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Jean Poncet

Le mythe de la « catastrophe» hilalienne [H. R. Idris, La


Berbérie orientale sous les Zîrides, Xe-XIIIe siècles.]
In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 22e année, N. 5, 1967. pp. 1099-1120.

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Poncet Jean. Le mythe de la « catastrophe» hilalienne [H. R. Idris, La Berbérie orientale sous les Zîrides, Xe-XIIIe siècles.]. In:
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 22e année, N. 5, 1967. pp. 1099-1120.

doi : 10.3406/ahess.1967.421605

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1967_num_22_5_421605
LE MYTHE DE LA

« CATASTROPHE » HILALIENNE

LA thèse consacrée, voilà plusieurs années, par H. R. Idris à la


Berbérie orientale sous les Zîrides x constitue un apport d'une très
grande importance à la connaissance de cette période troublée au cours
de laquelle l'histoire nord-africaine aurait changé de sens sous l'i
nfluence d'une véritable catastrophe. Toutefois, l'auteur de ce travail
a cru devoir y reprendre largement les fameuses accusations portées
par Ibn Khaldoun ou par Tidjani, au xive siècle, contre les tribus
bédouines lancées sur l'Ifriqiya zîride par le calife du Caire, trois siècles
auparavant. C'est sur ce point que portera notre critique.
« La fin du régime d'Al Muizz ben Badis (442-454 H /1050-1062)
— ■ écrit notre auteur — est assombrie par une catastrophe politique
et économique sans précédent : l'invasion hilalienne. Sur le conseil
machiavélique de son vizir, le Fâtimide livre l'Ifriqiya à une horde
d'Arabes nomades qui l'embarrassaient. En quelques années, la débâcle
du vassal parjure est consommée... » (Chap. IV, t. I : « La catastrophe »,
p. 206.)
Cette conception catastrophique de l'histoire est encore reprise en
conclusion :
« L'invasion hilalienne marque sans conteste le début d'une ère
nouvelle. On ne saurait trop insister, à propos de cette catastrophe
exceptionnelle, sur l'importance de l'emploi des adverbes « avant » et
« après ». » (T. II, Conclusions, p. 828.)
Contrairement à tous les conflits et à toutes les destructions qui ont
pu la précéder, écrit encore Idris, « l'invasion des nomades hilaliens,
massive et beaucoup moins anarchique qu'on ne l'a cru, se rend maît
resse des plaines et de nombreuses cités, anéanties ou réduites à une
existence précaire, refoule les sédentaires berbéro-arabes et les nomades
transhumants berbères, qui se réfugient en foule, ces derniers de pré-

1. H. R. Idris, La Berbérie orientale sous les Zîrides, Xe-XIIIe siècles, 2 vol. ;


chez Adrien Maisonneuve, 1962. Thèse de doctorat.

1099
Annales (22e année, septembre-octobre 1967, n° 5) il
ANNALES

férence dans les montagnes, et les autres dans les centres capables de
résister à l'envahisseur... » (p. 829).

On le voit : ces quelques lignes résument la thèse qui a fleuri depuis


E. F. Gautier en particulier, et sur la foi d'un examen absolument
dépourvu de sens critique des écrits d'Ibn Khaldoun ou de Tidjani. Le
grand chroniqueur tunisien qui écrivait pour ses maîtres et son public
de lettrés musulmans nord- africains, princes, aristocrates, grands
bourgeois citadins de Bougie, de Tlemcen, de Tunis... a parlé avec la
vigueur que l'on sait de ces hordes « arabes » déferlant comme « une
nuée de sauterelles » sur les villes et les riches campagnes ifriqiyennes,
coupant les arbres pour en faire des piquets de tente et lâchant leurs
troupeaux au milieu des terres cultivées... Sans entreprendre ici
on ne sait quelle « réhabilitation » des nomades hilaliens, ni vouloir
réfuter un « témoignage » portant sur des événements qui se sont déroul
és tout de même trois siècles auparavant — trois siècles pendant le
squels il s'est passé beaucoup de choses — mais qui n'en est pas moins
révélateur pour le temps même et pour le milieu où a vécu Ibn
Khaldoun, bornons-nous à dire que l'on ne construit pas une connais
sancescientifique de l'histoire à partir de telles bases. En dehors des
sentiments personnels qui pouvaient animer Ibn Khaldoun, grand
esprit du xive siècle, mais vivant et agissant dans un milieu et dans
des conditions historiques déterminés, y jouant un rôle personnel qui
fait irrésistiblement songer, mutatis mutandis, à celui d'un Com-
mynes musulman, il convient de considérer l'écart qui sépare ce témoin
des faits qu'il prétend rapporter et expliquer. Et de noter que, quels
que soient les effets à plus ou moins long terme de l'apparition des
Hilaliens dans l'Ifriqiya zîride au milieu du xie siècle, aucun contem
porain ne leur a attribué la même importance. Les voyageurs comme
les chroniqueurs de la fin du xie siècle ne confirment nullement un
pareil tableau. Il y a longtemps d'ailleurs que Georges Marçais ou
Charles-André Julien l'ont souligné, et Emile-Félix Gautier lui-même
s'est gardé d'une telle erreur, lui qui parle des Hilaliens comme d'un
« levain dans une pâte », d'un apport nouveau de forces nomades ran
imant et retrouvant de vieilles tendances, de profondes affinités eth
niques ou éthiques. Sans adopter ces vues, quelque peu racistes sur les
bords, nos meilleurs historiens africains ont cru pouvoir parler de
« poussée lente », de marée nomade élargissant graduellement ses ondes,
bref d'une évolution pour laquelle l'arrivée des Hilaliens ne consti
tuerait en somme qu'un « terminus a quo »... Ce qui permet de corriger
en partie, mais en partie seulement, la vision catastrophique de
H. R. Idris, d'autant plus surprenante qu'elle est formellement et cent
fois contredite par l'impressionnante masse de documents que ce cher
cheur a rassemblés.

1100
CATASTROPHE HILALIENNE

Aux origines du problème.

La rupture de l'émir ifriqiyen avec le califat fâtimide et la dynastie


des Benoû Obaydides ne fait que consacrer un état de choses graduel
lement créé depuis le départ pour l'Egypte du nouveau calife, abandon
nant le Maghreb à ses anciens lieutenants. Ce départ lui-même (en
971/72), tout en faisant ressortir la puissance du califat et la force
d'expansion de ce Maghreb ifriqiyen difficilement unifié entre les
mains du Fâtimide, préparait de loin la scission du xie siècle. Avec le
calife quittaient l'Ifriqiya ses meilleurs partisans, les fidèles troupes
Kotoma (Kabyles), gardes et officiers, de nombreux cadres administ
ratifsde valeur, la force navale qui, avec l'inexpugnable forteresse
maritime édifiée à Mahdia, avait assuré aux Fâtimides la domination
de la mer, d'immenses trésors enfin accumulés par la conquête et le
gouvernement du Maghreb 1. Énorme ponction, dont les conséquences
économiques et politiques n'ont guère été soulignées, mais qui ne pou
vait réjouir les classes commerçantes, les citadins et les bourgeois de
l'Ifriqiya, bien placés pour mesurer ainsi ce que pouvait leur coûter
cette réduction de tout leur pays au rang d'une province dépendante,
alors qu'ils avaient été les premiers créateurs d'une telle puissance.
De surcroît, le calife a laissé les impôts et la finance de Kairouan et
de l'Ifriqiya dans la main d'un vice-roi, ancien prince aghlabide ambi
tieux et orgueilleux, qui, tout en se gardant bien de s'opposer immé
diatement et ouvertement aux redoutables émirs sanhadgiens, hommes
de guerre aux procédés fort expéditifs, s'enrichit à force d'exactions, se
fait cordialement haïr et avec lui toute l'aristocratie des hauts fonc
tionnaires chiites-obaydites, caste privilégiée et prébendière, devenue
de plus en plus étrangère et odieuse aux yeux des Ifriqiyens.
Le second Zîride doit faire face, comme son père, à la montée des
nouvelles puissances politiques au Maghreb central et occidental. Il
doit reprendre la vieille lutte des Ifriqiyens contre les Rostémides de
Tiaret, les hérétiques du Sud, les montagnards de l'Atlas et du Rif, les
semi-nomades du Maghreb occidental et du Maghreb extrême, les princes
vassaux des Omeyyades. De plus en plus, il s'identifie aux dynastes
aghlabides puis fâtimides, reprenant à son compte la même politique
de domination et de maîtrise des grands trafics caravaniers, des mar
chés provinciaux, éliminant par la force concurrents et rebelles, impo
sant (au maximum de communautés villageoises ou tribales, de cités

1. Indépendamment de centaines de navires, sans doute, 2 000 chameaux durent


être rassemblés pour le transport des seuls trésors califiens. Ibn el Abhir explique
d'autre part comment fut alors fondue la masse de monnaie en or obtenue par le Calife ;
on en fit des meules de métal précieux qui, suspendues deux à deux, formaient la
charge d'un chameau.

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ANNALES

de seigneuries et de notabilités locales) sa suzeraineté sous forme de


tributs, cadeaux, redevances, périodiques ou occasionnels.
Ce double processus est conforme aux tendances les plus tradi
tionnelles de l'économie et de la société ifriqiyennes, aux intérêts de
la bourgeoisie commerçante ou artisanale, des populations citadines
et villageoises, d'une part et, d'autre part, aux exigences mêmes de cet
ordre aristocratique et semi-féodal, qui a rendu possible le développe
ment des productions différenciées et de grandes activités urbaines
en fonction de l'ampleur des trafics et des ressources centralisées d'un
vaste empire. Or il atteint son point culminant d'autant plus vite que
grandissent les pressions extérieures, la rivalité des Omeyyades et des
Fâtimides notamment, que s'affirment les tensions intérieures et sur
tout la résistance des populations périphériques. Celles-ci évoluent
en effet, les unes après les autres, vers un degré semblable d'orga
nisation politique et sociale, à la faveur même des progrès réalisés par
l'économie, de la mise en valeur de nouvelles régions, de l'ouverture
de marchés, de réseaux caravaniers, de l'urbanisation du Centre et du
Sud maghrébins, puis de l'Ouest proprement dit.
En ce qui concerne PIfriqiya zîride, le moment-charnière paraît
atteint dès la fin du règne du troisième émir, le Zîride Bâdis (996-1016) ;
c'est l'époque avant laquelle se situe en réalité cet apogée de l'émirat
et de la dynastie qu'on a eu bien tort de localiser à la veille de l'arrivée
des Hilaliens.

Les difficultés de la dynastie kairouanaise.

C'est avec Al Mansour et Bâdis que les émirs zîrides peuvent être
considérés comme remplissant le mieux ce qu'on pourrait appeler leur
mission ifriqiyenne. Ils ont alors anéanti toute opposition intérieure ;
ils rassemblent entre leurs mains, dans leur capitale résidentielle de
Sabra-Mansouriya, de puissants moyens économiques, financiers, mili
taires, politiques ; ils s'efforcent de dresser entre la riche Ifriqiya clas
sique et la menace Omeyyade-Maghraoua-Zenata, à l'Ouest, la bar
rière d'une marche militaire en voie d'urbanisation qui sera confiée à
leur dangereux oncle Hammâd.
Et pourtant, cette politique même reflète la double contradiction
dont périra en fait l'empire kairouanais : les charges de plus en plus
lourdes imposées à une économie stagnante par l'entretien des princes
et des forces armées qui sont censées en assurer l'expansion et la conti
nuité ; la concession de grands fiefs à des vassaux ambitieux : en ce
qui regarde Hammâd, Tiaret-Achîr, dès 997, puis Msila et le Maghreb
central et toutes les provinces occidentales « libérées » des Omeyyades
et des Zenata-Maghraoua, en 1005.
L'édification du seul palais d'Al Mansour à Sabra (en 985-86)

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CATASTROPHE HILALIENNE

aurait coûté 800 000 dinars d'or ; chaque année, le « cadeau » envoyé
au calife fâtimide sur les recettes kairouanaises aurait représenté l'équi
valent d'un million de dinars.
Sans doute paraît-il avoir été mis un terme, d'ordre même du Caire,
aux exactions des maîtres des finances, de ce « vice-roi » laissé à la tête
du fisc et de l'administration par le calife. Ces exactions allaient jus
qu'à frapper de contributions supplémentaires énormes la totalité des
notables et des commerçants — à la seule exception des juristes, des
dévots, des lettrés, dont on redoutait l'influence, et des gens du sultan,
c'est-à-dire en somme des hauts fonctionnaires fâtimides. En 977,
400 000 dinars d'or auraient été ainsi tirés des seuls Kairouanais, et
la taxation s'étendit à toutes les provinces. En 983, de même, une taxa
tion d'office fut imposée aux contribuables pour permettre au vice-roi
de Kairouan de s'acheter des milliers de gardes-esclaves soudanais et
de les installer à Mansouriya. A la suite de ces derniers abus le calife
intervint pour les faire cesser.
L'émir Bâdis est encore un grand souverain : il se voit attribuer par
le calife du Caire le gouvernement de Barca et de ses dépendances
(Cyrénaïque) menacées déjà par la poussée des tribus du désert. Pourt
ant, et même si, seul ou de concert avec Hammâd, il parvient à refoul
er pendant un certain temps les entreprises des peuples occidentaux
ou méridionaux, ce n'en est pas moins lui qui, à partir de 1005-1010,
doit renoncer, en fait, à la défense de toutes les provinces excentriques.
Il les concède en fief soit à Hammâd, soit à des seigneuries militaires
plus ou moins indépendantes : seigneuries zenata de Tripoli, à partir
de 1010, puis concession des « cités de l'eau » (oasis) du Nefzaoua, du
Djerid, du Zab... Bâdis semble, dès cette époque, pratiquer une poli
tique non plus de puissance assurée sur ses bases, mais de division et
de bascule entre ses principaux adversaires ; il vise à empêcher que ne
se produise cette conjonction des périls intérieurs et extérieurs qui,
un demi-siècle plus tard, entraînera l'effondrement de l'état kairouan
ais. Dans l'immédiat, le plus grand danger, c'est la naissance au
Maghreb Central d'un véritable État centralisé, militaire, urbanisé,
indépendant, appuyé sur les populations berbères qui avaient servi
l'expansion zîride, celui de la branche rivale des Zîrides-Hammâdides,
qui entre 1007-08 (fondation de la Qala) et 1014-15 (massacre des
Chiites et rejet de l'obédience fâtimide) se révèlent prêts à reprendre
pour leur compte la direction d'un second empire berbère oriental.
La réaction des Zîrides kairouanais est révélatrice : ils mobilisent
leurs forces militaires pour abattre Hammâd et, dans le même temps,
obligent marchands et artisans kairouanais à fermer boutiques, souks
et fondouks et à venir s'installer dans l'enceinte de Mansouriya, place
forte muraillée dont les issues et les avenues sont aisément contrôlables
par les troupes de l'émir. Cette mesure, écrit H. R. Idris, fut « la pre-

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ANNALES

mière cause de la ruine de la citadelle du sunnisme»; elle était dictée


par la crainte d'un soulèvement bourgeois et populaire qui mûrissait
à cette date à travers toute l'Ifriqiya et avait déjà éclaté à Béja dès que
la Zîride Hammâd s'était déclaré l'ennemi des Fâtimides et rallié habi
lement au sunnisme.

Première crise (1016-1020)

Mais Bâdis meurt le 9 mai 1016, âgé de trente-trois ans, assez curieu
sement, en pleine nuit, sous sa tente, devant La Qala qu'il assiège
depuis six mois et qui va tomber entre ses mains d'un moment à l'autre.
Cette mort, suivie de l'avènement d'un enfant de huit ans, qui sera le
dernier Zîride kairouanais, son fils Al Moizz, ouvre une période semi-
révolutionnaire. Les historiens et H. R. Idris lui-même ne paraissent
pas en avoir saisi toute la signification. Ils n'ont vu que le côté rel
igieux de cette Saint-Barthélémy des Chiites, de l'inexpiable massacre
d'une aristocratie détestée liée aux « Orientaux », de cette revanche
prise par les bourgeois et les citadins pressurés contre les très riches,
les notables, les hauts fonctionnaires, profiteurs du fisc et de l'adminis
tration(héritée des Fâtimides), contre ces castes privilégiées, prolifé
rantà l'abri du sabre sanhadgien d'autant plus impunément qu'elles
n'endossent ni la responsabilité, ni les frais, ni les périls des campagnes
militaires ou répressives menées par l'émir.
Ici, les faits parlent d'eux-mêmes. C'est une effroyable tuerie sociale,
un massacre, un pillage systématique des quartiers riches : magasins
et boutiques sont saccagés ou brûlés avec leurs propriétaires, ceux-ci
par familles entières. L'asile des mosquées n'est pas respecté, ce qui
donne la mesure du caractère « religieux » du mouvement ; à Mahdia,
les Chiites réfugiés dans la mosquée- cathédrale y sont exterminés.
Révélateurs également, le pillage d'Al Mansouriya, le massacre de mil
liers de Chiites dans les palais princiers eux-mêmes, sans le moindre
respect de la « protection » accordée par le jeune émir aux victimes.
Massacres et pillages se généralisent dans l'Ifriqiya entière : on les signale
en 1015-16 à Tripoli, à Tunis, à Mahdia comme à Kairouan. L'année
suivante, comme des Chiites ont tué un des juristes malékites qui avaient
appelé à cette extermination, le peuple de Kairouan en prend prétexte
pour se jeter sur Sabra-Mansouriya : la cité princière est entièrement
pillée, les biens des marchands, détruits ou emportés... On parle de
20 000 Chiites massacrés en Ifriqiya et ce n'est qu'après le sac syst
ématique de Mansouriya, réponse manifeste à la politique pratiquée par
Al Mansour et Bâdis, que les choses paraissent se calmer. Mais en est-il
vraiment ainsi ? H. R. Idris note l'état troublé des campagnes — famine
et brigandages — . En 1019 encore, les routes du Sahel sont si peu sûres
qu'un groupe de voyageurs « chiites » (200 personnes, avec femmes et

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CATASTROPHE HILALJENNE

enfants) est assailli et massacré par la population paysanne des envi-


rins de Mahdia.
Alors quel sera le rôle de Pémir-enfant zîride ? Ou plutôt celui de
son entourage, et surtout de la prestigieuse régente, la « Saïda » Umm
Mallal, sœur de Bâdis, déjà la conseillère écoutée de celui-ci, véritable
mère-adoptive d'Al Moizz, et qui dirigea en fait longtemps ce dernier ?
D'extraordinaires funérailles lui seront faites en 1023, « telles qu'on
n'avait jamais rien vu de pareil ni pour un roi, ni pour un sujet ». S'il
est vrai qu'une exclamation du jeune émir ait donné le signal du mas
sacre des Chiites à Kairouan, comme H. R. Idris en suggère la possibilité,
on imagine assez bien une manœuvre politique visant à rallier à la
dynastie et au jeune Al Moizz la bourgeoisie et le peuple ifriqiyens,
mais le courant ainsi déchaîné déborda vite ceux qui avaient espéré
s'en servir, et l'émirat fut contraint de louvoyer entre le mécontente
ment du calife fâtimide et les dangers d'une répression impopulaire des
excès sunnites. Cette répression n'en parut pas moins, assez vite, néces
saire aux tenants du pouvoir. Important moment, à n'en pas douter,
dans cette évolution de l'Ifriqiya et de l'émirat zîride vers une situa
tion qui, de plus en plus, se dégrade, qui est fort loin, répétons-le, de
justifier la croyance à un quelconque « apogée » de la civilisation kai-
rouanaise à la veille de l'arrivée des Hilaliens.

Les difficultés grandissent, à l'extérieur...

A l'intérieur comme à l'extérieur, les possibilités de manœuvre et


la puissance même des maîtres de l'état kairouanais ne cessent de décli
ner. La paix rétablie entre Zîrides et Hammâdides après un nouvel
écrasement de l'armée de Hammâd par le jound zîride encore intact
(1020) et solidement tenu en mains, n'empêche pas la rivalité croissante
des deux États, qui s'affrontent à nouveau en 1040-43. Et surtout, le
souverain de Kairouan se montre de plus en plus incapable de refréner
ambitions et rébellions des populations méridionales, semi-nomades,
et hérétiques, cela va de soi, puisqu'il s'agit de ces populations qui, de
toute antiquité, ont maintenu leur indépendance dans des régions dif
ficilement accessibles — montagnes, déserts, oasis — et ont développé
leurs activités et leur fortune autour des caravanes et des trafics indus
trieux des ports du désert : tribus chamelières, communautés ibadites-
kharidjites des confins sahariens... Cet axe djéridien, avec ses antennes
sahariennes d'une part, maghrébines d'autre part tend de plus en plus
à rejeter le contrôle kairouanais ; la prospérité même des trafics méri
dionaux permet la formation ou le renforcement des principautés
nomades ou des communautés dissidentes.
Le fait majeur qui reflète cette évolution et que notre auteur ne
souligne pas plus que les autres historiens, obnubilés qu'ils sont par la

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ANNALES

description des fastes nuptiaux ou funéraires du dernier émir kairoua-


nais, c'est que celui-ci, pendant les vingt-trente années qui précèdent
la ruine et l'abandon de son ancienne capitale, en soit réduit à guerroyer
péniblement, en Ifriqiya même, contre la rébellion renaissante des cités
et des vassaux méridionaux : ceux du Hodna, du Djérid-Nefzaoua,
de Tripoli, de Djerba... Tous échappent graduellement à son autor
ité. Un raid lancé avec succès jusque dans le Zab est salué comme un
triomphe, en 1037-38... Le massacre de la population ibâdite d'une
forteresse sise au Kastiliya (Dardgin), vers 1042, une expédition vic
torieuse dans le Sud Constantinois (Aurès), en 1047, n'empêchent pas
la Tripolitaine, Djerba, le Nefoussa et le Hodna et probablement aussi
le Nefzaoua, si ce n'est le Kastiliya méridional, d'échapper à peu près
complètement au souverain de Kairouan.
Amputé en fait des provinces hammâdides, des régions djéridiennes,
l'État de Kairouan s'épuise en vains efforts pour reconstituer une puis
sance maritime et sicilienne ; il ne récolte là, en fin de compte et malgré
de vifs sursauts, que désastres et rébellions, exploités par les Normands
nouveau-venus. La Sicile est en réalité perdue avant que ne paraissent
les Hilaliens ; les catastrophes navales qui engloutissent de grandes
escadres ifriqiyennes vers Pantellaria (1026 et 1051 ou 1061), chargées
des derniers espoirs de reconquête, peuvent difficilement être passées
sous silence. Elles ne sont pas sans lien non plus avec la décadence de
l'autorité kairouanaise ; soulignons l'impopularité des méthodes de
recrutement de la troupe embarquée (par la « presse »), le peu de valeur
et de zèle des équipages ainsi réunis, les scènes de pillage et de mutin
erie, les débandades, le manque d'union dans le camp musulman, en
Sicile.
Une puissance très diminuée donc, et sur tous les plans. L'évocation
des richesses gaspillées en bijoux, en fêtes, en cadeaux somptuaires, à
l'occasion des naissances, des funérailles, des mariages princiers, sur
laquelle se sont étendus la plupart des historiens de l'époque zîride,
doit cesser de remplacer un examen sérieux et approfondi des faits. On
comprend mal que R. H. Idris écrive par exemple : « de 407 à 442 /H
(1016-1051) l'Ifriqiya zîride atteint l'apogée d'une splendeur qu'on
pourrait croire séculaire » (p. 127). Acceptons que le règne, dans les dix
premières années, ait encore eu ses grandes heures. Mais les grands
travaux réellement utiles sont abandonnés : ni bassins, ni citernes, ni
mosquées, ni souks, ni grands fondouks... Il faudra l'insécurité et les
troubles consécutifs à la débandade de Hayderan pour que le « roi de
Kairouan » ou les populations citadines élèvent à nouveau ouvrages
défensifs et remparts en Ifriqiya même, comme à Kairouan, à Zaouila,
à Sousse, à Tunis...
Les largesses princières paraissent commandées par le souci de
s'attacher des vassaux, d'éblouir les citadins, de se créer une clientèle

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CATASTROPHE HILALIENNE

populaire, de remplacer les contingents berbères et ifriqiyens peu sûrs


depuis la formation de l'État rival de la Qala et tous les soulèvements
méridionaux, par des troupes noires, esclaves et mercenaires — une
garde de 30 000 « abid » a été ainsi constituée par Al Moizz, soulevant la
jalousie et la haine des « djoundi » : c'est la répétition de la situation
créée à la fin de l'époque aghlabide.

... Et à l'intérieur.

A partir des années 1020/1025, s'aggravent l'incohérence et la dis


location graduelle de la puissance et de la politique du souverain kai-
rouanais. Ce n'est pas seulement l'évolution de la crise antichiite, où
celui-ci paraissait tour à tour tolérer, sinon justifier le massacre des
« Orientaux », puis réagir contre les excès de la « populace » ; c'est la
politique à l'égard des seigneuries zénatiennes, tour à tour combattues
ou couvertes de cadeaux et d'honneurs ; ce sont les fêtes et les gaspil
lagesles plus inouïs, allant de pair avec la grande crise économique et
financière dont la rupture avec le califat fâtimide est le signe.
De cette rupture, tous les historiens disent qu'elle a été dictée par
le désir de consommer Г « ifriqiyanisation » de la dynastie, d'achever
l'évolution du royaume sandhadgien vers une indépendance complète,
conforme aux vœux du peuple kairouanais... Et R. H. Idris d'écrire
que « sous l'égide d'une dynastie berbère et quasi autochtone, puis
sante et épaulée à l'Ouest par celle des Hammâdides, plutôt alliés que
rivaux des Zîrides, l'Ifriqiya malékite, promue enfin à une indépendance
de facto sinon de jure, pensait entrer dans une ère de prospérité et de
grandeur » (p. 203).
Mais si le souverain kairouanais n'avait été réellement mû que par
le désir de suivre une pente politique toute naturelle, de résoudre ainsi
le problème aigu posé au grand jour depuis le massacre des Chiites,
près de trente ans auparavant, et de rompre les liens d'une « vassalité
incompatible avec sa qualité de souverain kairouanais », on se demande
pourquoi il aurait attendu si longtemps... De nombreux faits montrent,
au contraire, que le roi de Kairouan a longtemps freiné le mouvement
vers l'indépendance ifriqiyenne, dans la mesure où il craignait, comme
lors du massacre des Chiites, d'ouvrir la voie à un processus qu'il cesse
raitde contrôler. Il ne pouvait affaiblir les bases de sa propre légiti
mité. Les émirs sanhâdgiens, à la différence des Fâtimides et des grandes
dynasties califales, ne sont que des lieutenants de Celui au nom duquel
est dite la « khotba » dans les mosquées. Ils ne descendent pas du Pro
phète ; ils n'ont pas été investis par un « mahdi ». A défaut de tels
répondants, les émirs sanhâdgiens ne veulent pas du moins qu'il soit
dit qu'ils sont de filiation purement berbère. Où serait, dans ce cas, la

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CATASTROPHE HILALIENNE

source de leur droit à régner ? Ils s'attribuent une noble origine arabe ;
leur ancêtre portait une marque divine x.
Une anecdote significative citée par R. H. Idris montre à quelle
contradiction se heurtait l'ambition des derniers émirs kairouanais.
Al Moizz ben Bâdis n'aurait pas demandé mieux que de revendiquer le
califat, mais un juriste lui aurait sagement fait comprendre qu'il valait
mieux pour lui ne pas se lancer dans une telle aventure : « Tu vises à la
scission et à l'abrogation de toute dépendance, mais... si tu ouvres cette
porte, tous ceux que tu entends dominer, voisins et autres, prendront
aussi le titre de calife, si bien que le privilège que tu te seras arrogé sera
aboli, et ton pouvoir avili, sans que tu en aies recueilli le moindre prof
it. »
L'existence de profondes tensions sociales et politiques à l'intérieur
de l'État kairouanais est attestée par divers épisodes de politique inté
rieure qui se situent dans la période troublée et inquiète précédant la
ruine de Kairouan (1025 à 1045). Au sujet de la désignation du cadi de
cette ville s'affrontent, par exemple, les tenants de la désignation tra
ditionnelle (qui se fait parmi les grandes notabilités bourgeoises kairoua-
naises, cette haute fonction restant d'ailleurs dans la même famille)
— et ceux de l'autorité souveraine, qui cherchent à maintenir une
barrière devant les prétentions croissantes de cette citadinité. L'émir
Al Moizz manœuvre en des eaux de plus en plus dangereuses ; il s'efforce
d'utiliser lettrés et juristes de sa propre cour — dans ce cas particulier,
le poète Ibn Charaf — pour empêcher la nomination d'un cadi entièr
ementdévoué à la grande bourgeoisie kairouanaise ; il veut en même
temps conserver l'aspect d'un arbitre impartial et paraître se maintenir
en dehors du conflit. Le souverain n'en devra pas moins céder final
ement à la « populace » prête à se révolter (1045-46) contre le nouveau
cadi qu'il a cru pouvoir désigner... Même impuissance du souverain dans
la grave affaire du juriste Al Tunisi, coupable d'avoir distingué entre
la masse des Chiites de bonne foi — avec lesquels on peut discuter et
contracter des liens — et ceux qui « insultent les Compagnons du Pro
phète » et sont des impies dignes de mort. Là encore, en effet, l'émir
échoue à concilier des oppositions qui ébranlent d'ailleurs tout l'empire

1. R. H. Idkis le souligne : les dynastes sanhâdgiens se sont forgé une généalogie


himyarite les différenciant du « vulgum pecus » berbère. Le second des souverains
zîrides kairouanais, le créateur de Mansouriya, recevant en grand apparat les notab
ilités kairouanaises au début de son règne, rappelait ainsi ses nobles origines : « Je
ne suis pas de ceux qu'institue un diplôme et que destitue un autre diplôme, et pour
cette royauté qui m'échoie, je ne rends grâce qu'à Allah et à ma poigne, car je la
détiens de mes pères et de mes aïeux qui l'ont héritée de leurs pères et de leurs aïeux,
les Himyarites. »
Le même esprit ressortira dans la réponde d'Al Moizz ben Bâdis au calife fâtimide
lui-même, au moment de la rupture : « Mes pères et mes ancêtres étaient rois au Maghr
eb bien avant l'accession de tes aïeux à la royauté. »

1109
ANNALES

fâtimide et non la seule Ifriqiya. Il doit finalement tolérer la condamn


ationpublique d'Al Tunisi, auquel il ne put éviter que l'humiliation
d'une rétractation en chaire.
Idris s'étonne à ce propos de ce que les Kharidjites ibâdites aient
été beaucoup moins intolérants que les bourgeois kairouanais, et aient
eu à l'égard des Chiites, cependant « leurs pires ennemis », une attitude
rappelant davantage celle d'Al Tunisi. C'est oublier que le conflit entre
la bourgeoisie kairouanaise et l'aristocratie chiite-fâtimide reflète de
violentes oppositions d'intérêts propres à la société kairouanaise, sur
fond de difficultés économiques, financières, politiques générales. Cet
état de choses ne se retrouve pas nécessairement dans les provinces
djéridiennes plus ou moins libérées du joug sanhâdgien-fâtimide.
Tous ces faits éclairent la réalité kairouanaise, qui ressemble si peu
au tableau d'un « apogée » à la veille de l'arrivée des Hilaliens qu'elle
en est même tout l'opposé. Un empire diminué, rétréci, ayant perdu
ses principales sources de richesses, la domination et le drainage des
grands trafics caravaniers méridionaux, la maîtrise maritime et sic
ilienne, réduit à guerroyer non loin de sa capitale pour maintenir dans
l'obédience des vassaux de plus en plus arrogants, coupé de ses bases
originelles par le développement de l'état concurrent des Hammalides...
Cet État est naturellement menacé de plus en plus par le mécontente
ment des Kairouanais et des autres grandes cités, victimes d'une telle
évolution, traditionnellement hostiles aux fonctionnaires du fisc et aux
représentants d'une autorité étrangère x.

La crise financière de 1050.

Ce qui met en lumière la crise sans précédent dont souffre l'État


kairouanais, c'est la crise financière de 1050. Celle-ci peut être consi
dérée comme l'avant-coureur du grand drame dont souffrira tout
l'empire fâtimide lui-même.
C'est une histoire connue : rivalités des milices mercenaires, famines
périodiques, épuisement des réserves financières, mécontentement des
populations (paysans misérables se transformant en brigands, bour
geoisies et artisans soulevés contre les exactions des hauts fonction
naires et considérant que l'État aristocratique n'assure plus leur sécu
rité la plus élémentaire), trafics menacés à présent sur mer par les cor
saires chrétiens, sur terre et au désert par les fractions pillardes et les
grandes tribus nomades... Tout cela, qui explique les difficultés où se
débattent les maîtres de l'empire fâtimide (grande crise financière de
1068 par exemple) se retrouve déjà en Ifriqiya au milieu du siècle.

1. Il serait nécessaire d'analyser également de près les problèmes ruraux, fort mal
connus il est vrai, mais dont l'importance a été, une fois de plus, décisive.

1110
CATASTROPHE HILALIENNE

On imagine aisément que le souverain kairouanais ait voulu à la fois


s'assurer les avantages et le privilège de l'émission de la monnaie à son
seul profit, d'une part, et tirer parti au maximum des réserves d'or
existant en Ifriqiya, dans une époque où se tarit le flux d'or soudanais
qui avait régulièrement alimenté et enrichi ce pays depuis plusieurs
siècles, d'autre part.
La route de l'or qui unissait le Soudan producteur aux pays orien
taux méditerranéens, en passant par le Sud et le Centre ifriqiyens est
maintenant dominée et de plus en plus déformée soit par la reconquête
omeyyade, soit par le développement des nouvelles puissances djéri-
diennes.
La frappe de nouveaux dinars au profit exclusif de la monarchie
kairouanaise et l'interdiction de conserver et d'utiliser les anciens dinars
d'or à l'effigie des maudits Obaydides, sous peine de sanctions sévères
(en 1049-1050), signifient que la rupture totale avec l'Egypte est alors
consommée. La suzeraineté abbasside aurait été proclamée pour la
première fois en 1943-44. C'est dire que l'aristocratie au pouvoir en
Ifriqiya, hauts fonctionnaires, administrateurs, gouverneurs pour le
compte de l'émir, dans un cadre aménagé autrefois par le califat fâti-
mide, n'a jamais cessé de manœuvrer à l'image du souverain lui-même,
pour sauvegarder ses privilèges. On voit par exemple le cadi de Sabra-
Mansouriya, Mohamed ben Gafar, celui pourtant qui prononça la pre
mière « khotba » antifâtimide (au prêche de fin Ramadan 1049), s'enfuir
ensuite en Egypte, où il deviendra grand cadi dès 1051-52, montrant
ainsi le caractère purement démagogique et opportuniste de ses décla
mations en faveur de Г « orthodoxie » sunnite. La rupture de 1049-50,
après des années de manœuvres et de tergiversations, de la part d'Al
Moizz ben Bâdis et de bon nombre des courtisans et des aristocrates
placés à la tête de l'État, n'est pas dictée par une quelconque convic
tion religieuse, mais par d'impérieuses nécessités. Elle a le caractère
d'une opération financière et politique de sauvetage, s'appuyant sur
tous les moyens dont dispose encore l'État : confiscation de fortunes
créées aux dépens du trésor public zîrido-fâtimide ; énorme et profi
table reconversion monétaire.
H. R. Idris cite plusieurs exemples de hauts fonctionnaires disgra
ciés « en conséquence de la rupture » avec l'Egypte. Le gouverneur de
Nefta, ville-carrefour des caravanes, célèbre pour ses affinités chiites,
le cadi de Gafsa, ou même ce riche et puissant seigneur jusque-là intime
du souverain, honoré du titre de « Sabre de la Royauté », et qui
semble bien avoir tenu la charge de contrôleur général des finances,
autant de grands personnages qui devront massivement concourir, de
gré ou de force, au renflouement provisoire des finances royales (entre
1048 et 1050).
Quant à l'opération monétaire elle-même, elle a consisté dans une

llll
ANNALES

énorme rafle des réserves d'or locales, par le biais de la substitution à


la monnaie fâtimide d'une nouvelle monnaie d'or de même poids et de
même titre, mais recevant une valeur libératoire plus de quatre fois
moindre auprès des changeurs commerciaux et des agents du fisc. Le
nouveau dinar dévalué de plus des 3/4 aurait cependant encore valu
35 dirhems kairouanais, alors que le dinar fâtimide à l'origine en valait
seulement dé 8 à 15. On voit à quel point s'était effondrée la monnaie
courante des Ifriqiyens, et on ne comprend guère pourquoi une déva
luation aussi massive n'a pas retenu davantage l'attention des histo
riens, par l'ampleur de la crise qu'elle révèle. Ce n'est plus seulement
la monnaie courante kairouanaise, le dirhem d'argent ou argenté, qui
a perdu les 9 /10 de son ancienne valeur, mais l'or même qui est dévalué
autoritairement. Cette mesure ne témoigne pas d'une surabondance du
métal précieux. Il ne s'agit que de contraindre les détenteurs d'or à
faire rentrer celui-ci dans les caisses du Beît-el-Mal, s'identifiant doré
navant avec le trésor royal.
Cette mobilisation forcée de toutes les réserves d'or détenues par
les Ifriqiyens au profit des finances souveraines, couronnant une déva
luation réelle et massive de la monnaie courante, on en devine aisément
les répercussions catastrophiques : « les pauvres et les petites gens
furent dans la gêne, et les prix montèrent à Kairouan » (cité par H. R.
Idris).

... Et la crise politique.

Comme au temps de la révolte contre les Chiites, mais avec moins


de bonheur encore, le dynaste kairouanais, après avoir paru céder à la
pression du peuple, en rejetant l'obédience fâtimide et en revenant à
Г « orthodoxie » abbasside, ne tarde pas à montrer par ses actes quel
était le but réel de sa politique. S'il multiplie les manifestations offi
cielles destinées à accroître sa popularité, fêtes, libéralités publiques
en 1050-51, s'il accepte que soit solennellement scellée la réconciliation
des bourgeoisies de Kairouan et de Sousse \ il se soucie en fait de conso
lider l'avenir de la dynastie et il se débarrasse des plus dangereux « agi
tateurs » populaires. Son fils Temim est présenté comme héritier pré
somptif du pouvoir et futur sultan dans la Grande Mosquée de Kai
rouan. Un « pieux agitateur » d'origine cairote, qui attirait la grande
foule kairouanaise par ses prêches exaltant les vertus d'ascétisme et de
pauvreté, se voit convié à quitter sans bruit l'Ifriqiya ; sur la route

1. L'hostilité de Sousse aux Kairouanais, mais surtout aux Fâtimides, construc


teurs de Mahdia qui, en tant que capitale et que forteresse maritime, concurrencera
durement la vieille cité-reine du Sahel, est attestée à maintes reprises. Selon certains
récits, Fâtimides et Zîrides n'ont-ils pas été jusqu'à envisager la possibilité d'unir
directement Kairouan à la mer par un canal qui eût consommé la ruine des Soussiens ?

1112
CATASTROPHE HILALIENNE

d'Egypte, il sera « tué par un Bédouin ». Personne ne paraît s'y tromper :


le père de la victime, grand prédicateur lui-même au Caire, appelle
publiquement sur Al Moizz ben Bâdis la colère et la vengeance
d'Allah...
H. R. Idris a bien entrevu l'importance de ces détails « révélateurs
du climat politico -religieux qui règne en Ifriqiya lors de la rupture avec
Le Caire » (p. 201). Il parle des « docteurs malékites », déjà largement
responsables du massacre des Chiites en 1015-16, et qui « durent pour
suivre leur œuvre de fanatisation ». Ce qui est passer près de la vérité
sans la voir : quel fanatisme a-t-il pu jamais naître sans bases écono-
lmiques et sociales profondes ? Lorsqu'il s'agit, comme ici, d'une évo-
rution amorcée et continuée pendant plus d'un demi-siècle, pourquoi
s'en tenir aux signes extérieurs et aux manifestations superstructu-
relles, qui ne servent qu'à déceler la profondeur et la violence de la crise
réelle ?
Entre les buts de l'aristocratie zîride et de l'émir lui-même, dési
reux avant tout d'assurer la continuité de son pouvoir et de sa dynast
ie, louvoyant d'un écueil à l'autre, se cherchant alliés et garants,
menant une politique de ruse et de concessions qui alterne avec le recours
à la force, à la répression, voire au crime, lorsque celui-ci paraît néces
saire — et les intérêts de la bourgeoisie et du petit peuple kairouanais,
l'une menant l'autre, mais parfois aussi poussée par lui à des cassures
irréparables — comme le massacre des Chiites ou la furieuse condamn
ationdes partisans du juste milieu, tel Al Tunisi — , l'opposition
demeure très grande.
Et c'est elle qui, avec la dégradation générale du pouvoir, avec
l'épuisement ou le rétrécissement des bases économiques, financières
et politiques de l'autorité zîride, explique un effondrement aisé à pré
voir, dès que la poussée de nouvelles tribus guerrières s'ajoutera à toutes
les pressions intérieures et extérieures agissant de longue date. Encore,
pour expliquer l'ampleur et le caractère jusqu'à un certain point irré
versible de l'évolution régionale, le fait que la « civilisation kairoua-
naise » ne se soit pas relevée et que l'économie et la société, le paysage
humain lui-même aient paru subir à long terme une véritable mutation,
serait-il nécessaire d'étendre beaucoup notre propos et d'évoquer des
facteurs historico -géographiques bien plus complexes et plus larges.
Mais, sans aller jusque-là, il nous paraît proprement ahurissant qu'ayant
ainsi en mains tous les éléments d'une explication historiquement et
scientifiquement valable des événements survenus en Ifriqiya à part
irde 1052, l'historien spécialiste nous parle d'une « catastrophe » que
« rien ne laissait prévoir ».

1113
ANNALES

Ce qui se passe lors de l'arrivée des Hilaliens : une crise révolutionnaire.

L'arrivée des Hilaliens se situe exactement dans la continuité de


cette évolution et de cette crise où se débattent les émirs kairouanais
et les populations ifriqiyennes. Elle fournit le prétexte à la maturation
d'une situation dont tous les éléments étaient réunis et qui n'attendait
que son catalyseur.
Quand les tribus hilaliennes pénètrent en Ifriqiya en 1051-52, elles
sont encore si peu agressives et si peu nombreuses — quelques milliers
de cavaliers — que l'émir de Kairouan ne s'en émeut pas outre mesure.
Il croit pouvoir trouver en elles les contingents de cavalerie qui lui
manquent depuis que les Sanhadja se rallient en majeure partie autour
du Hammâdide — et dont il a bien besoin pour contenir les rébellions
méridionales sans cesse renaissantes — . L'histoire de Hayderan reste
singulièrement confuse. La débandade de la majeure partie de l'armée
disparate péniblement rassemblée par l'émir et renfermant maints
contingents peu sûrs, le massacre des milliers de gardes — Noirs
surtout — demeurés fidèles, le pillage des trésors considérables
(10 000 tentes, 15 000 chameaux, de grandes richesses) tramés à sa
suite par le souverain qui se méfiait sans doute à juste titre de ses
propres lieutenants et de! ses bons alliés, vassaux zénètes ou prince
de la Qala, tout cela peut s'expliquer sans qu'il soit besoin de
recourir à la communauté du sang ou des mœurs « arabes ». Les
défections, la trahison, motivées par l'appât d'un énorme butin, l'is
olement des Noirs, que haïssaient cordialement les Sanhadja et le
djound, le fait que du côté des Hilaliens, il n'y avait rien à piller, voilà
ce qui semble surtout se dégager de récits très incomplets. Au lende
main de Hayderan, le souverain rentre piteusement et sans troupes
à Mansouriya ; puis réapparaissent les rescapés du désastre, Noirs
ou Sanhadja n'ayant pas pris part au pillage de ses richesses : dans
la multitude désordonnée des soldats qui reviennent, dit H. R. Idris,
« vaincus, isolés et par groupes... il en manquait beaucoup à l'appel...
Le bruit courut que les Arabes s'étaient emparés d'une multitude
de Sanhadja et d'autres... » La vérité, c'est que le bel appareil mili
taire sur lequel s'appuyaient autrefois les émirs zîrides et qui, au début
du règne d'Al Moizz encore, frappait d'admiration et de terreur leurs
adversaires, s'était disloqué graduellement ; il s'était usé en vains
combats ; les cadres berbères ou ifrikiyens avaient perdu confiance
dans un chef qui ne s'appuyait plus sur eux et réservait aux Noirs
ses prodigalités et ses faveurs. Après Hayderan, beaucoup d'officiers
et de soldats professionnels n'ont pas même dû reparaître à Kairouan
parce que l'aventure, dans un Etat envoie d'effondrement, où n'existent
plus de forces policées, les attirait beaucoup plus. Nombre d'entre eux
contribueront à former, à diriger ces bandes de « gens sans aveu » qui

1114
CATASTROPHE HILALIENNE

vont apparaître un peu partout. L'émir zîride ne peut reprendre la


résistance parce que le pouvoir central n'existe plus ; ses réserves
financières, son armée, son administration même ne peuvent retrouver
corps. De cette situation sans précédent, comment les Hilaliens seraient-
ils responsables ? Ils n'ont alors conquis aucune grande place militaire
par la force et en seraient parfaitement incapables ; ils n'essaient pas
même de s'attaquer à Kairouan ; ils n'ont massacré aucune population ;
du point de vue strictement militaire, les souverains ifriqiyens de toutes
les époques ont perdu maintes batailles, subi beaucoup de défaites plus
sanglantes, sans que leur état s'effondrât. Le tableau qui nous est fait
de l'impuissance du prince appelle donc une autre explication.
Cette fois, il ne sert à rien de relever des remparts, d'appeler la
population à participer à la défense, d'évacuer Sabra-Mansouriya pour
en faire le lieu de regroupement de la garnison. La description des
campagnes kairouanaises mises en coupe réglée par les « Arabes »,
abandonnées par leurs habitants sur l'ordre même du souverain, l'image
des villages incendiés et des populations pleurant de faim et de froid,
tandis que Kairouan n'est plus même ravitaillée, n'est pas celle d'un
pays envahi cherchant confusément à regrouper ses forces autour d'un
chef et de places fortes susceptibles de les protéger. C'est celle d'un pays
où il n'existe plus d'ordre politique ni de police, parce que l'ordre éc
onomique et social lui-même s'effondre : les bandes qui pillent, ran
çonnent, coupent les routes, soumettent à tribut les villageois et les
propriétaires ruraux, ce ne sont pas des tribus nomades organisées,
cherchant des terres et des pâturages où se fixer à demeure, mais toute
une masse de petits et de grands pillards, profiteurs habituels de tels
troubles. Ce sont aussi, alimentant la violence et la propageant dans
toutes les riches régions du pays ifriqiyen, du Nord au Sud, soldats en
rupture de ban, demi-serfs et sans-terre, misérables sans-travail, révolt
és,comme au temps des circoncellions, des Khâridjites ou de l'Homme
à l'Ane, contre les riches, les grands propriétaires, les aristocraties de
fonctionnaires et de gros bourgeois qui les ont si longtemps opprimés,
dépouillés, exploités de toutes les manières. On comprend que le sultan
« à la tête de ses soldats et suivi du peuple kairouanais » ne puisse même
plus aller faire ses dévotions dans la proche banlieue de sa capitale : les
éléments désocialisés qui l'y assiègent le méprisent d'autant plus qu'ils
ne le craignent plus ; ils n'aiment sans doute pas beaucoup plus les
notabilités bourgeoises kairouanaises. On comprend aussi l'interdic
tion faite aux troupes de Kairouan de prendre position sur les forti
fications de Sabra contre les « cavaliers arabes ». C'est sur ces caval
iers que l'émir compte le plus pour le protéger contre les « brigands »
et il est resté en relations étroites avec l'émir des Riyah notamment.
D'ailleurs que fût-il advenu, au cas de nouveaux heurts et d'une défaite
des dernières troupes fidèles au souverain ? De telles contradictions

1115

Annales (22e année, septembre-octobre 1967, n° 6) 12


ANNALES

apparentes dans la politique de celui-ci, au moment où il ne devrait


en principe songer qu'à détruire Г « envahisseur hilalien » — s'il s'agis
saitde cela — , quitte à mettre en jeu toutes ses réserves et à galvaniser


ainsi la résistance, doivent être expliquées. Et elles s'expliquent fort
bien.
Parmi les villageois ifriqiyens, les uns « pactisent plus ou moins
avec l'envahisseur » et les autres cherchent refuge derrière les murailles
relevées de Kairouan — relevées à partir de 1053. Mais la bourgeois
ie citadine ne se sent plus en sécurité devant ce déchaînement général
des pillages et de la violence, dans une atmosphère semi-révolution
naire rappelant celle d'époques qui ont laissé de brûlants souvenirs :
le temps de l'Homme à l'Ane précisément est encore dans toutes les
mémoires, à moins d'un siècle de distance...
Sousse en particulier avait alors beaucoup souffert, alors que l'i
nsurrection paysanne-kharidjite battait son plein et que le souverain
fâtimide restait terré derrière les puissants remparts de Mahdia. Pour
les Soussiens, n'était-ce pas la même histoire qui recommençait ? En
1053-54, ils se révoltent contre Al Moizz et refusent de lui payer tribut,
disant qu'ils ont besoin de garder tout leur argent pour la défense de
leur ville... (Idris, p. 223).
A Kairouan, ceux qui peuvent équiper une caravane, payer des
gardes et s'armer eux-mêmes assez solidement pour se risquer sur les
routes ont commencé à émigrer vers Sousse, Mahdia, Gabés, Tunis ou
la Qala, craignant moins les Hilaliens — à Gabès, c'est une seigneurie
hilalienne qui s'installera bientôt — que les « gens sans aveu » qui
infestent le pays. Cette bourgeoisie s'enfuit de Kairouan surtout à pa-
tir du moment où elle voit que le prince, bien à l'abri dans Mansouriya
avec ses gardes, est prêt à ouvrir Kairouan aux « nomades ». Dès 1052-53,
une première tentative du souverain dans ce sens provoque une émeute.
Et pourtant, le vrai danger encore une fois, ne paraît pas venir des
tribus hilaliennes organisées ; ce sont elles qui concourront le plus sou
vent à rétablir l'ordre et la sécurité contre les bandes, qui serviront
d'escorte pour le sultan et pour sa famille lors de leurs déplacements :
par exemple à l'occasion de son repli sur Mahdia. La grande tribu
des Riyah constituera toujours l'un des plus sûrs appuis de toute
la dynastie zîride. Tout se passe bien, en somme, comme si les ten
dances contradictoires qui affaiblissaient déjà le royaume zîride avant
Hayderan —- et qui expliquent aussi Hayderan — avaient été libé
rées par la défaite et par la ruine du prince : un pouvoir qui se dis
sout parce que ses bases économiques et sociales se sont désunies et
rétrécies à l'extrême, une classe possédante — citadine et rurale —

menacée par l'effondrement de l'ordre qui avait conditionné la sécurité


te le développement de ses activités, l'affaiblissement politique et mili
taire d'une part, la décadence économique et les oppositions sociales,

1116
CATASTROPHE HILALIENNE

d'autre part, s'engendrant et se conditionnant réciproquement, à


partir du moment où le point de non-retour est atteint...

Conclusion : les causes réelles de l'effondrement kairouanais.

Nous pouvons, dans ces limites, conclure sur l'épisode hilalien. Il


nous paraît avoir été très mal compris ; il est pourtant facile à replacer
dans l'ensemble d'une évolution historique où interviendront de plus
en plus des facteurs autrement importants que l'arrivée de quelques
tribus nomades. Celles-ci profiteront plus ou moins d'une situation
qu'elles sont loin d'avoir suffi à créer.
Attribuer aux Hilaliens en tant que tels la destruction des cultures,
des puits, des vergers, des olivettes, l'incendie et la destruction des
agglomérations urbaines et villageoises, c'est oublier que les seules
destructions systématiques de ce genre ont été le fait soit de bandes
pillardes cherchant à terroriser citadins et villageois pour leur extor
quer le maximum de rançons immédiates, soit, plus souvent encore,
de souverains désirant châtier une population rebelle ou amener à
récipiscence les habitants d'une place assiégée.
Maintes contradictions doivent à cet égard être relevées entre ceux
qui ont rendu les Hilaliens responsables de tous les méfaits et les chro
niqueurs suivant au jour le jour les luttes intérieures et cette anarchie
génératrice de troubles, de toute nature, dont les causes remontent
très loin et sont parfois étrangères à l'Ifriqiya.
Ibn Khaldoun attribue par exemple aux Hilaliens la dévastation
des jardins et l'abattage des bois environnant la Qala des Béni Ham-
mâd, la destruction des villes de Tobna et de Msila après la victoire
remportée à Sbiba sur l'émir hammâdide, les puits comblés, les arbres
coupés... Tidjani, autre contempteur des Hilaliens écrivant au
xive siècle, leur attribue la destruction de la forêt d'oliviers de Sfax, etc.
Or, comme l'écrit H. R. Idris, tout ce qu'on sait du rôle joué par
les Hilaliens en Ifriqiya septentrionale notamment, où l'émiettement
et l'anarchie furent pendant un siècle plus grands que partout ailleurs,
c'est que les Hilaliens ne s'y sont installés dans aucune localité import
ante. « Ils se contentèrent de camper dans les plaines où ils trou
vaient de quoi vivre, eux et leurs troupeaux, et d'imposer un tribut
aux citadins et aux villageois » (en échange des besognes de police qu'ils
assuraient). Quant à la destruction des ceintures de jardins, de vergers,
d'olivettes, ou de palmiers, elle est le fait des troupes de l'émir Temim
par exemple, quand il assiège Gabès (1081-82) ; il en est de même pour
la forêt de Sfax en 1099-1100 : « Tamim ordonna (à son général) de
détruire et d'incendier tout ce qui se trouvait dans les environs de la
ville et de couper tous les arbres » (cité par Idris, p. 300).
La Qala fut victime de sièges trop nombreux, trop longs et trop

1117
ANNALES

âpres, dirigés le plus souvent par les Kairouanais, pour que ses envi
rons immédiats n'aient pas été dix fois ravagés — et par d'autres que
les Hilaliens. Pour Tobna, Idris note que « l'invasion hilalienne ne
semble pas avoir compromis la prospérité de la capitale du Zab, qu'El
Idrisi qualifie de belle ». Il en va de même pour Msila, qui n'est null
ement détruite après Sbiba et qui servira encore de base et de place forte
aux ennemis du prince hammâdide bien des années après cette bataille.
A Constantine comme à Béja, les bourgeois et les citadins s'e
ntendent très bien avec les fractions « hilaliennes » qui font paître leurs
troupeaux aux environs et qui assurent la sécurité des routes et des
transports à destination de ces grands marchés...
La ruine de l'état kairouanais ou, plus exactement, l'abandon de
Kairouan et par sa bourgeoisie et par ce qui reste de la monarchie
zîride et de sa fortune, ne fait que traduire un effondrement économique,
politique et social lié à des causes profondes et multiples. Pour s'en
assurer, il suffit de suivre les grandes lignes du nouvel état de choses
qui s'institue, comme nous venons de le voir, au sortir d'une explosion
anarchique de tendances contradictoires. Ici surgissent de véritables
républiques bourgeoises, dirigées par un conseil de notables comme à
Tunis, à Sousse, à Tripoli. Ailleurs, ce sont des aristocraties locales et
des principautés difficilement maintenues dans l'obédience du souve
rainde Kairouan, autrefois astreintes à tributs, à « cadeaux » plus ou
moins spontanément versés, qui achèvent de s'affranchir, comme à
Tozeur, à Gafsa. D'autres principautés indépendantes se créent, à
Sfax, à Gabès, à Bizerte par exemple. Souvent se tissent de nouveaux
liens féodaux au profit de tribus guerrières ou de grandes compagnies,
commandées par quelque « condottiere », qui s'engagent, moyennant
l'imposition de redevances importantes, à mettre un terme aux dépré
dations dont sont victimes villageois et propriétaires terriens, ainsi
qu'à protéger les trafics, les voyageurs et les marchandises circulant
sur les routes. Il n'y a là en fait rien de nouveau, dans la mesure où
l'on en revient plus ou moins à une situation relativement régulière,
permettant la reprise des activités locales, durant une période plus ou
moins longue pendant laquelle nulle autorité centrale n'a pu s'imposer.
Ce qui a changé, par rapport aux siècles antérieurs, c'est le contexte
général maghrébin, méditerranéen ; il faudra plus d'un siècle à la vieille
Ifriqiya pour retrouver une certaine unité.
L'expansion des nouveaux centres urbains de l'ouest et du sud-
ouest maghrébin, leur enrichissement, la pénétration des influences
commerciales, des activités agricoles différenciées, des échanges et du
progrès technique, la création d'une économie monétarisée, les relations
nouvelles unissant à l'extérieur des populations autrefois repliées sur
elles-mêmes, jusque dans les grands massifs inviolés, puissantes réserves
de forces neuves, jusque dans les cités sahariennes, les oasis-ports du

1118
CATASTROPHE HILALIENNE

désert caravanier, la fondation et l'essor de nouvelles capitales, de nouv


elles dynasties conquérantes prenant la relève, voilà sur quel fond
général se situent en réalité la décadence, puis Г effondrement kairoua-
nais. Marrakech par exemple, est fondée par les Almora vides à peu près
à l'époque même où disparaît la puissance ifriqiyenne (1062). La
fortune de Tlemcen date aussi de la conquête almoravide (1080). Vien
dront ensuite les plus remarquables organisateurs d'État et d'armée
qu'ait jamais produits la Berbérie, les grands Almohades. La force
économique et politique, la puissance d'expansion, celle qui préside à
la création et à la prospérité de véritables capitales, d'états centralisés
aux mains de vigoureuses aristocraties guerrières protégeant les acti
vités et les trafics, la domination des routes de l'or, l'esprit de la guerre
sainte enfin, tout cela passe en d'autres mains. De tels changements
à l'échelle magrébine, ne pouvaient qu'entraîner de profondes et
durables conséquences . . .
Un autre mouvement de bascule se produit en même temps en Médit
erranée, qui ne pouvait qu'accentuer la décadence ifriqiyenne, avec
l'essor des républiques italiennes — Pise, Gênes, Amalfi, Venise, etc.. — ,
avec le développement de la puissance normande en Sicile, avec tout
le remue-ménage précurseur de l'époque des Croisades et de la Recon-
quista... Ajoutons enfin la gageure que constituait le maintien d'une
vaste mtéropole médiévale, dévoreuse de bois, avide de terres arables,
de pâtures et d'eau, dans une zone géographique intermédiaire entre
la steppe semi-aride et le désert, l'importance des prélèvements sans
contrepartie que cette situation même de Kairouan implique sur les
ressources de vastes régions périphériques, de Tunis et de Béja jusqu'à
Biskra, à Tozeur et au Sahel. Cette métropole ne se justifiait que par
son rôle de capitale des caravanes — et de capitale politico-militaire — ;
elle était au premier chef vulnérable sous ce double rapport et ne pos
sédait par elle-même aucune ressource capable de compenser son
déclin commercial et politique.
Si la monarchie zîride n'a pu reprendre le dessus, malgré l'habileté
avec laquelle elle manœuvre, malgré la ténacité, le courage et les qual
ités de souverains comme Temim, Yahya ou Ali, c'est que dans un
tel contexte, on ne pouvait plus assister ni à un nouvel essor des forces
productives locales, ni à la reprise de relations commerciales de grande
envergure ou au rassemblement de larges moyens politiques et mili
taires, sur des bases proprement ifriqiyennes. Encore la monarchie
réinstallée à Mahdia fit-elle tout ce qu'elle pouvait pour refouler les
seigneurs-brigands, ramener dans son obédience les cités révoltées et
les vassaux rebelles, tenter de reconquérir la Sicile et lancer de nouvelles
expéditions maritimes. Elle sut se servir des Riyah pour éliminer suc
cessivement la plupart des autres tribus rejetant son autorité, Athbedj,
Zogba, et pour organiser contre le Hammâdide Al Nasir, bien près de

1119
ANNALES

s'emparer de toute PIfriqiya, la bataille-piège de Sbiba, dont le dérou


lement rappelle étrangement celui de Hayderan...
Mais l'économie continue de se dégrader ; des famines et des pestes
effroyables frappent à plusieurs reprises ; les campagnes sont en par
tie désertées ; Bougie devient une grande capitale à son tour, qui con
currence directement les cités maghrébines orientales ; la reconquête
de la Sicile échoue et ce sont Pisans et Génois qui prennent et dévastent
Mahdia-Zaouila, à peine défendues, contraignant l'émir Temim à
verser une immense rançon d'or et d'argent... Les Hammâdides ne
cessent de progresser dans le Nord de l'Ifriqiya, où ils contrôlent Béja,
puis Tunis. Pour finir, les Normands de Roger s'installent sur toute la
côte, de Tripoli et de Djerba jusqu'au cap Bon. Les temps sont mûrs
pour un nouvel acte de l'histoire maghrébine.

J. PONCET.

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