PASSION ET RÉSURRECTION RESSUSCITÉ ET VIVANT
ÉCLAIRAGES
Pourquoi le Ressuscité
se manifeste-t‑il
en Galilée ?
Jean-François Baudoz
Institut catholique de Paris
L’évangile de Matthieu s’achève par une appari-
tion de Jésus aux « onze disciples1 ». Le sommet
est constitué par un discours dont l’essentiel est
la promesse d’une présence permanente du
Christ à l’Église, dont les Onze sont la figure  :
« Toute autorité m’a été donnée au ciel et sur la
terre. Donc, étant allés, de toutes les nations
faites des disciples, les baptisant au nom du Père
et du Fils et du Saint-Esprit, leur enseignant à
garder tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que
moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin
du monde2. » La traduction littérale « étant allés »
(au lieu de « allez ») permet de mettre en valeur le
seul impératif du discours de Jésus – « faites des
disciples » – et donc d’éviter de survaloriser le
verbe « aller », au point d’en faire la pointe du
mandat missionnaire. La mission chrétienne ris-
querait dans ce cas d’être comprise comme une
sorte de traversée des mers dans le but de recru-
ter de nouveaux adeptes. Cette finale constitue en
réalité le sommet du premier évangile. Quels sont
donc les éléments missionnaires disséminés à tra-
vers l’œuvre et ramassés dans cette finale ? On
peut les ressaisir à travers deux syntagmes  :
« Galilée des nations » et « de toutes les nations
faites des disciples ».
Lieu de l’apparition pascale, la Galilée rappelle
l’expression propre à Matthieu  : « Galilée des
nations3 », évoquée pour justifier l’installation de
Jésus à Capharnaüm grâce à une citation d’Ésaïe4.
L3_P4_C26_JESUS.indd 23
22 23
Déjà terre de refuge pour Jésus dès son retour
d’Égypte5, la Galilée fonctionne dans l’évangile de
Matthieu comme un symbole d’universalisme
puisqu’elle est, selon ce passage d’Ésaïe, le lieu de
la manifestation de Dieu aux païens : « Galilée des
nations… Le peuple qui se trouvait dans les
ténèbres a vu une grande lumière. » Si Jésus
s’adresse presque exclusivement à la population
mêlée de Galilée, c’est parce que, comme Israël au
milieu des Assyriens à l’époque d’Ésaïe, cette
région était marquée par le paganisme. Or, c’est
justement en son sein que jaillit la lumière. On
comprend donc pour quelle raison la Galilée est
par excellence le lieu de la prédication et de l’ac-
tion de Jésus. Lorsqu’il en franchit les frontières,
ce n’est pas dans un but missionnaire. Jésus n’a
pas à aller au-devant des nations puisqu’il est déjà
à leur contact en Galilée. Ce sont plutôt les païens
qui viennent à lui, tels les mages6, le centurion7 ou
la Cananéenne8. C’est donc depuis cette Galilée
qu’au terme de l’œuvre, les disciples sont invités à
faire des nations les disciples du Christ.
Qu’est-ce donc que « faire des disciples » ? Ce verbe
ne figure que deux autres fois en Matthieu, à pro-
pos de Joseph d’Arimathie « qui était devenu dis-
ciple de Jésus9 », et dans la finale du discours en
paraboles  : « Tout scribe devenu disciple du
Royaume des cieux est comparable à un maître de
maison qui tire de son trésor du neuf et du
vieux10. » Le verbe a une connotation plus commu-
nautaire que proprement missionnaire. La mis-
sion confiée par Jésus aux Onze n’est pas tant d’al-
ler à la recherche de nouveaux adeptes que
d’entraîner une communauté à une relation per-
sonnelle avec Jésus, à l’image de celle qui unissait
les Douze au Jésus de l’histoire. Matthieu définit
par exemple les disciples comme les frères et les
sœurs de Jésus, qui accomplissent comme lui la
volonté du Père11. Il ne s’agit pas là d’une figure
révolue ou dépassée : les croyants ont pour tâche
de s’identifier à ce modèle, pour que se constitue
la communauté ecclésiale, c’est-à-dire la vraie
famille de Jésus, qui ne tire son origine que du
Père céleste12. La nouveauté introduite par
l’ultime message du Ressuscité est que « toutes les
nations », peuple juif compris, sont concernées par
cet appel. Il ne s’agit plus seulement de veiller sur
« les brebis perdues de la maison d’Israël13 » mais
d’ouvrir aux nations la Bonne Nouvelle du salut de
Dieu.
Comment « faire des disciples » ? Le signe donné
d’abord, le baptême, correspond à un mode de vie
nouveau, accompagné par un enseignement. Le
rite baptismal vient en premier parce qu’il fait
entrer dans une communauté d’appartenance qui
s’appelle l’Église, si importante aux yeux de
Matthieu. Et il est donné « au nom du Père et du
Fils et du Saint-Esprit ». Cette formule trinitaire,
unique dans le Nouveau Testament, reflète la pra-
tique baptismale de la communauté matthéenne.
Quant à l’enseignement, il retient l’attention à
cause des termes utilisés : « leur apprenant à gar-
der tout ce que je vous ai prescrit. » L’objet de l’en-
seignement n’est donc pas l’annonce de la mort et
de la Résurrection du Christ comme dans le
kérygme♦ primitif, c’est-à-dire le tout premier
message chrétien dont témoigne la première lettre
de Paul aux Corinthiens14. L’enseignement à trans-
mettre, ici, c’est le message délivré par le Jésus
terrestre  : « Tout ce que je vous ai prescrit. » Il
apparaît donc qu’aux yeux de Matthieu, l’élément
capital de l’événement Jésus est la parole qu’il a
proclamée. Cette insistance sur la catéchèse est au
demeurant typique de son évangile.
En d’autres termes, le Ressuscité rend normative
pour l’Église la Parole du Jésus terrestre. À une
communauté chrétienne dans laquelle se font
entendre des voix contradictoires, y compris par
rapport à la mission, Matthieu propose un chemin
qu’il voudrait rendre accessible à tous : le message
de Jésus s’adresse aussi bien aux chrétiens issus
du judaïsme qu’à ceux venus des nations.
Pourquoi « faire des disciples » ? L’ordre de Jésus
apparaît dans la continuité de l’autorité que lui-
même a reçue de Dieu : « Toute autorité m’a été
donnée au ciel et sur la terre. Donc, étant allés, de
toutes les nations faites des disciples… » Dans
cette perspective, qu’est-ce que la mission selon
Les apparitions aux disciples
Matthieu ? Elle consiste pour les disciples à faire
en sorte que d’autres deviennent ce qu’ils sont
eux-mêmes. Il n’y a ainsi aucune rupture entre les
disciples du Jésus terrestre et les disciples d’après
Pâques : les uns et les autres sont en quelque sorte
les contemporains du même Christ, que la foi
chrétienne confesse comme le Fils de Dieu15. Selon
le premier évangile, l’Église16 est ainsi celle du
Jésus de l’histoire17.
Après l’envoi des Douze pendant le ministère de
Jésus en Galilée18, Matthieu ne mentionne pas
leur retour : la mission a commencé bien avant
Pâques et elle se poursuit « jusqu’à la fin du
monde19 ».
1. Mt 28, 16‑20. 2. Mt 28, 18b-20. 3. Mt 4, 15‑16. 4. És 8, 23 – 9, 1. 5. Mt
2, 22. 6. Mt 2, 1. 7. Mt 8, 5. 8. Mt 15, 22. 9. Mt 27, 57. 10. Mt 13, 52. 11. Mt
12, 46‑50. 12. Mt 6, 9. 13. Mt 15, 24. 14. Cf. 1 Co 15, 3b-5. 15. Mt 16, 16.
16. Mt 16, 18. 17. Mt 18, 17. 18. Mt 10, 5. 19. Mt 28, 20.
Le repas au bord du lac
Bernadette Escaffre
Institut catholique de Toulouse
Dans le dernier épisode du quatrième évangile, il
est d’abord question d’une pêche sur le lac de
Tibériade. Infructueuse au cours de la nuit, elle
devient abondante quand le filet est jeté là où l’a
recommandé Jésus. Suit un repas partagé entre le
Maître et ses disciples, puis un dialogue entre le
Seigneur et Pierre en tête à tête. L’évangile de Jean
se termine alors sur une courte information qui en
dit long : « Jésus a fait encore bien d’autres choses.
Si on les écrivait une à une, le monde entier ne
pourrait, je pense, contenir les livres qu’on
écrirait1. »
La pêche, appelée « miraculeuse », est aussi racon-
tée dans l’évangile de Luc. Elle y est toutefois
située au début de la vie publique de Jésus, juste
avant l’appel de Pierre, le pêcheur de Galilée.
L’évangile de Jean, lui, situe cet événement après
12/06/2017 11:41
 PASSION ET RÉSURRECTION RESSUSCITÉ ET VIVANT
la mort de Jésus sur la croix. C’est le Ressuscité
qui apparaît au bord du lac tandis que les disciples
sont encore dans la barque.
La première parole de Jésus est une demande
relative à la nourriture  : « Avez-vous quelque
chose à manger ? » Suite à leur réponse négative,
il conseille de jeter le filet à droite de la barque.
Les disciples ne savent pas encore qui est cet
homme qui s’adresse à eux de loin, pourtant ils
mettent en pratique son ordre. Le filet est alors
tellement plein que les pêcheurs n’arrivent pas
à le sortir de l’eau. Le « disciple que Jésus
aimait » (que la tradition identifie à l’apôtre Jean
depuis Irénée de Lyon2, mais qui n’est jamais
nommé dans le quatrième évangile) reconnaît
alors le Seigneur et le dit à Pierre qui se jette à
l’eau. Sept disciples sont partis à la pêche  :
« Simon-Pierre, Thomas qu’on appelle Didyme,
Nathanaël de Cana de Galilée, les fils de Zébédée
et deux autres disciples. » Seulement deux
d’entre eux restent sur la scène à côté du
Ressuscité après le repas  : Simon-Pierre et le
disciple que Jésus aimait. Pierre en dialogue
avec Jésus ; le disciple aimé, en silence et en
retrait.
Arrivés au rivage, les disciples voient un feu de
braises sur lequel sont posés du poisson et du pain.
La mention de ce feu particulier, en grec anthra-
kia, rappelle au lecteur un autre passage, celui des
reniements de Pierre3. De tout le Nouveau
Testament, ce sont les deux seuls passages où se
trouve ce terme. Ainsi les trois questions posées
par Jésus à Pierre après le repas : « M’aimes-tu ? »
sont en relation avec les trois négations du dis-
ciple se chauffant autour d’un feu de braises, la
nuit dans la cour du Grand Prêtre, tandis que
Jésus était prisonnier. De ce fait, le Ressuscité
donne à Pierre la possibilité d’affirmer sa fidélité
en disant autant de « oui » qu’il avait dit de « non »
au début de la Passion.
L3_P4_C26_JESUS.indd 24-25
24
Le repas est préparé, cependant Jésus demande
aux disciples d’amener de leur pêche. Ce sera un
partage, don du Ressuscité et apport des pêcheurs.
Pierre tire le filet à terre, alors qu’auparavant les
disciples ensemble n’avaient pas pu le faire (c’est
le même verbe qui est utilisé). L’évangile montre
ainsi la primauté de Pierre : lui seul saisit le filet
plein de gros poissons et celui-ci ne se « déchire
pas ». Par ces mots, la communauté johannique
reconnaît en Pierre celui dont l’autorité réalisera
la communion de l’Église.
Jésus invite à déjeuner et l’évangéliste précise :
« Aucun des disciples n’osait lui poser la question :
“Qui es-tu ?” Ils savaient bien que c’était le
Seigneur4. » Étonnantes réactions face au
Ressuscité ! Disciples, ils connaissaient leur
maître. À côté de lui autour d’un même repas, ils
semblent douter de son identité. Ils n’osent pas
poser de question et pourtant ils savent ! Cette dif-
ficulté à reconnaître le Ressuscité, signe qu’il n’est
pas seulement revenu à sa vie d’avant la mort, se
retrouve dans d’autres récits : les disciples d’Em-
maüs ne reconnaissent pas celui qui marche avec
eux et leur explique les Écritures5. Marie de
Magdala confond Jésus avec le jardinier6…
Cependant, cette question que les disciples
n’osent pas poser au Ressuscité renvoie au début
de l’évangile. La même interrogation mot pour
mot : « Toi qui es-tu7 ? » est posée à Jean Baptiste.
Ainsi la boucle est bouclée : les réponses de Jean
étaient négatives « je ne suis pas… », mais elles
étaient des témoignages orientant vers Jésus. À la
fin de l’évangile, les disciples en ont acquis la cer-
titude : « C’est le Seigneur. » Il est vivant et n’est
pas un fantôme. Le repas peut avoir lieu : « Alors
Jésus vient, il prend le pain et le leur donne ; il fit
de même avec le poisson8. »
1. Jn 21, 25. 2. Irénée de Lyon, Adversus Haereses, III, 1, 1. 3. Jn 18, 18.
4. Jn 21, 12. 5. Lc 24, 16. 6. Jn 20, 14‑15. 7. Jn 1, 19. 8. Jn 21, 13.
CARTE BLANCHE
Florence Delay
de l’Académie française
Jésus jardinier
À
l’aube du jour le plus agité de l’his-
toire du monde, les premières à cou-
rir sont les femmes. Marie de Magdala et
Marie mère de Jacques obéissent à un
messager dont le vêtement est blanc comme
l’éclair. « Vite, courez dire à ses disciples qu’il
s’est réveillé d’entre les morts. » À peine se
sont-elles mises à courir qu’elles sont aussitôt
arrêtées. Par une voix qui les salue.
Reconnaissant la voix, elles tombent à
genoux. (Matthieu)
Trois courent pour fuir le tombeau vide, les
deux Marie déjà nommées et la mère des fils de
Zébédée, non plus « émues et joyeuses » mais
« stupéfaites et tremblantes ». Elles ont peur et
ne disent mot du message qu’un jeune homme
en blanc leur a enjoint de délivrer : « Il est res-
suscité ». Seule revient au tombeau la délivrée
des sept démons. Elle voit Jésus, court le dire
aux disciples. Les Onze ne la croient pas. (Marc)
Les mêmes plus beaucoup d’autres femmes
(Luc) rapportent aux Onze le message délivré
par deux messagers éblouissants : « Il n’est
pas ici, il a été réveillé. » Les Onze moins un
interprètent le message féminin comme du
« radotage ». Pierre, lui, court au tombeau.
Vide. Il en revient étonné.
La course atteint son point d’intensité chez
Jean. Marie de Magdala seule, à l’aube,
découvre la pierre ôtée du tombeau, court
avertir les disciples. Simon-Pierre s’élance,
l’autre disciple (celui que Jésus aimait) aussi.
On perd le souffle avec l’âge, c’est connu, alors
Jean arrive le premier. Par respect, il attend
Pierre. Mais il a vu le tombeau vide et par le
vide il a cru. Les hommes retournent là où ils
habitent, Marie en larmes reste près du tom-
beau. C’est elle qui a raison. Il est là. Elle le
voit.
Alors vient mon bonheur car je l’ai vu juste un
instant avant elle. C’était au musée du Louvre
en 2011, une exposition consacrée aux
« Figures du Christ » de Rembrandt. J’ai vu, de
mes yeux vu Jésus en jardinier, sous un cha-
peau de paille à grandes ailes et à fond plat, tel
qu’il va apparaître à Marie Madeleine — appe-
lons-là ainsi pour entrer dans la légende — dès
qu’elle aura tourné la tête.
J’ai éprouvé la sensation d’un paysage
immense alors que le tableau est petit, 61 x
49,5 cm — il appartient, à Londres, à la collec-
tion royale d’Élisabeth II. C’est que l’ar-
rière-plan est immense. Un pont traversé par
les matinaux, des tours, une ville magnifique,
Jérusalem, éclairée par le soleil levant. Au
premier plan, sur une hauteur, le rocher tom-
beau. Un ange plutôt bleu est carrément assis
dessus, jambes écartées, mais on n’en voit
qu’une, l’autre se balance dans le vide. Un
12/06/2017 11:41