souvienne d'une phrase comme celle-ci par exemple : « Je me laissais
séduire de tous les côtés louches — guillotines, égoûts, prostituées -
envoûté par la déchéance et le mal »). La difficulté qu’il peut y avoir à le
comprendre tient du fait que Bataille s'est abstenu, aussi souvent que
l'occasion s’est présentée à lui, de se prononcer sur tel ou tel fait (les
événements de 1934, la montée du fascisme par exemple), d'en juger en
moraliste ; c'est-à-dire d’en juger du point de vue — qui fut entre autre
celui des surréalistes — de ce qui aurait dû être et de ce qui devrait être
(mais à la fin, dira-t-il, au nom de quels principes ?). La vérité morale du
surréalisme fut politiquement patente. Et la condamnation que Breton,
au nom des siens, prononça contre Bataille (on en a vu les termes) ne fut
en somme qu’assez peu recevable, eût-elle été justifiée, ne relevant pas du
seul bien au nom duquel Bataille eut accepté qu'on le jugeât : un bien
irréductible. (Sans doute la condamnation d'un catholique lui aurait-elle
parue plus logique, quand bien même les principes dont elle se serait
justifiée n’auraient pas été les siens).
L’idéalisme consiste à croire, n'existant pas de bien irréductible,
qu'existe un bien relatif. Tout jugement (tout jugement de non-catholique)
émane d’un monde où le mal n’a pas le sens du jugement prononcé au
nom du bien. Leur double relativité les annule par le même mouvement
(seul un bien irréductible, absolu, donne au mal un sens non moins
irréductible, non moins absolu).
Que pouvait dans ce cas signifier qu’apparurent, avec la guerre,
Auschwitz et Hiroshima, que Bataille désigne comme, du mal, la radi¬
calité ? Cette radicalité-là — elle paraît en effet absolue — oblige-t-elle à
reposer la question d'un Bien souverain ? (Ce n'est plus le mal qui tirerait
de l’infinité du bien son caractère d’infinité propre, mais le bien qui
devrait à l’irréductibilité du mal de retrouver une irréductibilité perdue).
Et comment la fascination de Bataille se distinguerait-elle désormais de
ce mal radical ? (L'irréductibilité l’empêchait d'en parler en termes de
degré : d’un plus ou moins grand mal, d’un mal au-delà duquel il eut été

410
LA MORT A L'ŒUVRE

irréductible. C’est tout entier que le mal — comme le bien — est


irréductible ou il n'est pas).
Bataille voulut penser le mal. Il eut en effet le projet d’un livre
spécifique, un « Système des morales » (on notera le pluriel), dont le titre
n’aurait pas manqué d'introduire, dès l’abord, une provocation et un
paradoxe majeurs : La sainteté du mal (provocation et paradoxe familiers
à qui a pris l'habitude des emplois paradoxaux des conceptualisations de
Bataille, mais qui, ici, faute d'éclaircissement, peuvent déconcerter). Les
éclaircissements sont rares. On ne peut compter en effet qu’avec quelques
lignes d'ébauches où le paradoxe du titre rebondit immédiatement : « Le
bien est la base, le mal le sommet... Faisant le bien, nous concourrons
au mal... La morale « inférieure » réprouve la souveraineté (elle est à ses
yeux, le mal), or aux yeux de qui se veut souverain, elle est le bien... Qui
est libre sinon qui est souverain ? La liberté appartient donc au mal... »
Ces quelques phrases extraites de cette ébauche de plan, loin qu’elles
atténuent le paradoxe, l'épaississent : « Qu’est le bien ? De sacrifier pour
le mal. Le bien est l'éveil entier de l’être au mal. Cela ne signifie nullement
faire le mal... ».
La seule phrase réellement dépourvue d’ambiguïté révèle un maintien
de la position anti-idéaliste de Bataille : « Ce n'est pas que le mal soit le
contraire de la justice : cela supposerait précisément une lumière à laquelle
une ombre demeurerait rebelle, mais la lumière cessant d’être admise
comme un fondement, la raison cessant d’être divine, reste l’éveil, non à
la raison, mais à l’absence de raison, mais à ce plus entier mystère, à la
raison qui est pour elle-même sa propre nuit, à la raison qui, en tant que
raison, se juge non déraisonnable, mais non moins obscure que l’absence
de raison » (2).
A cette phrase qui suspend tout jugement à la disparition des
conditions du jugement, une autre fait profondément écho qui reprend
les mêmes mots mais les oriente cette fois vers une affirmation, un choix.
Elle le fait d’autant plus profondément qu’elle n’est pas tirée de papiers
laissés sans suite, mais d’une conférence : « Le déchaînement des passions
est le seul bien [...] à partir du moment où il n’y a plus Dieu. Il n’y a
plus rien en nous qui mérite d'être nommé sacré, qui mérite d’être nommé
bien, sinon le déchaînement des passions » (3).
S’il est une chose que paraît rendre certaine la première de ces deux
citations, c’est qu’au moment où Bataille entreprend de constituer un
« Système des morales » il affirme ne disposer d’aucun des principes
(Dieu, la Justice, la Raison) qui l’ont jusqu’ici fondé. La deuxième chose

(2) fbid.
(3) OC VII, 373. « Le Mal dans le platonisme et le sadisme ». Conférence
prononcée le 12 mai 1947.

411
GEORGES BATAILLE,

est que, faute que Dieu, la Justice, la Raison permettent que nous
établissions une loi morale, le seul bien qui nous reste accessible est de
la passion le déchaînement.
Ce livre dont il ne fait pas de doute qu'il aurait été 1 un des plus
déterminants de Bataille (le mal, dit-il, est la pierre d’achoppement de
toute philosophie) n’a pas été écrit. Le peu que j’ai cité permet de le
comprendre sans peine : quelle philosophie serait possible qui se priverait
des moyens de la philosophie ? Le titre alors l’indiquerait : c’est en
mystique qu'il aurait entrepris l’exploration du mal, en mystique davantage
qu’en philosophe, c’est-à-dire, en le cas présent, davantage qu’en moraliste.
A la place de ce livre. Bataille va en écrire un autre La littérature et
le mal (4). Ce qu’il ne lui est sans doute pas possible de dire en philosophe,
il le dira en écrivain, en écrivain fasciné par d’autres écrivains qui tous,
à ses yeux, et chacun à leur façon, auront fait avant ou avec lui, le choix
de l’enfantine et cruelle innocence du mal. Avec lui ? La question se pose
en effet de savoir s’il partageait leur choix. Rien ne permet d'affirmer que
La sainteté du mal (mais il semble qu’il ait voulu appeler ce livre La
souveraineté du mal et La divinité du mal) aurait résolument pris le parti
du mal, ou d’une manière qui n’eut pas été de bout en bout paradoxale.
Comme est paradoxale l’introduction à La littérature et le mal, paradoxale
au point qu’il n’est pas possible d’en dégager une opinion sans réserve :
« Le Mal — une forme aiguë du Mal — dont elle [la littérature] est
l’expression, a pour nous, je le crois, la valeur souveraine. Mais cette
conception ne commande pas l’absence de morale, elle exige une “hyper-
morale” (5). »
« Hypermorale », le mot est jeté. Au même moment il en construit
un identique pour définir les rapports de Nietzsche et du christianisme :
« hyperchristianisme ». Être fasciné ne saurait suffire — la fascination ne

(4) La littérature et le mal est une série d’études consacrées à des écrivains
qui toutes ont paru séparément dans des numéros de Critique : Emily Brontë,
Baudelaire, Michelet, William Blake, Sade, Proust, Kafka, Genet. La littérature
et le mal n’est pas le plus estimé des livres de Bataille : il n’est en effet pas le plus
intéressant. Une double contrainte y est sensible : du sujet (les auteurs choisis
l’imposent) et des circonstances (il arrive que Bataille « commente des commen¬
taires », c’est-à-dire qu’il entreprend de parler d’un écrivain — c’est le cas de
Baudelaire et de Genet — en parlant de textes qui eux-mêmes les commentent :
c’est le cas de ceux de Sartre sur Baudelaire et Genet. La littérature et le mal
donne toutefois un intéressant aperçu sur la méthode critique de Bataille, une
méthode d’écrivain parlant d’autres écrivains, et ayant avec eux, en commun, une
œuvre maléfique. En ceci, il se distingue de Sartre, comme il se distinguera de
Camus, au sujet de Nietzsche, en faisant valoir que c’est depuis la communauté
qu’il forme avec Nietzsche qu’il parle de Nietzsche. Non en commentateur.
(5) OC IX, 171. La littérature et le mal. Avant-propos.

412
LA MORT A L’ŒUVRE

fait pas une morale, pas même une hypermorale, tout au plus un
tremblement — il faut justifier le mal en surmontant les conditions de
son jugement. Et les surmonter, c’est en être libre, en être souverain.
C est être souverain que faire le choix, entre les deux fins que poursuit
1 humanité, de la seule qui soit positive, .de celle qui consiste à accroître
1 intensité de l'existence, l’intensité de l’instant contre celle qui se résigne
à « conserver la vie » (c’est-à-dire à « éviter la mort »). Pour s’opposer à
cette fin négative (elle est fourbe, avaricieuse ; seuls les lâches la préfèrent)
que la convention désigne avec grandiloquence comme étant le Bien (6),
Bataille définit l'intensité comme la valeur : « La notion d’intensité n’est
pas réductible à celle du plaisir [ce que disait L’alleluiah] car, nous l’avons
vu, la recherche de l'intensité veut que nous allions d’abord au devant
du malaise, aux limites de la défaillance. Ce que j’appelle valeur diffère
donc à la fois du bien et du plaisir. La valeur coïncide tantôt avec le Bien
et tantôt ne coïncide pas. Elle coïncide parfois avec le Mal. La valeur se
situe par-delà le Bien et le Mal, mais sous deux formes opposées, l’une
liée au principe du Bien, l’autre à celui du Mal. Le désir du Bien limite
le mouvement qui nous porte à chercher la valeur. Quand la liberté vers
le mal, au contraire, ouvre un accès aux formes excessives de la valeur.
Toutefois, l’on ne pourrait conclure de ces données que la valeur
authentique se situe du côté du Mal. Le principe même de la valeur veut
que nous allions “le plus loin possible” (7).
La question n’est pas en effet seulement d’une morale ou d’une
hypermorale à caractère souverain (le libre déchaînement des passions
d’un homme intime au monde sacré et suscitant l’intensité extrême), la
question est aussi, et simultanément, d’une morale sociale, d’une morale
politique et ce sont si peu les mêmes — Bataille le sait — qu’il va devoir
à chacune apporter une réponse différente et sans doute inconciliable. Il
le dit à la suite de la citation que nous avons faite. Il y a le Bien, la
morale en répond comme lui-même répond de la morale... et il y a la
valeur qui n’est pas tout à fait le Mal même s’ils ne sont pas, souvent,
sans se ressembler. La valeur est l’intensité, c’est-à-dire de tous les instants
de l’existence son « plus loin possible ». Mais « à cet égard, l’association
au principe du Bien mesure le “plus loin” du corps social (le point extrême
au-delà duquel la société constituée ne peut s’avancer) ; l’association au
principe du Mal, le “plus loin” que temporairement atteignent les individus
— ou les minorités ; “plus loin”, personne ne peut aller » (8). Ce qui vaut

(6) C’est Bataille lui-même qui met la majuscule, sans doute non sans ironie.
Le seul bien qui mériterait le majuscule serait le bien irréductible, le seul auquel
il se rallierait, s’il existait.
(7) OC IX, 171. 219.
(8) OC IX, 220. La littérature et le mal.

413
GEORGES BATAILLE,

pour un individu ne vaut pas pour tous, c’est-à-dire pour une société
d’individus. Souveraine est la liberté d’un seul de provoquer l’extrême et
éveillante intensité, quitte à ce qu’il glisse pour y atteindre à ce que la
morale désigne comme le Mal. Mais limitée est la liberté d une société
d’individus de s’exposer à un glissement semblable car ce n’est plus la
mort (l’anéantissement) qui le solde, mais la puissance, mais l’extermi¬
nation. Le premier glissement saisit dans l’interdit qu’il transgresse un
degré supplémentaire d’intensité et de tremblement : il sait quelle est la
loi et le Mal qu’il atteint a le sens que lui donne cette loi. Le deuxième
glissement, celui de tous, n’est plus de l’ordre de la transgression mais
d’une loi nouvelle et effrayante. Auschwitz est le signe de cette transgression
du Bien devenu pour tout un peuple loi du Mal, du Mal radical. Il y a
bien deux morales, deux morales distinctes : l'horreur individuelle a le
sens d’un déchaînement de la passion. Ce qu’elle cherche n'est pas
l’anéantissement, mais l’éveil à cet anéantissement ; l'horreur collective le
sens d’un déchaînement de la puissance. Il n’y a de possibilité éveillante
du mal qu’à la condition de le faire seul, sur et contre soi-même, en
maintenant le Bien comme la limite qui produit l’intensité, parce que le
mal s’y brise en même temps qu’il le transgresse.

Il y a longtemps que Bataille a énoncé sa position morale propre.


Mais s’il y a longtemps qu’il l’a définie, ou, s’il y a longtemps qu’il y
obéit (cette morale est en effet souveraine, et elle a de la souveraineté le
caractère de la grâce : elle est donnée et aucunement acquerrable), il n’a
commencé à penser les conditions de possibilité d’une morale collective
— d’une morale sociale et politique — que récemment : aux lendemains
de la guerre, très exactement, aux lendemains d’Auschwitz et d’Hiroshima.
Le problème se pose donc maintenant à lui de distinguer sa liberté de la
liberté de tous, ses passions de celles qui s’étaient déchaînées (et menaçaient
de le faire de nouveau). Le problème est que ce qu’il savait maintenir sur
une dure et souveraine ligne de crête (le jeu avec le mal, le jeu avec la
mort) ne servît pas de prétexte, à de moins scrupuleux qui en eussent fait
usage contre autrui sans s’exposer en rien eux-mêmes. La question devient
celle d’une morale historique. Et à ce moment, la distinction ne souffre
d’aucune obscurité : la morale est historique, l’hypermorale est anhisto-
rique. La première appartient au temps (au temps de l'utile, au temps de
tous, au temps des fins) ; la deuxième à l'instant (à l’instant intense, à
l’instant individuel, à l’instant de la mort).
Devenant historique, la question morale devient celle de la démesure
de l’histoire. Bataille ne rappelle pas sans le regretter être d'une génération
où les idées fusèrent : Dada, le surréalisme, les communismes, les fascismes.
Et toutes étaient des idées de l’histoire ; ce qui laisserait supposer, si leur
innocence ne devait être rétrospectivement mise en cause, que l’histoire

414
LA MORT A L 'ŒUVRE

était encore a ce moment à la mesure des idées (ce temps aurait été naïf
ou archaïque qui laisserait l'impression abusée que les idées des individus
auraient fait 1 histoire). La guerre n’a rien laissé de ce temps : la juvénile
«innocence» des idées n’était qu’apparente. Le communisme, en 1950,
etend le régné de la « réduction » de l'homme « à la chose » : et c’est pour
cette raison que 1 homme le combat « à mort ». Le fascisme a étendu le
régné de la réduction de l’homme à la bête. Et la confrontation aux
lendemains de la guerre, entre le monde occidental et le monde soviétique,
« inexorablement accule l’espèce humaine au suicide ».
Pour Bataille, l’angoisse morale est celle en effet que suscite la
emesure de 1 histoire. Et, posant la question de cette angoisse, il rejoint
celle que, de façon plus bruyante, pose Camus au même moment. On
peut s étonner : c est avec Camus, depuis Camus, en réponse à Camus,
— pour à la fin, s’en avouer proche — que Bataille tente d’apporter des
réponses à la question d’une morale historique. On peut s’en étonner
(qu’ont en effet en commun l’auteur de La peste et celui de L’abbé C?),
mais le fait est que Camus paraît aux yeux de Bataille le seul qui persiste
à vouloir fonder une révolte en morale qui n’accepterait pas de se reposer
dans la perspective d'une effraction révolutionnaire. La position de Bataille
vis-à-vis du communisme n’a plus varié depuis 1933. Il ne hait pas moins
que Sartre par exemple le libéralisme bourgeois ;.il est sûr cependant
qu il ne substituera plus à la morale des démocraties occidentales, la
morale marxiste. L’effort que fait Camus d’élaborer la possibilité d’une
morale historique distincte de l’une et de l’autre est proche de ce que
tente Bataille au même moment, dès l’instant que la perspective d’une
conflagration générale 1 a obligé de quitter la référence nietzschéenne de
sa morale et que s’impose à lui la nécessité de subvenir à l’échéance d’un
tel désastre.
Il ne fait pas de doute, à la fin, que cette tentative fut un échec. Il
est proche de Camus, certes, davantage qu’il ne l’est de Sartre et des
Temps Modernes, il ne l’est pas au point cependant qu’il ne se sente
devoir lui rappeler cette opposition pour lui essentielle qui déjà, en 1934,
justifia les réserves de Simone Weil et leurs désaccords. S’il ne veut pas
de la révolution (et de la révolution, en 1950, le modèle soviétique domine),
c’est qu’elle est la raison, alors que la révolte, elle, est la passion. La
placide révolte de Camus — placide ou résignée — est aussi loin de lui
que le sont les raisons d’espérer la révolution. La révolte est la passion
et parce qu’elle est la passion, elle est souveraine. La révolte est passionnée,
souveraine et morale, nul ne pourra faire que Bataille ne l’affiche comme
le premier et le dernier de ses principes d’insoumission : « Je ne puis me
soumettre à ce qui est, je ne puis me résoudre à servir un ordre établi, la
question mortelle est pour moi de ne jamais rien placer au-dessus d’une
possibilité sans limites ferme, à laquelle nous pourrions donner —

415
GEORGES BATAILLE,

méchanceté ? honnêteté ? — le nom péjoratif de caprice. La vie, le monde


ne sont rien à mes yeux sinon le caprice... (9) ». Camus est certes plus
près de Bataille que Bataille n’est près de Sartre. Bataille n’a cependant
pas tardé à remarquer qu’il y a quelque chose dans la révole de Camus
qui n’est pas souverain, mais déprimé (qui n’appartient donc pas au
sommet, mais au déclin : où l’on voit qu’au lieu d’établir sa position
conformément à la morale que définit Camus, c’est Camus qu’il juge au
nom des notions qui appartiennent à son « hypermorale »). Ce qui suffit
à ses yeux à amplement hypothéquer la position de Camus. Sans qu’il le
dise explicitement, on le devine : la révolte chez Camus ne serait qu’une
impuissance malheureuse de la révolution rêvée. Au lieu que, pour lui, la
révolte maintient suspendue la possibilité d’une négation du monde
historique, négation et désordre que la révolution, idéale ou non, refer¬
mera : « Le seul moyen de répondre fut pour moi de m’efforcer d’être
communiste. Mais, en dépit d’une obstination certaine, je n’y suis jamais
parvenu. Jamais je n’ai réussi à haïr davantage notre civilisation bour¬
geoise, et jamais je n’ai réussi à me débarrasser d’un scepticisme qui me
disait : l’idée d’une révolution porte à la tête, mais après ? Le monde se
refera, se refermera, ce qui pèse sur nous aujourd’hui se retrouvera demain
sous quelque autre forme (10) ».
La seule attitude qui maintienne la révolte suspendue à autre chose
que ses résultats demande un porte-à-faux vis-à-vis de l'histoire. Face à
l’histoire qui a décidé notre perte, face à elle et à l’intérieur d’elle (la
pensée y est « toute entière enfermée »), il faut être « assez forts — assez
lucides surtout —, prendre sur nous de lui opposer un refus, contre
l’histoire, nous pouvons en un mot nous révolter » (11). Ce n’est pas telle

(9) Georges Bataille. « Le bonheur, le malheur et la morale d’Albert Camus ».


Critique n° 33, février 1949. C’est dans cet article que Bataille marque l’accord et
le désaccord qui le lient à Camus : « J’aimerais marquer à ce propos à quel point
je me sens proche d’Albert Camus » ; « Je vois néanmoins une opposition profonde
entre l’auteur de La peste et moi. Et même, il se peut qu’en découle un malentendu
que rien ne saurait résoudre ».
(10) Ce texte est de 1950. Il semble qu’il constituait une partie d'une
« déclaration à Combat sur le communisme » (OC VIII, 643).
(11) « L'affaire de L'homme révolté». Critique, n° 67, décembre 1952. Cette
force et cette lucidité sont aussi celles du « fou » ; c’est ce qu'il dira à Marguerite
Duras, le 12 décembre 1957, dans un entretien publié dans France Observateur :
« Pour être communiste, il faudrait que je place un espoir dans le monde.
Entendons-nous : il me manque la vocation de ceux qui se sentent responsables
du monde. Jusqu’à un certain point, sur le plan politique, je réclame l’irrespon¬
sabilité des fous ... je ne suis pas tellement fou, mais je ne prends pas la
responsabilité du monde, dans quelque sens que ce soit ». Entre 1952 et 1957, le
désengagement politique de Bataille s’est donc radicalisé. Il confirme l'échec de
la tentative d’une pensée morale historique.

416
LA MORT A L'ŒUVRE

ou telle forme de l'histoire (communiste, bourgeoise...) qui nous justifient


de nous révolter, c'est l’histoire elle-même, et son principe, d’autant plus
qu’elle dispose depuis Hiroshima des moyens de détruire le monde, sans
distinction de classes, de nations et de races. C’est l'histoire elle-même
qui est folle et sa folie est la première raison d’une souveraine insoumission.
Passant par Camus, Bataille parvient à rapprocher les deux positions,
morale et hypermorale, et à faire de la révolte contre le temps de l’histoire,
l'écho de son passage à l’instant souverain de la non-histoire.
L'HOMME SOUVERAIN

De tous les « essais » de Bataille, La souveraineté est peut-être le plus


singulier, peut-être le plus « fou ». Son objet, pour autant que le titre
l'indiquerait sans réserve, serait qu’enfin l’homme soit rendu à sa libre et
illimitée souveraineté. En quoi il n’y a rien qui puisse profondément
surprendre ; cet objet, cet enjeu sont nietzschéens. Si nietzschéens que de
« La notion de dépense » à La part maudite (tome I, « La consumation »),
Bataille avait eu l’occasion d’entreprendre l’analyse de leur développement,
depuis l’homme archaïque jusqu’à celui des sociétés industrielles. Sou¬
verain sera donc l’homme moderne qui découvrira quels archaïsmes sont
les siens qu’ont un à un aliéné ses espérances : « Nous pouvons reconnaître
aujourd’hui que l’homme est lui-même et qu’il est lui seul la valeur
souveraine de l’homme, mais cela signifie que l'homme était le contenu
réel de valeurs souveraines du passé. Il n’y avait en Dieu, ni dans les rois,
rien qui ne soit d’abord dans l’homme » ( 1 ). Cet enjeu serait en effet
nietzschéen qui consisterait à réapproprier l'homme de ce qu’ont usurpé
des souverainetés fausses ou différées. L'homme souverain serait l'homme
d’avant l'invention de Dieu (l’homme archaïque) ou d’après l’annonce de
sa mort (l’homme moderne) : seul maître de llii-même et son seul
responsable.
C’en serait le sujet et c’en serait l’enjeu s’il suffisait de désaliéner
l’homme de Dieu ; mais il faut encore l’affranchir de ce qui l’a justifié à
L’inventer. La part maudite disait qu’inventant le travail, l'homme inventa
le temps, et qu’inventant le temps, il s’inventa les promesses les plus
folles. La souveraineté ne dit pas différemment qu'au nombre de ces
promesses, ou que de toutes les promesses possibles que l’homme s'est
faites à lui-même. Dieu est la plus insensée parce qu’elle prétend répondre
de toutes. Inventant l’attente angoissée et consolante du temps, l'homme
inventa l’attente angoissée de la mort... (La mort met fin au temps, elle
rompt l’attente des bénéfices supposés de l’avenir). Il fallait que par le
même mouvement, il inventât comment se consoler de la mort elle-même :
qu’elle n’eut plus ce caractère de rupture navrante. Il fallait que la mort
elle-même eut le sens qu’a l'attente, mieux même, qu’elle fut de l’attente

(1) OC VIII, 358. La souveraineté.

418
LA MORT A L’ŒUVRE

tous les sens possibles, et leur apothéose. Loin que la mort ruinât, loin
que la mort navrât l'attente. Dieu lui donna Te sens transcendant où
toutes les attentes possibles et consolantes trouvèrent leur bénéfice : la
mort, dès lors, justifiait l'attente (la mort était devenue Dieu).
Voulant désaliéner 1 homme de Dieu, Bataille entreprend de le
désaliéner du temps. Ou plus exactement, au lieu qu’il entreprenne de
trouver les moyens de désaliéner l’homme — de Dieu ou du temps —, il
se livre à une terrifiante méditation fascinée sur l’instant où se réduisent
à rien tous les temps de l'attente, sur l’instant de la mort : « Ne pouvons-
nous dire de la mort qu'en elle, en un sens, nous décelons l’analogue
négatif d'un miracle... » (2). C'est une vérité démente et c’est une vérité
déchirée : miraculeux est 1 instant «où l’attente se résout en rien», où
nous sommes rejetés hors de l'attente, de l’asservissante attente des fins.
Ce qui lie l'homme à autre chose que lui-même, c’est cela même qui lie
l’instant présent à quelque résultat supposé de lui (3). La dépense
inconsidérée, la prodigue dilapidation des richesses, le sacrifice avaient ce
caractère rituel et social de désaliénation de la transcendance ; mais plus
qu'eux tous, la mort individuelle a ce caractère au plus haut degré, à un
degré tragique. Si lâche est l'avenir, si asservissantes, si fausses, sont ses
promesses, que lui est immesurablement préférable, non pas seulement
l'instant (l'instant dense, heureux, excédant) mais, même, l’instant tra¬
gique, le caractère miraculeux de l’instant tragique, ce « caractère d’im¬
possible et pourtant là » dont le sens souverain est celui du Rien (mais
qui sait ce qu'est Rien, c’est son sens d’impossible que seul l’instant
tragique en ait la clé) (4) dressé comme un oui « affreux et pourtant
malgré nous merveilleux » (5) contre tous les peut-être dont demain fait
l’avare recel. Cet « impossible devenant vrai dans le règne de l’instant » (6)
demande, exige la mort.

Car la mort détruit ; elle seule réduit à Rien.


C’est la perte du sens sacré de l’instant (heureux ou tragique) qui a
nourri l'illusion niaise que ce qui n’est plus est cependant, quelque forme
qu’il prenne, d’ombre, de double ou d’âme, que l’être qu’on a, que l’être
qu’on est persévérera. On a d’abord prétendu que l’avenir justifierait les
« bonnes fins » de l’attente ; on en est insensiblement arrivé à être horrifié
par la mort qui réduit à rien l’être et l’attente où il est de lui-même, à

(2) Ibid, 251.


(3) Il n’y a pas plus loin de la morale sartrienne.
(4) Ce Rien est distinct du néant.
(5) Ibid, 260.
(6) Ibid, 261.

419
GEORGES BATAILLE,

réduire à rien la mort en promettant l’être au dépassement de ce qui


paraissait le nier.
La mort nous révolte. Tout en nous la condamne. Tout en nous ne
demande qu’à la nier, qu’à croire quelle n’est rien, qu’un passage, mieux
même l’accession à un mieux-être, à un plus d’être. Tout nous porte à
croire que la mort, loin de détruire l’être, le renchérit, l’élève vers lui-
même, et accomplit (comble) son attente. La mort n’est plus seulement
le devenir de l’être, elle en est l’assomption, le miracle. L’attente, d'aléatoire
qu’était la satisfaction qui lui était promise, atteint à la plénitude ; elle
est justifiée.

« Les hommes eurent beau, depuis toujours, à la faveur d’une immense


confusion où se fait la conscience de la mort, situer l’au-delà à l’abri et
bien loin de cette indéfinissable menace, leur effort est vain » (7). Il n’est
pas seulement vain, il est angoissé. L’homme souverain qui n’existe que
dans l’instant, qui ne se sépare pas de lui-même en se promettant des fins
réconciliatrices, ne se représente pas la mort ; du moins, ne se représente-
t-il pas de la mort l’angoissante interruption, l'angoissante ruine de son
attente. Seul l’homme assujetti à l’attente meurt vraiment (et a l’angois¬
sante conscience de mourir) car « dans la perspective où il s’efforce
incessamment de s’atteindre lui-même, la mort possible est toujours là,
et la mort empêche l’homme de s’atteindre » (8). La représentation
réconciliatrice de la mort, sa représentation religieuse, peuvent ne pas
suffire à apaiser l’angoisse née du temps où est tombé (où a chuté)
l’homme. Rien ne pourra faire en effet, que la mort, même religieuse, ne
soit « une négation mise en œuvre de monde du la pratique : le principe
de ce monde est submergé dans la mort comme l’est une ville dans un
raz-de-marée. C’est le monde de la chose, de l’outil, le monde de l'identité
dans le temps de l’opération disposant du temps futur, c’est le monde
des limites, des lois et de l’interdit » (9). Le monde qui s’est construit sur
l’opération du travail, et la présupposition de ses bénéfices est un monde
tous les jours menacé, est un monde que tous les jours, la mort et les
effets réels et imaginaires de la mort menacent de dissolvation. C’est le
sens des limites, des lois et de l’interdit qu’ils tentent d’en conjurer les
effets. Et c’est le sens sacré offert à la souveraineté de l’homme moderne
que leur transgression. Comme la mort les nie, le meurtre les transgresse
et reporte le sujet souverain dans un monde intime, immédiat, miraculeux :
« ... la souveraineté est essentiellement le refus de recevoir les limites que
la crainte de la mort engage à respecter pour assurer généralement, dans

(7) Ibid, 265.


(8) Ibid, 266.
(9) Ibid, 268.

420
LA MORT A L’ŒUVRE

la paix laborieuse, la vie des individus » (10). Bien sûr, il n’y a pas que
le meurtre qui soit de nature à rendre à l’homme sa souveraineté. Mais
à la peur de la mort qui commande aux interdits, le meurtre répond à
hauteur, par leur transgression ; il n'y a pas que le meurtre « mais la
souveraineté se lie toujours à la négation des sentiments que la mort
commande » (11).
Une telle souveraineté est bien sûr élective. Elle est comme la grâce :
donnée. Il n’y a pas de moyens de l’acquérir. A qui l’a, impossible de la
retirer. A qui ne 1 a pas, impossible d’y atteindre. Comment pourrait-il
d'ailleurs en être autrement ? Une souveraineté acquérrable serait réduc¬
tible au nombre des œuvres utiles. Bataille est encore en cela janséniste :
le mérite est à mettre au crédit du labeur ; la grâce souveraine au crédit
de la chance, du caprice, du miracle (12). Et ce caractère de grâce, comme
son caractère d'instantanéité distinguent sans réserve — c’est la première
fois que Bataille le dit si clairement — la souveraineté de l’histoire. Craint-
il qu'on se méprenne ? Ce serait pourtant un complet paradoxe. Toujours
est-il qu’il le précise pour clairement distinguer la souveraineté du
communisme : « ... bien entendu la souveraineté [...] ne peut être donnée
pour le but de l'histoire. Je représente même le contraire : que si l’histoire
a quelque but, la souveraineté ne pourrait, si ce n’est pour s’en distinguer,
rien avoir à faire avec ce but » (13). Ce n’est pas seulement avec ses buts
mais avec l’histoire elle-même que la souveraineté n’a rien à faire. Comme
dans La part maudite, mais plus distinctement que dans La part maudite
on voit apparaître dans La souveraineté les éléments susceptibles de servir
à l’élaboration d’une Histoire universelle. Ce n’est pas le moindre paradoxe
de Bataille qu’il caressât toute sa vie le projet d’une interprétation globale
de l’histoire alors que c'est à l’inexistence de l’histoire qu’appelle, pour
qui se déclare souverain, la souveraineté.

(10) Ibid, 269.


(11) Ibid.
(12) C’est l’occasion de voir comment s’épanche et s’étoffe une notion
bataillienne. Il y eut d’abord la « chance », puis le « caprice », enfin le « miracle ».
Il y a peu (sans doute pas) de concepts chez Bataille, seulement des notions,
variables, aléatoires. La souveraineté, elle-même, n’est pas un concept.
(13) Ibid, 322.
LE CATÉCHISME DES « SAINTES »

Est-ce parce que Bataille prévoyait que Ma mère serait le dernier de


ses récits, ou pensa-t-il qu’il fallait donner, de Simone à Éponine, un
modèle, une initiatrice ? Toujours est-il que Hélène, la dernière des saintes
qu’il va créer, sera de toutes celles qui l’ont précédée une sorte d’archétype,
non qu’elle leur ressemble exactement, mais en ceci qu’elle lève sur elle-
même et sur les raisons d’agir ainsi qu’elle agit, assez de secrets pour que
ceux-ci, de proche en proche, fussent un peu ceux de toutes les autres
héroïnes de Bataille.
S’il fallait trouver une parenté à ce dernier récit, ce serait toutefois
moins dans les récits qui l'ont précédé que dans un des livres de La
Somme athéologique, L’alleluiah, qu'il faudrait la chercher. Initiatrice,
Hélène (la mère) donne aux hommes un cathéchisme érotique comme
Dianus, à travers une femme, en donna un aux femmes. L’alleluiah
prescrivait sous la forme d’un canon catéchétique ce qu’une femme se
devait d’être pour être sainte ; Ma mère forme les hommes à ce qu'ils se
doivent d’être pour comprendre à quelle sainteté atteint une femme et
quels mystiques ils doivent eux-mêmes être pour la rejoindre. (Mais il ne
s’agit pas pour eux d’atteindre eux-mêmes à la sainteté ; il n’y a pas
d’hommes saints dans les livres de Bataille. Tout au plus s’agit-il de les
porter à hauteur de l’intenable sainteté féminine).
Pierre, le narrateur, est un jeune homme et il est pieux. A ses yeux,
sa mère est la plus digne des mères, et son père est un débauché. Jusqu’à
ce que celui-ci mort, mort soudainement, sa mère lui révèle ce qu’en fait
elle est : une chienne « ... je ne veux de ton amour que si tu sais que je
suis répugnante, et que tu m’aimes en le sachant » (1). Cette femme
fangeuse veut être aimée d’un fils que n’effraierait pas de le savoir et qui,
le sachant, la saurait néanmoins pure : « J’aime ma fange. Je finirai par
vomir aujourd’hui : j’ai trop bu, je serai soulagée. Je ferai le pire devant
toi et je serai pure à tes yeux » (2).
Il ne suffit pas à cette femme que son fils sache. Sa cruauté exige
qu’il se fasse l'égal d'un tel savoir. Il faut qu’à l’égal d'elle-même il parte

(1) OC IV, 185. Ma mère.


(2) Ibid. 186.

422
LA MORT A L'ŒUVRE

à la découverte de ce qu'il y a d'ignominieusement pur dans le fait de se


ravaler au dernier des états de l’animalité. Ainsi l'initiera-t-elle. D’abord,
en laissant à portée de ses mains qu’il a le plus souvent jointes (il ne faut
pas 1 oublier : cette initiation déniaise un jeune homme pieux) des photos
obscènes où Pierre n'est pas sûr qu'il ne doive pas reconnaître, parmi les
pauses qui le font trembler, son propre père, sa propre mère : « La joie
et la terreur nouèrent en moi le lien qui m'étrangla. Je m'étranglais et
râlais de volupté. Plus ces images me terrifiaient et plus je jouissais de les
voir [...] ma joie était d'autant plus grande que, longtemps, je n’avais
opposé à la vie que le parti-pris de souffir et qu’en jouissant, je ne cessais
pas de m’avilir et d'entrer plus avant dans ma déchéance. Je me sentais
perdu, je me souillais devant les cochonneries où mon père — et peut-
être ma mère — s'étaient vautrés. C’était bon pour le salaud que je
deviendrais... » (3).
Ce que cette femme ne peut faire à son fils — Ma mère n’est pas un
roman sur l'inceste, ou, s’il l’est, ce n’est qu’incidemment, par surcroît —
une amie à elle, « la fille la plus folle du monde », Réa, va l’entreprendre.
Non sans que soit indiqué aux futurs amants le sens qu’il convenait de
donner à cette indirecte initiation : « As-tu compris ? reprit ma mère, le
plaisir ne commence qu’au moment où le ver est dans le fruit. C’est
seulement si notre bonheur se charge de poison qu’il est délectable » (4).
Car de la débauche, ce n’est pas le bonheur qu’il faut chercher, même
pas le plaisir : c’est l’infect engluement dans le mal et les terreurs ; c’est
jusqu’à ne plus pouvoir répondre à ses désirs qu’il faut allèr ; il faudrait
ne pouvoir reculer devant aucun, les accueillir tous et les pousser aussi
loin qu’est imaginable l’abjection ; assez loin pour qu’il ne soit plus
possible de reculer ; pour que la mort seule en soit la sale issue : « Pierre,
tu sauras bientôt ce qu’est la passion désœuvrée : c’est le bagne, au début,
les délices d’un bordel, le mensonge crapuleux, puis l’enlisement et la
mort qui n'en finit plus » (5). Les fins de l’orgie ne sont pas la satiété. On
ne se débauche pas comme on mange, même avec excès, sinon jusqu’à
l’indigestion. L’orgie ne trouverait réellement de sens que si elle était sans
lendemain. Seule la mort resterait à hauteur d’une telle dépense, seule la
mort aurait ce caractère de déchaînement sans retour : « ... elle aurait
voulu l’entraîner dans une orgie si impardonnable que la mort seule y
eut mis fin » (6). Une telle volupté n’a d’égale que la mort, ce que dans
le langage constamment chrétien de ce livre (chrétien par provocation,

(3) Ibid, 194.


(4) Ibid, 216.
(5) Ibid, 223.
(6) Ibid, 233.

423
GEORGES BATAILLE,

une provocation étrange, fascinée) il y a lieu d’appeler aussi Dieu : la


seule alternative à la débauche est la mort ou l’extrême piété. En est-ce
l’alternative ou l’issue? Réa finira au Carmel ; Hélène — la mère — se
suicidera ; de même qu’épuisée, malade, Charlotte, la dernière maîtresse
de Pierre, mourra (elle aurait désiré mourir dans un bordel. Le bordel et
le cloître semblent avoir fait l’oscillation de Bataille toute sa vie). « Dieu ?
Assurément, mes idées sont de l’autre monde (ou de la fin du monde : je
pense parfois que la mort seule est l’issue de la sale débauche, singuliè¬
rement de la plus sale...) » dira Pierre à son tour, ayant atteint à l’extrême
où sa mère voulait qu’il allât. Où seul est possible le saut dans le vide.
Hansi qui remplacera Réa (partie avec Hélène au Caire où celle-ci
entend se faire putain blanche) donnera à Pierre amour, volupté et
bonheur, rien de ce à quoi sa mère le destinait. Elle tentera même de le
guérir de ses inclinations malades : « ... elle aimait un bonheur [...] que
jamais elle n’aurait cherché comme les vicieux dans le malheur » (7). Les
pages consacrées à la relation Pierre-Hansi sont les seules pages d’amour
de Bataille où soit lisible le bonheur. Mais Pierre, comme sa mère (« Je
hais même le nom de bonheur ») le condamne pour finir. Au bonheur, il
préférera le désastre, l’effondrement, le saut dans le vide du retour de sa
mère : « ...je n’aimais qu’à cette condition déchirante de prendre pour
amour ce qui n’était que le déchirement de mon amour, pour objet
désirable ce qui n’était que le désir du malheur achevé » (8).

« Ce que des insensés disent de Dieu n’est rien auprès du cri qu'une
si folle vérité me fait crier » (9). Ma mère est ce cri que profère une femme
volontairement aveulie et débauchée, lasse d’elle.-même mais avide de
cette lassitude, se répugnant à n’en plus pouvoir être sauvée (il y a plus
fort que le pardon de Dieu, ce que disait aussi L'abbé C, il y a
l’impardonnable à Dieu), liée à l’inassouvissable soif qu’elle a d’en finir
avec ce qui l’a séparé des bois où elle allait, enfant, animale, à la recherche
de la plus tremblante intimité ; ce cri est celui qu'à son tour son fils crie
quand la vérité de sa mère est devenue, elle morte, la sienne : il sait,
comme avant lui Edwarda savait ; comme enfin Robert C sut. Il y a une
vérité des récits batailliens, une vérité enragée : la vérité d'un vide dont
il n’y a rien à savoir (10). Mais qui, à l’égal de ce qu’on en ignore, doit
violemment et en vain être défié : « ... ma mère avait le droit de se conduire

(7) Ibid, 261.


(8) Ibid, 275.
(9) Ibid, 239.
(10) Sauf en savoir qu’il n’est rien. C’est en 1952-1953 que Bataille a
commencé à problématiser les rapports complexes du savoir et du non-savoir.

424
LA MORT A L 'ŒUVRE

ainsi, je ne pouvais me représenter un être plus tendu, ni plus fort,


l’audace même et consciente de l'abîme qu’elle avait défié » (11).
Ma mère est resté inachevé (12). Un récit, bref, lui fait cependant
une suite : Charlotte d’Ingerville (Bataille voulait, avec Madame Edwarda,
Ma mère et Charlotte d’Ingerville faire une somme réunie sous le titre de
Divine Deus. En réalité seul de ces récits. Madame Edwarda parut de son
vivant). Charlotte d'Ingerville est la nièce d’Hélène. D'Hélène elle a la
débauche effrénée (c est d ailleurs sa tante qui l’a « initiée ») ; on l’appelle
« panier pourri ». Mais à la différence d'Hélène, elle est pieuse et se
recueille de longues heures sous la Croix, non pour se repentir mais parce
qu’elle est elle-même un ange, un ange autant qu’une « chienne en
chasse ».
Pierre, sa mère morte, paraît hésiter entre elle et revenir au Dieu
qu'elle lui a fait quitter. Il choisira pour finir d’être fidèle à ce qu’elle lui
a enseigné : n'est-elle pas Dieu elle-même d’ailleurs ? C’est ce que,
parachevant l’enseignement d'Hélène, Charlotte lui découvre : « ... quand
je vois Dieu, c'est sous la forme de la passion qui se consumait dans le
coeur de ta mère, et que rien ne pouvait apaiser, c’est sous cette forme
que je l’aime et que je suis prête à mourir pour lui » (13). Elle mourra
d’ailleurs : avec elle, Pierre connaîtra, heureux et effrayé, une seconde
descente aux enfers. « J’étais épouvanté mais je savais qu’elle jouissait
d’être enfin ce qu’elle désirait, une horreur» (14).

Une horreur et une sainte. Cette sainte dont Bataille fait un coiirt
récit (que les Œuvres Complètes citent en appendice à cette somme
intitulée Divinus Deus sous le titre de son personnage principal, Sainte).
Sainte qui n’est pas justifiée à avoir d’autres noms que celui-ci, d’une
anonyme, et d’une absente. Elle est fille (dans une maison de « massages »
de la rue Poissonnière) et a été religieuse : elle aime Dieu et elle aime la
« noce ». Des héroïnes batailliennes elle est peut-être la plus torturante
par son silence, par son absence (elle est une Edwarda qu’auraient quitté
l’enjouement, l’ardeur), par sa tristesse accablée. Son corps « assez
semblable à ces tronçons de vers que tord un interminable, un inerte
frisson » ( 15), le vacillement et la rage qu’il inspire (il séduit et effraie),

(11) Ibid, 260.


(12) Inachevé et incertain. Bataille hésite tout le long du livre entre une
version « décente » (éditable ?) et une version très crue (destinée à la clandestinité ?).
L’état où est resté le texte n’indique pas de choix clair de sa part.
(13) OC IV, 285. Charlotte d’Ingerville.
(14) Ibid, 292. Sarane Alexandrian a raison de faire remarquer que la sainte
épouvante ; que devant elle, l’homme faiblit, et voudrait reculer.
(15) OC IV, 308. Sainte.

425
GEORGES BATAILLE,

ce corps n'est plus d’une putain, est-il même celui d'une vivante ? : « Je
ne la voyais plus, les mains inertes, comme si l’horreur au-dedans me
rongeant, je ne m’ouvrais plus qu'à la nuit et à la souffrance » (16). Ils
ont bu à être malades, à vomir (à ne pas pourtant le pouvoir), à surtout
vouloir ignorer le lendemain, se réveillant, s’ils se seront « mêlés ». C'est
le dernier récit érotique de Bataille : et pour la première fois un récit de
lui va jusqu’à vouloir que comme un écœurement supplémentaire, l'étreinte
malade sombre dans l’inconscience. Écœurement et inconscience au-delà
desquels il n’y aurait enfin plus de récits possibles (17).
Écrivant, à Orléans, en 1954-1955, Ma mère, Charlotte d’Ingerville
et Sainte, Bataille revient pour la dernière fois au récit. Ce qui conduit à
remarquer qu’au total il n’a que peu écrit de « littérature ». Histoire de
l’œil date de 1927 ; il a beau faire suite à W.C. — détruit — il n’y a pas
lieu d’imaginer qu’il a fallu à Bataille plus que quelques mois, tout au
plus une année pour écrire l’un et l’autre de ces livres. Le bleu du ciel a
été écrit sept ans plus tard, dans les premiers mois de 1935. Entre les
deux, rien ! Il faut attendre encore six ans pour que Bataille écrive le
troisième de ses récits, Madame Edwarda, aussitôt suivi il est vrai du
Mort et du Petit (pour autant que ce livre puisse être compté au nombre
des récits). En 1945-1946, suit L’impossible (Haine de la poésie, mais il y
avait eu entre temps Julie et La maison brûlée) ; il faut alors attendre
1949 pour qu’il écrive L’abbé C, et six années encore pour Divinus Deus.
C’est, en trente années, peu ! Peu d’autant plus que L'abbé C et Ma mère
ont seuls les dimensions d’un roman ; les autres récits, au contraire, se
singularisent par leur brièveté. Peu pour cette raison enfin, pour cette
raison surtout que seulement six de ces titres furent publiés du vivant de

(16) Ibid.
(17) Le titre Sainte n’est pas celui de Bataille. Ce récit retrouvé dans ses
papiers, comme Charlotte d’Ingerville, non-dactylographiés, peut avoir été une
ébauche de Charlotte d’Ingerville. Il peut aussi avoir été l’ébauche d’un tout autre
récit. Il semble qu’il puisse être daté des mêmes années, 1954-1955.
C’est l’évidence que cette série de récits ne présente aucun caractère de
biographie. Divinus Deus est un récit de fiction et peut-être même est-il de tous
les récits de Bataille (avec L’abbé C) le plus fictif. Tout au plus est-il possible de
reconnaître dans le personnage de Sainte le souvenir — dilué, mêlé à d’autres —
de Violette cette jeune prostituée dont Bataille fut épris dans les années 30 et qu’il
voulut, en vain, faire « sortir ». Ce dialogue pourrait en évoquer la possibilité :
« — Ne partez pas.
Je répondis doucement :
— Je partirai, mais avec vous.
Elle dressa haineusement la tête, et son mépris siffla :
— Vous voulez me sortir de là ! » (OC IV, 305, Sainte.)

426
LA MORT A L'ŒUVRE

Bataille (Histoire de l'œil, Madame Edwarda, Le petit, Le bleu du ciel,


L impossible et L 'abbé C) et trois seulement, les trois derniers, non
clandestinement, sous son nom (les trois autres, on l’a vu, n’ont donné
lieu qu à des publications confidentielles et pseudonymiques). 11 y a, à
l'évidence, une malédiction à l’œuvre dans les récits batailliens ; il y a,
aussi, une malédiction sur sa littérature même.
LA SERVITUDE DE l’UTILE

C’est le 16 janvier 1951, à Nantua, dans l’Ain, huit ans après leur
rencontre et deux ans après la naissance de leur fille Julie, que Georges
Bataille épousa Diane Kotchoubey. La difficulté qu’éprouvèrent toute
leur vie commune Georges et Diane Bataille à s’acquitter des exigences
administratives, rendit délicates les démarches à faire pour qu’ait lieu ce
mariage. Cette difficulté où ils étaient l'un et l’autre de répondre aux
formalités nécessaires à l’établissement de l’acte civil obligea l’un de leurs
proches amis depuis Vézelay, Jean Costa, sous-préfet de l’Ain, à cautionner
auprès du maire de Nantua la validité de cette alliance. Georges Bataille
a beau avoir la formation d’un chartiste, il a toute sa vie été impuissant
à satisfaire à toutes les formes possibles d’exigence de l’administration :
elles ne lui étaient d’ailleurs pas qu’étrangères, elles l’angoissaient.
Indirectement, Bataille s’est expliqué de la signification que revêtait
à ses yeux le mariage — une signification de compromis entre interdit et
transgression : « Sans une secrète compréhension des corps, qui ne s'établit
qu’à la longue, l'étreinte est furtive et superficielle, elle ne peut s’organiser,
son mouvement est presque animal, trop rapide,, et souvent le plaisir
attendu se dérobe. Le goût du changement est sans doute maladif, et
sans doute ne mène-t-il qu’à la frustration renouvelée. L'habitude au
contraire a le pouvoir d’approfondir ce que l’impatience méconnaît » ;
« L’habitude est elle-même tributaire de l'épanouissement plus intense
qui dépendit du désordre et de l’infraction. Ainsi l'amour profond que le
mariage en aucune mesure ne paralyse serait-il accessible sans la contagion
des amours illicites, qui eurent seuls le pouvoir de donner à l’amour ce
qu’il a de plus fort que la loi » (1).
A l’été 1951, Georges Bataille et celle qui était devenue quelques
mois auparavant qu’ils ne quittent Carpentras Madame Diane Bataille,
arrivèrent à Orléans (2). Sur l’installation à Orléans, nous disposons du
témoignage de celle qui allait devenir la plus proche collaboratrice de

(1) L’érotisme, pp. 122-123. U.G.E. 10/18.


(2) Exactement les 3 et 4 septembre 1951 (Hélène Cadou. Entretien avec
l’auteur, 1986).

428
LA MORT A L'ŒUVRE

Bataille à la Bibliothèque municipale, Hélène Cadou, l'épouse du poète


René-Guy Cadou, disparu en 1951. Leur rencontre, telle que celle-ci la
décrit, est placée sous le signe symptomatique d’un sérieux « absurde »
(on 1 a vu : s adressât-il à Kojève ou à un consommateur d’un café de
Vézelay, Bataille ne se départissait pas de cet extrême sérieux qui, en
fonction des circonstances, des sujets et des interlocuteurs, pouvait susciter
« l'absurde ») : « Un peu courbé, comme si le poids de sa tête l’eut
emporté sur des considérations de prestance, adoucissant l’air de ses
mains de prélat, un inconnu s’entretenait dans le fond de la salle avec les
huissiers de service. Il parlait écrous, boulons, clavettes et accessoires, et,
patiemment, minutieusement, d’une voix liturgique, cataloguait, réper¬
toriait, inventoriait comme un entomologiste soucieux de voir l’organi¬
sation la plus infime répondre à l’ordre officiel de l’univers, ce dernier
fût-il absurde ». De cette conservation surprise dans une salle d’attente,
Hélène Cadou déduisit avec un sérieux égal qui fit plus tard leurs délices :
« Si cet homme est, tel qu’il me semble, un quincailler, c’est un quincailler
de génie ».
Georges Bataille nommé à la direction de la Bibliothèque d’Orléans,
c’était le « diable » qui s’installait dans cette ville, du moins pour ceux
qui l’avaient lu (3). D’autant plus le « diable » que s’il n’y apporta pas le
trouble, il y arriva comme le trouble était à son comble : le maire de cette
ville bourgeoise (peut-on imaginer ville plus pesamment hostile à l’excès
de la passion ?) venait d’être assassiné par son épouse au lendemain de
sa nomination à un poste ministériel.
A Orléans, Bataille trouva la « paix » (si ce mot a un sens le
concernant). Il s’y sentit bien les quelques brèves années qu’il lui restait
à vivre avant que la maladie ne l’atteignît. La proximité de Paris, les
fréquents séjours dans la capitale, le passage de nombreux amis, l’aisance
et la beauté du lieu (jamais Bataille n’habita un appartement plus vaste
— 400 m2 — ni plus élégant) : un ancien évêché attenant à la Bibliothèque
elle-même, laquelle donnait sur un beau jardin ouvert sur l’abside de la
cathédrale (4). Il faut s’être rendu à Orléans, avoir vu où Bataille, à ce
moment, et pour les dix dernières années de sa vie, s’installa pour mesurer
quel effacement put être le sien : les longues années passées dans le bureau
du rez-de-chaussée ouvert sur le jardin, l’anonymat du conservateur
circulant entre les travées de la salle de lecture (elles lui faisaient penser

(3) « C’était le Diable qui arrivait à Orléans. Mais quand on a vu l’homme


lui-même qui donnait une toute autre apparence, les esprits ont été calmés »
(Hélène Cadou. Entretien avec l’auteur, 1986).
(4) Georges et Diane Bataille occupaient l’aile droite Renaissance de l’Évêché
(1, rue Dupanloup).

429
GEORGES BATAILLE,

à un étal de boucherie) (5), l’élaboration longue et difficile (et pour finir,


inédite) de l'essentiel de La part maudite (les tomes II et III) ; et imaginer
qu’il put retrouver quelque chose du retirement et de la claustration
auxquels, adolescent, il aspirait.
De ce dont brûlait Bataille « sous des dehors de Sage », comme le
dit Michel Leiris, ne restait plus rien de perceptible. De l’extrême agitation
des années 25 - 45, plus rien d’apparent. Il était devenu un homme seul,
prisonnier de la nécessité de travailler (« Je crois, dit Hélène Cadou, qu’il
sut mettre alors, qu’il s’ingénia alors à mettre son goût de la gratuité au
service du devoir qui le limitait. Sa minutie dans le détail prenait la valeur
d’un rite. Il instaurait le jeu au cœur même de l’obligation ») et, d’une
façon paradoxale, souverainement absent à l’obligation qui lui était faite
d’assortir les plus violents tremblements (la descente dans « le fond des
mondes ») de la servitude du monde réel : « Son éclat de rire ouvrait alors
“le fond des mondes”. De cette étrangeté, il nous revenait avec une sorte
de sage douceur et la qualité de son attention était comme accrue de tous
ces rayons noirs qui l’avaient soustrait un instant au réel » (6).
Il n’y a sans doute pas de « paix » possible pour Bataille. C’est à
Orléans que quelques-uns de ses livres les plus lourds, les plus pénibles
— et les plus « scandaleux » — furent écrits. Mais de la paix en étaient
accessibles l’apparence, le semblant : l’assagissement. Les années orléan-
naises soldent une vie tumultueuse, traversée d’éclairs, qui s’est aussi
souvent que possible laissée porter au pire, qui n’a pas que pensé l’angoisse
et le mal mais s’en est, jusqu’à la suffocation, laissé atteindre, une vie
désordonnée, libre, vouée à la « chance » et au « caprice » comme d’autres
le sont au calcul ou au profit. Bataille a «joué ». Toute sa vie il a joué
et à Orléans il n’est pas quelqu’un qui aurait oublié quels jeux furent les
siens (quel jeu, car c’est, en somme, un seul et même jeu), mais qui en
mesurait après-coup l’angoissant excès. Il ne s’agit pas davantage d'en¬
tendre par là que le temps serait venu pour lui d’en tirer les enseignements.
Rien ne lui ressemble moins que la possibilité de faire d'une expérience
un bilan et de ce bilan un savoir. Vieillissant et approchant de la maladie,
Bataille engagea d’autres enjeux et s’adonna sur lui-même à d’autres
expériences, à d’autres angoissants excès. Ils n’eurent de différent de ceux
qu’il avait jusqu’ici vécus que de n’être plus que les siens, et seulement.

(5) Ibid. La partie « diable » de Bataille eut elle-même un logement dans la


Bibliothèque d’Orléans : L'enfer, un simple placard où Bataille enferma avec
d’autres, ceux de ses livres qui ne devaient pas être accessibles à la consultation.
(6) Hélène Cadou. Elle-même bibliothécaire, Hélène Cadou insiste sur l’aspect
professionnel négligé de la vie de Bataille : « J’ai découvert un homme de métier,
ce qu’on dit assez peu. C’était fantastique d’apprendre le métier avec lui. Il avait
une méthode et un système de classement tout à fait à lui » (Entretien).

430
LA MORT A L'ŒUVRE

de n être approchables par quiconque. Bataille a «joué » avec la mort, il


1 a plus d une fois provoquée, il 1 a, en de très nombreuses circonstances,
suscitée, ne serait-ce que pour rendre plus brûlant l’érotisme... Il va
maintenant vivre la mort, la vivre pour elle-même et sur lui-même ; de la
même façon que l'a fasciné le lent, le patient travail du bourreau sur le
supplicié chinois (il le fascine d ailleurs, encore), va le fasciner le lent, le
patient travail de la mort sur lui. Il n’est pas douteux que les textes où
la dimension tragique et éveillante de la mort est la plus considérable
datent de cette époque : c est Histoire de l ’érotisme, c’est La souveraineté ;
ce sont aussi plusieurs conférences. Bataille à Orléans n’est pas devenu
le philosophe que l'âge et la solitude lui permettraient enfin d’être ; il est
le même mystique que de 1941 à 1944 ; le même à cela près qu’il est plus
« noir » encore, plus noir parce que plus froid. C’est dans la fièvre, dans
1 exaltation qu’il s’était à cette époque-là représenté mort (il y avait la
guerre et il y avait eu la mort de Laure); c’est dans l’attente, dans
l’attente patiente de l’instant souverain de l’effacement qu’il vit désormais.
La mort est l’origine et la fin. De sa table de travail placée face aux
fenêtres, il écrit en pensant la mort comme un printemps sur le jardin.
« Le monde souverain a sans doute une odeur de mort, mais c’est pour
l’homme subordonné ; pour l’homme souverain, c’est le monde de la
pratique qui sent mauvais ; s’il ne sent pas la mort, il sent l’angoisse, la
foule y sue d’angoisse devant les ombres, la mort y subsiste à l’état rentré,
mais elle l’emplit » (7).

(7) La somme de ce que Bataille a écrit dans ce bureau (il n’écrit plus dans
les cafés) est considérable. Il faut compter qu’il y écrivit la fin d'Histoire de
l’érotisme, le début de Surréalisme au jour le jour laissé inachevé (je l’ai cité à
plusieurs reprises dans « Champ magnétique ») ; Théorie de la religion resté inédit
qu’il prévut plus tard de réunir avec le texte de plusieurs conférences sous le titre
de Mourir de rire et rire de mourir ; le Post-scriptum 1953 à la réédition, en 1954,
de L’expérience intérieure ; La souveraineté dont il envisagea de faire le tome III
de La part maudite (resté inédit) ; Lascaux et Manet ; Ma mère ; Charlotte
d’Ingerville et Sainte ; L’être indifférencié n’est rien, poèmes qui parurent dans la
revue Botteghe Oscure à laquelle il donna plusieurs autres articles ; plus tous les
articles de Critique, ceci entre les seules années 1951-1955. Bataille n’a jamais
autant écrit de sa vie. Les publications comparativement, seront rares : seuls
parurent Post-scriptum 1953, Lascaux et Manet. Parurent sous pseudonyme une
réédition à'Histoire de l’œil (chez J. J. Pauvert) et sa traduction en anglais sous le
titre A taie of a satisfied desire (chez Olympia Press).
LE CORPS MAUDIT

Une ambiguïté a longtemps alourdie l’œuvre de Bataille. Celle-ci


étant, de l’avis de tous, l’une des plus scandaleuses, elle aurait contribué
à faire que les interdits sexuels fussent moins nombreux. Il n’y aurait
donc pas lieu de douter que Bataille aurait applaudi à la libération
sexuelle de peu postérieure à sa mort (elle a même commencé avant).
Mieux même, il y aurait vu l’accomplissement de ce qu’il appelait de ses
vœux.
Tel n’est bien sûr pas le cas. Tout ce livre-ci le dit. Denis Hollier l’a
dit aussi, dès 1970 (c’est-à-dire à une époque où il était plus qu’aujourd’hui
nécessaire de le dire ; à une époque où la pression des lectures de Reich
et de Guattari était considérable) : « Il faut être net sur ce point : la part
de la sexualité dans l’œuvre de Bataille est maudite, et elle l’est d’une
manière essentielle qui ne tient pas au puritanisme d’une époque ; elle
n’attend rien d’une levée des interdits » (1).
L’érotique bataillienne est noire, elle est malheureuse, elle est maudite.
Elle ne l’est d’aucune façon à laquelle le temps et l’accomodation des
libertés remédieront. Elle l’est essentiellement et sans secours, parce que
rien ne remédiera jamais à ce dont elle est née (comme érotique et non
comme sexualité), parce que rien ne pourra faire qu’elle ne tire de la mort
son caractère de noir et blessant éblouissement. Les récits disent tous
l’atroce et « sainte » fièvre des corps qui ne se débauchent que parce qu’ils
sont promis de mourir. Ils disent tous qu’il n’y a de raison d'aimer leur
ignominieux trafic — jetés les uns contre les autres — que l’absence de
Dieu : leur séparation est donc absolue (de l’absente absoluité de Dieu
ne reste que l’absoluité de la séparation des corps).
Que Bataille le dise d’une façon : « Notre activité sexuelle achève de
nous river à l’image angoissante de la mort... », ou qu’il le dise dans la
même phrase, à l’envers : « ... et la connaissance de la mort approfondit
l’abîme de l’érotisme » (2), il place la mort et l’érotisme dans une double
et réversible influence, angoissée : la mort exalte l’érotisme, l’érotisme
rend la mort désirable.
Il est d’autant moins possible de douter que, de son vivant, Bataille

(1) Denis Hollier. La quinzaine littéraire, n° 97, 16-30 juin 1970.


(2) OC VIII, 72. Histoire de l’érotisme.

432
LA MORT A L 'ŒUVRE

eut a essuyer le puéril mépris de personnes de trente ans plus jeunes que
ui qui étaient parmi les premières à affirmer du désir et de l’érotisme
lanteeedenee a toute corruption religieuse et sociale. Ainsi le 12 février
, au cours d une conférence qu'il prononça sous le titre de L’érotisme
et la Jascination de la mort (3), ceux qui attendaient de l’orateur qu’il dise
que erotisme est libre et heureux et qui l’entendirent prétendre gravement
qu au contraire il est maudit, essentiellement et par nature, maudit à en
trembkr, ne comprirent pas ce que Bataille voulait dire : que c’est cette
malédiction qui rend l’étreinte déchirante et désirable (jusqu’à la dé¬
chéance) ; que c est parce qu'il est maudit que l’érotisme fut de tout temps
contenu dans les étroites limites de la religion et de la morale ; que ces
limites eurent et auront toujours le sens que l’homme a le besoin de
donner a sa peur de la mort ; que c’est pour cette raison qu’il est inutile
et impossible de chercher à les abolir; que quiconque veut être souve¬
rainement mais seul — libre de les transgresser, doit rechercher de
cette malédiction et de cette peur, le noir, l’affreux, l’infernal plaisir.
Bataille dut avoir à ce moment le sentiment qu’il pourrait être mal
compris (4) (ne commençait-on pas en 1957 de façon hâtive ou intéressée

(3) Conférence qui eut lieu dans le cadre de « Cercle ouvert » dirigé par
Jacques Nantet. Il semble que ce soit la seule conférence prononcée par Bataille
dans le cadre de ce cercle qui se réunissait au 44, rue de Rennes. Il fit cependant
partie de son comité d’honneur avec entre autres, Adamov, Barrault, Cuny,
Duvignaud, Emmanuel, Guérin, Lefebvre, Leiris, Madaule, Mascolo, Morin’
Claude Roy, Vilar, Wahl. Plusieurs interventions méritent d’être citées. Celle
d'Ado Kyrou : contre la terre considérée depuis des siècles comme vallée de
larmes, « ...je crois que l’érotisme avec la révolte, est un des rares moyens qui
soient capables de nous amener à cette immense joie ». M. Héraud parle au sujet
des développements de l’orateur « de clé de voûte de l’aliénation en général et de
l’aliénation religieuse en particulier ». Voyant en l’érotisme ce grâce à quoi certains
commencent « à briser l’armure qui les empêche d’atteindre l’autre... », il finit par
dire de Bataille : « ... avec des accents très angoissés, on arrive finalement à parler
comme un curé ». Il faut, au sujet de cette conférence, tenir compte de la part de
placide provocation de Bataille. A un auditoire venu entendre parler de l’érotisme,
il parlera volontiers en mystique et à un auditoire préparé à l’écouter parler de
la religion, il parlera volontiers de l’érotisme, comme il l’a fait à l’occasion de
deux conférences prononcées dans un collège de jeunes filles à Cambridge en
1949.
(4) Sa position ne manque en effet pas d’être ambiguë pour les moins éclairés
de ses lecteurs. En 1957, il publie L’érotisme, La littérature et le mal et Le bleu
du ciel, tous trois sous son nom. Mais il ne faut pas oublier que toute — ou
presque — son œuvre de fiction reste dissimulée ; c’est le cas d’Histoire de l’œil et
de Madame Edwarda, parus sous pseudonyme. Le mort et Ma mère sont inédits.
Le petit épuisé. Il ajoute lui-même à l’ambiguïté en préfaçant, sous son nom, la
réédition de 1956 de Madame Edwarda signée Pierre Angélique.

433
GEORGES BATAILLE,

à le présenter comme théoricien de l’érotisme et lecteur de Sade ?) ; il


voulut se soustraire à l’interprétation béatifiante des nouveaux éroticiens :
« Je tiens d’abord à préciser à quel point sont vaines ces affirmations
banales, selon lesquelles l’interdit sexuel est un préjugé, dont il est temps
de se défaire » (5). Ce qu’avec plus de détails il entreprend de redire
quand il sera question — en 1961 — de la réédition de La haine de la
poésie sous le titre nouveau de L’impossible. Et ce qu’il dit ne doit rien à
la vieillesse, ne doit rien à la maladie, en aucune façon ne désavoue le
livre publié quinze ans auparavant. Ce qu’il dit est exactement identique
à ce qu’il aurait pu dire alors s’il lui avait été possible d’imaginer à ce
moment que ce livre ne troublerait pas que les puritains, mais aussi les
contempteurs de la morale (il faut le citer un peu longuement pour que
soient dissipés tous les malentendus) : « Sans doute suis-je aussi plus clair
en mettant en avant le désordre sexuel qui marque les deux premières
parties de cette édition. Je n’ai cependant pas l’intention de faire ici l'éloge
de ce désordre. Au contraire. A mon sens le désordre sexuel est maudit.
A cet égard, en dépit de l’apparence, je m’oppose à la tendance qui semble
aujourd’hui l’emporter. Je ne suis pas de ceux qui voient dans l’oubli des
interdits sexuels une issue. Je pense même que la possibilité humaine
dépend de ces interdits : cette possibilité, nous ne pouvons l’imaginer sans
ces interdits [...]. Je ne crois d’ailleurs pas que ce livre pourrait jouer dans
le sens d’une liberté sexuelle invivable. Au contraire : ce que la folie
sexuelle a d’irrespirable en ressort » (6).
L’affreux est la mort. Le désordre est celui de la mort. Et c’est la
mort qui rend possible les désordres du désir. Applaudir à ces derniers,
les appeler de nos vœux, pire, leur croire possible une issue est le fait de
niais et d’idéalistes (encore !). Il n’y a pas de bonne chair, parce qu’il n’y
a pas de chair qui ne soit séparée et mortelle. Le gouffre où tombe la
chair se déchirant sur une autre est le même que celui où, pour finir, elle
tombera : la pourriture est le sens de cette chute de la chair et dans la
chair. Ce qui conduit à dire ce que Bataille n’a jusqu’ici que peu dit : son
dégoût de la nature. Dégoût qui peut surprendre de qui a passé longtemps
pour chtonien : « ... comme si la corruption résumait à la fin ce monde
dont nous sortons et où nous rentrons de telle sorte que la honte — et
l’horreur — se lie également à la mort et à la naissance » (7). La nature

(5) OC III, 10. Madame Edwarda, préface.


(6) OC III, 512. L’impossible. Notes pour la préface. Peut-on imaginer que
sur ce point Georges Bataille et Jacques Lacan étaient profondément d’accord ?
Il n’est pas invraisemblable que ç’ait été entre eux un sujet de conversation capital.
Il ne faut pas oublier en effet qu’ils se voyaient régulièrement, entre autres à
Guitrancourt, chez Jacques Lacan.
(7) OC VIII, 70. Histoire de l’érotisme.

434
LA MORT A L 'ŒUVRE

répugne comme répugne 1 animalité de la femme, « horreur » que sa


beauté « rend à la fois tolérable et fascinante », dont « l’obscénité n’est
d ailleurs elle-même que cette animalité naturelle » (8). L'aveu que fait ici
Bataille est parmi les plus nus qu’il ait jamais fait (il ne diffère certes pas
essentiellement de celui qu implicitement faisait Edwarda ou Marie dans
Le mort : il paraît seulement plus brutal parce que dégagé de l’émotion
où mettaient ces deux récits. D une certaine façon, cette émotion en
différait le sens). Nu d'autant plus qu'il y insiste comme s’il était mû par
une soudaine complaisance à dire de lui-même, dans ce qui le terrifie et
le fascine, davantage la terreur que la fascination (9) ; la chair est
suppliciée, et c est la mort qui la supplicie. Mais le plus terrible, le plus
trouble n est pas le supplice, c’est qu'elle en jouisse. C’est que la chair
fasse son délice de ce qui l'a faite maudite, sa boue, son atroce origine ;
et c’est son atroce fin : « Il y a de l’horreur dans l’être : cette horreur est
1 animalité répugnante dont je découvre la présence au point même où la
totalité de l'être se compose. Mais l’horreur éprouvée ne m'éloigne pas,
le dégoût éprouvé ne m'écœure pas [...] je puis au contraire en avoir soif;
loin de me dérober, je puis résolument m’abreuver de cette horreur qui
me fait me serrer davantage, de ce dégoût devenu mon délice. Je dispose
pour cela de mots orduriers qui avivent le sentiment que j’ai de toucher
au secret intolérable de l’être. Ces mots, je puis les prononcer pour crier
le secret découvert, voulant être sûr de ne pas le connaître seul : à ce
moment, je ne doute plus d’embrasser la totalité sans laquelle je n’étais
qu 'en dehors : je jouis » (10). Il n’y a pas de livre de Bataille où celui-ci
dise plus clairement, plus brutalement, combien est horrible l’animalité
de l’étreinte, comme si, au-delà de celle-ci, c’était de la nature toute
entière, dont nous ne sommes qu’aléatoirement sortis que pour sûrement
y retomber, qu’il fallait éprouver l’infecte et désirable contagion (il n’y a
pas lieu de la fuir ; au contraire !) : « Car une étreinte n’est pas seulement
une chute dans la fange animale, mais l’anticipation de la mort et de la
corruption qui la suit. L’érotisme est ici l’analogue d’une tragédie... » (11).

(8) Ibid, 129.


(9) Quelque chose est là liée sans doute à l’âge et à la maladie ; ce dont cet
autre aveu donne une idée : « Quand je faisais l’amour auparavant, ma joie ne
m’était pas dérobée par le sentiment qu’elle allait finir — et que je mourrais sans
l’avoir saisie. Il m’arrive aujourd’hui dans d’heureux excès que le plaisir le plus
brûlant s’annule, comme en un rêve : j’imagine un temps où je n’aurais plus de
moyens de le renouveler. Il me manque le sentiment d’exubérante richesse de la
fête, la malice puérile et le rire où j’égalais Dieu ! » (OC III, 552. La scissiparité.
Notes).
(10) Ibid, 102.
(11) Ibid, 103.

435
GEORGES BATAILLE,

L’instant de la « petite mort » — annonciatrice de la grande — est ce


miracle négatif dont Bataille parla dans La souveraineté : l’instant brisant
où tout se réduit momentanément à rien, anticipant un anéantissement
plus considérable. C’est le secret de l’être que la promesse que lui fait cet
instant tragique de retourner à l’horreur (12).
C’est aussi le sens de la première des phrases de L’érotisme : « De
l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque
dans la mort» (13). Il faut dire Oui à l’étreinte, lui dire oui et aller en
chercher jusqu’à l’impardonnable vice pour qu’égale en intensité au
trouble le plus grand, la chute dans la mort soit la plus profonde, et
qu’égale à l’âpreté de l’amour soit celle de la mort. Plus grande est la
métamorphose érotique (de la femme digne à la chienne), plus vertigineuse
est la chute dans ce que la chair dissimulait d’elle, son horreur, sa mort :
« Une rage, brusquement, s’empare d’un être. Cette rage nous est familière,
mais nous imaginons facilement la surprise de celui qui n'en aurait pas
connaissance et qui par une machination, découvrirait sans être vu les
transports amoureux d’une femme dont la distinction l’aurait frappé. Il
y verrait une maladie, l’analogue de la rage des chiens. Comme si quelque
chienne enragée s’était substituée à la personnalité de celle qui recevait
si dignement... C’est même trop peu parler de maladie. Pour le moment,
la personnalité est morte. Sa mort, pour le moment, laisse la place à la
chienne qui profite du silence, de l’absence de la morte. La chienne jouit
— elle jouit en criant — de ce silence et de cette absence » (14).

(12) Bataille ne répudia pas la chair. 11 n’y a pas chez lui d’anathème. S’il
admet et défend l’interdit tel que la religion et la morale l'ont créé, il ne l’admet
que pour lui-même s’en déclarer libre : le transgresser. Bataille est en effet resté
très libre, érotiquement, et si les bordels ont fermé le 13 avril 1946 il a su remplacer
les plaisirs que ceux-ci lui offraient par de nouveaux : les partouzes. Ce qu’en
plaisantant, il expliqua à Jean Piel de cette façon : « Mais voyons, Jean, tu devrais
comprendre qu’entre faire l’amour à deux ou à plusieurs, il y a la même différence
qu’entre se tremper dans une baignoire ou se baigner dans la mer » (J. Piel, Op.
cit., 135). S’il n’y a pas répudation, il y a cependant fascination pour une
représentation horrifiée de la chair par laquelle on se souvient qu’il a déjà été
fasciné jeune homme quand il fit du livre de Rémy de Gourmont, Le latin
mystique, son livre de chevet. Voir « A l’école des corps ».
(13) L’érotisme, 15. Où comment l’affirmation dont, depuis 1924, Bataille
s’est fait une morale gagne par contagion la mort. Il faut par le même mouvement
qui dit Oui à la vie dire Oui à la mort.
(14) Ibid, 116.
FELIX CULPA

S'il est une chose qui devient chaque année qu'écrit Bataille un peu
plus lourde, c'est le mal. Nous l'avons vu, le mal est tard venu comme
tel dans cette œuvre. Ou plus exactement, il y occupe une place qu’on
aurait pu dire longtemps naturelle. Simone (Histoire de l’œil) n’était-elle
pas déjà le mal ? Son emportement avait cependant de la joie le caractère
brûlant, heureux. Il n’est pas possible, sauf à la réduire à toute autre
chose qu'elle-même, de la juger moralement. Le mal l’intéresse aussi peu
qu'il paraît avoir intéressé Bataille à cette époque (c’est-à-dire, dans les
années vingt et cela est d’autant plus singulier qu'Histoire de l’œil est le
premier récit et Simone la première héroïne postérieurs à l’abandon de
la foi de leur auteur). De même, le mal n’intéresse que peu Troppmann
(Le bleu du ciel), peu Edwarda, peu Marie (Le mort). Jusqu’à la guerre,
c’est davantage la mort — c’est tout entière la mort — qui intéresse les
personnages de Bataille. L'abbé C est le premier de ses personnages qui
pose et se pose la question morale du mal, et s’il ne se pose pas moins
que ceux qui l'ont précédé la question de la mort, c’est de telle façon que
la mort apparaît comme la seule réponse possible faite à l’affirmation
sans réserve du mal.
Évoquant le mal, le liant à la plus extrême des affirmations qui
puissent en être faites, un personnage — le plus monstrueux des fous
sexuels (il est au monde réel ce que Sade est à la littérature) — s’est
dressé sur la route de Bataille : c’est Gilles de Rais. Georges Bataille a
60 ans déjà, et il est malade, quand il entreprend de répondre à la plus
archaïque des figures de la souveraineté sacrée, le monde s’accordât-il à
juger qu’elle en est aussi, entre toutes, la plus abjecte.
Bataille ne juge pas (sinon en passant, comme répondant à la
convenance qu’impose le sujet). Non seulement il ne juge pas, mais il ne
craint pas d’ajouter au paradoxe que fait au monde des moralistes
l’existence de ce monstre, un paradoxe parmi les moins susceptibles d’être
entendus d’eux : certes Gilles de Rais est un monstre, mais ce monstre
est un enfant. « C’est en effet de monstruosité qu’il s’agit. Essentiellement,
cette monstruosité est enfantine » (1). «Ce monstre est devant nous

(1) Le procès de Gilles de Rais, 36. Pauvert.

437
GEORGES BATAILLE,

comme un enfant. Nous ne pouvons nier la monstruosité de l’enfance.


Combien de fois les enfants, s’ils pouvaient, seraient des Gilles de
Rais » (2). Qu’on ne se méprenne pas : s’il est prêt à voir en lui « un
document rare sur la pathologie sexuelle », il ne l’est aucunement à
l’interpréter par les moyens de la psychanalyse (3). S’il faut le dire, c’est
sèchement, sans en amoindrir en rien la provocation : « J’y insiste : c’est
un enfant ».
De l’enfance — et c’est ce qui fascine — il a l’humeur souveraine,
comme est souverain le monde de la violence offert à son violent, à son
effroyable appétit : « Le genre humain n’était plus, sous les yeux de Gilles,
qu’un élément de trouble voluptueux : cet élément se trouvant en entier
devant lui, disponible souverainement, n’ayant de sens qu'une possibilité
de plaisir plus violent, et, de cette violence, il ne cessait pas d’être
perdu » (4). Souverain fut cet homme, même si ce fut au prix d’être
également monstrueux. Souverain cet homme « que jamais le calcul ne
domine ». Souveraine cette prodigalité excessive, ostentatoire : « Devant
subvenir à des besoins qu’un délire commandait, il liquide sans compter
une immense fortune ». Souverain ce « prodigue insensé », ce dément qui
« devait à tout prix fasciner ».
Et de quelques crimes qu’on l’accuse, il fascine, il fascine Bataille
comme l’ont, trente ans plus tôt, fasciné les sanglants sacrifices des
Aztèques, dans Mexico, « le plus ruisselant des abattoirs à hommes ». Il
le fascine si bien qu’engageant un procès, ce n’est pas celui de Gilles de
Rais, mais celui de son époque, celui de la féodalité et celui, une fois
encore, du christianisme qu’il engage : « Les crimes de Gilles de Rais sont
ceux du monde où il les commit. Ce sont les mouvements convulsifs de
ce monde qu’exposent ces gorges tranchées. Ce monde avait admis ces
différences cruelles qui laissent ces gorges sans défense. Il avait laissé libre
— ou peu s’en fallait — ces jeux tragiques : jeux d’un énergumène à la
limite d’un pouvoir souverain » (5). Comment faut-il entendre cette
accusation sinon, contre la fascination exercée par cette « magnificience

(2) Ibid.
(3) Au sujet de la psychanalyse qu’il a abondamment, et parmi les premiers
non-spécialistes, lu en France, cette citation s’impose qui fait le point de sa
désaffection progressive : « ... mon point de vue n'est pas celui de la psychanalyse.
C’est d’ailleurs le point de vue, non pas d’un homme ignorant de la psychanalyse,
mais presque d'un homme qui, à force d’avoir quitté ce point de vue, l’a pour
ainsi dire oublié, est devenu peu familier avec les représentations qu'elle introduit »
(Conférence « L’érotisme et la fascination de la mort » Cercle ouvert, le 12 février
1957).
(4) Ibid, 45.
(5) Ibid, 54.

438
LA MORT A L'ŒUVRE

funèbre », comme le rebond soudain d'une protestation morale (parlant


des Aztèques, jamais Bataille n'atténua sa fascination d'aucune réserve).
Car comment douter que domine la fascination pour Gilles de Rais
mais aussi pour son époque — ou, à défaut, l’équivoque (sauf à entendre
au premier degré des mots que Bataille emploie toujours au second) :
fascination pour les guerres où s’abîmait ce monde violent (« un jeu
terrifiant, mais un jeu » (6) ; fascination pour l'instant que plus qu’aucune
autre classe la noblesse a goûté en dédaignant de travailler : « Gilles de
Rais représente à l'état pur le mouvement qui tend à abandonner l’activité
des hommes à l'enchantement, au jeu des privilégiés » (7)). Pour Bataille,
le problème moral se pose dans les termes suivants : il y a lieu d’aimer
ou il y a lieu déjuger. Ce monde que sa morale réprouve, son désir l’aime
et le monde qu’aime la morale, son désir le repousse. Ce qu’il avoue
laconiquement : « Il y a dans la violence une ambiguïté de la séduction
et de la terreur » (8).
Faute donc de vouloir s’en prendre nommément à Gilles de Rais (ce
que ferait la morale, condamnant du système l’excès, et ne voulant pas
admettre que l’excès est le sens même, mais accusé, du système), Bataille
s'en prend à la féodalité, à la violente trivialité, à la violente inculture
des féodaux. C’est moins pour ses excès sexuels que Gilles de Rais fut
condamné (que coûtent quelques adolescents guenilleux au regard de
l'impressionnante fortune du Seigneur de Machecôul ?), que parce que,
deux fois, il contrevint à l'ordre religieux : en s’en prenant à un ecclé¬
siastique et en invoquant le diable. Que ce fussent ces deux « excès » que
le système retint contre lui et qu’il s’en justifiât pour le condamner, dit
du système féodal quelle est la vérité mieux que tout jugement moral.
Mais accusant le système féodal, les crimes de Gilles de Rais accusent
aussi — et essentiellement — le christianisme qui en est la clé de voûte.
C’est l’occasion pour Bataille de revenir à ce qu’il dit dans L'Érotisme
au sujet de l’heureux péché (Félix culpa). Le péché est nécessaire au
christianisme, « peut-être même le christianisme est-il exigence du crime,
exigence d’une horreur, dont, en un sens, il a besoin pour en être le
pardon » (9). Plus le crime est grand, moins le crime est pardonnable aux
hommes, plus est évidente la longanimité du Dieu des chrétiens. Il faut
donc que le crime soit le plus grand possible pour que ressorte avec le
plus d’éclat qu’est immense, infinie la bonté de Dieu. Infini est Dieu,
infini le péché. J’ai pu dire que Bataille avait eu toute sa vie besoin de

(6) Ibid, 38.


(7) Ibid. « L’homme libre, lui, ne pourrait travailler sans déchoir ».
(8) Ibid, 47.
(9) Ibid, 15.

439
GEORGES BATAILLE,

Dieu parce que seul il fait le péché infini (caractère d infinité que ne peut
avoir la faute). Infini est le péché duquel est né 1 homme, infini celui de
la crucifixion du Christ (c’est ce qu'il disait dans Sur Nietzsche), infini est
donc le rapport de l’homme à Dieu, un rapport de culpabilité. La clé du
rapport à Dieu n’est pas le bien, mais le mal : un mal égal à Dieu, infini
(infini d’autant plus que pour clore cette précaire et paradoxale construc¬
tion, Bataille ne manque jamais de redire que Dieu n’existe pas). Le plus
abject des criminels fascine parce qu’il a ce caractère d’archaïque et de
souveraine infinité (10).

(10) Le procès de Gilles de Rais a été publié en 1959 au «Club du livre


français » avant d’être repris par J. J. Pauvert en 1965. Le texte introductif de
Georges Bataille représente 80 pages environ. C’est de celui-ci que sont extraits
les éléments de ce chapitre. Suit, signé également de Bataille, une « Analyse des
données historiques ». Suivent « Jugement de la cour ecclésiastique » et « Jugement
de la cour séculière ». Les textes de deux procès de Gilles de Rais ont été établis
sur les minutes et annotés par Bataille lui-même. Le plumitif latin du procès
d’église a été traduit par Pierre Klossowski. Une bibliographie clôt l'ouvrage.
L'HISTOIRE UNIVERSELLE

La vie de Georges Bataille serait certainement incomplète si nous ne


nous posions pas la question de savoir qu’elle aurait pu être cette
« Histoire universelle » dont il a, si longtemps et si constamment caressé
le projet. La première fois qu’en apparaît l’idée (la première dont nous
ayons donc connaissance) remonte à 1934 : et j’ai pu dire qu’il proposa
alors à Raymond Queneau de l’y aider. En 1960, soit près de trente ans
plus tard, son idée n’a pas varié (1) ; tout au plus s’est-elle étoffée de
quelques centaines, sinon de quelques milliers de pages. Sans doute
Bataille n’a-t-il écrit de 1950 jusqu’à sa mort que peu de pages qui ne
puissent et ne doivent être lues comme l’ébauche sans cesse recommencée
de ce projet. C’est d’ailleurs l’extraordinaire de celui-ci qu’il s’efface au
fur et à mesure qu’il s’élabore ou s’il ne s’efface tout à fait, qu’insaisissable,
il se déplace, se déporte de telle façon qu’un livre aussi essentiel que La
souveraineté ne parut pas à Bataille devoir être publié (comme, à un degré
moindre d’intérêt. Théorie de la religion) ou un autre, l’être de façon
notablement remanié, comme ce fut le cas d’Histoire de l’érotisme
paraissant sous le titre lui-même significativement atténué — deshistoria-
lisé — de L’érotisme (2).
De cette «Histoire» parurent cependant, l’un en 1955, l’autre en
1961, deux livres, Lascaux et Les larmes d'Eros, qui peuvent chacun à
leur manière « localement » (l’un comme l’autre de ces livres concernent
l’histoire de l’art) témoigner. Nul ne saura quelle aurait pu être cette
Histoire. Il ne suffira pas de faire la somme des trois livres écrits sous le
titre générique de La part maudite, de leur ajouter Théorie de la religion,
Lascaux, Les larmes d'Eros, de leur ajouter enfin quelques conférences
ou articles donnés ou publiés ça et là (3) et le plus souvent circonstan-
ciellement, pour en avoir une idée un tant soit peu précise. On a vu
comme les projets de Bataille « bougent », se métamorphosent quand ils
ne s’annulent pas les uns les autres. Il ne fait pas de doute que la nature

(1) A ceci près, bien sûr, que Queneau n’en fait plus partie.
(2) Comme La limite de l’utile a été retardé de cinq ans pour être entièrement
repris et réécrit sous le titre de La part maudite.
(3) Le plus intéressant des articles, « Le berceau de l’humanité : la vallée de
la Vézère », de 1959 selon toute vraisemblance, ne parut d’ailleurs pas.

441
GEORGES BATAILLE,

d'un tel projet était pour Bataille impossible. Non qu'il n’en eut pas les
moyens intellectuels, mais parce qu’il n’y a pour lui pas de fin possible
de clé, d’énigme résolue ; l'inachèvement est la règle. Et si tant avait été
que Bataille écrivît, en entier, une histoire universelle, il n’eut sans doute
pas manqué de vouloir ensuite la recommencer de zéro ; il n'y a pas de
fin possible parce qu'il y a la mort qui n’est pas une fin mais une façon
de rendre définitif l’inachèvement.
Il existe cependant un plan d’un tel ouvrage. Est-il celui de ce livre ?
Est-il celui d’un autre (qui lui-même à son tour eut servi, avec tous les
autres, à ce livre) ? Une série d’articles, dont celui sur « La vallée de la
Vézère » (j'en reparlerai), remaniés, auraient servi de base à une première
partie, qu'aurait complété, remaniées aussi sans doute, quelques-unes des
pages les plus importantes de La souveraineté (4) ; une deuxième partie
aurait été formée de développements sur la guerre comme jeu et sur la
religion royale ; une troisième du travail et de l'esclavage, du christianisme
et de la démesure royale, enfin de l’égalité (la mesure) ; une quatrième et
dernière de la révolution et la démesure, des rapports des révolution
française, russe et chinoise, et enfin de la souveraineté (5). Ce n'est sans
doute pas.le seul plan qu'ait fait Bataille (Bataille faisait toutes sortes de
plans sur tous les sujets, y compris des plans de ses journées) : il n'en est
pas moins comme tout autre qui l’aurait nécessairement remplacé, l’un
des plans possibles de cet impossible livre.
Quatre ans plus tôt (en 1955) avait paru Lascaux ou la naissance de
l’art (6) qui retranche plutôt qu’il n’ajoute aux représentations de La part
maudite et de La souveraineté (la raison en est sans aucun doute que
l’ouvrage — de luxe — était destiné par l'éditeur à un public large). De
La souveraineté, il garde toutefois un accent d’accusation : « ... les interdits
maintiennent — s’il se peut, dans la mesure où il se peut — le monde
organisé par le travail à l’abri des dérangements que sans cesse introduisent
la mort et la sexualité : cette animalité durable en nous que sans cesse
introduisent, si l'on veut, la vie et la nature, qui nous sont comme une
boue dont nous sortons » (7). (Il n’est cependant pas question de trans¬
gression).
L’article « Le berceau de l’humanité », resté inédit du vivant de
Bataille, est sans conteste plus proche de ce qu’on pourrait être autorisé

(4) Les pages reprises dans les Œuvres Complètes, VIII, pages 262 à 271,
celles-là même que j’ai commentées.
(5) Plan publié en OC IX, 485, Il est daté du 27 juillet 1959.
(6) Le titre exact est La peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de
l’art. Éditions d'Art Albert Skira, 1955 (achevé d’imprimer le 30 avril 1955) avec
68 reproductions hors textes en couleurs dues à Hans Hinz et Claudio Emmer.
(7) OC IX, 39.

442
LA MORT A L’ŒUVRE

de regarder comme une origine à cette histoire universelle. Et, faut-il s’en
étonner, cette origine est la mort (il n'entre aucune provocation de la
part de Bataille dans ce tragique paradoxe) : « Ainsi pouvons-nous saisir,
au point de départ, le domaine horrible de la mort... » (8).
Ce dont témoignent les extraordinaires fresques de Lascaux, (ce que
Bataille n'a pas dit dans le livre publié sous ce titre), c'est la façon dont
l'homme primitif s'est saisi de son horreur de la mort et l'a, tant bien
que mal, surmontée. La représentation des animaux a le sens de la mort
à laquelle les promettent les chasseurs : « Qu'ils aient eu espoir en figurant
sur les parois ces chevaux et ces taureaux de se frayer par la magie
sympathique, une voie d'accès vers ces éléments de leur subsistance n’est
pas douteux [interprétation traditionnellement propitiatoire et agonis¬
tique] mais en figurant ceux qu'ils tuaient, ils visaient encore autre chose
que leur intérêt terre à terre : ce qu'ils voulaient résoudre était la question
lancinante de la mort. Certes la mort ne cessa pas de les terrifier, mais
ils la dépassèrent en s'identifiant, par une sympathie religieuse avec leurs
victimes » (9). C'est en représentant et contemplant la mort que l'homme
archaïque aurait acquis le plus grand de ses pouvoirs, celui qui fait les
religions de tous les temps : celui de vivre « à hauteur de mort » (10).
Cette représentation, cet impossible apprivoisement prirent vite
d’autres formes, plus élaborées. Ainsi celle qui consista à donner aux
défunts une sépulture : Bataille y voit les premiers signes d’hominisa¬
tion (11). Premiers signes que d'autres suivirent immédiatement : « ... c’est
à partir de cette connaissance que l'érotisme apparut qui oppose la vie
sexuelle de l’homme à celle de l'animal » (12). C’est ainsi qu'il introduit
à l’histoire de l’érotisme (ou, plus exactement, à l’histoire de la représen¬
tation de l'érotisme) dans le dernier de ses livres. Les larmes d'Eros. C’est
ainsi qu’il est possible d'imaginer de cette histoire universelle jamais écrite
les premières phases, celles de l’origine, antéhistoriques, précédant les
exhortations anhistoriques de La souveraineté.

(8) OC IX, 370.« Le berceau de l’humanité : la vallée de la Vézére ».


(9) Ibid. 373.
(10) Ibid, 375. Déplacement supplémentaire? Ce pouvoir, dans La souve¬
raineté, était regardé comme une chute dès l’instant que les religions lui donnaient
un sens transcendant.
(11) Les recherches faites depuis lors ne contestent pas qu'il faille voir, dans
les premières sépultures faites à des cadavres, trace de la première véritable
hominisation. Cependant Louis-René Nougier doute que celles-ci furent systé¬
matiques : il évalue à un document osseux de squelette humain pour 2 millions
de disparus, les débris d’il y a cinquante mille ans. Les sépultures auraient donc
eu alors un caractère de privilège. (Louis-René Nougier. Premiers écrits de
l’homme, Lieu Commun).
(12) Les larmes d’Eros, 20. J. J. Pauvert.
MOURIR DE RIRE ET RIRE DE MOURIR

Arriva un jour où la mort eut dans la vie de Bataille un sens réel. Il


semble que dès 1954 Bataille ressentit des troubles violents. Ils ne furent
pas qu’épisodiques, ils prirent au contraire une importance telle qu’une
consultation fut organisée en 1955 par l’un de ses plus anciens amis, le
docteur Théodore Fraenkel, qui réunit à l’hôpital Lariboisière plusieurs
professeurs. Leur diagnostic fut immédiat : Georges Bataille souffrait
d’artériosclérose cérébrale et il était à terme condamné (Diane Bataille
fut mise au courant de cette condamnation ; pas Georges Bataille qui ne
la devina, sans doute, que plus tard sans savoir cependant quel mal était
exactement le sien). En 1955, Bataille avait 58 ans, il lui restait sept ans
à vivre.
On peut le dire de façon rationnelle et froide (et Bataille lui-même
invite à le dire ainsi, lui qui a toujours exhorté à regarder la mort en
face) : l’artériosclérose cérébrale n’est pas immédiatement violente ; c’est
insidieusement que commence le mal produisant des symptômes presque
imperceptibles, d’autant moins perceptibles qu’ils n’accentuent qu’à peine
certains traits de caractères déjà présents chez le patient (du moins,
l’étaient-ils chez Bataille) : l’émotivité (Bataille a toujours été émotif),
l’égocentrisme et la puérilité (ne pouvait-on pas, en mauvaise part, tenir
l’esprit d’enfance de Bataille pour égocentrique et puéril avant même
qu’il fût malade) et l'anxiété dépressive (Bataille avait d'autres mots et
autrement tremblants pour désigner ce que la médecine tient pour
symptomatique: l'angoisse devant l’abîme.)
Plus gravement, se produit par la suite, un affaiblissement de l'activité
intellectuelle, affaiblissement partiel certes et momentané mais moralement
douloureux parce qu’y demeure longtemps liée la conscience déchirée de
la déchéance progressive (Bataille ne parlait-il pas prémonitoirement
d’une conscience qui sombre à l'intérieur d’une conscience qui se sait
sombrer ?), conscience encore pourvue de ses automatismes et des moyens
de l’autocritique.

Georges Bataille, d’année en année, souffrit beaucoup. Il connut de


violents troubles de la mémoire, des troubles d'orientation temporelle et

444
LA MORT A L'ŒUVRE

spatiale (il arriva vers la fin qu'il ne sût plus où il habitait) ; il connut
aussi des pertes de conscience brèves mais violentes où lui échappait tout
contrôle de lui-même (il ne semble pas qu'aucun des traitements prescrits
— l'héparine veineuse par exemple — améliorât sensiblement son état et
le fît souffrir moins). Les facultés peu à peu, et une à une, lui manquèrent.
Mais ce dont il souffrit le plus, ce fut de ne pas disposer jusqu’au bout
de la totalité de ses facultés intellectuelles (il est faux, en fait, que ces
facultés lui aient jamais tout à fait manqué. On le verra, il pensa sa mort
jusqu au bout et en des termes qui sont parmi les plus intenses qu’on ait
jamais trouvés. Ce dont il se plaindra c’est que son esprit fut soudain
sujet à de violentes autant que soudaines éclipses qui l’empêchèrent de
mener à bien de longues et d'assidues recherches).
A Hélène Cadou, avec la délicatesse et l’ironie qui étaient les siennes,
il disait que son esprit « se détricotait ». A Alexandre Kojève, dans une
lettre du 2 juin 1961, il avoua s’appliquer à penser ses déficiences elles-
mêmes (à penser la déchéance des moyens de sa pensée à défaut de
pouvoir encore vraiment penser) : « En partie, je suis réduit d’ailleurs à
réfléchir au délabrement au moins relatif de ma tête : je ne suis plus sûr
de disposer des quelques possibilités qui m’ont appartenu jadis » ( 1 ).
Auprès de son ami et médecin, Théodore Fraenkel et auprès de plusieurs
autres amis (Jean Piel, par exemple) il s’inquiéta de ne plus pouvoir écrire
qu’avec une extrême difficulté et une insupportable lenteur. Ce qui n’était
que trop vrai : il a mis près de trois années à écrire les 80 pages de
l’introduction à Gilles de Rais. Et Les larmes d’Eros ne traduisent pas
qu’une sensible baisse de ses capacités (l’écriture de Bataille y est
quelquefois déchirée, elle y est rarement éblouissante ; on y sent de quelle
nuit violente elle est le matin las, accablé). Ce livre lui demanda un effort
sur lui-même dont il recula mois après mois le terme (il mit deux ans et
demi à écrire un livre qu’il prévoyait de finir en quelques mois).
On peut cependant parler de cette maladie d’une toute autre façon,
et sans doute ne serait-elle pas moins vraie : de Dieu, Bataille voulut trop
souvent éprouver sur lui la mort, et, du monde qu’il a laissé, l’agonie,
pour qu’un jour la maladie ne l’inclinât pas doucement à connaître sur
lui, réellement, lentement, l’agonie au monde d’un homme sans Dieu. Il
ressentit soudain le double et complice effet de la chute du monde (c’est
tout le monde qui chute avec la mort d’un homme) dans l’abîme ouvert
par la mort de Dieu. Complice, car Bataille ne se rebella pas. Il était ce
qu’il avait voulu être : de la chair mortelle la vérité pitoyable et glorieuse.
La chair est la même qui jouit (la secousse sexuelle) et qui meurt. La
maladie est faite aussi d’instants et, comme ceux de l’érotisme, éveillants

(1) Brouillon de lettre à Alexandre Kojève, le 2 juin 1961.

445
GEORGES BATAILLE,

et suppliciants. Malade, Bataille n’était qu’un peu plus le monde dont il


avait voulu penser et sentir l’émerveillante et anéantissante vérité. Maurice
Blanchot le dit admirablement : « Il me semble depuis longtemps que les
difficultés nerveuses dont vous souffrez [...] ne sont que votre manière de
vivre authentiquement cette vérité, de vous maintenir au niveau de ce
malheur impersonnel qui est le monde en son fond » (2).
La maladie fut immédiate et bientôt violente ; elle ne fut cependant
pas telle qu’elle l’empêchât définitivement d’agir. Ces années correspondent
même, au contraire, avec la seule — et modeste — notoriété qu’il atteignit
jamais. La publication de Lascaux ou la naissance de l’art, en 1955, va
être à l’origine d’une série de conférences que lui-même prolongea aux
moyens d’importants articles (comme « La vallée de la Vézère ») où est
évidente sa lucidité intellectuelle.
En 1956, curieux raccourci de l’histoire littéraire et effet supplémen¬
taire de ses dédoublements, Bataille témoigna, lui, l’auteur inavoué de
plusieurs livres clandestins, au procès intenté à Jean-Jacques Pauvert
pour avoir édité quatre livres de D.A.F. de Sade (3). Sa déposition est
un modèle d’équivoque jésuitique : fascination réprouvée et justification
« scientifique » (c’est en philosophe que Bataille témoigne ; il a toujours
su parler le langage adéquat à qui l’écoutait chaque fois que l’occasion
le nécessitait — la nécessité était ici la relaxe de Pauvert et la libre
circulation des livres incriminés) : « Actuellement, nous ne devons retenir
que la possibilité de descendre par Sade dans une espèce d’abîme d'horreur,
abîme d’horreur que nous devons connaître, qu’il est en outre du devoir
en particulier de la philosophie — c’est ici la philosophie que je repré¬
sente (4) — de mettre en avant, d’éclairer et de faire connaître [...] J’estime
que pour quelqu’un qui veut aller jusqu’au fond de ce que signifie
l’homme, la lecture de Sade est non seulement recommandable mais
parfaitement nécessaire » (5).

(2) Maurice Blanchot. Lettre à Georges Bataille.


(3) Les 4 livres poursuivis étaient La philosophie dans le boudoir, La nouvelle
Justine, Juliette et Les 120 journées de Sodome. Les trois autres témoins de la
défense étaient Jean Paulhan, Jean Cocteau et André Breton avec lequel Bataille
était pour la première fois d’accord au sujet de Sade.
(4) Il est remarquable que cet écrivain qui témoigne librement pour les
œuvres d’un autre (mais qui aurait tout aussi bien pu témoigner pour lui-même :
Madame Edxvarda venait d'être réédité), le fait en philosophe lui qui n'a jamais
manqué — non sans exagération — de rappeler combien il n'était pas philosophe.
Il est remarquable qu’il choisit un tribunal pour le faire : ce qui ne dénote pas
seulement un très habile savoir de l’appropriation des langages, mais à part égale,
d’un humour véritable.
(5) Georges Bataille. L’affaire Sade par Maître Garçon, p. 56, J. J. Pauvert
éditeur.

446
LA MORT A L'ŒUVRE

L année 1957 est la dernière à témoigner d'une véritable présence


littéraire de Bataille et son sort a été si longtemps celui d’un inconnu
d un maudit ? — que c'est aussi la première. Trois livres paraîtront
presque simultanément chez trois éditeurs différents : La littérature et le
mal, aux Editions Gallimard ; L'érotisme, aux Éditions de Minuit, et Le
bleu du ciel, chez Jean-Jacques Pauvert (la question se pose de savoir
pourquoi Bataille a accepté que ce livre qu'il a si longtemps retenu dans
ses tiroirs vingt-deux ans — du jour où il accepta sa publication, il
accepta qu elle se fit sous son nom.) Pour la première fois, l’attention de
la grande presse est attirée : Le Figaro littéraire sous le titre « La littérature
est du côté du mal » consacre un court article à la réception organisée
au bar du Pont-Royal par les trois éditeurs réunis pour les 60 ans de
Georges Bataille (6).
L’entretien de Bataille avec Marguerite Duras, paru dans France
Observateur le 12 décembre 1957 (7) est important et révélateur d’un
rapport nouveau — ironique — de Bataille à ce qu’il imaginait pouvoir
être dit et être entendu. Cette ironie est d’autant plus singulière et
significative qu'on sait quel sérieux est le sien jusque dans les moindres
circonstances et quels que soient ses interlocuteurs (8). A Marguerite
Duras qui lui demande s’il pourrait exister une. « apparence extérieure »
signifiant la souveraineté, il répond que la « vache dans un pré » lui paraît
assez bien convenir. De Dieu qu’elle le prie d’évoquer, il répond qu’il se
fait une idée analogue à celle d’un « vaudeville à situations genre Leydeau. »
(sans, précise-t-il, pour qu'il en rie, qu’il ait besoin que Dieu lui joue les
mêmes tours que les personnages de Leydeau). Plus sérieusement, il dit
ceci qu’on n’entend généralement que mal : « Je ne suis pas un être qui
vit dans l’espoir. Je n’ai jamais compris comment on pouvait se tuer par
manque d’espoir » (plus importante est la compréhension que l’espérance

(6) L’article du Figaro littéraire parut le 12 octobre 1957. Il est signé de


Pierre Mazara qui le termine ainsi : « Georges Bataille a signé le plus fructueux
des pactes avec le mal. Pardon ! avec la littérature ». Il semble que ce soit
J. J. Pauvert qui soit l’instigateur de cette réception anniversaire. De toute sa vie,
c’est le seul « honneur » littéraire qui ait jamais été fait à Georges Bataille. Est-
il besoin de rappeler que s’il fut membre de deux prix littéraires, Le prix des
critiques et Le prix de mai, il n'en reçut aucun pour aucun de ses livres ?.
(7) C’est, en tout et pour tout, le troisième entretien de Bataille avec un
journaliste. Le premier est vieux de dix ans. En 1947, il avait répondu dans le
Figaro littéraire à l’intérêt suscité par le prix décerné à la revue Critique.
(8) C’est une chose qu’on n’a peut-être pas assez remarqué que l’humour de
Bataille. Le rire n’a certes que peu à voir avec l’humour, moins encore avec
l’ironie. On ne se tromperait cependant que peu en prétendant qu'il use du
sarcasme froid dans les réponses qu’il apporte aux questions.

447
GEORGES BATAILLE,

touchant l’avenir) ; et de Dieu, qui, par contre, s’il existait devrait être
dans un désespoir qu’aucun homme n’a le pouvoir d’imaginer (un désespoir
tel qu’il serait justifié, Lui, de se suicider) : « Se mettre dans la situation
de Dieu est une situation tellement pénible qu’être Dieu est l’équivalent
du supplice. Car cela suppose qu’on est d’accord avec tout ce qui est ;
d’accord avec le pire » (cette phrase n’est pas que sarcastique : c’est à
être d’accord avec tout ce qui est, y compris le pire, c’est à dire Oui que
s’est toute sa vie efforcé Bataille. Le supplice qu’il souffre serait celui
qu’aurait souffert Dieu, s’il n’était pas mort à temps, si Nietzsche ne
L’avait pas fait mourir avant qu’il y eût Auschwitz).
Un entretien télévisé, le 21 mai 1958, consacra et mit un terme à
cette première et modeste notoriété (9) : avec Pierre Dumayet, dans le
cadre de l’émission Lectures pour tous. Bataille y parut calme et beau,
scandaleux (pour l’époque) sous des dehors absolument sereins, (cette
façon qu’il eut de dire le pire avec innocence, n’appartint qu’à lui). Il
parla de la littérature et de ce qu’elle a « d’essentiellement puéril » et
d’enfantin. Puérilité que la littérature a en commun avec l’érotisme : « Il
me semble qu’il est très important d’apercevoir le caractère enfantin de
l’érotisme ». A l’évidence. Bataille n’a qu’assez peu le souci de démontrer
que l’érotisme est innocent au sens où la morale voudrait l’entendre. De
l’enfance, il a la cruelle innocence, une innocence noire. Il faut, pour le
comprendre, penser à ce que Bataille disait de Gilles de Rais : « Nous ne
pouvons nier la monstruosité de l’enfance. Combien de fois, les enfants,
s’ils pouvaient, seraient des Gilles de Rais ». C’est à l’enfance monstrueu¬
sement heureuse que pense Bataille, à l’enfance qui n'a pour limites que
celles que lui fait la loi. Et c’est parce qu’elle est liée à l’enfance qu’est
dangereuse la littérature ; c’est parce qu’elle est en nous la partie ouverte
à l’enfance qu’il est essentiel pour nous d’en « affronter le danger », et
qu’il est essentiel, par elle, d’« apercevoir le pire ».
C’était la première « télévision » de Georges Bataille ; ce fut aussi la
dernière. Il était trop fatigué pour se souvenir de ce qu'il y avait trouvé
l’occasion de dire (il est pourtant d’une clarté sans faille) ; sortant du
studio d’enregistrement, il se souvint seulement qu’il avait parlé de la
polygamie. Ce qui suffit à le mettre en joie. Il n’était cependant pas si
fatigué qu’il n’eut un ultime grand projet : celui d’une revue nouvelle.
Maurice Girodias, le premier éditeur de Critique, offrit à celui qui était
devenu entre temps l’auteur de L’érotisme de créer une revue érotique.
On pourrait ranger le projet de cette revue parmi les projets avortés de

(9) La revue la Ciguë consacra en 1958 son premier et unique numéro à


Georges Bataille. René Char, Marguerite Duras, Louis-René des Forêts, Michel
Leiris, Jean Fautrier, André Masson, André Malraux et Jean Wahl collaborèrent
à cet hommage.

448
LA MORT A L 'ŒUVRE

Bataille (ils ne manquent pas) et n'en pas tenir davantage compte.


L'attention s'impose cependant. Elle s'impose parce qu'à l'évidence c’est
le dernier grand projet de Bataille : il y consacra une année de travail ;
surtout, il y rassembla la plupart des thèmes qui avaient toute sa vie été
les siens. Ces thèmes apparaissent dans une liste indicative des sujets
prévus d'être traités : les interdits sexuels, le mariage, l’orgie rituelle, les
sabbats, la prostitution sacrée et la basse prostitution, l'érotisme et la
mort ; propreté, saleté, beauté, nudité et parure ; psychopathologie ;
l'érotisme et l'« instinct de mort » ; etc. Tout ce que Bataille a pensé de
l’érotisme depuis qu'en 1928 il ajouta à Histoire de l’œil un épilogue
analytique (Coïncidences) et tout ce que, de 1927 à 1930, sous le titre de
L'œil pinéal et sous celui de la revue Documents il mit en jeu, se retrouve
ici, trente ans plus tard, avec une force à peine moindre. Cette phrase
écrite en 1957 pour présenter ce projet aurait pu l’être dans Documents ;
elle en a l'agressive et sombre détermination : « Du berceau au lit
mortuaire, la sexualité est la base d’une agitation que la naïveté de la
pensée commune, imbue d'idéalisme, méconnaît » (10). Une agitation que
l’idéalisme s’obstine à méconnaître parce qu'il ne veut pas en voir le
caractère tragique et sacré : « L’érotisme ouvre un abîme. Vouloir en
éclairer la profondeur exige en même temps qu’une grande résolution et
qu'une calme lucidité, la conscience de tout ce qu’une intention si contraire
au sommeil général met en jeu : c’est certainement le plus horrible, et
c’est aussi le plus sacré » (11).
Cette revue eut un titre : Genèse (d’autres furent envisagés, L’écharde,
Innocence, Sphynx et Transgression) ; sa périodicité devait être trimestrielle
(il fut un temps question que sa périodicité fût bi-mensuelle) ; elle devait
paraître simultanément en langue française et en langue anglaise ; une
équipe et, nous le verrons, des sommaires furent établis qui donnent assez
nettement à imaginer ce que Genèse aurait été et combien, avec des
hommes différents, et en plus « autorisée » peut-être (les scientifiques n’y
manquent pas), Genèse aurait pu constituer une suite à Documents dont
Bataille et Leiris ne cachaient pas avoir gardé la nostalgie (12). Cette
équipe devait avoir trois hommes à sa tête : Maurice Girodias qui en

(10) « La signification de l’érotisme». Inédit publié avec un dossier de la


revue Genèse présenté par Jean-Pierre Le Bouler et Dominique Rabourdin, Revue
de la Bibliothèque Nationale, n° 17, Automne 1985.
(11) Ibid. Genèse eut un papier en-tête; celui-ci indique: Genèse, revue
trimestrielle, la sexualité dans la biologie, la psychologie, la psychanalyse,
l’ethnologie, l’histoire des mœurs, l’histoire des religions, l’histoire des idées, dans
l’art, la poésie, la littérature.
(12) Comme Documents, d’ailleurs. Genèse aurait compté plusieurs anciens
surréalistes dans ses rangs.

449
GEORGES BATAILLE,

aurait été l'éditeur et aussi le financier (ce qui ne sera pas, pour finir,
sans grandement compter), Georges Bataille qui, étant l'inspirateur du
projet l'aurait dirigée (13) et Patrick Waldberg avec lequel nous avons
vu que Bataille fut lié avant-guerre quand, celui-ci, participant à la
communauté d'Acéphale, s’installa pour plusieurs mois dans la maison
de Saint-Germain-en-Laye, et qui en aurait été le rédacteur en chef.
Bataille demeurant en 1957 à Orléans, c'est à l'abondante correspondance
qu'échangèrent Bataille et Waldberg que nous devons de connaître
quelques éléments des sommaires envisagés et les noms des collaborateurs
pressentis : Robert Lebel (« Essai de déchiffrement de l’image inconsciente
dans un tableau non-figuratif »), René Leibowitz (« Y a-t-il une musique
érotique ? »), Man Ray (un article sur le visage féminin et quelques photos
inédites), Edouard Glissant, Pascal Pia, Alfred Métraux (un article sur
l’obscénité et la mort), Gilbert Lely, Michel Leiris, etc. (14).
Genèse demanda une année d’élaboration ; une année où les différends
entre Maurice Girodias et Georges Bataille allèrent s’aggravant. Différends
qui tous portèrent, moins sur l’orientation même de la revue, que sur la
crainte que nourrissait Girodias, qu’elle n’intéressât pas et ne trouvât pas
assez de lecteurs. Dans une lettre du 11 août 1958, Girodias se félicite de
ce que ce qu'il appelle le côté « sérieux » de la revue ait été assuré, mais
il s’inquiète de ce qu’ait été « gravement négligé » ce qui était susceptible
de faire « son attrait pour le lecteur moyen » (par moyen, précise-t-il, il
convient d’entendre « médiocre »). Il semble qu'il ait été bientôt plus
explicite auprès de Patrick Waldberg : il aurait voulu que Genèse comportât
davantage « d’images véhémentes » et, par là, séduisît la « clientelèle des
pervers ». A quoi Waldberg comme Bataille ne consentirent pas. Le 6
décembre 1958, Maurice Girodias mit un terme au dernier grand projet
de Bataille. Les larmes d’Eros que celui-ci commença d’écrire au même
moment en reprit en quelque sorte l'enjeu quoique réduit à ce que, seul
(il semble décidément que la solitude n’ait pas été évitable) il pouvait en
mesurer.
« C’est alors que nous avons pu mesurer le courage de cet homme
qui, torturé dans son corps et son esprit, nous offrait chaque matin le
visage le plus attentif et le plus constamment égal à lui-même [...] Il

(13) Une lettre de Maurice Girodias à Georges Bataille du 11 août 1958


indique combien sa direction risquait d’être assujettie : « La direction de la revue
vous incombera, mais je tiens à ce que nous décidions d'un commun accord tout
ce qui touchera à l’orientation générale de la revue, et au choix des articles
principaux ».
(14) Des lettres inédites d’Artaud (transmises par Paule Thévenin), un texte
inédit de Samuel Beckett (traduit par Pierre Leyris), des extraits de Yves Bonnefoy,
Rimbaud par lui-même, étaient également prévus.

450
LA MORT A L'ŒUVRE

s éloignait pourtant de nous peu à peu, s’excusant presque, comme d’un


manque ou d'une maladresse, de cette absence qui le dérobait à lui-
même» (15). Georges Bataille voulut voir comment on meurt. Il voulut
savoir comment le corps s effondre, et comment, dans un corps, une
conscience s'effondre. Il voulut savoir comment la pensée, à l'intérieur
d elle-même, fait naufrage, « c’est-à-dire dans une pensée où subsiste la
conscience de sombrer », dans une pensée sombrant et n'est-ce pas
l’impossible ? — se regardant sombrer. Georges Bataille s’est toute sa vie
exalté à l'idée de la pensée de la mort (cet instant les réduisant tous à
lui-même. L instant de la mort est le seul de tous les instants qui soit
absolu). L'exalte aujourd'hui — c'est une exaltation noire, tragique la
mort de la pensée. La pensée de la mort, arrivée à ce point de la plus
exténuée des méditations, n'est que le plus intolérable (et le plus ultime)
de la pensée du non-savoir. Il y a dorénavant plus éblouissant que ne pas
savoir, il y a plus éblouissant que mourir : il y a la mort de la pensée. Ce
n est pas un paradoxe de plus : la mort de la pensée porte plus loin la
connaissance. Le plus que puisse « connaître » une connaissance, son
impossible, c'est son effondrement. Un effondrement soudain, qui coïn¬
ciderait avec la simple mort physique, empêche de connaître de la mort,
ce quelle est. Comparable à l'expérience que fait l'âme de Dieu, la pensée
peut, un instant par avance impossible et dérobé, faire l’expérience de la
mort (16). Et pour qui, comme Bataille a aimé la mort (n’est-ce pas
singulier : peut-on, sans être fou, aimer la mort ; peut-on aimer la vie au
point d’aimer autant qu'elle — non par faiblesse, non par exténuation
— sa limite ?), se sentir sombrer n’est pas moins extasiant : « Si la mort
de la pensée est poussée jusqu'au point où elle est suffisamment pensée
morte pour n’être plus ni désespérée, ni angoissée, il n’y a plus de différence
entre la mort de la pensée et l’extase » (17).
Souvent les hommes malades s’immobilisent : attendent-ils que la
mort les saisissent couchés ? Bataille, au contraire, va se déplacer beaucoup
les trois dernières années de sa vie. Des déplacements malades, certes,
dont il dut mesurer, au jour le jour, comme d’autant de stations dans cet
effondrement de la conscience, le sens ; un jour, l’amélioration de son état
(significativement, il en juge par la possibilité qui lui est soudain redonnée
d’associer ses idées et d'écrire) put le convaincre de ce que celui-ci n’avait
rien de fatal. Un autre jour, son aggravation put l’accabler (les textes en
cours pouvaient rester ainsi longtemps en l'état ; pire les corrections

(15) Hélène Cadou.


(16) La pensée de la mort s’appuie sur la représentation de la mort d'autrui ;
la mort de la pensée n’est ni représentative, ni extérieure. D'elle, il est fait une
expérience, irréductiblement intérieure et personnelle.
(17) OC VIII, 205. « L'enseignement de la mort ». Conférence.

451
GEORGES BATAILLE,

l’aggravaient) ; mais accablé ou non son état cependant « l’enchantait » :


« sale » est la mort, mais pour cette raison, divine aussi. Il séjourna
quelquefois aux Sables d’Olonnes (quai Wilson), quelquefois à Vézelay
où il aimait revenir ; le plus souvent à Fontenay-le-Comte chez le moins
connu et le plus obligeant de ses amis d’après-guerre, Jean Costa (Jean
Costa que ceux qui l’ont connu décrivent comme un homme d’une grande
délicatesse (18)). Le dernier voyage qu’il entreprit le fit séjourner chez
Patrick Waldberg à Seillans, dans le Var, au mois d’août 1960.
Ce séjour ne fut pourtant pas le dernier voyage de Bataille. Il en
entreprit un autre qui, si la maladie n’avait pas été là et si elle n’avait
pas été telle, aurait pu correspondre avec la fin de l’exil (c’est le mot
qu’employa Bataille lui-même) que les circonstances lui ont fait connaître
depuis la fin de la guerre. Le 1er février 1962 il demanda à Julien Cain,
directeur des Bibliothèques mais aussi son ami, de revenir travailler à la
Bibliothèque Nationale. Cette demande est symbolique, autant qu’aucun
de ses livres, de la vie qu’a dû mener Bataille : à 65 ans, gravement
malade, il est dans l’obligation de travailler. Rien de ce qu’il a écrit
jusqu’ici ne lui a donné les moyens de se consacrer à son œuvre (19).
Cette demande acceptée, Bataille quitta Orléans et s’installa dans le
dernier des appartements où il vécut, rue Saint-Sulpice (20). Il n’y vivra
guère plus que quelques mois. Le 8 juillet, au matin, en la présence d’un
ami, Jacques Pimpanneau Georges Bataille mourut (21). En un instant,
une dernière fois et définitivement souverain.
Dans le petit cimetière du village où il vécut le plus longtemps et

(18) C’est chez Jean Costa et son épouse que fut élevée la fille de Georges
et Diane Bataille, Julie, dès que l’état de son père nécessita qu’elle fût éloignée.
(19) En 1961, parut la réédition du Coupable, aux Editions Gallimard,
augmentée de la version définitive de L'alleluiah : Le coupable, « cet ouvrage dont
l’ambition démesurée est sans doute elle-même une malédiction ».
(20) L’amitié la plus émouvante secourut celui qui mourait dans l’indifférence
de tous ; le 17 mars 1961 fut organisée à l’hôtel Drouot, présidée par maître
Maurice Rheims, une mise aux enchères de peintures, d’aquarelles et de dessins
vendus par leurs auteurs au profit de Georges Bataille. Furent parmi les donataires
Arp, Bazaine, Ernst, Fautrier, Giacometti, Masson, Michaux, Miro, Picasso,
Vieira da Silva, Tanguy, etc. Le bénéfice de cette vente permit l’acquisition du
nouvel appartement parisien, « ...dans le quartier même que j’ai presque toujours
habité, rue Saint-Sulpice et qui sera, ce qui était pour moi impensable, aussi
agréable que celui que j’avais rue de Lille au moment où j’ai dû en quelque sorte
m’exiler ». (Brouillon de lettre à Maître Maurice Rheims, président de la vente).
(21) Diane Bataille était en effet exceptionnellement absente. Elle était partie
conduire leur fille, Julie, en Angleterre, dans sa famille, pour les vacances d’été.
(22) Georges Bataille est mort sans laisser de dispositions testamentaires. Il
fut inhumé civilement.

452
LA MORT A L 'ŒUVRE

qu il aima le plus, à Vézelay, il n'y eut que des paysans pour l’accom¬
pagner (22). Une simple dalle, sombre, sans autre inscription que celle-
ci, à peine lisible :

GEORGES BATAILLE
1897-1962

« Ces matières où grouillent les œufs, les germes et les vers ne nous
serrent pas seulement, mais nous lèvent le cœur. La mort n’est pas réduite
à l’amer anéantissement de l’être — de tout ce que je suis, qui attend
d'être encore, dont le sens même, plutôt que d’être, est d’attendre d’être
(comme si nous ne recevions jamais Y être authentiquement, mais seulement
l'attente de l'être, qui sera et n'est pas, comme si nous n’étions pas la
présence que nous sommes, mais l’avenir que nous serons et ne sommes
pas) : c’est aussi ce naufrage dans le nauséeux. Je retrouverai l’abjecte
nature et la purulence de la vie anonyme, infinie, qui s’étend comme la
nuit, qu’est la mort. Un jour ce monde vivant pullulera dans ma bouche
morte » (23).

(23) OC VIII, L’histoire de l’érotisme, 70.


A LA FIN ÉTAIT L’INACHÈVEMENT

Il serait vain, avec Bataille, de parler d’écrits testamentaires. Vain


parce que c’est l’évidence qu’il n’y a pas d’écrits de Bataille (au sens où
seule la mort leur est une limite) qui ne soit par nature testamentaire.
Bataille a toute sa vie écrit yeux ouverts sur la mort, en pensant l’angoisse
et en pensant l’extase ; enfiévré, fasciné par elle. Ce ne sont pas la maladie
ni l’imminence de sa mort qui peuvent l'avoir placé dans l’obligation de
penser ce que sa vie lui aurait permis de fuir : il est, à soixante-quatre ans,
le même qu’à quarante.
Vain pour cette autre raison que Bataille ne pense pas qu’il puisse y
avoir rien de définitif, qu’il puisse rien achever. Il n'a pas écrit de livres
qu’il n’ait voulu, d’une façon ou d’une autre, déplacer, reprendre ou
réécrire... Il ne peut donc pas y avoir chez lui, survenu avec la maladie,
rien qui prétende donner à sa pensée une fin (1). La mort n’achève rien :
elle prolonge l'inachèvement.
Il n’appartenait qu’à ceux qui allaient lui survivre de savoir que cet
inachèvement avait trouvé sa fin. Que le silence s’étant fait, le désordre
où il laissait ses noms (2), ses papiers (3) et le monde, aucun nouveau
désordre ne viendrait les changer (leur ajouter ou leur retrancher quoi
que ce soit). Ce qu’il avait dit et écrit immédiatement avant (à cet instant
de cécité soudaine, de « pas au-delà »), prenait le sens trompeur de ce
qu’il convenait enfin et définitivement de savoir de lui, porté, haussé à
cet état d’extrême intensité de l’instant pur parce qu’anéantissant : de
l’instant éveillant.
Un an avant sa mort, en mars 1961, Georges Bataille accorda à
Madeleine Chapsal pour L'Express un long entretien qui lui offrit
l’occasion de faire un bilan simplifié des thèmes de sa vie et de son œuvre
(il est peu d’écrivains pour qui ils soient moins distincts). Et, singulière -

(1) « Mort, pensée, à ce point proches que, pensant, nous mourons, si


mourant nous nous dispensons de penser : toute pensée serait mortelle ; toute
pensée, dernière pensée ». Maurice Blanchot. Le pas au-delà, p. 7. Gallimard.
(2) Il ne faut pas l’oublier : Georges Bataille mourant, mouraient aussi Pierre
Angélique, Louis Trente et Lord Auch. Bataille s’était abstenu de les « tuer » en
révélant qu’ils n’avaient été que ses ombres ou ses doubles.
(3) On ne doit pas être très loin de la vérité en évaluant à près de la moitié
de la totalité de ses écrits la part inédite à sa mort. C'est grâce au considérable
travail de mise en ordre de Thadée Klossowski qu’a pu être entreprise la publication
des Œuvres Complètes.

454
LA MORT A L'ŒUVRE

ment, ce bilan (mais le mot est impropre : il évoque l'achèvement ; mieux


vaudrait parler d'état), par son inévitable simplification, réduit les signes
sous lesquels cette vie et cette œuvre n’ont pas cessé de se placer comme
sous une dure lumière à leur plus tranchante incandescence.
Parle-t-il de l'érotisme, il dit, et ce n'est pas la moindre des surprises,
que c’est une expérience intérieure. Il n’a pas fait jusque-là que s’en
garder, il les a toujours clairement distingués. L'érotisme est une expérience
intérieure car il est « la voie la plus puissante pour entrer dans l’instant ».
Il est la seule chose sur laquelle l'avenir n'ait pas de prise : il dépense, il
gaspille, il enfièvre, non sans qu’il ne faille faire la part de l’allégresse
auquel on l'associe niaisement et de ce qu'il « peut apporter d’infiniment
pénible, d’infiniment douloureux ».
De la même façon que l’allégresse et l’angoisse déchirent l'érotisme
(que penser d'un érotisme qui n'est ni seulement désirable, ni seulement
repoussant, mais les deux ?), elles déchirent le rire : « Il y a dans le fait
de rire de soi un épanouissement dont le fondement est en somme un
effondrement ». La même rupture y est à l’œuvre, intensifiant l’état
d'hilarité et l'état érotique, la même rupture provoquant l’extase (la
communication) et l'effondrement (le rire est le fond des mondes). Le rire
est le fond des mondes. Bataille le disait déjà en 1920, mais l’a-t-il jamais
dit plus simplement et plus cruellement ? H est le fond des mondes parce
qu’il est la plus profonde équivoque : « ... l’équivoque humaine est qu’on
pleure de la mort, mais que lorsqu’on rit, on ne sait pas qu’on rit de la
mort ». Sa cruauté est extrême (si extrême qu’il paraît hésiter. C’est le
NO de Don Juan au « vieil infatué ») : « ...Je vais peut-être me vanter,
mais la mort est ce qui me paraît le plus risible au monde ». Ce n’est pas
qu’il ne puisse pas en avoir peur (la mort est sur lui au moment où il
parle), mais de la peur de la mort seul délivre le rire, seul le rire la rend
légère, le rire dit Oui parce que, comme l'érotisme, il est la plus profonde
approbation de la vie, jusque dans la mort : « Il me semble qu’il s’est
d’abord agi pour moi d'avaler la mort sous son côté le plus terrible sans
me laisser impressionner assez pour ne pas en rire. Il s’agit bien là de
quelque chose qui est nettement athée, parce qu’on ne peut pas rire de
la mort en présence d’un Dieu qui est un juge ». La mort est elle-même
tout. Elle est de Dieu le vide profond laissé par Sa mort. Mourant à son
tour, Bataille ne fait que gagner, mais définitivement, la place que celui-
ci a laissé : « C’est de cette place vide que j’ai voulu parler ». Mourant,
c’est depuis cette place vide qu’il va désormais se taire.
Il faudrait pouvoir tout citer de cet entretien (4) ; citer ce que Bataille

(4) Cet entretien est repris dans Madeleine Chapsal. Quinze écrivains(Julliard,
1963) et Les écrivains en personne (U.G.E. 10/18, 1973). Toutes les citations qui
précèdent en sont extraites.

455
GEORGES BATAILLE,

dit, pour finir, du désordre (« Je dirais volontiers que ce dont je suis le


plus fier, c’est d’avoir brouillé les cartes... c’est-à-dire d’avoir associé la
façon de rire la plus turbulente et la plus choquante, la plus scandaleuse,
avec l’esprit religieux le plus profond » (5)), de la fièvre et de la rage. De
la rage surtout qu’il faut entendre aussi comme ce par quoi Bataille solde
tout ce qu’il a pensé et entrepris politiquement, une rage dont la nature
est telle que rien ne peut prétendre l’apaiser, ni l’épuiser, une « rage contre
l’état des choses existant. Une rage contre la vie telle qu’elle est... Il est
très clair que n’importe comment, quel que soit le genre de société que
nous ayons, à la limite, cette rage se retrouvera toujours, parce que je ne
crois pas qu’on puisse atteindre un état de choses tel qu’il permettrait de
venir à bout de cette rage » (6).
L’enjeu était d’être Dieu : c’était être Dieu que vouloir penser ce que
Lui était mort de n’avoir pas pu penser. Et Bataille va maintenant mourir
à son tour. La mort l’a toute sa vie érigé, elle l’a toute sa vie enragé.
Comme Don Juan dit NO au « vieil infatué ». Bataille en mourant dit
Oui à la mort, oui à la lassitude, oui à l’impuissance pour finir qu’il y a
d’être Dieu et il n’y a pas moins de rage à dire oui que non, il y a
seulement, par surcroît, le sentiment d’une triomphale approbation à
l’ordre déchiré, tragique du monde :
« Sentiment d’une audace suivi d’un échec. Mais cet échec n’était
pas inévitable. Non que j'attribue mon échec à mon seul vieillissement.
Quelque chose, sans doute, est plus essentiel. Je ne serais pas en un sens
à la mesure d’une extrême ambition. Elle peut s'interpréter de trois
manières. Ou je n’ai pas l’étoffe ; moi, ou personne ne l’a, ou encore,
vieilli, je n’ai plus l’étoffe que j’aurais eu — que j’aurais eu du moins si
j’avais travaillé... Mais j’aime la mort : à l’idée de mourir, ce que j’imagine
n’est pas l’échec » (7).

« Il n’y a pas l’échec il y a la mort


qui n’est pas l’échec
Une mort fougueuse mais non
rageuse, heureuse même, le contraire de l’échec » (8).

(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7 et 8) Ces lignes très émouvantes sont parmi les dernières qu’aient écrites
Bataille. Elles sont tirées d’un carnet intitulé par lui-même Hors les larmes d'Eros.
Inédites à ce jour, elles seront publiées dans le tome XI des Œuvres Complètes.

456
LA MORT A L’ŒUVRE

« Il me semble qu’il est important d’apercevoir ce qui manque dans


le monde, je sais qu on peut tout simplement dire que ça ne manque pas,
puisqu'on peut s’en passer, mais cela n’est pas vrai pour tous : il y a
certaines gens pour lesquelles le souvenir de ce que Dieu a représenté...
Il faut que je fasse attention, je crois que je peux dire ici des bêtises, c’est-
à-dire des choses très lourdes, mais enfin il me semble que l’on peut
apercevoir ce que Nietzsche a exprimé par la formule de la mort de Dieu.
Pour Nietzsche, ce qu il a appelé la mort de Dieu laissait un vide terrible,
quelque chose de vertigineux, presque, et de difficilement supportable’
Au fond c'est à peu près ce qui arrive la première fois qu’on prend
conscience de ce que signifie, de ce qu’implique la mort : tout ce qu’on
est se révèle fragile et périssable, ce sur quoi nous basons tous les calculs
de notre existence est destiné à se dissoudre dans une espèce de brume
inconsistante... Est-ce que ma phrase est finie ?
— Je crois.
G. B. — Si elle n’est pas finie, cela n’exprimerait pas mal ce que j'ai
voulu dire... » (9).

octobre 1986 - mars 1987

(9) Entretien avec Madeleine Chapsal. Op., cit., 20.


ARBRE GENEALOGIQUE
CHRONOLOGIES
CHRONOLOGIES

GEORGES BATAILLE GÉNÉRALE

1897 1897

Naissance à Billom. Puy-de-Dôme, le Hubert et Mauss : Essai sur la nature et la


10 septembre, au 31, avenue Vietor-Cohalion fonction du sacrifice. Année Sociologique
(?), entre la porte des Boucheries et l’église, en (1897-1898).
bordure de la ville, de Georges, Albert, Maurice, Havelock Ellis : Studies of the psychology
Victor Bataille. Son père, Joseph-Aristide Ba¬ of sex.
taille, syphilitique, est aveugle. Né le 16 juillet André Gide : Les Nourritures Terrestres.
1853 à Gajan (Ariège), il fut successivement Rachilde : Les Hors-nature.
économe de collège, employé de maison centrale Naissance d'Aragon et de Philippe Sou-
(à Melun) et receveur buraliste. Entama sans pault.
les achever des études de médecine. Épousa le
6 novembre 1888 Marie-Antoinette Tournadre, 1898
future mère de G. B., née à Riom-ès-Montagnes
(Cantal) le 7 mars 1868. Un premier enfant est Mort de Mallarmé.
né de ce mariage : Martial-Alphonse Bataille,
à Cunlhat (Puy-de-Dôme) en 1890, de sept ans
l'aîné de Georges.
Arrière-grands-parents paternels :
Jean-Pierre Bataille, né en juillet 1762, au¬
bergiste, époux de Jeanne-Marie Pons, et Jean
Ribière, né vers 1768, maître-maçon, époux
d’Antoinette Constant.
Arrière-grands-parents maternels :
Antoine Tournadre (1805-1858), époux de
Marie-Anne Pons (1812-1841), et Guillaume
Basset, né en 1816, époux d'Antoinette Tour¬
nadre, née en 1822.
Grands-parents paternels :
Jean-Martial Bataille, né le 1" juillet 1815
à Prat-et-Bonrepaux (Ariège), officier de santé
et instituteur, époux de Louise Ribière, née en
1826 à Aydat-la-Garandie (Puy-de-Dôme), ins¬
titutrice. Leur mariage eut lieu le 8 juin 1847
à Paris.

461
GEORGES BATAILLE,

Grands-parents maternels :
Antoine Tournadre, né le 10 mai 1841, époux
d'Anne Basset, née le 25 janvier 1844. Tous
deux natifs de Riom-ès-Montagnes.
Jean-Martial et Louise Bataille, grands-pa¬
rents paternels, Antoine et Anne Tournadre,
grands-parents maternels, eurent respective¬
ment deux garçons : Joseph-Aristide et Al¬
phonse, et deux filles : Marie-Antoinette et
Antoinette-Aglaée.
Joseph-Aristide Bataille épousa Marie-An¬
toinette Tournadre.
Alphonse Bataille épousa Antoinette-Aglaée
Tournadre.
Du premier de ces mariages naquirent Mar¬
tial et Georges Bataille.
Du second, Victor et Marie-Louise Bataille,
cousins germains ; leurs grands-parents pater¬
nels et maternels sont les mêmes.
Martial Bataille, journaliste (au Figaro, ser¬
vice politique internationale), épousa Paulette
Bataille. Pas d'enfant.
Victor Bataille, avocat, épousa Geneviève
Rocca. Un fils, Michel Bataille, écrivain.
Marie-Louise Bataille, traductrice et histo¬
rienne de l'art, célibataire, sans enfant.
Existe dans l’ascendance patrilinéaire de
Georges Bataille un Martial-Eugène Bataille
(selon toute vraisemblance son grand-oncle,
1814-1878), auteur d’une plaquette publiée à
Clermont-Ferrand en 1848 sous le titre : Quel¬
ques mots du peuple français au gouvernement
nouveau.
G. B. ne vécut que peu à Billom. Sans doute
jusqu'à trois ou quatre ans. N’y revint vraisem¬
blablement jamais. Son père vécut à La Garan-
die, à mi-chemin entre Clermont-Ferrand et le
Mont-Dore, non loin du lac d'Aydat, village
« construit sans arbres, sans église, sur la pente
d’un cratère, simple amas de maisons dans un
paysage démoniaque », entre le Puy-de-l’Enfer
et le Puy-de-la-Rodde.

1900 1900

Le 18 janvier, mort de Jean-Martial Bataille Fondation du Parti populaire chinois Sun


(son grand-père paternel). Joseph-Aristide (son Yat Sen.
père, syphilitique et aveugle) est atteint de Mort de Friedrich Nietzsche.
paralysie générale ; perd l'usage de ses Naissance de Robert Desnos, René Crevel
membres. et Yves Tanguy.
Sigmund Freud : L'Interprétation des rêves.
Exposition universelle.

462
LA MORT A L'ŒUVRE

1901-1912 1902

Joseph-Aristide, son épouse Marie-Antoi¬ Mort d'Émile Zola.


nette et leurs deux fils, Martial et Georges, Jean Jaurès fonde L’Humanité.
s’installent à Reims, 69 ter, rue du Faubourg-
Cérès (aujourd'hui avenue Jean-Jaurès).
1904
Georges est inscrit au lycée de garçons de
Reims. Commence là sa scolarité. 11 l'y pour¬ Naissance de Salvador Dali.
suivra jusqu'en janvier 1913. Ce lycée, aujour¬
d'hui Georges-Clemenceau du nom de la rue où
il se trouve, eut pour élèves, avant lui, Paul 1905
Fort et, après lui, René Daumal, Roger Gilbert- Séparation de l’Église et de l’État.
Lecomte et Roger Caillois (né en 1913). Il fut Constitution de la S.F.I.O.
récemment question que ce lycée prît le nom de Réhabilitation du capitaine Dreyfus.
ce dernier. Sigmund Freud : Trois essais sur la sexualité.
« Très mauvais élève » dit-il de lui-même :
« A 13 |?) ans toutefois, je demandais à un
camarade quel était, de l'étude, le plus pares¬ 1907
seux, c'était moi ; mais de tout le lycée, moi Pablo Picasso: Les demoiselles d'Avignon.
encore. » Paresseux et dissipé : « Je passais Mort de Joris-Karl Huysmans et Alfred
toute une classe à badigeonner d’encre avec Jarry.
mon porte-plume mon voisin du devant. Je ne
puis me tromper aujourd'hui sur le sentiment
qui m'inspirait. Le scandale qui en résulta 1909
interrompit une béatitude du plus mauvais
Création de La Nouvelle Revue Française.
aloi. » Et insolent : « J’étais certain qu’un jour,
moi, parce qu’une insolence heureuse me portait,
je devrais tout renverser, de toute nécessité tout 1911
renverser. »
Début de la révolution chinoise.
Passe ses étés à Riom-ès-Montagnes.
A sa demande est (ou devient) pensionnaire,
fuyant une situation familiale se dégradant : un 1912
père tout à fait infirme, soufTrant « à hurler »,
« fou », ajoutera-t-il, une mère vivant un cal¬ Miguel de Unamuno : Sentiment tragique
vaire. Sur cette situation, les témoignages des de la vie.
deux frères, quoique se contestant sur certains
points, concordent : « Je puis te dire que, de ce
qui est en question, d’abord, je suis sorti dé¬
traqué pour la vie ... Ce qui est arrivé il y a
cinquante ans me fait encore trembler. »
(Georges Bataille). « J’ai passé auprès de nos
parents des jours et des jours qui n’étaient que
chagrin et désespoir. C’est inimaginable, car
j’ai vu ce que tu n’as pas vu, ce que personne
n’a vu. Des événements qu’on ne connaît pas et
dont on n’a jamais soupçonné l’existence. »
(Martial Bataille). (Correspondance échangée
en 1961, plus de cinquante ans après les faits.)
C’est de Reims que date le plus ancien de ses
souvenirs. Celui d’un rêve : descente à la cave
profonde de l’habitation rémoise par des couloirs
et des escaliers « à la Piranèse » (ceux-ci étaient
réels), et avances sexuelles faites par le père.
Ne se rend que tard dans sa vie à l’évidence

463
GEORGES BATAILLE,

que ce souvenir est un rêve et non la réalité


quand on lui fit valoir que, aveugle et paralysé,
son père ne pouvait pas descendre dans cette
cave. Y associe ses plus anciennes terreurs :
celles des rats et des araignées, par exemple.
Les gardera toute sa vie.

1913 1913

Quitte le lycée en cours d’année, en janvier : Sigmund Freud : Totem et Tabou.


« Pratiquement mis à la porte. » Marcel Proust : Du côté de chez Swann.
De janvier à octobre, inoccupation : longues Guillaume Apollinaire : Alcools.
promenades à pied et à bicyclette.
En octobre, est inscrit comme pensionnaire
au collège d’Épernay en première année du
baccalauréat. Dit de lui-même : « Devient alors
bon élève. »

1914 1914

Passe et obtient son premier baccalauréat. Publication du Manifeste futuriste de la


Année-charnière : a 17 ans. Rompt avec l’irre- luxure.
ligiosité familiale (« père incroyant, mère indif¬ Assassinat de Jean Jaurès et attentat de
férente »). Se convertit au catholicisme en août. Sarajevo.
Cette conversion a lieu à Reims ; connaît les Début de la Première Guerre Mondiale.
sacrements du baptême.
Assiste aux offices matinaux du cardinal
Luçon, en la cathédrale, jusqu'au départ de
celui-ci, le 24 août, pour le conclave.
Découvre que « son affaire en ce monde est
d’écrire, en particulier d’élaborer une philoso¬
phie paradoxale ».
En août, quitte Reims avec sa mère (son frère
est au front), laissant Joseph-Aristide Bataille,
son père, seul, aveugle et infirme, aux soins
d’une femme dé-ménage. Vit cette fuite comme
un abandon : « Ma mère et moi l’avons aban¬
donné, lors de l’avance allemande, en août 14. »
En restera marqué.
Reims, située sur la ligne de feu, est évacuée.
Après Namur, Charleroi prffs Givet, la Vallée
de la Meuse, Charleville et bientôt Rethel...
Reims, déclarée ville ouverte, est bombardée
sans mise en demeure. Le premier bombarde¬
ment fait 60 morts. La cathédrale est, et sera
encore considérablement endommagée. A la
date du 5 août 1918, Reims aura connu
857 jours de bombardements effectifs.
Quittant Reims, gagne Riom-ès-Montagnes.
Vit dans la maison natale de sa mère, austère

464
LA MORT A L 'ŒUVRE

maison située à deux pas de la vieille église


romane, en compagnie de ses grands-parents
maternels et de sa mère. Vie pieuse faite de
méditations et de prières. Longues promenades
dans les proches environs : à Châteauneuf,
construit sur un socle volcanique, avec immense
vue ; à la ferme de Roussillon, possession de
son grand-père maternel, avec bois et étang, île
et marécages ; au château d’Apchon, en ruine,
lui aussi construit sur un éperon volcanique ; au
Mont du Cantal ; à Salers, cité médiévale
remarquablement conservée...
Entreprend de passer son deuxième bacca¬
lauréat, de philosophie, par correspondance.

1915 1915-1917

Réussit son second baccalauréat. Songe se Mort de Rémy de Gourmont.


destiner à la prêtrise ; ou à se faire moine. La Romain Rolland : Au-dessus de la mêlée.
préoccupation religieuse est à ce moment do¬ Bataille de Verdun.
minante. L'Italie déclare la guerre à l’Allemagne.
Délires dépressifs de sa mère : tentatives de Rencontre Aragon — Breton — Fraenkel.
suicide. Elle lui refuse de rejoindre son père à Création de l’A.R.A.C., Association Ré¬
Reims. Refuse aussi de l’accompagner. publicaine des Anciens Combattants, par Vail-
Le 6 novembre, à huit heures’du matin, celui- lant-Couturier, Henri Barbusse et Raymond
ci décède seul à Reims. Sa femme et son fils le Lefebvre.
rejoignent mais ne le verront que couché en Clémenceau, Président de la République.
bière : « Personne, sur terre, aux cieux, n’eut Proclamation de la République Socialiste
souci de l'angoisse de mon père agonisant. » ouvrière et paysanne en Russie. Nationalisa¬
Assistent aux obsèques puis rentrent à Riom- tion des terres et des usines sans indemnités.
ès-Montagnes. Tristan Tzara : Dada I.

1916

En janvier, est mobilisé. A 18 ans. Ne connaî¬


tra pas le front. Tombé malade (pulmonaire),
fut réformé un an après, en janvier 1917 : « Ma
vie, comme celle des soldats parmi lesquels je
vivais, me paraissait enfermée dans une sorte
d’apocalypse lointaine et cependant présente
entre les lits de l’hôpital. » Prend des notes
depuis détruites qu’ avec un « orgueil triste » il
intitule A ve Caesar ; la guerre appelle le sang
comme César assis sur les gradins. Date de
cette époque l’apprentissage de l’ironie.
Indifférence à la situation politique ; et dégoût
des mots la justifiant.
Le 15 avril, décès d’Anne Tournadre, née
Basset, sa grand-mère maternelle.

465
GEORGES BATAILLE,

1917

Démobilisé, revient à Riom-ès-Montagnes.


Vit avec sa mère et son grand-père maternel.
Ses grands-parents paternels sont tous deux
décédés. Joue au tennis, pêche (la truite de
rivière, à mains nues), chasse.
N’est pas moins dévot, ni moins pieux. Reste
« rarement une semaine sans confesser (ses)
fautes ». S’impose une austère discipline de
travail et de méditation. Son ami de jeunesse,
Georges Delteil, le décrit alors comme menant
une « vie de saint ». Sa réputation est celle d'un
jeune homme modèle.
Paraît hésiter quant à son avenir. Pense à la
prêtrise ; pense aussi à des études de médecine.
Son cousin germain, Victor Bataille, de dix ans
son aîné, l’en aurait dissuadé, prétextant un
défaut de moyens. C’est pour le même motif
que Bataille dit, plus tard, n’avoir pas entamé
d’études de philosophie.
Finalement, s’inscrit au séminaire de Saint-
Flour (Cantal), évêché. Sans doute pension¬
naire ; dut y passer l’année scolaire 1917-1918.
Retrouve l’été ses amis d’enfance : les fils et
les filles Delteil et Angrémy, familles riomoises.
C’est parmi ceux-ci qu’il connaîtra son premier
amour : Marie Delteil.

1918 , 1918

Publie son premier livre, sous son nom : une Victoire de la France. Elle recouvre l’Alsace-
plaquette de six pages portant le titre Notre- Lorraine mais la mort de 1 390 000 de ses
Dame de Rheims, Saint-Flour, imprimerie du habitants grève sensiblement une nation au
Courrier d’Auvergne. capital humain déficient. L’Allemagne devient
De ce livre dont il ne fait mention nulle part, une république. En URSS, exécution de la
on n'apprendra l’existence que dans une notice famille du Tsar.
nécrologique rédigée en 1964 par un condisciple Mort de Guillaume Apollinaire.
de Bataille à l’École des Chartes, André Mas¬ Marcel Proust: A l'ombre des jeunes filles
son. Cette plaquette a été retrouvée plusieurs en fleur.
années après sa mort.
Abandonne le séminaire, sans pourtant tout
à fait renoncer à l’idée de la prêtrise ou du
monachisme.
Son goût pour le Moyen Age romantique et
la chevalerie le pousse à préparer le concours
d’entrée à l’École Nationale des Chartes. Le
prépare « dans l'état d'esprit du chevalier à la
veille de l'adoubement » (A. Masson).
Par arrêté ministériel en date du 8 novembre,
est admis en première année de l’École des
Chartes, à Paris.

466
LA MORT A L'ŒUVRE

S’installe dans la capitale. Partage sa


chambre d'étudiant avec André Masson, son
condisciple, à l’angle de la rue Bonaparte et de
la place Saint-Sulpice : il « semblait le plus doué
pour faire une brillante carrière sur les chemips
traditionnels de l’érudition » (A. Masson). « La
cantilène de Sainte Eulalie était l’incantation
rituelle de ses préparations de textes et il récitait
avec extase, d’une voix sourde, les longues
énumérations du cours de philologie, que son
infaillible mémoire récitait sans effort. » (A.
Masson).
A pour livre de chevet Le latin mystique de
Rémy de Gourmont. Y fait siens et l’emploi
d’une langue archalsante, de transition du latin
au français, et une représentation morbide de
la chair.
André Masson le définit alors comme « ro¬
mantique, sentimental et pieux ».
Connaît ses premières (?) relations sentimen¬
tales. Les juge l’éloigner de ce qu’il se doit
d’être : « Lorsqu’on sort d’être lâche comme je
le fus ces mois derniers et d’avoir poussé la
complaisance sous de vilains prétextes passion¬
nels jusqu’à plaquer ce que j’avais de plus réel
en moi pour ne pas déplaire... »
Parle de « stupides illusions ».

1919 1919

Examen de passage en deuxième année : Janvier : Assassinat de Rosa Luxemburg.


premier de sa promotion ; devant André Mas¬
son.
Mars : André Breton, Louis Aragon et Phi¬
Passe l’été à Riom-ès-Montagnes. Y retrouve
lippe Soupault fondent la revue Littérature,
ses amis. Y connaît les mêmes jeux, les mêmes
titre suggéré par Paul Valéry. Ils publient les
plaisirs.
Poésies d’Isidore Ducasse que tous trois
Son caractère incline cependant à « la mi¬
admirent et les Lettres de Guerre de Jacque
santhropie ». S’accusant d’oubli de lui-même,
Vaché qui s’est suicidé la même année (en
dit vouloir renouer avec ses idées anciennes, ses
janvier).
projets anciens.
« Le surréalisme ... commença en 1919, par la
Est décidé à épouser la sœur de son ami
publication, dans la revue Littérature, des
d’enfance Georges Delteil, Marie. La demande
premiers chapitres des Champs Magétiques »
en mariage, qu’à l’été 1919 il fait auprès de ses
(André Breton). Écrits par Breton et Soupault,
parents, est refusée. Non qu’on doute des qua¬ parution des trois premiers chapitres. Ils
lités du jeune homme, mais on craint une
témoignent des premiers essais entrepris d’écri¬
hérédité syphilitique pour les enfants à naître
ture automatique.
d’un tel mariage : « J’ai plus qu’un autre des
chances d’avoir un enfant malsain ; et je trouve
assez juste que l’on m’écarte... » Avril : Francis Picabia s'installe à Paris.
Crise ; affecté, humilié, pense à se tuer.
A l’évidence, a, à Paris, une autre liaison. Mai : Création de la publication Clarté, pa¬
Marie-Louise Bataille, sa cousine germaine, tronnée par Anatole France. La direction est
est, et restera quelques années, sa confidente. assurée par H. Barbusse.

467
GEORGES BATAILLE,

En octobre, revient à Paris pour sa deuxième « Le Groupe Clarté s'est assigné pour but
année d’École des Chartes. d'organiser la lutte contre l’ignorance et ceux
Quitte la pension de famille de la place Saint- qui la dirigent comme une industrie. Il n'est
Sulpice et s’installe avec sa mère et son frère, né d'aucune influence politique ni nationale.
Martial, 85, rue de Rennes (VIe)* où il habitera Il est indépendant et international...
jusqu’en 1928. ... La doctrine politique qui lui paraît appro¬
cher le plus de l'idéal social est celle de la IIIe
Internationale ». Henri Barbusse. Se rallient
aux débuts de Clarté, Gorki. Einstein, Hein-
rich Mann, Bernard Shaw, Thomas Hardy et
Léon Blum...

Juin : Signature du Traité de Versailles.


Aux élections, majorité des listes de « Bloc
National », des royalistes aux radicaux.
Fondation de l'Internationale Communiste.

1920 1920

De sa deuxième année d’École des Chartes, Février : Élection de Paul Deschanel.


ne sort que troisième de sa promotion. Alexandre Millerand le remplacera sept mois
Paraît encore hésiter entre la vie laïque et la plus tard.
vie religieuse. Entre l’« agitation » et le « reti- Boris Souvarine fonde Le Bulletin Commu¬
rement ». Sa piété ne s’est pas relâchée. A l’en niste dont il assurera la direction jusqu'en
croire, jusqu’en 1920, il continue de se confesser 1924. Le Bulletin Communiste est l’organe
une fois par semaine. théorique officiel du Parti. Collaborations ré¬
Pourtant, son désir le plus déterminant paraît gulières de Pierre Pascal, Amédée Dunois,
de voyager, en Orient essentiellement : « A cette Pierre Kaan, Lucien Laurat, Jacques Mesnil,
époque, le goût des voyages était si déterminé Karl Korsch, etc.
en moi que je sollicitais un mois plus tard un Apparition des Chemises Noires en Italie,
poste de professeur en Amérique. » Cette de¬ et des Chemises Brunes en Allemagne.
mande a lieu en septembre. Tristan Tzara, fondateur à Zurich du mou¬
En septembre, séjour pour recherches à vement Dada, arrive à Paris. Il est accueilli
Londres au British Muséum. Premier contact, avec enthousiasme par Breton et le groupe de
de hasard, avec la « philosophie » ; dîne avec Littérature qu'a rejoint Francis Picabia. C’est
Henri Bergson. Pour cette occasion, lit hâti¬ à Paris qu'auront lieu désormais les manifes¬
vement Le rire. Lequel le déçoit. Il s’en ex¬ tations Dada.
plique : « J’avais dès cette époque un aspect
Décembre : Congrès de Tours. La majorité
outrancier. » Même décevant, découvre combien
des adhérents récents du Parti socialiste passe
le rire est essentiel : il est le fond des mondes,
au nouveau Parti communiste et se déclare
la clé.
révolutionnaire. La plus grande partie des élus
Suite à ses recherches à Londres, séjourne
reste avec Léon Blum.
quelques jours dans le monastère de Quarr
Boris Souvarine, emprisonné à la prison de
Abbey sur la côte nord-est de ITle de Wight.
la Santé avec seize autres militants sous l'ac¬
L'impression d'isolement et de retrait du monde
cusation de complot contre la sûreté de l’État,
le séduit. Elle semble pourtant mettre fin à sa
est élu au comité directeur du PCF.
vocation monastique (il n’en reparlera plus) ;
Paul Bureau, dans L 'indiscipline des mœurs :
ne met pas fin, contrairement à ce qu’il dira, à
« La production des brochures et des livres
sa foi.
obscènes atteint en France des proportions
En octobre, entre en troisième année de
que peu de personnes soupçonnent...
l’École des Chartes.
Comment ne pas crier le dégoût des honnêtes

468
LA MORT A L'ŒUVRE

gens quand ils assistent impuissants à cette


marée montante de fange et de stupre ».
Parutiondans la N.R.F. de l’article d’André
Breton : Pour Dada et de celui de Jacques
Rivière : Reconnaissance à Dada.
Louis Aragon : Feu de joie.

1921 1921

Est admis à subir les épreuves de la thèse de Le rapprochement de Breton et de ses pre¬
l'École des Chartes. miers amis avec le dadaïsme de Tristan Tzara,
Lit assidûment Marcel Proust. très vite, ne satisfait plus les surréalistes nais¬
Fait la connaissance d'Alfred Métraux, lequel sants. Le nihilisme de Dada, ses stéréotypes
commence ses études à l'École des Chartes les éloignent. Au printemps, à l’occasion du
lorsque Bataille les termine. Ils se lient d'amitié. procès symbolique dressé contre Barrés pour
Ils se ressemblent tant qu'on les prend pour des « atteinte à la sûreté de l’esprit », procès mené
frères : « même stature, même chevelure très par Breton, s'accusent les divergences. Celles-
noire, même régularité des traits et probable¬ ci trouveront un terme au printemps 1922.
ment même parenté d'expression, un air de Paul Eluard et Benjamin Péret se joignent
douceur, de passion et de résolution mêlées. » à Breton... Marcel Duchamp et Man Ray
(Fernande Schulmann). aussi
En mai, Boris Souvarine quitte Paris pour
Moscou où il séjournera jusqu’en 1925. Il sera
simultanément membre des trois organisations
dirigeantes du komintern, son Présidium, son
Secrétariat et son Comité Exécutif.
Anatole France est prix Nobel.
Sigmund Freud : Introduction à la psycha¬
nalyse.
Louis Aragon : Anicet ou le Panorama.

1922 1922

Soutient entre le 30 janvier et le 1" février Création des Nouvelles Littéraires par Mau¬
sa thèse de sortie de l’École des Chartes. Sujet rice Martin du Gard
traité : L'ordre de la chevalerie, conte en vers Occupation de la Ruhr par les Français et
du XIIIe siècle avec introduction et notes. les Belges.
Par arrêté ministériel du 10 février, est De 1921 à 1924, Jean Bernier, aidé de Marcel
nommé archiviste-paléographe, deuxième de sa Fourrier, Magdeleine Marx et Paul Vaillant-
promotion dans l'ordre du mérite. (A déclaré Couturier, incline la fraction communiste de
par la suite avoir vendu la première place à qui Clarté à prendre ses distances avec Barbusse
l’obtint.) et à s’engager dans l’action révolutionnaire.
Sa thèse est l’une des quatre signalées à Jean Bernier s’efforcera durant ces années de
l’attention du ministre de l'Instruction : « M. rapprocher les positions des surréalistes et des
Georges Bataille a rédigé aussi un bon mémoire, communistes.
à la fois philosophique et historique, sur un L'atelier d’André Masson, au 45 rue Blo-
conte en vers du XIIIe siècle. L'étude qu'il a met, Paris XVe, est le point de rencontre de
consacrée aux sources historiques de ce poème Michel Leiris, Antonin Artaud, Max Jacob,
a été particulièrement remarquée et si le clas¬ Roland Tuai, Jean Dubuffet, Georges Lim-
sement des huit manuscrits à l'aide desquels M. bouret Armand Salacrou. Ernest Hemingway
Bataille a établi le texte de ce poème peut vient parfois. Joan Miro y installera bientôt
prêter encore à quelque incertitude, nous son atelier. « La rue Blomet, ça a toujours
sommes en droit d’attendre prochainement de été, fondamentalement un foyer de dissidence.

469
GEORGES BATAILLE,

lui une excellente édition de l’ordre de la che¬ puisque nous étions -tous des indépendants
valerie. » même entre nous, que même entre nous la
Courant février, part à Madrid à l’École des question morale n'intervenait jamais, pas plus
Hautes Études Hispaniques, qu’on appellera que la question intellectuelle et que, enfin,
plus tard la Casa Velasquez : « Il ne me parut c’était la liberté » (André Masson).
pas soucieux des travaux d'érudition qui ser¬ Max Ernst arrive à Paris. Baron, Crevel,
vaient de prétexte à son séjour, mais il me Desnos et Vitrac se joignent à Breton et à ses
poussa à parler des vestiges arabes et des courses amis. Dessins automatiques, récits de rêves
de taureaux. » (Alfred Métraux). obtenus en l’état de sommeil hypnotique.
A Madrid, « ni enthousiasme ni désolation ». Breton propose l’expression de « surréa¬
S'adonne à la rêverie, pratique qu’il tente de lisme ».
systématiser : « ... j’invente patiemment une « Il est inexact et chronologiquement abusif
méthode à me faire rêver dans les plus humbles de présenter le surréalisme comme un mou¬
circonstances. » vement issu de Dada où d’y voir le redresse¬
Pressent une Espagne « pleine de violence et ment de Dada sur un plan constructif »
de somptuosité ». (A. Breton).
Se rend à Miranda et Valladolid. A Grenade, André Breton, vu par Soupault en 1922:
Séville... « Il avait un besoin ... de codifier, de donner
Assiste à un concours de Cante Hondo. Se des définitions et de distribuer des rôles ».
passionne pour les corridas dont le symbolisme En Italie, Mussolini prend le pouvoir.
sexuel le frappe. Le 22 mai, assiste dans les « Celui qui tenta de tuer Mussolini-la-vache
arènes de Madrid à la mort du jeune torero prouve que les assassins n'ont pas encore
Manuelo Granero, corne plantée dans l’œil et renoncé à faire de leur geste un symbole de
le crâne. délivrance. Mais Dieu-le-porc protège Mus¬
Découvre les danseuses du pays ; une notam¬ solini-la-vache (...) l'heure viendra où son sang
ment : « Un petit animal de cette race me semble s'étalera comme une bouse sur le pavé de
propre à mettre le feu dans un lit de façon plus Rome déjà déshonoré par la litière du Pape »
ravageante que n’importe quelle créature. » (Eluard-Péret, le 1er décembre 1926).
Visite l’Escurial dont il. parle en des termes Ernest Juger : La guerre est notre mère.
analogues à ceux de Notre Hante de Rheims. Marcel Proust : Du côté de Guermantes I et
Lettres empreintes de piété : les termine en se II. Sodome et Gomorrhe I et II.
recommandant à Dieu. Mort de Marcel Proust.
Évoque un amour très mystique pour une
Française, Mlle Renié (?), véritable « Béatrice
des choses de la terre ». Songe plus que jamais
à voyager : « La seule chose qui soit sérieuse
dans notre bonne petite existence est de s’agi¬
ter. » Se propose d'aller au Tibet. Se promet,
pour cette année, d’aller au Maroc : à Fez, à
Rabat sûrement.
Commence un roman « à peu près dans le
style de Proust » ; « Je ne vois plus bien
comment écrire autrement. »
Le 10 juin, par arrêté ministériel, est nommé
bibliothécaire-stagiaire à la Bibliothèque Na¬
tionale.
Revient à Paris, et entre au département des
imprimés en juillet.
Lit Nietzsche (Par-delà le bien et le mal).
Lecture décisive : « ... pourquoi envisager
d’écrire, puisque ma pensée — toute ma pensée
— avait été si pleinement, si admirablement
exprimée ? » Sans doute faut-il dater la perte
définitive de la foi de cette période.

470
LA MORT A L ’ŒUVRE

1923 1923

Le 10 janvier, mort à Riom-ès-Montagnes Janvier : Premier numéro de la revue Europe.


d’Antoine Tournadre, grand-père maternel.
Se rend en Italie, en juillet (la datation de ce
Février : Sortie du premier numéro de la revue
séjour est incertaine). Plus trace de spiritualité.
Bilboquet, entièrement écrite par Antonin Ar¬
L’architecture sacrée — le dôme de Sienne —
taud.
le porte à rire : « Je riais au plaisir de vivre, à
Mort de Maurice Barrés.
ma sensualité d'Italie, la plus douce et la plus
Échec du soulèvement ouvrier en Alle¬
habile que j'ai connue. Et je riais de deviner
magne. Tentative de putsch militaire de Hitler
combien, dans ce pays ensoleillé, la vie s'était
à Münich. Celui-ci est emprisonné.
jouée du christianisme, changeant le moine
Nombreuses collaborations des surréalistes
exsangue en princesse des Mille et une nuits ».
dans diverses revues. Aragon réorganise la
Séjour sans aucun doute postérieur à l'abandon
direction littéraire de Paris-Journal ; il y fait
de la foi.
entrer Soupault, Breton, Desnos, Naville, Gé¬
Découvre Freud.
rard.
Rend de fréquentes visites à Léon Chestov
Collaborations également à La Revue Euro¬
qui l'initie à la lecture de Dostoïevski, mais
péenne, le Journal littéraire, Commerce de Paul
aussi à celle de Kierkegaard, de Pascal et de
Valéry, Disque vert et Feuilles libres.
Platon. L’oriente davantage dans celle de
Plusieurs opposants au groupe surréaliste,
Nietzsche.
mais se réclamant aussi du surréalisme, met¬
Sa morale oscille entre Dostoïevski et tent en place des publications qui verront le
Nietzsche. « Tout est permis » affirme-t-il à jour en 1924 : c’est le cas de Paul Dermée et
Alfred Métraux qu’il enjoint d’être le « cynique sa revue Interventions, Picabia avec 391, Yvan
joyeux » qu’il n’ose être. Le « joyeux cynique » Goll avec Surréalisme. Ce dernier publiera
semble être le thème sinon le titre d'un roman même un Manifeste du surréalisme.
ébauché en 1923. Cynique qui, après de mul¬ Victoire des sociaux-démocrates allemands
tiples péripéties, assassine un clochard. De cette aux élections de Saxe et de Thuringe.' Entrée
ébauche, rien n’a été conservé. des communistes dans leur gouvernement.
A le goût de « grandes farces gaîment scan¬ Henri Barbusse adhère au P.C. La rédaction
daleuses ». (F. Schulmann). de Clarté s’éloigne du Parti. Le triumvirat
Par une lettre du 10 juillet à Léon Chestov, Fourrier, Berth et Bernier, dirigeant en la
lui dit son intention de commencer une étude place de Barbusse, croit à la situation révo¬
(un article ? un livre ?) sur son œuvre. Chestov lutionnaire française.
lui propose son aide. Marcel Duchamp : La mariée mise à nu par
Reconnaît lui devoir « la base des connais¬ ses célibataires-même.
sances philosophiques qui, sans avoir le carac¬ Sigmund Freud : Trois essais sur la sexualité.
tère de ce qu’il est commun d’attendre sous ce Raymond Radiguet : Le diable au corps.
nom, à la longue n’en sont pas moins devenues Arthur Rimbaud : Stupra.
réelles ». André Breton : Clair de terre.
Chestov aurait été « le droit chemin » ; « la Krafft-Ebing : Psychopathia sexualis.
paresse et parfois l’outrance » l’en auraient
séparé. L’en sépare aussi le fait que Chestov
soit un émigré socialiste. L’en sépare enfin qu’il
ne réponde pas à la révélation éprouvée à
Londres : le rire comme clé.
L’étude projetée est sans suite. Mais colla¬
bore à la traduction d’un livre de Léon Chestov,
L'idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche.
Ses visites à Chestov dureront jusqu’en 1925.
Elles eurent sur lui une influence sans doute
plus considérable qu’il ne le dit.
Ne parle plus de voyages, mais s’inscrit aux

471
GEORGES BATAILLE,

Langues Orientales et suit les cours de russe,


de chinois et même de tibétain. Les abandonne
assez vite.

1924 1924

Par arrêté ministériel du 3 juillet, est nommé 21 Janvier : Mort de Vladimir Ilytch Ulianov
bibliothécaire au Département des Médailles Lénine.
de la Bibliothèque Nationale. Aux élections, le « Quartel des Gauches »
Par l’intermédiaire de Jacques Lavaud, ren¬ dirigé par Léon Blum enlève la majorité ;
contre, à la fin de l'année, Michel Leiris, lequel Alexandre Millerand démissionne. Soutenu
l’introduit parmi ses amis de la rue Blomet, par le Sénat, Gaston Doumergue, radical et
ceux que regroupe dans son atelier le peintre hostile au Cartel, le remplace.
André Masson. Se lie d’amitié avec celui-ci.
Tous deux ont en commun le goût de Nietzsche 20 Mars : « Si je trouvais dans les critiques
et de Dostoïevski. que vous, ou Kamenev ou Staline, ou d'autres,
Lit le premier Manifeste du surréalisme : le avez faites, des arguments contre les idées de
trouve « illisible ». Poisson soluble (A. Breton) Trotski, je n'hésiterais pas une seconde à
et l’automatisme ne trouvent pas davantage rectifier mon point de vue. Mais je cherche
grâce à ses yeux. vos arguments, et je n'en trouve pas. Je trouve
A, avec Lavaud et Leiris, l’intention de fonder des attaques personnelles, des rappels le plus
un mouvement littéraire, Oui, « impliquant un souvent inexacts du passé, des interprétations
perpétuel acquiescement à toutes choses et qui plus ou moins arbitraires des conceptions de
aurait sur le mouvement Non, qu’avait été Dada Trostski ».
(« pas assez idiot » pour Bataille), la supériorité (Lettre de Boris Souvarine à Zinoviev).
d’échapper à ce qu’a de puéril une négation
systématiquement provocante » (Michel Leiris).
28 Mai : 13e congrès du Parti Bolchévique, à
Le siège du mouvement et du périodique devait
Moscou, le premier après la mort de Lénine.
être l’estaminet d’un bordel du vieux quartier
Traduit par Lounatcharski, Souvarine pro¬
Saint-Denis. Ni l’un ni l’autre ne virent le jour.
nonce un discours de soutien à Léon Trotski
Vu par Leiris : élégance d’homme plutôt
où il dénonce « mensonges et calomnies ».
maigre, « d’allure à la fois dans le siècle et
romantique » ... « sans aucun vain déploiement
de faste vestimentaire »... de riches yeux bleus 3 Juin : Mort de Franz Kafka.
enfoncés, une « curieuse dentition de bête des
bois » donnant l’impression d’un rire « sarcas¬ 22 Juillet : 5e congrès du Komintern. De retour
tique », une culture vaste et diverse et iin esprit à Paris, Souvarine publie Cours nouveau de
marqué par « l’humour noir ». Selon lui, menait Léon Trotski. Il est exclu du Parti communiste
déjà la vie la plus dissolue. français. Le Bulletin Communiste cesse de
Lit Freud (Psychologie collective et analyse paraître.
du moi), Nietzsche en allemand et en français
(Jenseits von Gut und Bôse paru à Leipzig en 11 Octobre: Création d'un bureau de
1922, Ainsi parlait Zarathoustra paru au Mer¬ recherches surréalistes. Il est situé au 15 de la
cure de France en 1924 ...) et Histoire de la rue de Grenelle, dans un local prêté par un
philosophie allemande d’Émile Bréhier. parent de Pierre Naville. La responsabilité du
bureau est confié à Gérard puis, début 25, à
Artaud.
Exclusion de Joseph Delteil après la publica¬
tion de sa Jeanne d'Arc.

15 Octobre : Publication du premier Manifeste


du surréalisme d’André Breton, chez Kra édi¬
teur, 6, rue Blanche.

472
LA MORT A L'ŒUVRE

Mort d'Anatole France. « Consensus gran¬


diloquent » autour du grand mort jusqu'à
l’Humanité et la Pravda : «du tapir Maurras
à Moscou la gâteuse» (Aragon). Les surréa¬
listes publient Un cadavre, pamphlet signé par
Breton, Delteil. Drieu, Eluard, Soupault et
Aragon.
« Ce ne sont plus mœurs d'arrivistes et
d'apaches mais de chacals ... » (Camille Mau-
clair).

15 Novembre : Dégradation des relations de


la revue Clarté avec le Parti communiste à la
suite de la condamnation de Léon Trotski.
Clarté, un mois après Un cadavre, se trans¬
forme à son tour en pamphlet contre
A. France, son fondateur. Textes de Fourrier,
Berth, Bernier, etc.

10T Décembre : Parution du n° 1 de la Révo¬


lution surréaliste, directeurs Pierre Naville et
Benjamin Péret ; 15 rue de Grenelle Paris,
VIIe. BoifTard, Eluard, Vitrac, de Chirico,
Bfeton, Noll, Desnos, Péret, Morise, Aragon,
Reverdy, Soupault, Delteil, Ray, Ernst Mas¬
son et Picasso figurent au sommaire de ce
numéro 1.
Publication dans Commerce I de fragments
d'Ulysse de James Joyce, traduits par Morel
et Larbaud.
André Breton : Les pas perdus.
Aragon : Le libertinage.
Paul Eluard : Mourir de ne pas mourir.
Benjamin Péret : Immortelle maladie.
Antonin Artaud : L’ombilic des limbes.
André Gide : Si le grain ne meurt.
Le docteur Adrien Borel publie, en colla¬
boration avec H. Claude et G. Robin, un ar¬
ticle intitulé « Une auto-mutilation révélatrice
d’un état schizomaniaque » dans les Annales
médicopsychologiques.
Marcel Mauss publie Essai sur le don. Forme
et raison de l’échange dans les sociétés ar¬
chaïques, In L'année sociologique, nouvelle
série I, 1923-1924.
C'est en 1924 que se constitue le groupe
Philosophies. En font partie Pierre Morhange,
Norbert Guterman, Georges Friedmann,
Henri Lefebvre, Georges Politzer, parfois Paul
Nizan. Les positions politiques du groupe sont
voisines de celles du surréalisme.
Sigmund Freud : Psychologie collective et
analyse du moi.

473
GEORGES BATAILLE,

1925 1925

Vit le ralliement de ses nouveaux amis (Leiris, 15 Janvier ; Parution du n° 2 de La Révolution


Masson...) au surréalisme comme une exclusion. Surréaliste. Enquête sur le suicide : Le suicide
Méfiant d’abord, hostile ensuite, entame auprès est-il une solution ? « La question que vous
d’eux un patient travail de dépréciation : « Je posez est d’un misérable (...) Votre unique
souhaitais... de soustraire à cette influence ceux ressource, s’il vous reste un peu de conscience,
que.j’aimais ou qui m'importaient.» Leiris, est d’aller vous jeter dans un confessionnal ».
surréaliste, est « l’initié » ; des surréalistes, il a (Francis Jammes)
l’importance, la gravité ; lui ne s’intéresse « à « Et si l’on se tuait aussi, au lieu de s’en aller »
rien que de décousu et d’inconséquent »... (J. Vaché).
Par Leiris, fait la connaissance d’Aragon, au Artaud, Leiris, Crevel apparaissent au som¬
Zelli’s : « ... me déçut dès le premier jour. Il maire de ce n”2.
n’était ni fou ni intelligent. » Le numéro de février de Clarté publie un
Fait aussi la connaissance de Théodore éditorial sous un titre identique.
Fraenkel, ancien dadaïste. Le voit beaucoup et
l’aime « profondément » : « un très silencieux
Avril Édouard Herriot est renversé par le
oiseau de nuit. »
Sénat. Paul Painlevé puis Aristide Briand lui
Leiris, lui-même, peu à peu, devient son
succèdent jusqu’en juin 1926.
proche ami : « Nous nous entendions à mer¬
veille. » Leiris, Masson et Fraenkel resteront
toute sa vie trois de ses plus proches amis. 15 Avril : Parution du n° 3 de La Révolution
Par Fraenkel, connaît Artaud : « ... beau, Surréaliste « 1925 : fin de l’ère chrétienne».
efflanqué, sombre »... « il ne riait jamais »... Jacques Baron apparaît au sommaire de ce
« n'était jamais puéril » ; observait un silence n° 3 qui compte les lettres aux Recteurs des
« un peu grave et terriblement agacé ». « Artaud Universités Européennes, aux Médecins-chefs
et moi, nous nous connaissions assez bien sans des Asiles de Fous et les adresses au Pape et
nous être jamais parlé. » au Dalaï Lama.
Se lie également avec Roland Tuai, Robert
Desnos, Jacques-André Boiffard, Tristan
Tzara, Malkine. 15 Juillet : Parution du n" 4 de La Révolution
Sur les conseils de plusieurs de ses amis et Surréaliste dont André Breton prend la direc¬
l’intercession du docteur Dausse, rencontre tion : « dût l’ampleur du mouvement surréa¬
Adrien Bore), psychanalyste connu et estimé liste en souffrir, il me paraît de rigueur de
des surréalistes. Convient d’entreprendre avec n’ouvrir les colonnes de cette revue qu'à des
lui une analyse. Celui-ci lui communique des hommes qui ne soient pas à la recherche d’un
clichés du supplice des Cent morceaux pris par alibi littéraire ».
Carpeaux en 1905 et publiés par Dumas en Scandale et pugilat à l'occasion du Banquet
1923 dans son Traité de psychologie. Ces clichés Saint Pol-Roux, à la Closerie des Lilas. Michel
du supplicié Fou-Tchou-Li eurent un rôle consi¬ Leiris harangue les passants aux cris de « A
dérable, « décisif » dans sa vie. bas la France ! ». Cris des surréalistes : « Vive
Bataille, un malade ? C'est ce que de lui- le Rif, vivent les Rifains ! ».
même, à ses yeux, ses amis pensent. Malade ? Première exposition d’ensemble des peintres
Bataille vit la nuit, « boit », « joue dans des surréalistes : Arp, de Chirico, Ernst, Klee,
petits cercles où il prenait des culottes terribles » Masson, Miro, Picasso et Man Ray.
(Leiris), fréquente assidûment les bordels et les Clarté publie une « Lettre ouverte aux In¬
boîtes de femmes nues... il aurait même, selon tellectuels » contre la guerre du Maroc, lettre
Leiris, joué à la roulette russe... Inquiétude et signée par les surréalistes et les clartéistes.
prévenance des siens... Y voit de la « pusilla¬ La publication du tract La révolution d’abord
nimité ». et toujours ! confirme l'orientation des surréa¬
Le 16 juillet, pour Breton, Michel Leiris lui listes vers la révolution sociale ; Aragon pour
demande par lettre de transcrire « en français les surréalistes et Crastre pour Clarté en sont
moderne une ou deux des plus significatives les principaux auteurs.

474
LA MORT A L’ŒUVRE

fatrasies » (poèmes médiévaux dénués de tout 15 Septembre : A la suite de l'opposition, à


sens). Il est prévu qu'elles paraissent dans le l'intérieur de la rédaction de la revue Clarté,
numéro d'octobre de La révolution surréaliste. des communistes partisans de Barbusse et des
Lit les surréalistes, Lautréamont... amis des surréalistes, Bernier, Fourrier et
Commence de lire Hegel. Alfred Métraux l’ini¬ Crastre annoncent l'union de Clarté avec Phi¬
tie à Marcel Mauss dont il suit les cours. losophies et La Révolution Surréaliste, et la
Nombreuses liaisons passagères. réorganisation de la revue.

Octobre A Locarno, l’Allemagne reconnaît


sa nouvelle frontière à l’ouest, ainsi que la
démilitarisation de la rive gauche du Rhin.
Hindenbourg devient président de la Répu¬
blique Allemande.

15 Octobre : Parution du n° 5 de La Révolution


Surréaliste. Celui-ci s’ouvre sur la lettre d'un
jeune ecclésiastique, l’abbé Gengenbach, jé¬
suite, qui tente de se suicider à la suite d'une
déconvenue amoureuse : « Ma jeune amie qui
aurait aimé devenir ma maîtresse si j'avais
continué à porter la soutane (laquelle exerce
sur certaines femmes un attrait morbide)
m’abandonna dès que je ne fus plus qu’un
banal civil ».
André Breton, à propos du Parti commu¬
niste : « Le plus merveilleux agent de substi¬
tution d’un monde à l’autre qui fut jamais ».
Reparution du Bulletin communiste de Boris
Souvarine, hors et contre le Parti. Figurent
aux sommaires à venir : Pierre Pascal, Pierre
Kaan, Lucien Laurat, Aimé Patri, Max East¬
man, Karl Korsch et Joaquin Maurin.

1926 1926

Commence ou poursuit, toute cette année, Février : Les rédacteurs de la revue Clarté,
son analyse avec Adrien Borel. Pas « très or¬ Fourrier, Crastre et Bernier, se mettent d’ac¬
thodoxe » dira-t-il. Y met un terme prématu¬ cord avec les surréalistes sur la création d’une
rément... au bout de un an. En retire toutefois revue nouvelle et commune aux deux groupes :
un bénéfice considérable. De timide, peu brillant le titre retenu est La Guerre civile. La date
causeur et « tout à fait maladif » qu’il était, annoncée : le 15 février.
devient « quelqu'un de relativement viable ». Figurent au sommaire prévu : Aragon, Ber¬
Surtout lui doit, dit-il, de pouvoir enfin écrire, nier, Crastre, Desnos, Eluard, Fourrier, Gui-
fût-ce anonymement. Il s’en expliquera à son tard, Leiris, Masson, Péret, Soupault et Victor
frère, en 1961. « Ce qui est arrivé, il y a près Serge.
de cinquante ans » (la situation familiale) « me La Guerre civile ne verra pas le jour :
fait encore trembler et je ne puis m’étonner si « Tout ce à quoi les uns comme les autres,
un jour je n’ai pas trouvé d’autre moyen de me nous nous sommes heurtés, c'est à la crainte
sortir de là qu’en m’exprimant anonymement. d'aller contre les desseins véritables de l'In¬
J’ai été soigné (mon état étant grave) par un ternationale communiste et à l'impossibilité

475
GEORGES BATAILLE,

médecin qui m’a dit que le moyen que j’ai de ne vouloir connaître que la consigne, au
employé, en dépit de tout, était le meilleur que moins déroutante donnée par le Parti français.
je pouvais trouver. » Voilà essentiellement pourquoi La Guerre ci¬
En mars, paraissent les Fatrasies dans le n° 6 vile n’a pas parue » (A. Breton).
de La révolution surréaliste. Parution ano¬
nyme : ni son nom ni ses initiales n’apparaissent.
Mars : La revue Marges publie une enquête
Constitue son unique collaboration à La révo¬ sur l'homosexualité en littérature. Trente ré¬
lution surréaliste. ponses d'écrivains, dont celles de Barbusse,
Fait à cette occasion la connaissance de
Mauclair, Mauriac, Rachilde...
Breton, entouré d’Aragon, Éluard et sa femme
Question « inquiétante et même extrêmement
Gala, au café Le Cyrano. Ses hôtes d’un jour
troublante pour qui est et demeurera toujours
le séduisent et l’impressionnent. Leur célébrité,
partisan de la liberté d'écrire », conclut Eugène
leur prestige... En est envieux, lui qui n’a encore
Montfort, directeur de la publication.
rien écrit. Peut-être hésite-t-il ? Mais le refus
de toute concession est le plus fort. Et l’agacent
la volubilité de Breton, son absence de rigueur, 18 Mai : Scandale surréaliste au Théâtre Sarah
son absence de « cruauté » pour lui-même. Bernhardt à l'occasion de la création de Roméo
C’est pourtant moins Bataille que Breton qui et Juliette par les Ballets Russes. La protes¬
se montre hostile. Aux dires de Leiris, celui-ci tation surréaliste visait Ernst et Miro, déco¬
le qualifiera d’« obsédé ». rateurs : « Il a pu sembler à Ernst et Miro que
Écrit son « premier » livre (le premier dont leur collaboration avec Mr de Diaghilev, lé¬
il fasse mention) : W.C., « assez littérature de gitimée par l'exemple de Picasso, ne tirait pas
fou »... « Un cri d’horreur (horreur de moi, non à si grave conséquence. Elle nous met pourtant
de ma débauche) » ; « Violemment opposé à dans l'obligation, nous qui avons tant souci
toute dignité. » de maintenir hors de portée des négriers de
Détruit le manuscrit. N’en subsiste que le toutes sortes les positions avancées de l'esprit,
chapitre publié sous le titre de Dirty et repris elle nous met dans l'obligation de dénoncer,
sous forme d’introduction au Bleu du ciel. On sans considération de personnes, une attitude
sait, par Leiris, que la partie aujourd'hui man¬ qui donne des armes aux pires artisans de
quante conduisait la belle et riche anglaise « à l'équivoque morale ». (L. Aragon, A. Breton).
une orgie avec les vendeuses d'une halle aux
poissons ». Scènes à mi-chemin entre « le luxe
25 Juillet : Re’tour aux affaires de Poincaré. Il
aristocratique et une vulgarité littéralement
prend le pouvoir et s’attribue le portefeuille
poissarde ». (Un exemplaire sans doute apo¬
des Finances.
cryphe circule en Italie, en langue italienne,
« En France, notre Mussolini de pissotière est
sous le titre de W.C. et sous le nom de Bataille.)
de nouveau sorti de l'égout. Poincaré règne
« Je comprends l’horreur que Breton eut de
en Français moyen sur de ridicules événements
moi. Ne l’avais-je pas voulu ? Et n’étais-je pas
et des hommes de paille pourrie. Découragera-
vraiment un obsédé ? » « Je me laissais attirer
t-il encore longtemps l’évidente bonne volonté
de tous les côtés louches — guillotine, égouts,
des meurtriers ». Eluard, Péret.
prostituées — envoûté par la déchéance et le
Pierre Naville publie la brochure La Ré¬
mal. »
volution et les intellectuels, que peuvent faire
Commence, en juillet, de collaborer à Aré-
les surréalistes ?, qui « du point de vue commu¬
thuse, revue trimestrielle d’art et d'archéologie,
niste, avec le maximum d'impartialité, nous
placée sous la direction de Jean Babeion et
accuse d’osciller entre l'anarchie et le ma¬
Pierre d’Espézel (éditeur J. Florange). Y col¬
rxisme, et nous met en quelque sorte le marché
laborera jusqu’à la fin du premier trimestre
en main. » A. Breton.
1929. Donne en juillet un article sur Charles
Florange. Donne en octobre (n° 13) la première
partie d’un article formant catalogue des Octobre : Préalablement à l'adhésion d'Ara¬
164 pièces mongoles du Cabinet des Médailles gon, Eluard, Breton, Unick et Péret au Parti
de la Bibliothèque Nationale. communiste, Breton (R.S. n° 8) publie un
Se lie avec les occupants de l’annexe surréa¬ article Légitime défense en réponse aux solli¬
liste située 54, rue du Château, Paris XIV' ; citations d'Henri Barbusse. Légitime défense

476
LA MORT A L'ŒUVRE

tout particulièrement avec Marcel Duhamel, où « Naville est assez malmené, où


Yves Tanguy et Jacques Prévert. s'accumulent les réserves sur la politique du
Se sent aussi éloigné que possible de l'amour Parti, où Barbusse et le journal L 'Humanité
et de l'érotique surréalistes. Éloigné autant que sont traînés dans la boue ... ». (A. Thirion).
des publications licencieuses. Ne goûte que peu « Réflexion faite, je ne sais pas pourquoi je
« les plaisirs de la chair » ; ils sont « fades ». m'abstiendrais plus longtemps de dire que
N’aime que ce qui est classé comme « sale ». L’Humanité puérile, déclamatoire, inutilement
Déjà, cherche, dans ce qui est « sale », la mort. crétinisante, est un journal illisible tout à fait
Découvre Sade. indigne du rôle d’éducation prolétarienne qu’il
prétend assumer ». (A. Breton). « Mr Bar¬
busse est, sinon un réactionnaire, du moins
un retardataire, ce qui ne vaut peut-être pas
mieux. » (id ).
Fin de la guerre du Rif : « Fait étrange,
c'est au moment de la guerre du Maroc que
monte la fureur. Cette petite guerre témoigne
contre la grande, dans le pays vainqueur. Ils
avaient donc raison ceux que nous n’osions
pas croire lorsqu’ils nous criaient dans leur
langage assez vulgaire, que l’on nous mentait,
que l'énorme tuerie ne serait pas la dernière
des dernières ». (Henri Lefebvre.)
Création d'un cercle de réflexion de « Ca¬
marades exclus ou sortis diversement du Parti
Communiste ». Ce regroupement s'intitule
« Cercle communiste Marx et Lénine ». Il est
fondé par Boris Souvarine.

Novembre : Au café « le Prophète » exclusion


d'Anionin Artaud et de Philippe Soupault du
groupe surréaliste.
Publication d'un inédit de Sade : Dialogue
entre un prêtre et un moribond.
Édit. Stendhal et Cie.
Aragon : Le paysan de Paris.
Paul Eluard : Capitale de la douleur.

1927 1927

Par Bianca Fraenkel, née Maklès, fait la Aragon, Breton, Eluard, Péret et Unick se
connaissance de sa jeune sœur, Sylvia, d’origine retirent du Parti communiste.
juive roumaine. Elle a dix-neuf ans. Lui, trente.
Paraît en janvier, dans le n° 14 d’Aréthuse, Avril : Publication de Au grand jour signé des
la seconde partie de l’article consacré aux pièces mêmes, pamphlet dirigé contre Antonin Ar¬
mongoles. Ces articles feront l’objet, réunis, taud : « Cette canaille, aujourd’hui, nous
d’un tiré à part sous le titre Les Monnaies des l'avons vomi ».
Grands Mogols (J. Florange, éditeur. Mâcon,
Protat-Frères imprimeurs, 1928).
En janvier, élabore « l’image » de L'œil pi- Juin : Antonin Artaud publie en réponse le
néal, embryon d’œil, situé au sommet du crâne, pamphlet A la grande nuit ou le bluff surréa¬
permettant, le jour où il transpercera la boîte liste : « Mais que me fait à moi toute la
crânienne, de regarder le soleil à la verticale. révolution du monde si je sais demeurer éter-

477
GEORGES BATAILLE ,

Conçue en janvier 1927, cette image se concep¬ nellement douloureux et misérable au sein de
tualisera jusqu’en 1930 ï «Je n’étais pas dé¬ mon propre charnier ».
ment, mais je faisais sans doute une part ex¬
cessive à la nécessité de sortir d’une façon ou
22 août: Exécution de Sacco et Vanzetti.
de l’autre des limites de notre expérience
humaine et je m’arrangeais d'une façon assez
trouble pour que la chose du monde la plus Octobre : Parution du numéro double 9 et 10
improbable (la plus bouleversante aussi, quelque de La Révolution Surréaliste, premier numéro
chose comme l’écume aux lèvres) m’apparaisse de l'année 27. Première collaboration de Ray¬
en même temps comme nécessaire. » mond Queneau. Long texte d’Aragon sur
En janvier, écrit L’anus solaire: «Si l’on Héraclite.
craint l'éblouissement au point de n’avoir jamais Expositions Arp et Picabia.
vu (...) que le soleil était écœurant et rose comme La rue du Château où vivaient Jacques
un gland, ouvert et urinant comme un méat, il Prévert et Simone, Yves Tanguy et à un
est peut-être inutile d’ouvrir encore, au milieu moindre degré Marcel Duhamel, reçoit de
de la nature, des yeux chargés d’interrogation. » nombreux invités de passage : Roland Tuai,
En avril, donne un article sur Jean Babelon Raymond Queneau, Max Morise, André Mas¬
à la revue Aréthuse, n° 15. son, Michel Leiris, Marcel Noll, Malkine,
En juillet, séjourne à Londres. La vue d'une Jacques Baron, Pierre Prévert, Benjamin Péret,
saillie anale de singe au Zoological Garden le Robert Desnos et Georges Bataille. Sept
bouleverse et le jette « dans une sorte d’abru¬ d’entre eux figureront parmi les douze signa¬
tissement extatique ». Les dégagements d’éner¬ taires du pamphlet dirigé contre Breton : Un
gie imaginés dans L’œil pinéal n’en sont pas, à cadavre.
ses yeux, différents : des « cris atroces » ; ceux Echec du soulèvement socialiste de Vienne.
« d’une éjaculation grandiose mais puante ». Publication de : Historiettes, Contes et Fa¬
En août, soutient avec passion la cause de bliaux, de Sade chez Stendhal et Cie.
Sacco et Vanzetti. Participe avec Arthur Ada- Publication en Allemagne de Sein und Zeit
mov à la manifestation du 8. de Martin Heidegger.
Entreprend d’écrire Histoire de l’œil. Drieu la Rochelle : Le jeune Européen.
Rend de fréquentes visites aux occupants de Sigmund Freud : Trois essais sur la théorie de
la rue du Château : « La rue du Château n’étai» la sexualité.
pas... tourmentée par les préoccupations mé¬ Le rêve et son interprétation.
taphysiques et politiques de la rue Fontaine. Un sourire d’enfance de Léonard de Vinci.
Pourtant on y était très ouvert à l’influence Michel Leiris : Le point cardinal.
d’un personnage de grande stature, un vrai Robert Desnos : La liberté ou l'amour.
solitaire, dont l’œuvre est modelée par une André Breton : Introduction au discours sur le
philosophie cohérente : Georges Bataille. » peu de réalité.
(André Thirion). Antonin Artaud : Le pèse-nerfs.
A trente ans. Sauf Notre-Dame de Rheims, Daniel Halevy : La vie de Friedrich Nietzsche.
sauf quelques articles parus dans Aréthuse at¬ Benjamin Péret : Dormir, dormir dans les
tribuables à sa qualité d’archiviste-paléographe, pierres.
n’a rien publié : «... j’étais si las de ma vie
plate, sans gloire et sans moyens, si envieux de
la vie plus vraie de ces écrivains reconnus et si
las surtout d’être envieux, si colère à l’idée de
la plus furtive concession. »

1928 1928

Donne en janvier un article, « Notes sur la Les surréalistes publient La Révolution


numismatique des Koushans et des Koushans- d’abord et toujours, manifeste
shahs sassanides » à Aréthuse, n 18. La ligne Maginot commence d'être
Le 20 mars, à Courbevoie, épouse Svlvia construite.

478
LA MORT A L'ŒUVRE

Maklès. Michel Leiris est son témoin. Simone Mars : Parution du n° II de La Révolution
Maklès celui de Sylvia. Surréaliste, seul numéro paru en 1928. Frag¬
S'installent provisoirement avenue de Ségur, ments de Le traité du style d’Aragon et Nadja
Paris (VIP) puis 74, rue de Vauvenargues, Paris de Breton. Célébration du cinquantenaire de
(XVIII'). Achève et publie Histoire de l’œil, l’hystérie, « la plus grande découverte poétique
sous le pseudonyme de Lord Auch (Lord : Dieu, de la fin du XIXe siècle ». Recherches sur la
dans l’anglais des Écritures ; Auch : abréviation sexualité: entretiens des surréalistes sur les
de « aux chiottes »). 105 pages, 8 lithographies attitudes et les pratiques sexuelles.
originales non signées (en réalité André Mas¬
son). Pas de nom d’éditeur (en réalité René
Bonnel, sur des maquettes de Pascal Pia). 134 Juin Parution de la revue Le Grand Jeu avec
les signatures de René Daumal, Roger Gilbert-
exemplaires vendus clandestinement.
Lecomte, Arthur Harfaux, Maurice Henry,
« Je reste content... de la joie fulminante de
Joseph Sima et Roger Vailland.
V"Œir : rien ne peut l’effacer. A jamais pareille
joie, que limite une extravagance naïve, demeure
au-delà de l’angoisse. L’angoisse en montre le Été : VIe congrès de l’Internatipnale commu¬
sens. » niste à Moscou. C’est à ce congrès que fut
Donne en avril trois courtes notes à Aréthuse, déterminée la ligne « classe contre classe » et
n° 19. « défense de la patrie du socialisme ». En
Juillet : article « La collection Le Hardelav France, cette ligne sera appliquée avec scru¬
du Cabinet des Médailles, les monnaies véni¬ pule et rigueur par Barbé-Célar placé à la tête
tiennes ». Aréthuse, n° 20. du Parti par l’Internationale.
Première grande exposition d’art Précolom¬ Robert Hertz : La prééminence de la main
bien, à Paris. Donne aux Cahiers de la Répu¬ droite : mélanges de sociologie religieuse et de
blique des Lettres, des Sciences et des Arts, folklore.
n° XI, consacré à l’art Précolombien, un im¬ Bertolt Brecht et Kurt Weil : L'opéra de
portant article « L’Amérique disparue », en quat 'sous.
rupture avec le ton des articles publiés dans Pierre-Jean Jouve : Hécate.
Aréthuse. L’excentrique cruauté des Aztèques, Jules Romains : Le dieu des corps.
leur religion faite d’horreur et d’humour noir, D.H. Lawrence : L'amant de Lady Chatterley
leur goût pour les sacrifices et la mort... Signe (il ne paraîtra en France qu’en 1932).
de son nom un article à prétexte scientifique où André Breton : Le surréalisme et la peinture.
paraissent ses propres fascinations. Parution de Le con d 'Irène, chez René Bonnel,
Fait la connaissance de Georges-Henri Ri¬ sans nom d’auteur mais depuis attribué à
vière. Aragon.
Théodore Fraenkel l’attend à la sortie de la Encyclique Costa Conubi du Pape Pie XI
Bibliothèque Nationale avec un révolver pour sur le mariage chrétien . L’abbé Béthléem met
l’abattre... Acte gratuit ? Pari ?... Les deux à jour et publie l’édition de 1905 de Romans
hommes en riront souvent. à lire et romans à proscrire (depuis 1500).

1929 1929

Change de domicile. Quitte avec Sylvia le 12 Février : Par souci de clarification, Breton
74, rue Vauvenargues pour habiter 24, avenue et Aragon rédigent une lettre envoyée sous le
de la Reine, Boulogne-sur-Seine. timbre de Raymond Queneau à près de 80
Donne en janvier un article pour le n° 23 destinataires. Le texte de cette lettre enjoignait
A’Aréthuse, « Catalogue of the Coins in the ceux-ci de choisir entre l’activité individuelle
Indian Muséum ». Sa dernière collaboration à et l’activité collective (encore que celle-ci ne
cette revue. fût pas définie par la lettre). Il s’agissait en
A l’invitation des surréalistes de choisir entre outre de se prononcer, arguments à l’appui,
action individuelle et action collective, et de se sur les noms de ceux avec lesquels on consen¬
prononcer, arguments à l’appui, sur les noms tirait à entreprendre cette activité et de ceux
de ceux avec lesquels on consentirait, ou ne avec lesquels on n’y consentirait pas. Tous les

479
GEORGES BATAILLE,

consentirait pas, de l’entreprendre, répond : anciens collaborateurs de La Révolution Sur¬


« Beaucoup trop d’emmerdeurs idéalistes. » réaliste, (sauf Delteil et Soupault), le groupe
Jean Babelon, Pierre d’Espézel et Georges- Philosophies, celui du Grand Jeu, les surréa¬
Henri Rivière obtiennent de Georges Wildens- listes belges et yougoslaves reçurent cette
tein, marchand de tableaux anciens et éditeur lettre, ainsi que des solitaires comme Pascal
de la Gazette des Beaux-Arts, le financement Pia et Georges Bataille.
d’une revue nouvelle, en remplacement d'Aré-
thuse. Cari Einstein en prend la direction. 11 Mars : Au bar du Château (rue du Château)
Bataille en est le secrétaire général. Son titre : réunion organisée par Aragon, Fourrier, Péret,
Documents (Doctrines, Archéologie, Beaux- Unick et Queneau. L’ordre du jour est incer¬
Arts, Ethnographie). tain : s’agit-il de l’action, de ses moyens et des
En avril, paraît le n° 1. Y collaborent des hommes ainsi qu’y appelait la lettre du
membres de l’Institut, des conservateurs de 12 février ? S’agit-il du sort fait à Léon
musées et de bibliothèques... et des surréalistes Trotski? En réalité, la réunion consistera en
dissidents ralliés à Bataille : Limbour, Boiffard, un procès fait aux représentants du Grand Jeu
Desnos, Vitrac et Leiris. Nominalement, Eins¬ sommés de se désolidariser de Vailland, cou¬
tein dirige. Soutenu par Rivière, Bataille a le
pable d’avoir écrit dans Paris-Midi des articles
pouvoir. Publie dans le n° 1 « Le cheval aca¬
à la gloire du tristement célèbre préfet de
démique », article. police Chiappe, soutien des Ligues. Le rassem¬
Par une lettre du 5 avril, d’Espézel lui re¬
blement espéré tournera court ; les surréalistes
proche de s’éloigner de ce que Documents devait
et le Grand Jeu ne feront pas front commun.
être. Et menace.
En mai, donne deux articles pour le n° 2 :
« L’apocalypse de Saint-Sever » et « Architec¬ 26 Juillet : La maladie écarte Poincaré du
ture ». pouvoir.
Donne en juin, pour le n° 3, un article osten¬
siblement anti-idéaliste, « Le langage des
/" Octobre : Projection pour la première fois
fleurs ». Celui-ci attire l’attention — agacée —
à Paris au studio 28 d'Un chien andalou, film
de Breton. Donne aussi « Matérialisme » : « Le
de Luis Bunuel sur un scénario de Bunuel et
matérialisme sera regardé comme un idéalisme
Dali.
gâteux dans la mesure où il ne sera pas fondé
immédiatement sur les faits psychologiques ou
sociaux... » 22 Octobre : Chute du onzième ministère
En septembre, paraît le n° 4 de Documents. Briand.
Au sous-titre (Doctrines, Archéologie, Beaux?
Arts, Ethnographie) sont ajoutés : Variétés,
25 Octobre : Crise économique mondiale et
Magazine illustré. Il ne fait pas de doute que
krack de la bourse Wall Street de New York.
Bataille en a seul la direction. « L’irritant et
l’hétéroclite, si ce n’est l’inquiétant » (Leiris)
prévalent. A l’évidence, en fait une machine de Novembre : Tardieu est élu président du
guerre contre le surréalisme. Giacometti, dont Conseil.
il restera l’ami, et Dali, pas encore surréaliste,
le rejoignent. Donne entre autres un important
20 Novembre : Première exposition de Dali à
et violent article, « Figure humaine » ; et
Paris ; une douzaine de toiles chez Goemans,
« Œil » : « ... comment ne pas voir à quel point
Galerie surréaliste, 49, rue de Seine.
l’horreur devient fascinante et qu’elle est seule
assez brutale pour briser ce qui étouffe. »
Donne cinq textes pour le n° 5 de Documents : Décembre : Publication du 12e et dernier nu¬
« Le tour du monde » ; « Chameau » ; « Mal¬ méro de La Révolution Surréaliste à la librairie
heur » ; « Poussière » et « Lieux de pèleri¬ José Corti. Breton y publie le second Manifeste
nage ». du surréalisme. Artaud, Carrive, Delteil, Gé¬
Nouvelle offensive anti-idéaliste avec « Le rard, Limbour, Masson, Soupault, Vitrac,
gros orteil » publié dans le n° 6, novembre, de Desnos et Naville y sont violemment pris à
Documents. Lui vaudra plusieurs inimitiés. Bre- partie. Georges Bataille, aussi, qui « fait pro-

480
LA MORT A L'ŒUVRE

ton est le premier à réagir. Plusieurs des articles fession, selon Breton, de ne pouvoir considérer
publiés depuis le début de Documents (« L’apo¬ au monde que ce qu’il y a de plus vil, de plus
calypse de Saint-Sever », « Le langage des décourageant et de plus corrompu ».
fleurs », « Figure humaine » et « Le gros or¬ Ce second manifeste correspond à un tournant
teil ») justifient son accusation de complaisance décisif pour le mouvement : Masson, Leiris,
envers un monde « souillé, sénile, rance, sordide, Desnos, Limbour, Boilïard, Baron, Prévert et
égrillard, gâteux ». Queneau s’éloignent alors que Bunuel, Char,
Est le plus longuement et le plus violemment Dali, Thirion, Sadoul et Giacometti les rem¬
pris à partie par Breton dans le Deuxième placent. Tzara se réconcilie avec Breton. Ri-
manifeste du surréalisme. Pêle-mêle : « ...rai¬ gaut se suicide.
sonne comme quelqu'un qui a une mouche sur « Année du Grand Tournant » selon Sta¬
le nez, ce qui le rapproche plutôt du mort que line : offensive contre la petite économie pay¬
du vivant... » ; « Un état de déficit conscient à sanne, « dékoulakisation » et collectivisation
forme généralisatrice » ; « malhonnête et pa¬ forcée des terres.
thologique » ; « signe classique de psychasté¬ Autocritique de Boris Pilniak après que son
nie », etc. Le soupçonne enfin de vouloir ras¬ roman Acajou a été publié à l’étranger.
sembler autour de lui un groupe de surréalistes Paul Bourdin publie Correspondances iné¬
dissidents. dites du Marquis de Sade, de ses proches et de
Donne au n° 7, décembre, de Documents, ses familiers, à la Librairie de France.
« Le jeu lugubre » : « Contre les demi-mesures,
les échappatoires, les délires trahissant la
grande impuissance poétique, il n’y a qu’à
opposer une colère noire et même une indiscu¬
table bestialité. »

1930 1930

Décès en son appartement parisien, 85, rue 17 Février: Chute du ministère Tardieu qui
de Rennes, de Marie-Antoinette Bataille, n’espérera plus bientôt qu'en l'insurrection
soixante-deux ans, sa mère, le 15 janvier. Écrit des ligues dans la rue pour réaliser ses projets.
à plusieurs reprises le récit de l'hommage éro¬ Il revint pourtant quelques semaines plus tard
tique fait à son cadavre. au pouvoir, assuré du soutien du président
Prend avec Robert Desnos l'initiative d’une Doumergue, mais confronté à l’hostilité du
réponse en forme de pamphlet au Deuxième Sénat.
manifeste du surréalisme ; s’intitule Un ca¬ Naissance de la revue surréaliste Le surréa¬
davre ; groupe nombre de ceux que Breton prend lisme au service de la révolution (SASDLR),
à partie : Ribemont-Dessaignes, Jacques Pré¬ en remplacement de La Révolution Surréaliste.
vert, Queneau, Vitrac, Leiris, Limbour, Boif- Six numéros parurent de 1930 à 1933. Arrivée
fard, Morise, Baron et Alejo Carpentier. Robert de nouveaux surréalistes, essentiellement
Desnos : « Et la dernière volonté de ce fantôme Bauer qui propose la création d’une associa¬
sera de puer éternellement parmi les puanteurs tion, sur le modèle d’un syndicat, rassemblant
du paradis... ». Georges Ribemont-Dessaignes : tous les artistes révolutionnaires. Ainsi fut
« On ne fait pas mieux dans le genre hypocrite, créée par Breton et Thirion l’AAER (Asso¬
faux-frère, pelotard, sacristain et pour tout ciation des Artistes et Écrivains Révolution¬
dire : flic et curé. » Desnos traite Breton d’« âme naires) qui n’acceptait en son sein que qui¬
de limace » ; Prévert de « Fregoli à tête de conque était en mesure — écrivain ou
Christ occulte » et de « Déroulède du rêve » ; scientifique — de faire la preuve que son
Vitrac d’« escroc » ; Leiris de « nécrophage » activité — y compris scientifique — était de
et Ribemont-Dessaignes de « délateur ». Ba¬ nature et de conclusion révolutionnaires.
taille, lui : de « vieille vessie religieuse », de
« gidouille molle», d’« abcès de phraséologie
cléricale », de « lion châtré », de « tête à cra¬ Juin : Maurice Thorez entre au secrétariat du
Bureau politique du P.C.F.
chats », etc.
Cinq cents exemplaires financés par Georges- Le « Cercle communiste Marx-Lénine »

481
GEORGES BATAILLE,

Henri Rivière dont il semble que trois cents fondé par Boris Souvarine devient le « Cercle
seulement ont été diffusés. Parut le 15 janvier, communiste démocratique ».
jour même de la mort de sa mère : « C’est un
exercice suivant un rite et dans des termes 30 Juin : Les troupes françaises quittent la
fangeux que seul Bataille pouvait imaginer. » Rhénanie.
(A. Thirion).
Le 18 janvier, est muté du Département des
Médailles de la Bibliothèque Nationale au Dé¬ Octobre: Projection au studio 18 de L’Age
partement des Imprimés. Le vit comme une d’or de Luis Bunuel et Salvador Dali, projec¬
sanction. Il n’est pas exclu que plusieurs articles tion conçue comme une manifestation surréa¬
de Documents, entre autres « Le gros orteil », liste. Peintures de Ernst, Miro, Tanguy, Dali
aient irrité. Serait sanctionné aussi son manque et Man Ray. Les adhérents de la ligue des
d’assiduité : il aurait fait l’objet d’une pétition Patriotes et de la ligue anti-juive saccagèrent
de lecteurs contre ses retards à ouvrir la grille le cinéma, maculèrent l’écran, lacérèrent les
du Cabinet des Médailles. tableaux, déchirèrent les livres, le 3 décembre.
Donne à Documents, n° 1 deuxième année, Le film fut interdit le 11 et saisi le 12.
un important article, « Le bas matérialisme et
la gnose » : « ... il s’agit avant toute chose de Novembre : Séjour d'Aragon et Sadoul à Mos¬
ne pas se soumettre, et avec soi sa raison, à cou : « Nous saluons l’œuvre admirable de
quoi que ce soit de plus élevé, à quoi que ce salubrité publique faite par le Guépéou ».
soit qui puisse donner à l’être que je suis, à la A la deuxième conférence internationale des
raison qui arme cet être, une autorité d'em¬ écrivains révolutionnaires, de Kharkov, Ara¬
prunt. » gon et Sadoul obtiennent ratification des ex¬
Naissance le 10 juin de Laurence Bataille, communications d'Artaud, Vitrac, Desnos et
unique enfant de Georges et Sylvia Bataille. Bataille qualifiés de « bourgeois »... Mais à la
Donne à Documents, n° 2 deuxième année, consternation de Breton, ils se désolidarisent
« Les écarts de la nature ». Sauf « L’art pri¬ du deuxième Manifeste du surréalisme dans la
mitif », n° 7 deuxième année, donne de courts mesure où il contrarie le matérialisme dialec¬
articles à Documents des n° 3 à n° 7. N° 8, tique ; ils dénoncent le freudisme comme idéo¬
important et long article, « La mutilation sa¬ logie idéaliste ; et le trotskisme comme idéo¬
crificielle et l’oreille coupée de Vincent Van logie social-démocrate et contre-révolu¬
Gogh ». Dans le même numéro, donne « L’esprit tionnaire.
moderne et le jeu des transpositions » : « Le jeu
de l’homme et de sa propre pourriture se conti¬
nue dans les conditions les plus mornes sans 4 Décembre De nouveau, chute du cabinet
que l'un n’ait jamais le courage d’affronter Tardieu.
l’autre. » Création de Je suis partout, hebdomadaire
Poursuit au moyen de Lettres ouvertes sa à grand tirage auquel collaborent, sous la
polémique avec André Breton. La plus impor¬ direction de Gaxotte, Brasillach. Bardèche,
tante d’entre elles : La valeur d'usage de D.A.F. Maulnier et Maxence.
de Sade : « Ayant hâte de m’adresser à un lâche
comme à un lâche, j'invite quiconque sent encore
qu'avant tout, il a un jet sanglant dans la gorge,
à cracher avec moi à la figure d’André Breton,
du pitre aux yeux clos accommodant Sade aux
secrètes mignardises du surréalisme. » On
ignore si ces lettres furent diffusées.
Se sent condamné au « plus triste isolement ».
En novembre, malade.
En décembre, quitte l'appartement de Bou-
logne-sur-Seine et emménage 3, rue Claude-
Matrat, à Issy-les-Moulineaux.
Lit Marx, Trotski, Croce, Stirner et Plek-
hanov.

482
LA MORT A L'ŒUVRE

1931 1931

Annonce à Maurice Heine par lettre du « Descendez les flics


29 janvier que la décision vient d'être prise de Camarades
supprimer Documents. Effet de la menace faite Descendez les flics
par d’Espézel, par lettre du 5 avril 1929 ? Faute les médecins social-fascistes tomberont aux
d’assez de lecteurs, défaut de moyens ? Maurice mains des émeutiers qui les colleront au mur.
Heine : « Vous m'avez navré en m'annonçant Feu sur Léon Blum ».
le hara-kiri de Documents. Quelle désastreuse Front-Rouge, poème d'Aragon publié dans La
nouvelle. » Quinze numéros ont paru. littérature et la Révolution mondiale fait l’objet
Fait la connaissance de Boris Souvarine et d’une procédure de justice au motif « d'exci¬
entre au Cercle Communiste Démocratique, tation de militaires à la désobéissance » et de
nouveau nom (depuis 1930) du Cercle Commu¬ « provocation au meurtre dans un but de
niste Marx-Lénine. Entrent avec lui Queneau, propagande anarchiste ». Pour le défendre,
Leiris, Baron. Sans doute Morise et Tuai. Breton entreprend, d’accord avec lui, d'écrire
Passe l'été à la Ciotat. Misère de la poésie, et réunit les signatures de
Rejoint La Critique sociale à son numéro 3 Benoist-Méchin, Le Corbusier, Braque, Ma-
(octobre). Donne une note de lecture sur Psy- tisse, Picasso, Léger. Brecht, Thomas Mann,
chopathia sexualis de Krafft-Ebing. Laquelle Lorca.
sera sujet de polémique, dans les colonnes de
la revue, avec Jean Bernier. 9 Février : Weygand devient vice-président du
Paraît envisager d’entreprendre des études
Conseil supérieur de la guerre.
de psychologie pathologique.
Décide d’assister, à partir de novembre, aux
séances de présentation des malades à l’hôpital Mars : Parution du numéro 1 de La critique
Saint-Anne. sociale, dirigée par Boris Souvarine réunissant
Fait partie du projet de créer un grand des collaborateurs qui pour nombre d’entre
hebdomadaire de gauche, genre Candide. Celui- eux appartenaient au Cercle Communiste
ci semble émaner de Boris Souvarine, Emma¬ Démocratique. Onze numéros paraîtront de
nuel Berl et Roland Tuai. Fait partie, à la mars 31 à mars 34. Figureront principalement
même époque, d’un autre projet, celui d’un à ses sommaires : Lucien Laurat (de son vrai
journal (hebdomadaire ? mensuel ?) dont Drieu nom Othon Maschl), économiste du Populaire,
La Rochelle aurait été le directeur littéraire, Jean Bernier, Pierre Kaan, Pierre Pascal ;
Charles Peignot le directeur-administrateur, d'anciens surréalistes signataires du pamphlet
Colette Peignot la secrétaire générale. Jean Un cadavre : Raymond Queneau, Jacques Ba¬
Bernier y aurait couvert sports et cinéma, ron, Michel Leiris. Épisodiquement, collabo¬
Bataille, Malraux et Gide, entre autres, les reront : Max Eastman et Karl Korsch (qui
pages littéraires. Ni l'un ni l’autre ne virent le comme Laurat, Kaan et Pascal sont des sou-
jour. variniens de longue date ; ils participaient au
Rencontre pour la première fois Colette Pei¬ Bulletin Communiste). Deux femmes collabo¬
gnot : le sentiment d’une immédiate et entière reront à La critique sociale : Colette Peignot
transparence. Rencontre sans suite avant 1934. (qui finance la revue) et Simone Weil. Georges
Écrit en 1927, L’anus solaire est publié en Bataille apparaîtra au sommaire à partir du
novembre, illustré de pointes-sèches d’André numéro 3, en octobre 1931. Marcel Rivière,
Masson, aux Éditions de la Galerie Simon. 31, rue Jacob, éditeur, Paris VIe.
Huit pages, cent exemplaires, sous le nom de
Georges Bataille. Ne sera pas réédité de son 6 Mai Ouverture de l’exposition coloniale.
vivant.
Commence en novembre à suivre le séminaire
d’Alexandre Koyré à l’École des Hautes Études 13 Mai : Fin de la présidence de Doumergue.
consacré à Nicolas de Cues (notions de la Doumer lui succède. Calme dans la rue, mais
« Docte ignorance » et de la « Coïncidence des sévère répression dans la gauche communiste.
Au printemps, 50 000 chômeurs en France ;
contraires »).

483
GEORGES BATAILLE,

5 millions en Allemagne ; 10 millions aux


États-Unis.

Juillet : Eugène Tarlé, professeur à Léningrad,


membre de l’Académie des Sciences de
l’URSS, est en prison. Appel en sa faveur
dans La critique sociale, n" 2. Important article
de Souvarine : D. B. Riazanov.

Août : « Les livres contraires aux bonnes


mœurs », article de Maurice Garçon, Mercure
de France.

Décembre : Le n° 4 de SASDLR publie Rêverie


de Salvador Dali. L'héroïne en est une petite
fille de onze ans, Dulita. A l'Humanité, le texte
est jugé pornographique : « Vous ne cherchez
qu'à compliquer les rapports si simples et si
sains de l'homme et de la femme » (la commis¬
sion de contrôle). Réponse d'André Breton :
« Ce sera j’espère un jour l'honneur du sur¬
réalisme d’avoir enfreint une interdiction de
cet ordre, d’esprit si remarquablement petit-
bourgeois ».
La publication de Misère de la poésie, pa¬
radoxalement, consomme la rupture Breton-
Aragon.
France : 190 000 chômeurs.
Maurice Heine publie Les 120 journées de
Sodome de D.A.F de Sade.

1932 1932

Donne en mars 1932, à La Critique sociale, Afflux de nouvelles recrues pour le surréa¬
avec Raymond Queneau, un long article, « La lisme : Roger Caillois et Jules Monnerot, puis
critique des fondements de la dialectique hé¬ Georges Bernier ; Maurice Henry et Arthur
gélienne ». Fruit de discussions, est rédigé par Harfaux, lesquels viennent du Grand jeu, Gil¬
Bataille seul. Y affirment l'importance et la bert Lély, futur biographe de Sade, Georges
nécessité d’enrichir la dialectique marxiste des Hugnet, etc.
apports de la psychanalyse (Freud) et de la
sociologie française (Mauss et Durkheim).
Séjourne plusieurs semaines, à l’été, avec 6 Mai Le président Doumer est assassiné.
Sylvia, Jean Piel et quelques autres amis, à Les élections législatives donnent la majorité
Nesles-la-Vallée, commune de l’Isle-Adam. aux socialistes et aux radicaux. Herriot re¬
L'ascension de Hitler en Allemagne occupe prend le pouvoir mais sans la participation
l’essentiel de ses conversations. socialiste.
Donne à La Critique sociale (n° 6, septembre)
plusieurs courtes notes de lecture de livres à
caractère religieux. De l’un d’eux : « ... en tant 10 Mai : Albert Lebrun est élu président de
qu’il nourrit la haine, remarquable. » la République.

484
LA MORT A L'ŒUVRE

Suit les vendredi de chaque semaine, à dix- 27 Mai : Henri Barbusse et Romain Rolland
sept heures, la suite du séminaire d'Alexandre lancent dans l'Humanité un appel à l’union de
Kovré sur Nicolas de Cues. Suit les mercredi tous contre la guerre sans tenir compte des
de chaque semaine, à onze heures, un autre affiliations politiques.
séminaire de Kovré consacré à « La philosophie Réponse des surréalistes dans un tract : La
religieuse de Hegel ». mobilisation contre la guerre n’est pas la paix.
Celui-ci fut en grande partie rédigé par Crevel.
La formule : « Si vous voulez la paix, préparez
la guerre civile » est sans doute d'Éluard.
En Allemagne, Hindenburg est réélu pré¬
sident de la République avec l’appui socialiste.
Aux élections législatives du 31 juillet, victoire
du Parti national-socialiste.

14 Décembre : Chute du ministère Herriot.


Quatre autres lui succéderont en 1933. Sans
plus de succès.
Jacques Lacan soutient sa thèse De la psy¬
chose paranoïaque dans ses rapports avec la
personnalité. « Le jeune psychiatre... propose
une écriture de la folie aussi nouvelle pour
l’époque que celle de Breton ou de Bataille. »
(E. Roudinesco.)
Emmanuel Mounier fonde Esprit.
Louis-Ferdinand Céline : Voyage au bout
de la nuit. « ... La grandeur du Voyage au bout
de la nuit consiste en ceci ... : aujourd’hui,
prendre conscience de cette misère, sans en
excepter les pires dégradations de l'ordure
à la mort, de la chiennerie au crime — ne
signifie plus le besoin d’humilier les êtres
humains devant une puissance supérieure ».
(G. Bataille.)

1933 1933

Donne en janvier, à La Critique sociale, n° 7, 30 Janvier : Hindenburg passe le pouvoir à


un très important article, « La notion de dé¬ Adolf Hitler. Le Reichstag accorde les pou¬
pense », « qu’il faut considérer comme un des voirs à Hitler. « Le 30 janvier 1933 est certai¬
textes majeurs du siècle » (A. Thirion). Celui- nement l'une des dates les plus sinistres de
ci est précédé des réserves de la rédaction : « A notre époque » (G. Bataille).
bien des égards, l’auteur y entre en contradiction
avec notre orientation générale de pensée. » Févier : Parution en France d'extraits de Mein
Peut être considéré comme préparant à bien
Kampf.
des égards La part maudite, publiée en 1949.
Dissensions à l’intérieur du Cercle Commu¬
niste Démocratique. Souvarine semble vouloir 16 Février : Signature du pacte de la Petite-
l’orienter vers la création d’un parti. Beaucoup Entente.
y sont hostiles. Certains appellent à l’action Mme Lancelin et sa fille Geneviève sont
armée, à la constitution de milices et à la assassinées au Mans par deux jeunes filles de
clandestinité. D’autres non, lui préférant la 27 et 22 ans, domestiques modèles, Christine
théorie. Enfin Bataille — et les siens — sont et Léa Papin. Léa sur ordre de son aînée
accusés d’attendre de la révolution le triomphe arrache les yeux de Mme Lancelin qu’elle

485
GEORGES BATAILLE,

de l'irrationnel, du désordre et des instincts, projeta.contre le mur de l'escalier. Christine


même pathologiques. fit de même de Geneviève, vivante.
A d'épisodiques relations avec Ordre Nou¬ Emprisonnée depuis cinq mois, Christine Pa-
veau, de Robert Aron, Arnaud Dandieu et pin s'adonne à des exhibitions érotiques, prie
Jacques Chevalley, groupe de réflexion spiri¬ ou essaie de s'arracher les yeux.
tualiste révolutionnaire. Collabore anonyme¬ Les surréalistes prennent la défense de ces
ment à l'élaboration du chapitre « Échanges et héroïnes malgré elles « sorties tout armées
crédits » de La Révolution nécessaire d'Arnaud d'un chant de Maldoror».
Dandieu et Robert Aron (publié en 1933).
Signe en avril, avec Laurat, Mesnil, Pascal
Mai : Parution des fascicules 5 et 6 de
et Souvarine un appel en faveur de Victor Serge.
SASDLR. « Les Français, surréalistes com¬
Donne à La Critique sociale (septembre n° 9)
pris, n’attachèrent sur le moment qu'une im¬
un article, « Le problème de l’État ». Contre
portance épisodique à la victoire de Hitler et
l’optimisme révolutionnaire, contre l'idéalisme
à la capitulation sans combat des partis ou¬
et l'utopie, contre l’État fasciste totalitaire et
vriers allemands à prétentions révolution¬
l’État socialiste dictatorial : l'avenir « dépend
naires ou à vocation réformiste. »
tout entier de la désorientation générale ». Pre¬
(A. Thirion.)
mière position sensiblement anarchisante.
Fait partie, d’octobre 1933 à janvier 1934,
du groupe Masses, organe d’une cinquantaine 13-14 Juillet : Raymond Roussel se donne la
de travailleurs manuels et intellectuels, dirigé mort à Palerme.
par René Lefeuvre et animé par Jacques Sous-
telle, marxiste. Y rencontre Dora Maar qui
devient sa maîtresse. 17 Juillet : Léon Trotski s'établit en France.
A, avec André Masson, le projet d'une revue Il habite à Saint-Palais, près de Royan, jus¬
des dissidents surréalistes. Lui donne un titre : qu’en octobre 33. A cette date, il s'installe à
Barbizon.
Minotaure. Minotaure paraît en effet (Éditions
Skira) mais sous l’égide des Surréalistes qui
s’en sont entièrement emparés. Tériade, direc¬ Août : Fondation du PSF (Parti Socialiste
teur, est écarté. Bataille y collaborera rarement. Français) animé par Déat, Montagnon et
Masson aussi. Marquet. Leur mot d’ordre : « Ordre, Auto¬
Nouvelles difficultés à l'intérieur du Cercle rité, Nation ! »!
Communiste Démocratique : « ... n'est pas mort
mais il se prépare à l’enterrement. » Dit son
dégoût de la politique. 21 Août : Violette Nozière, fille d'un mécani¬
Donne en deux parties pour les n° 10 et II cien, empoisonne ses parents. Père foudroyé,
(novembre et mars) de La Critique sociale un mère à l'hôpital. Deux camps s’affrontent.
article capital : « La structure psychologique Majoritaires, les conservateurs réclament
du fascisme ». Intègre, le premier en France, d'exemplaires châtiments. Minoritaires, cer¬
l’interprétation psychanalytique freudienne à tains appellent à la prudence. Passionnés, les
l’analyse politique. Le dernier article d’impor¬ surréalistes font de Violette Nozière leur égé-
tance donné à La Critique sociale. rie.
Acceuille Walter Benjamin à Paris auquel le
lieront amitié et admiration. 24 Octobre : Chute du ministère Daladier.

Novembre Important article de Simone Weil


dans le n° 10 de La critique sociale : « Ré¬
flexions sur la guerre ».

2 Novembre : Elisabeth Foerster-Nietzsche re¬


çoit Adolf Hitler au Nietzsche-Archiv, et pré¬
tend témoigner auprès de lui de l’antisémitisme
de son frère Friedrich Nietzsche.

486
LA MORT A L’ŒUVRE

« Les falsifications antisémites de Mme Foers-


ter, sœur de Nietzsche ont d'ailleurs quelque
chose de plus vulgaire que le marché de Judas :
au-delà de toute mesure, elles donnent la
valeur d’un coup de cravache à la maxime
dans laquelle s'est exprimée l'horreur de
Nietzsche pour l'antisémitisme : « Ne fréquen¬
ter personne qui soit impliqué dans cette
fumisterie effrontée des races » (Georges Ba¬
taille).

12 Novembre : Plébiscite sur le réarmement


allemand : 95 % d'opinions favorables (au
camp de Dachau, 2154 détenus sur 2242
approuvent).

29 Décembre : Début de l'affaire Stavisky.


Wilhem Reich publie en Allemagne Psycho¬
logie de masse du fascisme, publié en 1972 en
France.
En 1933, commence le séminaire
d'Alexandre Kojève, à l'école des Hautes
Études sur la Phénoménologie de l'Esprit de
Hegel. Celui-ci durera jusqu'en 1939. Y assis¬
teront : Lacan, Merleau-Ponty, Caillois, Que¬
neau, Aron, Klossowski, Éric Weil, Koyré,
Breton et Bataille. « Kojève exerçait une em¬
prise intellectuelle tout à fait extraordinaire
sur notre génération. » (R. Caillois)
Création de la revue Ordre Nouveau dirigée
par Robert Aron et Arnaud Dardieu.
Créations des ligues « la Solidarité fran¬
çaise » et « le Francisme ». Les Croix-de-Feu
revendiquent environ 150 000 adhérents.
André Malraux : La condition humaine.

1934
1934

8 Janvier : Mort à Chamonix d'Alexandre


Se passionne pour l'affaire Stavisky. Stavisky.
Suit à partir de janvier le séminaire
d’Alexandre Kojève, lecture, traduction et
27 Janvier : Démission du Cabinet Chau-
commentaire improvisés de La phénoménologie
temps. Daladier, radical, reprend le pouvoir
de l’esprit de Hegel. Avec lui : Queneau, Lacan, et déplace le préfet de police Chiappe, complice
Aron, Caillois, Klossowski, Merleau-Ponty,
des ligues.
Éric Weil..., parfois Breton. Le suivra jusqu’à
son terme : la déclaration de la guerre. Une
6 Février : Manifestation des ligues autour du
découverte bouleversée (le Hegel de Bataille
Palais Bourbon : Action Française, les Jeu¬
restera kojévien) qui le laisse « rompu, broyé,
nesses Patriotes, les Croix-de-Feu, les Volon¬
tué dix fois : suffoqué et cloué ». taires Nationaux, Solidarité Française et le
Est malade en janvier et février ; rhumatisant,
Francisme ; 15 morts, 2 000 blessés.
garde la chambre.

487
GEORGES BATAILLE,

Par deux fois, Colette Peignot lui rend visite 7 Février : Démission de Daladier.
à son domicile d’Issy-les-Moulineaux. Conver¬
sations uniquement politiques.
12 Février : Grève générale et manifestation
A le projet d’un livre, Le fascisme en France.
spontanément unitaire de la gauche. Aux yeux
L’article de La Critique sociale et quelques
de Bataille, elle est un échec. C’est d’elle
ébauches sont tout ce qui permet de savoir ce
pourtant qu’est né le Front populaire.
qu’il aurait été. Ne vit en effet pas le jour :
Échec d’un soulèvement socialiste à Vienne.
pression politique et vie privée trop fortes.
« Cette nouvelle catastrophique se laisse lire
Participe à la manifestation du 12 février sur
sans la moindre hésitation : Autriche nazie. »
le cours de Vincennes, avec Roland Tuai et
(G. Bataille).
Michel Leiris. Par goût, souhaiterait l’émeute.
Mais elle profiterait aux ligues. Est de toute
façon convaincu de la victoire à venir du fas¬ 12-13-14 Février : Breton (le 6 février) lance
cisme. L’échec de l’insurrection socialiste de un Appel à l'action. De cet appel naîtra le
Vienne le même jour lui donne raison : « De 3 mars le « Comité de Vigilance des intellec¬
toutes parts, dans un monde qui cessera vite tuels anti-fascistes ». Signataires de cet appel :
d’être respirable, se resserre l’étreinte fasciste. » Alain, Élie Faure, Jean Guéhenno, Henri
En mars, onzième et dernier numéro de La Jeanson, André Malraux, Paul Signac...
Critique sociale. Y paraît la seconde partie de
« Structure psychologique du fascisme ». 22 Février Doumergue revient au pouvoir. Il
Va mal ; parle de crise grave. Se sépare de prend dans son gouvernement Herriot, Tar¬
sa femme, multiplie les relations éphémères, se dieu et Pétain.
rend assidûment dans les bordels et les boîtes
de femmes nues (toutes choses qu’à l’évidence
Mars : Parution du 11e et dernier numéro de
il n’a jamais cessé de faire régulièrement depuis
La critique sociale. Article de Souvarine : Les
dix ans), boit beaucoup plus que sa santé ne le
journées de février.
lui permet. Ce qu’il dira plus tard de Troppmann
(Le bleu du ciel) le décrit également lui-même :
« se dépense jusqu’à toucher la mort à force de Avril : Trotski est expulsé de France.
beuveries, de nuits blanches et de coucheries. »
En avril, part en Italie pour se rétablir. Se 30 Juin En Allemagne, « Nuit des longs
rend à Rome. Visite l’exposition commémora¬ couteaux ». .
tive de l’avènement fasciste : est « frappé ».
Puis, séjourne à Stresa. Y retrouve la santé.
^3 Juillet Assassinat du Chancelier autrichien
Revient à Paris en mai. Revoit Colette Pei¬
Dolfuss. Son successeur Schusschnig tente un
gnot, avec laquelle il ne se lie vraiment que le
compromis avec Hitler ; sans succès.
3 juillet, veille du départ de celle-ci pour l’Au¬
triche avec Souvarine, avec lequel elle vit denuis
1930. v 27 Juillet : Le parti socialiste et le parti
Doit se rendre avec sa fille Laurence à Font- communiste concluent un pacte d'unité d’ac¬
tion.
Romeu, pour l’été. Préfère rejoindre Colette,
faisant en retrait d’elle (avec Sylvia ?) le trajet
qu'elle fait et la retrouve ville après ville : 5 Octobre : Grève générale à Madrid et sou¬
Bolzano, Mezzocorona, Innsbrück, Molveno, lèvement révolutionnaire dans les Asturies.
Andalo et Trente.
Revient à Paris le 6 août, via Zürich et Bâle. 9 Octobre Assassinat du roi Alexandre de
Noue de nouvelles relations amoureuses ; en Yougoslavie, à Marseille.
continue d’anciennes ; a pour lieux familiers :
le Tabarin, le Sphynx (bordels de luxe).
17 Novembre : Celui qui, quelques années
Accompagne sa femme et sa fille à la frontière
avant sa mort avait écrit : « Nous tenons nos
espagnole (Biarritz, Bayonne) d’où elles doivent
yeux à la disposition de tout confrère qui
se rendre à Tossa de Mar, chez André Masson.
voudrait les examiner ». Gaétan Gatian de
Parti le 25 août. Rentre le 28.
Clérambault se donne la mort devant un
Voit beaucoup Simone Weil et Adrien Borel, miroir.

488
LA MORT A L'ŒUVRE

analyste de Colette Peignot ; celle-ci placée en Drieu La Rochelle se déclare ouvertement


maison de repos par Souvarine. fasciste : « J’ai dit fasciste pour signifier ma
Nombreuses maîtresses, une surtout : volonté de rompre avec le grand péché de la
Edith (?). gauche qui est de faire de la défense parle¬
Avec elle, va le 1er novembre à Trêves, Co¬ mentaire plus ou moins honteuse. »
blence et Francfort ; d'où elle part pour Hei¬ Nouvelles adhésions au surréalisme : Do-
delberg. (villes où se situe la dernière scène du minguez, DoraMaar, Prassinos, Seligmann.
Bleu du ciel).
Dissolution du Cercle Communiste Démo¬
cratique.
Se lie avec Pierre Klossowski. Avec Georges
Ambrosino aussi.

1935 1935

Déménage ; s'installe 76 bis, rue de Rennes, 18 Janvier : Gamelin remplace Weygand à la


Paris VI'. S’est séparé de sa femme. vice-présidence du Conseil de la Guerre.
Part seul à Tossa de Mar en Espagne, chez
André Masson. Y séjourne du 8 au 30 mai.
Mars : Hitler officialise le réarmement de l’Al¬
Familier des bordels de Barcelone. A une
lemagne.
liaison avec Madeleine Landsberg. Finit d’écrire
Le bleu du ciel (le 29 mai). L’introduction
paraîtra en 1947 sous le titre Dirty (Éditions 2 Mai : Pacte d’assistance mutuelle franco-
Fontaine). Ce serait le seul fragment réchappé soviétique.
de la destruction de 1V.C. Le livre en son entier
ne sera publié qu’en 1957. 30 Mai : Démission de Flandin. Pierre Laval
Sauver ce monde du « cauchemar », de « l’im¬ le remplace.
puissance et du carnage où il sombre ». Seul
« un océan d’hommes soulevés » le pourrait. Ce
18 Juin : Suicide de René Crevel : « Prière de
sera le sens, l’année suivante, de Contre-At¬
m’incinérer. Dégoût ».
taque.
Se réconcilie avec A. Breton et obtient le ral¬
liement des surréalistes à un projet politique 14 Juillet : Naissance du Front populaire.
émané de lui : « Les analyses de Contre-attaque 500 000 personnes défilent à Paris.
étaient celles de Bataille » (H. Dubief). Un des
derniers sursauts de Pultra-gauche intellectuelle, 4 Octobre : Agression de l’Éthiopie par l’Italie.
pour la première fois unie. Les surréalistes Boris Souvarine : Staline.
(Breton, Péret, Éluard ...), les « batailliens » Raymond Aron : La sociologie allemande
(Ambrosino, Dubief, Klossowski, Chavy ...) et contemporaine.
les indépendants : (Heine ...). Réunion au café André Gide : Des nouvelles nourritures.
de la Mairie, place Saint-Sulpice. Son but : Jean Giraudoux : La guerre de Troie n’aura
retrouver « la violence révolutionnaire ». Ses pas lieu.
axes : un antinationalisme violent ; l’anticapi- Mort d’Henri Barbusse au cours d’un
talisme ; l’antiparlementarisme, voire l’antidé- voyage à Moscou.
mocratie. Son ambition : substituer aux mythes
victorieux du fascisme des mythes nouveaux.
La révolution sera morale (affranchissement des
enfants), sexuelle (libre jeu des passions)... Ses
auspices : Sade, Fourier, Nietzsche.
Colette Peignot s’installe chez lui, rue de
Rennes ; on ignore à quelle date exactement ;
à l’évidence, pas avant juin.

489
GEORGES BATAILLE ,

7 octobre, manifeste inaugural : Union de


Lutte des Intellectuels Révolutionnaires, « scel¬
lant l’accord des deux écrivains dont la pensée
est la plus riche du XXe siècle ». (A. Thirion).
Est annoncée la parution de Cahiers Je Contre-
Attaque. Certains signés conjointement par Bre¬
ton-Bataille, Heine-Péret, Bernier-Bataille. Un
seul vit le jour : « Front populaire dans la rue »,
de Bataille seul. Cette annonce est insérée dans
Position politique du surréalisme, de Breton.
Réunion publique, le 24 novembre. Pro¬
nonce : « Camarades, je parlerai de la question
du Front populaire. »
Participe, vraisemblablement en 1935, aux
rencontres du petit groupe réuni chez Jacques
Lacan : « J’eus parfois besoin de tout mon
courage — moi qui écrivais alors L’enfant de
chœur — pour résister aux scènes et décors que
prodiguait Bataille. » (Etiemble).
Le journaliste fasciste Georges Blond, dans
un article du 18 novembre de Candide, attribue
au seul Breton la paternité de Contre-Attaque.
Breton accorde un entretien au Figaro, journal
considéré à gauche comme aux ordres du colonel
de la Roque, leader des Croix-de-Feu.

1936 1936

Première réunion publique de Contre-At¬ 10 Janvier : Dissolution des organisations


taque, le 5 janvier au Grenier des Augustins : para-militaires françaises.
« La patrie et la famille ». Le respect pour l’une
et l’autre fait « d’un être humain un traître à
son semblable ». Prennent la parole : Bataille, 12 Janvier : Publication du programme de
Breton, Heine, Péret. Rassemblement populaire.
Le 21 janvier, deuxième réunion, anniversaire
de la mort de Louis XVI. Objet de celle-ci : 24 Janvier : Démission de Laval.
« Les 200 familles relevant de la justice du
peuple ». Mêmes intervenants, moins Péret.
Contre-Attaque participe à la manifestation 13 Février : Léon Blum est pris à partie et
du 17 février, de protestation contre l’agression blessé sérieusement par des membres d’Action
faite à Léon Blum. Diffuse le tract « Cama¬ Française. Dissolution des ligues d’A.F.
rades, les fascistes lynchent Léon Blum ». « La
défensive, c’est la mort ! L’offensive révolution¬ 16 Février : Espagne : élections au Cortès ;
naire ou la mort ! » majorité du Front populaire.
Fin février, tract rédigé par Bataille seul :
« Appel à l’action » : « Nous affirmons que ce
n’est pas pour un seul mais pour TOUS que le 17 Février : Manifestation, du Panthéon à la
temps est venu d’agir en MAÎTRES. » Bastille, pour protester contre l'agression dont
En mars, Jean Dautry, un proche de Bataille, Blum a été victime.
rédige le tract : « Sous le feu des canons fran¬
çais ». Tous, surréalistes compris, le signent 7 Mars : Hitler occupe la zone démilitarisée
quoiqu’il contienne une phrase plus qu'impru- de Rhénanie.

490
LA MORT A L’ŒUVRE

dente : « Nous sommes contre les chiffons de 5 Mai Victoire du Front populaire, au second
papier, contre la prose d’esclave des chancel¬ tour des législatives.
leries... Nous leur préférons, en tout état de
cause, la brutalité antidiplomatique de Hitler,
25 Mai : En Espagne, les conjurés nationalistes
plus pacifique, en fait, que l'excitation baveuse
décident l'insurrection.
des politiciens et des diplomates. » De ce tract
datera l’accusation de « surfascisme » faite aux
Batailliens. 26 Mai : En France, début des grèves sau¬
Le même mois, anticipant la dissolution pré¬ vages ; 12 000 grèves seront recensées.
visible de Contre-attaque, Bataille rédige seul
le tract : « Travailleurs, vous êtes trahis ». Il y
27 Mai :« Tout est possible » (Marceau Pivert,
fait cependant figurer les signatures des surréa¬
leader de la Gauche révolutionnaire).
listes sans, semble-t-il, que ceux-ci en aient
connaissance. A ce tract est joint un bulletin de
souscription à un groupe nouveau dont les 28 Mai : 600 000 personnes défilent devant le
surréalistes sont exclus mais où figure Jean mur des Fédérés pour célébrer la Commune.
Bernier : Comité contre l’IJnion Sacrée.
Rupture des surréalistes et dissolution de
4 Juin : Léon Blum constitue son ministère.
Contre-attaque. Le « surfascisme » des batail¬
Soutien sans participation des communistes.
liens (au sens de fascisme surmonté) est mis en
avant par Breton. Rupture calme, cependant,
dont prend acte un entrefilet paru dans L'œuvre 7 Juin : Accords Matignon : semaine de
du 5 mai 1936. 40 heures ; congés payés (15jours dont 12
Séjourne tout le mois d’avril à Tossa de Mar, ouvrables). Nationalisations.
semble-t-il sans Colette Peignot. Celle-ci est
pourtant, en mai, à Madrid (seule ? avec lui ?).
11 Juin : « Il faut savoir terminer une grève,
Rédige, suite aux conversations avec André
dès que satisfaction a été obtenue. Il faut
Masson, les textes-programmes inauguraux de
même savoir consentir au compromis ... Tout
la société secrète Acéphale et de la revue
n’est pas possible ». (Maurice Thorez).
Acéphale : « Secrètement ou non, il est néces¬
saire de devenir tout autres ou de cesser d’être. »
Parution le 24 juin du premier numéro A'Acé¬ Juin : Parution aux Éditions sociales inter¬
phale (Religion, Sociologie, Philosophie). Aux nationales de la revue Inquisition, « organe du
textes de Bataille et aux dessins de Masson est groupe d’Études pour la Phénoménologie
joint un texte de Klossowski. Titre du n" I : humaine » que dirigent Jules Monnerot, Roger
« La conjuration sacrée ». Périodicité annon¬ Caillois, Louis Aragon et Tristan Tzara,
cée : 4 numéros par année (ne sera pas respec¬ quatre anciens surréalistes dont deux commu¬
tée). Éditions G.L.M. nistes militants. Article de tête de Gaston
Fait le projet avec trois de ses amis de Bachelard. Article de Caillois : Pour une or¬
répandre une large flaque de leur sang à la base thodoxie militante. L initiative semble en re¬
de l’Obélisque de la Concorde, et d’envoyer un venir essentiellement à Caillois.
communiqué à la presse signé de Sade leur Jean Wahl, la NRF, août 36 : « En même
indiquant le lieu où est enterré un crâne macéré, temps qu'Inquisition a paru Acéphale, la revue
spongieux : celui, retrouvé, de Louis XVI. N eut de Bataille et de Masson. Caillois cherche la
pas de suite. rigueur. Bataille fait appel au cœur, à 1 en¬
Le 31 juillet, convoque les collaborateurs thousiasme, à l'extase, à la terre, au feu, aux
éventuels du deuxième numéro consacré à entrailles ». Inquisition ne connut qu'un nu¬
Nietzsche, au sous-sol du café La bonne étoile, méro.
80, rue de Rivoli. Création du Parti Populaire Français de
Participe, avec Colette Peignot, les 29 et Jacques Doriot.
30 septembre, aux perturbations des représen¬
tations des Innocents au théâtre des Arts. Le
21 Juin : Création du P.S.F., Parti Social
scandale vise Marcelle Géniat, directiice de
maison de redressement d’où se sont enfuies Français.

491
GEORGES BATAILLE,

une dizaine de jeunes filles. Scandale aux cris 14 Juillet: Titre de l'Humanité : «L'armée
de « A bas les bagnes d'enfants ! ». Sont arrêtés s'est réconciliée avec le peuple ».
avec G B. et C. P., entre autres, Georges Hu-
gnet, Gaston Ferdière, Léo Mallet.
17 Juillet : En Espagne, les généraux Franco
Publie en décembre Sacrifices, texte accom¬
et Mola prennent la tête de la rébellion contre
pagnant cinq eaux-fortes d’André Masson. Ont
la République espagnole.
été exposées le 9 juin 1933 à la galerie Jeanne
Bûcher. Devait être publié à cette occasion.
Plusieurs possibilités entre-temps envisagées : 26 Juillet : Constitution du premier gouver¬
entre autres celle de la N.R.F. par l’intermé¬ nement fasciste espagnol à Burgos.
diaire de Malraux. Dix feuilles non brochées,
non paginées. 150 exemplaires. Éditions 1" Août : Léon Blum se résigne à la non-
G.L.M. intervention en Espagne, tout en laissant pas¬
Fait dans Une partie de campagne, de Jean ser armes et volontaires.
Renoir (où joue Sylvia Bataille), une brève Benjamin Péret, Simone Weil passent en Es¬
apparition de figurant. A le rôle d’un séminariste pagne et rejoignent les P.O.U.M. dirigées par
jetant à la dérobée le regard sur une robe agitée Joaquin Maurin, beau-frère de Souvarine.
par le mouvement d’une escarpolette.

6-7 Août : Arrivée d'avions italiens et alle¬


mands, en soutien à la rébellion des généraux.

19 Août : Federico Garcia Lorca est fusillé


par les franquistes, dans la région de Grenade.

27 Septembre : Dévaluation du franc.

18 Octobre : L'Allemagne et l'Italie recon¬


naissent le gouvernement fasciste espagnol.

18 Novembre : Suicide de Roger Salengro, le


principal négociateur des Accords Matignon.
Le P.S.F. du colonel de La Rocque atteint
600 000 membres. Il reprend les actions para¬
militaires des anciens Croix-de-Feu.

1937 1937

Constitue la société secrète d’Acéphale, ver¬ 13 Février : Léon Blum annonce une pause
sant ésotérique de la revue du même nom et du dans les réformes.
Collège de Sociologie bientôt créé. « J’étais
résolu, sinon à fonder une religion, du moins à
me diriger dans ce sens. » En font partie : 16 Mars : Fusillade à Clichy entre service de
Caillois, Klossowski, Ambrosino, Waldberg, l'ordre et contre-manifestants à l'occasion
Chavy, Chenon, Dubief... d'un meeting du P.S. F. : 5 morts et 500 blessés.
Plusieurs rites : le refus de la main aux
antisémites, les rencontres silencieuses en forêt
26 Avril: Bombardement de Guernica, Es¬
de Saint-Nom au pied d’un arbre emblémati-
pagne.
quement foudroyé, etc.
Parution du n° 2 A'Acéphale, « Réparation à
Nietzsche ». Entreprend de le disculper de l’ac- 24 Mai : Exposition internationale de Paris.

492
LA MORT A L’ŒUVRE

cusation qui lui est faite d'antisémitisme. De 21 Juin Léon Blum démissionne. « Il fut avec
l’arracher des mains des interprétateurs natio¬ Jaurès, l'homme politique français le plus haï
naux-socialistes. Le cite : « Ne fréquenter per¬ de la droite ; plus encore que Jaurès proba¬
sonne qui soit impliqué dans cette fumisterie blement, car, pour les maurassiens, il était en
effrontée des races. » Blanchissant Nietzsche, somme Jaurès et Dreyfus réunis. » (Henri
pense encore le fascisme. L'un est liberté, liberté Dubief.) Chautemps lui succède à la présidence
violente ; l'autre servitude. L’un « charme » du Conseil jusqu'en mars 1938.
tragique ; l’autre « force » vulgaire. Violent
réquisitoire contre les falsificateurs et les faus¬ 30 Juin : Nouvelle dévaluation du Franc.
saires.
Textes de Jean Whal, Jean Rollin, Pierre
16 Octobre : Internement d'Artaud, à l’hôpital
Klossowski, dessins de Masson.
psychiatrique de Sotteville-lès-Rouen.
Être acéphale, « être libre signifie n'être pas
fonction. Se laisser enfermer dans une fonction,
c'est laisser la vie s’émasculer. La tête, autorité 11 Septembre : Assassinats (Dimitri Nava-
consciente ou Dieu, représente celle des fonc¬ chine et les frères Rosselli, fédérateurs de
tions serviles qui se donne elle-même pour une l'antifascisme hors d'Italie) et attentats (contre
fin, en conséquence, celle qui doit être l’objet des sièges patronaux) de « la Cagoule ». Ce
de l'aversion la plus vivace ». mouvement dirigé par Deloncle et Dussei-
Avec Roger Caillois et Michel Leiris, entre¬ gneur voulaient faire croire à la responsabilité
prend de créer un Collège de Sociologie sacrée. communiste pour entraîner l'armée contre la
Ajoutant à l'analyse marxiste celle des faits république.
sociaux irrationnels... Poursuit la révolution
par d'autres moyens : l'émotion, l'instinct, la 15 Décembre : Nombreuses arrestations des
passion... « Nous étions décidés à déchaîner des membres de « la Cagoule ».
mouvements dangereux et nous savions que nous En URSS, années de répression. De nom¬
en serions probablement les premières victimes breux écrivains sont déportés. Beaucoup
ou que nous serions, du moins, emportés dans mourront. C'est le cas de Boris Pilniak et d O.
le torrent éventuel. » (Caillois). Un pan théo¬
Mandelstam.
rique, donc ; un autre activiste. L.-F. Céline : Bagatelles pour un massacre.
Se réunissent, pour la phase préparatoire, Alphonse de Chateaubriand : La gerbe des
dans un ancien café du Palais-Royal, Le Grand forces. Nouvelle Allemagne.
Véfour. André Malraux : L’Espoir.
Rédige, en mars, la « déclaration relative à Pablo Picasso : Guernica.
la fondation du Collège de Sociologie ». Signée Tristan Tzara : Graines et issues ; dédicacé
d’Ambrosino, Bataille, Caillois, Klossowski, Li- à G. Bataille comme suit «à G.B. dont la
bra, Monnerot. « L'objet précis de l’activité tension d'esprit se situe parmi les éléments les
envisagée peut recevoir le nom de sociologie plus précieux de notre temps,»-
sacrée, en tant qu’elle implique l’étude de l’exis¬ André Breton : L'amour-Jou.
tence sociale dans toutes celles de ses manifes¬ « Après la victoire du Front populaire, la
tations où se fait jour la présence active du prolifération de l'ultra-gauche qui avait ca¬
sacré. » ractérisé le début des années trente s'atténua.
Cette déclaration paraîtra dans le n 3-4 Souvarine était abandonné par les siens,
A'Acéphale. Georges Bataille cesse de s'intéresser à l’action
Prononce, le 21 mars, à la maison de la politique. Les surréalistes, après la dislocation
Mutualité, une conférence sur Nietzsche suivie de Contre-Attaque, sont en proie aux divi¬
des interventions de Caillois et Monnerot. Or¬ sions. » (Jean Dubief.)
ganisée par Acéphale.
Constitution en avril à la demande de Allendy,
Borel, Bataille et Leiris d’une Société de Psy¬
chologie Collective dont l’objet est d’étudier
«le rôle, dans les faits sociaux, des facteurs
psychologiques, particulièrement d’ordre in¬
conscient, de faire converger les recherches

493
GEORGES BATAILLE,

entreprises isolément jusqu’ici dans les diverses


disciplines ».
Thème d’étude pour 1938 : « Les attitudes
devant la mort ». Pierre Janet, président ; Ba¬
taille, vice-président.
Participe à un symposium sur les problèmes
de la circoncision avec Marcel Griaule, Michel
Leiris, Allendy, Borel...
Parution du n° 3-4 A'Acéphale en juillet,
consacré à « Dionysos ». Textes de Bataille,
Caillois, Klossowski, Masson, Monnerot. Ap¬
profondit la pensée de la mort comme source
du mythe et origine du lien communautaire :
« L’élément émotionnel qui donne une valeur
obsédante à l’existence commune est ja mort. »
Prévoit de se rendre l’été avec Colette Peignot
en Grèce. Y renoncent.
Séjournent ensemble en Italie : à Sienne,
Florence... et en Sicile. Se rendent sur l’Etna :
« Nous étions épuisés et, en quelque sorte,
exorbités par une solitude trop étrange, trop
désastreuse... Il était impossible d’imaginer
quelque lieu où l’horrible instabilité des choses
fût plus évidente. »
Retour à Paris, fin septembre.
Le 20 novembre, séance inaugurale des ac¬
tivités du Collège de Sociologie. A lieu dans
l’arrière-boutique des Galeries du livre, 15, rue
Gay-Lussac, Paris (Ve). Caillois puis Bataille
font une communication : « La sociologie et les
rapports entre société, organisme, être ».
Assistance composite. Drieu la Rochelle Wal¬
ter Benjamin, des membres de la revue Esprit,
d’anciens souvariniens, des trotskistes...
Deuxième conférence le 4 décembre : « Les
conceptions hégéliennes » par Alexandre Ko-
jève. Seule contribution de Kojève, initialement
pressenti pour s’unir au projet : « A ses yeux,
nous nous mettions dans la position d’un pre¬
stidigitateur qui demanderait à ses tours de
prestidigitation de le faire croire à la magie. »
(Caillois).
Se rend avec Colette Peignot, conduits par
Maurice Heine, à l’endroit où Sade avait choisi
qu’on l’enterre, sur sa terre de La Malmaison :
« Il sera semé dessus des glands afin que... les
traces de ma tombe disparaissent de dessus la
surface de la terre comme je me flatte que ma
mémoire s’efface de l’esprit des hommes. »
(Sade).
Le 6 décembre, lettre à Alexandre Kojève :
« ... mon expérience, vécue avec beaucoup de
soucis, m’a conduit à penser que je n’avais plus
rien “à faire”. Si l’action (le “faire”) est —

494
LA MORT A L'ŒUVRE

comme dit Hegel — la négativité, la question


se pose alors de savoir si la négativité de qui
n’a “plus rien à faire” disparaît ou subsiste à
l'état de “négativité sans emploi".
« (...) J'imagine que ma vie — ou son avor¬
tement, mieux encore, la blessure ouverte qu'est
ma vie — à elle seule constitue la réfutation du
système fermé de Hegel. »

1938 1938

Janvier : Exposition internationale du surréa¬


Quatrième conférence du Collège de Socio¬
lisme, à la galerie des Beaux-Arts : 70 artistes
logie, « Le sacré dans la vie quotidienne », de
de 14 pays différents.
Michel Leiris, le 8 janvier.
Le 13 janvier, prononce la conférence d’in¬
troduction à la Société de Psychologie collec¬ 10 Mars : Démission du Cabinet Chautemps.
tive. On peut supposer qu’il assiste à plusieurs
(sinon toutes) des conférences prononcées en 11 Mars : Invasion de l’Autriche par Hitler.
1938: le 28 janvier par Julien Reinach ; le Celui-ci est à Vienne le 14; l’Autriche est
28 mars par Leiris ; le 25 avril par l’abbé Paul annexée au Reich. Ni la France ni la Grande-
Jury ; le 23 mai par Hagenauer ; le 27 juin par Bretagne ne réagissent.
le docteur Lagache ; etc.
Prononce le 22 janvier la cinquième confé¬ 10 Avril : Daladier succède à Blum après que
rence du Collège de Sociologie, « Attraction et lui-même eut pris la place de Chautemps mais
répulsion 1. Tropismes, rire et larmes ». n'eut pas réussi à créer l’Union sacrée.
Prononce le 5 février la sixième conférence
du Collège de Sociologie, « Attraction et ré¬ 6 Juin : Freud doit quitter Vienne pour
pulsion II : la structure sociale ». Londres : « Celui de qui nombreux dans le
Prononce le 19 février, à la place de Caillois, monde nous tenons nos meilleures raisons
malade, et au moyen de ses notes, la conférence d'être et d’agir, Freud tombant à quatre-vingt-
prévue par lui pour le Collège de Sociologie, deux ans sous la poigne des soudards, se
« Le pouvoir ». trouvant particulièrement désigné à la fureur
Prononce le 5 mars la huitième conférence des inconscients et des chiens ! » (André Bre¬
du Collège de Sociologie, « Structure et fonction ton : Trajectoire du rêve).
de l’armée ».
Se rend en mars avec Colette Peignot, Michel 25 Juillet: André Breton et Diego Rivera
Leiris et sa femme sur le lieu où Sade voulait signent ensemble le manifeste Pour un art
être enterré. Colette voit à Épernon le film de révolutionnaire indépendant.
Tay Garnett Voyage sans retour. Ce sera le Mort de Edmond Husserl, à 79 ans.
dernier. Au retour de ce trajet, elle s’alite. Fera Élection de Charles Maurras à l'Académie
un séjour de deux mois dans la clinique de la Française.
rue Boileau à Paris.
Quitte le 76 bis, rue de Rennes et prend, a Août : Fêtes en l’honneur de la cathédrale de
la sortie de Saint-Germain-en-Laye, un appar¬
Reims, ressuscitée par les soins d Henri De¬
tement dans une maison, 59 bis, rue de Mareil,
neux.
en surplomb du prieuré et de la vallée de
Fourqueux. Colette Peignot vient habiter le
2 Septembre : Exclusion des Juifs des Acadé¬
15 juillet cette maison qu’avec mépris elle ap¬
mies, des Universités et des Associations des
pelle « la nonne ». Sciences, à Rome. Premier recensement des
Prononce le 19 mars, à la place de Caillois,
Juifs dans toute l’Italie.
toujours malade, « Confréries, ordres, sociétés

495
GEORGES BATAILLE,

secrètes, églises ». Situation analogue à celle 7 Septembre : Au congrès national-socialiste


du 19 février à ceci près que les désaccords de Nuremberg, Alfred Rosenberg : « Nous
entre les deux hommes se font de plus en plus avions jusqu’ici des philosophes mais pas de
vivement ressentir. Caillois voit dans le Collège philosophie, des sectes mais pas une religion ».
de Sociologie la possibilité d'un ordre de Alphonse de Chateaubriand rapporte d’un
conjurés. Bataille le voit désormais, sans dehors, entretien privé avec Hitler que celui-ci « sera
comme une seule et simple expérience intérieure. le donateur de la paix au monde ».
Prononce le 2 avril la dixième conférence du
Collège de Sociologie avec (?) Roger Caillois,
29-30 Septembre : Signature des accords de
« La sociologie sacrée du monde contempo¬
Munich. Ceux-ci mettent — provisoirement
rain ». Envisage que le Collège se dote d'un
— fin au chantage d’Hitler pour l'intégration
organe de publication. Projet sans suite. Une
au Reich des Sudètes, territoire tchécoslo¬
(Klossowski : « La tragédie ») ou deux autres
vaque à population allemande. Daladier : « Ce
conférences eurent lieu.
qui a rendu possible le succès, c'est la réso¬
En juillet, paraissent dans la N.R.F. les trois
lution dont la France a fait preuve. Il faut
textes inauguraux du Collège de Sociologie :
rendre ici à notre cher et grand pays l’hom¬
L’apprenti sorcier de Bataille, Le secret de la
mage qui lui est dû. ».
vie quotidienne de Leiris, Le vent d’hiver de
Un des premiers sondages IFOP: Approu¬
Caillois précédés d’une introduction de Caillois,
vez-vous les accords de Münich : oui, 57 % ;
sorte d’exposé des motifs, co-signée des autres.
non 37 % ; sans opinion, 6 %.
A ce moment, le Collège a une année d’existence.
Visite, en août 1938, avec Colette Peignot
(Laure) à l’arbre foudroyé d’Acéphale en forêt Octobre : F.T. Marinetti propose que les
de Saint-Nom-la-Bretêche : « Depuis qu'elle re¬ poètes italiens mettent leur imagination à la
vit la “tombe” de Sade, Laure ne sortit qu’un disposition du cinéma national.
seul jour, à la fin du mois d’août... mais à peine
entrée dans la forêt elle aperçut à sa gauche 17 Octobre : Mort de Karl Kautsky.
deux Corbeaux morts, pendus aux branches
d’un taillis (...). Je compris seulement après sa
mort qu’elle avait regardé la rencontre des Novembre : A Vienne, une manifestation ca¬
oiseaux morts comme un signe. » tholique se déroule aux cris de « Jésus est
Est initié à la pratique du yoga. Le pratique notre Fürher», Le cardinal Innitzer bénit les
de façon peu orthodoxe, mais « (mis à nu) dans manifestants.
un désespoir ». L’applique à la contemplation
du supplice chinois des Cent morceaux : « ... ce Décembre : Mort de Lev Issaakovitch Sch-
fut à cette occasion que je discernai, dans la warzmann, dit Léon Chestov, né en 1866. « ...
violence de cette image, une valeur infinie de Je suis aujourd’hui ému me rappelant ce que
renversement (.„) je fus si renversé que j’accédai j'ai appris à l’écouter, que la violence humaine
à l’extase. » n’est rien si elle n’est pas son accomplissement
Signe le 1" novembre avec Caillois et Leiris (...) j’admire la patience qu’il eut avec moi qui
une déclaration du Collège de Sociologie sur ne savais alors m’exprimer que par une sorte
« la crise internationale », et l’attitude de la de délire triste .» (Georges Bataille.)
France signataire des Accords de Munich : « Le Publication d'une revue surréaliste dissi¬
spectacle donné fut celui du désarroi, immobile dente, L’usage de la parole, de G. Hugnet et
et muet, d’un triste abandon à l’événement, P Eluard. Ce dernier est à ce moment exclu
c’était l’attitude immanquablement apeurée et du groupe surréaliste.
consciente de son infériorité d’un peuple qui
refuse d’admettre la guerre dans les possibilités Brauner a un œil crevé au cours d’une rixe
de sa politique en face d’une nation qui fonde entre surréalistes.
sur elle la sienne. » Jean-Paul Sartre : La nausée.
Mort, le 7 novembre à huit heures du matin, Karl Jaspers : Philosophie existentielle.
au 59 bis, rue de Mareil, Saint-Germain-en- L.F. Céline : L’école des cadavres.
Laye, de Colette, Laure, Lucienne Peignot, née Martin Heidegger: Qu’est-ce que la méta¬
à Meudon le 8 octobre 1903. physique ?

496
LA MORT A L’ŒUVRE

Marcel Moré et Michel Leiris sont présents.


« Je ne dis pas maintenant comment sa mort
arriva, bien que la nécessité de le dire existe en
moi de la façon la plus “terrible". »
Crise profonde. Continue néanmoins Acé¬
phale. Continue aussi le Collège.
Prononce le 13 décembre pour celui-ci la
conférence « La structure des démocraties ».
A donné plusieurs articles à la revue Verve,
« Corps célestes », « Le paysage », « La
chance », et à la revue Mesures, « L’obélisque ».

1939 1939

Patrick et Isabelle Waldberg s'installent chez Février : Parution dans le numéro de Volontés,
lui à Saint-Germain-en-Laye. Y séjourneront revue publiée par Georges Pelorson, de l’en¬
jusqu'à l’été. Après Colette Peignot, Isabelle quête de Jules Monnerot sur les «directeurs
Waldberg est la seule femme à faire partie de de conscience ».
la communauté secrète d’Acéphale.
Conférence de René M. Guastalla le 10 16 Mars : Les troupes allemandes envahissent
janvier au Collège de Sociologie, « Naissance la Tchécoslovaquie.
de la littérature » (se suicidera en 1941).
Prononce le 24 janvier pour le Collège la 24 Avril: Pacte gèrmano-soviétique (Riben-
conférence, « Hitler et l’ordre teutonique ». trop-Staline).
Conférence, le 7 février, de Klossowski pour
le Collège de Sociologie, « Le marquis de Sade Juin: Parution du numéro 18 de Volontés:
et la Révolution ». publication des réponses à l’enquête de Jules
Le 21 février, conférence de Caillois pour le Monnerot (n° 14) Au nombre de celles-ci,
Collège, « Sociologie du bourreau », consécu¬ Benda, Klossowski, Landsberg, Moré, de
tive à la mort du bourreau Anatole Deibler. Rougemont, Grenier, Paulhan, Picon... Et le
Publie, hors commerce, avec l’aide de Michel Collège de Sociologie : « Il ne doit que rappeler
Leiris, le premier volume posthume des écrits à cette occasion qu’il considère comme sa
laissés par Laure (Colette Peignot), Le sacré, seule tâche de fournir une réponse aux ques¬
suivi de Poèmes et de Divers écrits (achevé tions posées par votre enquête et qu'il met
d'imprimer, printemps 1939). son ambition à être, dans la mesure de ces
Les 7 et 21 mars, conférence d'Anatole moyens, cette réponse ». En conclusion, Jules
Lewitzky au Collège, « Le chamanisme ». Ré¬ Monnerot s’en prend allusivement à Bataille :
fugié russe, ethnologue ; fondateur du premier « 11 ne saurait être question de servir le culte
réseau de résistance en France occupée, sera moderne du collectif-pour-le-collectif en met¬
fusillé en février 1942. tant sur pied dans les quarante-huit heures un
Le 18 avril, conférence de Hans Mayer au « groupe », deux manifestes, quatre figurants,
Collège, « Les rites des associations politiques et de crier : « Hé là ! je fonde une religion. Je
dans l’Allemagne romantique ». suis Pape. Vous en êtes ? D’ailleurs, c’est une
Le 2 mai, conférence de Caillois, « La fête ». société secrète. Voyez plutôt le prospectus ».
Fin du séminaire d’Alexandre Kojève
consacré à Hegei à l’École des Hautes Études. 2 Septembre : Invasion sans mobilisation pré¬
Publie en juin, rédigé par lui seul mais sans alable et sans déclaration de guerre de la
signature, le n° 5 A'Acéphale ; « La folie de Pologne par la Wehrmacht.
Nietzsche » « Au-delà de l’achèvement et du
combat, qu’y a-t-il d’autre que la mort ? Au- 3 Septembre : La Grande-Bretagne, la France,
delà des paroles qui s’entre-détruisent sans fin, l’Australie et la Nouvelle-Zélande déclarent la
qu’y a-t-il d’autre qu’un silence qui fera devenir guerre à l’Allemagne.

497
GEORGES BATAILLE,

fou à force de suer et de rire ? » Publie dans ce 23 Septembre : Mort de Sigmund Freud, à
cinquième et dernier numéro, « La pratique de Londres : « Je me compare quelques fois au
la joie devant la mort » : vieux Jacob qui fut emmené en Égypte par
« J’atteins le fond des mondes ses enfants alors qu’il était très âgé. » (...)
je suis rongé par la mort Espérons qu’un exode d’Égypte ne s’ensuivra
je suis rongé par la fièvre pas comme jadis. »
je suis absorbé dans l’espace sombre
je suis anéanti dans la joie devant la mort. » 27 Septembre : Reddition de Varsovie.
Regarde la venue de la guerre, la « descente
de l’univers humain aux enfers » comme lourde
de sens. 28 Septembre : Cinquième partage de la Po¬
Le 4 juillet est seul à présenter le bilan de la logne, cette fois entre l’Allemagne et l'URSS.
deuxième année d'activités du Collège de So¬
ciologie. Caillois est en Argentine ; Leiris s’est Octobre : Occupation de l’Estonie, de la Let¬
abstenu : « De plus en plus des doutes m’as¬ tonie et de la Lithuanie par l’Armée rouge.
saillent quant à la rigueur avec laquelle a été
menée cette entreprise. » (Leiris).
16 Octobre : Commence ce qu'il est convenu
Bataille : « Il avait été entendu que nous
d'appeler la « Drôle de guerre ».
serions trois à parler ce soir, Caillois, Leiris et
moi : mais je suis seul. Je ne le reconnais pas
sans tristesse. » Réaffirme : « Mettre en face 30 Novembre : Invasion du territoire finlandais
de la destinée demeure à mes yeux l’essentiel par l'Armée rouge.
de la connaissance. » Ce bilan du 4 juillet consti¬
tue la dernière rencontre du Collège de Socio¬
14 Décembre : Exclusion de l'URSS de la
logie.
Société des Nations.
En octobre, se lie avec Denise Rollin Le
Parution de L homme et le sacré de Roger
Gentil, modèle de peintres (Kisling, Derain),
Caillois. « Je dois enfin exprimer ma gratitude
amie de Cocteau, Breton, Jacques et Pierre
à Georges Bataille : il me semble que sur cette
Prévert. Vivent à Saint-Germain-en-Laye.
question s’est établi entre nous une sorte
« ... Denise que j’avais désirée comme la réponse
d’osmose intellectuelle, qui ne me permet pas
la plus éloignée, la plus improbable à mon
quant à moi,- de distinguer avec certitude,
angoisse. »
après tant de discussions, sa part de la mienne
Commence d’écrire le 5 septembre Le cou¬
dans l'œuvre que nous poursuivons en com¬
pable : « La date à laquelle je commence d’écrire
mun. » (R. Caillois.)
n’est pas une coïncidence. » « Le mauvais sort
« L’homme et le sacré n’est pas seulement un
est passé ce matin sous la fenêtre : une multitude
livre magistral mais un livre essentiel à la
de soldats en marche, appesantis par la côte
compréhension de tous les problèmes dont le
(...) ils auraient pu m'apercevoir debout près de
sacré est la clé. » (G. Bataille.)
la fenêtre en robe de chambre (invisible pour
eux, une femme heureuse et belle m'attendait
sur le lit). »
Assiste au premier spectacle du Concert
Mayol depuis le début des hostilités. N'a pas
cessé toutes ces années de fréquenter boîtes
(Mayol, Tabarin) et bordels (de Paris ou de
Saint-Germain).
Entreprend d’écrire Le manuel de l'antichré-
tien qu’il poursuivra en 1940. Inachevé. Ne fut
pas publié de son vivant : « Ton sexe est le point
le plus sombre et le plus saignant de toi-même...
un extrême désaccord existe entre lui et ce que
tu montres de toi... C’est pourquoi il te faut ...
écouter la voix barbare et fêlée qui vient de la
profondeur de ton ventre. »

498
LA MORT A L'ŒUVRE

Réunion le 19 décembre chez Marcel Moré


avec Borel, W ahl, Koyré, Landsberg, Leibovitz,
Pelorson, etc.
Le 27 décembre, rencontre Queneau : « Très
sceptique Bataille. Plus du tout “défense" des
démocraties. Il ne veut plus avoir rien à voir
avec la politique. » (Queneau).
« Dans une humanité où le sacrifice religieux
semble être désormais sans valeur, les guerres
et les révolutions apparaissent en effet comme
les seules immenses blessures à ouvrir dont la
séduction puisse encore exercer de grands ra¬
vages. »

1940 1940

Vit avec Denise Rollin à Saint-Germain : 20 Mars : Le ministère Daladier se retire.


« ...aucune autre femme n'aurait été assez si¬ Reynaud lui succède, sans majorité.
lencieuse, assez belle, assez silencieusement in¬
violable pour y entrer : du moins sans que j’en 9 Avril : La Wehrmacht envahit le Danemark.
souffre autant qu'un miroir clair souffrirait Celui-ci n’oppose aucune résistance.
d’être terni. »
Publie le 15 avril « L'amitié » dans la revue
20 Avril : Assassinat de Léon Trotski.
Mesures.
Le 20 mai : « Une alerte nous réveilla, nous
nous sommes longtemps mêlés. Lorsque je suis 14 Mai : Entrée des Allemands dans Paris.
descendu dans le jardin ensoleillé, je vis de
l’autre côté de la grille, le vieillard que l’on 15 Mai : L’armée hollandaise dépose les
appelle ici “le commandant”... il me dit ce armes, après le bombardement de Rotterdam.
qu’annonçait la radio : les Allemands en Bel¬
gique et en Hollande. » 18 Mai : Reynaud appelle le Maréchal Pétain
Accompagne Denise Rollin le 26 mai jus¬
au gouvernement et confie le commandement
qu'aux Aubrais (Loiret). Celle-ci se rend, en
de l'armée à Weygand.
voiture, à Riom-ès-Montagnes.
Mort de Maurice Heine. « Ce bibliophile et
Fait à son tour, le 30 mai, le trajet Paris-
cet érudit scrupuleux, prenant la parole au
Riom, en train. Riom « ... le seul pays où quelque congrès de Tours (où se consomma, après la
chose de mon enfance demeure attaché. » guerre de 14, la scission entre communistes et
Revient aussitôt à Paris. Y est le 3 juin.
socialistes français), sortit un révolver, tira au
Le 11 juin, repart vers l’Auvergne, via, le 12, hasard, et fit à sa femme une légère blessure
Châteauroux et Montluçon. Le 13, de Mont- au bras. Heine était cependant un des hommes
luçon à Drugeac : « Mon voyage d’évacué se les plus doux et les mieux élevés que j’ai
termine ou peu s’en faut. J’ai abandonné sans connus. Cet acharné défenseur de Sade, aussi
retour la maison de Saint-Germain... » intraitable que son idole, poussait le pacifisme
Le 14, arrive à Ferluc où il séjourne avec à ses conséquences dernières. » (Georges Ba¬
Denise. Travaille : recensement (?). André Mas¬ taille.) « Au demeurant, l’un des hommes qui
son et sa femme sont présents. Laurence sa ont le plus discrètement, mais le plus authen¬
fille, aussi. Et sans doute Audiberti. tiquement, honoré son temps. Je suis fier d’en
Est le 28 juillet à Vichy ; le 31 à Clermont-
avoir été l'ami. » (ibid).
Ferrand : « Ce avec quoi je me débats, l’ascèse,
la luxure. Ici dans ce lycée construit de lave,
noir, austère, à mes yeux paré d’une séduction 10 Juin : Le gouvernement français quitte
intérieure, image de la possession dure et do¬ Paris. Mussolini déclare la guerre à la France
minante. Le nom de Biaise Pascal est écrit en et à la Grande-Bretagne.

499
GEORGES BATAILLE,

lettres rouges sur la couverture de mon lit (sur 17 Juin : Pétain demande l’armistice.
mes pieds). »
Longues conversations avec André Masson : 18 Juin : Appel du général de Gaulle depuis
«... son aspect habituel, brousailleux, ramassé Londres.
d’homme de faubourgs, qui fait paraître à côté Selon André Thirion, si les Français avaient
de lui tous les autres vulgaires. » eu à choisir en 1940 : « la droite aurait, dans
Le 4 août, de Bord à Drugeac : « ... me l'ensemble, voté pour Pétain à cause de la
confondant avec l’horreur des choses (...), ma nature réactionnaire du vieillard. La gauche
présence est là comme un cri sans espoir, cri dans sa majorité, l’eût préféré à de Gaulle, à
de bête aveugle... » cause de son pacifisme, parce qu’il avait des
Le 8, de nouveau à Clermont. Rentre à Paris. origines modestes, parce qu'il prononçait le
S’y trouve le 14. Fait procéder, le 28 août, au mot patrie avec une sonorité radicale-socia¬
déménagement de la maison de Saint-Germain. liste. ».
« Les robes et le linge de Laure, je devais les
retirer de l'armoire. » 22 Juin : Signature d’un armistice à Re-
Écrit toute cette année Le coupable. thondes. Celui-ci est appliqué le 25. Les Al¬
lemands sont à Montluçon, Biarritz et Cham¬
béry.

28 Juin : Le gouvernement britannique recon¬


naît de Gaulle comme chef des Français libres.

10 Juillet : Par 569 voix pour et 80 contre,


députés et sénateurs remettent tous les pou¬
voirs de l’État, y compris le pouvoir consti¬
tuant, entre les mains du Maréchal Pétain.

30 Juillet : Création de la Haute-Cour de


justice de Riom.

16 Août : Dissolution des syndicats ; le 19, de


la franc-maçonnerie.

Septembre : Daladier, Reynaud, Gamelin et


Blum sont placés en résidence surveillée.

27 Septembre : Ordonnance allemande sur les


Juifs.

J Octobre : Loi de Vichy portant statut des


Juifs.

24 Octobre : Entrevue Hitler-Pétain, à Mon-


toire.

4 Novembre : Réélection de Roosevelt à la


présidence des États-Unis.

Des adolescents se glissent dans une caverne


ouvrant vers des abris ou des grottes bordant
la rivière La Vézère, en Périgord ; ils décou¬
vrent l'ensemble le plus important de peintures
préhistoriques : Lascaux.

500
LA MORT A L’ŒUVRE

1941 1941

Vit à Paris, 259, rue Saint-Honoré, VIII', 3 Janvier : La ration du pain est réduite à
et, plus fréquemment, 3, rue de Lille, au domicile 300 g par jour.
de Denise Rollin.
Y organise des lectures-débats, l’aprés-midi.
I" Février : Création à Paris du Rassemble¬
Entre autres lit des passages de L’expérience
ment National.
intérieure en cours d’écriture (vers la fin de
l'année). Assistent : Queneau, Leiris, Fardoulis-
Lagrange. 13 Avril : Traité d’amitié soviéto-japonais.
Travaille à la Bibliothèque Nationale.
Fait, par l’intermédiaire de Pierre Prévost, 18 Avril : En 10 jours, les armées yougoslaves
connaissance de Maurice Blanchot « auquel le sont détruites et la Yougoslavie est dépecée.
lient sans tarder l’admiration et l'accord ». Roosevelt et Churchill signent la Charte de
Écrit en septembre-octobre Madame Ed¬ l’Atlantique par laquelle ils ne reconnaissent
warda, peu avant d’écrire Le supplice (L'ex¬
pas les conquêtes des puissances de l’Axe.
périence intérieure), deux textes qu’il dit devoir
être lus ensemble. « Bien entendu. Madame
Edwarda m’exprime avec plus de vérité efficace ; 23 Avril : Institution du service du travail
je n’aurais pu écrire Le supplice si je n’en avais obligatoire en Lorraine (le 8 mai, en Alsace).
d'abord donné la clé lubrique. Toutefois, je n’ai
voulu décrire dans Edwarda qu'un mouvement 14 Mai : Arrestation à Paris de 5 000 Juifs
d’extase indépendant, sinon de la dépression étrangers.
d’une vie débauchée, du moins des transes L’Allemagne s’empare de la Grèce et de la
sexuelles proprement dites. » Crête.
Le 5 novembre à Jean Piel : « Pas d’issue
possible rationnellement à cette guerre »...
« Nous risquons d’attendre fort longtemps. 21 Juin : Sans déclaration préalable, la'Wehr-
Pourquoi pas trente ans ? » macht attaque l’Armée Rouge. Invasion de la
En décembre, paraît Madame Edwarda, aux Russie.
Éditions du Solitaire (Robert Chatté) sous le
pseudonyme de Pierre Angélique. « L’être nous 24 Juillet : Déclaration de loyauté des cardi¬
est donné dans un dépassement intolérable de naux et archevêques. Dans une lettre pastorale
l’être, non moins intolérable que la mort. Et de 1942, l’évêque de Dax écrit : « L’année
puisque, dans la mort, dans le même temps qu il maudite n'a pas été pour nous l’année de notre
nous est donné, il nous est retiré, nous devons défaite extérieure, mais celle de notre défaite
le chercher dans le sentiment de la mort, dans intérieure, cette année 1936 ». (Cité par H.
ces moments intolérables où il nous semble que Dubief. Le déclin de la IIJ République.).
nous mourons, parce que l’être en nous n’est
plus là que par excès, quand la plénitude de
l’horreur et celle de la vie coïncident. » Août : Les armées allemandes arrivent à Smo-
Une cinquantaine d’exemplaires. lensk après avoir encerclé Bialystock et Minsk.
Commence d'écrire L’expérience intérieure. Donetz, Odessa, Kiev et Kharkov sont prises.

Septembre-Octobre : Exécution d’otages en


représailles des attentats.

23-26 Septembre : Exposition anti-juive au


Berlitz.

29 Septembre : Exécution de trois députés


communistes à la Santé.

501
GEORGES BATAILLE,

3 Octobre : Six synagogues sur sept dynamitées


à Paris.

7 Décembre . Sans déclaration de guerre, l'avia¬


tion et la flotte japonaises détruisent la flotte
américaine du Pacifique à Pearl-Harbour. Les
États-Unis entrent en guerre contre l'Alle¬
magne, l'Italie et le Japon. Le gouvernement
soviétique quitte Moscou.
André Breton, André Masson. Max Ernst
sont à New York. Benjamin Péret est au
Mexique. Roger Caillois est à Buenos-Aires.
Boris Souvarine à New York. Resté en France,
Jean Bernier se rallie à Pétain, « le premier en
date et en valeur des généraux de bon sens de
la guerre de 14. » Le pacifisme d'une gauche
sortie dégoûtée de la boucherie de 14-18 est
le premier responsable de ces ralliements. Un
pacifisme qui fit écrire à Simone Weil, en
1937 : «J’affirme qu'une défaite sans guerre
est préférable à une guerre victorieuse. » Si¬
mone Weil, via New York, rejoindra Londres
et les services de la France-Libre en 1942.

1942 1942

Termine le 7 mars Le supplice, partie de Février : Le gouvernement de Vichy propose


L'expérience intérieure commencée le à Hitler — qui refuse — d'entrer en guerre
1" novembre 1941. contre l'Angleterre.
Voit souvent le père Daniélou.
Atteint de tuberculose pulmonaire, doit quit¬ 3 Mars Bombardements de Boulogne-Billan¬
ter son emploi de bibliothécaire à la Bibliothèque court : 620 morts.
Nationale, le 20 avril. Dispose cependant de
son traitement. Reste alité à son domicile (259, 15 Avril : Mort de Robert Musil.
rue Saint-Honoré).
En août termine L'expérience intérieure, à
18 Avril : En réponse à l'exigence allemande,
Boussy-le-Château (Boussy-Saint-Antoine, par
Pierre Laval revient au pouvoir. Il met l'éco¬
Brunoy) chez la mère de Marcel Moré où il
nomie et la police françaises au service de la
séjourne et se repose.
Gestapo.
Séjourne de septembre à novembre à Panil-
leuse, par Vernon (Eure). N’y est pas seul :
« mais nous habitions à part à un kilomètre Mai : Staline, devant le Komintern, rétablit
l’un de l'autre, une belle fille, ma maîtresse » la liberté religieuse et demande à tous les partis
(Denise ?) « et moi ». communistes de s’allier à leurs adversaires de
Est supposé y écrire Le mort. L’auberge du la veille contre l'Allemagne.
récit (dite de Quilly) est celle de Tilly, proche
village où il a lui-même couché : « Il y a de 29 Mai : Port de l'étoile jaune obligatoire pour
toute façon le rapport le plus étroit entre Le les Juifs en zone occupée.
mort et le séjour en Normandie du malade
tuberculeux que j’étais... » Mai-Juillet : Début des déportations et de la
Récit toutefois romanesque : « Le reste se lie résistance organisée en France.

502
LA MORT A L'ŒUVRE

à l'excitation sexuelle délirante où j'étais, dans 22 Juin Laval déclare à la radio souhaiter la
l’extravagance de novembre. » victoire de l'Allemagne.
En vend le manuscrit à un libraire.
Ne paraîtra toutefois pas de son vivant. 28 Juin : Grande offensive allemande pour
Revient à Paris, en décembre. atteindre la Volga et les puits de pétrole du
Commence d'écrire L'Orestie. Écrit La rie Caucase.
de Laure.
Publie « Le rire de Nietzsche » dans Exercice
16 Juillet : Rafle des Juifs étrangers conduits
du silence, Bruxelles.
au vélodrome d'Hiver.

15 Août : Arrestation en zone non-occupée de


4 000 Juifs apatrides, remis aux Allemands.

Septembre Début de la bataille de Léningrad.

8 Novembre : Les troupes américaines dé¬


barquent en Afrique du Nord française. Pétain
ordonne de résister aux troupes alliées débar¬
quées en Afrique.

10 Novembre : Pétain prend le commandement


des armées.

11 Novembre : Les Allemands envahissent la


zone libre.

13 Novembre Darlan engage l'Afrique Fran¬


çaise aux côtés des Alliés.

18 Novembre : Laval obtient les pleins pou¬


voirs.

26 Décembre : Giraud remplace Darlan, as¬


sassiné le 24.
Lucien Rebatet : Les décombres.
Albert Camus : L’étranger.
Breton, Ernst et Duchamp publient la revue
VVV à New York.

1943
1943

5 Février : Capitulation de Stalingrad.


Séjourne à Paris jusqu’en mars (rues de Lille
et Saint-Honoré). Printemps . Les troupes allemandes qui se sont
Écrit et lit à des amis, dont Blanchot, « Le
vues reprendre Koursk, Bielgorod, Kharkov
collège socratique » : « Je propose d’élaborer
et Rostov se sont repliées au-delà de leurs
un ensemble de données scolastiques concernant
bases de départ du printemps 42.
l’expérience intérieure. Je crois qu’une expe-

503
GEORGES BATAILLE,

rience intérieure n’est possible que si elle peut 15 Mai : Création du Conseil National de la
être communiquée... » Résistance Française.
Publie aux Editions Gallimard L’expérience
intérieure, « critique de la servitude dogmatique 3 Juin : Formation à Alger du Comité Français
et du mysticisme ». « Je doute en vérité qu’on de Libération Nationale.
ait jamais été plus loin dans la formulation d'un
nihilisme radical. » (Gabriel Marcel).
Quitte fin mars Paris pour Vézelay où il 25 Juillet : L’Italie met bas les armes. Mus¬
s’installe au 59, rue Saint-Ëtienne. solini démissionne. Gouvernement Badoglio.
L’accompagnent sa fille Laurence, Denise Roi-
lin et son fils Jean. Les rejoindra Michel Far- 24 Août : Mort de Simone Weil à Ashford en
doulis-Lagrange. Il est prévu que les rejoignent Angleterre.
Jacques Lacan et Sylvia Bataille. « ... la maison « Il faut être mort pour voir les choses nues. »
étroite au milieu des toits délabrés se hérissant, (S. Weil.)
se dominant les uns les autres, une longue bande
de terrain que divise une allée de buis forme
terrasse... » Septembre : Premier numéro clandestin des
Visites nombreuses de Paul Éluard et Nush ; Lettres Françaises.
Limbour, Ambrosino et Monnerot viennent
aussi. 13 Octobre : Badoglio déclare la guerre à
Continue d'écrire Le coupable. l'Allemagne.
Publication en mai d’un pamphlet dirigé
contre lui, Nom de Dieu, signé de proches du
16 Novembre : Les communistes sont intégrés
surréalisme pour beaucoup inconnus (Maurice
au Conseil National de la Résistance Fran¬
Blanchard, Christian Dotremont, Pierre Du-
çaise.
mayet, René Magritte, André Stil, etc.) : « M.
Jean-Paul Sartre : L'être et le néant.
Bataille avait disparu. Que faisait-il ? Bien peu
Albert Camus : Le mythe de Sisyphe.
de gens ont dû se poser la question. Il y a belle
Michel Leiris : Haut-Mal.
lurette que M. Bataille a son cercueil. C’est
André Breton qui le lui a donné. »
« J'ai vu un tract surréaliste qui me met
violemment en cause après la publication de
mon livre : je suis traité de curé, de chanoine...
pas d'intérêt sinon comique. »
Rencontre en juin Diane Kotchoubey de
Beauharnais.
Mariée, elle séjourne, seule, à Vézelay avec
sa fille. A vingt-trois ans. Devient sa maîtresse :
« Je ne sais si K., malgré elle, me ménage
obscurément cette instabilité. Le désordre où
elle me maintient découle en apparence de sa
nature » (...) « Décidant d'incarner la chance
ad unguem, K. n'aurait pu mieux faire : appa¬
raissant mais quand l'angoisse... disparaissant
si soudainement que l’angoisse... Comme si elle
ne pouvait succéder qu'à la nuit, comme si la
nuit seule pouvait lui succéder. »
Commence en août les poèmes de L'archan-
gélique. Seront terminés en décembre.
Lettre de Jules Monnerot : « Vous pouvez
prononcer le nom de Nietzsche, vous êtes pour
lui comme un fils. Sous cet aveu de première
grandeur (...) il y a beaucoup de douceur aussi,
de tendresse, un élément alcyonien... D'ailleurs

504
LA MORT A L'ŒUVRE

peut-être aurez-vous de votre vivant le succès


que Nietzsche aurait voulu avoir du sien. »
Publie avec Michel Leiris, hors commerce,
la seconde partie des écrits de Laure (Colette
Peignot) : Histoire d’une petite fille.
Par lettre du 26 juin, Queneau donne l'accord
des Éditions Gallimard pour la publication du
Coupable.
Rend par deux fois visite à Romain Rolland,
son voisin à Vézelay.
Diane Kotchoubey quitte Vézelay pour Paris
en septembre. Rentre lui-même en octobre.
Première édition de Le petit (daté de 1934),
sans nom d'éditeur (Robert Chatté), sous le
pseudonyme de Louis Trente. Sera réédité en
1963.
Finit en octobre Le coupable. Reçoit d' Artaud
une lettre de Rodez : « S’il m’écrivait, c'est que
L’expérience intérieure, qu'il venait de lire, lui
montrait que j'avais à me convertir, à revenir
à Dieu. Il devait m'en prévenir. »
Rompt avec Denise Rollin.
« Ses problèmes personnels semblent l’acca¬
parer : il me conte ses alarmes ; il est hanté par
les menaces d'un monsieur outragé, le tout conté
avec la minutie qui lui est coutumière. Il s’est
réfugié depuis son retour à Paris |3, cour de
Rohan, VP], dans une sorte de grenier meublé
d'un lit gothique à baldaquin et d’un amoncel¬
lement de vieilleries. » (Jean Piel).
Continue d’écrire les poèmes plus tard réunis
sous le titre La tombe de Louis XXX.
Un nouveau mystique, violent article critique
de Sartre, paraît dans les numéros d’octobre,
novembre et décembre (260 à 262) des Cahiers
du Sud : « On connaît ces fameux raisonne¬
ments glacés et brûlants, inquiétants dans leur
aigre abstraction, dont usent les passionnés, les
paranoïaques : leur rigueur est déjà un défi, une
menace, leur louche immobilité fait pressentir
une lave tumultueuse. Tels sont les syllogismes
de M. Bataille. Preuves d’orateur, de jaloux,
d’avocat, de fou. »

1944 1944
Printemps : Les troupes soviétiques libèrent
A le projet, avec Henri-François Rey, d’écrire Odessa, Sébastopol et dégagent Léningrad.
un scénario de cinéma. Scénario « commercial » Extermination massive des déportés en Al¬
dont il pense confier le rôle principal à Fernan- lemagne.
del. Un notable marseillais se prenant à ses
heures pour le marquis de Sade et pratiquant 15 Mars : Mainmise de Hitler sur la Hongrie.
« avec quelques putains du crû les divers exer¬
cices décrits dans Les 120 journées de So- 3 Juin : Le Comité Français de Libération
dome... » (Henri-François Rey). Mort de la Nationale se déclare gouvernement provisoire.

505
GEORGES BATAILLE,

putain, suicide du nouveau Sade. Le producteur 6 Juin : Débarquement des troupes alliées sur
pressenti « failli mourir de suffocation en le la côte normande.
lisant ». (H.-F. Rey). « Un peu hagard, furtif,
il vivait cet hiver parisien dans le plus grand 10 Juin : Massacre d’Oradour-sur-Glane.
dénuement... un visage très beau, une voix
douce, une façon très abstraite de se mouvoir 19 Août : Début de l’insurrection parisienne.
dans l’espace, tout à la fois présent et absent...
Il était l’homme le plus fascinant, avec des 24 Août : Premier numéro de Combat non-
mystères, des ambiguïtés et des contradictions clandestin.
que j’aie jamais rencontré. » (H.-F. Rey).
Écrit en janvier une première version d’un
25 Août : Libération de Paris ; de Gaulle à
autre scénario : La maison brûlée.
l’Hôtel-de-Ville.
Commence en février Sur Nietzsche.
Capitulation de Von Scholtitz.
Prononce, le 5 mars, chez Marcel Moré, une
conférence portant sur le péché. Le texte de
celle-ci est reproduit (légèrement modifié) dans 31 Août : Transfert du gouvernement d’Alger
Sur Nietzsche, « Le sommet et le déclin ».
à Paris.
Participent entre autres, à ce débat, Adamov,
Blanchot, de Beauvoir, Burgelin, Camus, Da- 1er Septembre : Libération de Rouen par les
niélou, de Gandillac, Hyppolite, Klossowski, troupes anglo-canadiennes.
Leiris, Madaule, Gabriel Marcel, Merleau-
Ponty, Paulhan, Sartre. Apparente réconcilia¬ 5-6 Septembre :
tion avec Sartre. Libération de Bruxelles et d'Anvers.
Publie en mars, aux Éditions Gallimard, Le
coupable. 14 Septembre : Entrée des Occidentaux en
Quitte Paris, en avril, pour Samois, rue du Allemagne.
Coin-Musard (Seine-et-Marne). Souffrant de
nouveau de tuberculose pulmonaire, se fait 5 Octobre : Le droit, de vote est accordé aux
réinsuffler un pneumothorax à Fontainebleau femmes.
(distant de 3 km). Voit Diane Kotchoubey qui
vit à Bois-le-Roi. 9 Octobre : A'Moscou, Churchill et Staline se
« Le cœur me manque à définir le vide, à répartissent les zones d’influence.
mesurer l’infini du mal (...) Combien j'aimerais
dominer âprement cet insaisissable glissement
15 Octobre : Centenaire de la naissance au
de moi-même à l’égout... »
presbytère de Roecker de Friedrich Nietzsche.
Y écrit Sur Nietzsche. Le termine en août.
Guéri, revient à Paris, en octobre. Habite
16, rue Condé (IIe). 7 Novembre : Roosevelt réélu président des
Donne un article à Combat (20 octobre) : États-Unis.
« Nietzsche est-il fasciste ? »
Commence d’écrire Histoire de rats et Dianus 27 Novembre : Retour de Maurice Thorez
(L’impossible). Écrit L'alleluiah, Catéchisme d’Union Soviétique.
de Dianus.
Publie L'archangélique aux Éditions Mes¬ 4-12 Décembre : Procès des chefs de la Gestapo
sages. La première partie (Le tombeau) avait française.
paru en 1943 sous le titre La douleur dans un Jean-Paul Sartre : Huis-clos (au Vieux Co¬
volume anthologique. Domaine français (Mes¬ lombier.).
sages, Éditions des Trois Galeries). Russel : Philosophie de l'Occident.
Réédition A'Histoire de l’œil, par K. Éditeur,
accompagné de six gravures de Hans Bellmer 30 Décembre .Mort de Romain Rolland, à
(Édition dite de Séville, 1940). Vézelay.
Date de 1944 l’écriture de Julie. Ne paraîtra Simone de Beauvoir : Le sang des autres.
pas de son vivant. Paul Éluard : Au rendez-vous allemand.
Voit beaucoup Jean-Paul Sartre. Aragon : Aurélien.

506
LA MORT A L'ŒUVRE

1945 1945

Publie en février Sur Nietzsche, volonté de 12 Janvier : Conférences de Yalta. Staline,


chance, aux Éditions Gallimard : « A peu d’ex¬ Roosevelt et Churchill sont présents. De
ceptions près, ma compagnie sur terre est celle Gaulle absent.
de Nietzsche... » Publie également Mémoran¬
dum, recueil de maximes choisies de Nietzsche 17 Janvier : L'armée rouge s’empare de Var¬
et présentées par lui, aux Éditions Gallimard. sovie.
Ces deux publications marquent, avec un léger
retard dû à la guerre, le centenaire de la 27 Janvier : Charles Maurras est condamné à
naissance de Nietzsche. la réclusion à perpétuité.
Publie L’Orestie aux Éditions des Quatre-
Vents.
6 Février : Robert Brasillach est fusillé.
Réédite Madame Edwarda sous le pseudo¬
nyme de Pierre Angélique, illustré de gravures
de Jean Perdu (Jean Fautrier), chez Le Soli¬ 7 Février : Libération de l’Alsace par la
taire, imprimeur-libraire. 45 exemplaires. lrc armée française.
Paraît dans la revue Dieu vivant n° 4, la Suicide de Pierre Drieu La Rochelle ; de¬
« Discussion sur le péché », conférence-débat mande qu’à son enterrement, il n’y ait « pas
du 5 mars 1944, chez Marcel Moré. d’hommes sauf Malraux s'il est là ; Bernier,
S’installe vers mai à Vézelay, 59, rue Saint- s’il est là ».
Étienne, avec Diane Kotchoubey de Beauhar-
nais. Ils y vivront jusqu’en 1949. 5 Avril : Démission de Pierre Mendès-France
Termine en septembre une seconde version du gouvernement.
de La maison brûlée, scénario.
Donne « La volonté de l'impossible », article, 12 Avril : Mort de Roosevelt.
à la revue Vrille, consacrée à « La peinture et
la littérature libres ». 28 Avril : Arrestation et exécution de Bénito
Publie aux Éditions Fontaine Dirty, repris
Mussolini.
en introduction du Bleu du ciel.
En août, finit la Méthode de méditation.
Par une lettre du 29 septembre, annonce aux 29 Avril et 12 Mai : Succès de la gauche aux
Éditions Gallimard rendre La part maudite à élections municipales.
laquelle il « travaille depuis quinze ans ». Livre
plusieurs fois interrompu : « J'en éprouvai un 30 Avril : Suicide de Hitler.
sentiment de triomphe : peut-être illégitime,
prématuré ?... Il me semble que non. Je sentis 7 Mai : Capitulation de l’Allemagne à Reims.
rapidement ce qui m’arrivait comme un poids.
Ce qui ébranla mes nerfs fut d'avoir achevé ma
8 Mai : Signature officielle à Berlin.
tâche : mon ignorance portait sur des points
insignifiants, plus d’énigmes à résoudre ! » Livre
plusieurs fois repris. Finalement abandonné: 14 Mai Retour de Léon Blum de captivité.
«Tout s’écroulait. Je m’éveillai devant une
énigme nouvelle, et celle-là, je le sus aussitôt, H Juin : Mort de Robert Desnos au camp de
était insoluble : cette énigme était même si Térézine.
amère, elle me laissa dans une impuissance si
accablée que je l'éprouvai comme Dieu, s’il est, 21 Juin : Création du Mouvement Unifié de
l’éprouverait. » la Résistance Française, (communiste) :
Inachevée, cette œuvre sera publiée, pos¬ MURF.
thume, sous le titre La limite de l'utile.
De 1945 à 1949, écrit le livre qui le rempla¬ 25 Juin : Création de l’Union Démocratique
cera : La part maudite. et Socialiste de la Résistance (non commu¬
niste) : UDSR.

507
GEORGES BATAILLE,

26 Juin : Fondation de l’ONU.

17 Juillet-2 Août : Conférence de Potsdam.

6-9 Août : Bombardements d'Hiroshima et de


Nagasaki : 137 000 morts. Offre de capitula¬
tion du Japon.

15 Août : Le maréchal Pétain est condamné à


mort par la Haute-Cour et gracié par le général
de Gaulle.

18 Septembre : Ouverture du procès de Nu¬


remberg.

15 Octobre : Exécution de Pierre Laval.


Premier numéro des Temps Modernes.

13 Novembre : Le général de Gaulle est élu à


l'unanimité de l'Assemblée Constituante Chef
du Gouvernement.

21 Novembre : Formation du gouvernement.


Conférence de Jean-Paul Sartre au Club
Maintenant : L'existentialisme est-il un hu¬
manisme ?
Création de Caligula d'Albert Camus.
Jean-Paul Sartre : L’âge de raison.
Jean Genet : Le journal d’un voleur.

1946 * 1946

Travaille à la création d’une nouvelle revue. 20 Janvier : Démission du général de Gaulle.


Initialement prévue sous le titre Critica, s’ap¬
pellera finalement Critique. Pierre Prévost, pre¬ 31 Janvier: Vincent Auriol est élu président
mier rédacteur en chef. Maurice Girodias, édi¬ de l'Assemblée Constituante.
teur, Éditions du Chêne. « L’origine de Critique
est liée au fait que j'ai passé une dizaine d'années
au service des périodiques à la Bibliothèque 5 Mai : Le projet de constitution est repoussé,
Nationale... En réfléchissant à ce que pouvaient manque un million de voix.
signifier les périodiques, j’ai pensé à l’intérêt
qu’aurait une revue représentant l’essentiel de 26 Mai : Antonin Artaud quitte Rodez pour
la pensée humaine prise dans les meilleurs livres. Paris. André Breton lui aussi de retour, mais
L’une des plus anciennes revues. Le journal des de New York, le salue.
savants qui date du XVIIe siècle suivait cette
formule. » 23 Juin : Formation du gouvernement Bidault.
Publie dans le n° 1 (juin) « La morale de
Miller », article sur Henry Miller ; et « Le sens
moral de la sociologie », article sur Jules Mon- 13 Octobre : De nouveau, un million de voix
nerot, qui attire l’attention d'André Breton qui d’écart, mais pour ratifier le projet de consti¬
le recommandera à plusieurs personnes (Alain tution de la IVe République.
Jouffroy...). 12 Décembre Léon Blum est élu chef du
A le projet, avec Maurice Blanchot, Pierre Gouvernement

508
LA MORT A L'ŒUVRE

Prévost et Jean Cassou d’une revue qui s'ap¬ 16 Décembre : Constitution d'un gouverne¬
pellerait Actualité. En fait de revue, devient ment socialiste.
une série de cahiers cher Calmann-Lévy, dirigée En Union Soviétique, commencent les an¬
par lui. Premier volume paru en 1946: L'Es¬ nées de conformisme sous l’égide de Jdanov.
pagne libre. Textes de Albert Camus (préface), Zochtchenko, Akhmatova et Chostakovitch,
Jean Camp, Jean Cassou, J. Quero-Moralès, entre autres, font l’objet de condamnations
Robert Davée, Roger Grenier, Garcia Lorca, esthétiques.
Bataille, Albert Ollivier, Maurice Blanchot. Antonin Artaud : Lettres de Rodez.
« Voici neuf ans que les hommes de ma géné¬ Henri Miller : Tropique du Capricorne.
ration ont l’Espagne sur le cœur. Neuf ans qu’ils
la portent comme une mauvaise blessure. »
(Camus).
« C’est à Madrid que Pétain est allé, auprès
de son maître Franco, prendre des leçons d’im¬
posture et de trahison. C’est sur les soldats
espagnols (...) que notre bourgeoisie nazihée et
ses sbires se sont faits la main, avant de passer
aux patriotes français. » (J. Cassou).
Donne « Les peintures politiques de Pi¬
casso ». De Guernica : « Il est étrange que le
plus libre des arts ait atteint son sommet dans
une peinture politique. » Donne aussi « Présen¬
tation de L’odeur de la mort » (« nulle part,
l'homme ne se penche avec plus d'obstination
sur le fond vide de la vie qu’en Espagne ») et
« A propos de Pour qui sonne le glas » d’Ernest
Hemingway.
Actualité ne connaîtra pas de suite. Ln second
numéro à demi-prêt ne paraîtra pas.
Lettre de René Char : « Toute une région ma¬
jeure de l’homme dépend aujourd'hui de vous.
Je le disais hier à Breton qui partageait mon
opinion. » (7 décembre).
Travaille à la traduction de South seas de
Margaret Mead. Y renoncera.
Plusieurs articles dans Critique des n"' 2 à 7.
Entre autres, « La guerre en Chine », n° 6,
novembre.
Donne aux Éditions des Quatre-Vents une
préface à l’édition de La sorcière de Michelet.
A pour amis Michaux, Giacometti, Genet...
Divorce de sa première femme, Sylvia. Celle-
ci épousera Jacques Lacan. Continueront de se
voir, notamment à Guitrancourt, maison de
campagne de Lacan.

1947 1947

Publie en janvier L’alleluiah, Catéchisme de 16 Janvier : Vincent Auriol est élu Président
Dianus, illustré par Jean Fautrier, à de la République.
92 exemplaires à la Librairie Auguste Blaizot.
Sous le nom de Georges Bataille. 28 Janvier : Édouard Herriot devient le pre¬
En mars, le même livre est réédité par mier président du Conseil de la IVL Répu¬
K. Éditeur, sans illustrations. blique.

509
GEORGES BATAILLE,

Publie Méthode de méditation, aux Éditions Février : Publication dans les Temps modernes
Fontaine, Paris. Des extraits en avaient paru de l’enquête : Qu ’est-ce que la littérature ? « La
dans la revue Fontaine, en janvier, février 1946 politique du communisme stalinien est incom¬
(n° 48-49) sous le titre Devant un ciel vide. Sera patible avec l’excercice honnête du métier
repris dans L'expérience intérieure : « Je pense littéraire. » (Jean-Paul Sartre.)
comme une fille enlève sa robe. A l'extrémité
7 Avril : Le général de Gaulle annonce la
de son mouvement, la pensée est l’impudeur,
création du R P F.
l’obscénité même. »
Publie Histoire de rats (Journal de Dianus), 5 Juin : Le général Marshall, secrétaire d'État
accompagné de trois eaux-fortes de Giacometti, américain propose dans un discours à l'Uni¬
aux Éditions de Minuit. « Et certainement je versité de Harvard un plan d’aide à l'Europe.
sais de l’intimité de M. qui est morte, qu’elle « Le plan Marshall achève de donner un visage
était comme la queue d’un rat, belle comme la au conflit actuel : ce n'est pas dans son principe
queue d’un rat ! Je le savais déjà que l’intimité
la lutte pour l'hégémonie de deux puissances
des choses est la mort. » militaires, c'est celle de deux méthodes éco¬
Sera repris dans Haine de la poésie.
nomiques. Le plan Marshall oppose une or¬
Publie Haine de la poésie, aux Éditions de
ganisation de l'excédent à l'accumulation des
Minuit. Reparaîtra en 1962 sous le titre L'im¬
plans Staline. (...) De deux choses l’une : ou
possible.
les parties encore mal équipées du monde
En mai, Critique quitte les Éditions du Chêne
seront industrialisées par des plans soviétiques,
et est reprise par Calmann-Lévy sans cesser de
ou l’excédent de l'Amérique subviendra à leur
paraître. Y paraîtra de juin 1947 à septembre
équipement. » (Georges Bataille.)
1949, des n“ 13 à 40.
Prononce le 12 mai au Collège philosophique 29 Juin : Découverte d'un complot contre la
dirigé par Jean Wahl (« Un foyer où faire République.
converger les rayons de la pensée philosophique
contemporaine » (Jean Macquet)), 44, rue de 12-22 Septembre : Seize nations européennes
Rennes, Paris, la conférence, « Le mal dans le participent à la conférence de Paris ; projet
platonisme et le sadisme » : « Le déchaînement d'organisation économique européenne dans
des passions est le seul bien — c’est là ce que le cadre du plan Marshall.
j’avais à dire, ce soir, d’essentiel à partir du
moment où la raison n’est plus divine, à partir 19-26 Septembre : Raz de marée gaulliste aux
du moment où il n’y a plus Dieu. » élections municipales. Le RPF s’empare des
Figure au sommaire de la revue Politics, n° 4, treize plus grandes mairies de France.
1947, « French political writing », avec Albert
19 Novembre : Démission du gouvernement
Camus, Simone de Beauvoir, David Rousset,
Ramadier. Nombreuses grèves.
Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty.
Donne : « On Hiroshima » (traduit par R. Ra- 28 Novembre : Robert Schumann est investi
ziel). par l’Assemblée Nationale.
Vit à Vézelay où il connaît de grandes Rupture dans l’équipe rédactionnelle de
difficultés financières. Est sans emploi. Reçoit Combat, à la suite de difficultés financières et
Giacometti, Ambrosino, Fraenkel, Merleau- politiques. Camus quitte le journal et le cède
Ponty, etc. à son fondateur Claude Bourdet.
Ne donne pas moins de vingt articles à la
revue Critique. Essentiellement, « Baudelaire Décembre : Appel pour la Paix et une Europe
“mis à nu” », sur l’analyse de Sartre ; « Le neutre et socialiste ; signé par Jean-Paul Sartre,
paradoxe du Tibet » ; « Le secret de Sade », Maurice Merleau-Ponty, André Breton, les
repris ultérieurement en volumes. Et : « A pro¬ rédactions de Combat et d’Esprit.
pos des récits d’habitants d'Hiroshima » ; « Ré¬ Rupture entre Albert Camus et Maurice
flexions sur le bourreau et la victime : SS et Merleau-Ponty.
déportés », à propos de David Rousset. Breton, Duchamp et Kiesler organisent une
Le 17 juillet donne un entretien au Figaro exposition internationale du surréalisme, à la
littéraire, « Cinq minutes avec Georges Ba¬ Galerie Maeght, autour du thème « Un nou¬
taille » ; suite au prix obtenu par Critique de veau mythe collectif ».

510
LA MORT A L'ŒUVRE

meilleure revue de l’année : « Sans Blanchot, « Le fait qu’un univers sans mythe est une
pas plus que sans Éric W'eil, je n’aurais pu ruine d’univers — réduit au néant des choses
réaliser la revue. Bien sûr, si l’on restreint le en nous privant égale la privation à la
sens du mot Critique, si l’on ne veut que des révélation de l’univers ... La nuit est aussi un
renseignements sur ce qui se passe dans le soleil et l’absence de mythe est aussi un
monde littéraire, alors... Blanchot, lui, ne consi¬ mythe. » (Georges Bataille. Catalogue de l’ex¬
dère pas la littérature dans son isolement, mais position). « Tant en raison de l’envergure de
dans sa signification générale, la plus absolu¬ ses connaissances et de ses vues que du carac¬
ment générale qui soit. » tère exceptionnellement indompté de ses as¬
pirations, j'estime que Bataille, en tout ce qui
concerne l’élaboration de ce mythe, est qualifié
pour jouer un rôle capital. » (André Breton.)
Tract surréaliste : Rupture inaugurale.
Nouveaux venus au surréalisme : Sarane
Alexandrian, Jean-Pierre Duprey. Julien
Gracq. Alain Jouffroy, André-Pieyre de Man¬
diargues. Stanislas Rodanski...
Victor Kravchenko : J’ai choisi la liberté.
Maurice Merleau-Ponty : Humanisme et ter¬
reur.
Jean-Paul Sartre : Baudelaire.
Thomas Mann publie Doktor Faustus :
« Zarathoustra ce mauvais génie, sans visage
et sans corps... ombre souvent touchante et
presque toujours pénible, fantôme vacillant
au bord du ridicule » (Thomas Mann).
Thomas Mann mêle « la figure de Nietzsche
à celle de Faust pour la réduire au thème de
la volonté victime de sa démesure. »
(G. Bataille.)
Emmanuel Lévinas : De l'existence à l'exis¬
tant.
André Breton publie Arcane 17. Sur le vo¬
lume appartenant à Bataille, cette dédicace :
« A Georges Bataille, un des seuls hommes
que la vie ait valu pour moi la peine de
connaître. »
André Breton : Ode à Charles Fourier.

1948
1948

30 Janvier : Assassinat du Mahatma Gandhi.


Prononce le 24 février au Club Maintenant,
184, boulevard Saint-Germain (fondé par Marc
Beigbeder et Jacques Calmy), la conférence
24 Février : Formation du Rassemblement
« La religion surréaliste ». Confirme son rap¬
Démocratique Révolutionnaire (RDR) de Da¬
prochement du surréalisme, en lequel il voit une
vid Rousset. Jean-Paul Sartre rejoint ce mou¬
religiosité primitive.
vement qu’on appellera communément « le
Prononce le 26 février, au Collège philoso¬
parti de Sartre et Rousset ».
phique, une conférence, « Schéma d une histoire
« Nos idées étaient fort vagues : en gros, il
des religions », suivie d’un débat auquel prend
me semble, c’était une nouvelle version de
part Mircea Eliade. «... c’était pour moi un

511
GEORGES BATAILLE,

vrai supplice. En effet. Bataille, à l’entrée, et cette troisième force que tant de gens voulaient
souvent en retard, m’avait dit : “Je n’ai rien créer en France. Nous voulions tenter de
préparé, je ne sais même pas comment je vais pousser notre gouvernement à se joindre à
m’en tirer.” Il commençait dans l’embarras et d’autres gouvernements européens, pour ten¬
celui-ci pouvait se prolonger assez longtemps, ter d'être une médiation entre l’URSS et les
jusqu’à ce que tout à coup il saisisse une idée, USA. » (J.P. Sartre.)
la développe, la retourne en tout sens et par¬
vienne souvent à des formules éblouissantes.
4 Mars : Mort d’Antonin Artaud, à Ivry.
Puis la discussion s’ouvrait (...) on voyait avec
évidence que Bataille risquait à certains mo¬
ments de céder à la somnolence. Mais il lui 13 Mars : Le Sénat américain adopte le plan
arrivait aussi de se réveiller soudain, de s’em¬ Marshall d’aide à l'Europe.
pourprer, de s’indigner, en donnant à la discus¬
sion un ton violent. » (Jean Piel). 14 Mai : David Ben Gourion proclame la
De mars à mai, écrit à partir de sa conférence création de l'État d'Israël.
« Schéma d’une histoire des religions », un livre
intitulé Théorie de la religion. Dans une lettre
du 3 mai, annonce aux Editions Au Masque Juin : Début du blocus de Berlin.
d’Or (Angers) que son livre est presque terminé.
Celles-ci annonceront sa parution pour 1949. 5 Juin : La France reconnaît l'indépendance
Ne parut pas. Publication posthume aux Édi¬ du Viêt-Nam qui adhère à l'Union Française
tions Gallimard, 1974. en qualité d'État associé.
Paraît avoir désiré participer aux activités
du Rassemblement Démocratique Révolution¬
19-24 Juillet : Démission du gouvernement
naire de David Rousset. Sartre s’y serait opposé.
Schumann. Bref intermède d'André Marie,
Par une lettre du 14 mai, Gabriel Marcel lui
radical. Retour de Schumann, le 31 août.
demande de faire partie du prix littéraire Ri-
Nouvelle démission le 7 septembre. Investiture
varol, avec, entre autres, Gide, Schlumberger,
d'Henri Queuille, le 12 septembre.
Supervielle, Romains, Paulhan, etc. Décline.
La Yougoslavie de Tito est exclue du bloc
Le 1er décembre, à Genève, naît Julie, fille
communiste.
de Georges Bataille et Diane Kotchoubey.
Par une lettre du 29 décembre, annonce aux
Éditions Gallimard deux ouvrages en prépara¬ 10 Décembre : Adoption par l'ONU d'une
tion : Maurice Blanchot et l'existentialisme et déclaration universelle des Droits de
Philosophie et religion surréalistes. Ne verront l’Homme.
ni l’un ni l’autre le jour. Création de la République Fédérale Alle¬
A fait toute l’année office d’agent littéraire mande.
français pour un éditeur anglais, Hamish Ha- Les surréalistes publient : A la niche les
milton, 90 Grest Russel Street, Londres. Aucune glapisseurs de Dieu
de ses propositions (Hériat, Gaboriau, Étienne Antonin Artaud : Pour en finir avec le ju¬
Wolff, Élie Halévy) retenue. Il est mis fin à sa gement de Dieu.
collaboration fin 1948. S. Freud : Moïse et le monothéisme.
Queneau lui propose de mettre au net les Georges Lukacs : Existentialisme ou ma¬
notes de Pierre Louÿs pour un Dictionnaire rxisme.
érotique. Projet sans suite. François Perroux : Le plan Marshall.
Prend la direction d’une nouvelle collection Les Études Carmélitaines publient un numéro
aux Éditions de Minuit, « L’usage des ri¬ consacré à Satan (Desclée de Brower).
chesses ». Premier titre : La fortune américaine René Char : Fureur et Mystère.
et son destin de Jean Piel.
Vingt-deux articles dans Critique. Entre
autres, « Le sens de l'industrialisation sovié¬
tique » ; « William Blake ou la vérité du mal » ;
« Vers la fin de la guerre ».

512
LA MORT A L’ŒUVRE

1949 1949

Séjourne fin janvier-début février en Angle¬ 24 Janvier : Procès Victor Kravtchenko contre
terre. Est à Cambridge. Donne des conférences. la direction des Lettres Françaises, et l’article
Prononce deux conférences les 22 et 24 diffamatoire signé Sim Thomas (faux journa¬
février : « A quoi nous engage notre volonté de liste américain mais vrai communiste français).
gouvernement mondial », au Club Maintenant, L’auteur de J ai choisi la liberté réussit à
et « Philosophie de la dépense », au Collège apporter la preuve de l’authenticité de son
philosophique. témoignage.
Publie de lui-même, aux Éditions de Minuit, « Nous commençâmes à nous demander si
dans la collection « L'usage des richesses » qu'il l'URSS et les démocraties populaires méri¬
dirige, La part maudite /. La consumation, taient d’être appelées des pays socialistes. »
essai d’économie générale. Plusieurs des cha¬ (Simone de Beauvoir.)
pitres formant La part maudite ont préalable¬
ment paru, séparément, sous forme d'articles, 25 Janvier : Création du COMECON.
dans Critique. Met un terme avec ce livre à une
recherche commencée en 1930 (« en dix-huit
4 Avril : Signature à Washington du Pacte
ans que ce travail m'a demandé») avec L’œil
Atlantique.
pinéal, poursuivie en 1933 par l'important ar¬
ticle « La notion de dépense » publié dans La
critique sociale. Mai : Création de la République Démocra¬
La part maudite appelait un deuxième tome. tique Allemande.
Annoncé dans l'avant-propos. Pensait écrire De
l’angoisse sexuelle au malheur d'Hiroshima. Juin : Sartre convoque une assemblée générale
Projet sans suite. du Rassemblement Démocratique Révolu¬
Séjourne à Bruxelles et prononce les 11 et tionnaire (RDR). A la suite de la mise en
12 mai deux conférences à la Tribune franco- minorité de la tendance pro-américaine, écla¬
belge. tement du RDR.
Publie La scissiparité dans les Cahiers de la
Pléiade. 14 Juillet : L’Union Soviétique dispose de
Prononce le 8 juin à l’Institut de Sciences
l’arme nucléaire : première explosion.
Économiques Appliquées une conférence, « Les
relations entre le monde et le sacré et la
connaissance des forces de production ». Septembre : Procès « fabriqués » en Hongrie
Démuni, reprend son emploi de bibliothécaire. et en Bulgarie : Rajk, chef communiste hon¬
Il est nommé, le 17 mai, conservateur de la grois, et Kostov sont jugés.
bibliothèque Inguimbertine de Carpentras où il
restera deux années. S’occupe de la bibliothèque 1er Octobre : Proclamation de la République
et des musées: «J’ai été amené à me faire Populaire Chinoise.
nommer bibliothécaire à Carpentras. » Est do¬
micilié 12, rue Fornery. Quitte la maison de
28 Octobre : Formation du gouvernement Bi¬
Vézelay mais ne la cède pas. La garde en
locataire, y séjournera souvent, à l’été en par- dault.
Maurice Blanchot : Lautréamont et Sade.
ticulier. , Karl Jaspers : Nietzsche et le Christianisme.
Publie Éponine aux Éditions de Minuit,
Cioran : Précis de décomposition.
« Nouvelles originales IX », qui sera repris dans
Claude Lévi-Strauss: Les structures élé¬
L’abbé C: «Nous avions, Éponine et moi,
mentaires de la parenté.
devant lui, la puissance vague en même temps
Le volume appartenant à Bataille est ainsi
angoissée et moqueuse du mal. Nous le savions
dédicacé : « A Georges Bataille, cet essai qui
dans notre désarroi : moralement nous étions
rappelle qu’Éve fut faite d’une part d’Adam
des monstres. II n’y avait pas en nous de limite
opposée aux passions : nous avions dans le ciel et maudite ... ».
Simone de Beauvoir : Le deuxième sexe.
la noirceur des démons. »

513
GEORGES BATAILLE,

En septembre, cessation de parution de Cri¬


tique, à son numéro 40. Restera un an sans
paraître. Espère un temps une reprise par les
Editions Nagel. Propose aux Editions de Minuit
une fusion de la revue Critique et de la collection
« L’usage des richesses ». Proposition sans suite
immédiate. Termine L'abbé C.

1950 1950

Séjour à Carpentras difficile. Ni lui ni Diane Janvier : Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-
Kotchoubey ne s’y plaisent. Dépression : « Je Ponty s’élèvent contre l’existence de camps de
me suis très mal porté tout un temps » ; « Après concentration en Union Soviétique.
des mois de dépression... » ; « Ni Diane ni moi
ne nous sommes bien portés à Carpentras. »
4 Février : A la suite de désaccords portant
Par une lettre du 29 mars à Queneau, propose
sur la politique sociale, démission des ministres
aux Editions Gallimard la réunion des livres
socialistes du gouvernement Bidault.
publiés chez celles-ci en trois volumes portant
Jusqu’en mars, nombreuses grèves dans la
pour titre général La somme athéologique.
métallurgie, chez Renault, Michelin...
1er volume : introduction à l’ensemble, L'ex¬
périence intérieure (2e édition), Méthode de mé¬
ditation (2* édition) et Études d’athéologie. 30 Mars : Mort de Léon Blum.
2‘ volume : Le monde nietzschéen d’Hiros¬
hima, Sur Nietzsche (2e édition). Mémorandum
24 Avril : La Palestine arabe est annexée par
(2e édition).
la Jordanie.
3'volume : Le coupable (2e édition), L’alle-
luiah (2e édition), Histoire d'une société secrète.
Le monde nietzschéen d’Hiroshima et His¬ 16 Mai: Entretien d’André Breton, dans
toire d’une société secrète (Acéphale ?) ne virent Combat. A la'question du communisme, Bre¬
pas le jour. Fut envisagé un autre livre : La ton répond : « Du fait de son identification
sainteté du mat. présente au stalinisme je n’en attends plus rien
Publie aux Editions de Minuit L’abbé C. Les que d’exécrable. 11 y a eu l’assassinat, sur
Lettres Françaises (du 22 juin) s’indignent de l’ordre d’un seul, de ses meilleurs compagnons
cette publication. Elles voient dans le person¬ de lutte ; il y a des procédés, repris et aggravés
nage de l’abbé un homme qui a réellement de l’Inquisition, dont on a usé pour les avilir
existé, abbé, résistant et délateur : « ... consi¬ avant de leur ôter la vie ; il y a les camps de
dèrent qu’il est intolérable qu’une telle maison concentration qui ne le cèdent pas en ampleur
d’édition puisse à la fois sortir un tel livre et et en atrocité à ceux de Hitler ; il y a l’abro¬
garder son nom ». Nie : « Il se pourrait qu’un gation de toutes les libertés dignes de ce nom ;
personnage ait existé qui aurait des traits com¬ il y a l’utilisation systématique du mensonge,
muns avec celui que met en scène le roman. de la calomnie, du faux et du chantage comme
Mais l’auteur n’a jamais entendu parler de rien moyen de propagande.
de semblable. » A l’effort vers « plus de conscience », que je
Problèmes avec les Editions de Minuit, trou¬ persiste à tenir pour l’objectif primordial du
blées de ce que la collection « L’usage des socialisme, on a réussi à substituer le mot
richesses » ne compte à ce jour que deux titres d’ordre de fanatisation des masses. La divi¬
parus : La part maudite, de lui-même, et La nisation du chef (« l’homme que nous aimons
fortune américaine et son destin, de Jean Piel. le plus »), qu’il faut même, maintenant,
Plusieurs volumes prévus ne verront pas le combler de présents, couronne cet édifice,
jour : Mircea Eliade : Le tantrisme ; Claude négation impudente de ce qu'il prétend repré¬
Lévi-Strauss : Le potlatch ; Max Weber : La senter. »

514
LA MORT A L'ŒUVRE

morale protestante et la naissance du capita¬ 24 Juin : Chute du gouvernement Bidault.


lisme. Et d'autres titres signés de Kojève, Am-
brosino et Métraux. Les éditions parlent de
25 Juin : Début de la guerre de Corée.
« préjudice sérieux au lancement » de la dite
collection.
Voit souvent René Char et Picasso. Assistent 11 Juillet : Investiture de Monsieur Pleven.
ensemble à des corridas. Éric Weil : Hegel et l’État.
En octobre, reparution de Critique aux Édi¬ Logique de la philosophie.
tions de Minuit. Donne sept articles des n“ 40
à 43, dont « Nietzche et Jésus selon Gide et
Jaspers ».
Envisage de donner pour suite à La part
maudite /, La consumation un tome 2 : La vie
sexuelle et un tome 3 : La guerre et la politique.
Ne verront pas le jour.
Commence de collaborer à la revue Botteghe
Oscure (Rome).
Donne à Justine ou les malheurs de la vertu
une préface. Ëdité aux Presses du Livre Fran¬
çais avec un frontispice de Hans Bellmer.

1951 1951

Prononce le 12 janvier au Collège philoso¬ 28 Février : Chute du gouvernement Pleven.


phique, la conférence « Les conséquences du
non-savoir ». 9 Mars : Investiture de Monsieur Queuille.
Le 16 janvier, épouse à Nantua (Ain) Diane Celui-ci démissionne le 10 juillet.
Kotchoubey de Beauharnais. Ils se sont connus
en 1943 et vivent ensemble depuis 1945. 23 Juillet : Mort de Philippe Pétain.
Écrit à l’hiver 1950, jusqu’à son départ de
Carpentras, Histoire de l’érotisme, prévu 8 Août : Nouvelle investiture de M. Pleven.
comme tome 2 de La part maudite : « Ce second
volume poursuit un effort dont l’objet est une 18 Octobre: Albert Camus publie L’homme
critique générale des idées qui subordonnent révolté. Écrit de 1945 à 1950, ce livre trouve
l’activité des hommes à d’autres fins que la contre lui les existentialistes, les surréalistes,
consumation inutile de leurs ressources, tl s’agit les communistes et certains chrétiens. Acerbe
de ruiner les manières de voir qui fondent les critique de Francis Jeanson dans Les temps
formes serviles. » Manuscrit de 165 pages laissé modernes. Celui-ci y voit un livre de droite,
inachevé. Il sera refondu dans la version future de droite réactionnaire même, qui plus est
de L’érotisme. Et publié posthume. erroné en plus d’un point.
Par arrêté ministériel du 23 juin 1951, est Camus répond à Sartre, et non à Jeanson.
nommé conservateur de la Bibliothèque muni¬ Dans le même numéro des Temps modernes,
cipale d’Orléans. Quitte Carpentras et s’installe paraît la réponse de Sartre :
avec sa femme, Diane Bataille, et leur fille, « Votre lettre suffit amplement à montrer que
Julie, 1, rue Dupanloup dans l’aile droite de vous avez fait votre Thermidor. Où est Meur-
l’évêché, appartement de fonction. Arrive dans sault. Camus ? Où est Sisyphe ? Où sont au¬
cette ville à un moment d’incertitude : le docteur jourd'hui ces trotskistes de cœur, qui prê¬
Chevalier, maire, vient d’être assassiné par son chaient la révolution permanente ? Assassinés
épouse. Sera l’ami du maire suivant, sans doute, ou en exil. Une dictature violente
et cérémonieuse s'est installée en vous qui
M. Secrétain.
Fait les quatre premières années un consi¬ s’appuie sur une bureaucratie abstraite et
dérable travail de rénovation, de restructuration prétend faire régner la loi morale. »

515
GEORGES BATAILLE,

et d'acquisition au bénéfice de la bibliothèque : En 1952, la revue La Rue publiera un


« Je crois qu’il sut mettre alors, qu’il s’ingénia numéro spécial (n° 5 et 6) en réponse à
alors à mettre son goût de la gratuité au service L’homme révolté de Camus. Textes de Gérard
du devoir qui le limitait. Sa minutie dans le Legrand, Adrien Dax, Jean Schuster, Benja¬
détail prenait la valeur d’un rite. Il instaurait min Péret et Jean-Louis Bédouin.
le jeu au cœur même de l'obligation. » (Hélène Nouvelle crise chez les surréalistes : à la
Cadou). suite de Carrouges, sont exclus Henry, Herold,
Écrit Le surréalisme au jour le jour, ébauche Jean, Lebel, Pastoureau et Waldberg.
de récit autobiographique de ses rapports passés Sous la direction de David Rousset, paraît
avec les surréalistes. Portraits de Breton, Leiris, aux Éditions Le Pavois, les conditions de la
Aragon, Artaud, Fraenkel, etc. Inachevé. Ne liberté en URSS. La même année, parut aux
parut pas de son vivant. mêmes éditions, La condition ouvrière en
Tente de réconcilier Sartre et Camus au URSS.
moment où la publication de L’homme révolté Edgar Morin : L'homme et la mort dans
fait polémique : « ... il se jeta à corps perdu l’histoire.
dans le débat, voulant se mettre entre les deux, Maurice Blanchot : Au moment voulu.
les réconcilier, etc. » (Pierre Klossowski). « ... peut-être ce livre ne s’adresse-t-il qu'à
Donne douze articles à Critique dont « Le l’amitié, et ainsi, même sans autre signe, vous
silence de Molloy » (sur Beckett) ; « Le temps ne pourrez douter qu’il ne s’adresse d'abord
de la révolte » (sur Camus) ; et « René Char et à vous. » (Lettre de Maurice Blanchot à
la force de la poésie ». Lettre de René Char : Georges Bataille.)
« ... que dès lors forçant les moyens intellectuels Samuel Beckett : Molloy. Malone meurt.
de ma nature, me donnant un midi souverain Jean-Paul Sartre : Le Diable et le Bon Dieu.
au-dessous duquel je ne fais que passer, vous Morts d’André Gide et d'Alain.
m'installiez dans un mérite dont l’exagération
m’émeut et me cabre, m’encourage et me
désole. »

1952 1952

Est fait le 6 février chevalier de la Légion Échec d’un soulèvement ouvrier dans le
d’honneur. Nord de l'Espagne.
Les 8 et 9 mai, prononce à Paris, au Collège Achèvement du canal Lénine entre la Volga
philosophique, la conférence « L’enseignement et le Don.
de la mort » : « Je parle selon le titre de mes Accords de Bonn : souveraineté de la RFA.
deux conférences des enseignements de la mort
et en effet il ne s’agit pas seulement dans mon
7 Janvier : Chute du gouvernement Pleven.
esprit des prétendus enseignements de la mort,
Edgar Faure lui succède. Son gouvernement
mais des enseignements de la mort de la pensée.
connaîtra quarante jours d’existence. Antoine
J’ai le tort (...) de passer par une sorte de
Pinay lui succède le 6 mars.
dialectique de la première, simple mort phy¬
sique, à la seconde, où c’est la pensée qui
sombre. A vrai dire la pensée sombre aussi dans 23-26 Juillet : Coup d'état en Egypte : le roi
la première, mais dans la seconde la pensée qui Faruq abdique en faveur de son fils âgé de
deux ans.
sombre accomplit son naufrage si l’on peut dire
à l’intérieur de la pensée, c’est-à-dire dans une
pensée où subsiste la conscience de sombrer. » 4 Novembre : Le général Eisenhower est élu
Prononce le 24 novembre au Collège philo¬ président des États-Unis.
sophique la conférence « Le non-savoir et la
révolte ». Ces conférences, dont toutes n'ont 18 Novembre : Mort de Paul Éluard.
pas été retrouvées, devaient composer — avec
Théorie de la religion, sous le titre de Mourir 16 Novembre : Mort de Charles Maurras.

516
LA MORT A L'ŒUVRE

de rire et rire de mourir : les effets du non- 23 Décembre : Antoine Pinay démissionne.
savoir — un ouvrage général qui ne verra Entretiens radiophoniques d'André Breton
finalement pas le jour. avec André Parinaud. Ceux-ci sont publiés la
Fait partie du jury du prix des Critiques. Y même année. Breton assortit l'envoi d un
restera jusqu’en 1955, au moins. exemplaire de ces Entretiens à G. Bataille de
Donne douze articles à Critique dont « Si¬ la dédicace suivante : « A notre rencontre
lence et littérature » (sur Blanchot), « La re¬ brisée d’éclairs ».
lation de l’expérience mystique à la sensualité », Camus démissionne de l’UNESCO pour
« Jean-Paul Sartre et l’impossible révolte de protester contre l’admission de l'Espagne fran¬
Jean Genet » et « L'affaire de L'homme ré¬ quiste. Quant à Sartre, c’est en 1952 qu’il
volté ». prononça : « Un anticommuniste est un chien,
je ne sors pas de là »... « Ce fut une conversion
(...) Au nom des principes qu’elle m’avait
inculqué, au nom de son humanisme et de ses
« humanités », au nom de la liberté, de l'éga¬
lité, de la fraternité, je vouai la bourgeoisie à
une haine qui ne finira qu’avec moi ».
Henry Miller : Plexus.
Jean-Paul Sartre : Saint Genet, comédien et
martyr.
Mort de Roger Vitrac.

1953 1953

Prononce le 9 février, au Collège philoso¬ 7 Janvier : René Mayer succède à Antoine


phique, la conférence « Non - savoir, rire et Pinay.
larmes » : « Je crois qu'il y a un rapport entre
la pensée et l’expérience de Nietzsche et la
10 Février 1953 : En Egypte, le Général Nagib
mienne, analogue à celui qui existe dans une
se voit conférer les pouvoirs exceptionnels par
communauté. » « Je ne crois pas à la possibilité
le CS R (Conseil Supérieur de la Révolution,
d’éviter d’aller jusqu’au bout des choses. »
au premier plan duquel se trouve Nasser).
Écrit en janvier et février, à Orléans, une
postface à la réédition de L'expérience inté¬
rieure, Post-scriptum 1953. « S’il fallait me 5 Mars : Mort de Staline. Malenkov puis
donner une place dans l’histoire de la pensée, Khrouchtchev lui succèdent.
ce serait je crois pour avoir discerné les effets,
dans notre vie humaine, de l’“évanouissement
du réel discursif”, et pour avoir tiré de la Mai : Maurice Merleau-Ponty démissionne de
description de ces effets une lumière évanouis¬ la rédaction des Temps modernes.
sante : cette lumière éblouit peut-être, mais elle
annonce l’opacité de la nuit ; elle n’annonce que
la nuit. » 21 Mai : Démission de René Mayer. Joseph
Commence, au printemps, le tome III de La Laniel lui succède.
part maudite. Après La consumation (publié).
Histoire de l’érotisme (inédit) : La souveraineté.
Réédition (en 1953 ou 1952) A'Histoire de 9 Juillet : Destitution de Beria en URSS. Il
l’œil sans nom d'éditeur (en réalité Jean-Jacques sera exécuté le 23 décembre.
Pauvert), sous le pseudonyme de Lord Auch,
(édition dite de Burgos, 1941): «N’oublions
16-19 Juillet : Émeutes de Berlin-Est. Inter¬
pas de nous méfier des dates des érotiques
ventions des chars soviétiques.
clandestins. Un certain nombre de ceux qui
Bombe H soviétique.
furent publiés après la libération portent par

517
GEORGES BATAILLE,

prudence des dates de pure fantaisie. » (J.-J. 14 Novembre : En Egypte, Nagib est écarté
Pauvert). du pouvoir, manœuvré par Nasser qui s’était
Participe le 9 septembre aux VIII” Ren¬ nommé Premier ministre en avril.
contres internationales de Genève. Y prononce René Coty est élu président de la Répu¬
une conférence, « L’angoisse du temps présent blique.
et les devoirs de l’esprit » : « Je ne suis pas sûr G. Lukacs : Destruction de la raison.
d’être existentialiste, et encore moins sûr d’être Samuel Beckett : En attendant Godot.
athée, sinon en un sens, que sur ce point comme Maurice Blanchot publie : Celui qui ne m'ac¬
d’ailleurs sur tous les points essentiels, il me compagnait pas, ainsi dédicacé à Georges Ba¬
semble que mon honnêteté exige de moi — taille : « Le seul proche dans l’extrême loin¬
peut-être pas sur le problème de la morale, mais tain ».
sur les points essentiels de la métaphysique — André Breton publie : La clé des champs
que je dise, si l’on veut socratiquement, que je qu’il dédicace ainsi à Georges Bataille : « Celui
ne sais rien. » des grands orages, quand bien même nos
Travaille aux deux livres prévus aux Éditions boussoles discorderaient franchement ».
Skira : Lascaux et Manet. Albert Camus publie : Actuelles II, Chro¬
Donne six articles à Critique dont « Le niques 48-53 qu'il dédicace ainsi à Georges
passage de l’animal à l'homme et la naissance Bataille : « Un des derniers esprits libres, de
de l’art » ; « Le communisme et le stalinisme » ; la part de son fidèle ami. »
«Sade (1740-1814)».
Donne « Le non-savoir » à la revue Botteghe
Oscure.
Publication d’une traduction en langue an¬
glaise A'Histoire de l’œil sous le titre A taie of
satisfied desire. Olympia Press, Paris.

1954 1954

Par une lettre du 9 janvier aux Éditions de Janvier : Élection de René Coty à la présidence
Minuit, dit avoir rédigé l’équivalent de 320 000 de la République.
signes de La souveraineté (tome III prévu de
La part maudite) et estime qu’il lui reste Avril : Accords de Genève sur l'Indochine.
l’équivalent de 60 000 signes à rédiger. Pense Indépendance et partage du Viêt-Nam en deux
en avoir terminé pour le 1er mars. L’éditeur ne républiques.
reçut pas le livre à date donnée. Sans doute y Nasser chef d’État de l'Egypte.
travailla-t-il encore avant de renoncer. Renon¬
cement dû certainement à la maladie : « Le
Mai : Offensive et chute de Dien-Bien-Phu.
monde souverain a sans doute une odeur de
mort, mais c’est pour l'homme subordonné ;
pour l’homme souverain, c’est le monde de la 12 Juin : Chute du gouvernement Laniel.
pratique qui sent mauvais ; s’il ne sent pas la Pierre Mendès-France est investi. Il met fin
mort, il sent l’angoisse, la foule y sue d’angoisse au conflit indochinois le 21 juillet, la guerre
devant les ombres, la mort y subsiste à l'état de six années et demi a fait 92 000 morts et
rentré, mais elle l’emplit. » 114 000 blessés.
Réédition aux Éditions Gallimard de L'ex¬
périence intérieure, premier volume du triptyque Juillet : Autonomie interne de la Tunisie.
La somme athéologique ; augmentée de la réé¬
dition de La méthode de méditation et de Post- Novembre : Début de l’insurrection algérienne
scriptum 1953, inédit. Le plan donné des réé¬ et de la guerre. Attentats dans les Aurès.
ditions à venir est le suivant : IL Le coupable. Mort d'Henri Matisse et de Colette.
III. Sur Nietzsche. IV. Le pur bonheur. V. Le Maccarthysme aux États-Unis.
système inachevé du non-savoir. Les tomes IV Ilya Ehrenbourg : Le dégel.
et V ne virent pas le jour. Pauline Réage : Histoire d'O.

518
LA MORT A L’ŒUVRE

Réunit sous le titre La tombe de Louis XXX


des poèmes écrits entre 1942 et 1945, pour que
René Leibowitz — son ami — les mette en
musique. Projet d'édition (avec un frontispice
de Hans Bellmer) sans suite.
Visites de Leiris, Ambrosino, Kojève, Skira,
Fraenkel, A. Robin, Axelos, etc.
Ne donne aucun article à Critique. Mais à
Botteghe Oscure, L'être indifférencié n'est rien,
poèmes.
Donne une préface. On reading Sade à la
publication en anglais des 120 journées de
Sodome <120 pays of Sodom), Olympia Press,
Paris.

1955 1955

Écrit sans doute en 1954-1955, à Orléans, 6 Février : Le gouvernement Mendès-France


Ma mère. Semble avoir envisagé à ce moment est renversé. Edgar Faure lui succède jusqu'au
de regrouper plusieurs récits sous le titre de 29 novembre.
Divinus Deus : Madame Edwarda, Ma mère, Autriche indépendante et réunie.
et deux autres récits, Charlotte d'Ingerville et Signature du pacte de Varsovie.
Sainte. Ces quatre titres auraient été signés de Mort de Yves Tanguy.
Pierre Angelici (Pierre Angélique était le pseu¬
donyme employé par Bataille pour Madame Août : Massacres d'Européens au Maroc et
Edwarda) et auraient constitué son autobiogra¬
en Algérie.
phie romanesque. Sauf Madame Edwarda, pu¬
blié en 1941, aucun de ces récits ne sera publié
de son vivant. Novembre : Fin du protectorat français au
Publie en mai, aux Éditions Skira, Genève, Maroc.
La peinture préhistorique, Lascaux ou la nais¬
sance de l’art. Y a travaillé plusieurs années. Décembre : Lancement du Front républicain
S’est rendu à Lascaux. « Les interdits main¬ avec MM. Mollet, Mendès-France, Chaban-
tiennent — s’il se peut, dans la mesure où il se Delmas et Mitterand.
peut — le monde organisé par le travail à l’abri Ernst Bloch : Principe de l'espoir.
des dérangements que sans cesse introduisent Claude Lévi-Strauss : Tristes tropiques.
la mort et la sexualité : cette animalité durable Teilhard de Chardin : Le phénomène hu¬
en nous que sans cesse introduisent, si l’on veut, main.
la vie et la nature, qui nous sont comme une Lucien Goldmann : Le dieu caché.
boue dont nous sortons. » Morts d'Albert Einstein et de Thomas
Soixante-huit reproductions hors texte en Mann.
couleur dues à Hans Hinz et Claudio Emmer.
Publie aux Éditions Skira Manet. « La pein¬
ture de Manet raconte, pas moins que celle de
Goya, par exemple, mais dans l’indifférence à
ce qu’elle raconte. » (...) « Et ce que le tableau
signifie n’est pas le texte, mais l’effacement. »
A, semble-t-il, eu ce livre en projet, dès avant-
guerre.
Connaît de graves problèmes de santé. D’une
consultation organisée à Paris par Fraenkel
ressort le diagnostic d’artériosclérose cervicale.
Est dit à ses proches être condamné.

519
GEORGES BATAILLE,

Donne deux articles à la Nouvelle N.R.F.,


« Le paradoxe de l'érotisme » (initialement in¬
titulé « Paradoxe d’O », consacré à Histoire
d'O de Pauline Réage) et « L'au-delà du sé¬
rieux ».
Publie Hegel, la mort et le sacrifice, dans
Deucalion, n° 5.
Nouvelles amitiés : Dyonis Mascolo, Mar¬
guerite Duras, Robert Antelme.
Martin Heidegger : « Georges Bataille est
aujourd’hui la meilleure tête pensante fran¬
çaise. »

1956 1956

Réédition de Madame Edwarda, aux Éditions 31 Janvier : Investiture de Guy Mollet.


Jean-Jacques Pauvert sous le nom de Pierre
Angélique, augmentée d’une préface de Georges
14-26 Février : XXe congrès du PCUS. Début
Bataille : « Mais ce que le mysticisme n'a pu
de la déstalinisation.
dire (au moment de le dire, il défaillait), l’éro¬
tisme le dit : Dieu n’est rien s'il n’est pas
dépassement de Dieu dans tous les sens ; dans 2 Mars : Indépendance du Maroc.
le sens de l'être vulgaire, dans celui de l'horreur
et de l'impureté ; à la fin dans le sens de rien. »
20 Mars Indépendance de la Tunisie.
« Que le livre le plus incongru (...) soit
finalement le plus beau livre, et peut-être le plus
tendre, cela est alors tout à fait scandaleux. » 22 Mai : Pierre Mendès-France quitte le gou¬
(Maurice Blanchot). vernement.
« Edwarda restera suffisamment inintelli¬
gible, des siècles durant, pour que toute une 26 Juillet : Crise consécutive à la nationali¬
théologie soit faite à son propos. » (Marguerite sation du canal de Suez.
Duras).
«... texte admirable et brûlant... Vous êtes
l'un de ces hommes qui ont donné un nouveau Octobre : Intervention française et britannique
visage à notre temps. Vous êtes absolument à Suez.
essentiel. » (André Pieyre de Mandiargues). Bataille entre insurgés hongrois et troupes
Participe en septembre à la Rencontre inter¬ soviétiques. Occupation soviétique. Échec de
nationale des revues, à Zurich. Y représente l’insurrection. Formation du gouvernement
Critique. Janos Kadar.
Dépose avec Breton, Cocteau et Paulhan le Jean-Paul Sartre rompt avec le P.C.F.
15 décembre devant la XVII'chambre correc¬ Premier numéro de la revue Le surréalisme,
tionnelle de Paris au procès fait par le Ministère même.
public à J.-J. Pauvert, éditeur des 120 journées André Pieyre de Mandiargues : Le lys de
de Sodome. « Actuellement, nous ne devons que mer.
retenir la possibilité de descendre par Sade dans
une espèce d’abîme d’horreur, abîme d'horreur
que nous devons connaître... »
Donne trois articles à Critique (dont un sur
Tristes tropiques de C. Lévi-Strauss). Et
« L’érotisme fondamental » dans Les Lettres
nouvelles.
Traduction en anglais de Madame Edwarda,
sous le titre The Naked Beast at Heaven's gâte,
Olympia Press, Paris.

520
LA MORT A L'ŒUVRE

1957 1957

Donne le 12 février une conférence à Cercle 7 Janvier : Le général Massu est chargé du
ouvert, 44, rue de Rennes, « L'érotisme et la maintien de l'ordre à Alger.
fascination de la mort ». Sont présents Masson,
Breton, Bellmer, Guérin, Wahl. Est vivement 25 Mars : Signature à Rome des traités du
pris à partie par ceux des participants qui voient Marché commun.
dans l’érotisme une libération, une « immense
joie » (Kyrou, Guérin). Se fait traiter de curé.
Publie Le bleu du ciel chez J.-J. Pauvert, 21 Mai : Chute du gouvernement Mollet.
dédié à André Masson. Écrit en 1935, « ce livre
clé de toute notre modernité » (Sollers) a at¬ 12 Juin : Monsieur Bourgès-Maunoury ob¬
tendu vingt-deux ans pour paraître et mis tient l’investiture de l’Assemblée Nationale. Il
dix ans pour voir ses 3 000 exemplaires épuisés. chutera le 30 septembre.
« Comment nous attarder à des livres auxquels,
sensiblement, l'auteur n'a pas été contraint ?
22-29 Juin : Cession du Comité Central du
J’ai voulu formuler ce principe. Je renonce à
PCUS.
le justifier. » Exclusion du groupe Malenkov-Molotov-Ka-
Gravement malade. Deux fois hospitalisé. A
ganovitch.
l'hôpital Foch, en mai. A l'hôpital de Suresnes,
en juillet. « Je ne comprends plus ce qui m’ar¬
rive. Je m’enfonce dans la maladie. » (lettre à 25 Juillet : Établissement de la République en
Pie!). Tunisie ; Bourguiba, président.
« La pensée que vous étiez malade m'a été
extrêmement pénible et comme une menace 26 Août : Violents combats dans la Casbah
dirigée contre quelque chose qui nous serait d’Alger.
commun l’un à l’autre. Je le supporte difficile¬
ment. » (Maurice Blanchot).
16 Septembre : Adenauer obtient la majorité
Publie, en juillet, aux Éditions Gallimard,
absolue aux élections d’Allemagne occiden¬
La littérature et le mal, recueil d’articles parus
dans Critique. « La littérature authentique est tale.
prométhéenne. L’écrivain authentique ose faire
ce qui contrevient aux lois fondamentales de la 11 Octobre : Albert Camus, prix Nobel de
société active. » (Prière d’insérer). littérature : « Pour l'ensemble d’une œuvre qui
Publie L’érotisme, aux Éditions de Minuit, met en lumière les problèmes se posant de nos
dédié à Michel Leiris : « L’homme peut sur¬ jours à la conscience des hommes ».
monter ce qui l’effraie, il peut le regarder en
face. » 4 Novembre : Envoi du premier satellite arti¬
Travaille, dès juillet, au projet d’une revue ficiel (soviétique).
nouvelle avec Maurice Girodias pour éditeur,
Patrick Waldberg pour rédacteur en chef. Lui,
directeur. Le premier titre envisagé, Genèse, 6 Novembre : Investiture du gouvernement
est celui qui restera de ce projet. D’autres le Félix Gaillard.
furent: L'écharde (proposé par Bataille), In¬ Saint John Perse : Amers.
nocence, Sphynx (et sa variante Sphynge) et Robert Musil : L’homme sans qualités.
Transgression. Le premier numéro est prévu Michel Butor : La modification.
pour juin ou septembre 1958. Sur le papier en¬ Samuel Beckett : Fin de partie. Tous ceux
tête figure ceci, en forme de programme : « Ge¬ qui tombent.
nèse. revue trimestrielle, la sexualité dans la M. Antonioni : Le cri.
biologie, la psychologie, la psychanalyse, 1 eth¬ A. Camus : Réflexion sur la guillotine.
nologie, l’histoire des mœurs, l’histoire des re¬
ligions, l’histoire des idées, dans l’art, la poésie,
la littérature ».

521
GEORGES BATAILLE,

En octobre, soirée au bar du Pont-Royal,


organisée conjointement par J.-J. Pauvert, Jé¬
rôme Lindon et Gaston Gallimard (ses trois
éditeurs de l’année), en l'honneur de son soixan¬
tième anniversaire.
Parution dans Le Figaro littéraire du
12 octobre d’un court entretien accordé en cette
occasion : « La littérature est du côté du mal ».
Accorde un autre entretien (c’est, concernant
son œuvre, le deuxième seulement) à Marguerite
Duras. Paraît dans France-Observateur le
12 décembre. Parle du communisme, de la sou¬
veraineté, du désespoir et de Dieu : « Je ne suis
pas un homme qui vit dans l’espoir. Je n’ai
jamais compris comment on pouvait se tuer par
manque d’espoir. »
Publication de L'affaire Sade. Compte rendu
exact du procès intenté par le Ministère public
aux Éditions Jean-Jacques Pauvert. Contient
la déposition de Georges Bataille.
Donne à Critique « Ce monde où nous mou¬
rons » (sur le livre de Maurice Blanchot, Le
dernier homme).

1958 1958

Malade, continue de travailler à la Biblio¬ 2 Mars : M. Morice, Bidault et Duchet


thèque municipale d’Orléans : « ... bientôt la réclament un gouvernement de salut public.
maladie fut la plus forte. C'est alors que nous Soustelle demande le recours au général de
avons pu mesurer le courage de cet homme qui, Gaulle.
torturé dans son corps et dans son esprit, nous
offrait chaque matin le visage le plus attentif
15 Avril: Renversement du gouvernement
et le plus constamment égal à lui-même (...). 11
Félix Gaillard.
s’éloignait pourtant de nous peu à peu, s'ex¬
cusant presque, comme d'un manque ou d'une
maladresse, de cette absence qui le dérobait à 17 Avril : Malraux, Martin du Gard, Mauriac
lui-même. » (Hélène Cadou). et Sartre « somment » les Pouvoirs publics de
Travaille avec Waldberg à établir les som¬ « condamner sans équivoque » l'emploi de la
maires des premiers numéros de Genèse. Robert torture en Algérie.
Lebel et René Leibowitz sont convenus de
donner chacun un article. Georges Balandier,
Lucien Fébure, Joseph Tubiana et Man Ray 8 Mai : Sont soumises à l'Élysée les conditions
pressentis. Bachelard, contacté, décline. Pascal que met le Général de Gaulle pour revenir au
Pia, Pieyre de Mandiargues, Leiris, Max Ernst, pouvoir.
Duthuit, Gilbert Lély et Alfred Métraux font
partie de l'équipe réfléchissant à la création de 13 Mai : Fin de la IVe République.
cette revue. Constitution à Alger d’un gouvernement de
Le 21 mai, s’entretient avec Pierre Dumayet, Salut public.
à la télévision française, dans l’émission « Lec¬
tures pour tous » de son livre La littérature et
le mal. « Je crois qu'il y a quelque chose 15 Mai : Le général de Gaulle se déclare prêt
d'essentiellement puéril dans la littérature. » à assumer les pouvoirs de la République.

522
LA MORT A L'ŒUVRE

« Il est essentiel pour nous d’affronter le danger 21 Mai : De Gaulle déclare avoir entamé « le
que représente la littérature. » processus régulier nécessaire à l'établissement
Girodias tend à le convaincre, pour des rai¬ d'un gouvernement républicain ».
sons commerciales, d'intéresser à Genèse la
clientèle des « pervers » et propose de retarder
28 Mai : Grand défilé de gauche de Nation à
la publication.
République.
La revue La ciguë consacre dans son n° 1 un
hommage à Georges Bataille. Contributions de
René Char, Marguerite Duras (« Les années 1er Juin : L’assemblée, par 350 voix pour, 161
passent : les gens continuent de vivre dans voix contre et 70 abstentions, investit le gou¬
l’illusion qu'ils pourront un jour parler de Ba¬ vernement de de Gaulle.
taille... Ils mourront, sans oser, dans le souci
extrême où ils sont de leur réputation, affronter 4-7 Juin : Voyage de de Gaulle à Alger.
ce taureau. »), Louis-René des Forêts, Michel
Leiris (« Tout le désir humain, sous ses formes
28 Septembre : Référendum-plébisciste :
qu’à l'échelon de la morale traditionnelle on
quatre fois plus de oui que de non. La nouvelle
dira les plus nobles ou les plus viles, passe à
constitution est adoptée.
travers les paroles de ce mystique de la dé¬
bauche, qui tend à prendre aux rets de ses
lecteurs et à s’en faire des complices comme 21 Décembre : De Gaulle est élu Président de
l’avaient été pour Don Juan — fût-ce à leur la République.
corps défendant — les “mille et trois” de l’Air Aragon : La semaine sainte.
du catalogue. »). Jean Fautrier, André Mal¬ Boris Pasternak : Docteur Jivago.
raux, André Masson et Jean Wahl forment les Alfred Métraux : Le vaudou haïtien.
autres contributions. Sartre, Camus, Beaufret Dyonis Mascolo et Jean Schuster fondent
ont refusé de s’associer à cet hommage. Blan- le journal Le 14 juillet pour organiser une
chot, Lacan, Breton ... n’y ont pas répondu. opposition des intellectuels au régime issu du
Girodias, par une lettre du 6 décembre, met 13 mai 1958.
un terme au projet de la revue Genèse.
Travaille, depuis 1956, à la préface d’un livre
consacré au procès de Gilles de Rais. Se pas¬
sionne pour ce projet. Fait de fréquentes visites
(avec Jean Costa) au château de Machecoul.
Réunit une abondante documentation. Se plaint
à ses amis de ne pouvoir écrire que lentement.
Mettra trois ans pour écrire 80 pages. Dit,
parlant de son esprit, qu’il se « détricote ». Dira
bientôt dans une lettre à Kojève : « En partie
je suis réduit d’ailleurs à réfléchir au délabre¬
ment au moins relatif de ma tête : je ne suis
plus sûr de disposer des quelques possibilités
qui m’ont appartenu jadis. »

1959 1959

Commence de travailler au projet d’un livre Jcr Janvier : Entrée en vigueur du Marché
prévu chez Jean-Jacques Pauvert. Ouvrage sur Commun.
l’érotisme en peinture ; à J.M. Lo Duca pour
collaborateur. 1er Janvier Ministère Debré. André Malraux
Séjourne l’été aux Sables d’Olonne, 17, quai devient ministre de la culture.
Clemenceau. Est en août à Vézelay.
Donne le 24 juillet pour titre à ce livre Les
larmes d'Éros.
8 Janvier : Révolte victorieuse à Cuba contre

523
GEORGES BATAILLE,

Est de retour à Orléans, mi-septembre. Y le dictateur Battista. Fidel Castro devient chef
reçoit Lo Duca : « Il y avait un homme en d’État.
Bataille — et un homme très beau et très
saint... » (Lo Duca). 28 Janvier : XXL congrès du PCUS.
Ne dissimule pas sa fascination de la mort.
En parle ; en rit. Cultive devant elle l’insou¬
ciance de l’enfant. 19 Février : A la conférence de Zurich est
Publie, au Club Français du Livre, Le Procès décidée l'indépendance de Chypre. Makarios
de Gilles de Rais, introduction. Textes des deux sera élu président le 14 décembre.
procès établis sur les minutes et annotés par lui
(plumitif latin traduit par Pierre Klossowski). 19 Mars : Révolte du Tibet contre la Chine.
« Ce monstre est devant nous comme un enfant.
Nous ne pouvons nier la monstruosité de l’en¬
27 Avril : En Chine, Liou Chao-tchi est élu
fance (...) Essentiellement, cette monstruosité
président de la République.
est enfantine. »
« De cette atroce matière, quelle déchirante
merveille d’anatomie vous avez tirée. » (Pierre 21 Juillet : Création de l’Association Euro¬
Klossowski). «... ce génie qui te permet de péenne de Libre Echange.
parler de ces choses horribles et fascinantes
avec une parfaite simplicité de cœur et limpidité
4 Août : Au Laos, soulèvement communiste.
d’esprit. » (André Masson).
Fait précéder un livre sur Max Ernst (texte
de Max Ernst) d’un avant-propos. L’écrit en 16 Septembre : De Gaulle propose le principe
1959. Publié en 1960 aux Editions Gonthier- de l’autodétermination pour l’Algérie.
Seghers.
Le 21 décembre, arrête le choix de la repro¬ 19 Septembre : Création du Rassemblement
duction de couverture des Larmes d’Éros : « Vé¬ pour le maintien de l’Algérie dans la Répu¬
nus pleurant la mort d’Adonis ». blique.

15 Décembre : 8e Exposition internationale du


surréalisme à la galerie Daniel Cordier dédiée
à l’érotisme. La porte « vaginale » de Du-
champ, la Chambre des Fétiches et l’Exécution
du testament du Marquis de Sade suscitent
des protestations : « Les surréalistes... appor¬
tent leur caution à une entreprise de désagré¬
gation morale pernicieuse pour notre jeunesse
sans défense. » (Carrefour, 30.XII.59).
Mort de Benjamin Péret.
Jean Genêt : Les Nègres.
Alain Resnais-Marguerite Duras : Hiros¬
hima, mon amour.
Ingmar Bergman : Le visage.

1960 1960

Séjourne fin février, à Fontenay-le-Comte, 4 Janvier : Mort d’Albert Camus.


chez son ami Jean Costa.
S’inquiète auprès de ses amis de son état de
santé et de sa difficulté d’écrire. Ceux-ci s’em¬ 13 Janvier : Baumgartner remplace Pinay au
ploient à le rassurer : « Vous passez pour avoir ministère des Finances.

524
LA MORT A L'ŒUVRE

toujours travaillé avec lenteur et difficulté : mais 15 Janvier : En URSS, réduction des effectifs
chacun de ceux qui m'ont parlé de votre Gilles militaires.
de Rais pense que vous n'avez jamais rien écrit
de meilleur. » (Fraenkel). _ 24- 31 Janvier : Semaine des barricades à Alger.
Le 5 mars, pense au principe d'une conférence
pour la parution du livre Les larmes d'Éros. 13 Février Explosion de la première bombe
Prévoit pour celle-ci de s’entendre avec André atomique française.
Breton. « Je voudrais en faire un livre plus
remarquable qu'aucun de ceux que j'ai publiés. » 21 Juin : Émeutes raciales en Afrique du Sud.
Annonce remettre le manuscrit le 5 avril.
25 mars : « Le traitement que je suis n’a pas 7 Avril : Union Soviétique : Brejnev remplace
eu d'autre effet jusqu'ici que de me mettre par Vorochilov à la tête du Præsidium. Visite de
terre.» Khrouchtchev à Paris.
Revient le 7 avril à Orléans. Séjourne à partir
du 15 avril à Vézelay. 25- 29 Juin : Pourparlers de Melun avec le
Le 15 juin : « État de santé de plus en plus GPRA.
mauvais. » Prévoit cependant de remettre le
manuscrit fin juillet. F' Juillet : A Cuba, nationalisation des entre¬
En mai, sa fille aînée Laurence est arrêtée prises américaines.
pour son activité politique favorable à l’indé¬
pendance algérienne. Est libérée en juillet. Août : Le Manifeste des 121.
Séjourne en juillet aux Sables d’OIonne, 9,
quai Wilson : « J’ai fait et continue de faire un Septembre : Le Gouvernement français sou¬
effort désespéré pour aboutir. » met au parlement un projet de loi-programme
Est à Fontenay-le-Comte début août. Suite destiné à permettre à la France de se doter
à une attaque, diffère la remise du manuscrit d'une force nucléaire stratégique. Le parle¬
au 15 septembre. ment approuvera le 6 décembre.
Part le 6 août pour Seillans (Var), chez
Patrick Waldberg. Y restera jusqu’à la fin août. Octobre : Des anciens Combattants défilent
Passe le mois de septembre aux Sables sur les Champs-Elysées aux cris de « Fusillez
d’OIonne : « J’ai de très mauvaises périodes de Sartre ».
dépression. »
16 décembre : « Il me semble que ce livre Novembre : A Moscou, conférence générale
devrait être l'un des meilleurs que j'ai écrit, en des Partis Communistes.
même temps l’un des plus accessibles. »
14 Décembre : Création de l’OCDE.
Jean-Paul Sartre : Critique de la raison dia¬
lectique.
Gaston Bachelard : Poétique de la rêverie.
Bertolt Brecht : La résistible ascension d’Ar-
turo Ui.
M. Antonioni : L’Avventura.

1961 1961

Est sollicité par Bernard Pingaud de donner 4 Janvier: Ruptures entre les États-Unis et
son avis sur l’avenir du prix de Mai dont il fait Cuba.
partie. Blanchot, Bernard Dort, Nathalie Sar-
raute et Marthe Robert seraient favorables à 8 Janvier : Par référendum, l’auto-détermi-
sa suppression. Cayrol, Des Forêts, Pingaud nation de l’Algérie est approuvée.
seraient partisans de son maintien. Barthes
20-22 Février : En France, pourpalers secrets
hésite...

525
GEORGES BATAILLE,

Par une lettre du 9 mars, Bernard Pingaud avec le FLN. Entrevue de Gaulle-Bourguiba.
informe Bataille (absent de la réunion) que le
prix est annulé. 12 Avril : En URSS, premier vol orbital hu¬
Séjourne début février à Fontenay-le-Comte : main (Youri Gagarine) avec le vaisseau spatial
« Je me hâte vers la fin, avec angoisse sans Vostock.
doute, mais plein d'espoir », écrit-il à Lo Duca.
Le 21 février : « Les larmes d'Éros mettront
l’accent sur le sens tragique de l'érotisme. » 20 Avril : Échec d'un débarquement anti-
En février, s’entretient avec Madeleine Cha- castriste, à Cuba.
psal, journaliste à VExpress. La reçoit à Or¬
léans. Fait un bilan. Parle de lui, de la psycha¬ 23-25 Avril : A Alger, tentative de putsch
nalyse, parle de la raison et de la « rage », du militaire des généraux Salan, Challe, Jouhaud
rire, (« le fond de tout »... « en somme, un et Zeller.
effondrement »), de l’extase, de l’érotisme, de
l’absence de Dieu... et de la mort : « Je crois
que... je vais peut-être me vanter, mais la mort 4 Mai : Mort de Maurice Merleau-Ponty.
est ce qui me paraît le plus risible au monde...
Non pas que je n’en aie pas peur ! Mais on peut 20 Mai : Début de la Conférence d'Évian avec
rire de ce dont on a peur. Je suis même porté le FLN.
à penser que le rire (...) c’est le rire de la mort. »
L’article paraît le 23 mars (Express nJ 510).
31 Mai : Algérie : Procès des généraux puts¬
Son frère, Martial, s’indigne des allusions
chistes.
faites à l’enfance et à la famille.
Trouve, le 2 mars, à Fontenay-le-Comte, une
autre photo du supplice chinois des Cent mor¬ 13 Août : Érection du mur de Berlin.
ceaux : « Tout à fait semblable quant au sup¬
plice, mais c’est un autre homme. » 17 Octobre : XIIe congrès du PCUS.
Le 17 mars est organisée à Paris une vente
de solidarité, en l’hôtel Drouot, présidée par
maître Maurice Rheims. Celle-ci est destinée à 6 Décembre : Dissolution de l'OAS.
lui offrir les moyens de travailler « en paix », Henri Michaux : Connaissance par les
délivré des problèmes d’argent. Est mis aux gouffres.
enchères un lot important de peintures, d'aqua¬
relles et de dessins d'artistes de ses amis : Arp,
Bazaine, Ernst, Fautrier, Ciacometti, Masson,
Matta, Michaux, Miro, Picasso, Viera da Silva,
Tanguy, etc. Le produit de la vente lui permettra
d’acquérir un appartement, à Paris, «... dans
le quartier même que j’ai presque toujours habité
rue Saint-Sulpice et qui sera, ce qui était pour
moi impensable, aussi agréable que celui que
j’avais rue de Lille au moment où j’ai dû en
quelque sorte m'exiler. »
Fin mars-début avril, est à Vézelay.
En mai, achève Les larmes d’Éros. Parution
en juin. L’entière et seule paternité de Bataille
sur le texte de ce livre a pu être mise en doute.
Ce qu'atteste a contrario une lettre de Lo Duca :
« Quant au texte même, il est entièrement rédigé
de votre main. »
Réédition du Coupable aux Éditions Galli¬
mard, tome II de La somme athéologique, aug¬
menté de la version définitive de L'aile lui ah ;
« Il y a une malédiction dans l’érotisme, mais

526
LA MORT A L'ŒUVRE

s'il est vrai que, selon l'apparence, la religion


se meurt, c'est dans la mesure où elle rejette ce
qui l'a créée, où maladivement elle vomit la
malédiction. » (...) « Cet ouvrage, dont l'am¬
bition démesurée est sans doute elle-même une
malédiction. »
Apprend par une lettre du 7 décembre des
Éditions Gallimard l’intention de l'éditeur al¬
lemand Luchterhand d'acquérir les droits de
traduction de L'expérience intérieure, Le cou¬
pable, Sur Nietzsche, La littérature et le ma!
après qu’il eut acquis ceux de L'érotisme et
L'abbé C.
A le projet, avec Jérôme Lindon, de rééditer
aux Éditions de Minuit Haine de la poésie sous
un titre nouveau, augmenté d'une préface nou¬
velle.

1962 1962

Est en janvier à Fontenay-le-Comte. Prend 8 Février : Manifestation de Charonne.


de nombreuses notes pour le texte de préface à
la réédition de Haine de la poésie sous le titre 18 Mars : Accords d'Évian pour le cessez-le-
nouveau L'impossible. Celle-ci, par exemple: feu en Algérie.
« Mais je suis à la fin tenu d’apercevoir dans
son ensemble la convulsion que le mouvement
global des êtres met en jeu : il répond en même 8 Avril : Par référendum, les Français ap¬
temps au souci de la mort, de la disparition prouvent les accords d'Évian. Mais l'activité
totale et d’une fureur voluptueuse à jamais sans de l'OAS rend en partie impossible leur ap¬
limites. Il y a dans l’ardeur voluptueuse une plication. Rapatriement de centaines de mil¬
aspiration fondamentale au néant, à la sup¬ liers de colons.
pression de l’être séparé que nous sommes... »
Parmi les dernières lignes écrites par lui. 15 Avril : Cabinet Pompidou.
Par une lettre du 1er février, demande à Julien
Cain sa mutation de la Bibliothèque municipale
Juillet : Par référendum, la population algé¬
d’Orléans à la Bibliothèque Nationale. Celle-ci
rienne se prononce pour l'indépendance. La
est acceptée. Il n’y retravaillera pourtant pas.
France reconnaît la nouvelle République al¬
Se met d'accord avec Jean-Jacques Pauvert
gérienne.
pour les publications du Petit et du Mort, sous
A Moscou, congrès mondial pour le Dés¬
pseudonymes. La publication de Ma mère n’est
armement Général et la Paix.
en revanche pas envisagée. Ernest Hemingway se donne la mort.
S’installe le 1" mars, rue Saint-Sulpice, dans
son nouveau domicile parisien. Pense au projet Maurice Blanchot publie : L'attente, l’oubli.
d’une réédition très remaniée de La part mau¬
dite, I. La consumation.
Meurt le 8 juillet au matin en la présence de
Jacques Pimpaneau, un ami.
Est inhumé à Vézelay, dans le petit cimetière
proche de la basilique. Une simple dalle funé¬
raire, sans autre inscription que son nom et ses
dates : Georges Bataille. 1897-1962.

r
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE

A — BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES DE GEORGES BATAILLE

1. Livres

Notre-Dame de Rheims, Saint-Flour. Imprimerie du Courrier d'Auvergne.


Les Monnaies des Grands Mogols. Paris, J. Florange, 1928.
Histoire de l'œil, sous le pseudonyme de Lord Auch, accompagné de huit lithographies anonymes
(André Masson), sans nom d'éditeur (René Bonnel), Paris, 1928. Reédité par K. éditeur, accompagné
de six gravures à l'eau-forte et au burin de Hans Bellmer, Paris, 1944 (cette version remaniée est
dite de Séville, 1940). Réédité sans nom d'éditeur (J.J. Pauvert), Paris, 1952 ou 1953 (c'est l'édition
dite de Burgos, 1941). Réédition sous le nom de Georges Bataille, Paris, J.J. Pauvert, 1967.
L’anus solaire, illustré de pointes sèches d’André Masson, Paris, Galerie Simon, 1931.
Sacrifices, accompagnant cinq eaux-fortes d’André Masson, Paris, G.L.M., 1936.
Madame Edwarda, sous le pseudonyme de Pierre Angélique, Paris, Editions du Solitaire (Robert
Chatté), 1941 (c’est l'édition dite de 1937). Réédité sous le même nom, illustré de gravures de Jean
Perdu (Jean Fautrier), Paris, chez Le Solitaire, imprimeur-libraire, 1945 (édition dite de 1942).
Réédité aux éditions Pauvert, sous le même nom, augmenté d une préface de Georges Bataille, Paris,
1956. Réédité sous le nom de Georges Bataille, accompagné de douze planches de Hans Bellmer,
Paris, J.J. Pauvert, 1966.
L'expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943.
Le petit, sous le pseudonyme de Louis Trente, sans nom d éditeur (Robert Chatté), Paris, 1943
(édition dite de 1934).
Le coupable, Paris, Gallimard, 1944.
L'archangélique, Paris, Messages, 1944.
Sur Nietzsche, volonté de chance, Paris, Gallimard, 1945.
L’Orestie, Paris, Editions des Quatre-Vents, 1945. Repris dans Haine de la poésie.
Dirty, Paris, Editions Fontaine, 1945. Repris dans Le bleu du ciel.
L’alleluiah, catéchisme de Dianus, accompagné de lithographies et lettrines de Jean Fautrier, Paris,
Auguste Blaizot, janvier 1947. Réédité par K. éditeur, Paris, mars 1947.
Méthode de méditation, Paris, Editions Fontaine, 1947.
Histoire de rats (journal de Dianus), accompagné de trois eaux-fortes d’Alberto Giacometti, Pans,
Editions de Minuit, 1947.
Haine de la poésie, Paris, Editions de Minuit, 1947.
La part maudite, essai d’économie générale, I. La consumation, Editions de Minuit, 1949.

Eponine, Paris, Editions de Minuit, 1949.


L’abbé C, Paris, Editions de Minuit, 1950.

531
GEORGES BATAILLE,

L’expérience intérieure, édition revue et corrigée, suivie de Méthode de méditation et de Post-


scriptum. Paris, Gallimard, 1954.
La peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de l’art, Genève, Skira, 1955.
Manet, Genève, Skira, 1955.
La littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957.
Le bleu du ciel (écrit en 1935), Paris, Pauvert, 1957.
L’érotisme, Paris, Editions de Minuit, 1957.
Les larmes d'Eros, Paris, J.J. Pauvert, 1961.
L’impossible (nouveau titre de Haine de la poésie, suivi de Dianus et de L’Orestie) Paris, Editions
de Minuit, 1962.
Ma mère, Paris, J.J. Pauvert, 1966.
Le mort (écrit en 1942), Paris, J.J. Pauvert, 1967.

2. Préfaces

Laure (Colette Peignot). Le sacré, suivi de Poèmes et de Divers écrits, Paris, hors commerce, 1939
(édité avec Michel Leiris).
Laure (Colette Peignot). Histoire d’une petite fille, Paris, hors commerce, 1943 (édité avec Michel
Leiris).
Nietzsche. Mémorandum, textes choisis et présentés par G. Bataille, Paris, Gallimard, 1945.
Michelet. La sorcière, préface de G. Bataille, Paris, Editions des Quatre-Vents, 1946.
Sade. Justine ou les malheurs de la vertu, préface de G. Bataille. Frontispice de Hans Bellmer,
Paris, Presses du Livre Français, 1950.
Sade. Justine ou les malheurs de la vertu, préface de G. Bataille, Paris. Pauvert, 1955.
Procès de Gilles de Rais. Introduction de G. Bataille. Les textes des deux procès de Gilles de Rais
ont été établis sur les minutes et annotés par G. Bataille. Le plumitif latin du procès d’église a été
traduit par Pierre Klossowski. Paris, Club Français du Livre, 1959.
Max Ernst. Avant-propos de G. Bataille. Texte de Max Ernst, Paris, Gonthier-Seghers, 1960.

3. Traduction

Chestov Léon. L’idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche (philosophie et prédication). Traduit du
russe par T. Beresovski-Chestov et G. Bataille. Paris, Editions du Siècle, 1925.

4. Œuvres complètes. Paris, Gallimard.

TOME I.
Premiers écrits 1922-1940.
Histoire de l'œil, L’anus solaire, Sacrifices.
Articles et collaborations diverses : Aréthuse ; Documents ; La Critique sociale ; Acéphale...
Tracts et déclarations du groupe Contre-Attaque.
Articles et conférences du Collège de Sociologie.
Notre-Dame de Rheims.
Annexes.
Notes.

532
LA MORT A L'ŒUVRE

TOME II.
Ecrits posthumes 1922-1940.
Divers dossiers se rattachant aux textes et articles publiés dans le tome I : L’œil pinéal ; Polémique
avec André Breton ; Documents ; La notion de dépense et La structure psychologique du fascisme (in
La Critique sociale) ; « Hétérologie » ; Acéphale ; Le Collège de Sociologie, etc.
Notes.

TOME III.
Œuvres littéraires. .
Madame Edwarda — Le Petit — L’archangélique — L’impossible — Haine de la poésie — L Orestie
— La scissiparité — L abbe C — L être indifférencié n est rien Le bleu du ciel.
Notes.

TOME IV.
Œuvres littéraires posthumes. _. . n
Poèmes_Le mort — Julie — La maison brûlée — La tombe de Louis XXX Dwinus Deus
(Ma mère — Charlotte d’Ingerville — Sainte) — Ebauches.
Notes.

TOME V.
Somme athéologique (tome 1). ,,
L’expérience intérieure — Méthode de méditation — Post-scriptum 1953 — Le coupable -
L’alleluiah, catéchisme de Dianus.
Notes.

TOME VI.
Somme athéologique (tome 2).
Sur Nietzsche — Mémorandum.
Annexes.
Notes.

TOME VII.
La part maudite, I. La consumation (précédé de L’économie à la mesure de l’univers) — La limite
de l’utile — Théorie de la religion — Conférences (1947-1948).
Annexes.
Notes.

TOME VIII.
L’histoire de l’érotisme, La part maudite II — Le surréalisme au jour le jour — Conférences 1951-
1953 — La souveraineté, La part maudite III.
Annexes.
Notes.

TOME IX. , . .
La peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de l’art — Manet — La littérature et le ma
Dossier de « Lascaux » — Dossier William Blake.
Notes.

A PARAITRE

TOMEX.
Le procès de Gilles de Rais — L’érotisme — Les larmes d’Eros.

533
GEORGES BATAILLE,

TOME XI.
Articles et conférences d’après-guerre.

5. Collectifs
Acéphale, religion — sociologie — philosophie, 1936-1939. Précédé de L'acéphalité ou la religion
de la mort de Michel Camus. Réédition Jean-Michel Place, 1980, Paris.
Le Collège de Sociologie 1937-1938. Textes de Bataille, Caillois, Guastalla, Klossowski, Kojève,
Leiris, Lewitzky, Mayer, Paulhan, Wahl, etc. Présentation de Denis Hollier. Paris, Idées/Gallimard,
1979.
La Critique sociale, revue des idées et des livres. Prologue de Boris Souvarine. Réimpression.
Paris, Editions de la Différencé, 1983.
Documents, articles de Georges Bataille publiés dans la revue Documents. Edition établie par
Bernard Noël, Paris. Mercure de France, 1968.

B — BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES CONSACRÉES À GEORGES BATAILLE

1. Collectifs consacrés à Georges Bataille

La Ciguë, Georges Bataille n° 1, 1958. Textes de René Char, Marguerite Duras, Louis-René Des
Forêts, Michel Leiris, Jean Fautrier, André Malraux, André Masson, Jean Wahl.
Critique, Hommage à Georges Bataille. Août-septembre 1963, n° 195-196. Textes de Roland
Barthes, Maurice Blanchot, Jean Bruno, Michel Foucault, Pierre Klossowski, Michel Leiris, André
Masson, Alfred Métraux, Jean Piel, Raymond Queneau, Philippe Sollers, Jean Wahl.
L’Arc, Georges Bataille n° 32. Textes de Michel Leiris, Marcel Lecomte, Jean-Michel Rey, Jacques
Derrida, Thadée Klossowski, Michel Deguy, René de Solier, Denis Hollier, Jean Duvignaud, Manuel
Rainford. Textes de Georges Bataille. Illustrations d’André Masson.
L’Arc, Bataille n° 44. Textes de Henri Ronse, Michel Leiris, Rodolphe Gasché, François Cuzin,
Alexandre Kojève, François Perroux, Jean-Michel Rey, Jean Pfeiffer, Gilbert Lascault, Denis Hollier.
Illustrations d’André Masson.
Bataille, Actes du colloque du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle intitulé : Vers une
Révolution Culturelle : Artaud, Bataille (juillet 1972). Direction Philippe Sollers. Communications :
Roland Barthes, Jean-Louis Baudry, Denis Hollier, Jean-Louis Houdebine, Julia Kristeva, Marcelin
Pleynet, Philippe Sollers, François Wahl. (10/18 U.G.E.).

2. Ouvrages français consacrés à Georges Bataille

Arnaud Alain et Excoffon-Lafarge Gisèle : Bataille. Paris, Editions du Seuil (Coll. « Ecrivains
de toujours», 101), 1978.
Chatain Jacques : Georges Bataille. Paris, Seghers (Coll. « Poètes d'aujourd’hui »), 1973.
Durançon Jean : Georges Bataille. Paris, Gallimard (Coll. « Idées », 350), 1976.
Fardoulis-Lagrangf Michel : G.B. ou un ami présomptueux. Paris, Editions Le Soleil Noir, 1969.
Finas Lucette : La crue. Une lecture de Bataille : Madame Edwarda. Paris, Gallimard, 1972.
Gandon Francis : Sémiotique et négativité. Paris, Editions Didier Erudition, 1986.
Hawley Daniel: L’œuvre insolite de Georges Bataille. Une hiérophanie moderne. Genève/Paris,
Slatkine/Champion, 1978.
Bibliographie annotée de la critique sur Georges Bataille de 1929 à 1975. Genève/Paris, Slat¬
kine/Champion, 1976.

534
LA MORT A L'ŒUVRE

Hollier Denis : La prise de la Concorde. Essais sur Georges Bataille. Paris, Gallimard, 1974.
Limousin Claude : Bataille. Paris, Editions Universitaires (coll. « Psychothèque »), 1974.
Marmande Francis: L'indifférence des ruines (une lecture du Bleu du ciel). Paris, Editions
Parenthèses, 1985.
Georges Bataille politique. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1985.
Renard Jean-Claude : L'« Expérience intérieure » de Georges Bataille sur la négation du Mystère.
Paris, Editions du Seuil, 1987.
Sasso Robert : Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu. Paris, Editions
de Minuit (Coll. « Arguments »), 1978.

3. Présence de Georges Bataille — Bibliographie annexe

Alexandrian Sarane : Les libérateurs de l'amour. Paris, Editions du Seuil, 1977.


Aron Jean-Paul : Les modernes. Paris, Gallimard, 1984.
Banquart Marie-Claire : 1924-1929 : une année mentale. Postface à la réédition de La Révolution
surréaliste. Paris. Jean-Michel Place, 1975.
Barthf.s Roland : Essais critiques. Paris, Editions du Seuil, 1964.
Baudrillard Jean : L’échange symbolique et la mort. Paris, Gallimard, 1976.
De la séduction. Paris, Editions Galilée, 1979.
Les stratégies fatales. Paris, Grasset, 1982.
Bfllmfr Hans: Œuvre gravé. Paris, Denoël, 1969.
Bfnayoun Robert : Erotique du surréalisme. Paris, Editions J.J. Pauvertt Bibliothèque internationale
d’érotologie), 1965.
Bfrnif.r Jean : L’amour de Laure. Présentation de Dominique Rabourdin. Paris, Flammarion,
1978.
Blanchot Maurice : Faux-pas. Paris, Gallimard, 1943.
Le livre à venir. Paris, Gallimard, 1959
L’entretien infini. Paris, Gallimard, 1969.
L’amitié. Paris, Gallimard, 1971.
La communauté inavouable. Paris, Editions de Minuit, 1983.
Brecourt-Villars Claudine : Ecrire d’amour. Anthologie des textes érotiques féminins 1199-1984.
Paris, Ramsay, 1985.
Breton André: Entretiens. Paris, Gallimard, 1965.
Manifestes du surréalisme. Paris, Gallimard, 1971.
Position politique du surréalisme. Paris, J.J. Pauvert, 1971.
Breton et le mouvement surréaliste. Numéro spécial N.R.F., avril 1967.
Ca'illois Roger : Le rocher de Sisyphe. Paris, Gallimard, 1946.
L'homme et le sacré. Paris, Gallimard, 1950. , , .
Instincts et sociétés. Essais de sociologie contemporaine. Geneve, Gonthier, 1964.
Cazeneuve Jean : Mauss. Paris, P.U.F. 1968.
Chapsal Madeleine: Quinze écrivains. Paris, Gallimard, 1963.
CHESTOvLéon : La nuit de Gethsémani. Essai sur la philosophie de Pascal. Pans, Librairie Grasset,

l92La philosophie de la tragédie : Dostoïevski et Nietzsche. Paris, Editions de la Pléiade, 1926.


Dard,gna Anne-Marie : Les châteaux d’Eros ou l'infortune du sexe des femmes. Pans, Maspero,
1978.

535
GEORGES BATAILLE,

Deledalle Gérard : L'existentiel, philosophies et littératures de l'existence. Paris, Editions Renée


Lacoste, 1949.
Derrida Jacques : L’écriture et la différence. Paris, Editions du Seuil, 1967.
Dubief Henri : Le déclin de la Troisième République. Paris, Editions du Seuil, 1976.
Duras Marguerite: Outside. Paris, Albin Michel, 1981.
Eliade Mircéa : Le sacré et le profane. Paris, Gallimard, 1979.
Garçon Maurice : L’affaire Sade. Paris, J.J. Pauvert.
Gauthier Xavière : Surréalisme et sexualité. Paris, Gallimard, 1971.
Jouffroy Alain : L’incurable retard des mots. Paris, J.J. Pauvert, 1972.
La vie réinventée. Paris, Robert Laffont, 1982.
Klossowski Pierre: Sade et mon prochain. Paris, Editions du Seuil, 1947.
Un si funeste désir. Paris, Gallimard, 1963.
La Ressemblance. Marseille, Ryôan-ji, 1984.
Le peintre et son démon (entretiens avec Jean-Maurice Monnoyer). Paris,. Flammarion. 1985.
Kojeve Alexandre : Introduction à la lecture de Hegel. Paris, Gallimard, 1947.
Lacan Jacques : Livre XX, Encore. Paris, Editions du Seuil, 1975.
Landrieux Maurice, Mgr. : La cathédrale de Reims : un crime allemand. Paris, H. Laurens, 1919.
Laure (Peignot Colette) : Ecrits. Paris, J.J. Pauvert (U.G.E.). 1978.
Le Brun Annie : Soudain un bloc d’abîme, Sade. Paris, J.J. Pauvert, 1986.
Lf.iris Michel : Fourbis. Paris, Gallimard, 1955.
Brisées. Paris, Mercure de France, 1966.
Frêle-bruit. Paris, Gallimard, 1976.
Autour de Michel Leiris. L’Ire des vents, n° 3-4.
Limbour Georges : Le carnaval et les civilisés.
Marcel Gabriel : Homo viator. Paris, Aubier, 1945.
Masson André : Entretiens avec Georges Charbonnier. Paris, Julli'ard, 1958.
André Masson et le théâtre. Textes de Michel Leiris et André Masson... Paris, Editions Frédéric
Birr, 1983.
Mattheus Bernd : Georges Bataille, eine Thanatographie (1), Munich. Matthes und Seitz Verlag,
1984.
Monnnerot Jules : Sociologie de la Révolution. Paris, Fayard, 1969.
Inquisitions. Paris, José Corti, 1974.
More Marcel : La foudre de Dieu. Paris, Gallimard, 1969.
Nadeau Maurice : Histoire du surréalisme. Paris, Editions du Seuil, 1945.
Littérature présente. Paris, Corrêa, 1952.
Le roman français depuis la guerre. Paris, Gallimard, 1963.
Nancy Jean-Luc : La communauté désœuvrée. Paris, Christian Bourgois éditeur, 1986.
Noël Bernard : Dictionnaire des œuvres érotiques. Paris, Mercure de France, 1971.
L’enfer, dit-on... dessins secrets 1919-1939. Paris, Herscher, 1983.
Pauvert Jean-Jacques : Anthologie des lectures érotiques. Paris, J.J. Pauvert, 1981.
Pftrement Simone : La vie de Simone Weil (2 tomes). Paris, Fayard, 1978.

Pif.rrf. José : Tracts et déclarations surréalistes. Paris, Losfeld, 1980.


Piel Jean : La rencontre et la différence. Paris, Fayard, 1982.
Pif.yre de Mandiargues André: Troisième belvédère. Paris, Gallimard, 1971.
LA MORT A L'ŒUVRE

Queneau Raymond : Journal 1939-1940. Paris, Gallimard, 1986.


Revel Jean-François : Les idées de notre temps. Chroniques de l’Express 1966-1971. Paris, Robert
Laffont, 1972.
Roudinesco Elisabeth : Histoire de la psychanalyse en France, 2. Paris, Editions du Seuil, 1986.
Sartre Jean-Paul: Situations I. Paris, Gallimard, 1947.
Situations II. Paris, Gallimard, 1948.
Sollers Philippe: Logiques. Paris, Editions du Seuil, 1968.
L'écriture et l’expérience des limites. Paris, Éditions du Seuil, 1968.
Thirion André : Révolutionnaires sans révolution. Paris. Robert Laffont, 1972.
Vuarnet Jean-Noël : Le discours impur. Paris, Éditions Galilée, 1973.
Wahl Jean : Tableau de la philosophie française. Paris. Fontaine, 1946.
Traité de métaphysique. Paris, Payot, 1968.
TABLE DES ILLUSTRATIONS

1 JOSEPH-ARISTIDE BATAILLE AVEC MARTIAL ET GEORGES BATAILLE


(A GAUCHE) VERS 1898.
2. MARIE-ANTOINETTE BATAILLE NÉE TOURNADRE, MÈRE DE GEORGES
BATAILLE.
3. GEORGES BATAILLE ET UNE AMIE VERS 1907.
4. L'ÉTANG DE RIOM-ÈS-MONTAGNES.
5. INCORPORATION DE GEORGES BATAILLE (A DROITE). 1916.
6. GEORGES BATAILLE A L’ÉCOLE DES CHARTES. VERS 1920.
7. GEORGES BATAILLE DANS SA CHAMBRE D’ÉTUDIANT. VERS 1920.
8. GEORGES BATAILLE SUR LA BAIE DES ANGES VERS 1925.
9. GEORGES BATAILLE DANS LES RUINES DU CHÂTEAU D’APCHON VERS
1925.
10. FRANCIS BACON. TAUROMACHIE.
11. LEV IZAAKOVICH SCHWARTZMANN DIT LÉON CHESTOV VERS 1925.
12. FRIEDRICH NIETZSCHE PAR EDWARD MUNCH. 1905-1906.
13 «LA TOILETTE DANS UN HÔTEL DE PASSE, RUE QUINCAMPOIX».
PHOTOGRAPHIE DE BRASSAI. VERS 1932.
14 « ARMOIRE A GLACE, DANS UN HÔTEL DE PASSE, RUE QUINCAMPOIX».
PHOTOGRAPHIE DE BRASSAI. VERS 1932.
15-18. SUPPLICE CHINOIS DES CENT MORCEAUX.
19. GEORGES BATAILLE AVEC DES AMIS VERS 1936.
20. GEORGES BATAILLE ET SA FILLE LAURENCE VERS 1938.
21-22 ANDRÉ MASSON. HISTOIRE DE L’ŒIL. LITHOGRAPHIES. PARIS, 1928.
23. « MOMIE A PALERME» PHOTOGRAPHIE DE JESSE A. FERNANDEZ
24-27. HANS BELLMER. HISTOIRE DE L’ŒIL. EAUX-FORTES. 25 x 16,5 CM.
1944.
28 SYLVIA BATAILLE ET SA FILLE LAURENCE VERS 1935.
29 SYLVIA BATAILLE ET ALBERT PRÉJEAN DANS JENNY DE MARCEL
CARNÉ. 1936. „ „rr
30. SYLVIA BATAILLE ET GUILLAUME DE SAX DANS LES GENS DU
VOYAGE DE JACQUES FEYDER. 1938.
31. ANDRÉ BRETON VERS 1930.
32. GEORGES BATAILLE VERS 1933.
33. RUINES DU CHÂTEAU DE LACOSTE DE D.A.F. DE SADE

539
GEORGES BATAILLE,

34. «FEMME COUCHÉE». PHOTOGRAPHIE DE EUGÈNE ATGET. VERS 1910.


35-36. SCULPTURES STADE DES MARBRES A ROME. 1929-1937.
37. HEGEL.
38. DORA MAAR.
39. COLETTE PEIGNOT (LAURE) EN FORÊT DE SAINT-NOM-LA-BRETÊCHE.
VERS 1933.
40. ANDRÉ MASSON ET GEORGES BATAILLE A TOSSA DE MAR (ESPAGNE)
EN 1936.
4L ANDRÉ MASSON «DYONISOS». DESSIN. ACÉPHALE, N" 3-4, 1937.
42. COLETTE PEIGNOT (LAURE) SUR SON LIT DE MORT A SAINT-GERMAIN-
EN-LAYE LE 7 NOVEMBRE 1938.
43. ANDRÉ MASSON. «PORTRAIT DE GEORGES BATAILLE “EN MORT”».
DESSIN.
44. GEORGES BATAILLE VERS 1940.
45-46. DENISE ROLLIN LE GENTIL VERS 1939.
47-50. HANS BELLMER MADAME EDWARDA. GRAVURE. 1955.
51. VÉZELAY. TERRASSE DE LA MAISON DE GEORGES BATAILLE.
52. VÉZELAY. LA MAISON VUE DEPUIS LA TERRASSE.
53. GEORGES BATAILLE VERS 1943.
54. DIANE KOTCHOUBEY DE BEAUHARNAIS FUTURE MADAME DIANE
BATAILLE VERS 1943.
55-57. ALBERTO GIACOMETTI PORTRAITS DE GEORGES ET DIANE BA¬
TAILLE. HISTOIRE DE RATS. 1947.
58. CARTE D’IDENTITÉ DE GEORGES BATAILLE PENDANT L'OCCUPATION.
59. ARNULF RAINER. « EKSTASE IM SCHWARTZEN FEUER ». 1973-1974.
60. TADE STYKA. « LÉDA ET LE CYGNE ».
61. GIANLORENZO BERNINI. « BEATA LUDOVICA ALBERTONI ». SAINT-
FRANÇOIS D’ASSISE. ROME. 1675.
62. DIANE, GEORGES BATAILLE ET JEAN COSTA À VÉZELAY, VERS 1948.
63. PIERRE KLOSSOWSKI. « GEORGES BATAILLE ».
64. GEORGES ET DIANE BATAILLE AVEC MAX ERNST.
65. GEORGES BATAILLE DÉCORÉ DE LA LÉGION D’HONNEUR. 1952.
66. GEORGES BATAILLE A FONTENAY-LE-COMTE CHEZ SON AMI JEAN
COSTA VERS 1960.
67-69. GEORGES BATAILLE AU CHÂTEAU DE GILLES DE RAIS A TIFFAUGES
EN VENDÉE VERS 1958.
70. GEORGES BATAILLE FIGURANT EN SÉMINARISTE DANS UNE PARTIE
DE CAMPAGNE DE JEAN RENOIR. 1936.
71. GRAVURE DE JOSEPH BAL D’APRÈS LE TABLEAU DE LOUIS GALLAIT.
72. GEORGES BATAILLE VERS 1952.
73. GEORGES BATAILLE VERS 1957.
74. GOYA. «LE TROIS MAI 1808 ». LE PRADO. MADRID

540
LA MORT A L’ŒUVRE

75. GEORGES BATAILLE A ORLÉANS DANS SONBUREAU DE LA BIBLIO¬


THÈQUE MUNICIPALE EN 1961.
76. SACRIFICE VAUDOU.
77. GEORGES BATAILLE.
78. GEORGES BATAILLE ET MADELEINE CHAPSAL DANS LES JARDINS DE
LA BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE D'ORLÉANS. 1961.
INDEX DES NOMS CITÉS

Adamov (Arthur) 339, 353, 433


Adorno (Theodor) 272
Aimery (Pierre) 224
Alexandre II 168
Alexandrian (Sarane) 112, 392, 425
Ambrosino (Georges) 224, 253, 282, 349, 384, 408
Angrémy (Famille) 35
Anquetil (Georges) 114
Ao-Han-Ouan 103
Aragon (Louis) 77, 80, 83, 90-93, 113, 123-124, 157, 175, 204, 224,
228, 238, 336
Araxe (Claude) : voir Colette Peignot
Arnaud (Noël) 332
Aron (Raymond) 373
Aron (Robert) 183, 196, 271, 314
Arp (Hans) 452
Artaud (Antonin) 83-85, 123-124, 133, 137-138, 224, 450
Auden (W. H.) 368
Audiberti (Jacques) 301

Babelon (Jean) 126, 155


Balthus 350, 351
Barbusse (Henri) 78-80
Baron (Jacques) 84, 87, 127, 138, 142, 144, 172
Barrault (Jean-Louis) 227, 433
Basset (Anne) 12
Basset (Guillaume) 12 ^
Bataille (Aristide) 12-13, 16, 18-19, 21, 23, 25-26, 33-34, 40, 46-47,
99-100, 108
Bataille (Diane) : voir Kotchoubey de Beauharnais
Bataille (Jean-Martial) 11-12
Bataille (Jean-Pierre) 11
Bataille (Judith) : voir Judith Lacan
Bataille (Julie) 452
Bataille (Laurence) 157, 161, 239, 287, 301, 324, 347, 350

543
GEORGES BATAILLE,

Bataille (Marie-Antoinette) 18, 23, 24, 26, 32, 161


Bataille (Marie-Louise) 13, 38, 45, 48, 52-53
Bataille (Martial-Alphonse) 13, 16-17, 19-20, 22, 23, 25, 30, 48
Bataille (Martial-Eugène) 14
Bataille (Sylvia) 157-159, 161, 200-201, 212, 219, 221, 239, 257, 298,
347, 348, 350
Bataille (Victor-Antoine) 13, 36
Baudrillard (Jean) 187
Bazaine (Jean) 452
Beauvoir (Simone de) 299, 339, 351, 398
Beckett (Samuel) 450
Bellec-Martini (Joëlle) 62
Bellmer (Hans) 117, 311
Benda (Julien) 271
Benjamin (Walter) 271-273
Berdaiev (Nicolas) 68, 402
Beresovski-Chestov (Teresa) 74
Bergson (Henri) 50, 67
Bernanos (Georges) 114
Bernier (Jean) 78-80, 172, 174, 177, 203-205, 209, 230
Bernis (Cardinal de) 388
Berth (Edouard) 80
Bertin (Dominique) 317
Bethléem (Abbé) 114
Beucque (Jean de la) 114
Birot (Pierre-Albert) 83
Blake (William) 207, 265, 303, 306, 412
Blanchard (Maurice) 332
Blanchot (Maurice) 273, 310, 314-320, 321-323, 334, 339, 368, 371,
373, 385-387, 446, 454
Blin (Roger) 224
Blond (Georges) 227
Blum (Léon) 78, 227, 317, 318, 368
Boiffard (Jacques-André) 80, 84, 123, 127, 142, 144, 224
Bonnefoy (Yves) 450
Bocquet (Charles) 332
Borel (Adrien) 103, 106-109, 118, 157, 172, 211, 276
Borgia (Don Rodrigo) 388
Borgia (Don Pedro Loys) 388
Brécourt-Villars (Claudine) 114, 221
Bresson (Robert) 106
Breton (André) 77-79, 80, 82-93, 101, 106, 115-116, 122-125, 131-134,
136-157, 162, 172-176, 186, 192, 196, 198, 206, 211, 223-224-239, 244,

544
LA MORT A L 'ŒUVRE

251, 257, 281, 288, 292, 297, 316, 334-337, 395, 446
Bruno (Jean) 105, 324, 333
Bunuel (Luis) 140, 204, 238
Bureau (Jacques) 332

Cadou (Hélène) 387, 428, 429, 430, 445, 451


Cadou (René-Guy) 387, 429
Cahun (Claude) 224, 449, 450
Caillois (Roger) 27, 196, 242, 243, 244, 251, 253-258, 267-269, 271,
273-275, 400
Cain (Julien) 403, 452
Camp (Jean) 368
Camporesi (Piéro) 41
Camus (Albert) 299, 315, 332, 338, 351, 357, 368, 369, 398, 399, 402,
412, 415-417
Camus (Michel) 256
Carné (Marcel) 348
Carpeaux (Louis) 103
Carpentier (Alejo) 144
Cassou (Jean) 299, 368, 369
Céline (Louis-Ferdinand) 163, 178, 244
Cervantes (Miguel de) 246
Chabrun (François) 332
Chancel (Paul) 332
Chapsal (Madeleine) 16, 109, 341, 454, 455, 457
Char (René) 140, 401, 448
Chardon (Suzanne) 208, 265
Chatain (Jacques) 188
Chautemps (André) 186, 191
Chavy (Jacques) 224, 253
Chenon (René) 224, 253
Chestov (Léon) 67-74, 86, 96, 103, 107, 119, 281, 282, 334
Chevalley (Jacques) 183, 271, 314
Chiappe (Jean) 125
Chirico (Giorgio de) 80
Claudel (Paul) 62
Climaque (Saint-Jean de) 41
Cluny (Odon de) 42, 45
Cocteau (Jean) 446
Collinet (Simone) 80
Constant (Antoinette) 11
Cortès (Hernan) 129
Costa (Jean) 428, 452

545
GEORGES BATAILLE,

Crastre (Victor) 78, 393


Crevel (René) 54, 84, 141, 204
Croce (Benedetto) 142, 198
Cuny (Alain) 433

Daladier (Edouard) 186, 191, 272


Dali (Salvadore) 128, 140
Dandieu (Arnaud) 183
Danielou (R.P. Jean) 339, 352
Daumal (René) 27, 124
Dausse (Docteur) 106, 172
Dautry (Jean) 195, 224, 229, 243, 250, 253, 273
Davée (Robert) 368
Delmas (Jean) 224
Delteil (Georges) 35, 46, 59, 93
Delteil (Joseph) 77, 80, 124, 137
Delteil (Marie) 45-46
Denis (Maurice) 256
Denys L’Aréopagite 280, 313, 350
Derain (André) 288
Descartes (René) 120, 339
Desnos (Robert) 80, 83, 88, 127, 136-137, 141, 143, 175
Diaghilev (Serge de) 142
Dolfuss (Engelbert) 212-214, 219
Dostoïevski (Fédor) 41, 58, 66, 68-70, 73-74, 86; 88, 239, 283, 402
Doumer (Paul) 186
Doumergue (Gaston) 186
Dotremont (Christian) 332
Drieu La Rochelle (Pierre) 271
Dubarle (Henri) 339
Dubief (Henri) 194, 223-224, 225, 226, 228, 243, 250, 253, 254
Dubuffet (Jean) 85
Duchamp (Marcel) 133, 138
Dugan (Pierre) 224, 243, 250, 251, 253, 273
Duhamel (Marcel) 87
Dumas (Georges) 103-104
Dumayet (Pierre) 332, 448
Dumézil (Georges) 399
Dunois (Amédée) 172, 176
Duras (Marguerite) 102, 154, 221, 310, 416, 447, 448
Durkheim (Emile) 185, 188, 275
Duthuit (Georges) 271, 276
Duvignaud (Jean) 433

546
LA MORT A L'ŒUVRE

Eastman (Max) 172


Eckhart (Johann, Maître) 313
Einstein (Albert) 78
Einstein (Cari) 126
Eliade (Mircéa) 399
Eluard (Paul) 77, 90, 123, 175, 224, 297, 349
Eluard (Nush) 297, 349
Emmanuel (Pierre) 433
Emmer (Claudio) 442
Enriquez (Eugène) 187
Ernst (Max) 80, 134, 452
Espézel (Pierre d') 126-128, 155

Fardoulis-Lagrange (Michel) 287, 288, 297, 321, 347, 350


Faure (Paul) 194
Fautrier (Jean) 311, 360, 452
Ferdière (Gaston) 231
Fernandel 352
Fessard (Père) 197
Feydeau (Georges) 447
Feyder (Jacques) 348
Flamand (Paul) 315
Flamel (Nicolas) 139
Florange (Charles) 107
Foerster-Nietzsche (Élisabeth) 246, 367
Foligno (Angèle de) 308, 309, 312, 313
Forêts (Louis-René des) 448
Fort (Paul) 27
Fouchet (Max-Pol) 368
Fourier (Charles) 227, 242
Fourrier (Marcel) 78, 80
Fou-Tchou-Li 103, 129, 253
Fraenkel (Bianca) 157
Fraenkel (Théodore) 73, 77, 84, 157, 230, 401
France (Anatole) 77, 78, 80, 141
Franco (Francisco) 230, 369, 370
Freud (Sigmund) 80, 143, 178, 188
Friedmann (Georges) 138

Gagnaire (Alain) 332


Galloti (Marina) 194
Gandillac (Maurice de) 339, 353

547
GEORGES BATAILLE,

Garcia-Lorca (Federico) 368, 369


Garçon (Maurice) 446
Garnett (Tay) 263
Geniat (Marcelle) 231
Gérard (Francis) 84, 137
Giacometti (Alberto) 128, 140, 452
Gide (André) 58, 61, 65-66, 337, 400
Girodias (Maurice) : voir Maurice Kahane
Glissant (Edouard) 450
Gorki (Maxime) 78, 169
Gourmont (Rémy de) 41-43, 436
Goya (Francesco) 370
Granero (Manuelo) 57, 59, 113
Grémillon (Jean) 263
Grenier (Jean) 368
Griaule (Marcel) 127
Guastalla (A.M.) 271
Guérin (Daniel) 433
Gurvitch (Georges) 198
Guterman (Norbert) 138

Haedens (Kléber) 317


Haguenauer 276
Halévy (Daniel) 280, 400
Hardy (Thomas) 78
Hartmann (Léo) 168
Hartmann (Nicolaï) 198
Hauer (Alfred) 246
Hegel (Friedrich) 142, 178, 196-199, 267, 298, 303, 372
Heidegger (Martin) 298, 402
Heine (Maurice) 224-228, 263, 282, 300
Hello (Ernest) 309, 313
Hemingway (Ernest) 85, 368, 370
Héraclite 29
Heriat (Philippe) 400
Hinz (Hanz) 442
Hitler (Adolph) 186, 193, 195, 229, 246, 272, 297, 299, 367, 376
Hollier (Denis) 39-40, 266, 267, 269, 271, 273, 432
Horkheimer (Max) 272
Hoyaux (Jean) 332
Hugnet (Georges) 231
Husserl (Edmond) 197, 298
Hyppolite (Jean) 197, 339

548
LA MORT A L'ŒUVRE

Ibsen (Henrik) 68
Iché (Laurence) 332

Jacob (Max) 85, 114


Janet (Pierre) 104
Jaspers (Karl) 197, 402
Jaurès (Jean) 168
Jeliabov 168
Jouve (Pierre-Jean) 113-114
Jünger (Ernest) 294
Jury (Paul) 276

Kaan (Pierre) 172, 176, 178, 195


Kahane (Maurice) 314, 371, 448
Kahn (Simone) 195
Kamenev (Lev) 170
Kant (Emmanuel) 70
Kessel (Joseph) 113-114
Kierkegaard (Soeren) 68, 71, 242, 283, 334, 337, 402
Kink (Famille) 97
Kisling (Moïse) 288
Klossowski (Pierre) 74, 224, 226, 242-244, 251, 252, 267, 269, 271-
273, 282, 296, 297, 315, 339, 350, 388, 440, 454
Kojève (Alexandre) 196-199, 267, 282, 283, 286, 297, 303, 306, 339,
372, 373, 386, 388, 397, 399, 401, 429, 445
Korsch (Karl) 172
Kotchoubey de Beauharnais (Diane) 299, 348-350, 353, 360, 373, 386,
399-402, 428, 444, 452
Kotchoubey de Beauharnais (Eugène) 348, 349
Kotchoubey de Beauharnais (Léon) 348
Koyré (Alexandre) 197, 314
Krafft-Ebing (Richard von) 159
Kyrou (Ado) 433

Lacan (Jacques) 196, 243, 256, 257, 347-350, 434


Lacan (Judith) 347, 350
La Croix (Jean de) 313, 334
Lagache (Daniel) 276
Lagarde (Paul de) 367
Lambrichs (Georges) 392, 402
Landrieux (Monseigneur) 30
Landsberg (Isabelle) 262

549
GEORGES BATAILLE,

Landsberg (Paul Louis) 271, 272, 314


Laporte (Marie) 209
Lapouge (Gilles) 251, 267
Laurat (Lucien) 172, 195
Lavaud (Jacques) 81-82, 134, 158
Lebel (Robert) 450
Le Bouler (Jean-Pierre) 449
Lecomte (Roger-Gilbert) 27, 124
Lefebvre (Henri) 79, 138, 433
Lefort (Claude) 401
Legendre (Pierre) 187
Leibowitz (René) 450
Leiris (Michel) 61, 68, 72-73, 77, 81-83, 85, 87-93, 97-98, 106-107,
113, 127, 128, 133-134, 143-144, 154, 157-158, 162, 172, 194-195, 200,
204, 207, 208, 210, 219, 221, 237, 238, 243, 255, 260, 263, 264, 267-
275, 282, 299, 321, 331, 332, 336, 339, 351, 352, 385, 401, 430, 433,
448-450
Lély (Gilbert) 148, 282, 286, 450
Lénine (Vladimir Ilitch) 78, 167, 169-170, 240
Léon IX (Pape) 346
Lescure (Pierre) 339
Lewitzky (Anatole) 258, 271
Leyris (Pierre) 450
L’Herbier (Marcel) 348
Lienert (Edouard) 195
Lignac (Xavier de) 315, 321
Limbour (Georges) 84-85, 127, 137-138, 142, 144, 349, 388
Lipianski (Alexandre) 314
Lounatcharski 170
Louÿs (Pierre) 114, 400
Lübeck (Mathias) 84
Luçon (Cardinal) 30
Luxembourg (Rosa) 194

Maar (Dora) 224


Madaule (Jacques) 339, 433
Magritte (René) 140, 332
Maille (Félix) 332
Maklès (Bianca), voir Bianca Fraenkel
Maklès (Sylvia), voir Sylvia Bataille
Maklès (Rose), voir Rose Masson
Maklès (Simone), voir Simone Piel
Malet (Léo) 231

550
LA MORT A L’ŒUVRE

Malraux (André) 448


Mann (Heinrich) 78
Manuel (J.V.) 332
Marc (Alexandre) : voir Lipianski Alexandre
Marcel (Gabriel) 183, 315, 333, 334, 339, 400, 402
Marjolin (Robert) 197
Marmande (Francis) 79, 88, 97, 188, 218, 221
Marschall (Georges) 375, 376
Marx (Karl) 143. 152, 167, 171, 179, 188, 218, 240
Marx (Magdeleine) 78
Mascolo (Dyonis) 433
Massine (Léonide) 238
Massignon (Louis) 339, 353
Masson (Rose) 157, 239, 301
Masson (André) (Peintre) 73, 77, 80, 82, 85-88, 93, 113, 116, 2 ,
122, 124, 135, 137-138, 147, 149, 157, 210, 219, 230, 233-244, 263,
282, 299, 301, 448, 452
Masson (André) (Bibliothécaire) 19, 38, 41, 42, 44, 61, 65, 85
Maulnier (Thierry) 317
Mauriac (François) 114
Maurin (Joachim) 172
Maurras (Charles) 77, 141, 317, 318
Mauss (Marcel) 65, 149, 181, 182, 188, 253, 271, 275, 378, 396
Maxence (Jean-Pierre) 317
Maximilien (de Bade) 348
Mayer (Hans) 271
Mazara (Pierre) 447
Mead (Margaret) 400
Mehlman (Jeffrey) 318
Merleau-Ponty (Maurice) 196-197, 339, 398, 399
Mesnil (Jacques) 172
Métraux (Alfred) 56-57, 65-66 68, 81, 83, 129, 181, 395, 399, 450
Mezentsov 168
Michael (Georges) 80
Michaux (Henri) 452
Miller (Henry) 373, 395
Millerand (Alexandre) 169
Minne (Pierre) 332

îîlSrÆ m. 24i 42626 267 294 295 332 334, 349, 351
Moré (Marcel) 260, 264, 265, 324, 338, 339, 351, 353
Morhange (Pierre) 138
Morin (Edgar) 433

551
GEORGES BATAILLE,

Morise (Max) 80, 84, 87, 107, 144, 195


Mounier (Emmanuel) 271
Mussolini (Benito) 186-187, 246

Nancy (Jean-Luc) 319


Naville (Jacques) 183
Naville (Pierre) 138, 175
Nietzsche (Friedrich) 41, 54, 58, 61-72, 86, 88, 97, 103, 104, 147, 151-
152, 198, 227, 239-247, 249, 252, 253, 278, 280, 296, 298, 312, 313,
334, 336, 340, 342, 345, 356, 366, 367, 372, 395, 402, 406, 407, 412,
448
Nizan (Paul) 138
Noailles (Charles de) 127
Noël (Bernard) 233
Noll (Marcel) 80
Nougier (Louis-René) 443

Œhler (Richard) 246


Ollivier (Albert) 315, 368, 373
Ollivier (Louis) 315, 321

Painlevé (Paul) 77
Pascal (Biaise) 68, 70, 71, 103, 283, 302, 313, 334, 336, 339
Pascal (Pierre) 172
Patin (Marc) 332
Patri (Aimé) 172, 220
Paulhan (Jean) 271, 339, 400, 446
Pauvert (Jean-Jacques) 101, 386, 388, 400, 446, 447
Peignot (Charles) 204, 206, 265
Peignot (Colette dite Laure) 107, 173, 174, 177, 200-212, 221, 231,
249, 252, 255, 257, 259-263, 264, 265, 274-277, 287, 288, 293, 300,
316, 431
Peignot (Gustave) 208
Peignot (Jérôme) 206, 221
Pelorson (Georges) 265, 314, 315
Peret (Benjamin) 80, 85, 87, 116, 175, 224, 227
Perovskaia (Sofia) 168
Pétain (Philippe) 315
Perroux (François) 385, 399
Petitot (Romain dit François Bruel) 315, 321
Petrement (Simone) 176, 219, 220
Pia (Pascal) 113, 116, 450

552
LA MORT A L'ŒUVRE

Picabia (Francis) 138


Picasso (Pablo) 80, 128, 204, 239, 369, 401, 452
Pie XI (Pape) 114
Piel (Simone) 157
Piel (Jean) 64, 93, 116, 154, 156, 157, 172, 183, 195, 219, 225, 296,
299, 350, 351, 374, 385, 387, 394, 399, 401, 402, 436, 445
Pilniak (Boris) 204, 205
Pimpaneau (Jacques) 452
Platon 73, 119
Politzer (Georges) 138
Pons (Jeanne-Marie) 11-12
Pons (Anne-Marie) 12
Poujet (André) 332
Prévert (Jacques) 87, 141, 144, 288
Prévert (Pierre) 288
Prévost (Pierre) 183, 270-272, 299, 314, 315, 321, 368, 374, 401
Proust (Marcel) 58, 62, 337, 412

Queneau (Raymond) 87, 107, 109, 124, 144, 157, 172, 175, 178, 195,
196, 282, 296, 321, 352, 400, 405, 441
Quero-Morales (Juan) 368

Rachilde 113
Rabourdin (Dominique) 449
Ramakrishna 350
Rainord (Manuel) 388
Ray (Man) 80, 115, 450
Razianov (D.B.) 171
Reich (Wilhem) 188, 432
Reinach (Julien) 276
Renaudière (Jean) 332
Renoir (Jean) 348
Reventlov 246
Reverdy (Pierre) 80
Rey (Henry-François) 352, 353, 385
Rheims (Maurice) 452
Ribemont-Dessaignes (Georges) 138, 141, 142, 144
Ribière (Louise) 11-12
Ribière (Jean) 11
Rigaud (Jacques) 141, 142
Ristic (Marko) 136
Rivière (Georges-Henri) 126; 127, 143

553
GEORGES BATAILLE,

Rivière (Marcel) 173


Rolland (Romain) 80, 350
Rollin (Jean) 242
Rollin (Jean) 287, 301, 347, 350
Rollin Le Gentil (Denise) 287-289, 299, 300, 321, 324, 347, 349, 350
Roosevelt (Franklin D.) 374
Romains (Jules) 113, 114, 400
Rosenberg (Alfred) 246, 247
Roudinesco (Elisabeth) 107, 108, 157, 348
Rougemont (Denis de) 271
Rousset (David) 299, 363, 398
Roux (Gaston-Louis) 128
Roy (Claude) 167, 433
Rybac (Boris) 332

Sade (D.A.F.) 145-149, 151, 155, 216, 222, 224, 227, 239, 242, 263,
264, 282, 283, 297, 335, 373, 412, 434, 437, 446
Sadoul (Georges) 137, 244
Salacrou (Armand) 85
Sartre (Jean-Paul) 101, 150, 153, 196, 236, 294, 295, 297, 299, 315,
332, 335, 336-351, 366, 398, 399, 402, 412, 415, 416
Sasso (Robert) 305
Schaeffer (Pierre) 315
Scheffner (Denise) 276
Schrenck-Notzing 148
Schulmann (Fernande) 65-66, 386
Schuwer (Camille) 276
Sède (Gérard de) 332
Serge (Victor) 195
Shaw (Bernard) 78
Silva (Vieira da) 452
Simonpoli (Jean) 332
Socrate 323
Soljénitsyne (Alexandre) 169, 171
Soudeille (Jean) 172
Soupault (Philippe) 77, 80, 123-124, 137
Soupault (Ralph) 317
Soustelle (Jacques) 194
Souvarine (Boris) 78-80, 147, 153, 167-174, 176-180, 183, 188, 189
195, 200-205, 209, 210, 212, 229, 230, 297, 298, 332, 335, 371
Spinoza (Baruch) 337
Staline (Joseph) 167, 170, 171, 179, 180, 197, 246, 374, 376, 395
Stavisky (Alexandre) 191

554
LA MORT A L'ŒUVRE

Stein (Gertrude) 85
Supervielle (Jules) 400

Taittinger (Pierre) 191


Tanguy (Yves) 87, 452
Tchékhov (Anton) 68
Tertullien 71, 73
Thévenin (Paule) 450
Thirion (André) 87, 88, 115, 122-125, 137, 140, 143, 162, 178, 192-
193, 233, 316
Tolstoï (Léon) 86
Tournadre (Anne) 24, 34
Tournadre (Antoine) 12-13
Tournadre (Antoinette) 12
Tournadre (Antoinette-Aglaé) 13
Tournadre (Marie-Antoinette) 13, 159
Trautner (Édouard) 203, 205-206
Troppmann 97
Trotski (Léon) 78, 80, 167-172
Truman (Harry) 374
Tuai (Roland) 85, 87, 194
Tzara (Tristan) 175

Unamuno (Miguel de) 402

Vaché (Jacques) 141-142


Vaillant-Couturier (Paul) 78-79
Vaillant (Roger) 125
Valdès-Leal (Juan de) 112
Valentine (C.W.) 270
Van Gogh (Vincent) 134-135
Vilar (Jean) 433
Vitrac (Roger) 80, 124, 127, 137, 138, 142, 144
Vivekananda 350
Vuarnet (Jean-Noël) 313

Wahl (Jean) 197, 242, 271, 433


Wagner (Richard) 367
Waldberg (Isabelle) 252, 256, 257, 278
Waldberg (Patrick) 253, 256, 278, 332, 450, 452
Weber (Max) 399
Weil (Docteur) 210

555
GEORGES BATAILLE,

Weil (Éric) 197, 373


Weil (Simone) 148, 153, 175-180, 193-194, 196, 200, 202, 204, 207,
211, 219-221, 230, 280, 335, 361, 415
Wildenstein (Georges) 126-127
Wolf (Étienne) 400

Zinoviev (Alexandre) 170


Zola (Émile) 168-169
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS. 7
AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA MORT. 11
« INTER FAECES ET URINAM NAXIMUM ». 15
« LES CHOSES QUI SONT LÀ, LA FOUDRE LES CONDUIT
TOUTES ». 29
« CERTES ELLE S'ÉTEND COMME UN CADAVRE ». 38
A L'ÉCOLE DES CORPS. 41
LE FRONT DUR ET LES YEUX DROITS. 45
L'AGITATION ET LE RETIREMENT . 48
LE FOND DES MONDES. 50
LA EMOCION. 52
LE JOYEUX CYNIQUE. 65
«TRISTI EST ANIMA MEA USQUE AD MORTEM ». 67

II

« LE TAPIR MAURRAS ET MOSCOU LA GÂTEUSE ». 77


CHAMP MAGNÉTIQUE... 81
«L'ABÎME MORTUAIRE DE LA DÉBAUCHE». 93
LE PHILOSOPHE ET LE DÉBAUCHÉ 96
«J’ÉCRIS POUR EFFACER MON NOM». 99
103
LE SUPPLICE DES CENT MORCEAUX.
106
LE CURÉ DE TORCY.
110
« TRIUNFO DE LA MUERTE ».
118
L’ŒIL A L’ŒUVRE.
122
«LES EMMERDEURS IDÉALISTES».
126
LE COUP DE PIED DE L’ÂNE...
«LE PHILOSOPHE EXCRÉMENT». 136
141
«LE LION CHÂTRÉ».;.
«LES SECRETES MIGNARDISES DU SURREALISME». 145
150
L’ANGE ET LA BÊTE I
153
«L’HOMME EST CE QUI LUI MANQUE».

III
167
« LE PREMIER DÉSAVEUGLÉ ».
175
LE CERCLE COMMUNISTE DÉMOCRATIQUE

557
GEORGES BATAILLE,

L’ÉTAT : DÉCHIREMENT ET MALHEUR. 179


«UN MONDE DE VIEILLARDS AUX DENTS QUI TOMBENT ET
D’APPARENCES». 184
«D’UNE SEULE FOIS COMME UN BŒUF A L'ABATTOIR ». 191
L’HISTOIRE ET SES FINS LA FIN DE L’HISTOIRE. 196
«LA SAINTE DE L’ABÎME». 200
LA FOUDRE ET LES PRÉSAGES... 210
CIEL : TÊTE-BÊCHE. 214
«L’OFFENSIVE RÉVOLUTIONNAIRE OU LA MORT». 223
L’ANGE ET LA BÊTE II. 232
DE CONTRE-ATTAQUE A ACÉPHALE: ANDRÉ MASSON. 237
«TOUT EXIGE EN NOUS QUE LA MORT NOUS RAVAGE ». 241
«CORRIDA FLEURIE». 259
SOCIOLOGIE SACRÉE. 266
« VIVAN LE FEMINE, VIVA IL BUON VINO, GLORIA E SOSTEGNO
D’UMANITA ». 277

IV

LA CHANCE. 287
« JE SUIS MOI-MÊME LA GUERRE ». 290
«J’AIME L’IGNORANCE TOUCHANT L'AVENIR». 296
LES EXCRÉTIONS DE LA GUERRE : EXODE-ÉVACUATION. 300
«NOBODADDY». 303
EDWARDA : LES DIVINES GUENILLES. 308
«JE ME NOMME L’ABOMINATION DE DIEU». 312
LA COMMUNAUTÉ DES AMIS. 314
DE LA COMMUNAUTÉ DE L’IMPOSSIBLE À L'IMPOSSIBLE
COMMUNAUTÉ. 321
L’ANNONCE FAITE A MARIE. 324
«L’ÉCOEURANTE SENTIMENTALITÉ POÉTIQUE». 329
LA « MARIE COUCHE-TOI-LÀ » DE LA PHILOSOPHIE. 332
«IL FAUT LE SYSTÈME ET IL FAUT L’EXCÈS». 340
LE CATÉCHISME DE LA CHANCE . 346

« UN POSSIBLE DE PUANTEUR ET D’IRRÉMÉDIABLE FURIE » ... . 361


«LE DERNIER RÉDUIT FASCISTE». 366
«POLITIQUE» BATAILLIENNE. 371
LA MALÉDICTION DE L’HISTOIRE. 378
L’EMPIRE DU DOUBLE. 385
DE VÉZELAY À CARPENTRAS . 394
ININTERRUPTION INTERROMPUE. 404
LE MAL. 409
L’HOMME SOUVERAIN. 418
LE CATÉCHISME DES « SAINTES ». 422
LA SERVITUDE DE L’UTILE. 428

558
LA MORT A L’ŒUVRE

LE CORPS MAUDIT. 432


FELIX CULPA. 437
L'HISTOIRE UNIVERSELLE. 441
«MOURIR DE RIRE ET RIRE DE MOURIR». 444
A LA FIN ÉTAIT L’INACHÈVEMENT. 454
CHRONOLOGIES. 459
BIBLIOGRAPHIE. 531
INDEX. 543
• ;■
REMERCIEMENTS

Plusieurs personnes ont permis que ce livre existe. Je


tiens à les en remercier.
Tout particulièrement Madame Diane Bataille dont la
générosité et la confiance m’ont été précieuses.
Et Madame Laurence Bataille.

Eric Adda
Valérie Boisgel
Sophie Degrémont.
Doivent être également remerciés pour leurs témoi¬
gnages, leurs contributions ou leurs conseils Julien Basch,
Julie Bataille, Michel Bataille, Francis Bacon, Pierre
Bourgeade, Claude Bourguignon, Catherine Brasier, Hélène
Cadou, Madeleine Chapsal, Juliette Colin, Marguerite
Duras, Michel Fardoulis-Lagrange, Leonor Fini, Marina
Galloti, Sergio Iglesias, Michel Leiris, Jérôme Lindon,
J. M. Lo Duca, Francis Marmande, André Masson, Jérôme
Nicolas, Jean-Jacques Pauvert, Jean Piel, Pierre Prévost,
Jean Rollin, Marie-France Tilmont, Isabelle Waldberg.

Amicaux remerciements à Francis Marmande pour


son autorisation de donner pour titre à ce livre, La mott
à l’œuvre, celui d’un chapitre de l’un des siens Georges
Bataille politique.
CRÉDIT PHOTOGRAPHIQUE

La plupart des photographies sont de José Sitbon à


l’exception de :

Diane Bataille 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 19, 20, 32, 44, 51,


52, 53, 58, 62, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 72, 73
Brassaï 13, 14
Edimedia 31, 33, 60, 77
Jesse. A. Fernandez 23
Maria Teresa Natale 35, 36
Man Ray 38
Roger Viollet 11, 30
Tous droits réservés. Les sources de certains documents
n’ayant pu être identifiées, nous prions leurs auteurs de
bien vouloir nous en excuser.
Achevé d’imprimer
en avril 1987
sur les presses de
l’Imprimerie Durand
28600 Luisant
pour les Éditions Garamont
Librairie Séguier
à Paris.
N° d’édition: 123
N° d’impression : 5776
Dépôt légal: avril 1987
Printed in France
DATE DUE

w U L î~2 1996'

Mh •TJ 1996
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MAi <
199?,
-SEP 1 . JW
PQ 2603 .A695 Z88 1987 ninini
Surya, Michel. 010101 000
Georges Bataille, la mort a l'

0 63 0028609
TRENT UNIVERSITY

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