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E
::::s
livres sont difficiles. Sa pensée
heurte le sens commun. La vio-
lence (rr violence symbolique ii,
mes politiques. D'un point de vue cynique, celui de
notre intérêt bien compris, l'Algérie est aujourd'hui
le problème numéro un de la France. Ni les diri-
(.) dit-il) est au cœur de son oeuvre, geants, ni les hommes politiques, quels qu'ils soient
qui regarde le monde social comme une juxta- (on oublie que c'est Joxe qui a ouvert la voie à
0 position d'univers autonomes, de « champs » Pasqua), ni les journalistes ne l'ont compris. La
Q (celui des arts, de l'enseignement, de la politique. guerre civile algérienne peut, d'un jour à l'autre, se
etc.), dans lequel chaque individu s'essaie à uti- transporter en France, avec ses meurtres, ses atten-
liser les atouts dont il dispose, et parfois à chan- tats, dont les responsables ne seront pas tous et pas
ger les règles du jeu à son profit. toujours ceux que désigneront les journalistes,
Depuis quelques années, Pierre Bourdieu re- c'est-à-dire les islamistes ... C'est pourquoi il faut
prend le rôle du grand intellectuel, laissé vacant soutenir, par tous les moyens, les accords de Rome,
par la mort de Sartre ou de Foucault. Il publie un entre les partis démocratiques et les représentants
livre « de combat », La Misère du monde, dont la (que je crois vraiment représentatifs) du FTS.
description de la souffrance quotidienne et cachée
des Français obtient un succès énorme. Il partici- TRA :Au fond, derrière la queslion des réfugiés al-
pe, au côté de l'abbé Pierre, à une Marche du gériens, vous voyez celle des valeurs républicaines ?
siècle consacrée à l'exclusion . Plus récemment, il P.B. : La politique policière du gouvernement fran-
soutient l'action des sans-logis et, surtout, se mobi- çais menace la démocratie, jusqu'ici protégée par
lise intensément sur la question algérienne. On le civisme républicain, et instaure des moeurs
découvrira dans cet entretien un savant sûr de lui, racistes à l'égard de tous ceux qui n'ont pas une tê-
trop sûr peut-être, et dont la critique des médias te, ou un patronyme, ou des ancêtres bien français.
pourra sembler excessive. Mais Bourdieu a le mé- Les mesures prises à l'égard des étrangers mena-
rite d'une argumentation implacable et d'une ir- cent les traditions universalistes et internationa-
révérence salubre envers les idées toutes faites. listes de la France. EUes réveillent, dans certaines
catégories sociales, les dispositions latentes au ra-
cisme. Ce n'est même pas la peine de dire aux po-
La télé, qui devait être un outil de liciers « Contrôlez les gens en fonction du faciès >> :
il suffit de ne rien leur dire pour qu'ils le fassent.
démocratie directe, est devenue une
TRA : Dans ce travail en f aveur des Algériens et,
machine à opprimer. Pierre Bourdieu, au-delà, des principes républicains, vous sentez-
vous aidé par les m édias ?
P.B. : La difficulté, c'est que, dans cette associa-
sociologue, nous explique pourquoi. tion de chercheurs, le Cisia (1), nous sommes un
tout petit nombre de bénévoles, sans infrastruc-
Plaidoyer contre les idées reçues. ture, et que nous n'avons pas un goût immodéré
La misère
des médias
8 Télérama N • 2353 - 15 février 1995
pour nous faire voir da ns les méd ias. A te l point sont une des catégo ries les plus susceptibles : on
qu e, récemm ent, un directeur de radi o a lancé : peut parler des évêques, du patron at, et même
« Oh, ce C isia, ils ne fo nt rien : o n ne les vo it des profs, mais sur les journ alistes, imposs ible
ja mais. >> Tout ça parce qu'il y ava it eu un après- de dire des choses qui sont l'obj ectivité même.
midi co nsacré à l'Algérie, et qu 'o n ava it autre
chose à fo utre que d'aller papoter... TRA : C'est le moment de les dire 1
P.B. : A la base, il y a un paradoxe : c'est un e pro-
TRA : Exister, c'est passer à la radio ou à la télé _? fess ion très pui ssa nte com posée d' individus trés
P.B. : Actuellement, plus personne ne peut lancer fragil es. Avec un e grosse di sco rd ance entre le
un e action sans le soutien des médias. C'est aussi po uvoir collectif, co nsidé ra ble, et la fragilité
simple que ça. Le journalisme finit par dominer statutaire des journalistes, qui sont en position
toute la vie polüique, scientifiq ue ou intellectu el- d 'inféri orité vis-à-vis des in te llectuels autant que
le. Il fa udrait créer des instances où l'on puisse des po lit iques. Collecti ve ment, les journalistes
travaille r ense mble. où cherch eurs et journ alis- peuvent écrase r. Indi viduellem ent. ils sont sans
tes se critiquent mutuellement. Or les journ ali stes cesse en péri l. C'est un métier où, pour des .,_..
0
les « ménages >>, par exemple (3). ou sur la fabri- bidon a tout à perdre ... n y a une justice imma-
cation des émissions. il serait dénoncé par les nente . .Celui qui transgresse certains interdits se
mêmes journalistes pour son parti pris et son brûle. Il s'exclut. Tl est discrédité. Alors que, dan s
manque d'objectivité, pour ne pas dire son arro- le milieu du journalisme, où peut-on trouver un
gance insupportable ... ) Celui qui perd deux points système de sanctions et de récompenses ? Com-
à l'audimat. il dégage. Cette violence qw pèse sur ment va se manifester l'estime envers le journa-
la tèlèvision contamine tout le champ des médias. liste qui fait bien son métier ? Le seul embryon
Elle contamine même les · milieux intellectuels. critique que je voie, ce sont quelques dessin s de
scientifiques. artistiques. qui s'étaient construits Plantu ou l'émission des Guignols. qui sont des
sur le dèd<ùn de l'argent et sur une indifférence rela- analystes extraordinaires. Mais il faudrait un ins-
tive à la consécration de masse - vous imaginez trument beaucoup plus puissant. Peut-être un e
Mallarmé attendant d'être reconnu dans la rue et tribune des critiques du journalisme, toutes les
applaudi dans les meetings ? Or ces petits univers, semaines, avec de l'analyse, et des gens capables
comme la lilléralure ou les sciences, dans lesquels de transformer l'analyse en arme symbolique. en
on pouvait vivre inconnu et pauvre pourvu qu 'on dessin , quelque chose d'un peu rigol o : il fau-
ait l'estime de quelques-uns et qu'on fasse des cho- drait qu 'un certain nombre de fautes profession-
ses dignes d'être faites, sont actuellement menacés. nelles soient justiciables d'une anction spécifi-
que. la meilleure étant le ridicule .
TRA : Vous croye::. que, dan s les conditions acw el- •'
les de con currence, les média · peu ven! enten- ~• TRA : 0 11 va I'OUS reprocher de vouloir un sysléme
dre vorre plaidoyer ? ~ dirigiste, un comiré central des médias ...
P. B. :Je sais que j'ai l'air d'un professeur imbus ~ P.B. :Je sais. Mais c'est tout le contraire. L'auto-
::s
parables. Par rapport à la physique nucléaire. la journalistes. dont ce serait normalem ent le métier,
comparaison est trop défavorable à la sociologie. ne peu ven f-ils sentir avec autant de j ustesse que les
parce qu'elle n'est pas constituée au même degré. sociologues les sOt({(rances du corps social ?
qu'elle est moins formalisée, etc. Mais comparons P.B. : Tl y a quelques très bons journ ali stes qu i
avec l'Histoire. Voilà une science beaucoup moins font des livres d'entretiens. Harris et Sédouy, par
avancée que la sociologie et qui apporte des cho- exemple. Mais c'est quand même un métier ...
ses beaucoup moins décisives du point de vue de
la gestion de l'existence, aussi bien individuelle TRA : Un métier pour vous, mais pas pour eux .'
que collective. Eh bien ! personne ne demande P.B. : Ce n'est pas le même. Les entretiens de
--
rien à l'historien , personne ne lui pose la question La Misère du monde sont beaucoup plus proches
de sa scientificité. A nous, si. Non seulement nous de la psychanalyse que du journalisme d'investi-
traitons d 'enjeux brûlants - alors que les pro- gation. Il s'agit de créer une situation dans laquelle
blèmes dont parle l'historien sont morts et enter- la personne interrogée puisse dire, et se di re à
rés - mais encore nous sommes en concurrence elle-même, des chose qu'elle refoule et qu'après
avec des gens qui prétendent, sur le même objet que elle est très heureuse d'avoir dites.
le nôtre, dire des choses aussi définitives au nom
d'autres principes de validation . A mon principe de TRA : E.~1-ce que vous vous êtes, comme Freud,
validation , qui est le même que celui du physicien, appliqué ce travail â vous-mêm e ?
on oppose un autre principe de validation, celui P.B. : Evidemment. Je m'efforce sans cesse de
de l'homme politique : l'argument d'autorité ou le me servir des instruments de la sociologie pour
plébiscite par le nombre. C'est comme si on jugeait connaître les déterminants sociaux et les limites
de la validité d'un théorème au suffrage universel. de ma pensée. Un livre comme Hom o academi-
::s
cus est une sorte d'exploration de mon inconscient
TRA :Au fo nd, la sociologie a le même objet que universitaire. Mais il reste san s doute des coins
la politique, mais les mêm es règles de validation obscurs, hélas ! que je ne finirai jamais d'explorer.
que la science ...
P.B. :Voilà. Et on veut lui appliquer les règles de TRA :La part de subjec/ivifé est si grande dans votre
validation de la politique au prétexte que son ob- travail !
jet est politique. Si j'étais spécialiste de Byzance. P.B. :li m'arrive évidemment d 'utiliser un fond s
j'aurais une position un peu semblable à celle de d'expérience personnelle, une sensibilité qui m'est
Lévi-Strauss, on m'écouterait avec révérence- et propre, mais je m'efforce de leur donner une vali-
indifférence. Mais comme je travaille sur le pré- dité générale. Par exemple, j'ai fait récemment un
sent, et qu 'il peut m'arriver de parler de Balladur topo sur la noblesse. Je n'en ai pas d'expérience
ou de Tapie, ou des journalistes, sujet tabou par vécue. Mais faites lire ce texte à un noble, il sera
excellence, cette autorité m'est contestée alors remué. Comment puis-je arriver à cela ? Parce
que j'ai à dire des choses beaucoup plus fondées que, sur la base d'expériences analogues que j 'ai
et plus compliquées que l'intellectuel médiatique vécues - être normalien par rapport aux univer-
de base. que la plupart des journalistes courtisent. sitaires, etc. -, j'ai l'intuition du rapport noble-ro-
tout en le méprisant un peu, et qui arrive avec turier, et je pui s m'appuyer sur cette expérience,
trois formules préadaptées à la télévision, c'est- et sur ma connaissance de choses analogues, la
à-dire simplistes et propres à renforcer l'opinion masculinité, l'honneur kabyle, etc., pour construire
commune. Dans son cas, on acceptera de se mettre un modèle général qui permet de comprendre
à son service pour lui permettre de placer sa sa- autrement toute la littérature historique sur la
lade, supposée apporter des points à l'audimat. noblesse et qui, je crois. intéressera tout le monde ...
Alors que si je demande la même chose pour moi
et pour d'autres, on dénoncera mon arrogance ... TRA : ... mais que toul le monde ne peu/ lire, /all i
vos livres sont écrits dans lll l style rebutant : â
TRA : Vous a vez publié l'an dernier u11 li vre d 'en- croire que vous le .fa iles exprès ...
tretiens, La Misère du monde, qui s 'est vendu à P.B. :Quand la vérité est compliquée. ce qui est
80 000 exemplaires. On en tire des pièces de souvent le cas, on ne peut la dire que de manière
th éâtre, hien/Ô/ une émission de télé. On vous de- compliquée, à moins de parler de tout à fait autre
mande de .form er de 11 ou veaux intervie 111ers. chose, comme Pierre-Gilles de Gennes ... Notre tra-
vail, c'est non seulement d'aller contre l'opinion