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Traduction française :
© Éditions Albin Michel, 2000
ISBN : 978-2-226-38673-1
Un gant de femme
À en croire l’un de mes amis, « le préservatif a tué le romantisme, mais
drôlement facilité la baise. Employer la capote, ça équivaut, pour les
femmes, à diminuer l’importance des rapports sexuels. Comme il n’y a pas
de contact direct, elles couchent plus facilement ».
L’amour au Bowery Bar, troisième partie
Barkley, vingt-cinq ans, est un artiste. Mon amie Carrie et lui se
« voient » depuis huit jours, ce qui veut dire qu’ils sortent ensemble,
s’embrassent, se regardent dans les yeux : c’est touchant. Vu que tous les
gens de trente-cinq ans que nous connaissons baignent jusqu’au cou dans un
cynisme sophistiqué, Carrie a voulu faire l’expérience d’un homme plus
jeune qu’elle, et qui n’est pas à New York depuis suffisamment longtemps
pour avoir eu le temps de se fossiliser.
Barkley a avoué à Carrie qu’il est un romantique, « je le sens ». Il lui a
dit aussi qu’il veut adapter un roman de Parker au cinéma. Carrie lui a
proposé de lui faire rencontrer le romancier et lui a donné rendez-vous au
Bowery Bar ce soir-là.
Mais quand Barkley est arrivé, Carrie et lui se sont regardés… sans rien
éprouver. Peut-être parce qu’il avait senti venir l’inévitable, Barkley s’était
fait accompagner par une étrange fille, très jeune et aux joues constellées de
paillettes.
Ça n’empêche pas le jeune homme de s’asseoir en déclarant : « Je crois
totalement à l’amour. Sinon, je serais dans une déprime sans fond. Chacun
de nous doit trouver sa moitié. Avec l’amour, tout prend sens.
– Et puis un beau jour, tu te la fais piquer et t’es baisé, dit Skipper.
– Mais tu te crées ton propre espace », dit Barkley.
Skipper nous parle de ses projets : « Aller vivre au Montana, avec une
parabole, un fax, une Range Rover… Comme ça, t’es peinard.
– Peut-être que tu te trompes d’objectif, suggère Parker. C’est peut-être
pour ça que t’es mal dans ta peau.
– Ce que je veux, moi, c’est la beauté. Il faut que je sois avec une belle
femme. C’est plus fort que moi, répond Barkley. C’est pour ça que la
plupart des filles avec lesquelles je sors n’ont rien dans le crâne. »
Barkley et Skipper attrapent au même moment leur téléphone mobile.
« Ton portable est trop gros », commente Barkley.
Carrie et Barkley sont allés terminer la soirée au Tunnel ; là, ils ont pu
contempler la faune, jeune et belle, en buvant comme des trous et en fumant
comme des pompiers. Barkley est parti avec la fille aux paillettes et Carrie
s’est mise à flirter avec Jack, le meilleur ami de Barkley. Ils ont dansé un
moment, puis ils se sont retrouvés sur le trottoir, dérapant sur la neige
comme deux malades en essayant de trouver un taxi. Carrie n’arrivait même
pas à regarder sa montre.
Barkley l’appelle le lendemain après-midi : « Qu’est-ce que tu mijotes,
ma belle ?
– Rien de spécial. Je te signale que c’est toi qui m’appelles.
– Je t’avais dit que je ne voulais pas d’une copine à demeure. Tu t’es
piégée toute seule. Tu savais comment j’étais. »
C’est ça, pense Carrie, je savais que tu étais superficiel, dragueur, pas
fiable, et c’est pour ça que j’ai eu envie de sortir avec toi.
Mais elle se tait.
« Je n’ai pas couché avec elle. Je ne l’ai même pas embrassée, poursuit
Barkley. Et ça m’est complètement égal. Je ne la reverrai jamais, si c’est ça
que tu veux.
– J’en ai vraiment rien à foutre. » Et le plus effrayant, c’est qu’elle dit
vrai.
Ils ont passé les quelques heures suivantes à parler de la peinture de
Barkley. « Je pourrais discuter comme ça tous les jours, à longueur de
journée, dit Barkley. Ça, c’est le super pied. »
« Les sorcières »
Nous nous sommes retrouvées chez Sarah, une cinéaste qui a été
mannequin « jusqu’au jour où j’en ai eu marre de toute cette merde et où
j’ai pris dix kilos ». Elle porte un tailleur sombre à fines rayures. « Quand je
regarde la liste de tous les types avec lesquels je suis sortie, Peri est l’intrus.
Je me dis : qu’est-ce qui m’a pris d’accepter ses avances ? »
Mais, avant même d’en arriver aux détails croustillants, nous avons fait
une découverte troublante. Ces sept femmes étaient sans nouvelles de lui
depuis des mois, et pourtant, Peri avait appelé quatre d’entre elles le matin
même.
« Je ne crois pas qu’il sache quoi que ce soit. C’est une pure
coïncidence », dit Magda, qui le connaît depuis plusieurs années. La plupart
de ses amies sont d’ailleurs d’anciennes fiancées de Peri, qu’elle a
rencontrées par son intermédiaire.
« Il sait tout de nous, dit l’une des femmes. Il est comme Daryl Van
Horne dans Les Sorcières d’Eastwick.
– Il connaît toutes nos histoires de cul, en tout cas », renchérit une autre.
Nous avons débouché le vin.
« Le secret du charme de Peri, dit Sarah, c’est qu’il parle bien, qu’il est
drôle et qu’il est tout le temps disponible, vu qu’il ne travaille pas. C’est la
première chose qui frappe quand on le rencontre. Quoi de plus agréable
qu’un type qui t’invite à déjeuner et qui t’appelle ensuite, une fois que tu es
retournée au boulot, pour t’inviter à prendre un cocktail à six heures ? Tu
peux me dire à quand remonte ta dernière rencontre avec un homme qui a
eu envie de te voir trois fois par jour ?
– Cocktail, voilà un mot qui fait rêver, dit Magda. On pense à Katharine
Hepburn et Cary Grant. »
Jackie, rédactrice en chef d’un magazine, y va de son anecdote : « À
partir du jour où on s’est rencontrés, on ne s’est plus quittés. On se voyait
cinq soirs par semaine. Il ne te laisse pas une seconde de répit.
– Il est malin, il a trouvé le truc. Il adore téléphoner, enchaîne Sarah.
Toi, une femme, tu te dis : il doit vraiment avoir le béguin, parce qu’il
m’appelle dix fois par jour. Et après, petit à petit, tu oublies que c’est pas un
apollon.
– C’est là que tu remarques ses bretelles, et tu te dis : Aïe, aïe aïe !
poursuit Maeve, poète d’origine irlandaise.
– Un peu plus tard, tu commences à t’apercevoir qu’il n’est pas drôle,
dit Sarah. Il connaît un paquet de blagues, mais quand tu les as entendues
cent fois, elles te tapent sur le système. Il boucle la boucle. Il s’enferme
dedans.
– Il m’a dit que j’étais la seule fille riche avec qui il soit sorti qui
comprenait ses blagues, dit Maeve. Je ne les trouvais pas drôles du tout.
– C’est à ce moment-là qu’il t’emmène chez lui. Ces vingt-cinq portiers,
à quoi ça rime ?
– Tu te demandes pourquoi il ne se débarrasse pas de tous ses meubles
pour les remplacer par des portes.
– Une fois, il m’a montré des poids de nappe qu’il s’était achetés. On
aurait dit des boutons de manchettes. C’était à se demander s’il n’espérait
pas séduire avec ces trucs-là, des poids de nappe. »
Premier rendez-vous : le 44
Comment ça commence ?
L’histoire de Jackie est exemplaire : « J’attendais une table au Blue
Ribbon. Il s’est approché de moi et il a engagé la conversation. Très drôle,
d’emblée. Je me suis dit oh là là, ça démarre fort. Mais dès demain, l’oiseau
se sera envolé, le coup classique. »
Hochements de tête unanimes. Nous connaissons toutes le scénario par
cœur.
« Il m’a appelée vers huit heures le lendemain matin, poursuit Jackie.
“On déjeune ensemble ?” Et il m’invite au 44 le jour suivant. »
Sapphire, une mère divorcée, rit. « Moi, il ne m’a emmenée au 44 que le
deuxième jour.
– Pendant que tu le trouves toujours drôle et intelligent, il t’invite à
passer un week-end avec lui, reprend Jackie.
– Il m’a demandée en mariage quelque chose comme le dixième jour,
dit Sarah. Plutôt rapide, même pour lui.
– Il m’a emmenée dîner chez ses parents dès notre troisième ou
quatrième rendez-vous », dit Britta, une grande brune élancée qui est
reporter photo. Depuis, elle s’est mariée et elle est heureuse en ménage. « Il
n’y avait que lui et moi, ses parents et le majordome. Le lendemain, je me
souviens, j’étais assise sur son lit et il me montrait des films amateur de lui
enfant. Il m’a demandé de l’épouser. Il m’a dit : “Tu vois, je peux être
sérieux.” Et il a commandé des plats chinois infects. J’ai pensé : t’épouser ?
qu’est-ce qui te prend ? t’es camé ou quoi ? »
Ramona soupire : « Moi, je l’ai rencontré juste après une rupture. J’étais
plutôt mal en point. Il était toujours présent. »
Un schéma commençait à se dégager. Toutes ces femmes avaient un
point commun : elles venaient de rompre avec leur mari ou leur amant
quand Peri les avait trouvées. À moins que ce ne soient elles qui l’aient
trouvé.
« Peri, c’est le mec de la deuxième chance, dit Sarah, catégorique. Du
genre : Excusez-moi, vous m’avez l’air effondré ? Je suis votre homme.
– C’est le Mayflower des sentiments, ajoute Maeve. Il aide les femmes à
faire la traversée. Quand tu débarques à Plymouth, tu te sens déjà beaucoup
mieux. »
Ses pouvoirs de compassion jouaient en sa faveur. La phrase : « On
dirait une fille » revenait souvent.
« Il lit plus de magazines de mode que la plupart des femmes, dit
Sapphire, et il est beaucoup plus disposé à se battre pour toi que pour lui.
– Il dégage une grande confiance en lui, renchérit Maeve. À mon avis,
c’est une erreur, pour un homme, de vouloir donner l’image du parfait idiot
incapable de trouver ses chaussettes tout seul. Le discours de Peri, c’est : Je
suis parfaitement bien dans ma tête. Tu peux t’appuyer sur moi. Alors toi tu
penses : Quel soulagement ! En fait, les femmes ne rêvent que de ça, et
c’est ce que la plupart des hommes ne comprennent pas. Peri, lui, au moins,
a l’intelligence de jouer là-dessus. »
Ensuite, on est venues à parler cul.
« Il est génial au lit, dit Sarah.
– Il pelote super-bien, dit Sapphire.
– Tu l’as trouvé génial ? s’étonne Jackie. Moi, je l’ai trouvé nul. Et si on
parlait de ses pieds ? »
Il n’empêche que jusqu’à présent, Peri semble incarner les deux choses
que les femmes disent rechercher le plus : un homme qui sache parler et
comprendre comme une fille, mais qui se comporte en mec au pieu. Alors,
où est la faille ?
On va se marier
Les sept femmes déclarent à l’unanimité avoir bien géré l’après-Peri.
Jackie sort avec son professeur d’éducation physique à domicile. Magda a
publié son premier roman ; Ramona est mariée et enceinte. Maeve a ouvert
un café littéraire. Sapphire a redécouvert un ancien amour. Sarah se dit
heureuse de poursuivre de ses ardeurs un homme-objet de vingt-sept ans.
Quant à Peri, il a récemment déménagé à l’étranger, avec de nouveaux
projets de mariage en tête. L’une des femmes a entendu dire qu’il s’est fait
jeter par une Anglaise qui, en fait, voulait épouser un duc.
« Il ne sort jamais avec les femmes qu’il lui faut », commente Sapphire.
Il y a six mois, Peri est revenu passer quelque temps à New York ; il a
emmené Sarah dîner en ville. « Il a pris ma main dans la sienne, raconte-t-
elle, et il a dit à l’ami qui l’accompagnait : “Sarah est la seule femme que
j’aie jamais aimée.” En souvenir du bon vieux temps, je suis retournée
prendre un verre chez lui. Là, il m’a demandée en mariage avec un tel
sérieux que je n’en croyais pas mes oreilles. J’étais sûre qu’il mentait.
Alors, j’ai décidé de le torturer. Il m’a dit : “Je ne veux pas que tu voies
d’autres hommes ; de mon côté, je ne verrai pas d’autres femmes.” J’ai
répondu d’accord, en pensant : Comme il habite en Europe et moi à New
York, ça ne marchera jamais. Mais le lendemain matin, il m’appelait :
“J’espère que tu te rends compte qu’à partir de maintenant, tu es ma
fiancée.” J’ai dit : “OK, Peri, ça baigne.” »
Il est reparti pour l’Europe et Sarah a oublié. Un matin où elle était au
lit avec son nouveau copain, le téléphone sonne. C’était Peri. Pendant
qu’elle lui parlait, le copain lui demande si elle veut du café. Peri se met
dans une rage folle.
« Y a quelqu’un chez toi ?
– Un ami, dit Sarah.
– À dix heures du matin ? T’as un mec, c’est ça ? On va se marier et tu
couches avec un autre mec ? »
Il raccroche. Une semaine plus tard, il la rappelle.
« Tu es prête ?
– Pour quoi ? demande Sarah.
– Tu es toujours d’accord pour qu’on se marie ? Tu ne vois plus cet
autre type, hein ?
– Écoute-moi, Peri, je n’ai pas de bague au doigt, que je sache, lui
répond Sarah. Fais-toi apporter un modèle de chez Harry Winston, et
ensuite, on discutera. »
Peri n’a jamais appelé le joaillier, il n’a donné aucun signe de vie à
Sarah pendant plusieurs mois. Il lui manque, dit-elle. « Je l’adore. Il
m’émeut parce qu’il est complètement déjanté. »
Dehors, la nuit tombait, mais aucune de ces femmes n’était pressée de
partir. Si elles n’étaient pas fascinées par Tom Peri en chair et en os, elles
l’étaient par le concept d’un homme comme lui.
4
Gosses ou lingerie ?
« Quand on s’appelle Diane Sawyer, dit George, on arrivera toujours à
se marier. Mais même les filles qui ont fait des études hyperbrillantes
peuvent rater le coche. Le problème, à New York, c’est que les gens
évoluent dans des cercles de plus en plus restreints. Ils forment une coterie
très privilégiée qui place la barre de ses exigences incroyablement haut.
« Sans parler des copains. Regarde, toi, par exemple, dit George. On n’a
rien à reprocher à tes boy friends, mais il faut toujours qu’on te charrie et
qu’on les descende en flammes. »
C’est vrai. Je ne suis sortie qu’avec des types très bien, chacun à sa
manière, mais mes amis leur trouvaient toujours tous les torts de la terre, et
ils m’engueulaient sous prétexte que je supportais des défauts qui
m’apparaissaient, à moi, vraiment mineurs. Du coup, je me retrouve seule, à
leur plus grande satisfaction.
Deux jours plus tard, je rencontre George par hasard à une soirée. « En
fait, le problème, c’est les enfants, me dit-il. Si tu veux te marier, c’est pour
en avoir. Et t’as pas envie de les faire avec un mec de plus de trente-cinq
ans, parce que ça t’obligerait à t’y mettre tout de suite, et alors il serait plus
question que de ça entre vous. »
Je décide de vérifier cette théorie auprès de Peter, un écrivain de
quarante-deux ans avec qui je suis sortie deux fois. Il abonde dans le sens
de George : « Tout ça, c’est une histoire d’âge et d’hormones. C’est
incroyable ce qu’une femme en âge d’avoir des enfants peut être séduisante.
Avec une femme un peu plus vieille, disons quarante ans, c’est plus
difficile, parce qu’il n’y a pas cette forte attraction au départ. Il faut la
fréquenter plus longtemps avant d’avoir envie de coucher avec elle, et de
toute façon ce n’est pas ça qui t’attire en elle. »
Qu’est-ce que c’est, alors ? la lingerie sexy ?
« À mon avis, on peut presque dire que les célibataires qui ne sont plus
toutes jeunes, c’est le problème numéro un de New York », dit Peter
sèchement, avant d’ajouter, songeur : « Ça en torture plus d’une, et elles se
réfugient dans le déni. »
Pour illustrer ses propos, il raconte qu’il a une amie de quarante et un
ans qui est toujours sortie avec des hommes très séduisants et qui a bien
profité de la vie. Un beau jour, elle s’est entichée d’un type de vingt ans et
s’est attiré tous les sarcasmes de Manhattan. Ensuite, elle a trouvé un bel
homme de son âge, qui l’a quittée. Du jour au lendemain, plus aucun
homme ne s’est intéressé à elle. Elle a fait une profonde dépression, elle a
dû quitter son boulot et elle est retournée vivre chez sa mère dans l’Iowa.
Cette histoire dépasse en horreur les pires cauchemars féminins. Et
pourtant, ça laisse les hommes complètement indifférents.
La version de Roger
Roger déguste du vin dans un restaurant de l’Upper East Side ; il se sent
bien. À trente-neuf ans, il vit de ses rentes et habite un six pièces décoré à
l’ancienne sur Park Avenue. Il réfléchit à ce que j’appellerais la passation
de pouvoir aux alentours de trente-cinq ans.
« Quand on est jeune, vingt, trente ans, ce sont les filles qui mettent la
pédale douce dans une relation, explique-t-il. Mais, quand on approche de
la quarantaine et qu’on devient un parti potentiel, on a l’impression de se
faire dévorer par elles. » En d’autres termes, le pouvoir se retrouve entre les
mains de l’homme. Cela peut se produire du jour au lendemain.
Roger raconte qu’il est allé à un cocktail en début de soirée. La porte à
peine franchie, il s’est trouvé nez à nez avec sept célibataires entre trente-
cinq et quarante ans, toutes blondes, style Upper East Side, en robe de
cocktail noire, toutes plus spirituelles les unes que les autres. « Avec ce
genre de femmes, on sait qu’on ne risque jamais de faire une bourde, dit
Roger. Elles ont atteint leur maturité sexuelle et, en même temps, elles sont
blasées. Un mélange explosif. Elles ont ce regard… possession à tout prix,
mêlée d’un sain respect pour un portefeuille bien garni… On a l’impression
que, dès qu’on aura le dos tourné, elles vont se ruer sur leur ordinateur pour
consulter Lexis ou Nexis et rafler toutes les informations disponibles sur
nous. Le pire, c’est qu’elles sont en général très intéressantes, justement
parce qu’elles ne se sont pas précipitées dans le mariage. Mais quand on
croise ce regard dans leurs yeux… Comment veux-tu qu’on éprouve de la
passion ? »
Pour en revenir à Peter, qui se prend la tête à propos d’Alec Baldwin :
« Le problème, dit-il, c’est les exigences. Jamais une femme mûre ne se
contentera de ce qu’il reste sur le marché. Comme elles ne peuvent plus
trouver de mecs cool qui soient l’homme de leur vie, elles disent basta, je
préfère rester seule. Non, je ne plains pas les femmes qui croient au prince
charmant, mais je plains les pauvres types à qui ces femmes ne daigneront
même pas accorder un regard. Il leur faut Alec Baldwin, ou rien. À New
York, il n’y a pas une seule femme qui n’ait refusé dix types formidables et
amoureux d’elles sous prétexte qu’ils étaient trop gros ou pas assez
influents ou pas assez riches ou pas assez indifférents. Mais les apollons
qu’elles espèrent encore pouvoir harponner un jour, eux, s’intéressent à des
filles de moins de trente ans. »
Peter devient hystérique : « Pourquoi elles n’épousent pas un gros ?
Hein ? Pourquoi elles ne se fixent pas avec un gros tas de lard ? »
Pelotage-ecstasy
Voilà exactement dans quel état d’esprit était Tad il y a trois ans, quand
il a fait l’expérience du troïlisme le plus trivial, ou grand pelotage-ecstasy,
comme il l’appelait.
Il venait de rompre avec sa compagne de cinq ans. À une soirée, il
repère une jolie fille qui pouvait avoir vingt ans. Il la voit monter dans un
taxi et la suit dans sa Mercedes. À un feu rouge, il s’arrête à la hauteur du
taxi. Ils se donnent rendez-vous le lendemain soir, dans une boîte.
Elle vient avec une copine nommée Andie. « Heureusement dit Tad,
Andie n’avait pas les yeux en face des trous. » Elle arrivait d’Italie et
descendait tout juste d’avion ; elle frimait dans un manteau de renard. Ils
prennent de l’ecsta, puis Tad ramène les filles dans son loft ; ils boivent du
champagne, cassent les coupes, commencent à se peloter. La fille de vingt
ans s’endort, et Tad et Andie le font, avec l’autre sur le lit.
Peter l’interrompt aussitôt : « C’est la surenchère de l’expérience, jour
après jour, il faut toujours faire plus, plus vite. Et encore plus ! dit-il. On
commence à se sentir dépassé, on prend des risques, on invente de
nouveaux rôles, on s’étend…
– C’est comme si quelqu’un passait à côté de toi avec un plateau de
petits-fours, et que tu en rafles une pleine poignée », dit Garrick, la
trentaine, guitariste dans un groupe bien ancré à Manhattan.
Tad abonde dans le sens de Peter : « C’est l’idée d’en avoir toujours
plus. Deux paires de seins au lieu d’une. »
Heureusement, Sam, un banquier d’affaires, est arrivé à ce moment-là.
À quarante et un ans, c’est le genre de type qui dit toujours qu’il a envie de
se marier, mais qui « oublie » de rappeler la femme avec qui il sort. Il est
donc toujours célibataire. Il nous dit avoir fait l’expérience de l’amour à
trois.
« Qu’est-ce qui t’a poussé ? »
Il hausse les épaules. « Le désir de changer. Au bout d’un moment, on
se fatigue de tout. »
D’après Sam, il y a grosso modo trois situations qui amènent à se
retrouver à trois dans un lit.
Un : le type essaie depuis longtemps d’avancer son pion pour mettre sa
copine au pieu avec une de ses amies. La raison, c’est soit qu’il s’ennuie,
soit qu’il a envie de coucher avec l’amie.
Deux : la fille a secrètement envie de coucher avec une femme, et
trempe son copain dans la combine pour se faciliter le passage à l’acte.
Trois : deux femmes qui couchent ensemble conspirent pour attirer le
type dans leur lit.
Sam raconte qu’il a eu une copine, Libby, pendant environ six mois ; il
a réussi à se persuader qu’elle avait envie de coucher avec sa meilleure
amie, Amanda. Naturellement – il le reconnaît aujourd’hui –, c’était lui qui
avait envie de coucher avec Amanda.
Sous la pression, Libby finit par accepter d’organiser la soirée. Elle
invite Amanda. On débouche des bouteilles de vin. On s’installe sur le
canapé. Sam dit aux deux femmes de se déshabiller. Et ensuite ? « Un
fiasco complet », dit Sam. Libby est restée sur le canapé à siroter son vin, et
lui, Sam, a emmené Amanda au pajot. « J’étais complètement dingue d’elle.
Le problème, c’est qu’on finit généralement par préférer une femme à
l’autre, et alors l’une des deux se retrouve sur la touche. » Finalement,
Libby s’est approchée du lit. « J’imagine qu’elles attendaient de moi que je
leur dise quoi faire, que je prenne les choses en main. Mais j’étais tellement
scotché à Amanda que j’en étais incapable », dit Sam. Libby ne s’en est
jamais remise. Deux mois plus tard, elle et Sam rompaient. Libby et
Amanda sont restées brouillées un moment.
Sam reconnaît qu’il avait agi en connaissance de cause : les parties à
trois peuvent avoir des conséquences, mais « tu continues de toute façon,
parce que t’es un mec ».
Règle numéro un pour les rencontres à trois : « Ne jamais, jamais faire
ça avec sa copine, dit Garrick. Ça se termine toujours en catastrophe. »
Règle numéro deux : « C’est impossible à programmer. Ça ne marche
jamais comme prévu, renchérit Simon, qui dit avoir eu six ou sept
expériences de ce genre. Il faut que ça se fasse spontanément. »
On allait aborder la règle numéro trois quand l’interphone a sonné.
C’était Jim, un magicien de vingt et un ans, et Ian, un producteur de
télévision de vingt-cinq ans. Jim annonce d’emblée qu’il a eu une
expérience pas plus tard que la semaine précédente. « Après, on en parle
avec les copains, dit-il. Mais c’était plutôt merdique, parce qu’on venait
tous les trois de voir le film Threesome. »
Il allait poursuivre, quand on a sonné à nouveau. Nous nous sommes
regardés. « Qui est-ce ? » Tous mes invités étaient là.
Peter a levé les yeux de sa peinture. « C’est la deuxième femme », dit-il,
imperturbable.
Je monte ouvrir. C’est une femme, en effet. Nous nous dévisageons en
écarquillant les yeux. « Qu’est-ce que tu fais ici ? me demande-t-elle.
– J’allais te poser la même question. » Puis nous faisons ce que font
toutes les New-Yorkaises, quels que soient leurs sentiments : nous nous
embrassons.
« Salut, Chloé. »
Elle porte une veste léopard et une écharpe rose. Chloé est une des
figures de Manhattan, une femme splendide, mais dont on se demande
toujours comment elle va finir.
Les hommes nous ont regardées descendre. Jim s’est renversé dans son
fauteuil. « Ah, ça va enfin devenir intéressant », dit-il.
Chloé et moi, nous répondons en chœur : « Compte là-dessus. »
Chloé passe la petite troupe en revue. « Dites donc, c’est un vrai
commando », lance-t-elle. Quelqu’un lui sert une vodka. Je lui dis de quoi
nous parlions.
« Moi, à mon avis, une partie à trois, c’est la dernière chose qui puisse
intéresser une femme, déclare-t-elle, comme si elle parlait d’un accessoire
de maquillage. Une nana veut être seule avec son mec. Elle aime qu’on
s’occupe d’elle. »
Elle avale une gorgée de vodka. « Je ne vous dis pas le nombre de fois
où un homme m’a fait ce genre de proposition. Un jour, j’étais avec mon
copain et un autre couple. Ils s’étaient mis dans la tête de se faire un trip
sadomaso. Je me suis retrouvée dans la chambre avec le mari de l’autre
femme. Je le connaissais depuis des années. On s’est regardés, et je lui ai
dit : “Ça marchera jamais, parce qu’on est tous les deux des dominés. La
bonne blague. On se neutralise mutuellement.” »
J’ai eu envie de savoir ce qui se passerait si les deux femmes se
mettaient à ignorer l’homme.
« Ce serait le pied, dit Simon.
– C’est ce qu’on espère tous, renchérit Tad. C’est le nec plus ultra. Tu te
crois au cinéma, mais ça se passe dans ton pieu. Si tu fais tout ce boulot,
c’est justement pour que les deux femmes se retrouvent ensemble. »
Jonesie est d’un avis différent. Il n’arrête pas de parler de « pro ». Mais
on ne sait pas très bien s’il entend par là une prostituée spécialisée dans les
parties à trois ou autre chose.
« En général, ce qui déclenche ces trucs-là, c’est que la pro a envie de
coucher avec la femme, dit-il. Elle est lesbienne, mais elle est prête à
coucher avec un homme pour avoir la femme. La pro va te jouer le grand
jeu, elle va te cuisiner, te faire mijoter à petit feu aussi longtemps que
possible pour que l’autre femme, la proie qu’elle convoite en réalité, ne se
sente pas agressée et trahie par l’homme. La pro va te faire durer tant
qu’elle pourra, puis elle t’achèvera et alors seulement, elle se jettera sur
l’autre femme.
– Pas d’accord, dit Simon. Jonesie manque d’expérience. »
Un sport
« Mais en fait, on n’a pas envie de faire ça avec une fille à qui on tient,
dit Tad.
– Le pied, c’est avec une fille qui est une bonne copine et qui aime bien
s’amuser, précise Ian.
– C’est pour ça que les hommes t’ont fait tant de propositions, dit Tad à
Chloé. Tu es la bonne copine par excellence. »
Chloé le fusille du regard.
Tout d’un coup, sans crier gare, Ian annonce : « Moi, je me suis retrouvé
plus souvent avec deux types et une fille que le contraire », et il ajoute
aussitôt : « Mais je n’ai rien fait avec le type. »
Silence perplexe. Je ne suis pas certaine d’avoir bien entendu.
« Le coup est plus facile à monter, explique-t-il en haussant les épaules.
C’est un sport. Tu te fiches de la nana. Sinon, tu laisserais pas ton pote lui
faire l’amour. C’est pas comme si tu tenais à elle.
– Et ça te coûte bien moins cher », dit Sam, le banquier.
Aussitôt, je pense à une ou deux copines qui m’ont avoué fantasmer de
coucher avec deux hommes. Je leur conseillai de ne jamais concrétiser.
Chloé est toujours sceptique. « Jamais on m’a proposé ça, dit-elle.
D’ailleurs, les hommes sont tellement en compétition les uns avec les autres
qu’on les imagine mal gérant une situation pareille.
– Moi, je voudrais pas baiser une femme juste après un autre homme »,
dit Peter.
Tad n’est pas de cet avis. « Si c’est mon meilleur copain, tout me va.
– Complètement d’accord, dit Ian.
– Je ferais attention à qui y va le premier, à ce qui se passe, précise Tad.
– Les deux hommes sont de connivence, dit Ian. C’est un truc qui se
règle entre toi et ton copain. Vous vous demandez si vous allez réussir votre
coup, et si c’est oui, c’est le super-pied. »
Jim secoue la tête avec véhémence. « Je ne suis pas d’accord du tout.
– Jim, comment tu peux dire ça ? demande Ian.
– Ouais, dit Tad. Tu l’as fait avec Ian, une fois.
– C’est votre conception du truc qui me plaît pas », dit Jim.
Ian le montre du doigt. « Mais il me poussait vers la fille », dit-il.
Et l’entrejambe ?
Les mecs-à-vélo commettent souvent l’erreur de vouloir faire de leurs
conquêtes des filles-à-vélo. Joanna, qui a été élevée sur la Cinquième
Avenue et travaille comme décoratrice d’intérieur, a épousé un mec-à-vélo.
« Nous étions tous les deux cyclistes, dit-elle, si bien qu’au début, ça n’a
posé aucun problème. La première ombre au tableau, ç’a été quand il m’a
offert une selle pour mon anniversaire. Ensuite, à Noël, j’ai eu droit au
porte-vélos à accrocher sur la voiture. Quand on a divorcé, il est parti avec
le porte-vélos. Il faut le faire, quand même. »
« Les types à vélo, très peu pour moi, dit Magda, la romancière. Vous
imaginez leur entrejambe ? Bonjour l’odeur ! Et puis moi, j’ai été trop
souvent fauchée par des cyclistes. Ce sont tous des connards égoïstes et
kamikazes. S’ils baisent comme ils pédalent, merci bien, la vitesse, c’est
pas ça qui compte. »
« Les femmes ne trouvent pas le cyclisme sexy, dit Thad. Elles trouvent
ça infantile. Mais il arrive un moment où on décide qu’on ne peut pas
passer sa vie à les tromper sur notre vraie nature. »
10
Amour conjugal
Miranda se tourne vers Brigid. « Alors, dis-moi, Brigid, qu’est-ce que tu
fais exactement ? »
Brigid ouvre la bouche et y introduit très proprement un triangle de
quesadilla. « Je travaille chez moi. J’ai ma boîte de conseil.
– Je vois, dit Miranda. Et tu conseilles… en quoi ?
– Informatique.
– Elle est notre petit Bill Gates, dit Marguerite, qui boit de l’Evian dans
un verre à vin. Quand notre ordinateur nous joue des tours, on l’appelle, et
elle répare.
– Très précieux, renchérit Belle. Les ordinateurs, c’est capricieux.
Surtout si on ne s’en sert pas tous les jours. » Elle sourit. « Et toi,
Marguerite, qu’est-ce que tu fais ? Tu as des enfants ? »
Marguerite rougit légèrement et détourne les yeux. « Un seul, dit-elle
avec regret. Un beau petit ange. Mais ce n’est plus un bébé. Il a huit ans, il
devient un vrai petit garçon. Nous essayons d’en avoir un autre.
– Margie essaie l’in-vitro », dit Jolie, puis, à la cantonade : « Je suis
contente d’avoir eu les deux miens tout de suite, comme ça, c’est fait. »
Carrie a le malheur de choisir juste ce moment-là pour revenir de la
cuisine, un grand verre de vodka avec deux glaçons à la main. « En parlant
de moutards, dit-elle, le mari de Belle voudrait la mettre en cloque, mais
pour elle, il n’en est pas question. Alors, elle est allée dans une pharmacie et
elle s’est acheté un kit pour savoir quand elle ovulait. La nana lui a donné
en lui souhaitant bonne chance, et Belle lui a fait : “Non, non, vous n’y êtes
pas du tout. Je vais m’en servir pour savoir quand ne pas avoir de rapports.”
C’est à se tordre, non ?
– Il est hors de question que je sois enceinte l’été, explique Belle. Je ne
veux pas me montrer dans cet état en maillot de bain. »
Brigid les coupe et reprend la conversation : « Et toi, Miranda, qu’est-ce
que tu fais ? dit-elle. Tu vis à Manhattan, n’est-ce pas ?
– Eh bien, je suis directeur général chez un câblo-opérateur.
– Oh, j’adore les chaînes câblées, dit Rita, qui porte trois lourds colliers
d’or et arbore un saphir de douze carats à côté d’une alliance en saphirs.
– Oui, dit Belle avec un sourire mielleux. Miranda est notre petit Bob
Pittman. C’est lui qui a démarré MTV, tu sais.
– Oh, oui, je sais, dit Rita. Mon mari travaille pour CBS. Je vais lui dire
que je t’ai rencontrée, Miranda. Je suis sûre qu’il… En fait, j’étais son
assistante ! Jusqu’au jour où nos collègues ont découvert que nous sortions
ensemble. Surtout qu’il était marié à l’époque. » Elle échange des regards
avec les autres banlieusardes.
Carrie se laisse tomber sur le canapé à côté d’elle et l’éclabousse avec
sa vodka.
« Désolée, dit-elle. Je suis d’une maladresse épouvantable aujourd’hui.
Une serviette ?
– Ce n’est pas grave, dit Rita.
– C’est absolument fascinant, dit Carrie. Se taper un homme marié. Je
n’y arriverais jamais, moi. À tous les coups, je finirais par devenir la
meilleure amie de sa femme.
– C’est pour ça qu’il y a des cours à la Learning Annex, dit Sarah
sèchement.
– Peut-être, mais je n’ai pas envie de retourner en classe avec une bande
de ratés, dit Carrie.
– Je connais plein de gens qui ont pris des cours à la Learning Annex.
Ils ne sont pas mauvais du tout, dit Brigid.
– C’était lequel, notre préféré ? demande Rita. Sadomaso ? C’est ça :
comment devenir une dominatrice.
– C’est vrai, moi, le fouet, c’est la seule méthode que j’aie trouvée pour
réveiller mon mari, dit Brigid. C’est ça, l’amour conjugal. »
Lucy rit de bon cœur.
J’en tremble
« Cette photo, c’est incroyable ! » s’exclame Miranda. Le train les
ramène en ville et les berce doucement.
« Si jamais je suis enceinte un jour, dit Belle, je m’enferme pendant
neuf mois. Sans voir personne.
– Je ne dirais pas non, moi, dit Sarah d’un ton maussade, en regardant
défiler le paysage. Elles ont des maisons, des voitures, des bonnes
d’enfants. Ça me paraît gérable comme vie. Je suis jalouse, tenez.
– Moi, j’aimerais bien savoir ce qu’elles font de leurs journées, dit
Miranda.
– Elles baisent même pas », dit Carrie en pensant au Boss, son nouvel
amant. Pour l’instant, tout va bien. Mais au bout d’un an ou deux ? En
admettant que ça tienne jusque-là.
« Vous ne croirez jamais ce que j’ai appris sur Brigid, dit Belle. Pendant
que vous étiez en haut, Jolie m’a attirée dans la cuisine. “Soyez gentilles
avec Brigid, elle m’a dit. Elle vient de prendre Tad, son mari, en flagrant
délit avec une autre femme.” »
Ladite femme, Susan, est la voisine de Brigid. Susan et Tad font la
navette tous les jours jusqu’à Manhattan, où ils travaillent. Depuis un an, ils
se rendent à la gare en covoiturage. Brigid est tombée sur eux à dix heures
du soir, en sortant le chien. Ils étaient dans la voiture, qu’ils avaient garée
dans un cul-de-sac au bout de la rue, tous les deux soûls. Elle a ouvert
brutalement la porte et assené une grande claque sur le cul nu de son mari.
« Wheaton a la grippe et il a envie de dire bonsoir à son papa », a-t-elle dit.
Et elle est rentrée chez elle.
Pendant la semaine suivante, elle a continué de faire comme si de rien
n’était. Tad devenait de plus en plus nerveux, il l’appelait parfois jusqu’à
dix fois par jour du bureau. Chaque fois qu’il essayait de mettre le sujet sur
le tapis, elle le rembarrait avec un problème lié aux enfants. Finalement, le
samedi soir, elle annonce à Tad, qui se pintait à coups de margaritas sur la
terrasse : « Je suis de nouveau enceinte. Trois mois. Une fausse couche
n’est donc plus à craindre. Tu n’es pas heureux, mon amour ? » Puis elle
attrape le pichet de margarita et le lui verse sur la tête.
« Typique, dit Carrie en se curant les ongles avec le coin d’une pochette
d’allumettes.
– Heureusement que je peux avoir confiance en mon mari, dit Belle.
– J’en tremble », dit Miranda. Comme le train s’engage sur un pont, la
ville se dresse devant leurs yeux, brune et crépusculaire. « J’ai besoin d’un
petit verre. Qui m’accompagne ? »
Après trois cocktails chez Ici, Carrie appelle le Boss.
« Coucou, dit-il. Alors ?
– Atroce, dit-elle en gloussant. Tu sais combien je déteste ce genre de
chose. Leurs seuls sujets de conversation, c’est les bébés, les écoles privées,
leur amie qui s’est fait blackbouler du country club et la nounou qui a
crashé la Mercedes toute neuve. »
Elle entend le Boss sucer son cigare. « T’en fais pas, mon petit. Tu
t’habitueras.
– Ça m’étonnerait. »
Elle se retourne pour regarder du côté de leur table. Miranda a harponné
deux clients attablés non loin. L’un des deux est déjà en grande
conversation avec Sarah.
« Je cherche un refuge. Au Bowery Bar, dans une heure. » Et elle
raccroche.
11
Le téméraire
Miranda n’avait pas du tout l’intention de se conduire en cinglée à cette
soirée, de faire ce qu’elle appelle « mon numéro Glenn Close ».
« J’allais rentrer chez moi dormir pour me lever tôt et travailler
dimanche. » C’est le grand avantage de vivre seule, sans mari, sans enfants.
On peut travailler le dimanche.
Mais Sarah l’avait traînée à cette soirée en lui faisant miroiter la
possibilité de nouer des contacts. Sarah, qui a sa propre société de relations
publiques, cherche toujours des « contacts », terme que l’on peut aussi
traduire par « touches ». La soirée se tenait dans la 64e Rue Est, chez un
vieux richard qui possède un hôtel particulier. Les femmes, la trentaine,
avaient toutes les cheveux à peu près du même blond et portaient une robe
noire. Cette faune-là se retrouve régulièrement chez les vieux richards.
Chacune venant toujours accompagnée de ses copines, il se forme ainsi des
escadrons entiers de femmes lancées à bloc dans la chasse au mâle avec des
airs de saintes-nitouches.
Sarah s’était fondue dans la foule, plantant Miranda au bar. Avec ses
cheveux bruns ondulés et ses bottes terminées en guêtres, celle-ci ne passait
pas inaperçue.
Deux filles passent près d’elle ; Miranda – peut-être légèrement
parano – aurait juré que l’une d’elles disait : « C’est elle, Miranda Hobbes.
Une vraie garce. »
Et elle répond à voix haute, mais pas assez pour se faire entendre :
« Exact, mon chou. Je suis une garce, mais Dieu merci, je ne suis pas
comme toi. » C’est alors qu’elle repense à son après-midi en banlieue et au
gâteau aux carottes basses calories nappé de crème allégée, qu’elle a mangé
avec une minuscule fourchette d’argent aux dents pointues : une arme
blanche parfaite.
Un homme s’approche d’elle. Costume sur mesure, chic et coûteux.
D’accord, ce n’est pas un homme à proprement parler, vu qu’il n’a que
trente-cinq ans. Mais il fait des efforts. Comme elle se fait préparer une
double vodka-tonic par le serveur, il lui dit : « Il fait soif, hein ?
– Non. En fait, j’ai envie d’un steak. Pigé ?
– Je vais vous en chercher un, dit l’homme, qui parle avec un accent
français.
– Je vous sonnerai quand j’aurai besoin de vous », dit-elle en essayant
de s’éloigner. Elle refuse de se mettre dans l’ambiance de la soirée. Elle en
a assez de faire semblant, mais elle n’a pas non plus envie de rentrer chez
elle, parce que la solitude lui pèse et qu’elle a un peu trop bu.
« Je m’appelle Guy, dit-il. J’ai une galerie d’art dans la 79e Rue. »
Elle soupire. « Mais bien sûr, où ai-je la tête ?
– Vous en avez peut-être entendu parler ?
– Écoutez, Guy…
– Oui ? dit-il, plein d’espoir.
– Vous pouvez toucher votre trou du cul avec votre bite ? »
Il lui fait un sourire mutin et se rapproche encore. Il lui pose la main sur
l’épaule. « Mais naturellement.
– Dans ce cas, je vous suggère d’aller goûter aux plaisirs solitaires.
– Oh ! Voyons ! » dit Guy, et Miranda se demande s’il est vraiment bête
ou s’il a simplement l’air bête parce qu’il est français. Il lui attrape la main
et l’attire dans l’escalier ; elle se laisse faire, en se disant qu’un type qui sait
rester aussi cool après s’être fait insulter ne peut pas être foncièrement
mauvais. Ils se retrouvent dans la chambre à coucher de leur hôte, dont le lit
est recouvert de soie rouge. Le Guy en question a de la coke. Tout d’un
coup, ils se mettent à s’embrasser. Les gens entrent et sortent de la chambre.
Ils terminent dans le dressing-room. Lambris de pin ancien, tringles
pour les vestes et les pantalons, étagères pour les pulls en cachemire et les
chaussures. Miranda inspecte les étiquettes : Savile Row… pas original.
Quand elle se retourne, Guy est derrière elle. Ils se mettent à se peloter. Les
lacets des guêtres sont dénoués. Charles-le-chauve sort la tête.
« Gros comment ? demande Carrie au téléphone.
– Gros. Et français », dit Miranda. (Ah ?)
Quand c’est fini, Guy lui dit : « Dis donc, pas un mot à ma fiancée,
d’accord ? » en lui fourrant sa langue dans l’oreille une dernière fois.
Il lui déballe tout : il vit avec elle depuis deux ans, ils doivent se marier,
mais il ne sait pas s’il en a vraiment envie, mais comme elle vit chez lui,
que faire ?
Ensuite, ç’a été Glenn Close sans le lapin.
Le lendemain, Guy trouve son numéro et l’appelle. Il veut la revoir.
« Voilà le genre d’hommes entre lesquels il nous faut choisir », dit Miranda.
Newbert s’inquiète
À midi, Newbert, le mari de Belle, appelle Carrie pour savoir si elle a
vu Belle.
« Si elle était morte, lui répond Carrie, je le saurais. »
Ingénue en roller
Puis c’est au tour de Sarah qui, d’après Miranda, s’est amusée à faire du
roller dans son sous-sol à quatre heures du matin. Pintée. Trente-huit ans.
Existe-t-il spectacle moins ragoûtant qu’une femme adulte qui s’accroche à
un rôle d’ingénue ? Sans doute pas.
Mais de sa part, faut-il s’en étonner ? Elle n’est pas mariée, elle aimerait
rencontrer quelqu’un. Et les hommes, comme vous l’avez déjà compris,
sont attirés par la jeunesse. Même les banlieusardes rencontrées à Old
Greenwich, qui sont plus âgées que Sarah, étaient plus jeunes qu’elle
aujourd’hui au moment de leur mariage. Pour elle, l’occasion n’est plus
sûre de se représenter. Alors elle fait du roller dans son sous-sol avec un
jeune de vingt-cinq ans. Au lieu de l’emmener au lit. Non qu’il n’en ait pas
envie, au contraire, mais c’est elle : elle a peur qu’il juge son corps vieilli.
« Oh, saluuut ! » dit-elle, quand Carrie l’appelle dans le courant de
l’après-midi. Elle est installée sur le canapé de son petit mais impeccable
deux pièces, dans un gratte-ciel à deux pas de la Deuxième Avenue. « Je
vais bien, oui. Quelle histoire, hein ? » Son ton est exagérément enjoué.
« Une petite cheville cassée, rien de grave. Et des médecins mignons
comme tout, aux urgences. Et Luke qui est tout le temps avec moi.
– Luke ?
– Lucas, en fait. Il est mignon tout plein. C’est mon jeune ami. » Elle
glousse. C’est horrible.
« Où t’es-tu procuré les rollers ?
– Oh, c’est les siens. Il est venu avec. À la soirée. Ce n’est pas
mignon ? »
On lui enlève son plâtre dans six semaines. Entre-temps, Sarah va faire
marcher sa boîte de relations publiques à cloche-pied, comme elle pourra.
Elle n’a pas d’assurance invalidité. Son affaire est sur le fil du rasoir.
Que vaut-il mieux ? Ça, ou être mariée et habiter en banlieue ? On peut
se poser la question.
Qui sait.
Belle au Carlyle
Belle appelle du Carlyle. Elle parle d’un receveur de l’équipe des
Miami Dolphins. Rencontré chez Frederick. Elle dit quelque chose sur son
mari, Newbert, et sur une sauce pour spaghettis. « Je fais une super-sauce
pour spaghettis, dit-elle. Je suis une super-épouse. » Carrie acquiesce.
En rentrant de Greenwich, Belle s’est disputée avec Newbert. Elle s’est
enfuie et elle a atterri au Frederick, la boîte de nuit. Le joueur de football
américain y était. Il lui répétait que son mari ne l’aimait pas assez. « Si. Tu
ne comprends pas », disait-elle. « Moi, je t’aimerais davantage », il a dit.
Elle a ri, s’est enfuie de nouveau et s’est pris une suite au Carlyle. Elle a
déclaré : « C’est l’heure des cocktails. »
Elle soupçonne Newbert d’être nerveux parce qu’il vient d’envoyer son
roman chez l’éditeur. Ou parce qu’elle ne veut pas d’enfants. Pas avant que
le bouquin se vende en tout cas. Dès qu’elle sera enceinte, ce sera fini tout
ça. Alors, autant se payer du bon temps maintenant.
Skipper et M. Merveilleux
recherchent des sensations fortes
dans les haies de Southampton
Un tour surprenant
Dimanche soir. À l’occasion de la parution d’un livre, Coerte Felske
donne une soirée chez Ted Fields. Skipper est vexé de ne pas être invité.
Mais il s’est arrangé pour y aller tout de même en proposant à Stanford
Blatch, qu’il connaît vaguement et qui est invité partout, de l’y conduire.
C’est une garden-party. Skipper remarque qu’une jeune femme du nom
de Margaret s’intéresse beaucoup à lui. Margaret est une petite brune aux
gros seins. Elle est jolie, mais ce n’est pas son genre. Elle travaille dans les
relations publiques. Skipper et Margaret prétendent avoir besoin d’aller aux
toilettes, ce qui les oblige à longer un sentier jalonné de torches, et qui
serpente derrière des buissons jusqu’aux W-C. Ils se dirigent vers une haie.
Ils s’embrassent. Et là, les événements prennent un tour surprenant.
« J’en meurs d’envie », dit Margaret, et voilà qu’elle s’agenouille
devant lui et lui ouvre sa braguette. Skipper est éberlué. La chose prend en
tout deux minutes, à peine.
« Tu vas me ramener chez moi, hein ? demande Margaret.
– Impossible. J’ai promis à Stanford de le raccompagner, et tu habites à
l’opposé. »
Oh, M. Merveilleux !
Further Lane. M. Merveilleux arrive de Bedford juste pour dîner. Son
hôte, Charlie, est divorcé depuis cinq ans. Ses invités, hommes et femmes,
ont entre trente ans et quarante et quelque. M. Merveilleux est placé à côté
d’une femme du nom de Sabrina : trente-deux ans, seins qui débordent d’un
débardeur noir de chez Dona Karan. M. Merveilleux lui remplit son verre,
tend une oreille compatissante à ses histoires d’ex-mari. À onze heures,
Sabrina lui propose de l’accompagner à la Stephen’s Talk House, à
Amagansett, où elle a rendez-vous avec des amis. M. Merveilleux lui offre
de prendre le volant, vu qu’elle a un peu bu. Ils finissent chez Sabrina à
trois heures du matin.
En le voyant arriver, la fille qui habite avec Sabrina lui dit : « Si vous
avez des idées tordues derrière la tête, vous pouvez les oublier tout de
suite. » Sur ce, elle s’allonge sur le canapé et éteint la lumière.
Plus tard, vers cinq heures du matin, M. Merveilleux a une crise de
claustrophobie. La maison de Sabrina est minuscule. Il entend la copine
ronfler sur le canapé juste derrière la porte. Je perds la boule, pense-t-il.
Lundi. M. Merveilleux appelle Sabrina, qu’il a quittée il y a une heure.
Il tombe sur son répondeur : « Tu m’accompagnes à la plage ? » À Media
Beach, il rencontre Carrie et le Boss. Puis il repère une jolie blonde avec un
cocker. Il s’approche et se met à jouer avec le chien. La conversation
s’engage. Il commence à penser qu’il a ses chances quand le copain de la
blonde arrive, un grand type râblé aux pectoraux impressionnants, un peu
court sur pattes. M. Merveilleux retourne à sa serviette de bain. Samantha
Jones est arrivée, elle s’est installée avec Carrie et le Boss.
La blonde arpente la plage avec son copain. En passant devant
M. Merveilleux, elle se tourne et lui fait un signe.
« Tu vois ? Je t’avais dit que j’avais une touche. Une sérieuse, dit
M. Merveilleux.
– Avec cette fille ? » dit Samantha, qui rit d’un rire méchant.
Panne cellulaire
Skipper dispute une partie de tennis quand il entend sonner son
téléphone portable.
« Bonjour, chéri, lui dit Margaret. Je me demandais ce que tu faisais.
– Je suis en plein match de tennis, dit Skipper.
– Tu veux venir, après ? J’ai une envie folle de te préparer un petit dîner
à la maison.
– Non, impossible.
– Comment ça impossible ?
– C’est-à-dire, je n’ai encore rien prévu. J’ai promis à des gens d’aller
dîner chez eux.
– Eh bien, on y va ensemble. »
Skipper baisse la voix. « Je ne crois pas que ça puisse se faire. C’est
plus ou moins professionnel, tu vois ce que je veux dire ?
– Espèce de grand manitou ! » dit Margaret.
Robert Morriskin finit par arriver en hydravion. Un peu vexé qu’il ne
soit pas venu la veille, Stanford lui envoie le chauffeur dans le vieux break
Ford au lieu de la Mercedes.
M. Merveilleux rentre de la plage. Sabrina a appelé. Il la rappelle
aussitôt, mais tombe sur son répondeur.
Le chintz bleu
Stanford a prévu de dîner chez Della Femina avec Robert Morriskin.
Ensuite, il ramène tout le monde chez lui, à Halsey Neck ; ils fument des
joints. À deux heures du matin, Robert s’excuse en disant qu’il a une pile de
manuscrits à lire le lendemain matin. Stanford l’accompagne dans sa
chambre, qui est décorée du traditionnel chintz bleu de Southampton. « J’ai
toujours adoré cette pièce, dit-il. On ne trouve plus ce chintz bleu. J’espère
que tu n’auras pas trop chaud. À mon avis, le mieux, en été, c’est de dormir
sans couvertures. C’est ce qu’on faisait enfants. Avant que ma grand-mère
découvre la clim. »
Stanford s’installe dans un fauteuil pendant que Robert se déshabille.
Cela ne semble pas gêner ce dernier, et Stanford continue de bavarder à
bâtons rompus. Robert se couche et ferme les yeux. « Fatigué, hein ? » dit
Stanford. Il s’approche du lit et regarde Robert. « Tu dors ? »
La fête de l’Indépendance
Mardi 4 juillet. Le portable sonne : c’est Margaret. « Bonjour, chéri.
Tout le monde retourne de bonne heure à New York, mais moi, j’ai pas
envie de partir. Tu t’en vas quand ? Tu peux me ramener ?
– Je ne rentre pas avant demain matin, dit Skipper.
– Oh. Remarque, je peux rentrer demain, moi aussi. Il suffit que
j’appelle le bureau.
– Oui, bien sûr, dit Skipper, sans enthousiasme.
– Tu n’aimes pas la fin du week-end, toi, quand tout le monde a repris la
route ou les airs, et que tu restes le dernier ? On dîne ensemble ?
– Je ne crois pas, non. J’ai promis à des copains…
– Pas de problème, dit Margaret d’un ton léger. On se verra le week-end
prochain. On en parlera demain dans la voiture. »
Bonjour, Kitty
« Les vieux sont dégueulasses, dit Camilla. Je veux plus sortir avec eux.
Il y a deux ans, je me suis dit tout d’un coup : “Pourquoi il faut que je me
coltine ces riches vieux et moches alors que je peux me taper des riches
jeunes et beaux ? En plus, ils ont beau dire, les vieux nous comprennent
pas. Ils sont d’une autre génération.
– Moi, je les trouve pas si épouvantables que ça, dit Kitty. Évidemment,
quand Hubert m’a appelée pour me dire qu’il voulait sortir avec moi, j’ai
réagi du style : “Ah oui ? Quel âge tu as, combien de cheveux il te reste sur
le crâne ?” Il a vraiment fallu qu’il me fasse la cour. La première fois qu’il
est venu me chercher pour sortir, je me suis pointée avec les cheveux sales
et pas maquillée, histoire de dire : Si tu me veux tant que ça, autant que tu
saches à quoi je ressemble quand je ne triche pas. Après la première nuit
que j’ai passée avec lui, quand je me suis réveillée le matin, il y avait un
bouquet de mes fleurs préférées dans toutes les pièces. Il avait trouvé qui
était mon auteur préféré et il m’avait acheté tous ses livres. Il avait écrit à la
mousse à raser sur le miroir : Bonjour, Kitty. »
Les femmes poussent de petits cris. « C’est trop chou ! s’exclame
Teesie. J’adore les hommes.
– Moi aussi, mais j’ai besoin d’une coupure de temps en temps, dit
Shiloh.
– Hubert est ravi quand je fais des bêtises, reprend Kitty. Quand j’achète
trop de vêtements et que je peux pas payer la note, par exemple. Il adore
intervenir et s’occuper de tout. Les hommes sont dans le besoin, et nous
sommes les déesses de l’abondance », ajoute-t-elle d’un air triomphant. Elle
a bien entamé son second cocktail. « D’un autre côté, ils ont… plus
d’envergure. Ils sont réconfortants.
– Ils te donnent des choses qu’aucune femme ne te donnera, renchérit
Shiloh en hochant la tête. Un homme doit être un pourvoyeur.
– Hubert me procure un sentiment de sécurité. Il me permet d’avoir
l’enfance que je n’ai jamais eue, dit Kitty. Le féminisme, très peu pour moi.
Les hommes ont besoin de dominer… Eh bien, qu’ils dominent. Qu’ils
règnent sur notre féminité.
– Moi, je les trouve compliqués, mais je sais toujours qu’il y en aura un
de rechange si ça ne marche pas avec celui-ci, dit Teesy. Ils ne demandent
pas beaucoup d’entretien.
– Le problème, c’est les autres femmes, dit Camilla.
– Au risque de paraître odieuse, je dirais que la beauté procure un tel
pouvoir qu’on peut avoir tout ce qu’on veut, dit Kitty. Les autres femmes le
savent et elles ne nous aiment pas, surtout les plus vieilles. Elles croient
qu’on vient envahir leur territoire.
– Beaucoup de femmes prennent conscience de leur âge quand elles
arrivent à la trentaine, dit Camilla. Ce cap de la trentaine, c’est les hommes
qui l’ont fixé. Évidemment, une femme avec le physique de Christie
Brinkley, elle n’aura pas ce problème.
– Mais ça les rend méchantes, dit Kitty. Elles cancanent. Par exemple,
elles me prennent pour une idiote qui connaît rien à rien. Elles disent que je
suis avec Hubert pour son fric. À la fin, ça rend mauvaise, on raccourcit ses
jupes et on rajoute une couche de maquillage.
– Elles se donnent pas la peine de chercher à savoir ce qu’il en est. Elles
sont bourrées de préjugés, dit Teesie.
– Les femmes sont terriblement envieuses, dit Shiloh. Et c’est pas une
question d’âge. Elles sont dégoûtantes. Dès qu’elles voient une jolie fille, il
faut qu’elles la cassent. C’est triste, et c’est révoltant. C’est très révélateur
de ce qu’elles sont dans la vie. Elles se sentent tellement menacées,
tellement insatisfaites, qu’elles supportent pas l’idée qu’une autre s’en sorte
mieux qu’elles.
– C’est pourquoi la plupart de mes amis sont des hommes. » Les trois
autres se regardent en hochant la tête.
« Et au lit ? demande l’une d’elles.
– Moi, je leur dis à tous qu’ils ont le plus gros machin que j’aie jamais
vu », dit Kitty. Les autres rient nerveusement. Kitty termine sa margarita à
la paille, en aspirant bruyamment. « Question de survie », dit-elle.
14
Bons amis
Walden ne l’a pas revue pendant plusieurs semaines. Il retournait à ses
états d’âme. Si Libby avait été plus jolie, il serait sorti avec elle. Mais il a
attendu deux mois avant de l’inviter à déjeuner, deux mois pendant lesquels
il a fantasmé sur elle. Après le déjeuner, ils ont pris leur après-midi pour
aller faire l’amour chez elle. Ils ont commencé à se voir deux fois par
semaine. Ils habitaient le même quartier ; ils dînaient dans les restos du
coin, ou alors elle lui faisait la cuisine. « J’exprimais mes sentiments avec
une facilité étonnante, dit Walden. Je pouvais pleurer devant elle. Je lui
racontais mes fantasmes sexuels les plus intimes, et on les mettait en
pratique. On a même parlé de se faire une partie à trois avec une de ses
copines.
« Elle aussi me racontait ses fantasmes ; ils étaient extrêmement
compliqués, poursuit Walden. Elle avait envie que je la batte. Elle avait ses
secrets, mais aussi un sens pratique incroyable. Je me suis toujours
demandé si c’était parce qu’elle était insortable qu’elle avait une vie
intérieure aussi sophistiquée. Tu comprends, quand on n’est pas super-top,
on peut devenir quelqu’un de très intéressant. »
Entre-temps, Libby subissait les avances d’un « type terne et moche »,
pour reprendre les propres termes de Walden. Walden ne se sentait pas
menacé. Il rencontrait tous les copains de Libby mais ne lui présentait pas
les siens. Il ne passait jamais un week-end complet avec elle, ni même une
journée entière. Ils n’allaient à aucune soirée ensemble. « Je ne voulais pas
qu’elle se fasse des idées », dit-il.
Elle n’a jamais protesté, jamais exprimé aucune exigence. Une fois, elle
lui a demandé s’il la cachait parce qu’il ne la trouvait pas assez jolie. « J’ai
menti, j’ai répondu non, dit Walden. Tu comprends, à condition de fermer
les yeux, elle avait tout pour me satisfaire dans tous les domaines. »
Walden commande un autre verre. « Avec elle, j’en arrivais à me
demander si je me sentais moche à l’intérieur, et c’était ça qui nous unissait.
– Tous les hommes détestent en secret les jolies filles, parce qu’elles
leur rappellent celles qui les ont repoussés au lycée », dit Stephen, qui a
vécu une histoire semblable.
Le grand-père d’Ellen était célèbre dans le monde de la télé. Très
célèbre. Stephen a rencontré Ellen à une soirée professionnelle. Ils étaient
sortis fumer une cigarette sur le balcon et ils ont engagé la conversation.
Elle était drôle, pleine d’esprit et d’humour. Elle sortait avec un autre type.
Après, ils se sont rencontrés à plusieurs occasions dans le cadre de leur
travail.
« On est devenus bons copains, dit Stephen ; et je dois dire que ça
m’arrive rarement avec une fille. Je n’avais aucune visée sexuelle sur elle.
Je pouvais dîner avec elle et sortir un tas de conneries, comme avec un mec.
Avec elle, je pouvais parler de cinéma, de Letterman. Elle connaissait le
monde de la télé – et tu sais que la moitié des femmes n’y comprennent
rien. Essaie de parler télé avec une jolie fille, et tu verras aussitôt son regard
se perdre dans le vague. »
Ils sont allés voir des films « en copains ». Elle cherchait peut-être en
douce une manière de l’appâter, mais Stephen ne remarquait rien. Ils
parlaient de leurs amours. De leurs frustrations. Stephen sortait à l’époque
avec une fille qui était partie en Europe pour trois mois, et il se forçait à lui
écrire des lettres sans chaleur.
Un après-midi, alors qu’ils finissaient de déjeuner, Ellen lui a raconté un
épisode de sa vie sexuelle avec son copain. Elle l’avait masturbé avec de la
vaseline. Aussitôt, Stephen s’est mis à bander. « Tout d’un coup, j’ai
commencé à la considérer comme quelqu’un de sexué, dit-il. Le problème
avec les filles qui ne sont pas super belles, c’est qu’elles sont obligées
d’annoncer la couleur. Elles ne peuvent pas nuancer quand elles parlent
cul. »
Ensuite, Ellen a rompu avec son copain et Stephen s’est mis à sortir
avec un tas de femmes, dont il lui parlait. Un soir où ils dînaient au
restaurant, Ellen lui a glissé sa langue dans l’oreille, et il en a tapé du pied
par terre.
Ils sont rentrés chez elle faire l’amour. « C’était super, dit Stephen.
Objectivement, je me suis surpassé. J’ai remis ça deux, trois fois. Je lui
faisais le coup du mec qui tient trois quarts d’heure. » À partir de ce
moment, leur « liaison » a progressé. Ils regardaient la télé au lit, et
faisaient l’amour sans l’éteindre. « Une jolie femme n’aurait jamais accepté
de partager ton attention avec le petit écran, dit Stephen. Moi, je trouve ça
plutôt décontracté. Tu n’es plus au centre des opérations. Les femmes
comme Ellen te permettent d’être toi-même. »
Stephen reconnaît que, du point de vue d’Ellen, leur relation n’était sans
doute pas aussi gratifiante. « Pendant les six mois où on est sortis
ensemble… euh, disons qu’on allait plus au cinéma à l’époque où on était
copains. Quand on se voyait, je ne lui offrais vraiment pas le Pérou : plats
préparés, cassettes vidéo. Je culpabilisais à mort. Je me sentais minable. Je
ne la trouvais pas super-belle, et je me trouvais nul d’avoir cette pensée-là.
C’était une fille formidable. »
Paumée à Manhattan
Je déteste Miami
Carrie a fait la connaissance de Cici environ à cette époque, l’année
dernière, au Bowery Bar. Elle était assise dans une alcôve, il était tard, elle
commençait à sombrer comme une épave, et voilà cette fille qui fonce sur
elle et qui lui dit : « Vous êtes mon idole. Vous êtes superbe. Où avez-vous
acheté vos chaussures, je les adore. » Carrie est flattée. « Je veux devenir
votre meilleure amie, ajoute Cici d’une voix qui se frotte à elle comme un
chat. Vous voulez bien de moi comme meilleure amie ? S’il vous plaît ?
– Euh, écoutez… Humm…
– Cici.
– Écoutez, Cici, dit Carrie d’un ton un peu sévère. Ce n’est pas comme
ça que ça se passe.
– Et pourquoi pas ?
– Parce qu’il y a quinze ans que je suis à New York. Quinze ans… et…
– Oh, dit Cici en s’effondrant sur son siège. Mais je peux vous
téléphoner ? Je vais vous appeler. » Sur ce, elle se lève, comme mue par un
ressort, et va s’installer à une autre table, d’où elle se retourne pour lui faire
signe.
Quinze jours plus tard, Cici appelle Carrie : « Il faut absolument que
vous veniez à Miami avec nous.
– Je déteste Miami. Je n’y ai jamais mis les pieds, dit Carrie. Si jamais
vous m’appelez encore une fois pour me parler de Miami, je vous raccroche
au nez.
– Ce que vous êtes drôle », dit Cici.
À Miami, Cici et Carolyne logent chez un ami riche de Carolyne qu’elle
a connu à l’université du Texas. Le vendredi soir, ils sortent tous ensemble,
se pintent, et Cici se laisse peloter par l’un des types, Dexter. Mais le
lendemain, quand il veut la suivre partout, lui mettre la main sur l’épaule,
l’embrasser en se croyant déjà en couple, il commence à l’agacer. « Viens
avec moi là-haut, qu’on s’amuse un peu », lui murmure-t-il sans arrêt à
l’oreille. Mais Cici n’en a pas envie, alors elle le traite par le mépris. Dexter
sort en trombe de la maison. Il revient deux heures plus tard avec une fille.
« Salut, v’s aut’ », lance-t-il avec un signe de la main destiné à Cici. Il
traverse la salle de séjour et gravit l’escalier avec la nana. La fille lui taille
une pipe. Quand ils redescendent, Dexter note son numéro avec ostentation.
Cici sort de la maison en courant, en pleine crise de nerfs, au moment
même où Carolyne remonte l’allée dans une voiture de location, en pleine
crise de nerfs elle aussi. À South Beach, elle est tombée par hasard sur Sam,
qui se trouve également à Miami et qui lui a proposé une partie à trois avec
une stip-teaseuse blonde, une vraie pétasse. Carolyne lui a répondu : « Va te
faire foutre », et il l’a fait tomber sur le sable en lui disant : « Si je suis sorti
avec toi, c’était uniquement pour qu’on nous prenne en photo ensemble. »
Page six !
Un peu plus tard, Carolyne a droit à quelques lignes dans les échos, en
page six du Post. Elle s’est rendue à une soirée au Tunnel. Comme le
portier ne voulait pas la laisser entrer, elle lui a hurlé à la figure ; il a tenté
de la mettre dans un taxi, mais elle l’a roué de coups de poing. Il a dû la
maîtriser au sol. Le lendemain, elle demande à l’éditeur de la publication
pour laquelle elle travaille de faire pression sur le Tunnel pour renvoyer le
portier, puis elle appelle la « page six ». Le jour où l’article paraît, elle
achète vingt exemplaires du journal.
Peu après, Cici se fait virer de l’appartement qu’elle partageait avec une
avocate de Philadelphie, la sœur aînée d’une de ses copines de lycée. La
femme lui dit : « Tu as changé, Cici. Tu m’inquiètes. Tu n’es plus la gentille
fille que tu étais et je suis complètement désemparée. » Cici lui hurle
qu’elle est jalouse, puis elle plie bagage et va prendre possession du canapé
de Carolyne.
Environ à la même époque, Carrie fait l’objet d’une attaque dans les
pages people d’un journal. Elle essaie d’ignorer l’incident quand Cici
l’appelle, tout excitée.
« Oh, là, là ! Vous êtes célèbre, lui dit-elle. On parle de vous dans les
journaux. Vous avez lu les échos ? » Et elle se met en devoir de lui lire
l’article. C’était un tel ramassis d’ordures que Carrie laisse éclater sa rage.
« Écoutez-moi bien, Cici, hurle-t-elle. Si vous voulez tirer votre épingle du
jeu à New York, n’appelez jamais quelqu’un pour lui livrer les atrocités
qu’on raconte sur lui dans les journaux. Faites comme si vous n’aviez rien
vu, d’accord ? Et si on vous demande si vous êtes au courant, mentez,
répondez : “Non, je ne lis pas les cochonneries”, même si c’est faux. Pigé ?
Non mais, bon sang, Cici, dit-elle. De quel côté êtes-vous ? » Cici se met à
pleurer ; Carrie lui raccroche au nez, puis elle est bourrelée de remords.
M. Résidu
« Je vais te présenter un type, je sais que tu vas tomber amoureuse de
lui, mais essaie d’éviter », dit Carolyne à Cici. Cici tombe donc en plein
dans le panneau.
Ben est un ancien restaurateur et organisateur de fêtes qui, à quarante
ans, a déjà été marié deux fois (il n’est pas divorcé de sa deuxième femme,
mais elle est retournée en Floride), et a fait une dizaine de cures de
désintoxication. À New York, tout le monde le connaît ; quand on prononce
son nom, les gens lèvent les yeux au ciel et changent de sujet. Malgré tout
ce qu’il a avalé comme alcool et reniflé comme coke, il a conservé un
résidu de ce qu’il était auparavant – charme, drôlerie, beauté – et Cici
tombe amoureuse de ce résidu. Ils passent deux week-ends merveilleux
ensemble, même s’ils ne font pas l’amour à proprement parler. Ensuite, ils
vont à une fête ; il disparaît, et Cici le retrouve en train de se frotter à un
mannequin de seize ans qui vient d’arriver à New York. « Tu me dégoûtes !
hurle-t-elle.
– Hé ! Ho ! lui dit-il. Laisse-moi vivre mes fantasmes. Il se trouve que
les filles de seize ans en font partie. » Il sourit de toutes ses dents, et elle
voit qu’elles sont déchaussées.
Le lendemain matin, Cici se pointe sans prévenir chez lui. C’était son
jour de garde de sa fille, une gamine de trois ans. « Je t’ai apporté un
cadeau », dit-elle en faisant comme s’il ne s’était rien passé. C’était un bébé
lapin ; elle le pose sur le canapé, où il pisse plusieurs fois.
Entre-temps, Carolyne emménage quasiment chez Sam. Elle a gardé
son appartement, mais passe ses nuits chez lui, où elle oublie toujours
quelque chose : chaussures, parfum, boucles d’oreilles, chemisiers sortis du
pressing, divers tubes de crème hydratante. Cela dure trois mois. La veille
de la Saint-Valentin, il explose. « Fous le camp, hurle-t-il. Dehors ! » Il
halète.
« Je ne comprends pas, dit Carolyne.
– Y a rien à comprendre, dit Sam. Je veux que toi et tes affaires, vous
débarrassiez le plancher, et tout de suite ! » Sam ouvre une fenêtre et se met
à tout balancer dans la rue.
Carolyne lui dit : « Je vais te faire ta fête, mec », et, de toutes ses forces,
elle lui assène un coup à l’arrière de la tête.
Il se retourne. « Tu m’as frappé, dit-il.
– Sam…
– Ma parole… tu m’as frappé. » Il s’écarte d’elle à reculons.
« N’approche pas », dit-il. Prudemment, il se baisse pour ramasser son chat.
« Sam…, dit Carolyne en faisant un pas vers lui.
– N’avance pas », dit-il. Il attrape son chat sous les aisselles et le tient
devant lui comme une arme, pattes en avant. « J’ai dit n’approche pas.
– Sam, Sam, dit Carolyne en hochant la tête. C’est vraiment lamentable.
– Absolument pas… » Il se précipite dans la chambre, son chat au creux
de ses bras. « C’est une sorcière, hein, Puffy ? dit-il à l’animal. Une vilaine
sorcière. »
Carolyne s’approche du lit. « Je voulais pas…
– Tu m’as frappé, dit-il d’une voix bizarre, une voix de petit garçon.
Recommence jamais. Il faut pas lever la main sur Sam.
– D’accord… », dit Carolyne, prudemment.
Le chat s’échappe des bras de son maître et s’enfuit de la pièce.
« Minou minou minou, dit Carolyne. Viens, mon minou. Tu veux du
lait ? » Elle entend la télé qui s’allume dans la chambre.
Manhattan en chaleur.
Panique sexuelle chez le Boss.
La canicule engendre fantasmes de
trottoir, petites danses d’ivrognes,
scènes d’alcôve, cauchemars
climatisés
Newbert le ouistiti
Cette vague de chaleur a quelque chose de particulier. Elle débride.
Même sobre, on se sent soûl. Dans l’Upper East Side, Newbert est travaillé
par ses hormones. Il veut un bébé. Au printemps, sa femme, Belle, lui a dit
qu’elle ne serait jamais enceinte l’été car elle ne veut pas qu’on la voie en
maillot de bain. Maintenant, qu’elle ne tomberait jamais enceinte en été
parce qu’elle ne veut pas avoir de nausées par une chaleur pareille. Newbert
lui a rappelé qu’en tant que banquière, elle passe ses journées derrière les
panneaux de verre bleuté d’un immeuble climatisé. Peine perdue.
Entre-temps, Newbert occupe ses journées comme il peut, en caleçon
déchiré, en attendant que son agent l’appelle à propos de son roman. Il
regarde des talk-shows. Il repousse ses cuticules à l’aide d’instruments
émoussés. Il appelle Belle vingt fois par jour. Elle lui répond toujours
gentiment : « Bonjour, Pookie. »
« Qu’est-ce que tu penses de la pince Revlon en inox aux bouts
arrondis ? lui demande-t-il.
– Elle m’a l’air parfaite », dit-elle.
Un soir, pendant la vague de chaleur, Belle doit inviter des clients
japonais à dîner. On s’incline, on se serre la main, et voilà tout ce petit
monde, Belle et les cinq hommes en costume sombre, parti pour City Crab.
Au milieu du dîner, Newbert fait une apparition impromptue. Il a pas mal
bu. Il est habillé comme pour partir camper, et décide de leur exécuter une
version très personnelle d’une danse folklorique anglaise. Il prend des
serviettes de table et les fourre dans les poches de son short de rando. Puis,
en agitant d’autres serviettes dans ses mains, il fait quelques pas en avant,
lance une jambe en avant, quelques pas en arrière, jambe en arrière. Et il
ajoute quelques pas de côté, qui ne font pas partie de la chorégraphie
traditionnelle.
« Oh, ça, c’est mon mari tout craché, dit Belle aux clients, comme s’il
était coutumier du fait. Il adore s’amuser. »
Newbert sort de sa poche un petit appareil et prend les clients en photo.
« À trois, tout le monde dit ouischichi. »
Cannibales au zoo
Carrie dîne au Zoo, un restaurant qui vient d’ouvrir, avec un groupe de
gens qu’elle connaît à peine, et parmi lesquels se trouve la nouvelle
coqueluche, Ra. Le restaurant doit compter en tout et pour tout trois tables,
et les clients attendent sur le trottoir. Quelqu’un fait le va-et-vient avec
l’extérieur, les bras chargés de bouteilles de vin blanc. Bientôt, c’est la fête
dehors. On n’est qu’au début de la vague de chaleur, les gens sont courtois.
« Oh, je mourais d’envie de vous rencontrer. » – « Il faut absolument qu’on
travaille ensemble. » – « On ne se voit pas assez. » Carrie parle à tout le
monde et ne hait personne. Pour une fois, elle n’a pas l’impression que le
monde entier la déteste.
À table, elle s’assied entre ce fameux Ra et son agent, une femme. Un
reporter du New York Times prend des photos tous azimuts. Ra n’est guère
bavard. Il observe beaucoup, tripote son bouc et hoche la tête. Après le
dîner, tout le monde se rend chez l’agent. On fume de l’herbe. En été, par
cette chaleur, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, semble-t-il. L’herbe est
forte. Il se fait tard. Ils accompagnent Carrie à un taxi.
« On appelle ce quartier la zone », dit l’agent en dévisageant Carrie.
Carrie a l’impression de comprendre ce qu’elle veut dire, ce qu’est la
« zone », et pourquoi ils s’y trouvent tous ensemble, tout d’un coup.
« Pourquoi tu ne viens pas vivre dans la zone avec nous ? lui demande
Ra.
– J’aimerais bien », répond Carrie sincèrement, tout en se disant : il faut
que je rentre.
Elle remonte dans les quartiers chics, mais, avant d’arriver à son
immeuble, elle arrête le taxi. Elle descend et continue à pied. Elle se dit
toujours : il faut que je rentre. Manhattan est une fournaise. Elle se sent un
pouvoir nouveau. Elle se sent prédateur. Une femme marche à quelques
mètres devant elle. Elle porte une jupe blanche fluide qui flotte comme un
drapeau. Pour un peu, Carrie en perdrait la tête. Soudain, elle s’imagine
dans la peau d’un requin qui a flairé le sang. Elle s’imagine qu’elle tue la
femme, qu’elle la mange. Le plaisir qu’elle prend à ce fantasme la terrifie.
La femme ne se rend absolument pas compte qu’elle est suivie. Elle
poursuit son chemin, de sa démarche ondulante et insouciante. Carrie se
voit plantant ses dents dans la chair blanche et molle de sa victime. C’est de
la faute de cette femme, aussi : elle devrait perdre du poids, faire quelque
chose. Carrie s’arrête et franchit la porte de son immeuble.
Le portier la salue d’un : « Bonsoir, mademoiselle Carrie.
– Bonsoir, Carlos, lui répond-elle.
– Tout va bien ?
– Oh oui, à merveille.
– Eh bien, bonne nuit, alors », dit Carlos en se démanchant le cou pour
appeler l’ascenseur. Il sourit.
« Bonne nuit, Carlos. » Elle lui rend son sourire, toutes dents dehors.
Le Blue Angel
Par cette chaleur, il ne fait pas bon sortir. Mais rester enfermé, surtout
seul, c’est encore pis.
Kitty essaie de tuer le temps dans l’immense appartement de la
Cinquième Avenue qu’elle partage avec Hubert, l’acteur de cinquante-cinq
ans. Hubert fait un come-back à l’écran. Il tourne un film en Italie avec un
jeune réalisateur américain qui monte ; ensuite, il se rendra à Los Angeles
pour tourner le pilote d’une série télé. Kitty va le rejoindre en Italie dans
quelques jours, puis l’accompagnera à Los Angeles. Je suis trop jeune pour
ça, songe-t-elle.
À cinq heures, le téléphone sonne.
« Allô ? Kitty ? » C’est un homme.
« Ouuiiiii ?
– Hubert est là ?
– Nooooon.
– Oh… C’est Dash.
– Dash », dit Kitty, un peu désemparée. Dash est l’agent d’Hubert.
« Hubert est en Italie.
– Je sais. Il m’a dit de t’appeler et de te sortir si je passais à New York.
Il avait peur que tu te sentes seule.
– Je vois. » Elle comprend qu’il ment, et cela l’excite.
Ils se retrouvent au Bowery Bar à dix heures. Stanford Blatch les
rejoint. C’est un ami de Dash, ce qui ne veut pas dire grand-chose car
Stanford est l’ami de tout le monde.
« Stanford, lui dit Dash en s’adossant à sa banquette, quel est le dernier
endroit branché ? Je veux être sûr que ma protégée s’amuse ce soir. Je crois
qu’elle s’ennuie. »
Les deux hommes échangent un regard. « J’aime bien le Blue Angel, dit
Stanford, mais tu sais que j’ai des goûts spéciaux.
– Ce sera donc le Blue Angel », dit Dash.
La boîte se trouve quelque part à SoHo. Ils y entrent. C’est une taule
minable où les filles dansent sur des estrades de contreplaqué. « Le style
canaille fait fureur cet été, dit Stanford.
– Oh, je t’en prie, dit Dash, y a des années que je m’encanaille, moi.
– Je sais. T’es le genre de mec capable de téléphoner de sa voiture et de
dire en pleine conversation. “Tu quittes pas deux minutes ? Je me fais tailler
une pipe sur Palisades Parkway et je suis sur le point de jouir.”
– Sur Sunset Boulevard uniquement », rectifie Dash.
Ils s’installent au premier rang, devant l’une des estrades. Presque
aussitôt, une femme apparaît. Elle porte un bouquet de marguerites qu’elle
semble avoir cueilli entre deux dalles du trottoir. Elle est entièrement nue,
maigre, avec de la cellulite. « Quand on voit une fille maigre avec de la
cellulite, murmure Kitty à l’oreille de Dash, c’est la fin de tout. »
Dash la regarde avec un sourire indulgent. Bon bon, se dit Kitty.
J’assure.
La femme attrape un boa et se met à danser. Elle effeuille la marguerite.
Elle est couverte de sueur. Elle s’allonge et se roule par terre ; quand elle se
relève, elle a plein de plumes et de poussières collées à la peau. Ensuite, elle
écarte les cuisses et se jette de manière provocante à la figure de Kitty. Kitty
est sûre de sentir son odeur. Mais elle se dit : Tout va bien, j’assure toujours.
Ensuite, vient un couple de gouines. Elles font leur numéro. La petite
gémit. La grosse se met à l’étrangler. Kitty voit les veines gonfler sur le cou
de la petite. Elle se fait étrangler pour de bon, ma parole. Je suis dans un
club porno sadique ! se dit Kitty. Stanford commande un autre verre de vin
blanc.
La grosse attrape la petite par les cheveux et tire. Kitty est à deux doigts
d’intervenir. Les cheveux se détachent ; c’est une perruque ; dessous, on
découvre une coupe en brosse couleur fuchsia.
« Le spectacle est terminé, dit Dash. On rentre. »
Dehors, il fait toujours aussi chaud. « Qu’est-ce que c’était que ce
binz ? demande Kitty.
– Pourquoi, ça t’a pas plu ? dit Dash.
– Bonsoir, Kitty », lui dit Stanford d’un air supérieur.
La scène
Au bout du dixième jour de canicule, Carrie était trop attachée au Boss.
Beaucoup trop attachée. C’est ce soir-là qu’elle a fait sa dépression. Tout
avait bien commencé : le Boss s’était rendu seul à un dîner d’affaires. Au
début, pas de problème. Carrie était allée chez sa copine Miranda. Elles
avaient l’intention de brancher la clim et de regarder des épisodes
enregistrés d’Absolutely Fabulous. Mais elles se sont mises à boire. Ensuite,
Miranda a appelé le petit dealer qui l’approvisionne. Et ainsi de suite. Trop
occupée par sa relation avec le Boss, Carrie n’avait pas vu Miranda depuis
un moment. Celle-ci s’est donc mise à la harceler.
« J’aimerais le rencontrer, tu sais. Pourquoi tu ne me l’as pas présenté ?
Pourquoi tu ne m’as pas donné de nouvelles ? » Et c’est là qu’elle lâche sa
bombe, Elle connaît soi-disant une fille qui est sortie avec le Boss pendant
le premier mois de sa liaison avec Carrie.
« Je croyais qu’il ne l’avait vue qu’une fois, dit Carrie.
– Oh, non. Ils se sont vus plusieurs fois. Plusieurs fois. C’est pour ça
que je ne t’ai pas appelée pendant un mois. Je savais pas s’il fallait que je te
le dise ou non.
– C’est grave », dit Carrie.
Le lendemain matin, après la crise, Carrie reste étendue dans le lit du
Boss en se demandant ce qu’elle veut vraiment. Elle a l’impression que sa
vie a changé, mais qu’en est-il en réalité ? Elle se dit : je ne suis toujours
pas mariée, je n’ai toujours pas d’enfants. Est-ce que ça m’arrivera un jour ?
Quand ?
C’est la zone ou le Boss, pense-t-elle. La zone ou le Boss.
Cet après-midi-là, le Boss lui envoie des fleurs. Sur la carte : « Tout va
s’arranger. Je t’aime, le Boss. »
« Pourquoi tu m’as fait envoyer des fleurs ? lui demande Carrie plus
tard. C’était adorable.
– Je voulais que tu saches que quelqu’un t’aime », lui répond-il.
Deux jours après, il l’emmène passer le week-end dans sa maison de
Westchester, où il joue au golf. Carrie se lève tard, fait du café. Elle sort, se
promène dans le jardin, va jusqu’au bout de la rue, revient. Rentre dans la
maison et s’assied.
Bon, qu’est-ce que je vais faire maintenant ? se dit-elle. Et elle essaie
d’imaginer le Boss sur le parcours, envoyant la balle à l’infini.
18
Shopping comparatif
Rebecca, trente-neuf ans, est journaliste. Elle s’est mariée l’an dernier.
Elle se souvient du jour où elle a trouvé le numéro de téléphone d’une
femme au milieu des cartes de visite professionnelles de son copain, un
banquier.
« J’ai fait le numéro et j’ai demandé à cette garce, à brûle-pourpoint, ce
qu’il y avait entre eux », dit Rebecca. Comme il fallait s’y attendre, la
femme lui a appris que le banquier l’avait invitée à dîner. « J’ai pété les
plombs. J’ai pas hurlé, mais je me suis fait penser à ces personnages de
soap operas de fin de soirée. Je lui ai dit de dégager et de ne plus jamais le
rappeler. Elle m’a répondu : “Vous êtes tombée sur un type bien, vous
devriez être cool avec lui.” Et moi : “S’il est si bien que ça, comment ça se
fait qu’il cherche à sortir avec vous alors qu’il vit avec moi ?”
« Ensuite, je l’ai appelé, lui. Il a eu le culot de se mettre en rage contre
moi parce que je me mêlais de ses affaires perso. Je lui ai dit : “Que ce soit
bien clair, mon pote. Tant que tu sors avec moi, y a pas d’affaires perso qui
tiennent.” Il n’empêche que, les deux jours suivants, j’ai cru que c’était
terminé entre nous. On a fini par surmonter la crise et, trois mois plus tard,
il m’a demandée en mariage. »
Il y a d’autres méthodes. Lisa voyait Robert, son futur mari, depuis
deux mois quand il a commencé à avoir la bougeotte.
« Qu’est-ce que tu dirais si je sortais avec d’autres gens ? lui a-t-il
demandé.
– Je pense que tu devrais faire du shopping comparatif, lui a répondu
Lisa avec un calme olympien. Sinon, comment tu pourrais m’apprécier ? Je
suis pas un maton. »
Ça l’a soufflé.
« C’est une question d’amour-propre, dit Lisa. Il faut faire sentir aux
hommes qu’il y a des limites et qu’ils ne peuvent pas nous faire avaler
n’importe quoi. »
Il est assez courant de vivre avant le mariage avec un type et qu’il ne
fasse rien pour officialiser. Il existe une solution expéditive. « J’ai entendu
parler d’une femme qui vivait avec un mec depuis un an, dit Trudie. Un
matin, elle se réveille et elle lui demande : “T’as l’intention de
m’épouser ?” Le mec répond non. Elle lui dit : “Alors, prends tes affaires et
casse-toi tout de suite.” Eh bien, il l’a demandée en mariage le week-end
suivant. »
« L’une des plus grosses erreurs des femmes, c’est de ne pas parler
mariage dès le début », dit Lisa.
Naomi, qui s’est mariée l’an dernier à trente-sept ans, dirige une agence
de pub. C’est la New-Yorkaise typique. « Je suis sortie avec des mecs de
tous les genres, de toutes les tailles et de toutes les formes. Et un jour, vlan,
voilà l’homme de ma vie qui fait irruption dans mon existence, et c’était
exactement le contraire de tout ce que j’avais toujours cru rechercher. » En
d’autres termes, ce n’était pas un voyou.
Un jour, elle avait trente-cinq ans, Naomi attendait un taxi sur Madison
Avenue en tailleur et talons hauts ; un motard à cheveux longs est passé à
toute allure dans la rue sans la regarder. « En une seconde, je me suis
débarrassée du mythe de l’artiste torturé-affamé, dit-elle. C’était toujours
moi qui leur payais à bouffer. »
Créer l’intimité
Carrie et le Boss assistent à un gala de bienfaisance dans un vieux
théâtre ; ils passent une soirée extraordinaire. Carrie s’est fait coiffer. Cela
semble devenir une obligation quasi quotidienne désormais. Quand elle dit
au coiffeur : « Je ne peux pas me permettre un tel luxe », il lui répond :
« Vous ne pouvez pas vous permettre de vous en passer. »
Avant le dîner, le Boss s’abat sur la table comme un rapace, cigare à la
bouche, et échange les cartons pour se retrouver à côté d’elle. « Je n’en ai
rien à faire », dit-il. Ils se tiennent la main pendant tout le repas ; un
échotier vient de leur côté et leur lance : « Inséparables, comme toujours. »
La semaine qui suit est quasi idyllique, et puis, tout d’un coup, quelque
chose ne va plus dans la tête de Carrie. Peut-être parce qu’ils sont allés
dîner chez des amis à lui, et qu’il y avait des invités qui avaient des enfants.
Carrie a emmené les enfants faire de la voiture à pédales dans la rue ; l’un
des gosses tombait tout le temps du bolide. Les parents sont sortis en
hurlant à leurs mômes de rentrer. Carrie a trouvé leur attitude injuste, vu
qu’il n’y a eu ni accident ni blessé.
Elle décide de torturer le Boss une fois de plus. « Tu nous trouves
proches ? lui demande-t-elle juste au moment où ils vont s’endormir.
– Parfois, répond-il.
– Parfois, ça me suffit pas », dit-elle. Elle continue de le harceler
jusqu’à ce qu’il lui demande de le laisser en paix. Mais elle s’éveille le
lendemain matin dans le même état d’esprit.
« Pourquoi tu es comme ça ? lui demande le Boss. Pourquoi tu ne peux
pas te contenter des bonnes choses, comme la semaine que nous venons de
passer ? »
Il s’approche du lit. « Ooooh, regardez-moi ce petit visage tout triste ! »
Pour un peu, elle le tuerait.
« On en reparlera plus tard, je te le promets, reprend-il.
– Je ne sais pas s’il y aura un plus tard », dit Carrie.
Lisa est à une soirée donnée en l’honneur d’une publicitaire éminente
que nous appellerons Sandy. L’hôtel particulier, situé dans les 50e Est, est
bourré de monde. Lisa a amené son mari, un bel homme qui est dans les
affaires. Entre deux gorgées de margarita, elle explique : « Quand je me suis
enfin décidée à chercher quelqu’un, j’ai passé en revue tous les endroits où
j’avais rencontré des hommes. Ce n’était pas au Bowery Bar, mais à des
soirées privées. J’ai donc déployé mon filet. Je me suis mise à fréquenter
toutes les soirées privées.
« Quand je rencontre un type, je me suis fait une règle, pour les trois ou
quatre premiers rendez-vous, d’éviter les grandes fêtes. Ce serait du suicide.
Ne pas se mettre sur son trente et un. Ne pas avoir l’air en chasse. Les
hommes ont besoin de se sentir à l’aise. Il faut créer l’intimité, leur parler
d’eux, parce que l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, pour la plupart, c’est
celle d’eux à quatorze ans. »
De retour à son bureau, Trudie désigne du menton une grande photo qui
trône sur sa table, celle d’un homme frisé appuyé contre une petite dune, sur
une plage. « Mon mari est quelqu’un d’exceptionnel. Il me comprend
vraiment. Quand tu rencontres l’homme de ta vie, tout devient très facile.
Les gens qui se disputent, qui se font des scènes…, c’est que quelque chose
ne va pas. Mon mari ne me cherche jamais querelle. Nous ne nous
disputons jamais. Il est tellement cool avec moi dans quatre-vingt-dix-neuf
pour cent des cas que les rares fois où il veut avoir raison, je cède. »
Alexandra !
Dans ce même loft, Carrie est assise sur le canapé et bavarde avec une
femme à l’air assez ordinaire. Becca a de longs cheveux blonds et raides et
un long nez fin qu’on a envie de tremper comme une paille dans un verre de
martini. Elle vient de prendre un appartement dans les 70e Est et explique
les avantages et les inconvénients qu’il y a à engager un décorateur – « J’ai
une amie dont le décorateur n’arrêtait pas de faire des achats, c’était
épouvantable » –, quand elle est interrompue par l’arrivée d’une fillette de
cinq ans en robe à volants et ruban noir dans les cheveux. « Maman, veux
téter.
– Alexandra ! dit Becca dans un murmure théâtral (pourquoi tous les
gosses s’appellent-ils Alexandra ou Alexandre de nos jours ?). Pas
maintenant. Va regarder tes cassettes.
– Lui, il a lolo, dit l’enfant en montrant du doigt une femme qui allaite
son bébé dans un coin.
– Lui, c’est un bébé. Un petit bébé de rien du tout, dit Becca. On va te
donner du jus d’orange.
– Veux pas », dit Alexandra, les mains sur les hanches.
Becca lève les yeux au ciel. Elle prend la petite sur ses genoux. L’enfant
se met aussitôt à tripoter le chemisier de sa mère.
« Vous… la nourrissez encore au sein ? demande Carrie le plus
poliment possible.
– De temps en temps, dit Becca. Mon mari voulait un autre enfant tout
de suite, mais moi non. C’est tellement de travail d’avoir un enfant à New
York, n’est-ce pas, mon petit monstre ? » Elle baisse un regard plein
d’admiration sur la petite, qui suce son pouce en regardant sa maman et en
attendant le déboutonnage. Puis Alexandra se tourne vers Carrie, qu’elle
fixe d’un œil mauvais. « Lolo, lolo, lui lance-t-elle.
– Voyons, Alexandra. Viens, on va aller aux toilettes, lui dit sa mère. On
a dit qu’on arrêtait, maintenant, hein ? »
L’enfant hoche la tête.
Becca n’était pas la seule femme, ce jour-là, à s’avérer dépassée par sa
relation avec son enfant. Dans la chambre, Julie, une petite brune qui tient
un restaurant, est assise sur le lit à côté de son fils de six ans, Barry, un
enfant adorable qui ressemble de manière frappante à sa mère, avec ses
boucles brunes. Mais Barry n’a pas l’air heureux. Il s’accroche à Julie de
toutes ses forces ; dès que quelqu’un lui adresse la parole, il lui grimpe
carrément dessus. « Oh, descends, tu me fais mal », se plaint-elle sans
réagir. Il interdit à sa mère toute communication avec les autres adultes,
mais il ne joue pas non plus avec les autres enfants. Carrie apprendra plus
tard que leur relation se joue toujours sur le même mode : elle l’emmène
avec elle quand elle sort, parfois même aux soirées d’adultes, et ils ne
parlent qu’entre eux. Julie a toujours un matelas dans la chambre de Barry,
où elle passe la plupart de ses nuits. Son mari dort dans la chambre
conjugale. Ils envisagent le divorce.
« Je trouve cette attitude tout à fait normale, dit Janice, avocate
d’affaires et l’une des rares mères givrées qui avoue l’être. Je suis dingue de
mon fils, dit-elle. Andy a onze mois. C’est un dieu, et je lui dis tous les
jours. L’autre jour, je l’ai trouvé dans son petit lit en train de dire : “Moi,
moi, moi.”
« Depuis l’âge de trente ans, j’avais envie d’avoir un enfant, poursuit-
elle. Alors, quand je l’ai eu (elle a trente-six ans aujourd’hui), j’ai eu
l’impression d’avoir enfin trouvé ma vocation : la maternité. Je ne voulais
pas reprendre le travail, mais, honnêtement, au bout de trois mois, je me
suis rendu compte que ça vaudrait tout de même mieux. Je passe beaucoup
trop de temps avec lui. Quand je l’emmène au parc, je saute devant lui et les
nounous me prennent pour une dingue. Je l’embrasse mille fois par jour. Le
soir, je me précipite à la maison pour lui donner son bain. Je suis folle de
son petit corps. Aucun homme ne m’a jamais mise dans cet état. »
Elle raconte que si elle voit Andy jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil au
jouet d’un autre enfant, il faut qu’elle coure le lui acheter. Une fois, elle a
cru qu’il convoitait un jeu appelé soucoupe d’éveil. Elle finit par le dégoter
dans la 14e Rue, et se met à courir avec le truc sur la tête parce qu’elle ne
trouve pas de taxi et qu’elle meurt d’impatience de le lui offrir. « Les gens
me montraient du doigt dans la rue, dit-elle. Ils me prenaient pour une folle.
En arrivant à la maison, je donne le jouet à Andy, et il se met à pleurer. »
Comment est-elle devenue ainsi ? « C’est la vie new-yorkaise, dit-elle
en haussant les épaules. Tout n’est que compétition. Je veux que mon fils ait
tout ce qu’ont les autres, et plus encore. Et par-dessus le marché, j’ai
toujours voulu un garçon. Les fils sont aux petits soins pour leur mère. »
La caméra cachée
Autrement dit, pour la femme qui a dû supporter pendant des années des
hommes incapables de s’engager et de prendre leurs responsabilités, le fils
devient un substitut d’amant. « Exactement, dit Janice. On ne peut pas faire
confiance aux hommes. On ne peut faire confiance qu’à son propre sang.
« Mon mari passe loin derrière, poursuit-elle. J’étais pourtant folle de
lui. Mais, depuis qu’Andy est arrivé, s’il me dit, par exemple : “Tu peux
m’apporter un Coca light, s’il te plaît ?”, je l’envoie se faire foutre. »
Entre-temps, au milieu du loft, une petite foule s’est assemblée, pleine
d’attention, autour d’une minuscule petite fille qui commence à peine à
marcher et qui porte un tutu rose et des chaussons de danse. « Brooke m’a
fait une scène pour que je lui mette sa tenue de ballet. N’est-ce pas
adorable ? dit une grande femme rayonnante. J’ai essayé de lui enfiler un
pantalon, mais elle s’est mise à pleurer. Elle savait. Elle savait qu’il fallait
qu’elle porte son tutu pour nous faire une petite démonstration, n’est-ce pas,
mon trésor ? N’est-ce pas, mon trésor à moi ? » La femme s’accroupit, les
mains croisées sur la poitrine, la tête inclinée, le visage figé dans un sourire
forcé, à quelques centimètres de celui de l’enfant. Puis elle se met à faire
des gestes bizarres.
« Envoie un baiser, envoie un baiser », dit-elle. Un sourire tout aussi
figé sur les lèvres, l’enfant porte sa petite paume à sa bouche et souffle de
l’air. La mère pousse des cris de ravissement.
« Elle sait aussi faire la révérence, dit Amanda, sarcastique, à Carrie.
Elle est bourrée de talents de société, cette petite. Sa mère lui a fait faire la
couverture d’un magazine de puériculture, et depuis, elle est complètement
siphonnée. Chaque fois qu’on l’appelle, elle s’apprête à emmener Brooke à
un casting. Elle est référencée dans une agence de mannequins. La petite est
mignonne, mais… »
Juste à ce moment, une autre mère entre, tenant par la main un petit
garçon de deux ans. « Regarde, Garrick, table. Table, Garrick. Comment tu
dis “table” ? Qu’est-ce qu’on fait à table ? On mange, Garrick. On mange à
table. Comment écris-tu “table” ? T-a-b-l-e. Garrick, tapis. Garrick. T-a-p-i-
s, tapis, Garrick… »
Amanda commence à préparer une espèce de crème à l’oignon, à
manger sur des crackers. « Excuse-moi, lui dit Georgia, une femme en
tailleur à carreaux. À l’oignon ? Fais attention de ne pas laisser ça à portée
des enfants. Le sel et les graisses, c’est très mauvais pour eux. » Cela ne
l’empêche pas de plonger son doigt dans le bol et de se le fourrer sans plus
de façons dans la bouche.
« Dites donc, vous avez essayé le cours de gym Sutton ? demande
Georgia. Il est fabuleux. Il faut absolument que tu y emmènes Chester,
Amanda. C’est une sorte de club David Barton pour enfants. Il parle ? S’il
parle, on pourrait peut-être prendre rendez-vous pour les faire jouer
ensemble. Rosie a presque un an, et je veux lui trouver de bons camarades
de jeu.
« Je vous recommande aussi le cours de massage pour bébés au YWCA
de la 92e Rue. Ça établit des liens très forts entre la mère et l’enfant. Tu
n’allaites plus, n’est-ce pas ? Non, c’est bien ce que je pensais. » D’un doigt
en hameçon, Georgia va une nouvelle fois pêcher de la crème à l’oignon au
fond du bol. « Dis-moi, ça va avec ta nounou ?
– Oui, très bien, répond Amanda en regardant Packard.
– C’est une Jamaïcaine, dit Packard. Elle fait parfaitement l’affaire.
– Oui, oui, mais… vous êtes sûrs qu’elle s’occupe bien de votre petit
Chester ?
– En ce qui me concerne, dit Packard, je n’ai pas à me plaindre.
– Enfin, je veux dire, elle s’en occupe vraiment bien ? » insiste Georgia
en posant sur Amanda un regard lourd de sous-entendus. Sur ce, Packard
s’éclipse.
« On n’est jamais trop prudent avec ces nounous, reprend Georgia en se
penchant vers Amanda. Moi-même, j’en ai viré onze. J’ai fini par m’acheter
une vidéo-surveillance.
– Une vidéosurveillance ? » s’étonne Carrie.
Georgia la regarde comme si elle la voyait pour la première fois. « T’as
pas d’enfants, toi, n’est-ce pas ? Pour en revenir à ce système, je croyais
que ça allait me coûter une fortune, mais pas du tout. J’ai une copine qui
avait vu ça à l’émission d’Oprah. On fait venir un installateur et il s’occupe
de tout. On a cinq heures d’autonomie. J’ai appelé ma nounou en lui disant :
“Qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui ?” Elle : “J’ai emmené Jones au
parc, et après, j’ai joué avec lui.” Elle mentait. Elle n’avait pas mis le nez
dehors de toute la journée ! Elle était restée plantée devant la télé, quand
elle n’était pas pendue au téléphone. Elle avait laissé Jones tout seul toute la
journée. Toutes mes copines ont adopté ce système. L’une d’elles a même
surpris la nounou en train d’essayer de démonter la caméra !
– Ouhh », fait Amanda.
Je vais vomir, se dit Carrie.
Ébats légitimes
Carrie se rend dans la salle de bain de Packard et Amanda. Dans la
chambre, elle trouve Julie avec Barry. Il est allongé sur le lit, la tête sur les
genoux de sa mère. Becca et Janice les ont rejoints ; elles parlent de leurs
maris.
« Je vais vous dire ce que je pense des rapports sexuels dans le mariage,
moi, dit Becca. C’est simple : à quoi bon ?
– C’est vrai, à quoi ça sert un mari ? renchérit Julie. Parce que… on n’a
vraiment pas besoin de deux bébés.
– Cent pour cent d’accord, dit Janice. Sauf que j’en ferais bien un
deuxième, moi. Je commençais à avoir envie de me débarrasser de mon
mari, mais évidemment, maintenant, j’hésite. Pour le moment. »
Julie se penche sur son fils. « Quand est-ce que tu vas grandir, mon
bébé ? »
Carrie retourne dans le séjour. Elle s’approche de la fenêtre pour
respirer un peu. Garrick a réussi à se détacher de sa mère et se tient dans un
coin, l’air perdu.
Carrie se penche vers lui. Elle prend quelque chose dans son sac.
« Pssst, hé, ma puce, dit-elle en lui faisant signe d’approcher. Viens voir un
peu. »
Curieux, Garrick s’avance. Carrie lui présente un petit sachet de
plastique. « Capote, Garrick, lui murmure-t-elle. Comment tu dis capote ?
C-a-p-o-t-e. Si tes parents savaient s’en servir, tu serais pas là. »
Garrick prend le petit sachet. « Capote », dit-il.
Plus tard dans la soirée, Carrie appelle le Boss sans faire attention au
décalage horaire. Elle le réveille. « Je voulais te dire que j’ai mes règles.
– Ah. Dans ce cas, pas de bébé », dit-il.
Ils raccrochent. Deux minutes plus tard, le téléphone sonne à New York.
« Je viens de me souvenir du rêve que je faisais quand tu m’as appelé
tout à l’heure, dit-il. Je rêvais qu’on avait un bébé.
– Un bébé ? demande Carrie. Quel genre de bébé ?
– Un tout petit, dit le Boss. Enfin, tu vois. Un nouveau-né. Il était dans
le lit avec nous. »
20
Podium
Quelques jours plus tard, Carrie va à un défilé de mode Ralph Lauren à
Bryant Park. Les top models, grandes et minces, apparaissent les unes après
les autres, leurs longs cheveux blonds flottant sur leurs épaules. Un instant,
Carrie se sent transportée dans un univers de beauté ; quand les filles se
croisent, leurs regards se croisent aussi, et elles échangent des sourires
secrets.
21
Harry Samson, marchand d’art, quarante-six ans, beau parti très célèbre,
passait chez Frederick une de ses habituelles soirées biture, quand on lui a
présenté une très séduisante jeune femme d’environ vingt-cinq ans. Elle
venait de débarquer à New York pour être l’assistante d’un artiste avec qui
Harry travaillait.
« Bonsoir. Harry Samson, dit-il avec son accent traînant de la côte Est
que déforme, peut-être, la cigarette qui lui pend au coin de la bouche.
– Je sais qui vous êtes, lui dit la fille.
– Tu prends un verre ? » lui propose Harry.
Elle regarde l’amie qui l’accompagne. « Non, merci, vu ce que je sais
de votre réputation…
– Décidément, ce soir, c’est ma fête », dit Harry en aparté.
Il y a quelque chose de pourri dans la société new-yorkaise, et ce
quelque chose, c’est le personnage anciennement connu sous la
dénomination « beau parti ». Non, vous ne rêvez pas. Ces hommes qui ont
atteint la quarantaine ou même la cinquantaine sans jamais avoir été mariés,
qui n’ont jamais, ou du moins pas depuis des années, eu une relation
sérieuse avec une femme, dégagent maintenant des effluves aisément
reconnaissables. Les preuves ne manquent pas.
Miranda Hobbes est tombée sur Packard et Amanda Deale à un
réveillon de Noël. Elle a fait leur connaissance par Sam, le banquier
d’affaires avec qui elle est sortie pendant les trois mois d’été.
« Qu’est-ce que tu deviens ? demande Amanda. Nous t’avons invitée
plusieurs fois, mais tu ne nous as jamais répondu.
– Je ne pouvais pas, répond Miranda. Je sais que vous êtes amis avec
Sam et… excusez-moi mais, je vais être franche, je ne le supporte plus. Je
ne veux même plus me retrouver dans la même pièce que lui. Ce type est un
malade. Je le crois profondément misogyne. Il vous baratine, il veut vous
épouser, et puis tout d’un coup, plus de nouvelles. Entre-temps, il essaie de
sauter des gamines de vingt ans. »
Packard s’approche. « Nous ne le voyons plus non plus. Amanda ne le
supporte pas. Moi non plus, d’ailleurs. Il est devenu copain avec un certain
Barry, et tous les deux, ils passent leur temps à écumer les restos de SoHo
pour lever des nanas.
– À quarante ans passés ! dit Amanda. C’est répugnant.
– Quand vont-ils devenir adultes ? demande Miranda.
– Ou jouer franc jeu », suggère Packard.
Le Thanksgiving de Jack
« Je vais vous dire, moi, ce que je pense, dit Norman, un photographe.
Prenez Jack, par exemple. Vous connaissez Jack… tout le monde connaît
Jack. Il y a trois ans que je suis marié et dix que je le connais. L’autre jour,
je me dis : Depuis le temps, je ne l’ai jamais vu plus de six semaines avec la
même fille. Bon. On va tous passer Thanksgiving chez des copains qui se
connaissent depuis des années. D’accord, tous ne sont pas mariés, mais tout
le monde est engagé dans une relation solide. Et Jack se pointe, comme
d’habitude, avec une pouffiasse blondasse, vingt et quelques. Tu peux parier
– et tu gagnes à tous les coups – qu’il l’a rencontrée il n’y a pas une
semaine dans le resto où elle est serveuse. Donc, primo, elle ne connaît
personne, elle est là comme un cheveu sur la soupe et ça casse
complètement l’ambiance du dîner. Deuzio, lui aussi est perdu pour nous,
parce qu’il n’a qu’une chose en tête : se taper la fille. Chaque fois qu’on le
voit, c’est la même histoire. Je me demande pourquoi on l’invite encore.
Après ce dîner, d’ailleurs, les femmes ont décidé que Jack ne faisait plus
partie du groupe. Viré. »
Samantha Jones dîne au Kiosk avec Magda, la romancière. Elles parlent
des célibataires en général, et de Jack et Harry en particulier.
« Il paraît que Jack en est encore à tenir les comptes de ses conquêtes,
dit Magda. Depuis quinze ans, il n’a pas changé de conversation. Les
hommes pensent qu’une mauvaise réputation est une maladie
exclusivement féminine. Ils se trompent. Ils ne comprennent donc pas que
quand on voit avec qui ils s’affichent – des pouffes –, on n’a pas envie de
faire partie de la collection ?
– Prends un type comme Harry, dit Samantha. Je comprends Jack, d’une
certaine manière. Il est complètement absorbé par sa carrière et tout le fric
qu’il gagne. Mais Harry n’est pas comme lui. Il dit que le pouvoir et le fric
ne l’intéressent pas. D’un autre côté, l’amour et les gens ne l’intéressent pas
non plus. Je me demande ce qui le branche, ce type-là. Qu’est-ce qu’il aime
dans la vie ?
– On ne sait pas où ils ont été fourrer leur sale bite, dit Magda.
– Je vais te dire, je m’en fiche complètement, dit Samantha.
– L’autre jour, je suis tombée tout à fait par hasard sur Roger, devant
chez Mortimer, bien entendu, dit Magda.
– Il doit avoir la cinquantaine maintenant, dit Samantha.
– Pas loin. Tu sais, je suis sortie avec lui quand j’avais vingt-cinq ans. Il
venait d’être élu meilleur parti de New York par la revue Town & Country.
À l’époque, je m’en souviens, je me suis dit : Quelle foutaise ! D’abord, il
vivait chez sa mère. D’accord, il avait tout le dernier étage de leur hôtel
particulier, mais tout de même. En plus, il y avait la super-villa de
Southampton et la super-villa de Palm Beach, et aussi la carte de membre
du Bath & Tennis. Eh bien, tu sais quoi ? Point final. Sa vie se résumait à
ça. À jouer le rôle du meilleur parti de New York. Y avait rien sous le
vernis.
– Qu’est-ce qu’il devient ?
– Toujours pareil. Il a fait le tour de toutes les filles de New York, elles
ont toutes eu droit à son numéro, et après, il a déménagé à Los Angeles,
puis de là à Londres, et maintenant il vit à Paris. Il est à New York pour
deux mois, chez sa mère. »
Les deux femmes hurlent de rire.
« Écoute ça, poursuit Magda. Il me dit : “J’adore les Françaises.” Il se
rend à un dîner chez une huile, un Français, qui a trois filles. “Je me serais
bien fait les trois”, dit-il. Il est donc au dîner, il croit faire bonne impression
et il commence à raconter qu’il a un ami, un prince arabe, qui a trois
femmes, trois sœurs. Les trois Françaises le fusillent du regard, et le dîner
est écourté.
– Tu crois qu’ils comprennent ? demande Samantha. Tu crois qu’ils se
rendent compte à quel point ils sont nuls ?
– Absolument pas », répond Magda.
Je souffre
Le lendemain, Simon Piperstock passe plusieurs coups de téléphone du
salon de première classe de l’aéroport J.F. Kennedy. Il appelle, entre autres,
une jeune femme avec qui il est sorti plusieurs années auparavant.
« J’attends mon avion pour Seattle, dit Simon. Je suis nul.
– Tiens donc. » La nouvelle semble plutôt réjouir la femme.
« Je ne sais pas ce qu’ils ont tous à me dire que je me conduis comme
un porc. Il paraît que je les dégoûte.
– Et toi, tu te dégoûtes pas ?
– Si, un peu.
– Ah.
– Comme mon histoire avec Mary ne marche pas trop bien, je suis allé à
une soirée avec une fille superbe, une amie à moi. Une fille sympa. Mais…
juste une amie, tu vois ? Eh bien, tout le monde m’est tombé sur le dos à
cause de ça.
– Toutes tes histoires foirent, Simon.
– Ensuite, au théâtre, j’ai rencontré une femme avec qui j’ai fricoté il y
a un ou deux ans. Comme elle ne m’intéressait pas plus que ça, on est
devenus amis. Elle est venue vers moi et elle m’a dit : “Tu sais, je suis bien
contente que tu aies disparu de ma vie ; je ne souhaite à aucune de mes
copines de t’approcher. Tu as fait beaucoup trop de mal autour de toi.
– C’est vrai.
– Et qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je souffre parce que jamais je
me suis dit : Tiens, je crois que j’ai rencontré la femme qui me convient.
Alors, je sors avec d’autres. Merde, tout le monde fait pareil. » Il marque
une pause. « J’ai été malade, hier.
– Mon pauvre Simon, dit la femme. Et… tu aurais bien voulu avoir
quelqu’un pour te soigner ?
– Non, non, dit Simon. J’ai pas été très malade… Et merde, si, c’est
vrai. J’y ai pensé. Tu crois que j’ai un problème ? J’aimerais qu’on se voie,
toi et moi. Qu’on en parle. Peut-être que tu peux m’aider.
– J’ai un copain, c’est sérieux entre nous, Simon. On envisage même de
se marier. Franchement, je crois pas qu’il apprécierait qu’on me voie avec
toi.
– Oh, dit Simon. Bien.
– Mais si t’as envie de m’appeler, te gêne pas. »
22
Noël à New York. Les fêtes. L’étoile de la 57e Rue. Le sapin. La plupart
du temps, la vie n’est pas comme on voudrait qu’elle soit. Mais, de temps
en temps, il se passe un truc, et ça marche.
Au Rockefeller Center, Carrie repense aux Noël passés. Il y a combien
d’années, se dit-elle en laçant ses patins, que je ne suis pas venue ici ? Ses
doigts tremblent légèrement en passant les lacets dans les crochets. Elle est
impatiente, elle espère que la glace sera dure et limpide.
C’est à cause de Samantha Jones qu’elle se tourne vers le passé. Ces
derniers temps, Sam se plaint de ne pas avoir de copain, d’avoir passé un
nombre incalculable de Noël sans amoureux. « T’as de la chance, toi, dit-
elle à Carrie – et c’est vrai, elles en sont conscientes toutes les deux. Je me
demande si ça m’arrivera un jour. » Elles savent ce qu’il faut entendre par
« ça ». « Chaque fois que je passe devant un sapin de Noël, j’ai le cafard »,
dit Sam.
Sam passe devant les sapins de Noël et Carrie patine. Et elle se
souvient.
Latrique
« J’ai un service à te demander », dit Stanford Blatch.
Il déjeune avec Carrie, comme tous les ans à Noël, chez Harry Cipriani.
« J’ai des toiles à vendre chez Sotheby. J’aimerais que tu sois dans la salle
pour faire monter les enchères.
– Pas de problème, dit Carrie.
– Je dois t’avouer que je suis fauché », lui dit Stanford. Depuis qu’il a
investi à perte dans un groupe de rock, sa famille lui a coupé les vivres. Il a
épuisé tout l’argent de son dernier scénario. « Je suis un vrai nul », dit-il.
Et il y a eu Latrique. Stanford a écrit un scénario pour lui et lui a payé
des cours de théâtre. « Naturellement, il m’a dit qu’il était hétéro, et
naturellement je ne l’ai pas cru. Personne ne comprend. Je me suis occupé
de ce môme. Le soir, pendant qu’on parlait au téléphone, il s’endormait
avec l’appareil dans les bras. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi
vulnérable, d’aussi paumé. »
La semaine dernière, Stanford lui a demandé s’il voulait aller au gala du
Costume Institute au Metropolitan Museum. Latrique a piqué une crise.
« J’ai eu beau lui dire que ce serait bon pour sa carrière, il m’a hurlé à la
figure qu’il n’était pas homo. Il m’a dit de lui foutre la paix. Qu’il ne
voulait plus jamais entendre parler de moi. »
Stanford prend une petite gorgée de son bellini. « Les gens me croyaient
secrètement amoureux de lui. Moi, j’étais sûr que non. Un jour, chez lui, il
m’a fichu une raclée. Oui, on en est venus aux mains. Je lui avais décroché
une audition avec un réalisateur. Il me dit qu’il est trop fatigué et il me
flanque à la porte. Je lui dis : “Écoute, parlons-en.” Il m’a balancé contre un
mur et après, littéralement, il m’a attrapé et il m’a jeté dans l’escalier. Bien
sûr, il habitait un truc sordide sans ascenseur. Un beau garçon comme ça.
Depuis, j’ai toujours mal à mon épaule. »
Le vison blanc
Depuis quelque temps, Carrie entend des gens se plaindre de Skipper.
Des femmes plus âgées que lui. Comme l’agent de Carrie, par exemple, et
une rédactrice en chef de magazine. Quand elles dînent en ville, Skipper
leur caresse les genoux sous la table.
Le soir du gala du Costume Institute, Carrie est en train de se faire
coiffer tout en engueulant Skipper au téléphone, quand le Boss rentre. Il a
un énorme paquet sous le bras. « Qu’est-ce que c’est ? lui demande Carrie.
– Je me suis fait un cadeau », dit-il.
Il va dans la chambre et réapparaît en tenant à bout de bras un superbe
manteau de vison blanc. « Joyeux Noël !
– Skipper, faut que je te quitte », dit Carrie.
Bonjour maman
Bonjour, maman
Cet après-midi-là, donc, elle va patiner. Elle fait pirouette sur pirouette
au centre de la patinoire jusqu’à la fermeture. Elle appelle sa mère.
« J’arrive », lui dit-elle. Il s’est mis à neiger. Elle saute dans un train à Penn
Station et ne trouve pas de place assise. Elle s’installe dans le soufflet, entre
deux wagons.
Le train traverse Rye et Greenwich. La neige tourne au blizzard. Ils
passent Green Farms, Westport, puis un chapelet d’affreuses petites villes
industrielles. Le train s’arrête, prend du retard à cause de la neige. Les gens
se mettent à bavarder. C’est Noël.
Carrie allume une cigarette. Elle pense sans arrêt à cet homme, à son
Jason Mould et à sa Stelli Stein, allongés au bord d’une piscine sous un ciel
bleu Caraïbes. Elle imagine Stelli Stein en bikini blanc et chapeau noir, et
tous les trois sirotant des cocktails avec une paille. Ils doivent avoir des
invités à déjeuner, du beau linge, mince et bronzé.
Carrie regarde la neige qui pénètre dans le wagon par les interstices de
la porte, en se demandant si elle arrivera jamais à réussir quelque chose
dans sa vie.
Enfant terrible !
« Chéri, dit une voix d’homme qui vient du séjour, je suis ravi que tu
viennes me voir.
– Tu sais bien que je viens toujours, dit Latrique.
– Entre, j’ai des cadeaux pour toi. »
Latrique s’examine dans le miroir du vestibule marbré, puis pénètre
dans la pièce. Un homme d’âge mûr est assis sur le canapé ; il boit une tasse
de thé en tapotant la table basse de son pied chaussé d’une pantoufle
italienne.
« Approche, que je t’admire. Que je voie comment tu as mûri ces deux
derniers mois, depuis notre voyage. Le soleil de la mer Égée ne t’as pas
abîmé la peau ?
– Toi, t’as pas pris une ride, dit Latrique. Tu restes éternellement jeune.
C’est quoi, ton secret ?
– C’est cette merveilleuse crème hydratante que tu m’as offerte. De
chez qui, déjà ?
– Kiehl. » Latrique pose une fesse sur une bergère.
« Il faut que tu m’en rapportes, dit l’homme. Tu as toujours la montre ?
– La montre ? dit Latrique. Oh, je l’ai donnée à un sans-abri. Comme il
n’arrêtait pas de me demander l’heure, je me suis dit qu’elle lui serait utile.
– Ah, quel enfant terrible tu fais, à me taquiner comme ça !
– Est-ce que tu crois que je me débarrasserais de quelque chose qui
vient de toi ?
– Non, dit l’homme. Tiens, regarde ce que je t’ai apporté. Des pulls en
cachemire de toutes les couleurs. Tu les essaies ?
– À condition que je les garde tous », dit Latrique.
Carrie sortait de chez Bergdorf quand elle est tombée sur Bunny
Enstwistle.
« Oh, Carrie ! s’écrie Bunny. Mais ça fait des années ! T’as l’air en
pleine forme !
– Toi aussi, lui dit Carrie.
– Il faut absolument que tu déjeunes avec moi. Là, tout de suite.
Amalita Amalfi – oui, elle est à New York, et on se voit toujours –, elle m’a
posé un lapin.
– Elle doit attendre un coup de fil de Jake.
– Oh, elle est toujours avec lui ? » Bunny envoie d’un coup sec ses
cheveux blond cendré sur son épaule. Elle porte un manteau de zibeline.
« J’ai réservé une table au 21. Je t’en supplie, déjeune avec moi. Il y a un an
que je n’ai pas mis les pieds à New York et je meurs d’envie de connaître
les derniers potins. »
Bunny, la quarantaine, est toujours belle avec son bronzage californien.
Elle a été actrice de télé, mais avant ça, elle a traîné à New York plusieurs
années. C’est la fêtarde par excellence, une fille tellement excentrique
qu’aucun homme n’envisagerait de l’épouser, mais presque tous essayent de
se la taper.
« On va s’installer au fond, comme ça, je pourrai fumer tranquille », dit-
elle. Sitôt assise, elle allume un havane. « D’abord, dis-moi, tu as vu ce
faire-part de mariage ? » Elle parle du mariage de Chloé – trente-six ans,
toujours considérée comme une beauté classique – avec un homme
ordinaire du nom de Jason Jingsley, qui a eu lieu aux Galapagos.
« Il est riche, intelligent, gentil, dit Carrie. Il a toujours été charmant
avec moi.
– Je t’en prie, Carrie. Les mecs comme Jingle – et, à New York, y en a à
la pelle –, ils sont pas épousables. Ça fait juste des super copains, attentifs,
toujours là quand t’es dans la merde. La nuit, quand tu sens que tu vas
toucher le fond, tu te dis : Ma foi, je pourrais toujours épouser un Jingle. Au
moins, comme ça, j’aurais plus de soucis pour payer le loyer. Mais le
lendemain, quand tu te réveilles et que tu y repenses, tu te rends compte que
ça t’obligerait à partager son lit, à le regarder se brosser les dents, etc.
– Sandra m’a raconté qu’une fois, il a voulu l’embrasser, répond Carrie.
Elle m’a dit : “Si j’avais envie d’avoir une boule de poils dans mon lit, je
prendrais un chat.” »
Bunny ouvre un poudrier en faisant semblant de vérifier son
maquillage ; en réalité, se dit Carrie, c’est pour voir si les gens la regardent.
« J’aimerais bien appeler Chloé et lui poser directement la question, mais je
ne peux pas, parce qu’il y a plusieurs années qu’on est en froid, dit-elle.
Bizarrement, j’ai reçu une invitation à un gala de bienfaisance pour un
musée de l’Upper East Side et, bien sûr, Chloé copréside. Il y a des années
que je ne suis pas allée à ce genre de truc, mais je me suis dit que ça
vaudrait peut-être la peine de payer les 350 dollars, rien que pour voir par
moi-même à quoi elle ressemble. »
Bunny rit de son célèbre rire, et les têtes se tournent vers elle. « Il y a
quelques années, quand j’étais plutôt chargée – j’avais même parfois des
traces de coke séchée autour des narines, c’est te dire –, mon père
m’appelait en me disant : “Viens à la maison. – Pour quoi faire ? – Pour que
je puisse te voir. Si je te vois, je saurai si tu vas bien ou non.”
« C’est la même chose avec Chloé. Il me suffirait de la voir pour tout
savoir. Si elle se déteste, si elle prend du Prozac.
– Je ne crois pas…, commence Carrie.
– Tu crois qu’elle pourrait avoir fait une sorte d’expérience religieuse
qui l’aurait marquée ? la coupe Bunny. C’est très tendance ces temps-ci.
« En tout cas, j’ai mes raisons pour vouloir savoir. Il y a quelques
années, j’ai failli épouser un Jingle, dit Bunny, en ralentissant son débit. Je
sais pas quoi en penser, et je ne le saurai probablement jamais !
« On va commander du champagne. Garçon ! » Bunny fait claquer ses
doigts, prend une inspiration. « Tout a commencé après une mauvaise
rupture avec un homme que j’appellerai Dominique. Un banquier italien,
une sorte de margoulin européen et fier de l’être, avec un caractère genre
scorpion. Exactement comme sa mère. Naturellement, il me traitait comme
de la merde et je le supportais ; je dirais même, aussi bizarre que ça puisse
paraître, que ça ne me dérangeait pas tellement. Jusqu’au jour où (on était à
la Jamaïque) j’ai bu trop de thé aux champignons hallucinogènes et je me
suis rendu compte qu’il ne m’aimait pas. Ç’a été la fin. À l’époque, j’étais
différente. J’étais encore belle – tu sais, des inconnus m’adressaient la
parole dans la rue, ce genre de trucs – et j’avais conservé la bonne
éducation que j’avais reçue dans ma petite ville du Maine. Mais à
l’intérieur, j’avais rien d’une gentille fille. Je ressentais absolument rien, ni
sentimentalement ni physiquement. J’avais jamais été amoureuse.
« Les seules raisons pour lesquelles j’ai vécu trois ans avec Dominique,
ç’a été, primo, qu’il me l’a proposé dès notre premier rendez-vous ;
secundo, qu’il avait un splendide trois pièces dans un immeuble ancien qui
donnait sur l’East River, plus une grande villa à East Hampton. J’étais
fauchée ; je faisais des voix off et je chantais des jingles pour les pubs télé.
« Alors, quand j’ai rompu avec Dominique – il avait découvert que je le
trompais et il m’a demandé de lui rendre des bijoux qu’il m’avait offerts –,
j’ai décidé que j’avais plus qu’une chose à faire : me marier. Et vite. »
Le chapeau mou
« Je suis allée habiter chez une copine, dit Bunny. À peu près quinze
jours plus tard, j’ai rencontré Dudley chez Chester, tu sais, ce bar de l’East
Side où il n’y a que des jeunes mecs géniaux. Au bout de cinq minutes, il
me tapait sur les nerfs. Il portait des derbys bicolores, un chapeau mou et un
costume Ralph Lauren. Il était grand et maigre, il avait les lèvres humides et
un menton fuyant, des yeux comme des œufs durs et une énorme pomme
d’Adam qui n’arrêtait pas de monter et descendre. Il s’assoit d’office à
notre table et commande des martinis pour tout le monde. Il raconte des
blagues pas drôles, il se moque de mes chaussures de créateur en peau de
poney. “Je suis une vache. Meuh, portez-moi.” Je lui réponds : “Excuse-
moi, mais tu serais pas plutôt une peau de vache ?” J’avais honte qu’on me
voie parler avec lui.
« Le lendemain, je te le donne en mille : il m’appelle. “Shelby m’a filé
ton numéro.” Shelby, c’est un ami à moi qui descend plus ou moins de
George Washington. Je peux être grossière, mais jusqu’à un certain point
seulement. “Je savais pas que tu connaissais Shelby. – Mais si mais si.
Depuis la maternelle. À l’époque déjà, il faisait gaffe sur gaffe. –
Vraiment ? Et… pas toi ?”
« Ç’a été mon erreur. Je n’aurais jamais dû ne serait-ce que démarrer
une conversation avec lui. Deux minutes après, je lui racontais ma rupture
avec Dominique, et le lendemain, il m’envoyait des fleurs “parce qu’une
jolie fille ne doit pas déprimer sous prétexte qu’un type la largue”. Sur ce,
Shelby m’appelle. “Dudley est un mec génial, me dit-il. – Ah, ouais, et
qu’est-ce qu’il a de génial ? – Sa famille possède la moitié de Nantucket.”
« Dudley n’était pas du genre à abandonner. Il m’envoyait des cadeaux :
des ours en peluche et même, une fois, un panier de fromages du Vermont.
Il m’appelait trois ou quatre fois par jour. Au début, ça me mettait hors de
moi. Mais j’ai fini par m’habituer à son humour lamentable ; j’attendais
même ses coups de fil. Il écoutait avec fascination les détails les plus
insignifiants de ma journée, mes moindres caprices d’enfant gâtée. Par
exemple, si j’étais vexée qu’Yvonne se soit acheté un nouveau tailleur
Chanel alors que c’était au-dessus de mes moyens, ou si un chauffeur de
taxi m’avait jetée de sa voiture parce que j’avais fumé ; si je m’étais encore
coupée à la cheville en me rasant. Il tissait une toile autour de moi, et je le
savais. Mais je restais persuadée qu’il en fallait plus pour attraper une fille
comme moi.
« Après, il y a eu l’invitation en week-end, par l’intermédiaire de
Shelby ; il m’appelle en disant : “Dudley veut qu’on l’accompagne dans sa
propriété de Nantucket. – Pas question. – Il a une maison d’enfer. Ancienne.
Dans la rue principale. – Laquelle ? – Je crois que c’est l’une des baraques
en brique. – Tu crois ou t’en es sûr ? – J’en suis quasiment sûr. Mais à
chaque fois que j’y suis allé, j’étais destroy, alors je me souviens pas très
bien. – Si c’est une des maisons en brique, je vais réfléchir.”
« Dix minutes plus tard, Dudley en personne m’appelle et me dit : “J’ai
déjà pris tes billets d’avion. Et en effet, c’est bien une des maisons en
brique.” »
Dudley danse
« Je m’explique toujours pas ce qui s’est passé ce week-end-là. Est-ce
que c’était l’alcool, la marijuana ? Va savoir. C’était peut-être tout
simplement la maison. Quand j’étais gosse, mes parents m’avaient
emmenée passer des vacances à Nantucket. Ou plus exactement, on a passé
deux semaines dans une pension de famille. Je partageais une chambre avec
mes frères, et mes parents faisaient cuire du homard sur un petit réchaud
pour le dîner.
« Bref, ce week-end-là, j’ai couché avec Dudley. Malgré moi. On se
disait bonsoir sur le palier quand tout d’un coup, il s’est jeté sur moi et il
m’a embrassée. Je me suis laissé faire. Ça s’est terminé dans son pieu.
Quand il a été sur moi, je me souviens d’avoir eu d’abord l’impression de
suffoquer, c’était sans doute pas qu’une impression, vu qu’il mesure un
mètre quatre-vingt-cinq. Et après, c’était comme si j’avais couché avec un
petit garçon : il ne devait pas peser plus de quatre-vingts kilos et il avait pas
un seul poil sur tout le corps.
« Mais, pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment pris mon pied.
Ç’a été une sorte de révélation. Je me suis dit : peut-être qu’avec un mec
gentil et qui m’adorerait, je pourrais être heureuse. Mais j’avais peur de
regarder Dudley au réveil. Peur qu’il me dégoûte.
« Quinze jours après notre retour à New York, on est allés à un gala
dans l’Upper East Side. Notre première apparition en public ensemble. La
soirée, comme d’ailleurs presque toutes celles qui ont suivi, a été une
succession de catastrophes. Il est arrivé avec une heure de retard ; après, on
n’a pas pu trouver de taxi parce qu’il faisait une canicule terrible. On a dû y
aller à pied ; comme d’habitude, Dudley n’avait rien mangé de la journée ;
il a failli tourner de l’œil ; il a fallu que quelqu’un aille lui chercher des
verres d’eau glacée. Après, il a absolument voulu danser, c’est-à-dire me
balancer dans les jambes des autres couples. Et pour finir, il a fumé un
cigare et ça l’a fait vomir. Entre-temps, tout le monde me serinait que c’était
un mec super.
« Sauf mes copines. Amalita m’a dit : “Tu peux trouver mieux. Tu te
ridiculises.” Je lui ai répondu : “Mais il est génial au lit.” Elle m’a dit :
“Arrête, tu me fais gerber.”
« Un mois plus tard, Dudley m’a demandé en privé de l’épouser, et j’ai
accepté. J’étais toujours gênée qu’on me voie avec lui, mais je me disais
que ça passerait. De plus, il me laissait pas une seconde de loisir. On était
toujours en train de faire des courses. On achetait des apparts, des bagues de
fiançailles, des antiquités, des tapis persans, de l’argenterie, du vin. Le
week-end, il y avait les voyages à Nantucket, les visites à mes parents dans
le Maine, mais Dudley avait un défaut épouvantable : il s’organisait comme
un pied, alors on ratait toujours les trains et les ferries.
« Le jour où on a manqué le ferry pour Nantucket pour la quatrième
fois, le vase a débordé. On a dû passer la nuit dans un motel. Je mourais de
faim. J’ai demandé à Dudley d’aller me chercher de la cuisine chinoise, et il
est revenu avec un cœur de laitue et une tomate à moitié pourrie. Pendant
que je me mettais la tête sous les oreillers pour ne pas entendre le couple
qui baisait dans la chambre voisine, il s’est assis en caleçon à la table de
formica et il s’est mis à enlever les parties pourries de la tomate avec son
couteau suisse version argent de chez Tiffany. À trente ans, il avait des
snobismes de petit vieux.
« Le lendemain matin, j’ai attaqué : “Tu crois pas que tu devrais faire un
peu de sport ? Te muscler un peu ?”
« À partir de ce moment-là, tout ce qu’il était, faisait ou disait a
commencé à me taper sur les nerfs. Ses vêtements de mauvais goût. Sa
façon de se comporter avec les gens comme s’ils étaient tous ses meilleurs
amis. Les trois longs poils blonds qui se battaient en duel sur sa pomme
d’Adam. Son odeur.
« Tous les jours, j’essayais de le mettre à la gym. Je restais devant lui
jusqu’à ce qu’il attrape ses haltères de deux kilos cinq – c’était son
maximum – et qu’il fasse quelques tractions. Il a effectivement pris cinq
kilos, mais il les a perdus aussitôt. Un soir où on dînait chez ses parents sur
la Cinquième Avenue, le cuisinier avait préparé des côtelettes d’agneau.
Dudley a fait toute une histoire en disant qu’il ne mangeait pas de viande,
que ses parents n’avaient vraiment aucun égard pour ses habitudes
alimentaires, et il a obligé le cuisinier à courir lui acheter du riz complet et
des broccolis. On s’est mis à table avec deux heures de retard, et encore, il a
à peine touché à son assiette. J’étais morte de honte. À la fin du repas, son
père m’a prise à part et m’a dit : “Revenez dîner, notre porte vous est
ouverte. Mais sans Dudley.”
« J’aurais dû rompre à ce moment-là, mais on était à deux semaines de
Noël. Le soir du réveillon, Dudley m’a officiellement demandée en mariage
en m’offrant un solitaire de huit carats devant toute ma famille. Il avait
toujours des manières un peu tordues. Il avait caché la bague dans un
chocolat Godiva ; il m’a présenté la boîte en disant : “Voici ton cadeau de
Noël. Goûtes-y tout de suite.
« Je lui ai répondu : “Je n’ai pas envie de chocolats pour l’instant”, en le
foudroyant du regard. D’habitude, ça lui clouait le bec. Il m’a dit,
menaçant : “Et moi, je suis sûr du contraire.” Alors, j’y goûte. Ma famille
me regardait, horrifiée. J’aurais pu me casser une dent, ou pire, m’étrangler.
Et pourtant, j’ai dit oui.
« Je ne sais pas si tu as déjà été fiancée à un type qui n’était pas fait
pour toi, mais quand ça t’arrive, t’as l’impression d’être embarquée dans un
train que tu ne peux plus arrêter. C’était sans arrêt les soirées de Park
Avenue, les petits dîners chez Mortimer ou au Bilboquet. Des femmes que
je connaissais à peine avaient entendu parler de ma bague et voulaient la
voir. On me disait sans arrêt : “Il est génial.”
« Je répondais : “C’est vrai.” Et en moi-même, je me sentais vraiment
merdeuse. Et puis est venu le jour où je devais emménager dans notre
nouveau six pièces de la 72e Est, une merveille de décoration. Mes cartons
étaient prêts, les déménageurs allaient monter. J’ai appelé Dudley en lui
disant : “Excuse-moi, c’est au-dessus de mes forces. – Qu’est-ce qui est au-
dessus de tes forces ?”
« J’ai raccroché. Il m’a rappelée. Il est venu. Il est reparti. Ses copains
m’ont appelée. Je suis sortie prendre une cuite. Les amis de Dudley, tous les
gens de l’Upper East Side, affûtaient leurs couteaux. Ils se sont mis à faire
courir des bruits : on m’avait vue chez un mec à quatre heures du matin
avec juste une paire de santiags. Un autre jour, j’avais taillé une pipe à un
type dans une boîte de nuit. J’essayais de mettre la bague en gage. J’étais
une aventurière. J’avais mené Dudley en bateau.
« Ce genre de truc, ça se termine jamais bien. J’ai pris un minuscule
studio dans un immeuble minable de York Avenue, la seule chose que je
pouvais me payer, et je me suis mise à penser sérieusement à ma carrière.
Dudley n’a pas eu de chance. Avec la chute du marché immobilier, il n’a
pas pu revendre l’appartement. Tout était de ma faute. Il a quitté New York
pour Londres. Encore de ma faute, même si tout le monde disait qu’il
s’amusait comme un fou et qu’il sortait avec une mocheté qui était la fille
d’un duc.
« Tout le monde oublie que les trois années suivantes, j’ai vraiment
galéré. Un enfer. Mais j’avais beau être complètement fauchée, obligée de
manger des hot dogs dans la rue, avoir envie de me suicider la moitié du
temps – d’ailleurs, un jour j’ai appelé SOS suicide, mais j’ai eu un signal
d’appel : on m’invitait à une soirée –, je me suis juré de jamais plus me
fourrer dans une situation pareille. De jamais plus accepter un centime d’un
homme. C’est terrible de faire du mal à ce point.
– Mais tu crois vraiment que c’était à cause de son physique ? demande
Carrie.
– Je me suis posé la question. Et il y a une chose que j’ai oublié de te
dire : chaque fois que je montais en voiture avec lui, je m’endormais. Au
sens propre, j’étais incapable de garder les yeux ouverts. Honnêtement, il
m’ennuyait. »
Peut-être à cause du champagne, Bunny a un rire légèrement hésitant :
« N’est-ce pas que c’est atroce ? »
24
Aspen
Carrie se rend à Aspen en Lear jet. Elle a mis son vison blanc, une robe
courte et des bottes en cuir verni blanc. C’est l’idée – fausse – qu’elle se fait
de la tenue adéquate pour monter dans un Lear jet. Les autres passagers, les
propriétaires de l’avion, sont en jean et en joli pull brodé, et ils ont des bons
gros après-ski. Carrie a une gueule de bois épouvantable. Quand on fait
escale à Lincoln, Nebraska, pour avitailler, le pilote doit l’aider à descendre
de l’avion. Il fait doux. Manteau de fourrure et lunettes noires, elle fait les
cent pas sur le tarmac et fume cigarette sur cigarette en contemplant les
champs qui s’étendent, plats et quasi désertiques, à perte de vue.
Le Boss l’attend à Aspen. Trop élégant dans sa veste et son chapeau de
daim, il fume un cigare à la terrasse extérieure. Il traverse le tarmac ; la
première chose qu’il dit, c’est : « L’avion a du retard. Je suis gelé.
– Pourquoi tu n’as pas attendu à l’intérieur ? » s’étonne Carrie. Ils
traversent la petite ville en voiture ; on dirait une ville jouet placée avec
amour par une main d’enfant au pied d’un sapin de Noël. Carrie appuie ses
doigts sur ses yeux et soupire. « Je vais me reposer. Me retaper. Faire la
cuisine. »
Stanford Blatch est arrivé lui aussi en jet privé. Il loge chez son amie
d’enfance, Suzannah Martin. Après la soirée chez River Wilde, il lui a dit :
« Je veux tourner la page. On est amis depuis si longtemps, toi et moi,
qu’on devrait sérieusement envisager de se marier. Comme ça, avec mon
héritage et ta fortune, on pourra vivre comme on l’a toujours voulu. »
Suzannah est sculpteur. Elle a quarante ans, se maquille outrageusement
et porte des bijoux extravagants. Elle ne s’est jamais imaginée dans le rôle
de l’épouse traditionnelle. « Chambre à part ? demande-t-elle.
– Naturellement », dit Stanford.
Skipper Johnson est arrivé par la ligne régulière, et il a réussi à voyager
en première classe grâce à sa carte de fidélité. Il va passer ses vacances avec
ses parents et ses deux jeunes sœurs. Il faut que je me trouve une nana, se
dit-il. C’est ridicule. Il imagine l’heureuse élue plus âgée que lui, entre
trente et trente-cinq ans, intelligente, belle, drôle. Une femme qui ne
l’ennuierait pas au bout de deux jours. Ces derniers temps, il s’est rendu
compte que les filles de son âge n’ont rien à dire. Elles sont béates
d’admiration devant lui, et ça lui fiche la trouille.
Le Boss apprend à skier à Carrie. Il lui a acheté une combinaison, des
gants, un bonnet, un caleçon long. Et aussi, parce qu’elle a insisté, un petit
thermomètre à fixer à ses gants. Il a résisté jusqu’au moment où elle a fait la
moue, puis il a cédé mais à condition qu’elle lui taille une pipe. L’objet ne
coûte pourtant que quatre dollars. Dans leur chalet de location, il lui ferme
sa combinaison et lui enfile ses gants. Quand il accroche le mini-
thermomètre à son poignet, elle lui dit : « Tu vas être content de me l’avoir
acheté. Il fait froid dehors. » Il rit et ils s’embrassent.
Depuis le téléphérique, le Boss passe des coups de fil sur son portable
tout en fumant son cigare. Il descend les pistes derrière Carrie pour la
protéger des skieurs imprudents. « C’est bien, bravo », l’encourage-t-il,
tandis qu’elle négocie virage après virage, lentement, prudemment. Arrivée
au bas de la piste, elle met sa main en visière pour le regarder sauter de
bosse en bosse. Le soir, ils se font masser et vont au sauna. La nuit, dans le
lit, le Boss lui dit : « On est proches, non ?
– Oui.
– Tu te souviens que tu disais qu’on n’était pas assez proches ? Tu ne le
dis plus. »
Je ne peux pas rêver mieux, se dit Carrie.
Carrie et le Boss s’offrent une soirée romantique au Pine Creek. Ils font
le début du trajet en voiture, puis une troïka les dépose devant le restaurant.
Le ciel est noir et dégagé. Le Boss parle des étoiles, de son enfance pauvre,
il lui dit qu’il a dû quitter l’école à treize ans pour s’engager dans l’armée
de l’air.
Ils achètent un Polaroïd et se prennent mutuellement en photo dans le
restaurant. Ils boivent du vin, se tiennent par la main. Carrie est un peu
pompette. « Dis-moi, commence-t-elle. Il faut que je te pose une question.
– Je t’écoute.
– Tu te souviens, au début de l’été ? On se connaissait depuis deux mois
et tu m’as dit que tu voulais sortir avec d’autres filles ?
– Ouiii ? fait le Boss, aussitôt sur ses gardes.
– Et tu es sorti avec un top pendant une semaine. Et quand je suis
tombée par hasard sur toi, tu as été horrible et je t’ai fait une scène
épouvantable devant le Bowery ?
– J’avais peur que ce soit définitivement terminé entre nous.
– Je voulais juste te demander, dit Carrie. À ma place, qu’est-ce que
t’aurais fait ?
– Je crois que ç’aurait été définitivement terminé entre nous.
– C’est ce que tu voulais ? Tu voulais te débarrasser de moi ?
– Non. Je voulais te garder. Je ne savais plus très bien où j’en étais.
– Mais toi, tu aurais rompu.
– Je ne voulais pas te perdre. C’était… je ne sais pas, moi. Une sorte de
test.
– Un test ?
– Pour voir si je te plaisais vraiment. Assez pour que tu restes.
– Mais tu m’as fait très mal, dit Carrie. Comment t’as pu me faire ça ?
Je ne pourrai jamais l’oublier, tu sais ça ?
– Je sais, chérie. Je te demande pardon. »
En rentrant au chalet, ils trouvent sur leur répondeur un message de leur
ami Rock Gibralter, l’acteur de télé : « Je suis à Aspen. Chez Tyler Kydd.
Vous allez le trouver génial, j’en suis sûr.
– Tyler Kydd, l’acteur ? demande le Boss.
– On dirait », dit Carrie d’un ton qu’elle veut aussi détaché que
possible.
Prométhée enchaîné
« C’était absolument merveilleux », dit Stanford. Il est assis avec
Suzannah sur le canapé devant la cheminée. Dans un kimono de soie
chinoise noire, Suzannah fume une cigarette. Elle a des doigts fins et
élégants, aux longs ongles carminés, impeccablement manucurés. « Merci,
chéri, dit-elle.
– Tu es vraiment l’épouse idéale, lui dit Stanford. Je ne comprends pas
pourquoi tu n’es pas déjà mariée.
– Les hétéros me barbent, dit Suzannah. Ils finissent par m’ennuyer. Ça
commence toujours bien, remarque. Mais, au bout d’un moment, ils se
mettent à avoir des exigences incroyables. Tu n’as pas le temps de dire ouf
que tu te retrouves à leur obéir en tout, et tu ne vis plus ta vie.
– Entre nous, ce ne sera pas comme ça, dit Stanford. Nous avons trouvé
le modus vivendi parfait. »
Suzannah se lève. « Je vais me coucher. Je veux me lever tôt pour skier.
Tu es sûr que tu ne m’accompagnes pas ?
– Sur les pistes ? Jamais de la vie. Mais il faut que tu me promettes une
chose : que nous passerons demain une soirée exactement pareille que celle-
ci.
– C’est promis.
– Tu cuisines merveilleusement bien. Où as-tu appris ?
– À Paris. »
Stanford se lève. « Bonne nuit, Suzannah.
– Bonne nuit. » Stanford lui dépose un baiser chaste sur la joue. « À
demain », lui dit-il en lui faisant un petit signe, tandis qu’elle gagne sa
chambre.
Stanford l’imite quelques minutes plus tard. Mais il ne se couche pas. Il
branche son ordinateur et consulte sa messagerie. Comme il l’espérait, il a
un message. Il décroche son téléphone et appelle un taxi. Puis il attend à la
fenêtre.
Quand le taxi s’arrête devant chez lui, il se glisse sans bruit à
l’extérieur. « Au Caribou », dit-il au chauffeur.
À partir de ce moment-là, il a l’impression de vivre un cauchemar. Le
taxi l’emmène dans une rue pavée du centre-ville. Stanford termine à pied,
dans des ruelles bordées de boutiques minuscules, puis franchit une porte et
descend quelques marches. Une femme blonde, sans doute la quarantaine
mais paraissant cinq ans de moins grâce aux miracles de la chirurgie
esthétique et des implants, se tient derrière un petit comptoir en bois.
« J’ai rendez-vous, lui dit Stanford. Mais je ne connais pas le nom de la
personne. »
La femme lui jette un regard soupçonneux.
« Je suis Stanford Blatch. Le scénariste, précise-t-il.
– Oui ?
– Vous avez vu Fashion Victims ? lui dit-il en souriant.
– Oh ! s’exclame la femme. J’ai adoré. C’est vous qui l’avez écrit ?
– Oui.
– Vous travaillez à quoi en ce moment ?
– J’ai envie de faire un film sur les gens qui abusent de la chirurgie
esthétique.
– Omondieu ! Ma meilleure amie…
– Je crois que j’ai aperçu les gens que je cherchais. »
Dans un coin, deux hommes et une femme boivent et rient. Stanford
s’approche d’eux. Le type du milieu lève les yeux. Il a la quarantaine
bronzée, les cheveux décolorés. Stanford remarque qu’il s’est fait arranger
le nez et les pommettes, et qu’il a sûrement des implants capillaires.
« Hercule ? lui demande-t-il.
– Oui.
– Prométhée. »
Le regard de la fille va du mec vers Stanford. « Hercule ? Prométhée ? »
dit-elle. Elle a une atroce voix nasillarde et porte un pull rose bon marché.
Trop moche, même pour nettoyer le grenier de grand-mère, se dit Stanford,
qui décide de l’ignorer.
« Prométhée, tu parles ! T’as vu ta gueule ? dit le mec en regardant les
cheveux longs et les vêtements branchés de Stanford.
– Tu vas m’inviter à boire un verre ou tu vas continuer à m’insulter ? dit
Stanford.
– À mon avis, tu mérites plutôt de te faire insulter, intervient l’autre
type. D’où tu sors ?
– Encore un cave que j’ai dégoté sur l’Internet, dit Hercule en prenant
une gorgée de son cocktail.
– Au moins, on fait la paire, dit Stanford.
– Oh, là, là, et moi qui sais même pas allumer un ordinateur, gémit la
femme.
– Je contacte tous les mecs qui passent à Aspen. Ensuite, je fais mon
choix, dit Hercule. Et tu… tu ne fais pas l’affaire.
– Eh bien, au moins, je saurai où m’adresser quand j’aurai besoin de
chirurgie esthétique, dit Stanford, très calme. C’est triste de ne laisser que
ça comme souvenir aux gens qu’on rencontre. » Il sourit. « Je vous souhaite
une bonne soirée, messieurs. »
Pour leur dernière soirée, ils se rendent tous chez Bob Milo, un célèbre
acteur de cinéma hollywoodien. Son chalet est situé sur le versant opposé ;
pour l’atteindre, ils doivent laisser leurs voitures et terminer en motoneige.
Bien qu’on soit en plein hiver, la maison et le terrain alentour sont décorés
de lanternes japonaises. À l’intérieur, il y a une sorte de grotte dans laquelle
nagent des carpes miroirs et qu’enjambe un pont menant à la salle à manger.
Bob Milo pérore devant la cheminée. Sa petite amie et sa future ex-
femme sont là : l’épouse a cinq ans de plus, sinon, on dirait des jumelles.
Bob porte un pull et un caleçon long, et des chaussons de feutre à bout
pointu. Comme il ne mesure guère plus d’un mètre cinquante, on dirait un
lutin.
« Je fais de la gym six heures par jour », dit-il.
Mais Stanford l’interrompt : « Excusez-moi, mais à qui avez-vous
confié la décoration intérieure de votre jet ? »
Milo le fusille du regard.
« Non, non, je suis sérieux, lui dit Stanford. J’envisage d’acheter un jet
privé et je veux être sûr de m’adresser à un bon décorateur. »
Attablée un peu plus loin, Carrie s’est attaquée à une pile de crevettes et
de pinces de crabe. Elle bavarde avec Rock : on dirait deux horribles
mégères, caquetant à voix basse sur les invités. Ils rient de plus en plus fort,
sont de plus en plus odieux. Assis à côté de Carrie, le Boss parle avec Tyler,
qui a deux femmes en sautoir autour du cou. Carrie regarde Tyler en
pensant : heureusement que j’ai pas affaire à un homme pareil.
Elle retourne à ses crevettes. Soudain, il y a un mouvement dans la
foule, et une blonde s’avance en agitant les bras et en parlant avec un
accent. Carrie se dit : oh, oh, j’ai déjà entendu cette voix-là quelque part, et
elle décide de l’ignorer.
Arrivée près de la table, la fille s’assied sur les genoux du Boss. Ils rient
tous les deux de quelque chose. Carrie ne se tourne pas vers eux. Puis
quelqu’un dit au Boss : « Il y a combien de temps que vous vous
connaissez ?
– Je ne sais pas. Ça fait combien de temps ? demande la fille au Boss.
– Je dirais… deux ans ?
– On s’est connus au Palace. À Paris », dit la fille.
Carrie se tourne vers elle, le sourire aux lèvres. « Bonsoir, Ray, dit-elle.
Comment tu t’y es prise ? Tu lui as taillé une de tes fameuses pipes dans un
coin ? »
Il y a un silence choqué, puis tout le monde part d’un rire hystérique,
sauf Ray. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce que tu
racontes ? répète-t-elle avec son accent ridicule.
– Je plaisantais, dit Carrie. T’as pas compris ?
– Si c’est ça ton sens de l’humour, mon chou, laisse-moi te dire que t’es
pas drôle.
– Vraiment, dit Carrie. Je suis absolument désolée. Tout le monde a l’air
de trouver ça rigolo. Maintenant, si ça ne te dérange pas d’ôter tes fesses
des genoux de mon mec, je pourrai retourner à ma conversation.
– C’en est trop, Carrie », lui dit le Boss. Il se lève et s’éloigne.
« Merde », dit Carrie. Et elle part à sa recherche, mais se fait bloquer
dans un autre mouvement de foule. Stanford hurle au milieu de la pièce. Il y
a là un mec blond, et derrière lui se cache Latrique.
« Espèce de petite salope minable ! lui crie-t-il. T’es qu’une pute, on te
l’a jamais dit ? Comment t’as pu te mettre avec une ordure pareille ?
– Hé, ho, dit Latrique, je viens de le rencontrer. Il m’a invité à une
soirée. C’est un ami.
– Arrête, je t’en prie, dit Stanford. Qu’on m’apporte un verre d’eau pour
que je te le jette à la figure. »
Ray passe par là, suivie de Skipper Johnson. « J’ai toujours rêvé d’avoir
ma propre émission de télé, dit-elle. Au fait, je t’ai dit que j’ai un enfant ?
Je peux te faire des trucs avec ma chatte qu’aucune femme t’a jamais
faits. »
Après, Carrie emmène tout le monde dans la salle de bain fumer de la
marijuana ; quand ils ressortent, elle exécute une danse endiablée avec le
Boss. Tout le monde les félicite : « Vous deux, vous êtes les meilleurs. »
Ils partent à une heure du matin, suivis chez eux par un petit groupe.
Carrie fume de l’herbe et boit tant qu’à la fin elle ne tient plus sur ses
jambes. Elle va vomir dans la salle de bain, et reste étendue sur le sol. Puis
elle vomit à nouveau. Le Boss entre et veut lui relever la tête ; elle
l’accueille par un « Me chouch pas ! ». Il la met au lit, mais elle se relève
pour aller vomir encore. Elle finit par revenir dans la chambre à quatre
pattes, reste étendue par terre près du lit un moment, puis, quand elle peut
se relever, elle se glisse entre les draps et tombe ivre morte. Elle sait que ses
cheveux sont maculés de vomi, mais elle s’en moque.
La nuit est froide et claire. À l’aérodrome d’Aspen, Stanford Blatch se
promène entre les avions privés. Il longe les Lear jets et les Gulf Stream, les
Citation et les Challenger. Il effleure les fuselages de la main, notant les
immatriculations, en cherchant une qu’il reconnaîtrait. Un avion qui
pourrait le ramener à New York.
Dernier chapitre
J’exige la vérité
Dès le retour du Boss, ils partent en week-end prolongé à Saint Barth.
La première nuit, Carrie rêve qu’il a une aventure avec une femme
brune. Carrie entrait dans un restaurant et elle le trouvait en compagnie de
cette femme, qui était assise à sa place à elle, Carrie. Ils s’embrassaient.
« Qu’est-ce que vous fabriquez ? demande-t-elle.
– Rien, dit le Boss.
– J’exige la vérité.
– Je suis amoureux d’elle. On a envie de vivre ensemble », répond le
Boss.
Carrie se sent blessée, choquée ; ces sentiments ne lui sont que trop
familiers. « Bon », dit-elle. Elle sort et se retrouve dans un champ.
Des chevaux géants harnachés de brides dorées jaillissent du ciel et
descendent d’une montagne. En les voyant, elle comprend que le Boss et les
sentiments qu’il éprouve envers elle n’ont guère d’importance.
Elle se réveille.
« Tu as fait un cauchemar ? lui demande le Boss. Viens contre moi. »
Il tend la main. « Ne me touche pas ! crie Carrie. Je me sens pas bien. »
Le rêve l’obsède plusieurs jours.
« Qu’est-ce que je peux faire ? dit le Boss. Je ne peux pas lutter à armes
égales contre un rêve. » Ils sont assis au bord de la piscine, les pieds dans
l’eau. La lumière du soleil est presque blanche.
« Tu crois qu’on parle assez, toi et moi ? demande Carrie.
– Non, dit le Boss. Non, probablement pas. »
Ils prennent la voiture, vont à la plage, puis au restaurant ; ils parlent du
cadre, qui est fabuleux, et d’eux-mêmes : ils sont très détendus. Ils
s’extasient devant une poule qui traverse la route, suivie de ses deux
poussins, ils compatissent en voyant une minuscule anguille prise dans un
remous, ou des rats écrasés au bord des routes.
« On est amis, toi et moi ? demande Carrie.
– Fut un temps où oui, on était vraiment amis. Un temps où j’avais
l’impression que tu me comprenais vraiment. » La route, étroite, est très
sinueuse.
« On fait un effort, et puis un jour on se lasse », dit Carrie.
Ils roulent en silence pendant un moment, puis elle reprend : « Pourquoi
tu me dis jamais : Je t’aime ?
– Parce que ça me fait peur, dit le Boss. J’ai peur que si je te dis “Je
t’aime”, tu prennes ça pour une demande en mariage. » Il ralentit. Ils
franchissent un gendarme couché et longent un cimetière plein de fleurs en
plastique de couleurs vives. Un groupe d’hommes jeunes, torse nu, fume au
bord de la route. « Je ne sais pas, dit le Boss. Tu ne trouves pas qu’on est
bien comme ça ? »
Plus tard, alors qu’ils font leurs bagages, le Boss dit : « Tu sais où sont
passées mes chaussures ? Tu n’oublies pas mon shampooing ?
– Non », et : « Je m’en occupe, chéri », répond Carrie, d’un ton léger, à
la première et à la deuxième question. Elle va dans la salle de bain. Elle se
trouve jolie dans le miroir. Bronzée, mince, blonde. Elle ramasse ses
affaires de toilette et de maquillage. Brosse à dents, crème hydratante. Le
shampooing du Boss est toujours dans la douche, et elle décide de l’y
laisser. Imaginons que je sois enceinte ? songe-t-elle. Elle ne lui dirait rien,
se ferait avorter en douce et ne le reverrait plus jamais. Ou alors elle le lui
dirait, elle se ferait avorter quand même et ne le reverrait plus jamais. Ou
encore elle garderait l’enfant et l’élèverait seule, mais ce ne serait pas
facile. Et si jamais elle détestait tellement le Boss, pour l’avoir laissé
tomber, que sa haine se reportait sur l’enfant ?
Elle revient dans la chambre, met ses escarpins à talons hauts et son
chapeau de paille, un chapeau sur mesure qui a coûté plus de cinq cents
dollars. « Oh, mon chéri…, dit-elle.
– Oui ? » dit-il, le dos tourné. Il fait sa valise.
Elle est sur le point de lui dire : Ça y est, nous deux, c’est fini. On a
passé des moments super ensemble. Mais je crois qu’il vaut mieux terminer
sur quelque chose de bien. Tu comprends… ?
Le Boss lève les yeux. « Quoi ? Tu voulais quelque chose, mon cœur ?
– Non, non, rien, dit Carrie. Je viens de me rendre compte que j’oubliais
ton shampooing. »