les relations
entre ju ifs e t musulmans
en afrique du nord
X I X e- X X esiècles
de l’institut d’histoire
Réuni à l ’in itia tive de l'In s titu t Ben Zvi, s ’est tenu à Jérusalem en mars 7977, le prem ier
Congrès International d ’Etudes sur les Juifs d'A friq ue du Nord. I l rendait compte du renouveau
d ’intérêt pou r cet élément de la communauté sépharade dont le rôle dans la vie intérieure du
Maghreb comme dans ses relations avec le monde extérieur fu t capital à travers les siècles.
Ce cahier, dans lequel nous présentons l ’essentiel des com munications marque un ja lo n dans
la m eilleure connaissance des communautés Juives d ’A frique du Nord.
Jean-Louis M IEGE
SOMMAIRE
Jean-Louis M IE G E — Préface
Dons B EN SIM O N — Relations entre Juifs et Musulmans au Maroc sous le Protectorat fran
çais ................................................................................................................................. 94
Issachar B E N -A M I — L e culte des saints chez les Juifs et les Musulmans au M a ro c ................ 104
Joseph CHETRTT — Niveaux, registres de langue et sociolectes dans les langues judéo-arabes
du M aroc......................................................................................................................... 129
Fieddy RAPHAËL — Les Juifs du M ’zab dans l’Est de la France. Problématique et pre
mières étapes d ’une recherche........................................................................................ 197
P. SHINAR
Presque un siècle et demi s’est écoulé depuis que le judaïsme maghrébin est entré, graduelle
ment, dans le champ d ’observation directe et proche de l ’Europe, mais l ’étude des relations judéo-
musulmanes dans l ’Afrique du Nord, abstraction faite des notations ethnographiques de voyageurs-
explorateurs, de chargés de mission et d ’autres1, ne commence, sporadiquement, qu'après la grande
guerre, gagnant un peu d ’ampleur après la seconde guerre mondiale et à la suite de la naissance de
l’Etat d ’Israël et ses répercussions en Afrique du Nord, l’accès à l ’indépendance des pays maghré
bins et la liquidation à peu près totale de la diaspora juive dans cette région.
Ce sont ces événements capitaux, parait-il, qui feront naître le besoin de sauvegarder le patri
moine spirituel et culturel du judaïsme maghrébin et d ’approfondir la connaissance de son passé,
d ’une part, et d ’étudier de façon rigoureuse et en détail l’évolution et la problématique des rapports
entre Musulmans et Juifs dans un cadre spatial et temporel bien délimité, d’autre part. Preuve tangi
ble de ce besoin constitue le séminaire tenu à Princeton, le 19 mai 1974, puis le premier colloque
international sur les Juifs d ’Afrique du Nord, tenu à Jérusalem, 5-8 avril 1977 et, à l ’heure actuelle,
cette table ronde de Sénanque.
Malgré l ’importance des facteurs favorisant l’épanouissement de ces études, les publications
consacrées à notre sujet, c ’est-à-dire aux rapports judéo-musulmans au Maghreb, sont peu nombreu
ses et pour la plupart de faible teneur. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à la précieuse
bibliographie de Robert Attal2 , où l ’on trouve, sous le vocable « relations interconfessionnelles »,
19 références seulement, pour la plupart des articles et reportages de revues ou journaux, auxquels
il convient d ’ajouter quelques autres figurant sous les vocables « Musulmans », « Mellah », « Emeu
tes », « Culte des saints », « Pèlerinages » et « Proverbes ». La seule exception semble être l ’ouvrage
de L. Voinot, cité plus loin, et une étude dactylographiée par Cl. Tapia, intitulée « Les contacts des
communautés en Tunisie », forte de 113 pages, où l ’auteur présente les résultats d ’une enquête
effectuée en 19623 .
D ’autres apports à considérer on trouvera dans les ouvrages d ’ensemble sur le judaïsme nord-
africain, comme celui du Grand Rabbin du Constantinois, Ab. Cahen 3 a, anciennement, et du
rabbin Eisenbeth4 , d ’A . Chouraqui5 et de J.W. Hirâchberg6 , de nos jours ainsi que dans les ouvrages
consacrés aux Juifs d ’un seul pays maghrébin ou d ’une ville déterminée. De cette catégorie on
retiendra pour lè Maroc la chronique fasie de A . Sarfaty7 , les histoires des Juifs marocains de
M. Tolédano8 , M. Eisenbeth9 , I. A b b o u 10 et D. Bensimon-Donath11, les études historiques de
H. Zafrani sur leur vie sociale, économique et religieuse1 la , les monographies des mellahs de Rabat-
Salé par J. Goulven12, du mellah de Marrakech par J. Benech13, des mellahs de Demnate et du
Sud-marocain par P. Flamand14, et de l’ethnographie des mellahs par E. M alka15. L ’histoire des
2
Juifs en Algérie a été traitée de façon générale par J. Hanoune16 et Eisenbeth 17 (ce dernier a en
outre étudié la démographie juive du Constantinois — étude qui constitue sans doute son plus
important travail). La période qui va de l’occupation française au début du XXème siècle est traitée
par Cl. Martin18, celle allant du Décret Crémieux à la fin de la seconde guerre mondiale, avec accent
sur les années du régime vichyssois, est présentée par M. A nsky19 . Il faut réserver une place à part
au livre captivant de Briggs et Lami Guède20 sur les Juifs de Ghardai'a, capitale de la heptapole
mozabite au Sahara, enquêtés par un anthropologue et une infirmière au cours de leur émigration.
Quant aux Juifs de Tunisie, D. Cazès2 1 relate leur histoire d ’avant le Protectorat français, P. Lapie 22
décrit leur civilisation, E. Vassel23, J. Vehel et Ryvel24 leur ethnographie et folklore, J.Chalom 2s
leur condition civile et politique sous le Protectorat, S. T ib i 26 leur statut personnel, R. Darmon 27
la situation juridique de leur culte. S. Chemla 28 s’inquiète de leur assimilation et laïcisation à la
veille de la seconde guerre mondiale, P. Ghez et J . Sabille 2 9 nous font connaître leurs épreuves sous
l’occupation nazie, R. Attal 30 leur situation et difficultés dans la Tunisie indépendante. Ce dernier
avec C. Sitbon303, vient de nous offrir un recueil de textes-témoignages ressuscitant divers aspects
de ce que fut la vie juive en Tunisie du XVIMême au XXèm e siècles. Pour les ghettos tunisiens on
signalera l’enquête de P. Sebag et R. Attal 3 1 sur la hara de Tunis. Celle de Cl. Tapia, déjà citée, ne
se limite pas au quartier ju if mais englobe les contacts entre quatre communautés à Tunis et à La
Goulette. Elle est la seule étude de ce genre qui aborde directement le sujet qui nos occupe. Quant
aux Juifs de Djerba, il ne semble pas exister de monographie sérieuse sur cette communauté, sauf la
thèse, malheureusement inédite, de B. Roy32. Cela paraît d ’autant plus regrettable qu’il s’agit là,
comme dans le cas du Mzab et du Djebel Nefousa (Tripolitaine), de la coexistence entre Juifs et
Musulmans hétérodoxes, phénomène exceptionnel dans le Maghreb.
Ce que ces textes (et une foule d ’autres dont les références que l’on trouvera dans la bibliogra
phie d ’Attal) peuvent bien contenir de renseignements intéressant notre sujet, seul un examen
attentif pourra nous le révéler. Dans l’immédiat, une contribution importante, directe et spécifique,
représente les témoignages et analyses d'intellectuels maghrébins, Musulmans et Juifs, comme ceux
de Driss Chraîbi, Said G h allîb , Abraham Elmaleh et Marcel Ben Abou [ sic ] pour le Maroc ; Malek
Bennabié, A.T. al-Madanî, Ferhat Abbas, A li Merad, A . Chouraqui, Raymond Bénichou et le docteur
Henri Aboulker pour l’Algérie321, Albert Memmi et Charles Haddad pour la Tunisie33. A verser au
dossier, sont, aussi, les études de Kenneth L. Brown sur Salé34 et de Lawrence Rosen sur Sefrou 3 s ,
qui semblent ouvrir une voie prometteuse pour l ’étude des relations dyadiques ou interpersonnelles
judéo-musulmanes dans un cadre urbain au Maroc ; les Actes du Séminaire de Princeton36, dont on
relèvera, pour l ’époque qui nous intéresse, les contributions de N .Stillm an traitant des stéréotypes
ethniques judéo-musulmans au Maroc, de Jane Gerber sur l’application de la Charte d ’Omar au
même pays et de Richard Press sur les relations judéo-musulmanes à Marrakech : à signaler égale
ment deux communications présentées à des colloques tenus à Jérusalem : l ’une, par K.L. Brown37,
traite des relations entre le mellah et la médina de Salé (1974), et l’autre, par R. Danziger38, sur
*Abd al-Qâdir et les Juifs d ’Algérie (1977). Pour conclure, on citera encore deux recueils de lettres
tirés des Archives de l’Alliance Israélite Universelle et publiés, avec introduction et notes, par
D. Littm an39. Ils illustrent les tribulations des Juifs de Tripoli (fin du XIXème siècle) et du Maroc
(1903-1912), respectivement.
Ces efforts sont pourtant de date assez récente et concernent principalement le Maroc. Nous
sommes donc en droit de nous interroger sur les raisons de la longue carence. Est-ce à cause du
courant pro-islamique qui a prévalu dans les milieux des intellectuels juifs européens au XIXèm e et
une partie du XXème siècle — tendance que Bernard Lewis a récemment mis en lumière40 — que
ceux-ci se désintéressaient des problèmes posés par le statut du dhimmT fans le Maghreb41 ? Est-ce
parce que les Juifs maghrébins eux-mêmes, attirés par la civilisation française, s’efforçaient de se
détacher du milieu musulman, de s’occidentaliser et renier (ou oublier) leur passé — autre tendance
déjà notée par Goulven 42 en 1927, puis par Bénech4 3 , Bénichou 44 et Memmi45 ? E t du côté
3
musulman, faut-il interpréter le silence comme simple continuation du manque d’intérêt teinté de
mépris quasi-traditionnel dont faisaient preuve les lettrés à l’égard du dhim m i, vu que le statut de ce
dernier, et partant l ’attitude du croyant envers lui, furent une fois pour toutes fixés par la chari’a
donc, pour eux, dénués de problématique ? Mais alors on s’attendrait à ce que la transformation
dramatique de la condition de ce dernier sous le régime colonial, les incitations de l ’antisémitisme
européen importé, le réveil du nationalisme arabo-berbère, le sionisme et le conflit israélo-arabe
éveillassent le désir chez quelques-uns d ’eux de réexaminer le problème des relations judéo-musul
manes à la lumière des données nouvelles. Et pourtant, semble-t-il, il n’en fut rien ou presque.
Quoi qu’il en soit, il ne peut être question ici, dans le cadre d ’une simple communication, de
dresser le bilan de la-recherche — aussi réduite soit-elle — accomplie jusqu’à ce jour dans ce domai
ne. On se bornera donc à présenter d ’abord quelques témoignages et jugements d ’ensemble émanant
principalement de maghrébins, en notant certaines questions méthodologiques que pose leur carac
tère contradictoire. On classera ensuite les thèmes ou aspects traités par les auteurs selon le plan sur
lequel ils se situent — perceptuel, juridique, économique, social, religieux et culturel. Chemin fai
sant, on relèvera certaines interprétations, fera des réserves qui s’imposent, indiquera des lacunes et
des nouvelles avenues de recherche.
Des témoignages-jugements on en retiendra quatre pour le Maroc, quatre pour l ’Algérie et trois
pour la Tunisie. D ’abord, ceux, courageux et saisissants, de Sa'Td Ghallâb, gauchiste arabe marocain
et l ’écrivain bien connu D. Chraibi qui vont dans le même sens. Dq premier nous citerons quelques
bribes d ’un article intitulé « Les ju ifs vont en Enfer », où il nous d it en parlant de son enfance :
« Quant à persécuter les juifs personne ne nous le reprochait. Q n nous approuvait même (...). Dès
qu’un Ju if s’aventurait chez nous autres Musulmans il était méprisé, parce que le ju if c’est la déca
dence des décadences, l ’être le plus vil qui soit. En présence d'un Juif, ipso facto, nous avions devant
nous les puanteurs du mellah, le péché total, une décrépitude repoussante. La preuve que le Ju if
n ’était pas un homme c’est qu’à son arrivée, nos mères ne se cachaient même pas4 551. La pire insulte
qu’un marocain puisse faire à un autre, c ’est de le traiter de Ju if (...). Mes amis d’enfance sont de
meurés antijuifs. Ils voilent leur antisémitisme virulent en soutenant que l.’Etat d ’Israël a été la
création de l ’impérialisme occidental. Mes camarades communistes eux-mêmes sont tombés dans cç
piège (...). Or il suffit d ’ouvrir les yeux (...) pour saisir, combien est ancrée dans les cœurs la haine
du Juif, même dans une classe paysanne très arriérée qui ignore ce qui signifie Israël (...) tout se
passe (...) comme si le Ju if était l ’ennemi héréditaire (...), le mal qu’il faut détruire. Et tout un
mythe hitlérien est cultivé parmi les couches populaires. On exalte (et on s’extasie) devant le massa
cre des Juifs fait par Hitler. On croit même que Hitler n ’est pas mort (...) et on attend son arrivée
(comme on attend celle de l’imam el-Mahdi) pour délivrer les Arabes d ’Israël ». (Suit une critique
acerbe du comportement des Juifs dans le Maroc actuel)4 6.
Du côté ju if on citera d ’abord Abraham Elmaleh, natif de Jérusalem mais d’origine maghré
bine, survivant du massacre de Fès du 17 au 19 avril 1912, qui, revisitant le Maroc en 1930, fit
l’observation suivante sur les Juifs de ce pays : « Leur évolution logique les portera du côté de la
civilisation occidentale, représentée ici par la France (...). Il y a une irréductibilité absolue entre leur
conception de la vie et la conception islamique. S ’il s’est produit entre eux et les populations musul
manes, à force de vivre côte à côte, par l’empreinte d ’une langue commune, des similitudes apparen
tes, au premier contact avec une autre civilisation, le Juif s’est retrouvé et s’est immédiatement
4
Trente-quatre ans après, dans le Maroc indépendant, Marcel Ben Abbou confirmera en effet la
validité du jugement précédent. L ’intégration judéo-musulmane par le biais de la culture lui paraît
« utopique », puisque depuis les temps de Maimonide, Juifs et Musulmans se sont repliés sur leur
religion. Paradoxalement, la culture française a servi entre eux de médiatrice mais ceux-ci sont
allés à elle « en rang dispersés : non pas élan conscient et concerté vers plus d ’universalité, mais
cheminement parallèle de deux solitudes », qui d ’ailleurs ne concernait qu’une minorité. Dans le
domaine politique, la situation lui paraît semblable : la participation des Juifs est presque nulle.
Sachant que son action engagera tous les Juifs, le Ju if se garde d ’intervenir en politique, décidé « de
se situer hors de l ’histoire » et « sauvegarder sa quiétude en mettant sa compétence au service du
pouvoir ». Et l ’auteur de conclure : « L ’on voit donc que pour le Juif marocain, les sources même de
l ’espérance paraissent empoisonnées. Le sentiment d'être privé d ’avenir pourrit tous les autres ».
Cependant il s’accroche à l ’espoir que la coexistence en paix et la tolérance actuelle se prolongeant,
elles finiront par créer un « véritable clim at de coopération »4 9.
Quant à l ’Algérie, nous entendons un tout autre son de cloche chez André Chouraqui et
Raymond Bénichou. En parlant de l ’attitude des Musulmans envers les Juifs le premier affirme :
« C ’est moins une explosion de haine que le déchaînement d ’appétits (...). On ne retrouve nulle
trace d ’un antisémitisme comparable — fût-ce de loin — à l’Europe médiévale ou moderne. Et c ’est
là le lieu de nous élever contre la prétendue haine historique que le Musulman vouerait au Juif (...).
L ’antijudaïsme des Musulmans a été élevé à la dignité de dogme (...). Les Juifs furent, en définitive,
plus heureux en terre d ’Islam (...). Le mépris verbal ou réel (...) ne fit jamais totalement oublier les
liens plus profonds d ’une vie commune et d ’une commune origine (...). Si l ’on excepte le mépris
traditionnel, d ’ordre rituel plutôt que passionnel, on peut affirmer que le sort des Juifs n’était pas
plus désespéré que celui des basses classes musulmanes (...). Les humiliations du dhimmi, la gifle
annuelle qui accompagne la remise de la djizya, les injures, les coups récoltés au passage, les bouscu
lades, toute honte bue, sont admises comme des réalités courantes dont on souffre à peine... »50.
« ... i i arrivait aux Juifs de subir des sévices, mais en générai le ur disgrâce se bornait à quelques
hum iliations allégoriques et quelques plus positives rançons (...). i i y eut des relations privées
étroites. (...) La dom ination française n ’entama pas ces liens d ’am itié. N ’étant suspects n i aux
uns n i aux autres, les Juifs puren t Jouer le rôle de « courtiers de civilisation ». Après leur acces
sion à la nationalité française, le u r attitu de envers tes Musulmans ne changea pas e t ils restaient
attachés au passé et au folklore façonnés par l ’Islam 5 1. Une h o stilité systématique envers les
Juifs se développa en fin de siècle chez les Européens, mais les Musulmans restaient hors de
l ’arène5 1 a. Entre les deux guerres mondiales les relations s ’altérèrent fâcheusement pou r trois
raisons :
1) l ’assim ilation ju ive accélérée le u r faisait oublier la langue arabe et les attaches historiques à
l ’Islam ;
2) l ’appel du M u fti de Jérusalem contre les sionistes dès 1929 ;
3) la propagande nazie.
Mais n u i de ces trois facteurs n ’aurait troublé l ’atmosphère sans les soins des cercles intéressés :
la haute adm inistration française e t les colons. Entre ces deux ii y eut com plicité pour détour
ner contre les Juifs la crue subite des revendications musulmanes. C ’est de ces m ilieux que vint
l ’excitation au massacre de Constantine (5 août 1934), où police et armée adoptèrent une
a ttitu de purem ent contem plative52. Puis ii y eut une réconciliation d o n t ia solidité ne se
5
dém entit pas lors de l'épreuve du régime vichyssois :les Musulmans observèrent envers les Juifs
une attitude de parfaite correction et accueillirent avec mépris les sollicitations de brim er les
Ju ifs 5 3 .
Et l ’auteur de conclure : « I l faut une dose d ’aveuglement volontaire p o u r trouver trace d ’in i
m itié héréditaire entre Juifs et Musulmans ». Il admet qu'aujourd’hui les Musulmans ont changé et
que leur attitude avec les Juifs est « empreinte de quelque raideur », mais il en trouve la seule raison
dans les événements de la Palestine. Lorsqu’interviendra un accord au Proche-Orient, il prévoit le
retour de la confiance entre les deux communautés54.
Le livre du professeur de philosophie Henri Chemouilli, Une Diaspora méconnue : les Juifs
d ’Algérie (Paris, 1976), amer, ironique, désabusé et captivant, met lui aussi en relief les attaches et
sympathies entre Juif et Arabe d ’Algérie, l’antijudaisme des coloniaux français, les « abandons et
reniements » (p. 9) des Juifs, la correction des Arabes envers les Juifs même francisés : « Nous
avons décapité nos ancêtres... nous avions honte d ’eux, ils étaient les Juifs-arabes. Nous nous vou
lions Français, rien que Français. E t « cibilisés » avec ça ! E t nous avons gagné... » (p. 1 1 ). Pourtant
entre 1889 et 1898 l ’auteur constate une dégradation des rapports, mais en rend le Ju if respon
sable : c ’est que le Ju if « s’est francisé... il est devenu « l ’autre » que le Berbère regarde d ’un œil
hostile » (p. 161). Avec le F.L.N., plus d ’illusions. L ’Algérie arabe faisait peur. Pour le Juif c’était,
« sinon l’intolérance et le mépris, du moins la dure loi du plus fort. Et la crainte de se retrouver
otage au premier conflit du Proche-Orient... l ’arabisme c’était la .régression. Pour en sortir, nos
parents avaient tué le vieil homme, ce n'était pas pour le ressusciter que nos enfants entraient aux
facultés » (p. 290). Avec cela, l ’auteur lance à ses enfants ce rappel : ne vous permettez jamais de
porter sur les Algériens un jugement qui ne serait pas fraternel. Nous fûmes Algériens, nous le
sommes encore... ne méprisez pas les Berbères, ne méprisez pas vos pères... Au XVème siècle, les
rapatriés d’Espagne arrivèrent lourds d ’une gloire espagnole, vous, fils de réfugiés d’Algérie, vous
êtes lourds d ’une gloire berbère. Notre histoire ne se termine pas sur un échec » (p.327)54a.
Du côté musulman, nous ferons état d'appréciations émanant de quatre intellectuels algériens :
Rabah Zénati, Ahmed TawfTq al-MadanT, Malek Bennabi et A li Merad. Le premier, ancien institu
teur kabyle devenu journaliste, assimilationniste fervent, adversaire du réformisme orthodoxe, du
nationalisme, du panarabisme et du marxisme, publia en 1938 un article intitulé ’La question
juive’55. Nous trouvons là plusieurs points de contact avec les constatations précédentes, mais
l ’optique y est essentiellement différente. L ’auteur glorifie la tolérance islamique envers les « Gens
du Livre », et affirme que les Juifs ont toujours vécu en paix dans l’Afrique du Nord. Il admet
qu’ici, comme ailleurs, ils étaient objets de mépris et de saccages, lorsque « l ’aisance faisait perdre
aux Juifs le sens des réalités et qu’ils faisaient trop étalage de leur opulente arrogance. Mais jamais,
au grand jamais, le sang ju if ne fut versé »56. L ’indigène nord-africain — poursuit l ’auteur — a des
affinités avec le Ju if qui le.lui rendent sympathique, il y a entre eux communion d’idées, de senti
ments, d’aspirations, de mœurs et de traditions. Ils s’entendent, ils se supportent, parce qu’ils se
comprennent. Même le mépris est tellement familier et « du bout des lèvres » qu’il n’altère en rien
l ’intimité réelle qui existe entre eux et qui permet souvent des amitiés bien solides. Aussi les événe
ments de Constantine les surprennent, ils ne les saisissent pas et sont réduits à y voir un effet de la
volonté divine. E t pourtant, l’explosion n ’aurait pas dépassé le saccage de quelques magasins, si les
émeutiers avaient trouvé une force armée devant eux et si, surtout, ils ne croyaient agir avec le
consentement des Français. Ces derniers, débordés par la rude concurrence juive dans tous les
domaines, répétant sans cesse que les Juifs « prendront tout » et que « nos pères ont versé leur
sang pour leur assurer un avenir brillant à notre détriment » — sont « farouchement antisémites ».
Mais, si l’auteur se félicite de la bonne entente judéo-musulmane, qui avait pris un essor jamais
égalé après les émeutes de Constantine, il met les Juifs en garde contre leur « marché des dupes »
avec le mouvement panarabiste (c’est-à-dire les réformistes), qui s’inspire du Comité suprême arabe
6
de la Palestine5 7, contre le danger d ’un partage de ce pays et les prétentions du sionisme, et contre
leur engouement pour le marxisme. Il craint que les Européens d’Algérie cherchent à exploiter,
contre les Juifs, le mécontentement des masses musulmanes, mécontentement que ces mêmes Juifs
soutiennent et encouragent. Leur situation en Algérie est actuellement excellente, mais — conclut
l ’auteur — qu’ils n’oublient pas que la roue tourne, que l'attitude de certains d ’eux peut bien leur
aliéner des sympathies, et qu’ils « auront toujours à se faire pardonner « d ’être Juifs » »s 8 .
Les appréciations d ’al-Madanî, Malek Bennabi et A li Merad mettent en relief, eux aussi, un
aspect négligé par les auteurs juifs précités, à savoir, le comportement des Juifs algériens eux-mêmes
comme facteur dans l ’évolution des rapports intercommunautaires en Algérie. Puisqu’il s’agit prin
cipalement des pratiques commerciales et usuraires attribuées à ces derniers, et étant donné l ’inspi
ration réformiste des trois auteurs (surtout de Merad), elles seront présentées plus loin, dans le
contexte des relations économiques et religieuses (voir pp. 10-11,13-15).
Pour la Tunisie, Jacques Sabille s9 nous peint un tableau nuancé : les Arabes imposaient aux
Juifs de Tunisie les mêmes conditions de vie qu’à tous leurs frères : réclusion dans des ghettos avec
autonomie religieuse et culturelle, interdiction de posséder et de cultiver la terre, exclusion de tous
les métiers productifs et de la vie publique, obligation de porter l ’insigne distinctif (p. 16). L'anti
sémitisme a existé de tout temps, à l’état latent, en Tunisie, comme dans les autres pays maghrébins.
Seulement, avant 1930, il était dépourvu d ’acuité à force d ’accoutumance. (...) Malgré [ cela ] une
cohabitation pacifique — parfois idyllique (par exemple à Djerba) — des trois cultes était de règle.
Même à l ’époque « prénazie » (...) l ’élite et les autorités religieuses musulmanes, de même que la
presse de langue arabe, continuaient à prôner la tolérance, s’appuyant sur le Coran et la tradition
islamique d'hospitalité (pp. 17-18). La propagande italienne ne parvint pas à entraîner les masses
tunisiennes à des excès antijuifs. C ’est que la position italienne avait un point faible : le voisinage de
la Libye (p. 21). Sous l ’occupation allemande, l’attitude des autorités tunisiennes fut celle d ’une
« neutralité bienveillante et résignée ». Certains dignitaires tunisiens témoignèrent de la sympathie
pour les Juifs persécutés, des membres de la famille régnante protégeaient leurs amis personnels
juifs, le Bey el Moncef ne s’était pas montré hostile aux Juifs et leur déclara : « Vous êtes tous mes
sujets, je ne fais aucune distinction entre Juifs et Musulmans ». L ’attitude de la grande majorité de
la population non-juive de Tunis se conformait à celle des autorités : il y eut bien quelques gestes de
sympathie, mais dans l ’ensemble ce fut surtout une « indifférence glaciale » (p. 137). En ce mo
ment-là remarque l ’auteur — une telle attitude était en quelque sorte méritoire 60 .
Le livre de Charles Haddad, Juifs et Arabes au pays de Bourguiba (Aix-en-Provence, 1977) par
contre, bien qu’axé sur l'auteur, avocat et trois fois président de la Communauté juive de Tunisie,
est parsemé de souvenirs, d ’observations et de citations évoquant une étroite et harmonieuse coexis
tence entre ju ifs et Arabes dans ce pays, allant de la première enfance de l’auteur à l’indépendance
de la Tunisie. Arrivé à ce p o in t,... la dissolution du Conseil de la Communauté par ordre du Gouver
nement et à la mise en demeure des Juifs tunisiens de choisir entre leur pays natal et leur attache
ment à Israël notre auteur, doit..., lui aussi, admettre la faillite de ladite coexistence et s’expa
trier6 2 3.
L'étude inédite de Claude Tapia, déjà signalée (voir p. 1 ), Les Contacts des Communautés en
Tunisie (1962), sérieuse mais limitée (puisque fondée sur les réponses de 300 enquêtes seulement,
Musulmans, Juifs, Français et Italiens habitant la ville de Tunis et La Goulette), constate, elle aussi,
l ’existence d ’un antisémitisme « qui ne se voile même pas pudiquement la face »63, qui tirerait sa
force de vieux mythes européens importés et des traditions locales les plus anciennes. Elle indique
également l ’absence d ’une communication véritable entre les communautés, des réticences dans les
relations de travail et l’opposition d ’une écrasante majorité aux mariages mixtes, la différence de
religion formant l ’obstacle majeur à ces unions633.
Il faut bien entendu se garder de tirer des conclusions générales des documents cités plus haut,
vu leur nombre par trop restreint et leur caractère peu varié. On peut affirmer néanmoins, que ceux
qui se réfèrent à l ’Algérie semblent trancher assez nettement avec ceux ayant trait aux pays lim i
trophes, au moins en ce qui concerne les témoignages juifs. A part la différence de tempérament et
d’expérience personnelle des auteurs, cela semble tenir aussi, et peut-être surtout, au fait qu’en
Algérie les Juifs furent de bonne heure libérés des servitudes dégradantes de \id h im m a , tandis que
les Musulmans, eux, furent soumis à la loi de l ’indigénat. En Tunisie et au Maroc, par contre, non
seulement le Protectorat français survint 50 et 80 ans plus tard, mais aussi laissa-t-il les Juifs assez
largement soumis à la juridiction beylicale et chérifienne, respectivement. Une différence d’optique
se manifeste également entre ju ifs et Musulmans, notamment en Algérie, ce qui semble normal,
compte tenu des raisons déjà invoquées.
Ces divergences d ’appréciation pourraient utilement servir de caveat aux chercheurs de nos
jours, surtout aux anthropologues et sociologues qui, forts de leurs enquêtes menées sur place sous
des conditions totalement changées par rapport à celles décrites par les historiens et ethnographes,
cherchent à étayer leurs conclusions optimistes et à réfuter celles, pessimistes, de ces derniers en se
référant au témoignage des juifs nord-africains eux-mêmes64.
Deux autres mises en garde, lancées par divers auteurs, s’imposent en sens contraire. L ’une
concerne l ’interprétation des matériaux ethnographiques, dans les cas où les intenses sentiments
antijuifs, prêtés aux Musulmans par certains observateurs européens, sont expressément partagés par
ces derniers, donc sujets à caution65. Pourtant, cette réserve ne peut aucunément discréditer le
tableau général de la condition juive dans le Maghreb précolonial, étant donné la concordance
essentielle de ses bases documentaires, y compris les témoignages musulmans cités ci-avant et l ’image
collective du Ju if maghrébin dont traitera le chapitre suivant.
L ’autre avertissement regarde la tendance à la généralisation. Celle-ci était, sur le sujet qui nous
occupe, d ’autant plus apte à conduire à des conclusions fallacieuses que l ’Afrique du Nord présente
une étonnante diversité physique et humaine, de même que des rythmes différentiels d’évolution
politique, non seulement entre ses trois composantes principales, mais aussi à l ’intérieur de chaque
pays, surtout au Maroc (qu’il convient toutefois de ne pas exagérer). Lesdivisions qui y opposaient
à certaines époques Makhzen et Siba, montagnards berbères et nomades arabisés de la plaine, cita
dins et campagnards, de même qu’une ville à sa voisine, créaient autant de différences existentielles
et morales entre les communautés juives qui s’y sont fixées. Par conséquent, il paraft hasardeux
d’extrapoler un cas d’espèce comme celui de Sefrou, déjà signalé par De Foucauld comme une des
deux villes, où les Juifs étaient les plus heureux et où, de nos jours, L. Rosen a recueilli des rensei
gnements indiquant l ’existence de relations symbiotiques presqu'idylliques entre le seigneur berbère
et son protégé ju if 6 6. E t même pour cette ville il paraft qu ’il faille faire des distinctions. D ’après une
enquête effectuée par un inspecteur d ’écoles primaires dans la circonscription de Fès entre 1940 et
1954, les élèves musulmans de Sefrou avaient des idées peu flatteuses à l ’égard des Juifs de leur
ville6 7 .
Nous pouvons maintenant aborder les thèmes traités par les auteurs selon le classement établi
ci-avant.
Il nous semble qu’il serait également instructif d ’élucider, dans quelle mesure les proverbes de
ce genre et certaines légendes relatives aux Juifs se sont inspirés du Coran et de la Tradition Islami
que, ou représentent un développement autochtone, renforcé ou non par l ’Islam. Si une influence
coranique peut être postulée pour des proverbes montrant les Juifs comme des rusés et dissimulés
auxquels on ne doit pas se fier, malveillants et haineux envers les croyants, âpres au gain, attachés
à la vie et craignant la mort, rebelles à Dieu et aux prophètes, maudits et voués à l ’enfer70, le
substrat coranique ou apostolique ne semble pas apparaître dans la conception du dhim m i — très
répandue au Maroc — comme un être impur et malpropre, par exemple. Certes, le Coran considère
les polythéistes comme une souillure et leur interdit l ’accès du sanctuaire mekkois (Cor. IX, 28) ;
aussi, le Livre saint ne doit être touché que par ceux qui se sont purifiés (Cor. L V I, 79). Mais la
notion que tout contact physique avec un non-Musulman est souillant et nocif, donc à éviter,
semble étrangère au Coran et à la tradition sunnite ; elle caractérise, par contre, le Chî'isme7 1. A
quel degré cette croyance est développée chez les Marocains illustrent les observations suivantes ':
selon Westermarck7 2 , Bourgeois73 et Bousquet74, ces derniers croient qu’il ne faut pas laisser son
pain (ou sa farine) touché par un Juif, ni lui permettre de pénétrer dans un grenier ou sur une aire à
battre, ni s'approcher d ’un rucher appartenant à un Musulman, parce que cela risque de chasser la
baraka, la force bénéfique, inhérente au pain et au miel. (Cette croyance est contredite par le
dicton enjoignant de manger la nourriture du Juif, mais de ne pas dormir dans son lit )7 5. Aussi, un
Musulman ayant eu des rapports avec une Juive, doit faire sept ablutions avec de l ’eau provenant de
sept rivières différentes753. Plus grave encore : un hâjj désireux de conserver la baraka acquise à la
Mekke, ne doit jamais aller au marché, afin de ne pas s’exposer aux regards des Juifs76.
Une autre croyance à noter dans ce contexte est la métamorphose des ju ifs en certains ani
maux (gecko, guêpe)79, qu’on peut rapprocher de la légende coranique relative aux Juifs changés en
singes pour avoir profané le Sabbat (Cor. Il, 65). Une autre légende islamique sert à démontrer la
nature sous-humaine des Juifs : *Ali (le cousin du Prophète) aurait entièrement exterminé leurs
mâles, et la race actuelle serait née de l ’accouplement des femmes juives avec les cadavres de leurs
maris80. Les Juifs sont également associés au monde de la démonologie, la sorcellerie, la magie et la
médecine traditionnelle8 1. Nous avons là tout un domaine de la recherche ethnographique propre
ment maghrébine qui est resté inexploré au point de vue du sujet qui nous occupe.
Sur le plan ju rid iq u e nous disposons des ouvrages de base — celui d ’A. Chouraqui — sur le
statut légal du Ju if marocain (1950)82, où l ’auteur expose en détail les dispositions discriminatoires
et les incapacités juridiques dont la charï'a frappe les « Gens du Livre » et leur application au Maroc.
Il montre que, malgré diverses améliorations, la condition juridique du Ju if ne changea pas radicale
ment sous le Protectorat français parce que celui-ci ne tentait jamais (à différence de ce qu’il fit à
l ’égard des Berbères marocains — P.S.) de soustraire les Juifs aux juridictions chérifiennes.
L ’application effective (et même outrée, surtout dans le domaine fiscal) de la fameuse Charte
dite d ’Omar au Maroc fut récemment affirmée, sur la base de documents juifs de Fès, par Jane
Gerber, au séminaire de Princeton 8 3. Cet auteur admet toutefois que le contrat de \zdhim m a ne fut
pas rigoureusement observé en ce qui concerne l’interdiction de construire et de réparer des synago
gues84 .
Outre la protection toute relative et conditionnelle accordée par la dhimma, et abstration faite
de la protection d ’une puissance étrangère, le Juif marocain pouvait bénéficier d ’une institution
relevant du droit coutumier berbère, connue sous le vocable*dr (lit. « honte », d ’où la traduction
anglaise « shame-compulsion »)8 5 et en vigueur surtout en bià‘d sîba. Ce type de pacte de protection
personnelle et dyadique à caractère religieux qui, par un rite sacrificiel, engageait l ’honneur de la
personne sollicitée, a été décrit, en ce qui concerne le Ju if marocain, par De Foucauld 86 d’abord,
P. Flamand 87 ensuite et L. Rosen88 tout récemment. Les deux premiers montrent les avantages et
les inconvénients d ’une telle relation : d ’une part, elle seule rend possible moyennant une redevance
annuelle l ’existence du Ju if (et de tout étranger) en pays insoumis ; d ’autre part, le pacte place le
Juif, sa famille et sa descendance sous la tutelle perpétuelle de son protecteur et de ses successeurs.
Le S id peut, s’il est prodigue et emporté, « manger » son protégé, prendre sa femme et ses enfants
en otage, le vendre ou le léguer à ses successeurs, ou le chasser avec sa famille et détruire sa maison.
Flamand illustre le statut du Juif comme objet de vente en citant quatre contrats de vente de Juifs
rédigés entre 1910 et 193189, mais il nous décrit aussi la cohabitation tranquille, à l’intérieur du
qsar, du seigneur et de son protégé, toujours à condition que celui-ci s’acquitte de ses redevances et
« observe cette forme de correction qui consiste à laisser ignorer sa présence »90 . Dans tous les cas,
le protégé reste exclu de la participation à la défense commune et à des affaires communes.
L. Rosen, enfin, à propos de Sefrou, s’attache à relever les aspects positifs de cette forme de protec
tion : son caractère symbiotique, tendant parfois vers l ’amitié personnelle, où le stéréotype tradi
tionnel du Ju if cède sa place à une perception individualisée, et à son intérêt mutuel : le Ju if servant
d ’intermédiaire indispensable et socialement non com pétitif pour des transactions entre son seigneur
berbère et le monde arabe des villes, le seigneur veillant à ce qu’aucune atteinte portée à son protégé
10
ne reste impunie et ne puisse être prise pour un signe de sa faiblesse ou comme un manque de fidé
lité à ses engagements9 1. Pourtant, les trois auteurs précités sont loin d ’avoir épuisé cet important
aspect des relations judéo-berbères, et une étude à fond sur ce sujet reste hautement souhaitable.
Nous nous permettrons d ’ouvrir ici une parenthèse pour une remarque concernant la juxtaposi
tion — à intention péjorative — de deux catégories de gens « protégés » : le Ju if et la femme (musul
mane), que l ’on trouve parfois dans la littérature et dans le langage musulman maghrébin (et hispani
que médiéval) ; ce thème a été récemment évoqué par N. Stillman92. A part d ’être un produit de
l ’imagination sexuelle qui, au Maroc, se réflète dans la légende du seigneur ju if Ibn Mech‘ al de
Taza93, et laissant de côté la question sémantique, si ces deux classes doivent être considérées
comme « sous-protégées » ou « surprotégées » (comme le veut, dans un certain sens, C. Geertz 94 ),
le dénominateur commun entre elles semble bien être, d ’une part, la faiblesse94*, l ’infériorité, la
déconsidération et la ségrégation sociale qui les caractérisent en pays d ’Islam, et d ’autre part, la
méfiance qu’elles inspirent du fait qu’elles sont censées avoir le plus souvent recours à la dissimula
tion et à la ruse pour triompher de leurs oppresseurs. Ces formes de réflexe d'autodéfense, déjà
reconnues par Ibn Khaldün 95 comme trait caractéristique acquis des Juifs comme de tout être
humain opprimé, nous les retrouvons illustrées, par rapport à la femme, tout au long du genre
littéraire dit adab, parfois dans des chapitres spéciaux intitulés « blâme des femmes » (damm
al-nisa*), ainsi que dans la littérature proverbiale.
Cette même attitude négative, à l'égard du Ju if et de la femme à la fois, perce encore chez
Malek Bennabi qui, dans ses Mémoires d ’u n témoin du siècle (1965), déclare à propos de la specta
culaire réussite économique des Juifs constantinois comme suit : « Elle (i.e. cette réussite — P.S.) me
faisait rêver et posait dès cette époque à mon esprit le premier problème de politique à l ’échelle
mondiale. Déjà il m’arrivait à traduire cette impression à mes amis en leur disant : c ’est le siècle de
la femme, du Ju if et du dollar... je sais à présent qu’elle avait constitué un élément essentiel dans
l’orientation ultérieure de mon esprit qui saisissait peut-être vaguement un problème essentiel de
civilisation sous tous ses phénomènes, je sais maintenant, que la femme, le ju if et le dollar ont cons
titué bel et bien la trilogie du XXèm e siècle »96. V o ilà comment l ’émancipation du Juif et de la
femme, doublée du matérialisme américain, se transforment, dans l ’esprit d’un penseur algérien
moderne des plus en vue, en trois puissances — évidemment néfastes — qui régissent ce monde.
Revenons à notre sujet. Quant à la condition juridique du Juif en Tunisie, l'ouvrage de J. Cha-
lom 97 répond peut-être le mieux à nos besoins, puisqu’il contient un exposé complet sur ladite
condition avant et sous le Protectorat français, s’attache à montrer, par quoi les coutumes et lois
locales établissaient une démarcation entre Juifs et Musulmans et met le statut ju if en parallèle
tantôt avec le statut français, tantôt avec le statut du Musulman. Il cite l’expression de P. Lapie97*
que « l’âme juive est orientée vers l ’avenir l’âme arabe est tout entière attirée vers le passé » pour
affirmer que les traditions nationales que les Arabes vénèrent sont pour les Juifs le legs d’un passé
détesté, d’un régime légal dont ils désirent s’affranchir976. Le Grand Rabbin R. A rd itti 98 nous
offre un recueil de textes juridiques relatifs aux ju ifs tunisiens pour à peu près la même période. Il
a trait à la juridiction civile, statut personnel, droit de famille, nationalité et participation au pou
voir public. S. T i b i " , encore, expose, en 5 volumes, le statut personnel ju if en Tunisie et R. Scema-
ma10#,des conflits de lois en matière de droit familial.
Concernant la condition juridique des Juifs d ’Algérie avant le Décret Crémieux on signalera les
études de C. Fregier en matière de mariage, succession, etc., ainsi que son ouvrage d ’ensemble
comprenant le passé, le présent, l ’avenir juridique et la naturalisation collective des Juifs algé
riens100*.
11
En abordant maintenant le plan économique nous pénétrons peut-être le domaine le plus im
portant des relations judéo-musulmanes, parce que le plus personnel, direct, positif, tangible et
permanent, où s’affirme plus qu’ailleurs une interdépendance étroite, voire la dépendance des
Musulmans de la minorité juive. Il n ’est pas d ’ouvrage ou article ayant trait à la vie juive au Magh
reb, qui n ’effleure ou n’examine un aspect quelconque de l ’activité artisanale commerciale, indus
trielle, financière, etc. des Juifs. Cependant, des études approfondies sur les modalités de contact, de
transaction, de coopération et d ’association entre Juifs et Musulmans dans les affaires, ou sur la
question de savoir, comment et dans quelles conditions ces contacts ont débordé sur le plan social et
ont fait naftre des liens d ’amitié, d ’entr’aide et de fréquentation mutuelle100b, et quel fu t l ’impact
de la présence française sur ces relations — se font toujours attendre. La même pénurie semble pré
valoir en ce qui concerne l’étude des grandes familles ou maisons commerciales juives. Celle des
« négociants du roi » (tu jjâ r as-suitffn ), toutefois, vient d ’être entamée par M. Abitbol.
Une question plus délicate à explorer seraient sans doute les opérations financières de Juifs au
service de certains seigneurs marocains, tels que les Grands Cai'ds de l’Atlas ou du gouvernement
beylical en Tunisie. A noter que lors du dénouement de la crise marocaine avec le retour du Sultan
exilé, nombre de familles juives à Marrakech durent s’exiler à leur tour pour avoir été excessivement
impliquées dans les affaires du Pacha de Marrakech, Hâjj ThâmTal-GiaWÎ101.
Un aspect de l ’activité économique des Juifs maghrébins qui mériterait un examen à part cons
titue leur rôle dans la pratique usuraire et l’effet de ce rôle sur les relations judéo-musulmanes au
Maghreb. Certes, l ’usure est ancienne dans cette région comme ailleurs, mais aggravée ic i par nombre
de facteurs, tels que l ’absence de crédit agricole o fficie l, l ’extrême incertitude des récoltes, l ’im pré
voyance de l ’emprunteur, certaines contraintes sociales entraînant des frais ruineux (par exemple la
dot, célébration des noces), manque de solides garanties p o u r le prêteur. Elle ne se bornait nulle
ment aux Juifs1012. Dans une étude sur l’usure au Maroc (1927) E. Michaux-Bellaire relate un cas
dont il fut témoin oculaire à Fès au début du siècle et qui montre, comment les négociants fasis
contournaient l ’interdit coranique relatif à l ’usure en « prêtant du sucre »102. Il cite la thèse de
Benali Fékar102a et l’étude de Félix Arin pour la situation privilégiée dont jouissaient les opérations
usuraires dites « m u'âmala » devant les tribunaux du Chra* L ’auteur note l ’absence de plaintes de la
part des débiteurs qui, au contraire, conserveraient une reconnaissance à l ’égard de leurs « bienfai
teurs »103.
Tel ne semble pas avoir été le sentiment du débiteur musulman envers le préteur ju if au Maroc.
Selon De Foucauld, celui-ci était la seule ressource pour le paysan en biàd makhzen. S ’il était
honnête homme, il prêtait à 60 %, sinon, à bien davantage. « Alors c ’est fini :à la première année
de sécheresse, viennent la saisie des terres et la prison ; la ruine est consommée. Telle est l ’histoire
qu’on écoute à chaque pas... Tout se ligue, tout se soutient pour qu’on ne puisse échapper. Le qai'd
protège le Juif, qui le soudoie ; le sultan maintient le qaid... Aussi règne-t-il dans la population en
tière une tristesse et un découragement profonds... »104. Cinquante ans plus tard, une situation
analogue est rapportée par R. Le Tourneau de Sefrou 1 o s .
En Algérie, comme au Maroc, l’usure n ’était pas une chasse réservée d ’un groupement particu
lier. Dans sa thèse, L ’usure en Algérie (1937), A . Maissiat trouve que « de l’avis de tous ceux qui
s’intéressent au problème économique, les Kabyles sont les plus avides usuriers de l’Algérie »*06, et
selon Claude Martin les Mozabites et les Européens « ne dédaignent pas non plus ces profits »107.
Quant aux Juifs, Maissiat constate que dans les Territoires du Sud « l’élément usurier prépondérant
est constitué par les Israélites ..; les avances en numéraire qu’ils consentent à des riches propriétaires
des palmeraies se terminent toujours par la conclusion d ’une antichrèse et surtout d ’une vente à
réméré »108. En général, le taux d ’intérêt était de 50 à 60 %, mais dans les prêts à la petite semaine
il pouvait parfois s’accumuler à des centaines de pour cent109.
12
Quel en était l’effet sur les rapports judéo-musulmans en Algérie ? Naturellement, quand
prêteur et emprunteur appartenaient à la même religion, les abus de l ’usurier n’engageaient que sa
propre responsabilité morale. Même dans ce cas il n’est pas exclu que le comportement économique
des Mozabites, par exemple, ait accentué l ’antipathie traditionnelle que les Malékites éprouvaient
envers ces hérétiques). Il en allait tout autrement quand le prêteur était Juif. Nous en avons une
preuve dans la plainte d ’un poète indigène cité par Cl. Martin, qui l ’emprunta à F. Gourgeot, Les
Sept plaies de l ’Algérie (1891), et que nous reproduirons à notre tour en abrégé et sous toutes
réserves1 10 :
Dans ses Mémoires déjà cités, Malek Bennabi lance contre les Juifs de Constantine des accusa
tions plus spécifiques et autrement graves : « La vieille bourgeoisie mettait ses derniers bijoux au
mont-de-piété pour joindre les deux bouts... Les Juifs de Constantine faisaient d ’ailleurs des affaires
d ’or dans ces circonstances troubles. Ils prêtaient de l ’argent au taux de 50 et 60 % et « Chidi el-
Mouslim » parfois même signait en blanc les effets qu’on lui présentait au fond des boutiques de la
rue de France. Tout ce qui restait entre les mains de l'ancienne bourgeoisie constantinoise a été
liquidé dans ces boutiques entre les années 1920 et 1925. C ’est là aussi que venaient se faire dé
trousser les paysans qui avaient encore un bout de terre dans la région de Sétif, de Guelma ou de
Bône. Le procédé était le même : le billet signé en blanc. E t ce procédé fermait le circuit fatal sur
la propriété indigène. Les boutiques juives devinrent un organe de transmission pour transférer des
droits afférents à cette propriété des mains algériennes aux mains des colons ». Nous vous faisons
grâce du récit de là réussite analogue des Juifs à Tebessa.
Après un tel réquisitoire on ne s’étonnera pas de voir A li Merad, dans sa thèse sur Le réform is
me musulman en Algérie, 1925-1940 (1967), évoquer l’usure juive comme une cause contributive
du pogrom de Constantine (3-5 août 1934). « Les Musulmans », dit-il, « ... surtout parmi petits
exploitants agricoles, avaient fréquemment recours aux prêteurs juifs des villes. Les pratiques
usuraires étaient courantes et donnaient lieu à de pénibles contestations... Au cours des années
trente, la question de l ’usure était constamment à l’ordre du jour, soit dans la presse, soit dans les
délibérations des assemblées financières algériennes. Les délégués musulmans en arrivèrent à deman
der aux pouvoirs publics de procéder à des enquêtes officielles sur les méfaits de l ’usure... Périodi
quement, des conflits surgissaient entre prêteurs juifs et débiteurs arabes. D ’affaire en affaire, les
relations sociales entre les communautés arabe et juive s ’envenimèrent. La société ju ive p u t alors
être considérée, dans sa tota lité, comme un appareil d ’exploitation de la société musulmane » 114.
mans ne nous sont pas connus, étant donné l'inaccessibilité de deux thèses sur ce sujet, l ’une, de
R. Weill (1902), l ’autre, de Ch. Saint-Paul (1914)115.
En conclusion, il paraît possible que l’usure ait constitué un facteur non négligeable parmi les
déterminants des relations judéo-musulmanes en Afrique du Nord et comme telle, appelle une
étude fondamentale et objective.
Sur le plan religieux, la seule monographie à signaler qui soit entièrement consacrée à notre
sujet, est celle de Voinot, Pèlerinages judéo-musulmans du Maroc (1948)116. L ’auteur nomme
31 santons revendiqués par Juifs et Musulmans, 14 santons musulmans vénérés par les Juifs et
55 santons juifs vénérés par les Musulmans, avec classement selon leur ancienneté et explication du
phénomène. Il ressort de ce qui précède que les personnages formant objet d ’un double culte sont
surtout des Juifs. A propos de ceux-ci, nous dit l’auteur, ne survient jamais de-difficultés. Les Musul
mans se constituent même gardiens de ces tombeaux et exploitent leur baraka. Quand il s’agit de
marabouts musulmans, les rapports demeurent encore exempts de complications ; toutefois les
Juifs sont tenus à une certaine réserve. Enfin, pour les santons revendiqués par les uns et par les
autres, les Musulmans les considèrent en général comme appartenant exclusivement à eux ; il peut
quelquefois en résulter des incidents. Peu avant le Protectorat français, à Oujda, un pèlerinage des
Juifs soulève de furieuses protestations ; l ’autorité française locale doit intervenir. A Agadir, Lâlla
Safiyya, bien qu’enterrée au cimetière juif, est aussi revendiquée par les Musulmans ; les Juifs
n ’osent pas soutenir ouvertement leur opinion ; leurs pèlerinages à ce sanctuaire sont accomplis en
cachette117. Par contre, chez les Entifa, le sanctuaire de Sidi M okhfi, grand faiseur de miracles,
forme l ’objet d ’un véritable double culte, car on reconnaît aux Juifs des droits égaux à ceux des
Musulmans, même celui d ’y avoir un muqaddem. Mais il y a là une cause particulière : ayant voulu
autrefois écarter les Juifs, les Musulmans se virent frappés de la peste ; la leçon fut comprise118.
On voit donc, que le fait de vénérer le même saint n'est pas toujours et partout un facteur favo
risant l ’entente et le bon voisinage, bien qu’il indique une certaine unité de croyance, d ’aspiration et
d ’habitudes. Aussi, selon le même auteur, certains Musulmans croient devoir excuser la dévotion
commune en disant : Dieu se plaît à écouter l ’harmonie de nos prières, mais celles des Juifs le
dégoûtent tellement qu’il se hâte de les exaucer pour ne plus les entendre119.
Il convient de se tenir également présent, que la conception maghrébine de la baraka (sur la
quelle nous renvoyons aux études classiques de Doutté et de Westermarck) ne revêt pas forcément
son porteur (et encore moins ses coreligionnaires) d ’aucune qualité morale. D ’après J. Ch au meil, les
Berbères du Sud-marocain tempéraient leur respect pour les marabouts en tant que personnages
religieux avec mépris pour eux comme des individus qui ne se battaient pas ni travaillaient120.
Cette attitude ambivalente est attestée aussi chez les Zaîans, qui avaient beaucoup de chansons
satiriques sur leurs marabouts. Nous entendons également, qu’en temps de sécheresse, certaines
tribus menaçaient de battre leurs marabouts jusqu’à ce que la pluie tombât, supposant que Dieu
interviendrait pour sauver ses favoris121. A noter, que lors d ’une telle calamité les Musulmans
n’hésitaient pas à solliciter la coopération des Juifs dans des rites de rogation pour la pluie, en plus
des prières qu ’ils faisaient de leur propre gré1 21 a.
Quant à la Tunisie, un double culte des saints, pivotant autour des sources thermales de la
Hamma (Gabès), a été décrit par M .L. Dubouloz-Laffin, dans son recueil de notes de folklore
tunisien intitulé Le Bou-Mergoud (194Ç). Selon cet auteur, ce pèlerinage fameux attire chaque
année un nombre considérable de Juifs et d ’Arabes pour des raisons identiques. Les chefs religieux
s’arrangent pour que les pèlerinages de tenants des deux confessions ne coïncident pas, de façon à
ne pas se gêner mutuellement. Cette prudence, remarque l ’auteur, est d ’une pratique constante122.
14
Il paraît donc qu’ici, comme au Maroc, la vénération commune des saints et le partage fonctionnel
d’un sanctuaire commun ne soient pas de nature à favoriser des contacts entre les membres de
communautés différentes dans le domaine du sacré. Un fait de réciprocité religieuse judéo-musul
mane est rapporté par M.S. Mzali dans son autobiographie intitulée Au fit de ma vie. Souvenirs d ’un
Tunisien (1972) : Certains Musulmans de Testour portaient des cierges au mausolée du vénéré Rab
bin Fraji Chouat, en contrepartie (paraît-il) d ’un habous constitué par un notable ju if au bénéfice
de la zâwiya de Sidi fAbd al-Qâdir1 2 3 .
Il est permis de penser que ces faits ne sont pas des cas isolés dans la pratique religieuse popu
laire de la Tunisie. Faute d ’une étude analogue à celle de V oinot pour le Maroc, ce phénomène reste
à explorer.
Un sujet plus important, et de loin, dans ce domaine, qui semble avoir été à peu près délaissé
par les chercheurs, constitue les idées, attitudes et comportement des milieux religieux musulmans
— ‘ ulamâ', chérifs, marabouts, confréries, cadis — à l ’égard des Juifs maghrébins à l ’époque contem
poraine.
Avant l ’époque coloniale, les ^ulamâ/gardiens de la sharî'a et censeurs des mœurs, se considé
raient appelés à veiller aussi sur l ’application du contrat de \adhim m a. Leur sensibilité à cet égard
s’est révélée particulièrement aiguë en temps de crise et d ’instabilité politique, d'exaltation religieuse
provoquée par un conflit avec les infidèles, ainsi que par l ’élévation d ’un ju if à une importante
fonction publique. Cette dernière, en particulier, paraissait à certains d ’eux une violation flagrante
d ’une condition essentielle de la dhimma, à savoir, l ’avilissement, et ce fait méritant les sanctions
les pius sévères. Suffise-t-il de rappeler lafatw a des <’u lam l,de Fès autorisant le peuple de s’insurger
contre le dernier sultan mérinide fAbd al-Haqq et son vizir juif, ce qui provoqua le massacre des
Juifs du mellah (1465) ; le rôle funeste du faqîh tlemcénien Muhammad b. Abd al-Karîm al-MaghlIi
dans la catastrophe qui atteignit les Juifs du Touat (1492)124 ; l ’ordre du marabout de la zâwiya de
Dlla Hâjj Muhammad portant démolition des synagogues de Fès, Elqsar et Tétouan déjà évoqués
(voir p. 9 ) ; au XIXème siècle, on citera deux cas retentissants qui illustrent bien la rigueur de la
justice malékite vis-à-vis du dhim m i : la condamnation à mort par le premier cadi de Fès, cheikh
*Abd al-Hâdî, et le supplice, vers 1835, d ’une jeune Juive tangéroise, Sol Hatchuel, alléguée d ’avoir
prononcé la formule sacrée qui faisait d ’elle une Musulmane, mais refusant de le reconnaître et pré
férant mourir plutôt que d ’abjurer sa religion124a ; la condamnation à mort par le tribunal du Cha-
ra de Tunis et décapitation, en. juin 1857, d ’un Juif tunisois de basse condition, Samuel (dit Batto
ou Bathou) Sfez, inculpé d ’avoir, en état d Ivresse, insulté la religion musulmane124b. Plus près de
nous, notons l ’attitude haineuse des (ulamâ*de Ouazzan, ville sainte, fief et siège du Grand-chérif,
lors du déchaînement populaire contre les Juifs et la confiscation de leurs demeures en 1908125.
Pourtant, l ’histoire marocaine connaît aussi des cas en sens contraire :1e cadi Ahmad al-Wansharîsi
(1475-90) déclara licite le retour au judaïsme de néo-Musulmans convertis par la force, pourvu qu’ils
se conforment aux stipulations de la Charte d ’Omar 1 26 ; les légistes de Fès défendirent la cause des
Juifs contre al-Maghili ; le cheikh fameux al-Hasan al-YüsT, professeur à la Qarawiyyfn (XVIIème
siècle), écrivit à Moulay IsmatTI, vers 1692, une lettre lui enjoignant l ’équité envers les opprimés, y
compris les Juifs127.
plupart des Juifs préférant rester sous sa domination plutôt que d ’émigrer dans les territoires occu
pés par les Français130, tandis qu’un rival d ’Âbd al-Qâdir, le marabout darqâwTHàjj Müsâ, lorsqu’il
investit Médéa, exigea qu’on lui livrât tous les Juifs (et Mozabites), afin de les faire passer au fil de
l ’épée131.
Après le maraboutisme il convient de nous interroger sur les attitudes adoptées à l ’égard des
Juifs par ses adversaires acharnés, les Réformistes orthodoxes ou Salafis. Sur le mouvement réfor
miste nord-africain, et notamment algérien, ont paru un nombre assez important d ’articles, ainsi que
deux thèses de doctorat (une troisième, par Ahmad Nadir, est restée inédite), dont une, déjà citée,
par A li Merad, en français132 (1967) et l’autre, par M. Qàsim, en arabe (1968)l3 3 .O n s a itq u e c e
mouvement s’est fixé trois objectifs principaux : ramener l ’Islam à sa pureté originelle (donc à
combattre le culte des saints comme une manifestation du polythéisme), revivifier la connaissance
de la langue et de la culture arabe classique, doter les Musulmans algériens d’une conscience ou
identité nationale. Dans cette perspective, les groupes visés par les Réformistes furent les marabouti-
ques, les ^ulamâ7 traditionalistes et les desservants du culte officiel, d’une part, l'administration
française et les colons, de l'autre ; les Juifs maghrébins ne devaient y occuper qu’une position toute
marginale ou plutôt être hors de l ’arène. En effet, à l ’exception de l ’attaque contre les Juifs dans les
deux journaux de tendance réformiste en 1913 cités plus haut (voir p. 1 2 ), qui semble être un cas
isolé et s’explique mal, les Juifs algériens sont assez rarement évoqués dans la presse réformiste des
années vingt et les premières années de la troisième décennie, jamais — autant que nous nous rappe
lons — dans un sens hostile ou négatif. Parfois certaines qualités — dévouement à un idéal avec sens
de sacrifice, persévérance, solidarité — leur sont attribuées et citées en exemple pour les Musul
mans 134. Un auteur salafi loue les rabbins qui dans leur prône hebdomadaire s’efforcent d ’aborder
des thèmes de l'actualité et ne se contentent pas — comme le font les prédicateurs musulmans — de
réciter les textes fixés par la tradition 1 3 5.
Et pourtant nous trouvons dans le Livre de l ’Algérie d ’Ahmed T. al-Madani, publié en arabe à
Alger en 1932l3 S a , un chapitre sur les Juifs d ’Algérie (pp. 138-141), où ces derniers apparaissent
sous un jour assez ambivalent. L ’auteur1 3 sb , historien, publiciste et politique destourien plutôt que
homme de religion, fut néanmoins un des grands auxiliaires du mouvement bâdîsien, ainsi qu’un des
rédacteurs du Shihâb, exerçant après la Guerre, successivement, les fonctions de secrétaire-général
de l’Association des ^ la m â algériens (A.U.M.A.), porte-parole du Gouvernement provisoire algérien
(G.P.R.A.) et Ministre des Habous et de la Culture. Son livre sus-mentionné fut salué par la presse
réformiste comme une restauration de l’histoire nationale algérienne1350, reniée, à cette époque-là,
par des assimilationnistes comme F. Abbas et R. Zenati. Al-Madanî trouve chez les Juifs trois quali
tés qu’il admire : une fidélité absolue à leur religion, un acharnement au travail et à l ’épargne, une
solidarité et esprit d ’entr’aide à toute épreuve. D ’autre part, il met en relief leur cupidité et âpreté
au gain 1 35 d, ainsi que leur emprise monopoliste « étranglante » sur le commerce du pays, incarnée
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par le rôle joué par la maison Bacri et Busnach sous le Dey Mustafâ et même sous l ’occupation fran
çaise. Plus grave encore : il rend ces derniers responsables de la destruction de la flotte algérienne et
de la ruine de l ’arsenal de la marine. Ayant obtenu du Dey le monopole sur les fournitures de bois
des forêts kabyles destinées à la construction des navires de guerre, ces négociants auraient tenté
d’augmenter leurs bénéfices de façon excessive en abaissant les prix convenus entre le Gouverne
ment et les Kabyles. Résultat : arrêt des livraisons de bois, chômage des chantiers de construction
et affaiblissement de la force navale algérienne, ce qui facilita — affirme l’auteur — la prise d ’Alger
par les Français en 1830 (p. 139).
De toute façon, dès 1933, un certain raidissement se fait sentir de la part des ‘ ulamâ' réformis
tes à l'égard des Juifs et en août 1934, un vrai pogrom éclate à Constantine, cœur du réformisme
algérien et ville natale et siège de son chef Ben Bâdis. Comment s’expliquer cette explosion ? Lais
sant de côté les commentaires et rapports de l ’époque136, nous nous reporterons au chapitre
qu’A li Merad, lui-même réformiste et fidèle de Ben Bâdis, consacre dans sa thèse aux « Journées
d ’août 1934 » (pp. 168-169). Son analyse du drame comporte trois parties : facteurs intérieurs,
facteurs extérieurs, attitude des Réformistes avant et après l’émeute. L ’auteur ne prétend pas faire
l’historique des événements, ni élucider les mobiles et responsabilités engagées137. Il présente
— sans réserve — une version selon laquelle le casus bef/i aurait été un zouave ju if en état d ’ivresse
qui s’en prit un jour de vendredi aux Musulmans faisant leurs ablutions près de la Mosquée Verte
(lieu de prédication et d ’enseignement de Ben Bâdis) et maudissait leur mosquée, leur religion et
leur prophète138. Quant au déroulement de l’émeute, les Juifs apparaissent comme l ’élément
agresseur : ils sont les premiers à lancer des projectiles et à tirer ; ils sont armés (le port d ’armes,
comme l ’indique l’auteur plus loin, était interdit aux Musulmans en vertu du Code de l ’indigénat).
Malgré cette disparité, et bien que (selon l’auteur) la police, puis la troupe intervinrent pour refouler
les émeutiers139, le bilan se solde lourdement au détriment des Juifs : 23 morts Juifs (contre 4
Musulmans), une vingtaine de blessés « dans chaque camp », des dommages matériels chiffrés à une
vingtaine de millions de francs139a.
Quant aux facteurs contributifs d ’ordre intérieur, l ’auteur évoque la lourde atmosphère qui
s’était produite depuis 1933 ; les manifestations politiques et religieuses qui mirent à v if la sensibi
lité et l ’exaspération des masses ; l ’approche des élections cantonales ; la propagande des politiques
musulmans qui amena le peuple à prendre conscience de sa misère, de son infériorité intellectuelle
et des barrières légales de l ’Indigénat ; l ’allusion au Décret Crémieux et la comparaison de la condi
tion matérielle des Musulmans avec celle, privilégiée, des Juifs détenteurs de puissants capitaux ;
l ’impression des Musulmans de subir une véritable domination juive qui leur était plus pénible à
supporter que la domination européenne ; le comportement de certains éléments juifs, fiers de leur
supériorité intellectuelle et politique, se croyant assurés d ’impunité en vertu de leur qualité de
citoyens français, qui heurtait la susceptibilité musulmane ; le port d’armes donnait à une jeunesse
belliqueuse une propension à défier les Musulmans ; à mettre à rude épreuve leur sens d ’honneur et
de dignité. De là tant de blessures d ’amour-prore entretenant la rancœur parmi les Musulmans,
obligés de cohabiter étroitement avec une forte colonie juive dont le dynamisme les effrayait.
Crainte et envie se trouvaient donc mêlées dans la réaction musulmane à l ’égard des Juifs. Les
Musulmans devaient aussi ressentir une grande amertume en voyant des Juifs influents faire cause
commune avec les Européens partisans du régime de l ’ indigénat. Enfin, à cause de la faiblesse de la
colonie européenne à Constantine (par rapport à celle d ’Alger et d ’Oran), les Juifs se sentaient sur la
défensive, obligés de forger leur combativité, comme le ferait une minorité appréhendant l ’hostilité
du milieu (pp. 170-173).
Parmi les circonstances aggravantes d ’ordre extérieur Merad cite la crise économique et politi
que en France, l ’ascension de H itler et l ’affaiblissement du régime parlementaire en France. Les
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Quant à l ’attitude des <ulamâ’ réformistes avant et après l'émeute, Merad est catégorique : si
une propagande sournoise a pu être entretenue contre la cause sioniste par des agents réformistes de
second ordre, au niveau des cafés maures, les leaders eux-mêmes ne se livraient à aucun moment à
des démonstrations publiques antijuives. Au contraire, ils observaient une prudente réserve cher
chant de promouvoir une politique de contacts judéo-musulmans locaux. Ben Bâdîs intervint fré
quemment en faveur de la tolérance, citait des qualités juives en exemple, rappelait les liens unis
sant Musulmans et Juifs. La ligue contre l ’antisémitisme (L.I.C.A.) suscita de nombreuses adhésions
parmi les intellectuels musulmans141. Cette amorce de rapprochement et de fraternisation, facilitée
par l ’usage commun de l ’arabe, la similitude des mœurs, des liens solides entre familles arabes et
juives et par des intérêts communs, surprit et inquiéta les adversaires des Réformistes (i.e. les mara-
boutiques — P.S.) d ’une part, les extrémistes de droite, de l ’autre141*. Ces derniers tentèrent de
briser la coalition sémitique et par là ruiner les chances politiques des nationalistes musulmans.
Quant à l ’émeute, les leaders réformistes repoussaient l’hypothèse qu’il y a eu préméditation du
côté musulman et selon eux, le déchaînement était dû à des étrangers. L ’aüteur admet que le mal
était venu des campagnes, où régnait la misère et où les masses, livrées à l ’ignorance et au fanatisme
des « soi-disant chefs spirituels » (i.e. les marabouts — P.S.), étaient à la merci des rumeurs les plus
néfastes142. Il tire du fait de la réconciliation ultérieure judéo-musulmane un argument de plus en
faveur de l ’innocence de Ben Bâdls, puisqu’il serait inconcevable que les chefs juifs eussent accepté
de parlementer avec lui, s’ils ne le tenaient pour persona grata. Le rôle joué par lui plaiderait donc
en faveur de sa bonne foi. En conclusion, l ’auteur met en relief les conséquences importantes de
l ’épreuve pour l ’avenir du mouvement bàdîsien : elle lui permit d'affirmer son influence morale,
imposer son arbitrage et mettre en pratique quelques enseignements politico-religieux. Les menaces
qui pesaient un instant sur les Réformistes provoquèrent un vaste rassemblement des énergies et
leur valurent sympathie et solidarité des mouvements nationalistes. Désormais, le réformisme
devint une force politico-religieuse importante dans l ’échiquier algérien (pp. 177-178).
Eu égard à cet aveu, aux divergences d ’interprétation, aux conséquences de l’affaire et à l ’exis
tence d ’une documentation considérable, un nouvel examen critique, complet et objectif, paraît
éminemment souhaitable.
Les suites des événements de Constantine méritent, eux aussi, de retenir notre attention.
Nous voulons parler de la réconciliation judéo-musulmane, de l ’aide morale et juridique prêtée par
les leaders juifs tels qu’Elie Gozlan, le Dr. Marcel Loufrani et Raymond Bénichou144, au cheikh
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réformiste al- f Uqbî145, inculpé en 1936 de complicité à l ’assassinat du mufti malékite cheikh
Bendali, dit Kahoul146, et la création, par nombre de Catholiques, Juifs et Musulmans (dont al-
fUqbï, le cadi Benhoura et le cheikh GhlâmalISh, marabout et conseiller général de Tiaret147) de
l’ Union des Croyants Monothéistes. Quelle fut la genèse, la composition, les activités et l ’efficacité
de cette association ? Etait-elle pour quelque chose — comme l ’affirment d’aucuns148 — dans l ’atti
tude de « parfaite correction » qu’observaient les Musulmans vis-à-vis des Juifs en Algérie sous le
régime de Vichy et dans le fa itq u e pendant le soulèvement du Constantinois le 8 mai 1945l4 9 ,qu i
fit une centaine de morts parmi les Européens, les Juifs ne furent pas touchés ? — Là encore on
aimerait voir plus clair.
Les journées de Constantine représentent un cas isolé dans les annales des rapports judéo-
musulmans dans l ’Algérie contemporaine ; elles ne le sont pas à l’échelle du Maghreb. Nombre de
quartiers juifs dans les villes de Libye, de Tunisie et du Maroc ont connu de pareilles scènes d ’hor
reur entre 1875 (à Debdou) pour ne pas remonter plus haut et juin 1967 (à Benghazi, Tripoli,
Tunis)150. Autant que nous sachions, il n’existe pas d ’étude sérieuse sur ces crises relationnelles, ni
dans leurs manifestations locales, ni comme phénomène régional151. Certes, leur caractère sporadi
que, momentané et aberrant semble souligner la solidité foncière des structures coexistentielles,
érigées à travers l ’histoire en vertu de certaines affinités, de contraintes et d ’intérêts. Il serait donc
peut-être plus profitable que le chercheur se penche de préférence sur les modalités du fonctionne
ment norm al et régulier des rapports interconfessionnels plutôt que sur les déviations violentes de la
norme, surtout lorsque celles-ci viennent de l ’extérieur sous forme d ’un rezzou arabe ou d ’une des
cente de montagnards berbères, qui frappent le mellah sans épargner pour autant les quartiers mu
sulmans. Pourtant à l ’époque coloniale ce type de « déviation » recule devant la Pax gallica et est
remplacé par d ’autres types qui se produisent au sein même d ’un ensemble symbiotique et ne se
prêtent pas toujours à une explication simpliste. Le cas constantinois illustre bien, à quel point
l’étiologie d ’une émeute antijuive peut être complexe, englobant à la fois des facteurs conjoncturels
d ’ordre politique, économique, social, démographique, ainsi que des constantes d ’ordre racial (anti
sémitisme européen), religieux et psychologique. Par conséquent, l’étude des éruptions de ce genre
peut nous apprendre bien des choses sur l ’origine et la puissance des pressions qui s’exercent sous
une surface en apparence stable et solide, et par là, sur la nature même de l ’état dit « normal ».
Après le grand exode des années cinquante et soixante, l ’histoire du judaïsme maghrébin, vieil
le de 2000 ans sinon plus, est aujourd’hui un chapitre clos, ou presque. Son étude, et notamment
celle des relations judéo-musulmanes à l’époque contemporaine, relèvera à l ’avenir de l ’historien
social plutôt que du sociologue.
Sur le plan cu ltu re l, enfin, il semble bien qu’il n ’y ait pas lieu de parler de rapports ou d ’échan
ges entre Musulmans et Juifs au Maghfeb dans le domaine de la culture intellectuelle152. Celle-ci
étant essentiellement scripturaire chez les deux communautés, c’est-à-dire, étroitement liée à la
religion dans son acception la plus large et à sa langue sacrée, chacune paraît avoir vécu repliée sur
elle-même, tirant sa nourriture de ses propres ressources1 5 3 .
Restent encore les souvenirs des expatriés, mais dans une génération ou deux cette source
d’informations risque d ’être tarie. En même temps, le souvenir de la coexistence judéo-musulmane
s’effacera également du côté musulman. Il est donc de toute urgence de recueillir les témoignages
des deux côtés. Simultanément, il faudra inventorier et fouiller les sources écrites ayant trait au
sujet qui nous occupe, ouvrages et articles aussi bien que documents d ’archives. La tâche est vaste,
ardue et délicate ; elle semble à peine entamée..Suffise-t-il de rappeler que dans les pages précéden
tes nous n’avons pu citer qu’un seul ouvrage imprimé — celui de L. Voinot — qui soit entièrement,
ou même principalement consacré à notre thème. Aussi avons-nous cru devoir ne pas nous borner à
un simple constat de ce qui a été accompli dans ce domaine, mais aussi indiquer nombre de ques
tions d ’ordre perceptuel, juridique, économique, social, religieux et culturel, qui nous paraissent
mériter un examen approfondi, et faire le tout précéder d ’un choix de témoignages de Maghrébins
illustrant des divergences d ’optique en présence. En procédant de cette manière nous avons voulu
montrer un peu de l ’intérêt que revêt ce domaine de la recherche de par la diversité de ses aspects,
sa problématique et sa valeur pour les études comparatistes sur les relations interconfessionnelles en
terre d’Islam à l ’époque contemporaine.
1. L . Godard, Description et histoire du Maroc, Paris, 1860 ; id. Les Juifs au Maroc, Paris, 1861.
A . Beaumier, Itinéraire de Mogador à Maroc et de Maroc à Saffy (février 1868). Extr. de B .S. Géogr.,
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H. von Maltzan, Drei Jahre in Nord-westen von A frika, 4 Bde Leipzig, 1863 ; id., Reise durch die Regents-
chaften Tunis und Tripolis, 3 Bde. Leipzig, 1870. (Sur les Juifs, 1,26 sqq., 67-82 ; III, 339-43) ; id.,Sittenbilder aus
Tunis und Algérien, Leipzig, 1869.
G. Rohlfs, Reise durch Marokko, etc., Bremen, 1868.
J. Erckmann, Le Maroc moderne, Paris, 1885 (sur les J., pp. 190-4).
Ch. de Foucauld, Reconnaissance au Maroc 1883-1884, Paris, 1888 (sur les J., I, 395403 et en append.
du t. II).
O. Lenz, Timbouctou. Voyage au Maroc, au Sahara e t au Soudan, 2 vol. (traduction de l’allemand), Paris,
1886 (sur les j. du Maroc, 1,157-68).
B. Meakin, The Land o f the Moors, Londres, 1901 ; id., Life in Morocco and Glimpses Beyond, Londres,
1905 (sur les J., pp. 252-60).
R. de Segonzac, Voyages au Maroc (1899-1901), Paris, 1903 ; id., Au coeur de l ’Atlas. Mission au Maroc,
1904-1905,2 vol., Paris, 1910 (sur les J., v. Index géogr.).
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pp. 6-8,357-82,487-90, éd. de 1922).
A. Brives, Voyages au Maroc (1901-1907), Alger, 1909.
N. Slouschz, Un voyage d'études Juives en A frique, Paris, 1909 (extr. des Mém. de l’Ac. des Inscr. et Bel
les Lettres, Paris) ; id., Traveis in N orth A frica, Philadelphia, 1927 (missions de 1906 à 1916, entièrement consacrées
à l ’étude des J. nord-afr.).
2. R. Attal, Les Juifs d'A frique du Nord. Bibliographie, Institut Ben-Zvi, Jérusalem, 1973 (v. Index,
p. XXXIII etpass.).
3a. A. Cahen, Les Juifs dans l'A friqu e septentrionale, Constantine, 1867,112p.
4 Einsenbeth, Les Juifs de l ’Afrique du Nord, démographie et onomastique, Alger, 1936.
6. J.W. Hirschberg {H Z .), A H istory o fth e Jews in N orth A frica, vol. I, 2ème éd. trad. de l’hébreu, Leyde,
1974 (l’original hébreu, en 2 vol., parut à Jérusalem en 1965. Ne concerne notre sujet que vol. II). A noter aussi
Hamet Ismaël, Les Juifs du N ord de l ’A frique, Paris, 1928 (non consulté), etSoualah Mohamed, La Société indigène
de l ’Afrique du N ord, 3 vol., Alger, 1946 (sur les J ., vol. Il, 299-310).
7. A. Sarfaty, « Yahas Fès, chronique analysée et publiée par Y .D . Sémach », Hespéris, X IX (1934), 79-94
(rédigé en 1879, contient, La., tableau de l’état matériel et moral des J. de Fès à cette époque-là.
8. J. M. Tolédano, Ner Hammaarab, ia Lumière du Maghreb, Histoire des Israélites du Maroc depuis leur
établissement dans le pays jusqu’à nos jours, Jérusalem, 1911. Nouv. éd. 1973 (concerne notre sujet, pp. 238-328).
10. Is. D. Abbou, Musulmans andalous et Judéo-espagnols, Casablanca, s.d. (avant-pr. 1952) (concerne notre
sujet à partir de p. 320 : Les J . au Maroc).
11. D. Bensimon-Donath, Evolution du judaisme marocain sous le Protectorat français, Paris-La Haye, 1968.
11a. H . Zafrani, Les Juifs du Maroc. Vie sociale économique et religieuse. Etude des Taqqanot et Responsa,
Paris, 1972,331 p. (à noter pp. 117-22,160-70,172-6,230-5).
13. J. Benech, Essai d'explication d ’u nm eiiah, Marrakech, S.l.n.d. (Baden-Baden, 1949). Sur ce mellah, v. aus
si Deverdun Gaston, Marrakech des origines à 1912 (Rabat, 1966), Index, s.v. Juifs, Mellah.
14. P. Flamand, Un mellah en pays berbère :Demnate, Paris, 1952 (not. pp. 140-51) ; îd., Quelques manifesta
tions de l ‘esprit populaire dans tes juiveries du Sud-marocain, Casablanca, 1960 et id., Les communautés Israélites du
Sud marocain. S.l.n.d. (impr. à Casablanca, 1969) (not. pp. 34-7,55-9,62 sq., 84-91,96-106, 255-9, 324-6).
15. E. Malka, Essai d ’ethnographie traditionnelle des meiiahs, Rabat, 1946. Sur les J. de Fès et leur mellah on
consultera, faute de monographie, la thèse de R. Le Tourneau, Fès avant ieProtectorat (Casablanca, 1949), pp. 102-
4,183-6, 268-71, 569-83 et pass., v. Index, s.v. Mellah, Juifs, sur la femme juive fasie en particulier, voir le mém. de
D. Bensimon-Donath, L ’évolution de ia femme israélite à Fès, Aix-en-Provence, Fac. des Lettres, Trav. et Mém.,
n° 25,1962 (ronéo.).
16. J. Hanoune, Aperçu sur les Israélites algériens e t sur ia communauté d'Alger, Alger, 1922.
17. M. Eisenbeth, Le judaisme nord<fricain. Etudes démographiques sur tes Israélites du département de
Constantine, Paris, 1931 ; id., Les Juifs en Algérie, esquisse historique depuis les origines Jusqu’à nos Jours, Paris,
1937 (Encycl. colon, et marit.).
19. M . Ansky, Les Juifs d ’A lgérie du Décret Crémieux à ia libération, Paris, 1950.
20. L.C. Briggs et N. Lami-Guede, No More F or Ever. A Saharan Jewish Town, Cambridge, Mass, 1964, XI,
108 p., 20 fig. (concerne les relations entre Juifs et Musulmans : chap. Il (tensions en équilibre) et VII (étude de
désespoir)), pp. 9-10,17-21,75-85.
21. D. Cazès, Essai sur i'histoire des Israélites de Tunisie, Paris, 1888.
21
22. P. Lapie, Les civilisations tunisiennes (Musulmans, Israélites, Européens), Paris, 1898,304 p.
23. E. Vassel, La littérature populaire des Israélites tunisiens, avec un essai ethnographique et archéologique
sur leurs superstitions, Paris, 1904-07,276 p.
24. J.-V. (Levy) Vehel, Danon, Vitalis et Ryvel, La Hara conte... folklore judéo-tunisien, Tunis, 1929,157 p.
25. J. Chalom, Les Israélites de la Tunisie, leur condition civile et politique, Paris, 1908,16 + 199 p.
26. S. Tibi, Le statut personnel des Israélites, et spécialement des Juifs tunisiens, 5 vol., Tunis, 1921-1923.
Pour d’autres références à la condition juridique des Juifs en Tunisie v. notes Nos 97 à 100.
27. R. Darmon, La situation des cultes en Tunisie, Paris, 1930, 160 p. ; id., La déform ation des cultes en
Tunisie, Tunis, 1945,243 p.
29. J . Sabil le, Les Juifs de Tunisie sous Vichy et l ’occupation, Paris, 1954,188 p. ; Ghez Pau I, Six mois sous là
botte, Tunis, 1943,163 p.
30. R. Attal, Les Juifs dans ta Tunisie indépendante. Extr. de B itfutsot Hagolah (Jérusalem), n° 37-38 (été-
automne 1966), pp. 87-96 (en hébreu).
30a. Id., et C. Sitbon, Regards sur les Juifs de Tunisie, Paris, 1979,315p.
31. P. Sebag et R. Attal, La Hara de Tunis. Evolution d ’u n ghetto nord-africain, Paris, 1959,99 p.
32. B. Roy, C ontribution à l ’étude des communautés Juives du Sud-Est de la Tunisie, Montpellier, Fac. des
Lettres, 1969, 246 p. (dactyl.). Parmi les 113 références à Djerba figurant dans labibl. d’Attal on relèvera comme,
les plus prometteuses, un ouvrage de N. Slouschz (n° 1619, en hébreu) ; celui de E. Grevin (n° 2028), Djerba, Tfle
heureuse et le Sud tunisien, Paris, 1937 (sur les juiveries, pp. 126-42), et de S. Tlatli (n° 2342), Djerba e t les Djer-
biens, Tunis, 1942 (sur le problème juif, pp. 89-91), ainsi que les articles de L. Golding (n° 2018) : « Synagogue
and Mosque », in The Menorah Journal, vol. XIII, 1926, pp. 459-70, et de A . Zaoui : « Djerba, ou une des plus an
ciennes communautés juives de la Diaspora », in Rev. de la Pensée juive, n 5, o c t 1950, pp. 129-36. A noter en
outre les numéros 1505,1593, 1611, 1954, 2012, 2017, 2018,2306, 2319, et les références décrivant des pèlerina
ges de sanctuaires djerbiens, numéros 1738,1744,1852,2366,2514.
32a. La liste des témoignages musulmans algériens devrait obligatoirement inclure le nom de Ferhat Abbas.
Malheureusement, ni son livre Le jeune Algérien. De la colonie à la province (Paris, 1931), ni son article intitulé
« J uifs et Musulmans d’Algérie », publié dans son organe L'Entente n° 3,1 2 sept. 1935 et dans la Dépêche algérien
ne du 6 nov. 1935, ne nous sont accessibles actuellement. Mérite aussi une mention le livre de Abdel-Kader, A. Ra-
zak, Le co n flit judéo-arabe ; Juifs et Arabes face à l ’avenir (Paris, 1961). Bien qu’il traite un sujet proche-oriental et
né touche au judaisme algérien qu’indirectement, on le signalera ici pour le fait qu’il émane d’un intellectuel kabyle
progressiste et fait preuve d’une nouvelle et originale approche au problème indiqué. A noter la question de la mino
rité juive algérienne au Congrès de laSoummam, pp. 387-8. Pour l ’attitude d’autres Musulmans algériens vis-à-vis des
Juifs, v. infra, p. 23 et notes 51a, 52,53,135 et 147.
33. Les références à ces auteurs seront données plus loin, lors de la citation de leurs textes.
34. K. L. Brown, People ofSalé. Tradition and Change in a Moroccan C ity, 1830-1930. Manchester, 1976,
265 p. (pour les J.v. index, s.v. « Jews, Mellah », 25 réf.).
36. Proceedings o fth e Seminar on Muslim-Jewlsh Relations In N orih Africa, May 19, 1974, New York, World
jewish Congress, 1975, 75 p.
37. K. Brown, « Mellah and Médina. A Moroccan City and its Jewish Quarter ». Commun, présentée au Collo
que sur les Communautés Juives en pays d ’Islam, Jérusalem, avril 1974,22 p. (multigr.).
38. R. Danziger, « Abd al-qadir et les Juifs d’Algérie ». Comm. présentée au 1er Colloque Internat, sur les
Juifs d ’Afrique du N ord à l ’époque coloniale, J érusalem> avril 1977 (inédit).
39. D. Littman, Jews Under Muslim Rule in the Late Nineteenth Century. Extr. du The Wiener Library B ull.,
vol. 28, N.S., n° 35/36,1975, pp. 65-76 ; id.Jew s Under Muslim Rule, Il -.Morocco 1903-1912. Ibid., vol. 29, N S .,
n° 37/38, pp. 3-19.
40. B. Lewis, Islam in H lstory (London, 1973), chap. X, pp. 123-37 : « The Pro-lslamic Jews ».
41. Ce manque de curiosité scientifique à cet égard semble contraster avec les efforts pratiques consacrés par
des particuliers tels que Sir Moses Montefiore (démarche auprès du Sultan du Maroc, 1863) et par des organisations
telles que l’Alliance Israélite Universelle d’abord et 1*0.R.T. et 0 5 .E . plus tard, en vue d’améliorer le statut et la
condition matérielle et morale des Juifs nord-africains.
42. Goulven, op. cit., p. 126 : « Nombre d’Israélites n’admettent pas actuellement que la condition de leur
race ait été aussi dure dans le passé. Cependant les témoignages sont là... ».
43. Benech, op. cit., p. 73 : « Il est infiniment rare d’entendre un Juif déplorer son existence d’antan. Bien
peu de Juifs se souviennent d’avoir été malheureux ».
45a. La même observation a été faite, au siècle dernier, en Kabylie et en Tunisie : « Les Juifs pouvaient péné
trer dans l’intérieur des maisons (musulmanes)... Un jeune Arabe expliquait qu’il n’y avait pas à s’étonner de ce que
le Juif avait vu ses femmes, parce qu’un Juif n ’était plus qu’un chien ». A.Cahen, op. c it. (v.n. 3a), p. 93 sq. et n.1.
Quant à Tunis, le docteur Louis Frank, médecin d’état major qui visita cette ville en 1806, remarque que les fem
mes mauresques « ne croient pas être obligées de se voiler devant les. juifs, qu’elles ne regardent que comme vils
animaux et qu’elles sont loin de croire appartenir à l’espèce humaine ». Cité chez Attal etSitbon, op. cit. (v.n. 30a),
p. 46.
46. Temps Modernes (Paris), XXème année, n° 229 (juin 1965), pp. 2247-55.
49. La Nef, sept.-déc. 1964, pp. 163-7. Pour une constatation analogue v. Prends, Lande Nelson : « Mutual
Isolation of the Arab and Jewish Communities in Morocco », in Viewpoints (Canada), 2, n° 3 (1967), pp. 46-53.
51. Pour l’attitude (positive) des Musulmans algériens à l ’égard de la naturalisation des Juifs, v. texte de la
déclaration de 21 notables constantinois en date du 20 juin 1871 in Ansky, op. cit., p. 42. Cet auteur, ainsi que
Cl. Martin, op. cit., p. 149 (qui s’appuie sur L. Rinn, Insurrection de la Kabylie), réfutent l ’allégation des antijuifs
que la promulgation, du Décret Crémieux ait provoqué la rébellion kabyle, imputée par la plupart des historiens à
l ’issue désastreuse de la guerre franco-poisse et à la crise républicaine. Cf. Ch.-A. Julien, Histoire de l'Algérie contem
poraine (1964), pp. 453-500 et notamment p. 467,sq. A noter toutefois que selon Rinn, op. cit., p. 119, le bachagha
23
Moqrani, instigateur principal de la révolte, en recevant la déclaration du 14 janvier 1871, où Crémieux recomman
dait la paix avec la Prusse victorieuse, aurait répondu : « Je n’obéirai jamais à un Juif. Si une partie de votre terri
toire est entre les mains des Juifs, c’est fini. Je veux bien me mettre au-dessous d’un sabre, dût-il me trancher la
tête, mais au-dessous d'un Juif ! Jamais, jamais ! ». Ces sentiments, nous dit Martin (ib ld .), étaient partagés par tous
les indigènes.
51a. Cette affirmation est corroborée par Ageron, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et la France
(1871-1919), 2 vol., Paris, 1968, p. 604 : « ... on ne peut accorder aucune sincérité aux déclarations indigénophiles
des antijuifs. Les Musulmans ne durent pas s’y tromper puisqu’en dépit des efforts faits pour jeter Ismaël contre
Israël, les citadins comme les ruraux refusèrent de suivre cette voie ». L ’auteur cite deux conseillers municipaux
d’Alger, Ben-Brimath et Bouderba, qui tinrent à faire connaître leur position négative vis-à-vis des antijuifs. Le der
nier expliqua que les juifs « sont des gens comme les autres » et que, dans l ’intérieur, les Indigènes « préfèrent
vivre avec le Juif qu’avec l ’Espagnol ou le Maltais ». Il confessa qu’il « redoutait plus quant à lui lesétrangers que
l’élément juif ». Quant aux gens des tribus, l’auteur se demande, s’ils ne virent dans les troubles antijuifs autre chose
qu’un prétexte à refuser les paiements de leurs dettes aux prêteurs et aux commerçants israélites (p. 605).
52. Pour une opinion musulmane sur cette affaire et une analyse de ses antécédents, v. plus loin, pp. 21-24.
Nombre de témoignages musulmans contemporains ont été recueillis par André Kouby, Un plaidoyer ! Un réquisi
toire ! Les massacres de Constantine, Alger, s.d. 80 p. (interviews du docteur Bendjelloul, de l’avocat Mokhtar
Hadj Sai'd et du cheikh Ben Badis, pp. 30-44). A noter encore Kaddache Mahfoud, La vie politique à Alger de 1919
à 1939, Alger, 1970, pp. 2124.
53. Outre le comportement de fait de la population musulmane à cetté époque-là (1941-1942), on notera
l’attitude de certains chefs musulmans, qualifiée par Ansky de « bienveillante neutralité, sinon de solidarité » (op.
cit., p. 297), tels que F. Abbas, chef du parti du Manifeste, qui, interrogé' par le Gouverneur Châtel, si les Musul
mans étaient contents de l’abrogation du Décret Crémieux, répondait : <c Nous ne voulons pas d’égalité par le bas »
(ibld. ; cf. aussi F. Abbas, Guerre et Révolution d ’Algérie, I : La N u it coloniale, Paris, 1962, p. 138, où l’auteur
dénonce cette abrogation comme une « mesure injuste » et « raciste ») ; l’avocat Boumendjel, ami personnel de
F. Abbas et un des leaders de son parti, autorisa le docteur Loufrani de publier une lettre, contresignée par al-
fUqbï, condamnant toute tentative de pratiquer en Algérie une politique raciale et déclarant que « l ’infériorisation
du Juif ne pouvait que le rapprocher davantage du Musulman /.../ On a cru que les Musulmans se réjouissent de
l’abrogation du Décret Crémieux, alors que ceux-ci ont pu simplement se rendre compte qu’une citoyenneté qu’on
retirait après 70 ans d’exercice était 'discutable’ /.../ Si l ’antagonisme entre Juifs et Musulmans avaitexisté, il n’aurait
pas manqué de se traduire dans les faits au cours des deux dernières années. Et pourtant rien n’a été épargné pour
opposer une fois de plus la communauté musulmane à la communauté Israélite » (Ibld., pp. 296 sq.). A noter, enfin,
la déclaration signée par tous les conseillers généraux musulmans d’Oran (avril 1943) en faveur des démarches entre
prises en vue de faire rapporter l’abrogation dudit décret (ibld., pp. 296 et 373, annexe 17).
54a. Pour d'autres relations ayant trait à notre sujet voir ibld., pp. 160-169, 238-242, 254-255, 267-283,
294,325-327.
55. Renseignements coloniaux de l'A friqu e française, année 48, n° 6 (juin 1938), pp. 120-3.
56. Ibid ., p. 121, col. B. Pour ce qu’il faut penser de pareilles affirmations, v. Proceedings, p. 17, n. 11 et
p. 30, et Infra, p. 25 et n. 150.
57. Pour les liens entre le réformisme orthodoxe algérien, le panarabisme et la Palestine, v. plus loin, p. 23 et
n. 140.
59. J. Sabille, Les Juifs de Tunisie sous Vichy et l ’Occupation, Paris, 1954,188 p.
24
60. Pour apprécier cette remarque à sa juste valeur, il convient de se rappeler que les victimes des bombarde
ments alliés parmi les Arabes travaillant à l’aéroport furent beaucoup plus nombreuses que celles des travailleurs
forcés juifs, auxquels l’approche des avions était interdite, et que les Allemands accusèrent ces derniers d’avoir fait
des signaux aux aviateurs alliés. Si les masses musulmanes s'étaient laissées entraîner par des provocations de ce
genre, les conséquences auraient pu être catastrophiques (ibid., p. 141) ; v., toutefois, n. 61a. Pour un témoignage
vécu sur cette époque par un responsable ju if tunisien, v. Ghez Paul, Six mois sous ia botte, Tunis, 1943, 163 p.
61. Une forme d’humiliation courante, propre à la Tunisie, était le geste quasi-rituel de la chtâka (ibid.).
61a. L ’auteur attribue à l’hostilité des Arabes le fait que si peu de Juifs réussirent à traverser les lignes pour
rejoindre les forces alliées. Pour une description de la situation juive en Tunisie pendant cette époque l ’auteur ren
voie à son roman La Statue de Sel (Paris, 1953), 282 p., éd. revue et corr., 1966.
62a. Pour références aux rapports judéo-arabes en Tunisie voir ib id ., pp. 19-21, 4047, 51-52, 66, 77-81,
85-99, 108-111, 114-119, 122-125, 155, 161, 172, 176, 193-217, 222-223, 228-230, 232, 242-244, 277-286.
65. On trouvera de telles affirmations chez nombre d’auteurs français de tendance antijuive. Quelques exem
ples : F. Gourgeot (v. infra, n. 110) ; Meynié Georges, L'Algérie juive, Paris/1887, 320 p. ; Benoist Gustave, De
l ’instruction et de l ’éducation des indigènes dans ia province de Constantine, Paris, 1886 (p. 10 : « L ’Arabe, généreux
et imprévoyant, léger et grand seigneur... hait et méprise le Juif indigène, commerçant et cupide qui l’exploite, tient
tous les marchés et lui prête à gros intérêts ») ; Ch. de Foucauld (v. Chouraqui, op. cit., 92-96) ; Hess Jean, Israël au
Maroc, Paris, 1907, haineux, avec luxe d’illustrations antisémites ; Laoust Emile :« Noms et cérémonies de feux de
joie, etc., in Hespéris, 1921, pp. 253-316, explique la présence du ju if dans les cortèges carnavalesques comme suit :
« son âpreté au gain, sa cupidité, son avarice sordide, sa couardise et son obséquiosité légendaire, son hygiène détes
table, en font un être abject et méprisé de tout africain. Que dans les mascarades il soit promené, bafoué, raillé rien
de plus naturel /.../ Il est aussi possible que le Juif figure dans le carnaval africain l’être misérable d’autrefois, dont les
souffrances, l’exil et peut-être la mort étaient la rançon nécessaire au salut des hommes » (cité par Flamand, Demno-
te, p. 101, qui y ajoute : « Sans reprendre à notre compte des jugements de valeur... par Laoust dans une forme
— disons : peu chrétienne - . . . »).
67. P. Bourgeois, L ’Univers de l'écolier marocain, 5 fasc., Rabat, 1959-1960, fasc. Il, pp. 28,45 etfasc. III,
p. 31.
69. ib id ., p. 32.
70. Pour un conspectus des traits de caractère attribués aux Juifs dans le Coran, v. l’article de G. Vajda dans
I’Encyci. de l ’Islam, nouv. éd., vol. I, s.v. 'A h l al-Kitâb.
71. Cf. I. Goldziher, Le Dogme et ia L o i de l ’Islam, traduction de l’allemand, 1920 (la traduction française
nous étant inacessible, nous renvoyons à la 2ème éd. allemande, Heidelberg, 1925, pp. 235 sqq.).
72. E. Westermarck, R ltuai and B elief in Morocco, 2 vol., Londres, 1926, vol. I, pp. 229 sq. ; id., Wit and
Wisdom in Morocco. A Study o f Native Praverbs, Londres, 1930, pp. 130 sq.
74. G .-H. Bousquet, La morale de l'Islam et son éthique sexuelle, Paris, 1953, p. 68.
75. Westermarck, R itual, vol. Il, p. 4 ; L-ihOd k u l ta'âmhum /<Tt ’n*as fîfraOhum. Do. id., Wit, p. 130, prover
be n° 467.
75a. Ibid.
77. Sur la baraka v. id., R itual, vol. I, pp. 13547,148-228, et surtout 229-61 : sa sensibilité au contact souil
lant de l'infidèle.
78. Ibid., I, pp. 604-8 et pass., v. index, s.v. ’Evil, transference of’.
80. Ibid., p. 45. Nous ne saurions dire, si l’injure courante à l’intention des Juifs au Maroc, jlfa , 'cadavre’, tire
son origine de cette légende ; elle pourrait également avoir sa cause dans les mauvaises odeurs du mellah et l’aspect
souvent malsain de ses habitants.
/
81. E. Mauchamp, La sorcellerie au Maroc, Paris, s.d. (1910 ?), 313 p. (sur les Juifs, pp. 123-30) ; Wester
marck, R itual, I, pp. 208, 210 (Juifs écrivant des amulettes dites tâb/fd), 260 sq^ (Juifs font pousser les plantes
potagères en les touchant d ’une baguette) ; Bénech, op. c it., p. 74 (J. comme sorciers).
82. A. Chouraqui, La condition juridique de l ’Israélite marocain, Paris, 1950,289 p. Cet ouvrage est complé-
menté, en ce qui concerne la femme juive, par celui de Malka Elie, Essai sur la condition juridique de la femme
juive au Maroc, Paris, 1952, 165 p. Mais si ce dernier expose en détail les lois bibliques, talmudiques et rabbiniques,
les takkanot de Castille, les ordonnances du tribunal rabbinique marocain et les coutumes locales qui régissent le
statut de la juive marocaine dans le cadre de sa communauté, il ne nous dit rien sur ses rapports juridiques avec les
Musulmans. Le même vaut pour l’étude d’Elkaim Haîm, Le d ro it d ’aînesse, Paris, 1952. D’autres aspects juridiques
regardant le Juif marocain ont été traités, entre autres, par Decroux Paul, Griguer Malka Elie, Jules (successions,
1935) et Zagouri Abraham (v. Attal, Bibl., n° 4488-93,4619-20,4852-61,5379-89, et index, s.v. 'état civil, mariage,
statut des Juifs, Takkanot, Tribunal rabbinique.
84. Ibid., pp. 68-69. Cependant, le cas de la démolition systématique des synagogues du Touat par ordre
d’al-Maghili (1492) et de celles de Fès par ordre du Marabout Hadj Muhammad (août 1646) semble indiquer que la
conscience de leur caractère « illégal » était restée vivante dans les milieux religieux, v, toutefois les fetwas contradic
toires à ce sujet réunies par el-wancheresi dans son M i<yâ r (résumé parE. Amar in Archives marocaines 12 (1908),
pp. 231-65. Sur la pérennité de la menace qui pesait sur les édifices du culte des dhimmis cf. S.D. Goitein,/ews and
Arabs (1955), pp. 68-69, et A . Fattal, Le statut légal des non-Musulmans en pays d ’Islam (Beyrouth, 1958), pp. 174-
203.
85. Sur cette notion et institution, appelée aussi debîha 'sacrifice, bête immolée’ (de Foucauld, op. c it., éd.
1939, p. 47), v. surtout Westermarck, R itual, I, pp. 315-23, 510-12,518-64, et pass., v. index, s.v. <ar’ (30 réf.).
L ’auteur définit cette notion comme suit : « transference o f a conditions curse for the purpose o f compelling
someone to grant a request » {Ibid., I, 518) ; cf. aussi Coon Carleton S., Tribes o f the R if {1931), pp. 162-4, et
Hart David M., TheA ith Waryâghar o f the Moroccan R if (1976), pp. 305-8.
93. Etudiée critiquement par P. de Cenival, 'La légende du Juif Ibn Mech’al et la fête du sultan des tolba à
Fès’. Hespéris 5 (1925), pp. 137-218.
94a. Au Maroc, le dhimmi et la femme ont aussi en commun le fait qu’ils sont censés être en état permanent
d’impureté, et de ce fait leur contact ou présence sont susceptibles de chasser la baraka et de profaner le sacré. Cf.
supra, p. 10 sq. et Westermarck, R ituai, I, p. 196 : « There are saints who do not allow women to visit their shrines,
their presence may be injurious to their holiness»,et II, p.6 :« notion of the permanentundeanness of the female
sex », e tibid., p. 228 : « No Jew, and in many places no woman, is allowed to enter the (treshing-) floor ».
95. Muqaddimah, éd. du Caire, s.d. (1935 ?), p. 540 ; trad. anglaise, par F. Rosenthal, New York, 1958,
vol. 3, p. 306. Le terme employé par Ibn Khaldün à l’égard des Juifs est h ara], qu 'il explique par takhâbuth et kayd.
Il cite les Juifs en exemple pour illustrer les effets nuisibles sur le caractère infantile d’une éducation par trop stricte
et répressive. Cf. ib id ., pp. 126-7.
97b. A noter surtout chapitre VII (pp. 122-9), qui traite de l’autorité de la juridiction et des lois islamiques à
l ’égard des Juifs, et chapitre VIII (pp. 140-7) traitant des libertés publiques et des inégalités entre Juifs et Musulmans
quant à l’exercice des droits publics (service militaire, fonction publique, participation au pouvoir politique).
O
98. R. Arditti, Recueil de textes législatifs et juridiques concernant les Israélites de Tunisie de 1857 à 1913.
Annotés et commentés, Tunis, 1915,264 p.
100. R. Scemama, Essai sur les conflits de lois en Tunisie en matière de d ro it de fam ille, Paris, 1930, 146 p.
•100a. C. Frégier, Les Juifs algériens, leur passé, leur présent, leur avenir Juridique, leur naturalisation collective,
Paris, 1865,3 + 49 + 478 p. Pour ses études spécialisées v. Attal, B ibl., n° 2997-3001.
100b. Pour un rapport de ce genre à l'occasion de la fête juive de la Mimouna, v. Goldberg H.E., The Mimouna
and the Minority Status of Moroccan Jews’, in Ethnology, 17/1 (janv. 1978), 75-87.
1Ô1. Proceedings, p. 67. Pour un fameux exemple tunisien le cas du « Caïd Nessim », v. Ganiage Jean, Les Ori
gines du Protectorat français en Tunisie, Paris, 1959, v. Index, s.v. Samama (Caïd Nessim).
101a. Cf. M. Rodinson,/s/<wn et Capitalisme, Paris, 1966, pp. 60 sq., 265, notes 40-57.
102. E. Michaux-Bellaire, ’L'usure au Maroc’, Archives marocaines, XVII (1927), pp. 313-34.
27
102a. F. Bénali, L ’usure en d ro it musulman e t ses conséquences politiques,Paris, 1908 (non consulté).
104. De Foucauld, op. c it., éd. 1939, p. 104. Selon cet auteur, les taux auxquels les Juifs « qui se respectent »
prêtaient à Fès étaient comme suit : 12 % pour un coréligionnaire d’une solvabilité certaine ; 30% pour un Musul
man d'une solvabilité également assurée ; 30 % pour une personne de solvabilité moins sûre, mais qui fournit un
gage ; 60 % dans les mêmes conditions, mais sans gage. Ibid., p. 81 sq.
105. R. Le Tourneau, 'L ’activité économique de Sefrou’.Hespéris 25 (1958), p. 285, signale une étude inédite à
ce sujet, rédigée en 1926 et conservée au Contrôle civil de Sefrou. La dépendance pécuniaire des montagnards du
prêteur y était à peu près absolue : « (Ils) empruntaient chaque année de quoi subvenir aux frais de la moisson et, si
la récolte était mauvaise, ils empruntaient encore en automne pour payer le tertib, et en hiver pour acheter de quoi
manger ». Ibid.
109. Martin, op. c it., p. 199, rapporte un cas datant de 1886, où l’intérêt accumulé s’éleva à 720 % par an !
110. Cette réserve s’impose d’abord parce que la citation est tirée d’une source entachée d’un antijudaisme vio
lent, ensuite parce qu’elle est traduite de l ’arabe. Outre le livre cité (où il traite de l’usure en pays arabe, pp. 134-80),
Gourgeot, interprète militaire et journaliste publia deux autres ouvrages dont l’un, La domination juive en Algérie
(Alger, 1894,179 p.), préconise l’expulsion systématique de tous les Juifs'de la France et de l’Algérie. Cf. Ansky,
op. c it., p. 57. Honni par les colons à cause de son indigénophilie, il avait, lui aussi, retrouvé, grâce à son antiju
daïsme, un certain crédit politique. Ageron Charles-Robert, Les Musulmans algériens et la France, Paris, 1968,
p. 601. Martin, par contre, bien que loin d’être philosémite, s’astreint à une certaine objectivité qui n’est pas pour
tant à toute épreuve. Cf. remarques d’Ageron,ib id ., p. 596, n. 3 et 600, n. 4.
111. Martin, op. cit., p. 201 (citant Gourgeot, Sept plaies, p. 168).
112. Dhu-I-Faqàr, d’inspiration 'abdouiste, géré et rédigé par Abu Man$ür al-Sanhlji ; al-Fârûq, hebdomadaire,
a pour propriétaire Abu Hafs et fut édité par ( Umar b. Qaddûr al-Jazâ'irî. De cette publication, le dernier numéro
de la série I dans la collection de Paris (Versailles) date du 22 janvier 1915.
113. Bennabi, op. cit. (v. n. 96), p. 135. A noter que selon Eisenbeth, judai'sme (v. n. 17), p. 117, les Juifs
constantinois payaient à leurs créanciers coreligionnaires 27 % d ’intérêts en 1913 et pas plus de 23,50 % en 1930,
tandis que les Musulmans payaient 31,25% en 1913,45/>%en 1921 et pas plus de 36,4 % en 1930.
114. A. Merad, Le Réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris, 1967, pp. 171 sq. ; les italiques
sont ajoutées.
115. Signalées dans Rodinson, op. c it., pp. 265 sq., n. 46, Weill René, Du prêt à intérêt proprement d it et sur
gageen Tunisie, Paris, 1902, et Saint-Paul Ch., La lutte contre l ’usure en Tunisie, Aix-en-Provence, 1914.
119. Ib id ., p. 127. L ’auteur estime que cette explication est une simple boutade. De toute façon, elle semble
jouir d’une certaine diffusion et ancienneté. Cf. Westermarck, RItuai, II, p. 255, citant Windus, A Journey to Mequi-
nez, Londres, 1725 : « The Moors say that the prayers o f Jews are readily granted by God, because they smell so
terribly », etGoulven,op. cit. (v. n. 12), p. 125, citant \aH istory o f the captivlty ofP ellow (Thomas Pellow, rénégat
anglais au Maroc sous Moulay Ismail), p. 257 : « lorsque les Maures ont besoin de pluie et ont longtemps prié sans
succès, ils mettent les Israélites à l ’œuvre, prétendant que si Dieu le refuse aux prières de croyants, il l’accordera aux
Juifs afin de se débarrasser de leur mauvaise odeur ».Ces deux sources semblent pourtant liées entre elles, et il n’est
pas exclu que Voinot (qui ne donne pas sa référence) ait emprunté la « boutade » à une d’elles.
120. J. Chaumeil, « Histoire d’une tribu maraboutique de l’Anti-Atlas : Les A it fAbdallah ou Sa*id ». Hespéris
39 (1952), p. 210.
121. R. Bidwell, Morocco under Colonial Rule. French Adm inistration o f Tribal Areas 1912-1956, Londres,
1973, pp. 137 sq.
122. Dubouloz-Laffin, op. c it., p. 305. Sur ce pèlerinage (au tombeau de Rebbi Youcef el Maarabi), v. encore
Attal et Sitbon, op. c it., pp. 159-61. Autre sanctuaire ju if vénéré aussi par les Arabes est la fameuse Ghriba de Djer-
ba. Sur son pèlerinage v .ib id ., pp. 162-9.
123. Mzali, op. c it., p. 89. Sur Rebbi Fraji v. Dubouloz-Laffin, p. 304, et Attal et Sitbon, pp. 151-8. Selon
Darmon, Déformation (v. n. 27), les juifs font brûler des cierges dans la zâwiya de Sfdf Mahrez, saint patron de
Tunis, aussi par reconnaissance pour celui qui les autorisa à habiter la ville.
124. Sur sa position doctrinale à l’égard des Juifs v. G. Vajda : « Un traité maghrébin ’Adversus ludaeos’ »,
Etudes d ’Orientallsme... Lévi-Provençal, Paris, 1962, II, pp. 805-13.
124a. La plus ancienne relation du martyre de Sol Hatchuel semble être celle de Romerio Eugenio-Maria,
El m artirio de la joven Hachuel o la heroinahebrea, Gibraltar, 1837,127 p. (non consulté). Viennent ensuite Rey A.,
Souvenirs d ’u n voyage au Maroc, Paris, 1844, pp. 139-76 (jugé « un peu romancé » par R. Le Tourneau, op. cit.
(v. n. 15), p. 582, n. 1) ; Fleisher H.L., « Jüdisch-Arabisches au s Maghreb y>,ZDMG, 18 (1864), 329-40 (texte judéo-
arabe, avec traduction allemande et notes) ; Herzberg Wilhelm, Das Madchen von Tanger ; Einer wahren Begebenheit
nacherzahlt, Berlin, 1889, 47 p. ; et Brunot et Malka, Textes judéo-arabes de Fès, Rabat, 1939, pp. 213-17. Toutes
ces versions, saiff peut-être la première citée, relèvent du folklore plutôt que de l’histoire ; les faits exacts, paraft-il,
restent à établir.
124b. Sur cette affaire et ses suites on trouvera des éléments de valeur inégale chezCahen S., « Assassinat juri
dique d’un Israélite à Tunis », Arch. Israélites 18 (1857), pp. 457-9,517-21 ;Cazès, op. cit. (v. n. 21), pp. 150 sq. ;
Vehel Jacques, « Le martyre de Bathou », in Le judaïsme tunisien, 1912, pp. 39-42,56,78 ; 1913, pp. 83-84, repris
dans Attal et Sitbon, op. c it., pp. 23648 ; Ganiage, op. cit. (v#n. 101), pp. 71 sq. (sur ces répercussions politiques) ;
Raymond André, « La France, la Grande-Bretagne et le problème de la réforme à Tunis (1855-1.857) », in Etudes
maghrébines. Mél. Ch.-A. ju lie n , Paris, 1964, pp. 148-9 et n. 1 (do.) ; et Brunschvig Robert, « Justice religieuse et
justice laïque dans la Tunisie des Deys et des Beys, jusqu’au milieu du XIXème siècle », in Studio Islamica 23 (1965),
pp. 68-9 (vu sous l ’angle de la procédure judiciaire).
126. Cf. Amar Emile, « La pierre de touche des Fetwas », Arch. marocaines 12 (1908), p. 231.
127. Sur cet * âlim v. l’étude de Berque Jacques, Al-Yousi. Problèmes de la culture marocaine au XVlièm e
siècle, Paris-La Haye, 1958. On trouvera le texte intégral de sa semonce à Moulay Ismail chez al-Nâsiri, Kitdb al-
istiqsâ, t. IV, pp. 39 sq., traduction française par E. Fumey in Arch. Mar. 9 (1907), pp. 110-9.
128. Sur ces deux confréries populaires v. Brunei René, Essai sur la confrérie religieuse des A issaoua
au Maroc,
Paris, 1926, et Crapanzano Vincent, The Hamadsha. A Study in Moroccan Ethnopsychiatry, Berkeley, 1973. Sur la
terreur qu’elles inspiraient aux Juifs, v. Valadji Jacob, « L ’arrivée des Issawis à Méquinez », Rev. des Ecoles de l'A l
liance Israélite, Paris, 6 (1902), pp. 406-11.
29
129. A . Cour, « Acte de horm délivré à un Israélite par un Sai'yd marocain », BSGAO 34, fasc. 138 (1914).
130. R. Danziger, rAbd al-Qadir and the Algerians, New York-Londres, 1977, pp. 202 sq. et supra, n. 38.
133. Monographie consacrée à Ben Badis, publiée au Caire, 1968,160 p. Le sous-titre présente le leader réfor
miste comme chef spirituel de la guerre de libération nationale algérienne.
135a. Titre arabe, Kitdb ai-Jaz5'ir, 2ème éd. conforme à l’original, Blida, 1382/1963, 8°, 382 p.
135c. L ’historiographie algérienne contemporaine d’inspiration nationalo-réformiste a été étudiée d’abord par
Desparmet J., « Naissance d’une histoire 'nationale’ de l’Algérie », in Afrique française 43 (juillet 1933), 387-92,
ensuite par Ben Cheneb S., « Historiens arabes modernes de l’Algérie », Revye africaine 100 (1956), 480-95, et
Shinar P., « The Historical Approach o f the Reformist^UlamS’ in the Contemporary Maghrib » in Asian and African
Studies 7 (1971), 181-210.
135d. Cf. ibid., p. 139 : « E t les Juifs I . J mettaient leurs intérêts matériels au-dessus de toute autre considéra
tion wa-yaj f alûna masâlihahum al-mâddiyya fawqa kulli i ( tibâr) », et sous l’occupation française « leurs visées ma
térielles les poussaient à assouvir leur avidité (yushbi( üna nahamahum) », à tel point qu’ils « presque monopoli
saient les ressources de la richesse économique dans le pay.s (wa-kâdü yahtakirüna al-tharwa al-iqti;adiyya fi * I-
bilâd) ».
4
136. On trouvera une liste de ces publications chez Merad, op. cit., p. 168, où sont représentés les points de vue
musulmans, juifs, français, ainsi que de diverses tendances : libérale, socialo-communiste et chrétienne.
138. Cette version — nous dit l’auteur (p. 169, n. 2) — se base sur la version officielle fournie par le compte
rendu des délibérations des Assemblées financières et le compte rendu de Ben Badis qui « semble fait avec sérénité »,
dans son organe al-Shihab, sept. 1934, pp. 438 sqq.
139. Cette manière de présenter le rôle joué par les forces de l’ordre lors de l’émeute tranche nettement avec les
affirmations d’Ansky, Bénichou, Chouraqui et Zénati. C i.supra, pp. 6 , 6a et Ansky, pp. 68-70, etChouraqui, p. 111,
n. 4 : « Le massacre eut lieu dans la carence la plus totale des autorités locales ».
139a. Selon Ansky, op. cit., p. 68, il y eut au total 25 morts, des « dizaines » de blessés et des dommages
évalués à cent cinquante millions de francs-Poincaré environ.
140. L ’emprise grandissante de l’Idéologie panarabe sur le réformisme algérien a été mise en relief par J. Despar
met. Cf. ses articles dans VAfrique française entre les années 1933 et 1938, et notamment les suivants : « Les Guides
de l’opinion iridjgène en Algérie », A fr. fr. 43 (janv. 1933), pp. 11-16 ; « Un réformateur contemporain en Algérie »,
ibid. 43 (mars 1933), pp. 149-56 (vie et idées de Ben Badis) ; « La résistance à l’Occident » 43 (mai 1933), pp. 265-
69 ; « La panarabisme et l’Algérie », ibid. 46 (juin 1936), pp. 312-17 ; et Rens. col. de i'A fr. fr. n° 8-9 (août-sept.
1938), pp. 194-99 ; « La politique des Oulamas algériens (1911-1937), ibid. 47 (1937), pp. 352-58, 423-28, 523,
557-61.
30
141. Zénati, op. cit., p. 122, col. B : « Les Juifs soutiennent moralement et pécunièrement les mouvements
indigènes et les Musulmans sont devenus les meilleurs piliers de la L.I .C.A. » (cf. infra, p. 23).
141a. Elle inquiéta également R. Zénati, pour qui « l’inconcevable dans cette affaire c’est que les dirigeants
juifs, du moins ceux d’Alger, soutiennent royalement en Algérie le mouvement panarabiste. Nous savons qu’ils le
font dans l’esprit d’ « acheter la paix », croyant naïvement que les « amis musulmans » tiennent l’opinion indigène.
Nous souhaitons que les événements ne viennent pas trop tôt leur ouvrir les yeux » (ib id .).
142. Cette assertion s’accorde avec celle de Zénati, ib id ., p. 121, col. B : « Les auteurs des saccages et meurtres
étaient tous, ou presque tous, des campagnards qui ne voient le ju if que lorsqu’ils vont à la ville faire les achats ou
lui demander des services d’argent. A ce titre, l’homme du bled a plutôt pour l ’Israélite cette espèce de considération
qu’impose l ’homme riche et dont on peut avoir besoin ».
143. A noter que Zénati, bien que adversaire déclaré des réformistes, ne les accuse pour autant d’avoir fomenté
le pogrome !
144. Il convient de ne pas omettre, parmi les champions d’une entente judéo-musulmane en Algérie, le nom du
docteur Henri Aboulker. V . sa lettre in Inform ation juive, n 33 (mai 1952), pp. 1,4, dans laquelle l ’auteur évoque
ce que lui-même, son fils et d’autres Juifs firent pour leurs concitoyens musulmans, et notamment l ’aide qu’il prêta
à Khàlid, petit-fils de l’émir fAbd al-Qâdir, son concours aux revendications des Musulmans et, enfin, son interven
tion en faveur du rétablissement des mandats musulmans aux Délégations financières et de la libération de Ferhat
Abbas (fin 1943-début 1944) ; v. aussi ses articles dans Alger Républicain préconisant la réconciliation entre Musul
mans et colons à la suite des émeutes de Sétif et Guelma (8 mai 1945).
145. Sur ce fougueux prédicateur et farouche adversaire du maraboutisme, et sur ses démêlés avec les autori
tés, v. Mérad, op. cit., pp. 93-106.
146. D’après le récit d’un boutiquier ju if d’Alger, l’intervention en juin 1936 du cheikh Kahoul et du mufti
hanéfite Baba 'Ammar, alertés à temps par ledit personnage, réussit à calmer la population musulmane excitée par
une rumeur que les Juifs allaient mettre le feu à la Grande Mosquée d’Alger, et de ce fait évita une répétition des
événements tragiques de Constantine. Cf. Elbaze Mouchi : « Contribution à la connaissance des rapports judéo-
musulmans en Algérie ». Le Monde ju if, n° 54 (avril 1952), p. 21.
147. Hâjj Muh. Ghlâmallâh, délégué financier de Tiaret et chef d’une ziw iya affiliée à la Derqfwa. De tendance
réformiste modérée (il fut visité par Ben Badis lors de sa tournée en 1931), il préconisa une sorte de 'concordat’
entre l’Islam algérien et la France et présenta en 1931 un cahier de Revendications portant liberté d’enseignement
de la langue arabe et diffusion de la culture islamique (cité par Merad, op. c it., p. 416, n. 2).
149. Pour cette éruption cf. l ’article de Halpem Manfred : « The Algerian Uprising of 1945 », Middle East
jo u rn a l 2 (1948), pp. 191-202.
150. Entre ces dates se situent, à titre d’exemple, les incidents de Nabeul (1880), de Fès, Demnate, Al-Qalf a,
Mesffwa, etc. (1901-04 ; cf. H. Zafrani, Les Juifs du Maroc, 1972, p. 235, citant une source rabbinique) de Settat et
Taza (1903), de Mogador (cf. Univers Israélite, 62ème année, 1906, pp. 17-18), de Casablanca (1907), Ouazzan
(1908), Fès (nov. 1912 ; cf. Littman, op. cit. (v. n. 39), II, pp. 16-19), Bizerte, Tunis, Sousse, Sfax, Kairouan et
Mahdia (août 1917), Sfax et l’Ariane (juil. 1932), Constantine (août 1934), Benghazi et Casablanca (1942), Tripoli
(nov. 1945 ; cf. Goldberg Harvey : « Rites andRiots : The Tripolitanian Pogrom of 1945 », in Plural Societies 8
spring 1977, pp. 35-56, Oujda, Djerada et Tripoli (juin 1948), Petitjean (sept 1954), Mazagan, Safi etOued-Zem
(août 1955), Alger (déc. 1960), Oran (sept 1961), Benghazi, Tripoli etTunis (juin 1967). Ces événements accusent
des variations considérables en ce qui concerne leur ampleur, gravité, nature de la violence (massacre, viol, pillage,
mise à feu, démolition, profanation de synagogues et cimetières), conjoncture politique et économique, causes et
mobiles, climat psychologique, etc., mais les affirmations d’aucuns (cf. Proceedings, p. 17, n. 11,etp. 29), que ces
attaques visaient les biens des Juifs et rarement leurs personnes, ne résistent pas à l’examen de l’ensemble des faits
cités.
31
151. Attal, Bibl., p. XXVIII donne 117 références sous le vocable « Emeutes », dont la quasi-totalité renvoie à
des reportages ou à des articles de journaux.
152. H. Zafrani est formel sur ce point : « Les échanges culturels, les communications d’idées et des connais
sances étaient inexistants », op. cit. (voir n. 11a), p. 235, n. 23 ;cf. \à., Pédagogie juive en terre d'Islam . L ’enseigne
ment traditionnel de l’hébreu et du judaisme au Maroc, Paris, 1969, pp. 99 et suiv.
153. La même constatation a déjà été faite par M. Ben Abou, v. supra, p. 5.
154. Consulter Attal, Bibliographie, Index s.vv. Alimentation, Bijoux, Conte populaire, Costume, Coutumes,
Démons, Folklore, Habitation, Littérature populaire, Mariage, Mauvais œil, Médecine populaire, Mimouna, Poisson,
Superstitions, Tatouage.
32
H. ZAFRANI
Sur cette question éminemment importante et d ’une complexité non négligeable, une informa
tion précieuse nous est fournie par diverses sources. Nous avons consulté, tout d’abord, la littérature
juridique des rabbins marocains représentée par leurs taqqanot et responsa. Nous avons prolongé
notre enquête par l ’examen rapide d ’une collection de fatwas musulmanes, le M i <y â r d ’AI-WansarP
sf, et nous avons emprunté quelques témoignages au dépôt documentaire de la Geniza du Caire.
Nos travaux sur la Diaspora marocaine, qui ont débuté par des enquêtes sur l ’enseignement
traditionnel ju if (en Terre d ’Islam)1 et sur la littérature orale et écrite d’expression dialectale en
judéo-arabe et judéo-berbère2 , se sont poursuivis par une vaste entreprise englobant l ’ensemble de la
vie intellectuelle juive au Maroc entre la fin du XVème siècle et le début du XXèm e siècle, soit
l’étude de la pensée et ses divers modes d ’expression.
Nos investigations dans le domaine de la littérature juridique nous ont permis de restituer, en
quelque sorte, la vie de cette diaspora de l’Occident musulman, y découvrant notamment certains
aspects, ignorés jusqu’ici, de l ’environnement économique, social et religieux.
En ce domaine, comme en tant d ’autres, les taqqanot et responsa des rabbins marocains
fournissent un appoint éminemment précieux, parfois une information totalement inédite, au
chercheur soucieux de mieux connaître et apprécier certaines réalités de l’histoire du Maroc.
Les relations judéo-musulmanes, telles qu’on les perçoit dans la documentation juridique que
nous avons dépouillée et analysée en partie, plus spécialement dans le premier volume de nos Etudes
et Recherches sur la vie intellectuelle ju ive au Maroc3, embrassent un nombre considérable de do
maines. On se contentera d'en relever ici quelques-uns : une brève évocation de l ’étude comparative
des sources du droit, et l ’analogie d ’un grand nombre de notions juridiques dans les textes juifs et
33
Il n ’est pas dans notre intention de nous arrêter sur chacune de ces rubriques et d’aborder ici
l’étude détaillée des textes qui s’y rapportent. On retiendra seulement que, dans un grand nombre
d’affaires, de litiges et de conflits, le tributaire ju if a très fréquemment recours à la justice musul
mane représentée par le qâdf, « le juge », et les aduls, ses adjoints et auxiliaires, en lieu et place de
l ’autorité rabbinique, comme il est de règle en Terre d ’Islam où la communauté des dimm is jouît
d’une autonomie légale en matière juridictionnelle.
D E U X SITUATIO NS E X E M P LA I RES
Avant d ’aborder l’étude de l’exercice de la justice et les rapports avec les juridictions non-
juives, signalons deux situations assez particulières relevant de la question du statut personnel.
— La première situation est relative ausadâq. Au contrat de mariage juif, [zketubbah, il arrivait que
les intéressés substituassent le contrat appelé saddq, du nom du douaire versé par le mari, qui était
conclu devant une juridiction musulmane constituée par le qâdf et ses deux témoins instrumentai
res t udüi, ou seulement par ces deux derniers. Des traces de cette pratique subsistaient encore à
la fin du XVIème siècle et au début du XVIIème siècle dans la communauté juive de Fès. Elle est
signalée dans les Taqqanot4 de 1585 et 1603 (KH, 52 à 55), en ces termes « Le beau-père peut
exiger de son gendre que l ’acte desodâq (sic ! p K T iX ) soit conclu devant une juridiction civile
(m Vw n i K D i y ) si le gendre est un individu violent et de peu de crédit. Le montant duso-
dSq (!) est laissé à la discrétion du tribunal ».
qu’elle ne peut plus enfanter même quand il y aurait déjà des enfants de sexe masculin ». Cette
violation du statut des dimm is est quasiment unique. C ’est la crainte de voir se créer un précédent
qui incita les parties adverses à trouver un arrangement.
L ’E X E R C IC E DE L A JUSTICE : T R IB U N A U X E T M A G IS T R A T S
Nous rappelons ici que, dans le cadre de l ’autonomie administrative qui leur est octroyée par
le statut de « protection » (dim m a), les communautés juives ont le libre exercice de la justice et
possèdent leurs propres tribunaux dont la compétence s’étend à un vaste domaine de la vie publique
et privée des fidèles :observance stricte des règles légales et rituelles du droit religieux stricto sensu5,
application du statut personnel ; ils connaissent, en matière de droit réel (contrats et obligations,
contentieux immobilier et commercial), de tous les litiges entre juifs, à propos desquels l ’autorité
séculière renvoie, du reste, habituellement, les plaideurs à leurs propres juridictions6 .
L ’ordonnance de 1603 le rappelle en ces termes : « Par ordre de notre maître le roi, que sa
majesté soit exaltée ( n u D iv TD»a ) et du juge (shofet), que Dieu le fortifie
( i n î i y jB B lw n ), les conflits entre ju ifs ne peuvent être jugés que par les magistrats
d ’Israël » (KH, 77, ordonnance de 1603).
Les tribunaux rabbiniques font exécuter leurs sentences par leurs propres huissiers (shaliyah
bet-din), par le nagid, le bras séculier de l ’autorité spirituelle, ou même par les agents du gouverne
ment. Le nagid est parfois « autorisé à livrer les délinquants à l ’autorité séculière du mahzen afin
que leur soient appliquées les peines les plus sévères » (KH, 81,88,156).
Le tribunal rabbinique peut, en outre, prendre une mesure d ’expulsion contre un membre
indésirable de la communauté, lui interdisant l ’accès du mellah8 .
Nous relevons, à titre d ’exemples, dans quelques taqqanot, les textes du herem prononcé par
les guides spirituels du qahaf contre ceux qui portent leurs litiges avec des coréligionnaires devant
les juridictions non-juives (KH, 77) et ceux qui, abusant de leur influence auprès de « protecteucs »
musulmans, se soustraient à une répartition équitable des charges qui pèsent sur la collectivité (KH,
88 ).
Ces problèmes ont constamment sollicité l ’attention des docteurs juifs de la loi et ont été l ’un
de leurs soucis majeurs depuis la grande dispersion et la reconstitution de communautés juives au
sein des « autres nations du monde ». La première préoccupation des dirigeants juifs, rabbins ou
laïques, était d ’écarter toute ingérence extérieure dans les affaires de la communauté et toute
violation de son autonomie.
Le Talmud est foncièrement .hostile à tout recours aux juridictions non-juives qu’il condamne
en ces termes : R. Tarfon dit : « Là où se trouve un tribunal d ’idolâtres, tu ne dois point y recou
rir, quand bien même sa justice serait comme la justice d ’Israël » (G ittin 88b).
Les geonim 10 semblent avoir été, en général, plus conciliants, en raison probablement des
relations de bon voisinage avec les Musulmans. Cependant, Saadya et d’autres avec lui tentèrent,
sous la menace de l ’excommunication, d ’empêcher les Juifs de recourir aux autorités administratives
et aux juges de l ’Etat dans leurs différends avec leurs coreligionnaires.
35
Après l ’époque géonique, on revint à la rigueur prescrite en ce domaine par le Talmud. Dans les
pays chrétiens de l ’Europe septentrionale, les dirigeants des communautés menaçaient de représailles
et d ’anathème les Juifs qui, pour accéder à des postes importants ou pour régler leurs conflits avec
des coreligionnaires, s’adressaient à des dignitaires haut placés de l ’Eglise et de l ’Etat. Les résolu
tions adoptées par le synode de Champagne, présidé par Jacob Tarn (milieu du Xllèm e siècle)
disaient : « Nous avons ordonné... que sera mis en interdit tout homme ou toute femme qui citent
un coreligionnaire devant une cour gentille... si ce n ’est par accord mutuel intervenu en présence de
témoins qualifiés ».
Dans son commentaire à Exode X X I, 1, expliquant le terme lifnehem « devant eux », Rashi
écrit, se référant à G ittin 88 : « Devant eux et non devant les adorateurs des idoles... Quiconque
porte son conflit avec un coreligionnaire devant les Araméens11, profane le Nom (divin) et exalte
celui des idoles, car il est dit, dans Deutéronome X X X II, 31 : car leur rocher n ’est pas comme notre
Rocher et nos ennemis en sont juges » 12.
Les régimes islamiques respectaient, dans l ’ensemble, le principe général de l ’autonomie juive
et, à l ’exception de certaines interventions extra-légales, somme toute rares, les autorités gouverne
mentales s’immiscèrent peu dans les affaires judiciaires juives13 .
Mais en Terre d’Islam aussi, et au Maroc notamment, la volonté d’affirmer la spécificité des
communautés juives et la suprématie du droit qui les régit, le souci de protéger les intérêts moraux
et matériels des fidèles, et la méfiance à l ’égard de la justice musulmane ont dicté au rabbinatdes
-mesures de sauvegarde. Celui-ci ne tolère de dérogations à la règle générale de prohibition que dans
des circonstances déterminées, du reste assez exceptionnelles14,e t menace de l ’arme redoutable du
herem les membres de la communauté qui recourent d ’eux-mêmes aux juridictions musulmanes et
invoquent dans leurs litiges le droit coranique.
KH, 52 (1603) : « Toute cession de propriété foncière, toute opération immobilière en général
(vente, hypothèque ou nantissement), préalablement conclue devant un tribunal rabbinique et
signée par des greffiers juifs, doit être confirmée par un deuxième acte rédigé par un agent de la jus
tice civile et déposé entre les mains d ’un tiers (juif) de confiance... Les co-propriétaires d’un terrain
sont également tenus de fixer lèurs engagements réciproques dans un *aqd al ’iqrâr ».
— M ishpat I, 237. Deux frères, héritiers d ’un même terrain conviennent de recourir à la justice
musulmane pour fixer leurs droits et obligations réciproques. La décision est formulée en un acte
que l ’auteur désigne par faqdal-fsâl16 dont chacune des parties reçoit un exemplaire.
36
M ishpat I, 128. Il s’agit, ici, de vente de bétail, opération dans laquelle, l ’une des parties (en
l'occurrence le vendeur) est un Musulman. L ’acheteur ju if doit être en possession de la preuve de
son acquisition, constituée par un « acte juridique en bonne et due forme » appelé f aqd al- ’asl
u-l-hlâl11.
— KH, 77. Cette taqqanah, datée de 1603, interdit, sous la menace de l ’excommunication
majeure (ijerem ), tout recours aux tribunaux musulmans. Ne sanctionnant pas un cas d ’espèce, ce
texte semble avoir une portée générale et fixe la doctrine.
« Peu s’en faut que ne soit oubliée la Torah en Israël ! Il est d it : « V o ici les jugements que tu
exposeras devant eux » (Exode X X I, 1), ce qui, selon la tradition, signifie : devant eux et non de
vant les nations. Il n’existe pas de plus grave transgression de la loi que celle commise par ceux qui,
méprisant la Torah, glorifient une religion étrangère... C ’est pourquoi, nous prononçons le
herem 18 à l’encontre de celui qui contraint son coréligionnaire à comparaftre devant les ju rid ic
tions des nations ou qui fait pression sur lui en utilisant la protection d ’u n dignitaire19 de l’Etat...
Le Ju if qui détient une créance représentée par un acte dressé devant une instance civile ne doit
pas le remettre entre les mains d ’un gentil, ni en faire état devant les juges des nations, à moins que
le débiteur ne soit un individu sans vergogne refusant de se soumettre à la loi d ’Israël ».
« Quiconque diffame son coreligionnaire ou répand sur lui des calomnies parmi les gentils... ;
quiconque est impliqué dans une action (intrigue, recours aux juridictions étrangères, etc.) préju
diciable aux biens et à l ’honneur de la communauté ou de l ’un de ses membres, est frappé d ’inter
dit jusqu’à ce qu’il ait intégralement réparé les dommages dont il est directement ou indirectement
l ’auteur ». Telle est, en substance, l ’économie d ’un nombre assez considérable de responsa (Mishpat
1,216 et 11,1 ,4 3 ,4 7 ,6 3 ,6 4 ,9 0 ,1 0 6 ,1 0 7 ,1 7 3 ,1 8 5 ,1 8 9 ; Toqfo shel Yosef, 8,14).
Les divers aspects de ce problème délicat constituent l ’un des thèmes le plus fréquemment
traités dans la littérature marocaine.
Les communautés juives sont évidemment désarmées contre l ’oppression fiscale exercée par le
pouvoir « protecteur », qu’elles subissent en gémissant, et dont on trouve l ’écho dans les complain
tes qui remplissent les prologues des taqqanot et responsa. Mais leurs dirigeants, clercs et laïques,
responsables du paiement de l’impôt et de son recouvrement, s’efforcent néanmoins d ’en répartir la
charge entre les fidèles, le plus équitablement possible, et compte tenu de certains impératifs du
droit rabbinique20 . C ’est là leur préoccupation majeure, ainsi qu’en témoignent un certain nombre
de textes riches en indications sur ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui I’ « évasion fiscale », sur
les opérations relatives à I’ « assiette » de l ’impôt, son taux et son mode de recouvrement.
L ’ « évasion fiscale » résultait alors du comportement de certains notables influents qui cher
chaient à éluder le « joug de l ’impôt » dont la charge se trouvait ainsi reportée sur des tiers moins
fortunés ou indigents, grâce aux « protections » dont ils bénéficiaient au sein des sphères gouverne
mentales (KH, 88).
37
Une taqqanah datée de 1716 (KH, 156) nous renseigne avec précision sur l ’établissement des
rôles et sur le taux de l ’impôt. Le prologue qui la couronne, quoique plus bref, est de la même veine
et du même style que celui de la précédente. Nous l ’omettons volontiers.
C ’est pourquoi nous avons décidé que tout J u if demeurant à Fès doit supporter le poids des
charges publiques au prorata de sa fortune et nul ne peut tirer avantage d ’une « protection » quel
conque ni de ses relations avec le mahzen. En outre, le recouvrement de l ’impôt doit s'effectuer
conformément aux rôles établis, à l ’exclusion des cotisations et contributions forfaitaires ou d’au
tres systèmes de ce genre... ».
PR O B LE M E S MON ET A l RES
En m atière m onétaire, c ’est le responsum signé durant l ’été 1724 (Mishpat I, 55) qui nous
fournit le plus d ’indications précieuses sur la monnaie de l’époque. Il se réfère précisément aux sti
pulations d ’un acte passé devant les juridictions musulmanes ; c ’est de ce document éminemment
important qu’il a été possible d ’en tirer les renseignements relatifs, notamment, à la numération et
à la manière de représenter les unités de compte monétaires.
C O N T E N T IE U X C O M M E R C IA L ET IM M O B ILIER
Tant que le différend ne concerne que des plaideurs juifs, la solution est relativement aisée.
Elle l ’est beaucoup moins quand un non-juif est en cause dans le conflit, soit comme associé à part
entière, soit comme ayant cause à titre particulier ou tiers-partenaire indirectement mêlé au diffé
rend du fait de la complexité des opérations, que ces dernières soient conclues par contrat écrit ou
conventions verbales. Les rapports d ’affaires avec les gentils sont, en effet, très courants, le public
musulman constituant la masse de la clientèle, des acheteurs, des emprunteurs et parfois aussi des
prêteurs. Dans ce genre de conflits, qui se présentent, du reste, fréquemment, les contestations,
échappant à la compétence des tribunaux juifs, sont portées devant les juridictions musulmanes2 1.
Mais les autorités rabbiniques doivent néanmoins se préoccuper des implications des décisions
de ces dernières sur les rapports entre les protagonistes juifs et apprécier les effets juridiques et les
conséquences susceptibles de mettre en cause les intérêts de leurs ayant-droit (tiers-partenaires,
héritiers, etc.) ou ceux de la communauté toute entière. Au paragraphe précédent, analysant un
certain nombre de taqqanot et responsa, nous avons examiné quelques affaires de ce genre en
étudiant les rapports des tribunaux juifs et des juridictions musulmanes. Nous allons, à présent,
38
voir le comportement des autorités rabbiniques marocaines devant quelques situations concrètes ;
nous voulons parler de la législation concernant le prêt à intérêt et l'organisation du crédit, le
contrat de société et le contentieux immobilier.
L E P R E T A IN T E R E T (R fB B IT )22
L ’interdiction formelle du prêt à intérêt et sa condamnation sur le plan éthique étaient ins
crites dans les textes scripturaires et leurs commentaires talmudiques, comme par ailleurs, dans le
droit musulman représenté par le Coran et le fiqh.
La définition la plus claire du contrat m ohatra (arabe muhâtara) est celle donnée par G. De-
mombynes {Mahomet, p. 546) : « On pratiquait la muhâtara par laquelle le prêteur vend à l ’emprun
teur un objet pour sa valeur augmentée des intérêts, livrable à terme, et il le lui rachète immédiate
ment pour la seule valeur de l ’objet... ».
— KH, 56. Pour dépister les manœuvres destinées à tourner la législation prohibant l ’usure
(ventes fictives et variétés de contrat m ohatra, les auteurs de cette ordonnance datée de 1603,
prescrivent aux greffiers des tribunaux de refuser la rédaction d ’actes notariés concernant un certain
nombre de denrées (cire, miel, beurre, huiles d ’olive, soie, etc.), à toute personne qui n’est pas
réputée en faire habituellement le commerce.
Hazaqah
En droit hébraïque, le terme hazaqah25 recouvre un certain nombre de notions. Il sert à dési
gner à la fois un mode spécifique d ’acquisition, la présomption légale, la possession et la prescrip
tion abrégée à trois ans2 6 .
Le thème de la hazaqah, comme celui de l ’usure, occupe une place importante dans les préoc
cupations des légistes juifs marocains. Il est fréquemment évoqué dans le Registre des Ordonnances
castillanes et dans les ouvrages de législation et de jurisprudence. Dans les Responsa de Jacob Aben
Sur, dix-huit décisions lui sont consacrées dans le premier tome, quatorze dans le second. Une
variété spéciale de hazaqah apparaft ici plus nettement qu’ailleurs, celle appeléehazqatyishshub ou
hezqat ai-guisa, comparable au « droit d'assise » ,jalsa, du droit musulman2 7. Cette attention accor
dée à la hazaqah s’explique certes par des considérations doctrinales et le souci commun à l ’ensem
ble des cçmmunautés de la diaspora de préserver leur identité et de protéger les intérêts et la sécurité
de leurs fidèles, mais il faut ajouter, ici, les conditions locales d’existence et les relations spéciales
qu’entretiennent, entre eux, Juifs et Musulmans.
39
— KH, 74 (1603). « La hazaqah demeure acquise à quiconque est contraint, parle besoin ou
par la violence, de vendre son bien-fonds à un gentil... Cet usage est conforme à une ancienne
taqqanah que nous jugeons bon de compléter ainsi : conserve \zhazaqah quiconque cède ses biens à
un gentil qui, à son tour, les vend à un Juif... Lorsque le terrain d ’un Ju if est mis en vente par les
juridictions civiles pour cause de dettes et q u ’il est acheté par un Juif ou par un gentil, le premier
propriétaire garde la hazaqah sur le terrain ; il doit, pour cela, établir une moda ' ah « avis d ’opposi
tion » dans les formes légales... ».
Les termes de cette taqqanah sont repris dans un texte daté de 1609, mais ne portant pas de
signature (KH, 75). Il est découvert quatre-vingt-dix ans plus tard et les dispositions législatives
qu’il contient sont confirmées, en 1699, par les autorités rabbiniques de l ’époque, Menahem b.
David Serero, Vidal Hasarfati et Mimun Aflalo.
— KH, 76 (1740). « Ldi moda * ah est rendue facultative et son absence sans effet juridique
sur la hazaqah, s’il est prouvé que le transfert de propriété s'est effectué sous la contrainte..., ou
simplement à la diligence du tribunal ». Les rabbins entourent le droit imprescriptible de \a.hazaqoh
par de nouvelles mesures de sauvegarde, garantissant l ’exercice de ce droit contre « les manœuvres
déloyales et la violence de certains individus peu scrupuleux », attribuant à son titulaire « outre le
quart habituel28, le cinquième des trois-quarts restants de la valeur du bien-fonds... ».
Dans des circonstances exceptionnelles, les autorités rabbiniques sont cependant obligées de
déroger à la règle, ainsi qu'en témoigne l ’ordonnance suivante, également précieuse à cause de
l’événement historique qu’elle évoque :
— KH, 175 (1669). « La puissante famille (musulmane) Naqsis qui gouvernait Tétouan avait
coutume de louer les maisons et les boutiques lui appartenant, aux Juifs de cette ville qui possé
daient ainsi, sur ces locaux, un « droit d ’assise » (hezqatyishshub). Le nouveau roi, que sa majesté
soit exaltée, confisqua les biens des Naqsis dont l’influence disparut à jamais29 et contraignit la
communauté de Tétouan à les acquérir moyennant une forte somme. La communauté les rétrocéda
aux notables juifs de la ville qui, outre le prix d ’achat imposé, étaient tenus, en vertu de la législa
tion en vigueur sur \ahazaqah, de payer le « droit d ’assise » dû aux premiers occupants. Les rabbins
de Fès, consultés à ce sujet par leur collègue de Tétouan, Jacob Aboab, répondent que les titulaires
de ce droit doivent y renoncer, fondant leur décision sur la règle : ta to i de l ’E tat est ta lo i ».
— KH, 80 (1603). « Les locataires des biens heqdesh ne peuvent prétendre à une quelconque
hazaqah ».
— KH, 183. Ce texte fixe le statut du m umar « apostat » (ici, Juif islamisé) à l ’égard de l ’insti
tution de la hazaqah3 0 .
« L ’apostat garde le bénéfice des droits qu’il avait hérités ou acquis lui-même pendant qu’il
avait la qualité de Juif. Si, après sa conversion, il vend son bien-fonds à des gentils ou à un apostat
comme lui, la fpazaqah reste attachée à un tel bien et, à sa mort, passera à ses proches parents
habilités à recevoir son héritage... Toute hazaqah qu’il a pu posséder en sa qualité de Ju if et qu’ il a
vendue après sa conversion reste acquise à ses proches parents si l ’acheteur est un gentil ; l ’acquéreur
ju if en conserve le'bénéfice... ».
Ce texte n ’est ni daté, ni signé ; l ’éditeur l ’a recopié d ’un manuscrit appartenant à Mordekay
Berdugo qui déclare « avoir reçu de ses maîtres les dispositions législatives qu’il contient ».
40
— M ishpat I, 320. Dans la question posée par R. Moi'se Berdugo de Meknès, le fameux Mash-
b ir, nous trouvons une définition d ’al-gulsa, « droit d ’assise » négociable et transmissible par hérita
ge. « Le nommé Hayyim Dudu, que son âme repose en paix, avait acquis un droit d ’assise,hezqat
al-gulsa, conformément à l ’usage en vigueur dans cette ville, à savoir : lorsqu’un Musulman construit
une boutique, tout Ju if qui contribue à sa construction3 1 ou qui, le premier, la prend en location,
acquiert de ce fait un droit d ’assise et nul autre de ses coréligionnaires ne peut la louer, à l ’insu du
titulaire de ce droit... Par ailleurs, comme vous le savez, le nagid, qui a la main haute sur toutes les
affaires, prélève, sur les boutiques, à titre de hazaqah, une redevance locative qui s’ajoute ainsi au
loyer payé au propriétaire musulman et à la rente due au titulaire de \zgu!sa ».
Ayant ainsi passé en revue, en un tableau sommaire, l ’histoire des relations judéo-musulmanes,
au Maroc, telles q u ’elles apparaissent dans la littérature juridique des rabbins marocains et expressé
ment limitées au seul domaine de l ’exercice de la justice et du recours des tributaires juifs au cours
de justice musulmane, nous voudrions ici élargir cette étude, la prolonger dans l ’espace et dans le
temps, y percevant un phénomène général, caractéristique de l ’ensemble des sociétés méditerranéen
nes, ayant vécu sous la bannière islamique.
Il est superflu de reprendre ici l ’étude de la situation légale des non-musulmans en Terre d ’Is
lam. Cette situation, au niveau des lois, comme au niveau des réalités de l ’existence, nous la connais
sons par la lecture des traités juridiques ou des livres d ’histoire. Ces sujets ont été développés par
d’éminents spécialistes dans des ouvrages aisément accessibles. On peut, à cet égard, lire l ’article
Dhimma de Claude Cahen, dans VEncydopédie de l ’Islam, les écrits plus détaillés d ’Antoine Fattal
(Le S ta tu t légal des non-musulmans en pays d'Islam, 1958/, les publications d ’Eliyahu Strauss-
Ashtor, etc.
L E M IcY Â R D ’AL-WAN$AR.7§r
Notre attention a été attirée, il y a peu de temps, par les travaux de H.R. Idriss sur les fatwas
du M i r y â r d ’AI-WanSarisi" (m. 914/1508) et plus particulièrement par les extraits qu’il en a publiés
dans Mélanges d ’Islam ologie, volume dédié à la mémoire d ’Armand Abel (édité par Pierre Salmon,
Leiden, 1974, pp. 172-196). L ’étude est intitulée : Les tributaires en Occident musulman médiéval,
d ’après le « M if y â r » d ’A I-WanïarisC
Dans l ’œuvre monumentale du juriste musulman, les documents concernant Juifs et Chrétiens
et méritant d ’être analysés sont peu nombreux (124 sur 2135). Notons immédiatement qu’on y
retrouvera les mêmes thèmes que ceux que nous avons eu l ’occasion d ’examiner dans nos études et
recherches sur la pensée juridique rabbinique du Maroc, représentée par les Taqqanot et les Respon-
sa. Les rubriques les plus remarquables sont, ici aussi, celles concernant la fiscalité (capitation et
taxes diverses), la cohabitation (fêtes, mimétisme et synchrétisme religieux) les activités économi
ques (commerce, contentieux immobilier...), les conversions, les bienshabus et leurs homologues
juifs (biens heqdesh), le mariage et le statut des personnes, les interdits alimentaires (la nourriture, le
vin), l ’édification des temples et des synagogues, un vizir juif, le recours à la juridiction musulmane...
Nous ne retiendrons que les fatwas « consultations juridiques » (les documents portant les numéros
32, 33 et 55) se rapportant à ce dernier chapitre, celui du recours des tributaires à la justice musul
mane et relatif aux conflits relevant du droit des biens et des obligations (dettes et créances), du
contentieux immobilier et foncier.
En voici la substance (nous reproduisons ici, le texte français publié par H.R. Idriss) :
41
Document n° 32 (Xème siècle - Al-Andalus). Un Ju if est actionné (poursuivi, cité en justice) par une
Juive devant les magistrats juifs. Celle-ci détient un jugement du Grand Cadi de Cordoue... et des
actes rédigés en arabe et dressés par des témoins musulmans. Il (le Juif) a établi (par des témoignages
rendus par des Musulmans ?) que les magistrats juifs et leurs docteurs (qudSt ai-Yahûd wa-fuqahâ
f uhum) étaient ennemis de son père. Elle est venue affirmer (devant le cadi) que ses droits avaient
été reconnus par les juges juifs et ses témoins juifs mais qu'ils avaient été réduits à rien après qu’elle
se fut détournée de ces gens.
Un m u fti estime que le cadi doit examiner cette affaire. Un autre dit que, conformément à la
coutume d ’AI-Andalus au sujet des litiges surgissant entre Juifs, si l ’une des parties saisit la justice
musulmane et l ’autre leurs cadis (les juges juifs), on les renvoie devant ces derniers, notamment dans
le cas présent puisque la demanderesse cite des témoins juifs qui ne peuvent témoigner que devant
leurs cadis... Un troisième m u fti déclare que, dans un litige entre tributaires, si l ’une des parties
invoque la juridiction musulmane et l ’autre celle de leurs magistrats, s’il s’agit d ’abus et d’injustices
non prévus par leur loi religieuse, on les jugera d ’office en leur appliquant la loi musulmane ; dans le
cas contraire, on les renverra à leurs coreligionnaires...
... Un dernier mufti estime que si le Ju if établit par des témoignages de Musulmans qu’il y a
inimitié entre lui et les juges juifs ou entre lui et ses coréligionnaires ayant témoigné contre lui, il ne
sera pas tenu de se soumettre à la juridiction juive ; s ’il ne le fait pas, la Juive est fondée à le tradui
re devant leurs magistrats (X, 94-95).
Document n° 33 (Xème siècle - Al-Andalus). Des Juifs réclament à un des leurs le paiement de
contributions et autres créances. Ils détiennent des preuves testimoniales établies par des Juifs, et
veulent saisir la juridiction juive tandis que le défendeur désire soumettre l'affaire aux juges musul
mans vu qu’il détient un acte arabe dressé par des témoins musulmans le tenant quitte de ce qu’ils
lui réclament... Les demandeurs devront soumettre l ’affaire aux juges musulmans (X, 42).
Document n° 55 (Xièm e siècle - Al-Andalus). Un Musulman a acheté un jardin (gnan) à deux Juifs,
et au bout de dix ans, il le habousse (le déclare bien inaliénable, bien de main-morte au bénéfice
d’une fondation pieuse). Treize ans plus tard, un Juif intente une action prétendant que ce jardin a
été haboussé (?) à son profit (lui a été légué) par ses deux oncles paternels... Il produit un acte de
constitution habous (watfqa tahbîs) dressé par deux Juifs rénégats (b i-h a tt isiam iyyani) au terme
duquel les deux vendeurs juifs ont haboussé le jardin (vendu), au profit du fils de leur frère, le
demandeur, et de ses descendants...
(Diverses questions se posent alors au juriste musulman). L tshabous des Juifs sont-ils permis ?
Peuvent-ils vendre ce qu’ils ont haboussé ? ... Le magistrat (hakim ) des Musulmans est-il compétent
pour examiner les différends surgissant entre Juifs au sujet de leurs habous ? Le habous constitué
par le Musulman doit-il être annulé par celui des Juifs ?, etc.
Le docteur de la loi musulmane répond à ces diverses questions. Il dit que les habous des
tributaires diffèrent de ceux des Musulmans ; ceux-ci ne peuvent les révoquer ni les annuler....; par
contre, les tributaires peuvent, en toute liberté, revenir sur leur habous (il s’agit probablement ici
d’un legs testamentaire ou d’une donation entre juifs), les révoquer, les vendre... D ’après Ibn-
Qasim (disciple de Malik), les tributaires jouissant d ’un traité de paix peuvent vendre le terrain de
leur église faisant partie de leur habous.
La vente par les deux Juifs de leur terrain haboussé est valable, exécutoire et aucun recours
n ’est recevable contre l’acheteur... Il appartient au Juif qui invoque le habous de poursuivre ses
42
deux oncles paternels ayant vendu ce qu’ils ont haboussé à son profit... et de leur intenter un
procès devant la juridiction de ses coreligionnaires ( V il, 295-296).
L E DEPOT D O C U M E N T A IR E DE L A G E N I Z A DU C A IR E
Pour l ’ensemble des questions évoquées, comme pour l ’histoire des relations judéo-musulmanes
en général, le dépôt documentaire de la Geniza du Caire est une source d’information de première
main, éminemment précieuse. Ce dépôt documentaire a été, au demeurant, d’une importance extra
ordinaire, comparable, par la force d ’impact qu’il exerça, depuis sa découverte en 1898, sur les
études juives, à l ’essor donné aux sciences bibliques et post-bibliques par la découverte des Rou
leaux de la Mer Morte.
La majeure partie des écrits mis au jour concerne ce qu’on a appelé la période classique de la
Geniza, d ’une durée de trois siècles et demi, de la seconde moitié du Xème siècle à la fin du X lllè m e
siècle, ce qui signifie que la Geniza est, pour le monde musulman et méditerranéen aussi, une réfé
rence originale, indispensable à la connaissance du Maghreb et du Mashreq et, plus spécialement de
l ’histoire des dynasties Fatimides et Ayyoubides et des Croisades elles-mêmes, dans la mesure où ses
écrits touchent aussi l ’Europe et la Terre Sainte.
Les pays concernés par ce matériel documentaire appartiennent, de manière inégale du reste, à
tout le monde islamique et au-delà, avec une prépondérance de la société maghrébine.
C ’est, précisément, aux remarquables travaux du professeur S.D. Goitein que nous empruntons
l ’essentiel de la documentation qui illustre notre propos sur les relations judéo-musulmanes à l ’épo
que médiévale et, plus particulièrement, la substance de nos développements touchant le problème
de l ’exercice de la justice.
Comme dans les taqqanot et responsa marocains, comme dans les fatwas d ’AI-WanSanlT, nous
relevons, à une échelle plus grande, dans les documènts de la Geniza, les grands thèmes relatifs à
l ’autonomie administrative et judiciaire des communautés dhimmies, à l ’exercice de la justice, de la
liberté contractuelle et des divers cas de recours des tributaires juifs à la loi de l ’Etat et à l ’appareil
judiciaire musulman, à la cohabitation des groupes minoritaires avec la majorité musulmane domi
nante, à leur coopération sur le plan des activités économiques et scientifiques, à une <r symbiose
interconfessionnelle » assez remarquable quand on pense, plus particulièrement, aux relations d ’af
faires, d ’estime réciproque et d ’amitié réelle qui liaient les notables, les juges et les grands lettrés
juifs à leurs homologues musulmans, et que l ’on perçoit à travers les textes en notre possession.
PR E M IE R PH EN O M EN E
Rien n’est aussi remarquable dans la situation des minorités sous la bannière de l ’Islam classi
que que leur organisation judiciaire.
D ’une part, le pouvoir judiciaire tenait son autorité, dans la société minoritaire, du gouverne
ment musulman ; la juridiction criminelle et, en particulier, la peine capitale, relevait, en règle géné
rale, des prérogatives de l ’Etat. D ’autre part, tout membre du groupe minoritaire était libre de
recourir à un juge musulman, au lieu d ’en appeler à un tribunal de sa propre confession.
En principe, les autorités juives (et chrétiennes) considéraient tout recours à un tribunal
musulman par une de leurs ouailles comme une injure à la loi religieuse, comme un péché mortel
puni de l ’excommunication majeure.
Notre documentation témoigne d ’une dure controverse à propos de l ’opposition entre la ri
gueur des principes de la loi juive, à cet égard, et les réalités de l ’existence quotidienne, s’agissant
plus particulièrement des réalités économiques et des contraintes de la vie des affaires.
Les différentes opinions sur ce problème éminemment complexe se résolvent dans un compro
mis qu’on pourrait ainsi formuler : tandis qu’en principe les tribunaux confessionnels sont seuls
compétents dans les affaires conflictuelles, il est permis et même reconryfiandé de recourir aux auto
rités étatiques quand un tel recours est susceptible de servir la cause du droit et la diligence de la
justice.
SECO N D PH EN O M EN E, DE PO R T EE PLU S G E N E R A L E
Il est intéressant de noter qu’un marchand ju if adresse, à son homologue musulman, une lettre
en caractères hébraïques, demandant à un ami ju if de lui en donner lecture à haute voix, la langue
commune aux deux correspondants étant, de toute évidence, la langue arabe.
44
Rappelons que les biographes du Prophète Muhammad disent que l ’un de ses secrétaires apprit
l ’alphabet hébraïque afin d’être en mesure de lire les lettres que des Juifs adressaient à son maître
et d ’y répondre dans la même graphie3 2 .
II est significatif que l ’on trouve des associations commerciales entre Juifs, Chrétiens et Musul
mans (dont parfois des qadi-s eux-mêmes). Quelques écoles juridiques musulmanes interdisent certes
de telles relations ou y apportent des restrictions. Mais ce n ’est guère perceptible dans la documenta
tion conservée à la Geniza.
Dans de telles associations, parfois de longue durée, tantôt l ’un le partenaire juif, tantôt
l’autre le partenaire musulman fournissait le capital. La loi musulmane (par la voix de certains doc
trinaires) interdit une telle pratique ; mais là encore, la réalité quotidienne l'emporte sur la doctrine.
Les documents de la Geniza nous renseignent sur les relations amicales entre les lettrés et les
dignitaires des deux confessions. On y a relevé les lettres, requêtes, consultations adressées à la
Maïmonide et à son fils Abraham ainsi que les réponses de ces derniers à travers lesquelles on
constate que les juges et juristes musulmans sont évoqués en termes de respect, et rarement sans
formules de vœux pour le succès de leur mission temporelle et spirituelle (entre autres, cette formu
le :Ai-Fuqdhâ *u *al-Muslimün ’ adâma fA llah tawffqahum ).
Ces relations étroites se manifestaient encore par une sorte de solidarité. A Alexandrie, vers la
fin du X llèm e siècle-début du X lliè m e siècle, un juriste musulman de très haut rang informa son
collègue juif, un dayyan, d ’une accusation secrète portée contre lui auprès du gouvernement par des
notables de la communauté juive.
L ’auteur de la lettre demande à Ibn 'A w kal de requérir les autorités juives de Bagdad soit de
nommer le représentant légal des héritiers, soit de communiquer leurs noms et leurs titres (leürs
liens de parenté avec le défunt notamment) au Nagid de Tunisie et aux Anciens de Kairouan qui se
chargeaient de prendre l ’affaire en main.
Cettè simple correspondance confirme (s’il en était besoin) un fait notoire, constaté par ail
leurs, à savoir que les communautés non musulmanes formaient un état, non seulement à l'intérieur
de l ’Etat islamique, mais au-delà de ses frontières parfois. Il fallait plusieurs mois de voyage pour
aller de Bagdad à Kairouan et de Kairouan à Sijilmassa ; plusieurs frontières séparaient les pays à
traverser, pour aller du Maghreb au Mashreq. Nulle référence n’est faite aux gouvernements des
pays concernés. L ’affaire relative au patrimoine du marchand en question reste du ressort des auto
rités juives rabbiniques et laïques et elle est traitée comme une affaire exclusivement juive. Y a-t-il
plus éloquent témoignage du caractère éminemment autonome d’une communauté non musulmane
en Terre d ’Islam ?
45
Conclusion
La conclusion de notre propos est un enseignement et une leçon. Nos études et recherches,
nos enquêtes et témoignages visent à éclairer un aspect particulier des relations judéo-musulmanes,
et leur caractère, pour ainsi dire symbiotique, en un domaine qui semble, de prime abord, réservé au
monde du sacré et à l ’univers de la religion, à l ’espace légaliste et juridique relevant du ressort
exclusif des confessions en présence.
Les nécessités de l’existence, les contraintes des affaires et les intérêts personnels mis en jeu
dans des conflits de toutes sortes, l ’emportent, bien souvent, sur les grands principes qui gouvernent
les groupes confessionnels. Les prescriptions de la loi religieuse sont dès lors battues en brèche, souf
frent des tolérances et tolèrent des compromis, avec, en bien des circonstances, l ’assentiment de
l ’autorité religieuse et des représentants de l ’orthodoxie, voire leur recommandation expresse.
Par ailleurs, les structures mentales des deux associés, le groupe majoritaire dominant et la
minorité (juive) tributaire, sont façonnées par une longue et commune expérience, une cohabitation
intime, un héritage culturel constitué durant un Age d ’Or qu’on tient pour incomparable et dont on
s’obstine à garder la mémoire, une coopération économique et scientifique remarquable, et la cons
cience d’avoir contribué à modeler, chacune pour ce qui lacohcerne, le visage et les grandes formes
de civilisation du monde méditerranéen.
NOTES
2. Voir diverses revues d’orientalisme (Revue des Etudes Juives, Revue des Etudes Islamiques, Journal Asiati
que, Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, etc.) et Une version berbère de la Haggadah de Pesah.
Texte de T inrhirdu Todrtia (Maroc), 2 vol., Paris, 1970 (en collaboration avec P. Galand).
3. Les Juifs du Maroc. Vie sociale, économique e t religieuse, Etudes de Taqqanot e t Responsa, Paris, 1972.
46
4. Les Taqqanot, « Ordonnances » rabbiniques, sont celles réunies par Abraham Anqawa dans Kerem Hemer
(KH), tome II, Livourne, 1871 ; voir Les Juifs du Maroc..., pp. 27-28 et passim. Les Responsa sont ceux de Jacob
Aben Sur, M ishpat u-Sdaqa be- Ya c aqob, Alexandrie, 1894 (tome I), 1903 (tome II) ; ceux de Yosef Al-Malih bar
'Ayyush, Toqfo shel Yosef, Livourne, 1855 (tome 1), 1823 (tome II) ; ceux d’Abraham ben Judah Qoriat, Berit
Abot, Livourne, 1862. Sur toute cette littérature, voir Les Juifs du Maroc..., pp. 29-37 et passim.
5. ib id ., p. 236 (Vie religieuse). Notons ici que le tribunal rabbinique a, à son service, pour faire respecter
ces règles, un ou plusieurs émissaires (shdliyah en hébreuTraqqa\, en arabe), qui, dans certaines localités, parcourent
les rues du mellah, le vendredi après-midi, pour rappeler Pheure légale de clôture, aux artisans et commerçants,
particulièrement aux retardataires impénitents, les coiffeurs et les fourniers. Ailleurs, on sonne le cor rituel (Shofar)
pour annoncer Pentrée du shabbat.
6. Les tribunaux rabbiniques doivent, de leur côté, reconnaître la validité des actes notariés rédigés par les
témoins instrumentaires musulmans, les aduls, ainsi que les preuves testimoniales admises par les cours de justice
gouvernementales.
7. Ibid. (Ordonnances), p. 109 et suiv. Ajoutons que Pédification ou l ’ouverture d’une synagogue et la nomi
nation des son parnas entrent dans les attributions du tribunal rabbinique (KH, 177, ordonnance de 1745) ; il en est
ainsi de la censure des mauvaises mœurs et de la réforme de certains usages et coutumes.
8. J.M. Tolédano, Osar Gnazim, Jérusalem, 1960, p. 59 : « A la suite d’une décision rabbinique datant de
1710, signée par Judah ben ^Attar, Abraham Ibn Danan et Jacob b. Sur, un Juif suspect de relations adultérines est
expulsé de Fès ».
9. Les juridictions non-juives sont désignées, dans la littérature rabbinique par l’expression r arka * o t shel
goyim, sing. {arka 1 ah, de €arki ou *arki du grec arkhei ou arkheion. On trouve aussi Jagorya/ o t, sing. ’agora,
d’origine grecque, et be-dawwar (H.Z. Hirschberg, Histoire des Juifs d'A frique du Nord, 1,172 et suiv. ; cette expres
sion d ’origine persane, désigne une cour de justice, Baba Qamma, 114a).
10. Maîtres des académies babyloniennes (Vlème à Xlème siècles) ; Ibid., p. 4, n. 3 et passim:
11. Mis pour goyim , à cause de la censure ;/b id ., p. 118, n. 79.
12. Comp. l ’exégèse de Nahmanide, sur ce même verset, qui confirme l ’opinion rabbinique traditionnelle. C ’est
sensiblement dans les mêmes termes que s'expriment les rabbins marocains pour condamner le recours à la « justice
étrangère ». V o ir aussi Maimonide, Mishneh, h iik o t malweh we-loweh 27, 1 et l’attitude encore plus conciliante
d’Isaac ben Sheshet, Herschman, Rabbi isaac Ben Sheshet..., Jérusalem, 1965, p. 39 et n. 14.
14. Comp. I. Epstein, The Responsa o f R. Simon b. Zemah Duran, Londres, 1925, p. 57 : « Les Juifs n’hési
taient pas à recourir aux juridictions musulmanes, et iis furent même, parfois, engagés à le faire par Barfat ».
17. Sur cette terminologie, voir Les Juifs du Maroc, p. 120, n. 90.
20. Il s’agit, spécialement, de l’immunité fiscale accordée aux rabbins et serviteurs du culte ; ib id ., p. 138 et
suiv.
47
21. R. Le Tourneau, Fès, p. 268. « Toutes les contestations entre Juifs et Musulmans étaient, bien entendu,
réglées par les tribunaux musulmans (pacha ou cadi selon le cas)... En matière civile et immobilière, quand il s’agissait
de différends entre Juifs, le pacha n’intervenait que si les rabbins n’arrivaient pas à obtenir un accord entre les par
ties : encore ne jouait-il que le rôle de bras séculier et n’intervenait en aucune manière dans le fond du procès ».
22. L ’hébreu biblique connaît les termesneshek, de nshk « mordre », ta rb it et m arbit de rbb « se multiplier » ;
rib b it, de même racine, mais de formation post-biblique, appartient au vocabulaire de UMishnah, principalement
Baba Mesi r a, chapitre V, et à celui du traité talmudique correspondant, qui traitent à fond des problèmes du prêt ;
l'un de ces textes (BM, V, I) souligne du reste les nuances entre les termes bibliquesneshek et ta rb it Après la Mish-
nah et le Talmud, la littérature décisionnaire utilise plus volontiers le mot rib b it, proche parent de l’arabe riba
qui, englobant toute espèce de gain illicite, a un sens plus large que tout ce que les Juifs et les Chrétiens enten
dent par usure.
23. S.W. Baron, A Social and Refigious H istory o f the Jews, VI, p. 229, fait état du contractus trinus qui
« constituait l’échappatoire la plus facile, fondée sur l’hypothèse des juristes, que seules les relations directes entre
prêteur et emprunteur pouvaient être usuraires. Mais il n’y avait pas d’objection à ce qu’un marchand vende un arti
cle quelconque à crédit avec un bénéfice élevé et qu’il escompte ensuite le billet chez un banquier pour un montant
inférieur à la valeur nominale... » ; ib id .t p. 409 (n. 68). « Etant donné la fréquence avec laquelle les Juifs se ser
vaient d’ intermédiaires chrétiens pour engager des objets chez des prêteurs juifs, il fallait prendre des précautions, car
les véritables débiteurs pouvaient prétendre, par la suite, que ces prêts, accordés à des coréligionnaires juifs, étaient
illégaux, et réclamer le reversement des intérêts... ».
24. P. Robert, Dictionnaire de ia langue française, s.v. mohatra (esp. émprunté à l’arabemukhatara « risque »)
et Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, II, p. 383 ; voir aussi Baron, op. cit. Sur la perspicacité des savants
musulmans à trouver les moyens de tourner les obstacles qui paraissaient empêcher la loi musulmane de s’adapter
aux exigences modernes de la vie économique, voir Golziher, Le dogme et ia lo i de Hslam, pp. 217 et 218 (subterfu
ges permettant le contrat d’assurance, la Caisse d ’Epargne, le gain de dividendes, l’émission d’obligations d’Etat pro-
- ductives d’intérêts).
25. Hébreu, rac. hzq : forme primaire hazaq « être fort » ; forme causative déclarativeheheziq « saisir, détenir,
posséder, présumer ». Pour un examen plus approfondi de la question, voir Les Juifs du Maroc, pp. 188-195.
26. Notons ici une distinction avec le Droit romain et le Droit civil français. Pour ces derniers, l ’élément temps
est primordial. C ’est la longue durée de la possession (prescription trentenaire et prescriptions abrégées à dix ou vingt
ans) qui permet au possesseur l’acquisition pleine et entière de la propriété. Il n’en est pas de même pour le droit
rabbinique qui exige toujours du possesseur un titre translatif de propriété établi dans les formes légales, la prescrip
tion triennale créant uniquement une présomption de titre qui, en cas de litige, constitue un commencement de
preuve (comp. Jean Carbonnier, D roit C ivil, tome 11, Les Biens, pp. 125 et suiv., 203 et suiv.).
27. Compar. Massignon, Enquête sur les corporations, p. 78 : « Les immeubles inaliénables (hobous) quant au
fonds (ou as/) devinrent l’objet de droits de jouissance superposés, droit d’assise (jaisa), droit de clé (zina)} etc. » ;
i b i d document annexe, pp. 221 et suiv. « les mohajirs achètent le jolous (droit de s’asseoir) dans toutes les bouti
ques hoboussées de Fès,. n’autorisant personne d ’autre à s’asseoir dans la boutique à moins de leur payer un loyer.
Les boutiques devaient être rachetées au Juif quant à Vas! et à la jaisa... Telle est l’origine de l’us appelé jalsa (guel-
sa)... ». V o ir aussi L . Millot, Démembrement du Habous, menfa ca, gza, guefsa, zina, istighraq, Paris, 1918.
29. V o ir H. Terrasse, Histoire du Maroc, II, p. 246 « Moulay Rachid entra à Tétouan où il emprisonna Ahmed
an-Naqsis et les principaux notables de la ville » ; et p. 211 « Al-Mamoun (1610-1613), quitta Fès pour lutter contre
le moqaddem de Tétouan, Ahmed an-Naqsis. Il est question ici du premier événement cité, intervenu vers 1668.
31. Sur la nature de cette contribution, J. Aben Sur raconte comment Jacob b. Samuel Ibn Danan, greffier du
tribunal de Fès, se faisait attribuer un titre de hazaqah (Mishpat 11, 16 ) : « Il allait s’entretenir avec les maçons
musulmans qui construisaient une boutique, leur donnait des conseils... et, se faisant passer pour l’un de leurs aides,
il mettait de temps en temps la main à la pâte, transportant les briques, ramassant le mortier ; puis il se présentait,
accompagné de deux témoins qui avaient assisté à son manège, devant le tribunal rabbinique qui lui délivrait un
acte de hazaqah sur la boutique, sur la foi de leur déclaration ».
Norman A. SULLMAN
Le monde islamique et tous les peuples qui le composaient subirent une véritable métamor
phose au cours du XIXème siècle. Cette profonde transformation, qui était à la fois sociale
et politique, commença en différents endroits à différents moments. Le degré de changement
variait ici et là, et dans certaines régions, pouvait paraître imperceptible à la fin du siècle. Néan
moins, les forces de changement étaient à l ’œuvre, minant bien des institutions traditionnelles sur
lesquelles l ’ordre social et politique des sociétés islamiques/ciu Moyen-Orient et de l ’Afrique du
Nord était fondé. Les raisons du changement étaient tout à la fois internes et externes, mais la
cause première en était sans aucun doute T’influence d’uqe Europe en expansion sur la vie économi
que, politique et culturelle du monde islamique. Cette métamorphose n ’est'pas encore achevée, et
beaucoup de la désorientation sociale qui l ’a accompagnée est encore manifeste aujourd’hui.
Bien sûr, seul un pourcentage relativement faible de dhimmis jouissait des bénéfices de la
nationalité et protection étrangères. Cependant, la situation de tous les dhimmis commença à
changer dans le monde islamique, dans certains domaines pour le meilleur, et dans d ’autres pour le
pire, lorsque les puissances européennes commençèrent à embrasser ouvertement la cause des non-
Musulmans, les Chrétiens en particulier, dans l’Empire Ottoman, durant la première moitié du
XIXème siècle. Ils y étaient poussés par des sentiments moraux sincères, mais aussi par des desseins
impérialistes évidents. A l ’exception notable de l ’Angleterre qui s’était intéressée de bonne heure
aux intérêts de tous les non-Musulmans, la plupart des puissances européennes s’étaient tout d ’abord
presque exclusivement intéressées aux Chrétiens du Levant. Cependant, cette distinction n’avait
aucune importance en ce qui concerne les juifs, étant donné que la loi islamique ne fait aucune dis
tinction entre Juifs et Chrétiens en tant que dhimmis. Par conséquent, les sujets juifs de la Porte
profitaient autant de toute amélioration dans la situation légale des Chrétiens- Des échos des réfor
mes en Turquie et dans le Levant allaient se faire sentir dans les dépendances ottomanes d ’Afrique
du Nord et même, comme nous le verrons, dans l ’Empire chérifien du Maroc. Mais d’abord, une
brève revue du progrès des réformes dans l ’orient ottoman s’impose.
Le premier geste officiel pour améliorer la situation légale des non-Musulmans dans l ’empire
ottoman fut la promulgation par le Sultan 'Abd al-Majfd I du Khatt-i Shérif de Gülhane (« le noble
rescrit de la salle des roses »), le 3 novembre 1839. Le Khatt-i Shérif était une liste de réformes
projetées, affectant individuellement les sujets de l ’état ottoman. Il reflétait nombre des idéaux
libéraux exprimés en France, dans la Déclaration des droits de l ’homme, cinquante ans auparavant.
Son aspect le plus important en ce qui concernait les dhimmis était l ’obtention de l ’égalité civique
par les non-Musulmans3.
Rien qu’en Turquie, l’application des réformes promises dans le Khatt-i Shérif de Gülhane prit
quelques quarante ans. Dans les provinces arabes de l ’empire ottoman le décret passa presque ina
perçu, et eut en tout cas peu d ’effet pratique. Bien des pashas et beys locaux se conduisaient en
seigneurs féodaux dans leurs fiefs et ne partageaient pas l ’opinion des Tanzim atçilar (réformateurs)
de Constantinople, dominés par le progressiste Mustafâ Rashfd Pasha4 .
fAbd al-Majfd dut réitérer les buts et sentiments du Khatt-i Shérif le 18 février 1856, dans un
nouveau décret de réforme, le Khatt-i Humayun (« Rescrit impérial »)s . Le Khatt-i Humayun allait
même plus loin en stipulant les droits des non-Musulmans. A partir de ce moment, les références aux
non-Musulmans insultantes et dérogatoires ne furent plus officiellement utilisées. La désignation
commune pour les dhimmis, r i *aya — un mot signifiant troupeau — disparut des documents o ffi
ciels. Le Khatt-i Humayun accordait aux non-Musulmans le droit de réparer leurs sanctuaires reli
gieux et leurs édifices communaux, et indirectement, garantissait leur droit de bâtir de nouveaux
édifices culturels avec l ’approbation de la Porte.
Le nouvel édit recommandait aussi la réorganisation des communautés religieuses sur une base
nationale.
L ’un des signes les plus évidents, et certainement des plus symboliques, de la nouvelle égalité
civique des sujets ottomans non-musulmans, était l ’abolition de la jiz y a qui depuis le début des
temps islamiques était considérée comme un symbole d ’humiliation des dhimmis (basé sur le verset
coranique hattâ yu r tu ’l -jizyata 'an yadin wa-hum çâghirün » : jusqu’à ce qu’ils paient la jizya,
directement et alors qu’ils sont humiliés », Sura 9 : 29 ). Une nouvelle taxe était imposée au lieu de
\a jizy a , le bedel-i askeri (taxe de substitution militaire) imposable sur les non-Musulmans qui étaient
maintenant astreints au service militaire6 .
51
Le Khatt-i Humayun fut suivi d ’une série de lois de réformes provinciales, destinées à moderni
ser l’administration des provinces ottomanes où, comme il a déjà été mentionné, l ’esprit de la
Tanzimat était le moins en évidence. Cette réforme législative statuait aussi spécifiquement sur les
droits civils des non-Musulmans, en précisant qu’ils devraient être représentés aux conseils consulta
tifs, au niveau du vilayet (province), du sanjak (sous-province) et du kaza (district). L ’inclusion des
non-Musulmans aux conseils consultatifs n ’était pas entièrement nouvelle. Le processus en avait
commencé quelques années auparavant. Cependant, les lois de réformes provinciales uniformisaient
l’inclusion des non-Musulmans dans les affaires civiques provinciales, bien que leur rôle ait été, le
moins qu’on en puisse dire, fort limité7.
La Turquie ottomane était l ’épicentre du monde musulman au XIXème siècle, et toute vague
de choc de changement ou de réforme sociale sous pression occidentale était ressentie jusqu’à
la périphérie du Dâr al-lsldm.
La régence de Tunis était un état autonome tributaire de l ’empire ottoman qui désirait vive
ment maintenir son statut indépendant. « LesTunisienspolitiquement conscients » (pour employer
l’expression de L. Cari Brown)8 , étaient extrêmement circonspects à l ’égard d ’Istambul et de toute
initiative qui puisse même suggérer une tentative quelconque de rétablir le contrôle ottoman direct
sur la Tunisie. Aussi, durant les presque vingt années de son règne (1837-1855), Ahmad Bey résista-
t-il vigoureusement aux instructions de la Porte quant à l ’application de la Tanzimat en Tunisie.
Cependant, par sa résistance même à la Tanzimat ottomane, le béy institua ses propres réformes.
Celles-ci étaient surtout militaires, mais aussi sociales9 . Aucune des réformes d ’Ahmad-Bey ne trai
tait du statut de ses sujets non musulmans, c ’est-à-dire des Juifs. Ils étaient encore astreints aux
restrictions traditionnelles et aux lois somptuaires, mais la plupart des contemporains, tant juifs
qu'Européens, notaient que le climat général s’était considérablement amélioré par rapport à celui
qui régnait sous les prédécesseurs de ce bey au début du siècle10 .
Des réformes dans l’esprit de la tanzimat dans le statut civil des Juifs furent introduites parle
successeur d ’Ahmad, Muhammad Bey (1855-1859). Les réformes étaient énumérées dans un décret
intitulé le rA h d al-Amân (« Convention de sécurité »), promulgué le 10 septembre 1857. Le fA hd
al-Amân reflétait l ’esprit du Khatt-i Shérif et du Khatt-i Humayun. Comme ces deux décrets otto
mans précédents, il fut promulgué sous la pression des représentants des puissances européennes.
Cette pression atteint une intensité considérable en Tunisie en 1857 après l ’exécution du Juif Batto
Sfez qui avait été condamné pour blasphème contre la religion musulmane11.
Le (A h d al-Amân proclamait, entre autre, l ’égalité des Juifs tunisiens et des Musulmans devant
la loi et garantissait leur personne, leur propriété et leur honorable réputation. Bien qu’il n’abolisse
pas la taxe discriminatoire, le fA h d al-Amân promettait un dégrèvement progressif du fardeau
fiscal. Le décret tunisien n’allait pas aussi loin que les réformes turques. La langue en était plus tra
ditionnellement islamique. Car bien qu’il fut basé sur un projet préparé par Léon Roches, consul
général de France et Richard Wool, consul de Grande-Bretagne, il fut rédigé par le secrétaire du
bey, Ibn AbT al-Diyàf, sous une forme qui serait plus acceptable pour la communauté musulmane.
Quand bien même, il souleva encore un degré considérable de ressentiment populaire, car bien des
Tunisiens le considérèrent à juste titre comme le début d ’un changement constitutionnel fondamen
tal dans la nature même de leur sôciété musulmane, effectué sous la contrainte des puissances
étrangères ». Le 'A hd al-Amân était un qânûn asâsf (une loi fondamentale), ce qui dans l ’usage
ottoman contemporain exprimait la notion européenne de « constitution ». L ’opinion générale
musulmane était déjà « en retrait par rapport aux réformes humanitaires d ’Ahmad Bey qui apparais
saient à l ’homme de la rue comme une atteinte à la primauté des Musulmans»12. Donc, la nouvelle
réforme constitutionnelle de Muhammad Bey, d ’une grande portée, en était le plus répugnant
parce qu’elle provoquait, selon André Raymond, « une mutation brutale... et un processus irréver
sible se trouva mis en mouvement »l 3.
52
Les progrès civiques faits par les Juifs dans l ’empire ottoman, ses états tributaires comme la
Tunisie, et en Algérie française, attisa le désir de quelque forme d ’émancipation parmi l ’élite urbaine
juive dans le Maroc chérifien. Il faut se rappeler que les Juifs marocains vivaient sous l ’un des systè
mes de dhimma les plus oppressifs du bas Moyen Age islamique, comparable seulement à ceux du
Yémen et de l ’Iran. Ce système, dont j ’ai déjà discuté ailleurs, resta en vigueur à travers le Maroc
pendant presque tout le XIXème siècle et continua, dans certains endroits, bien avant dans le
XXèm e siècle14.
Vers la fin de 1863 l’éminent philanthrope britannique et leader ju if Sir Moses Montefiore
partit pour le Maroc avec une délégation de Juifs anglais, parmi lesquels Haim Guedalla qui était
d’origine marocaine et était apparenté à Sir Moses par mariage. La délégation avait le plein appui du
gouvernement britannique et reçut un soutien diplomatique. L ’un des buts de la mission était
d ’obtenir du Sultan Muhammad IV (1859-1873) un décret qui améliorerait dans une certaine mesu
re la situation légale et sociale desjuifs du Maroc et indiquerait au moins l ’intention du sultan de les
protéger d ’abus fort répandus. Le prétexte et la cause la plus immédiate de la mission était l’exécu
tion d ’un jeune Juif de 14 ans et l ’arrestation d ’une dizaine d ’autres Juifs à Safi pour le meurtre
présumé d ’un espagnol. La demande d ’intervention semble avoir émané des marchands juifs de
Tanger et de Gibraltar qui souhaitaient depuis longtemps une intervention étrangère qui résulterait
dans l ’allègement de certaines des restrictions les plus gênantes du Pacte d ’ 'U m ar sous sa forme
marocaine traditionnelle1 s .
D ’après l ’historien chérifien al-Nâ$irf al-Slàwï, ce que lesjuifs voulaient était vraiment l ’émanci
pation selon la tanzimat ottomane16. En fait, le mémorandum présenté par Sir Moses à Mawlây
Muhammad ne spécifiait rien d ’aussi ambitieux que le Khatt-i Shérif ou le Khat(-i Humayun. il
demandait simplement que les Juifs ne soient molestés « en aucune manière que ce soit en tout ce
qui concerne leur sûreté et tranquillité, et qu’ils puissent jouir des mêmes avantages que tous les
autres sujets de (sa) Majesté, ainsi que de ceux dont jouissent les Chrétiens vivant dans les ports de
l’Empire de (sa) Majesté w17 .
Le mémorandum mentionnait les firmans obtenus par Sir Moses d ’ *Abd al-Majfden 1840 et
d’ *Abd al- 'Azfz en 1863, et faisait ainsi une allusion indirecte aux réformes de la tanzimat. Il est
évident d ’après la relation d ’al-Nâsirf que les allusions furent clairement comprises en dépit du
langage réservé.
Mawlây Muhammad n’avait aucun désir d ’accorder quoi que ce soit qui ressemble à une
émancipation à ses sujets juifs. Cependant, il exprima sa sympathie envers les bpts humanitaires de
la mission de Sir Moses. Le 5 février 1864, le Sultan rendit un dahir exprimant son intention de
traiter ses sujets juifs avec complète justice, ainsi qu’il était dû envers tout sujet marocain, et de les
protéger de toute oppression. Le langage du dahir était en complète conformité avec la tradition
islamique, mais dans le meilleur sens. Il ne faisait aucune concession sur le statut légal desjuifs18.
Du point de vue marocain le dahir était déjà une concession excessive qui donnait de fausses
idées aux Juifs. D ’après al-Nâsirf « les Juifs devinrent arrogants et téméraires et ils demandèrent des
droits spéciaux selon la loi w19 . Le dépit d ’al-Nâsirf est comparable à celui de Jevdet Pasha qui dans
son Tezakir décrit l ’atmosphère à Istambul au moment où le Khatt-i Humayun fut annoncé20.
Mawlây Muhammad avait encore, à bien des égards, les mains plus libres que le sultan ottoman
ou le bey de Tunis. En réponse à la réaction négative produite par son dahjr, il rendit un second
décret.après le départ de la mission anglaise, commentant son dahir initial au point de le nullifier2 1.
Le dahir du 5 février 1864 resta lettre morte. Dans bien des domaines le Maroc du XIXèm e siècle
53
était accessible à des réformes dans l ’esprit de la tanzimat — comme Muhammad al-Manouni l’a
montré dans son livre si intéressant — mais pas dans ce domaine22. L ’émancipation des Juifs maro
cains était différée pour un autre demi-siècle, lorsqu’elle serait imposée de l ’extérieur.
Il est intéressant de noter que bien que la notion de réforme en faveur de l ’émancipation civi
que des dhimmis obtint des degrés divers de succès en Turquie même, dans les provinces ottomanes
orientales, dans la régence de Tunis et dans l ’Empire chérifien, la réaction qu’elle produisit parmi la
majorité des Musulmans de chaque région fut, à bien des égards, similaire. Ce fut d’abord et surtout
une réaction de profond ressentiment — ressentiment à la violation d ’une distinction séculaire,
sociale et juridique, entre les Musulmans et les non-Musulmans, qui avait l ’approbation de la reli
gion. Beaucoup de croyants considéraient les réformes de la tanzimat en général, et les réformes
liées au statut civique des non-Musulmans en particulier, comme de nouveaux exemples de la
pénétration et du contrôle de l’Europe. Le concept d'émancipation des dhimmis paraissait d’autant
plus menaçant qu’il était formulé au moment même où de nouveaux cadres non-musulmans progres
saient, sous patronnage occidental, formés par les rudiments au moins de l ’éducation occidentale
dans le réseau grandissant d ’écoles missionnaires chrétiennes au Levant et des écoles de l ’Alliance
Israélite Universelle au Levant et en Afrique du Nord. Il faut se rappeler que la première école de
l’alliance ouvrit à Tétouan en 1862, deux ans avant la mission de Sir Moses, et que durant l ’année
de sa visite au Maroc deux autres écoles ouvrirent à Tanger, une autre à Damas et encore une
autre à Baghdad23 . Au moment où le Moyen-Orient et le Maghreb étaient inéluctablement attirés
dans l ’orbite économique du monde moderne, ces nouveaux cadres de Juifs et Chrétiensoccidenta-
lisés jouissaient d ’avantages très nets par rapport aux masses nfiusulmanes en majorité inéduquées.
Ils finirent par acquérir une situation dans la vie économique du monde musulman qui ne corres
pondait pas du tout à leur nombre réel ou à leur statut social dans la population générale. C ’est la
réussite par trop évidente de quelques non-musulmans qui contribuera à leur ruine en tant que
groupe au cours du XXème siècle avec la montée du nationalisme dans le monde arabe.
Enfin, si l’on considère la tanzimat en tant que recueil de réformes législatives (ce que les
ottomans appelaient tanzîm ât-i khariyye), on est alors forcé de conclure que l’influence de la
tanzimat turque sur la condition sociale, et surtout juridique, des Juifs du Maghreb au XIXème
siècle, fut négligeable. Les modestes réformes du rAhd al-Aman en Tunisie ne furent implémen
tées que pendant sept ans, après quoi il y fut mis fin par la révolution de 1864. Au Maroc la tentati
ve de réformer le statut des Juifs locaux fu t un échec depuis son début même et fit probablement
plus de mal que de bien.
Cependant, si l ’on considère la tanzimat comme un ensemble complexe d ’attitudes envers les
réformes, la modernisation et même l’occidentalisation, on peut alors conclure que son influence
fut peut-être subtile et indirecte, mais qu’elle était néanmoins présente. La tanzimat, avec d ’autres
forces et courants d ’influence, suscita parmi les Juifs d ’Afrique du Nord des aspirations pour les
buts mêmes qu’elle se proposait.
NOTES
1. Ce thème général est traité de manière plus approfondie dans mon livre The Jews o fA ra b Lands : A
H istory and Source Book (Philadelphie, 1979), première partie, chapitre 5, et deuxième partie, cinquième section.
2. Public Record Office (londres), F .0 .195/1010, n° 54. Le document complet est publié parStillman, Jews
of Arab Lands, 2ème partie, 5ème section.
54
3. Le texte officiel complet en français du Khatt-i Shérif se trouve dans E. Engelhardt, La Turquie et le Tanzi-
m at ou histoire des réformes dans l ’Empire Ottoman depuis 1826 jusqu’à nos jours, I (Paris, 1882), pp. 257-261.
4. Pour un bon exposé, actuel, quoique quelque peu concentré sur l ’aspect turc de la période de laTanzimat
et des hommes qui l ’ont façonnée, voir Stanford J. Shaw et Ezel Kural Shaw, H istory o f the Ottoman Empire and
Modem Turkey II (Cambridge, 1977), pp. 55-272.
5. Pour le texte officiel en français du Khatt-i Humayun voir Engelhardt, La Turquie et le Tanzimat I,
pp. 263-270.
6. Le bedei-i askeri resta en vigueur jusqu’en 1909 lorsque toute forme de payement en espèces au lieu de
service militaire fut abolie.
7. Des extraits des lois de réforme des provinces sont donnés dans Engelhardt, La Turquie e t ie Tanzimat I,
pp. 271-276. Pour les conséquences générales de la Tanzimat dans le Levant et en Afrique du Nord, voir Moshe
Ma oz, Ottoman Reform in Syria and Palestine, 1840-1861 : The Im pact o fth e Tanzimat on Politics and Society
(Oxford, 1968).
8. L.Carl Brown, The Tunisia ofA hm ad Bey : 1837-1855 (Princeton, 1974), p. 239.
10. Par exemple l ’écrivain juif marocain David Cazes qui fut un pionnier de l’enseignement de l ’Alliance
Israélite Universelle dans le Levant et en Afrique du Nord, considérait que « le long règne d’Ahmed bey a été pour
les juifs de Tunisie une période de repos et de prospérité ». D. Cazes, Essai sur l ’histoire des Israélites de Tunisie :
depuis tes temps les plus reculés jusqu’à l ’établissement du protectorat de ta France en Tunisie (Paris, 1889), p. 147.
Pour un aperçu de l'expérience juive sous les prédécesseurs d’Ahmed voir ibid., pp. 130-147.
11. Une excellente étude des événements qui causèrent la promulgation du fA hda!-Aman est l ’article d’André
Raymond « La France, la Grande-Bretagne et le problème de la réforme à Tunis (1855-1857) », Etudes maghrébi
nes : Mélanges Charles-André ju lie n (Paris, 1964), pp. 137-164. Des extraits du fAhdal-Am ân concernant les Juifs
ou les non-Musulmans en? général se trouvent dans Cazes, Essai sur l ’h istoire, pp. 152-156. V o ir aussi H Z . J.W.
Hirschberg, Tôledôtha-Yehûdim be-Afrfqâha-Sefônlt (Jérusalem, 1965), pp. 146-147.
14. V o ir N.A. Stillman, « L ’expérience judéo-marocaine : un point de vue révisionniste », Actes du 1er Collo
que international sur les Juifs d ’A frique du Nord, ed. Michel Abitbol (va être publié prochainement par l ’Institut
BenZvi, Jérusalem, 1979). Voir aussi Stillman Je w s o fA ra b Lands, 1ère partie, chapitres 4 et 5.
15. Thomas Hodgkin, le médecin personnel de Sir Moses Montefiore, qui l ’accompagna au Maroc, a laissé un
compte-rendu détaillé de la mission de Sir Moses et des événements qui en furent à l’origine. V o ir Thomas Hodgkin,
Narrative o f a Joumey to Morocco, in 1863 and 1864 (Londres, 1864). Voir aussi Hirschberg, ha-YehûdTm be-
A frfqâ ha-$efônlt II, pp. 306-312. Concernant une tentative bien antérieure des hommes d’affaires deTangeret de
Gibraltar d ’obtenir l’aide anglaise pour alléger les lois somptuaires qui leur étaient imposées au Maroc, voir la lettre
au Public Record Office (Londres), FO 174/10 (datée du 13 novembre 1806), publiée par Stillman, Jews o fA ra b
Lands, 2ème partie, 5ème section.
16. Suivant a l-N ijirî : <r wa-ramaw al-hurriyya tashabbuhan bi-Yahüd M isr wa-nahwahâ (« ils désiraient une
émancipation similaire à celle des Juifs d’Egypte et d’ailleurs »). Al-Ni}irî, Kitâb al-lstiqsd‘ Ii-Akhb3r Duwal ai-
Maghrib al-A qsâ IX (Casablanca, 1956), p. 113 (en fait, les Juifs d’Egypte ne jouissaient d’aucune émancipation
lors de la mission de Sir Moses au Maroc. Cependant, al-Nàsiri fait allusion à l’Orient Ottoman en général, quoique
de manière peu précise).
55
17. Le texte complet du mémorandum de Sir Moses se trouve dans Hodgkin, Joumey to Morocco, pp. 120-
121.
18. Le texte arabe complet du dahirse trouve dans al-Nâsirf, Kitâb al-lstiqsâ‘ \X , pp. 113-114.
20. Jevdet Pasha, Tezakir I (Ankara, 1963), pp. 67-68, publié et traduit dans Stillman, Jews o fA ra b Lands,
2ème partie, 5ème section. Je tiens à exprimer ici mes remerciements au Professeur Bernard Lewis de l ’Université
de Princeton, qui a eu l ’amabilité de me signaler ce passage de Jevdet et m’a communiqué sa propre traduction.
21. al-Nâsirf, Kitâb al-lstiqsa’ IX, p. 114, où le contenu du deuxième dahir est résumé, mais où, malheureuse
ment, le texte complet n’est pas donné.
22. Mohammed al-Manouni, Mazâhir Yaqza al-Maghrib al-Hadlth I, Les aspects du début de la renaissance du
Nouveau Maroc (Rabat, 1973).
23. Pour l’histoire des écoles de l ’Alliance au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, voir Narcisse Leven,
Cinquante ans d'histoire : l'Alliance Israélite Universelle (1860-1910) Il (Paris, 1920), en particulier pp. 10-272 et
289-332. Une carte indiquant le réseau considérable des écoles de l ’Alliance, qui éventuellement s’étendit du Maroc
à l ’Iran, se trouve dans André Chouraqui, Cent ans d ’h istoire : l ’A lliance Israélite Universelle et ta renaissance juive
contemporaine (1860-1960) (Paris, 1965), pp. 448-449.
56
CROYANCES ET PREJUGES
IMAGE DU JUIF DANS L’EXPRESSION POPULAIRE ARABE DU MAGHREB
R. ATTAL
De la'Cyrénaïque aux confins du Maroc, en passant par la Tunisie et l ’Algérie, tous les voya
geurs, chroniqueurs et historiens nous ont relaté avec plus ou moins d ’intensité, l ’état d ’infériorité,
voire d ’avilissement du dhim m i ou minoritaire protégé. *
Aux dires des uns, les Juifs vivaient dans ces pays dans un « état d ’abjection vraiment déplora
ble pour l’humanité »l . Pour d ’autres, l ’application concrète du statut juridique des Juifs dans ces
pays ayant subi d ’innombrables allègements ou aggravations aurait laissé la place à certains accom
modements dans la vie quotidienne. De là deux tendances : l ’une exagérant l ’état de déchéance des
Juifs du Maghreb, l ’autre atténuant l ’importance de l ’attitude hostile du Pouvoir à l’égard desjuifs
en l’estimant par rapport à la violence de l ’antisémitisme contemporain et à ses terribles conséquen
ces.
Cependant, les Arabes en conquérant le Maghreb y ont trouvé des Juifs déjà installés qu’ils sou
mirent politiquement et juridiquement. Cette soumission physique s ’est lentement intégrée dans la
conscience populaire créant chez les masses une image ambivalente du Juif, image dont les racines
plongent dans une religion qui se veut supérieure. Croyances et préjugés à l ’égard de la religion-
mère et de ses adeptes, survivent même quand l ’esprit de tolérance règne. Aussi, lorsque l ’on veut
étudier l ’attitude des masses envers leurs voisins juifs, il ne suffit pas de puiser dans les nombreux
textes théologiques, juridiques et historiques (fondamentaux il est vrai, mais combien aléatoires
quant à notre connaissance exacte de leur application), mais il y a lieu de rechercher cette attitude
dans la littérature orale, c ’est-à-dire celle du conte merveilleux, du proverbe et de l ’expression, de la
chansonnette et du bout rimé. La mascarade, cette distraction périodique improvisée pour les mas
ses, entre, elle aussi, dans ce genre de littérature, car elle fait revivre pour le peuple une image
conceptuelle de ses instincts les plus refoulés.
Juifs et « chose » juive sont des cibles de choix pour l’expression d ’une haine sociale que la loi
vient parfois tempérer, mais que le fanatisme religieux ne manque pas d ’attiser. C ’est à cette nature
qu’il y a lieu d ’accorder le nombre non négligeable de proverbes arabes du Maghreb où le J01f est
rusé, avare, ambitieux, poltron, cupide etc. « Libère-toi ou tu n ’est qu’une Juive »2 s’écrie le poète
kabyle à la femme dont le mari est impuissant. « Le Ju if peut-il être brave ? Son père un rat l ’a
tué »3 . « Le hachich est juif, celui qui s’y adonne est toujours craintif »4 . « Si un Juif se moque
d ’un Musulman, sache q u ’il se prépare à le tromper »5 . « Celui qui aime la ruse, qu’il prenn^ une
Juive »6 . Et combien d ’autres proverbes du même ordre nous sont connus7 .
Le Juif étant considéré comme un être secondaire, on passera indifférent devant une bande de
gosses s’acharnant autour d ’un Juif un peu obèse et qui chantent à tue-tête :
57
Le J u if à la grosse nuque,
Nous avons cassé sur sa mère
Cent gargoulettes »8 .
A moins que ces « innocents garnements » ne décident de poursuivre plus loin leurs plaisanteries en
faisant une incursion tapageuse au cœur même du Mellah sans défense. Ecoutons à ce propos la
confession que nous fait un Arabe marocain, nous parlant de son enfance. « Nous aimions trois
choses au monde, nous dit-il, jouer au football, voler et emmerder lesjuifs au Mellah... voler, c'était
honteux pour nos parents... quant à persécuter lesjuifs... personne ne nous le reprochait. On nous
approuvait même »9 .
D ’autre part il y a un moyen d ’exprimer sa haine sans efforts, et de taire les colères les plus
sourdes, c ’est la malédiction. Lesju ifs sont avec Satan de grands maudits1°. Lorsque les Musulmans
sont obligés d ’écrire le nom d ’un Juif, ils le font très souvent suivre de la formule imprécatoire : « la
malédiction de Dieu sur lui »x 1. « Ne me maudis pas » répond le tlemcénien musulman à son cor
eligionnaire qui l ’invective ; « Ne sais-tu pas que la malédiction est faite pour le Juif ? »12. Au
marché de Tanger, le vendeur de figues de Barbarie, montrant dtf doigt ses fruits appelle ses clients
au cri de : « Figues de Barbarie ! Que Dieu maudisse les Juifs! »r 3 . L ’imprécation a parfois ses méri
tes propres : « Si tu n’as pas de quoi faire l ’aumône, dit june expression tunisienne, maudis le
Ju if» 14. Moyen bien économe d ’acquérir des faveurs que l ’aumône assure.
Aussi hais et méprisés qu’ils soient, les Juifs possèdent cependant un pouvoir magique et leurs
vieux rabbins passent pour détenir des arcanes et être parmi les magiciens les plus savants.
A Fès, il y a quelques décennies, il était courant d ’entendre que telle ou telle femme musulma
ne de la Médina usait pour se faire aimer de son mari des enchantements d'un hazzane connu du
Mellah15. Cette magie ne concerne pas seulement le Juif ; même des objets lui appartenant émane
un pouvoir de sorcellerie. Une femme arabe battue par son mari cherche-t-elle un remède à son
état ? Elle fera envoyer au Mellah, quelqu’un qui en se sauvant, dérobera le bâton d ’un Juif aveugle
qu’elle placera sous le matelas de son mari16. La calotte d’un Juif aveugle, les cendres provenant
d ’un four juif, sont autant d ’ingrédients indispensables pour composer le philtre qui séparera deux
êtres qui s’aiment17. Mais ce pouvoir est parfois dangereux, ainsi on interdit aux femmes juives de
venir boire ou même se laver à la source dite de fécondité de Sidi Rahal, car si elles en approchaient,
l ’eau se transformerait en sang18.
Le Juif des contes arabes et berbères du Maghreb est un personnage chargé. Les recueils de
Basset19 et de Laoust2 0 nous fournissent bon nombre d ’exemples de contes et légendes marocains
où le Juif est hypocrite et perfide au point d ’être odieux. S ’il représente la ruse, c’est la ruse mise au
service de la mauvaise cause, de la fourberie et de la trahison. Mais s’il réussit par son adresse là où la
force a échoué, cela tourne toujours assez mal pour lui. N ’est-il pas malséant de voir un Juif
triompher ? Même les légendes à caractère historique, placent le Juif dans une situation ambivalente.
Utile ici, iLest ailleurs cause de tous les maux. Sidi Bel Abbas es-Sebti vendit Ceuta, sa ville natale, à
un Juif pour le prix d ’un pain, afin que l ’on pût dire au moins que la ville n ’avait pas été enlevée aux
Musulmans21. Tlemcen souffrit de quatre-vingt-dix-neuf guerres à cause du cadavre d ’un Ju if
« fis de charogne » immolé par erreur sur ordre du Sultan et enseveli sous les fondements d ’une des
portes de la ville2 2 .
58
Les animaux, créatures d ’Allah, sont sacrés bien que certains d'entre eux soient nuisibles pour
le commun des mortels. A un Missionnaire Protestant qui demandait s’il y avait des voleurs dans la
région, un vieux montagnard berbère répondit qu’en effet il avait lui-même terriblement souffert
des stratagèmes d ’un voleur plus perfide qu’un vieux juif. Bien plus tard le Missionnaire apprit q u ’il
s’agissait du léopard23. Pour éviter d ’accuser l’animal en question en le nommant par son nom, le
vieux berbère avait une comparaison toute prête. D ’autres fois les bêtes, en tant que telles, ne sont
en réalité que de simples métamorphoses dejuifs. C ’est ainsi que le porc-épic était à l ’origine un Juif
forgeron qui fabriquait des flèches, mais trompait sur la qualité de la marchandise ; il fut changé en
animal et ses flèches lui restèrent sur le corps24. La tortue, pour sa part, est la métamorphose d ’un
habile tailleur ju if de Tunis qui prélevait sur la marchandise qui lui avait été confiée, des morceaux
de toiles fines. Sa punition reste encore marquée sur sa carapace aux reflets lumineux. E t le conteur
de conclure : « C ’est depuis cette époque que les Juifs ont proscrit la chair de la tortue de leur ali
mentation »2S. Le singe et le porc, quant à eux, sont pour les marocains des Juifs ensorcelés26.
Apprenons enfin que si le dauphin possède un petit trou dans le dos, c ’est à cause du JuifChalom
Zarka de Tunis, qui en guise de récompense à un service, lui planta hypocritement sur le dos le
canif promis et que le dauphin avait convoité2 7.
L ’appartenance des personnages à la race juive est obligatoire ; ils emprunteront si bien au Mel-
lah tous les rites juifs extérieurs y compris l ’accent particulier de leur langage, qu’en « se dépouillant
de leur déguisement, le soir, les acteurs doivent prononcer la profession de foi musulmane, afin que
leurs anges gardiens soient témoins qu’ils ne sont pas vraiment devenus juifs »28. Chez la tribu des
A it Ndir, la règle veut que « si l ’individu déguisé en Ju if vient à m ourir dans les quarante jours qui"
suivent le carnaval, il meurt e n ju if, c ’est-à-dire dans la foi d ’u n ju if. Il lui faut donc quarante jours
pour se purifier ».
Le choix du Ju if dans ces mascarades a toute sa valeur symbolique, même si l ’on juge que ce
déguisement permet de se livrer à des grossièretés de langage, jugées indécentes à un bon Musulman-
On peut vivre en bonne intelligence avec les juifs voisins et entretenir avec eux de bons rapports, le
rôle du Juif dans ces démonstrations n ’en sera ni altéré ni détourné ; tout au contraire sa présence
est indispensable afin de souligner ses défauts. Dans la parodie de la fête du Sultan des Tolba à Fès,
par exemple, le cadeau des Juifs, comme celui des autres sujets est annoncé à haute voix : « bœufs,
moutons et sommes fabuleuses ». La foule curieuse et impatiente sera vite déçue car il ne s’agit en
fait, que de cages pleines de chats et de rats et de caisses immenses contenant quelques piécettes
d’argent30. L ’orgueil du Juif et son.manque de considération envers son « Souverain » est ainsi
dévoilé.
59
Ces plaisanteries traditionnelles retrouvent chaque année leur succès. Ce succès débordera dans
les représentations publiques de marionnettes ou Karakouz, dont l ’acte final est la soumission servile
du Juif à des obscénités odieuses, provoquant dans la salle un débordement d’hystérie31.
Au terme de notre exposé une ligne directrice semble se dégager. Utile et parfois indispensable
à la vie quotidienne, le Ju if du Maghreb se voit accablé d ’affronts ou de sobriquets fort désagréables
auxquels il se soumet en courbant l’échine. Ajouté à son statut particulier, cet état de chose révolte
parfois l ’observateur étranger, quand ce dernier n ’estime pas qu’il s’agit là d ’une destinée parti
culière.
Alors que dans la classe cultivée, le lettré, conséquent avec sa foi, aggrave ou atténue selon les
circonstances une situation dictée par une législation révélée, la masse des croyants, de son côté,
interprète à sa manière l ’enseignement du mépris. Au cours des siècles la situation de fait du
d h im m i a connu en Afrique du Nord, souplesse et rigueur plus ou moins espacées dans le temps, et
ni les extrémistes ni les libéraux ne sont parvenus à faire dévier de façon durable cette ligne de
conduite de l ’Islam à l ’égard de ses minorités religieuses. Ligne de conduite qui s’exprime par une
tolérance relative plus ou moins dédaigneuse, suivie dans le passé et maintenue en fait dans le
présent3 2 .
Mais ce qui nous paraît évident, c ’est que les contacts humains individuels ou collectifs ont
engendré à l ’égard des Juifs, aphorismes préjugés et légendes dont l ’origine se perd dans la nuit des
temps et se confond avec la conscience obscure de la mentalité primitive. La transmission de généra
tion en génération de ces stéréotypes, grâce surtout à leur concision imagée favorisant ainsi l ’asso
ciation mnémotechnique, ne cessera de se développer tant même que l ’agent de substitution ou de
référence — en l’occurrence le Juif — ne jouera plus dans le présent son rôle traditionnel.
Puisée au sein de la famille ou de la tribu, entretenue par le fanatisme religieux, l ’image du Juif
restera liée à une toile de fond qui fait partie du passé, et qui dans le présent représente l'Autre, cet
Autre sur lequel on peut transférer des sentiments refoulés, assouvir des rites mystérieux et rire de
bon cœur des bouffonneries qu’on lui affuble. Et tout cela avec une tacite approbation et en toute
liberté. Plus près de nous encore, dans un récent manuel scolaire d ’arabe algérien, cet Autre se
retrouve illustré dans une leçon de grammaire sur le pronom possessif. Et voici cette leçon : « Notre
nom est Musulman, votre nom est Chrétien, leur nom est Juif »33 ou en d ’autres termes, nous som
mes Musulmans, vous êtes Chrétiens, ils sont Juifs. Leçon banale il est vrai', mais combien révélatrice
quant à sa réalité psychologique.
Nous avons tenté d ’ouvrir un dossier et non de porter un jugement. Aux hommes de bonne
volonté, historiens, folkloristes, anthropologues et psychologues de lever le voile sur les complexités
de ce comportement humain.
NOTES
7. R. Attal, « Le Juif dans le proverbe arabe du Maghreb ». Revue des Etudes juives, vol. 122,1963, pp. 419-
430.
9.S.Ghallab, « Les Juifs vont en enfer».Les Temps Modernes, vol. 20, juin 1965, pp. 2248-2249.
11. H. de Castries, Les Sources Inédites de l'histoire du Maroc, 1ère série, Archives et Bibliothèques de France,
t. 3, Paris, 1911, p. 395, note 1.
14. W. Marçais, Textes arabes de Takrouna, Glossaire. Paris, 1959, vol. 5, p. 2206.
16. A.R. de Lens, Pratique des harems marocains. Paris, 1925, p. 60.
21. P. de Cenival, « La légende du Juif Ibn Mech’al et la fête du sultan des Tolba à Fès ». Hespéris, vol. 5,
1925, p. 200.
25. R. Bouquerode Voligny.A Tunis derrière les murs. Tunis, 1922, pp. 54-55.
28. M.R. Rabaté, « La mascarade dè l'Ai'd el-Kébir à Ouirgane (Haut Atlas) » .Objets et Mondes, vol. 7, fasc. 3,
automne 1967, p. 166.
29. E. Laoust, « Noms et cérémonies des feux de joie chez les berbères du Haut et de l’anti-Atlas ». Hespéris,
1921, p. 293.
32. G. Vajda, « L'image du Juif dans la tradition islamique ». Les Nouveaux Cahiers, n° 13-14, printemps-été
1968, pp. 3-7.
33. M. Soualah, Cours élémentaire d'arabe parlé, livre du m aître. Alger, 1949, p. 34.
62
M. SHOKEID
INTRO DUCTIO N
During the 1970s historians, sociologists, and anthropologists hâve diversely assessed the
Jewish situation in Morocco in recent générations. Polar answers hâve been given to the question
whether the Jews were a persecuted m inority forced to comply rigidly with the more humiliating
and severe Dhimmi régulations, or whether their relationships with the surrounding Muslim society
were relatively congenial, particularly when compared with European Jewry.
The Moroccan debate cannot be isolated from an assessment o f the general scene o f Jewish life
in Muslim lands which was permeated with the ambiguity engendered by the Dhimmi status. That
official charter o f rights and obligations, applied to Jews and Christians alike, has given rise to
contrasting and inconsistent descriptions and interprétations o f tolérance versus oppression in
Islamic society2 .
Chouraqui was one o f the first to emphasize the relatively harmonjous éléments in Jewish-
Muslim relationships in Morocco (1968 : 54-55). The controversy, however, gained momentum
when Rosen (1972) formulated his hypothesis for the sociological raison-d’être o f these harmonious
relationships. Rosen, who carried out observations in Sefrou, a town in central Morocco, during
1966-1967 identified the rôle of the Jews as intermediary between Arabs and Berbers. According
to his observations the Berbers preferred to trade with Jews, use their services so as not to develop
relationships with Arabs, which might hâve jeopardized their independence. Relationships with
Jews, it would seem, entailed basically no social commitments or personal dependence. Rosen
alson developed a theory about the elementary forms o f social relationships in Morocco. These,
according to his observations are far less group centered than usually assumed ; tfiey are mainly
dyadic in nature. Also relationships between Muslims and Jews hâve been geared according to his
pattern o f dyadic relationships. However, Muslim-Jewish economic-exhange relationships, which
were free o f the compétitive element typical o f relationships between Muslims, hâve enabled, in
effect, the development o f friendship between a Muslim and his Jewish protégé. These long-term,
Personal, but non-competitive, bonds demonstrate and explain in Rosen’s view, the nature of
symbiotic relationships between Jews and Muslims in Morocco. To substantiate his interprétation,
Rosen emphasized the security o f person o f Moroccan Jews. Their property might sometimes hâve
been ransacked — a fate shared by other groups in Morocco — but their lives were usually spared.
This approach to the Jewish situation in Morocco has been challenged by Stilman (1977 :
forthcoming), who criticizes Chouraqui for idealizing the Jewish position in Morocco and Rosen for
distorting the general Moroccan scene through the application o f a hypothesis pertinent mainly to
the Sefrou case. Stilman reinforces his argument with historical and folkloric sources which depict
63
the humble and vulnérable legal and social position o f Moroccan Jews. Pointing to the pariah status
o f Moroccan Jews, he contends that they were excluded from many trades and consequently
forced into occupations forbidden to Muslims, such asgold and silver smithing and the particularly
despised occupation o f moneylending. Stilman also cites records and brings evidence as to the
persécution o f Jews3 .
Against the background o f these contradictory opinions, Meyers (1977) propounds thatthere
has never been a single paradigm o f Muslim-Jewish relations in Morocco. Du ring different periods,
as well as in different parts o f the country, various patterns predominated, exhibiting different
types o f co-existence. According to his view, both Rosen and Stilman represented only a partial
perspective o f a Jewish situation which is far more complex. An inquiry into the ambiguity o f
patterns and the general ambivalence in Muslim-Jewish relationships we find in Goldberg’s (1978)
analysis o f the Mimuna ceremony. This ambivalence of relationships forms the theme o f many
Jewish Moroccan folktales in which contacts with non-Jews are tense and contentious (Noy, 1964 :
17-18).
Our investigation into the particular situation o f Atlas Mountains Jews revealed that most
writers who hâve referred to Jewish life under Berber rule in the Atlas Mountains, and elsewhere,
during recent générations comment on the Jews’ relative safety, emphasizing the cordial relation
ships with their neighbors (see for example Flamand 1959 : 98, Willner 1969 : 263, Waterbury
1972 : 27, Hart 1976 : 280)4 . Some o f these writers refer to syfnbiotic relationships between Jews
and Berbers. Flamand concentrâtes on the économie dimension o f this symbiosis, Willner, on the
other hand, is less spécifie : « The Jews of A it Ardar5 lived in Virtual symbiosis with their BeFber
neighbors, and enjoyed excellent relations with them ancj a high subsistence level » (1969 : 263).
These descriptions seem surprising considering the unstable political situation and the more d ifficult
environmental circumstances o f Berber tribal areas. The sheptic may query whether the mère fact
that Jews continued to survive under Berber rule did not give rise to these idealized descriptions.
Whatever our conclusions on the Jewish situation in the Atlas Mountains and elsewhere, an
important factor to be considered, both in past and possibly future debates, is that most o f the
studies and assesments on Jewish-Muslim relationships hâve been carried out after the majority o f
Moroccan Jewry immigrated to Israël or elsewhere. This factor inevitably circumscribed investiga
tion, not only in studies o f communities which do not hâve many written records (particularly
communities from Southern Morocco), but other communities as well. Moreover, the collective and
individual Jewish expérience o f the twentieth century, particularly the Holocaust, statehood and in
its wake mass immigration from Middle Eastern and North African countries to Israël might hâve
colored, in various ways, the views both o f Moroccan-born Jews and those who hâve informed
about, or analyze, the situation o f Jews in Morocco.
The arguments of the above scientists and our spécifie réservations évincé a problem rarely
treated directly by the various disciplines, namely the interprétative dimension in the présentation
and analysis o f data. The issue was tackled in anthropology by Geertz (1973 :3-32) whoexempli-
fied his argument with observations he recorded in Morocco. The dramatis personae in his case were
a Jewish trader form the highlands o f central Morocco, his patron — à Berber sheikh — robbers
from a neighboring Berber tribe who had attacked the trader and his guests, and a French officer.
The latter, anxious to enforce French law and order, messed up seulement o f the dispute according
to Berber custom which would hâve granted the Jewish trader considérable indemnification in
sheep by the attackers’ tribe.
Discussing the quality o f interprétation embedded in the présentation and analysis o f observed
or recorded behavior, Geertz clairhed : « What it means is that descriptions o f Berber, Jewish or
64
French culture must be cast in terms o f the constructions we imagine Berbers, jews or Frenchmen
to place upon what they live through, the formulae they use to define what happens to them...
They must be cast in terms o f the interprétations to which persons o f a particular dénomination
subject their expérience, because that is what they profess to be descriptions of » 91973 : 15).
In analyzing my data, I was constantly aware o f the limitations in the study of the Jewish
Moroccan situation. Through the expériences of a community from the Atlas Mountains transplan-
ted to an Israeli village, which I called Romema6 ,1 tentatively suggestsome interprétations for the
position o f Jews in these parts o f Morocco. My observations in Romema were carried out over a
period o f eighteen months — from October 1965 to March 1967, and for three months during the
sumrrier o f 1976. The people o f Romema migrated to Israël in 1956 from a village, which l named
Amran, located in the district o f A it Bou O u lli7 , about fifty kilometers southeast o f Demnate. I
refrain from discussing the patterns o f social and cultural life of Atlas Mountains Jews and possible
cultural symbiotic éléments with the surrounding Berber society8, but concentrate mainly on basic
circumstances o f their lives — résidence, occupation, and safety. The présent anthropological study
will, I hope, further contribute to the descriptive and analytical spectrum of Jewish life in Morocco
through its assessment of the Jewish situation in some parts o f the Atlas Mountains.
When I began to summarize my data on the relationships o f the people o f Amran with their
neighbors (Shokeid 1971 : 18-23), I realized that these could not be defined in clear-cut terms. The
immigrants’ spontaneous stories and discussions as well as their answers to my direct questions-
were sometimes reminiscent o f the pathetic descriptions o f the position o f Atlas Mountains Jews
by nineteenth and early twentieth-century travelers and geographers (e.g. Thomson 1889 ;Slouschz
1927 ; Montagne 1930). In many o f these accounts, the Jew is highly dépendent on his Berber
patron who protect him for his own interest. A t times the patron himself might ransack his Jewish
protégé’s property. Aside from this harsh présentation, there are scores of stories on how the Jews
ingeniously contrived to safeguard their wealth and to ensure their personal wellbeing. Often the
storyteller, during his narrative, asked G o d ’s forgiveness for having duped the Muslims. Others are
taies o f mutual dependence, based on genuine mutual respect, which stress fairplay and personal
friendship between the Jewish trader or craftsman and his Muslim client, partner, or patron.
Amran, an all-Jewish village which prior to immigration had a population o f three hundred
and fifty inhabitants, was divided into seven fam ily groups. This familial division greatly overlapped
the occupational division in the community. A t the top o f the économie and social ladder were
the traders whose ancestor, according to family tradition, had beeri a merchant from Demnate,
who, upon the invitation o f a local sheikh, had settled in Amran. His sons and grandchildren, like
he, were in trade ; they contracted farming partnerships with their neighbors for whom they put
up capital and they owned flocks o f sheep grazed by Muslims with whom they shared the lambs.
However, much of their trade consisted o f nuts and the import o f sugar, oil, as well as o f other
items. Their senir members in recent générations had headed the community and acted on its
behalf in dealing with the local sheikhs (in Israël their neighbors hâve accused them o f collaborating
with the Muslims)9 .
The other families followed various crafts — cobbling, carpentry, and smithîng. The poor and
unskilled worked at odd jobs for the wealthier and the skilled members o f the community. Some of
the craftsmen worked at home — particularly those who made embroidered shoes — others plied
their craft in near or more distant Berber settlements. A il male members of the community came
into direct contact with the Muslim population on an économie basis. There were almost no jewish
communal functions which exclusively provided a livelihood. Also religious leaders were at times
engaged in some kind o f économie transaction or occupation10 .
Trade and plying their crafts took the Jews over wide stretches of territories, Crossing tribal
borders, or, as they put it : « We traveled through different memshalot (governments) », meaning
different Systems of tribal organization. A former smith concluded bis description o f travels in
search of work in Morocco with the sweeping statement, « For us craftsmen there were no borders ».
Their houses and land the Jews usually rented from the Berbers, however, some o f the
merchants owned property11. As far as the people o f Romema could remember, they had not paid
regular taxes before the advent o f the French administration. The wealthy, however, made costly
gifts to their influential neighbors on the occasion o f family célébrations or on holidays. They also
bribed their sheikh to intercède on their behalf in disputes with their Muslim partners or debtors.
Prior to French rule in the région, the local Berber sheikh was elected yearly by a council o f the
tribal grouping o f A it Mezalt12 .
Aside from their local sheikh and landlords, Amran merchants and craftsmen were not
necessarily permanently bound in business or by patronage to particular Berbers. Though they had
sometimes developed spécial relationships with particular Berber families over a few générations,
these ties could be eut off and new ones established without formality. However, their strongest
ties were with those Berbers from whom they rented houses and land13. Their landlords wouid
intervene in dispute with other Muslim families and in cases o f conflict even with other Jewish
families. The Jews/ on the other hand, held aloof from any strife in which their patrons’ patronymic
or tribal groupings were engaged. They wouid stay at home and wait for the tension to cool off.
The trader or craftsman might hâve moved to another close or dfstant community upon the invita
tion of an employer or client to live on his estate. This m obility prompted by the search for liveli-
hood may explain the changing size o f Jewish communities in the Atlas Mountains from lessthan
ten inhabitants to three hundreds or mose (see Flamand’s census 1959 : 329-333)14 .
The landlords and patrons were often intimately acquainted with their Jewish protégés’
Personal and communal affairs. Thus, for example, the Romemites recall that in settling arguments
or disputes between fam ily groups in Amran, particularly between merchants and craftsmen, Berber
neighbors were often witnesses or arbitrators.
The itinérant craftsman might hâve remained with his Berber employer for days, or even
weeks. His employer saw to his personal needs. O nly on the Sabbath might the journeying crafts
man hâve stayed at a nearby Jewish community or visited the synagogue. The Muslims too might
corne to visit, stay, and partake o f food and drink at their Jewish partners’ or acquaintances’
homes15. Friendship was at times expressed in gestures o f physical contact, as in the story o f the
craftsman whose employer kissed his brow, begging him to stay with him overnight.
During the génération preceding immigration to Israël, two Jews from Amran converted to
Islam, both of them had been itinérant craftsmen. The wife and children o f one o f them immigrated
to Israël. Their horrified brethren explained that their Berber employers had practiced’witchcraft’on
them while serving them tea. According to the Romemites’ stories, however, it wouid seem that
poverty and despair, at a particular hard time (as, for example, drought) drove the two to abandon
their religion, family, and community. Individual conversion to Islam was, however, a problem
many communities in Morocco had to accomodate with.
The wealthier merchants on their major business trips to Demnate often became the targetof 1
robbers ; for protection they took on these journeys some robust members o f the community. '
Prior to the establishment o f French rule, local sheikhs had ransacked a number of times the!
property o f the family o f traders in Amran. According to their account, the last time the family was \
plundered the women were driven out of the house and the men tied up, but none was hurt. '
However, since the documents o f ail financial transactions had been well hidden, the family could
renew its business and it continued to thrive. A t other times, the merchant could count on his
Muslim friends. When the last o f the community was caught by French custom officiais with a load
o f unauthorized fabric, a commodity rationed at that time, he stopped on his way to the police
station at one o f his Muslim acquaintances’ home and managed to leave with him part of his mer-
chandise loading instead sacks o f straw. His eldest son, in his frequent references to Amran, has
vividly drawn the multi-faceted aspects o f Jewish life in Morocco as, may be seen in the following
succinct comment, phrased in a style often used in Romema in public debates or at ceremonies.
This manner of speech interweaves metaphors with a somewhat archaic poetic language16 . « The
Jew even if very rich was stripped o f honor in front o f the Arab and had to bow down to his will.
But the Jew was always better dressed, better fed, and his house better furnished and stocked ! ».
On the relative safety o f Jewish life in the Atlas Mountains, as perceived by the Romemites,
we can learn from the following discussion. One evening, in Romema, while leavingthe synagogue
after the service, a settler spoke o f the Negev Beduin who were crisscrossing the borders o f Jordan,
Egypt and Israël, smuggling into the country dope as well as ail kinds of heavily taxable commodi-
ties. One o f his listeners suggested that those caught should be ’slaughtered’. Upon which the son of
the last head o f the community, mentioned above, retorted with astonishment : « But why ? The
Arabs didn’t slaughter us when we were living among them ! ». Y e t on other occasions, people
spoke appreciatively o f their changed circumstances in Israël : « It is better to live in Israël because
it is safe. In Morocco, you could be rich, but the Arab could corne any time and rob you o f your
wealth. Here you are not afraid o f any one ; you can shout at, and even throw out, the Jewish
Agency people, if you want to !» (In rural settlements, Jewish Agency représentatives were respon- •
sible in most matters related to farming, housing, and financial crédit).
The ambiguity in the position o f Jews in Morocco, as well as the various modes of relating to
their past existence among the Berbers cropped up also in references by both former merchants and
craftsmen (though their tone and purpose o f mentioning that point differed) to their manner of
dress. Although the Jewish garb was usually white, the merchants at times wore fancy and colorful
clothes similar to the attire o f Muslims. The craftsmen added, however, not without a measure of
satisfaction, that the proud merchants were the first to be molested n o to n ly by highwaymen, but
also by their Muslim patrons and neighbors.
Today, when we try to assess what the Jewish situation had been in Muslim countries, we
often compare it with the présent situation in Israël or in Western countries. This is done also by
the immigrants themselves, as evidenced by some o f the earlier quotations, or in the following
comment by a former shrewd merchant who was wont to speak o f his methods o f fooling his
ignorant Muslim clients and who, in Israël, had become a prosperous farmer : « When we came to
Israël we thought we would be given a small hut to live in and only bread to eat. I never dreamt
we would hâve electricity and I would own a refrigerator, a washing machine, and a tractor ! There
are Jews who return to the country o f origin, not me. I shall not go back to Morocco, even if I get
thousands in cash. I shall not return to be cursed again by Arabs ». This former merchant has thus
filtered his perspective o f life in Morocco, in te r alia, through his compréhension o f personal achieve-
ments in Israël which greatly surpassed his expectations which at immigration had been highly
motivated by Messianic beliefs17 .
This brings us back to our jntroductory note on the interprétative factor embedded in the
informants’ appréhension o f their past and présent situation. However, as demonstrated earlier, the
Romemites’ recollections were not geared into a definitive formula o f positive or négative interpré
tations o f their social position and their relationships with their neighbors in Morocco. Consistency
67
in interprétation is, it seems, more typical o f outsiders, including scholars, or to the ideologically
motivated 'natives'. As mentioned, in the Romemites’ view o f life in Morocco the Berbers at times
played a prominent rôle in relationships o f Jews among themselves18 .
No doubt the Jews o f Amran dîd not leave a ’paradise’ behind them, a notion which may be
inferred from those who refer to symbiotic relationships between Jews and Berbers. They were a
low-class minority ; an inferior status, which however, did not deprive them in ail spheres o f life.
The Berbers were highly dépendent on their many and varied services which were not confined only
to those occupations prohibited to a Muslim. They were also not the lowest status group in the
Atlas Mountains ; lower were, for example, the blacks, the descendants o f former slaves, who
traditionally were servants or followed such crafts as pottery. Within this framework o f économie
relationships and interdependence, the prosperous Jew could own land and prove his économie
achievements and the spécial social relationships he had established with influential Berbers through
his fancy ’non-Jewish’ dress.
To obtain a broader perspective of Jewish life in the Islamic world we may compare the
Atlas Mountains situation with the position o f Jews as abserved in modem Iran19. Iran is the only
country in the Muslim world where there is still a large Jewish minority and where it is still possible
to carry out reliable observations as to the relationships between. Jews and Arabs and on Jewish
and Muslim stéréotypés and préjudices. Iranian Jews were confined, well into the twentieh century,
to the most despised occupations and forced to show humiliating signs of identity and they were
considered a lower moral standing. Bodily contact with a Jew is still in spme places polluting to his
Muslim neighbor. A Jew’s property, life, and honor were never secure. He leamed to hide his
material possessions, to look destitute and humble. Loeb (1976) aruges that the Iranian Jews'
occupations as peddler, moneylender, entertainer, vendor o f liquor and prostitute, which lead to
interaction with diverse social groups might hâve placed him in a position o f communicator or
disseminator o f ideas. As an outcaste however — humiliated and polluting — he in fact served to
insulate the various segments o f the population from one another and thus performed an important
service for the Persian elite. ^
The potential rôle o f the Jew as mediator between various groups in society has been argued in
explaining the position o f Jews in the apparently two extremes o f Muslim environment : Rosen
(1972) who analyzed the intermediary rôle o f the Jew between Arabs and Berbers, and Loeb (1976)
who interpreted the Jew’s communicatory potentiality as transformed into an insulatingfunction.
Though the approach o f the intermediary rôle o f the Jew cannot alone explain the complex Jewish
situation, as manifest in Morocco or in Iran, it is a key variable in elucidating the Jewish situation in
most places throughout the history o f the Diaspora. In our case, the Jew cast in an intermediary
rôle clarifies some aspects o f Jewish existence in the Atlas Mountains.
In some parts o f Morocco the Jew might hâve played an intermediary rôle between Arabs and
Berbers. In the Atlas Mountains, his rôle was, in te r aiia, intermediary between different Berber
tribal groupings — a hypothesis which calls for further research. The Atlas Mountains Jews were
living in what is known as bled es-siba, or 'land o f dissidence’ and 'discorder'. The central adminis
tration o f the Sultan was not effective in these parts o f Morocco and even the advent o f French rule
had little influence. Only at a later stage o f French occupation — since the second quarter o f this
century — were changes imposed. The Berber surrounding society was segmentary, organized
agnatically, and in continuous inter- or intratribal conflict (see, for example, Gellner 1972 ; Hart
1972, 1976 ; Burke 1976). Basic to the political tribal System were the ingurramen (marabouts),
members o f holy lineages, who did not belong to the tribal groupings, mediated in disputes and
applied tribal customs (such as the élection o f chiefs by rotation). They were endowéd with baraka
(divine grâce), pacifie and their person was safe (Gellner 1969,1972). The mosaic of Berber society
68
aside from these indispensable communities o f holy outsiders comprised another network o f com-
munities of pacifie and secure outsiders — the Jews — who rendered vital économie services, yet
were powerless due to their lower status demonstrated in their humble behavior. Therefore services
rendered by Jews or trading with them was notsocially committing which would not hâve been the
case had the interaction been with a Berber from another patronymic group which might hâve been
degrading for one party. Lack of commitment was especially significant in partnerships with Jews
who put up the capital in farming and herding enterprises ; but also in day-to-day trading with the
Jewish merchant who gave crédit to his clients. This vital interaction with the Berbers placed the
Jewish merchants and traders in A it Buo O ulli, in an advantageous position evidenced, in te r alia, by
their superior station in the Jewish community.
Hart’s study o f Jews shortly before immigration to Israël and his recording o f comments made
by Berbers after the mass departure o f Jews, succintly encapsulate some features o f Jewish existen
ce observed by the other side : « The keynote o f Jewish behavior was that o f safety in hum ility ;
conversely, for a powerful man to hâve « his own » Jew was considered a sign o f prestige. Because
the Jews stood entirely outside the political System, and because their occupational services were
much in demand, many informants said that to kill or even to molest a Jew was an infinîtely worse
offense than to kill afellow tribesman » (1976 :280).
Although these two sets o f records — one from Israël, the other from Morocco — do not
originate with the same group of Jews and their Berber neighbors, they reflect complementary
interprétations o f some éléments o f Jewish existence in Morocco. As it appears from the Romemites’
expérience, the Jewish craftsman, peddler and merchant could live in his community or travel with
little risk involved and he was welcomed, though he did not enjoy an honored position, in nearby or
remote Berber settlements2 0 .
The course of peaceful coexistence might hâve been intermittently interrupted, but the Jew
could normally rely on the protection o f his patron, employer, or client and draw some sense of
security from the local cultural code which specified rules to safeguard the weak and heipless, such
as women and Jews. This position o f the Jew, comprising both the inferior status and circumstancial
advantages, opened the doors o f Berber homes and tribal and subtribal territorial borders to the
itinérant Jew. « For us, the craftsmen, there were no borders », a remark by one o f Am ran’s former
smiths, is most elucidating in this context.
Concluding Note
We started our discussion by presenting a polarity o f opinions about the position o f Moroccan
Jewry. Our case does not fully support either o f these viewpoints. It seems as if both Rosen and
Stilman hâve described an objective reality o f the Jewish situation. That perception o f reality was
not modified by the contradictions o f daily existence which are apparently ’non-data’, as, for
example, the intervals o f économie and social interaction and coopération between a subordinate
ethnie minority and a dominant majority. Accordingly, they hâve drawn clear-cut conclusions ;
the harmonious perspective versus the conflict perspective in Jewish-Muslim relationships. Although
I hâve suggested some situational and structural factors which affected the position o f jews and
their relationships with their neighbors, I do not assume to présent an objective relality. I empha-
sized, jn particular, the interprétative element embedded in the Romemites’ perception o f their
expérience in Morocco. Most striking, however, their perception and interprétations yield a complex
image o f Jewish-Musiim interaction evidenced by their paradoxical accounts o f harmony and
conflict. These présentations are genuine expressions o f their existential expérience which cannot
be dismissed because o f apparent inconsistency. Thus, while most scholars hâve tried,to formulate
consistent paradigms, représentative of, at least, some geographical areas, or certain historical
periods, such may be non-existent. Disagreement with the various assessments o f the Jewish situa
tion in Morocco has emerged also during our conférence, particularly at the présentation o f « Juifs-
Musulman du Maroc à la fin du XVIIlèm e siècle d’après quelques Sources Rabbiniques », by
Shalom Bar-Asher. Certain rabbinical texts, or other forms of extant records, seem to arouse disa
greement when used as sole basis for interprétation. My observations and the verbal communica
tions which I collected about life in Morocco offer a kind o f data which is rarely recorded. That
type o f ’non-data’, it it survives at ail, is with the passage o f time absorbed into such forms of
folklore as folk taies.
I hope that further research both in Morocco and in Israël — to where the majority of Atlas
Mountains Jews hâve immigrated — may reinforce the interprétations o f this study and clarify the
circumstances o f a particular mode o f Jewish existence in relative safety amidst precarious environ-
mental conditions.
NOTES
1. The study was supported by the Bernstein Israeli Research Trust, through the Department of Social
Anthropoiogy of Manchester University, directed by the late Professor Max Glirckman, and by a grant from the
Faculty of Social Sciences at Tel-Aviv University. I am grateful to Professor S. Déshen for his comments and to Mrs.
A. Sommer who helped with the editing.
2. See for example Goitein (1955) and Lewis (1973 :165) who commented on that issue.
4. In presenting my data, I refer also to a few studies o f various Berber tribal régions, which, though not
intending to study the Jewish popoulation, offer important facts and insights into the general Jewish situation in
these parts of Morocco (as, for example, Hart 1976).
6. Pseudonyms are given to the village in Israël and to the community in Morocco in order to disguise the
identity o f the people studied. (This is standard procedure in anthropological monographs).
7. To avoid identification o f the people studied, I used in previous publications the name Etgor instead o f A it
Bou Oulli. The district o f A it Bou Oullï comprised a few Jewish communities. For more details see Flamand 1969,
Shokeid 1971.
8. See my works on kinship, family and religion among Jews in the Atlas Mountains, Shokeid 1971, Deshen
and Shokeid 1974, Shokeid and Deshen 1977.
9. Community life in Romema is very much influenced by the conflictand compétition between the former
traders and the rest o f the community (see particularly Shokeid 1971 :23-28,101-164 ; Deshen and Shokeid 1974 :
64-94; Shokeid 1976).
10. For a description of religious leaders in the Atlas Mountains see Shokeid and Deshen 1977 :77-92.
11. Flamand (1959 : 86) also reports that a few families owned land in A it Bou Oulli.
12. See Gellner 1972 and Hart 1972 who describe this System o f annual élection of tribal chiefs.
70
13. See also Hart's évidence on the particular relationships between the Berber landlord and his Jewish tenant
(1976 : 280).
14. Goldberg’s (1971) description o f jewish life in the Gharian Mountains district of Tripolitania reveals
considérable similarities in the Jews’ économie and social circumstances.
15. See also Flamand who reports on Berbers drinkingin the homes of Jews (1959 :99).
19. This comparison i$ obviously limited by the particular influence of Iranian Shi’ism on the position of
Jews.
20. The Jews, as other members o f pacifie groups (of lower or higher status), were exempt from payment of
dhazttat, the protection fee a traveller paid to go from his own tribe into the territory of another (see Hart 1976 :
303-304).
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72
H. BENTOV
Notre communication, porte sur les relations judéo-arabes au Maroc au XIXème siècle telles
qu 'elles furent reflétées dans les sources juives et rabbiniques. Mais, auparavant, je voudrais apporter
quelques réflexions d ’ordre général sur l ’ensemble de ces relations.
Il est incontestable, qu’il ne s’agit pas de relations d ’amitié basées sur l ’égalité car, et cela est
évident, l ’arabe se voyait bien supérieur au Juif, et le Juif le savait parfaitement. Ce dernier savait
bien qu’il n ’était que protégé « Dhimmi », et en tant que tel il s’abandonnait au mépris, comme le
veut le statut légal du Juif en pays de l ’ Islam. Il se prêtait à subir les restrictions du pacte d ’Omar
mais, et cela est important à noter, cette résignation n ’impliquait de sa part aucun complexe d ’infé
riorité, car dans son milieu juif, parmi ses frères, il était respecté, et au fond de lui-même il était tout
à fait persuadé que spirituellement il était bien supérieur au Musulman, étant membre d ’une com
munauté qui, selon lui, détient la véritable foi ; cela seul comptait pour lui, et son « statut légal »
selon le pacte d'Omar, lui importait peu. Ce qu’il attendait de son entourage arabe, et ce qui le
préoccupait étaient :
1) la garantie de sa sécurité physique,
2) celle de sa subsistance,
3) et enfin la possibilité de pratiquer sa religion librement.
Quand ces trois garanties existaient il était content et louait Dieu et quand il ne les trouvait pas, il
pleurait et errait ailleurs.
Sous les Alaouites, ces trois choses lui étaient plus ou moins, — et je souligne « plus ou
moins » — accordées. Au point de vue économique le Ju if pouvait agir librement presque sans lim i
tations, il pouvait exercer le métier qu’il voulait. Son travail était sollicité, ainsi que son talent d ’en
trepreneur et de commerçant et même les Arabes lui confiaient leurs capitaux qu’il maniait dans
l’intérêt commun1. K
Sur le plan religieux, il pouvait pratiquer sa religion. Sur le plan de la sécurité, les sultans, qui
considéraient le Ju if comme leurs protégés, faisaient de leur mieux pour assurer son existence, com
me ils le faisaient pour leurs autres sujets.
Evidemment dans ses rapports avec son entourage le Ju if devait être prudent, car on pouvait
toujours lui jouer un tour, comme lui aussi d ’ailleurs pouvait le faire et aussi convenait-il d ’être
prudent ; le proverbe hébraïque « Ein Emouna bagoï » et son parallèle arabe les appelait à se méfier
les uns des autres mais ne freinait pas du tout leur coopération2 .
Lorsque le Ju if parvenait à être nommé serviteur du roi comme Ibrt Sundal, Levi Y u li, Maima-
ran, et d ’autres, cela ne signifiait guère qu’il était reçu comme un membre de « la famille royale »
73
mais, de même, cela n ’était pas du tout signe que le roi avait perdu contact avec son peuple, loin de
là3. Le cas des relations de Ben-Battach et du sultan ’Abd-el-” Haqq est exceptionnel. Sidi Mohamed
Ben-Abdallah qui avait aussi des serviteurs juifs, était admiré et aimé de son peuple.
Certes, la vie des Juifs n’était pas idyllique, mais en général elle n’était guère pire que celle des
autres juifs qui ont trouvé asile dans les autres pays musulmans.
Donc en parlant des relations judéo-arabes nous devrons nous lim iter à cerner ce qu’elles repré
sentaient au niveau de la vie quotidienne. Nous n ’accorderons que peu de place à « la condition
légale et juridique du Juif » et nous nous préoccuperons des aspects économiques de ces relations.
Ces relations donnaient lieu à des sentiments d ’amitié véritable, au point que l ’Arabe ne consi
dérait plus le Juif comme un ennemi de l ’Islam et oubliait, momentanément, son identité.
Certes, il y a des moments de crise. En temps normal, les sentiments de haine, qui existent
certainement, sont refoulés. Mais dans les moments de crise, cet équilibre est rompu et la haine
refoulée rejaillit et prend la forme de persécutions, même religieuses. Alors on tue et on torture les
Juifs, on brûle les synagogues, les rouleaux de la loi sont profanés et les objets de culte piétinés.
Une crise de ce genre eut lieu au temps de Moulay El-Yazid (1 790). Mais, il est à noter que ces crises
ne duraient guère, et une fois passée la bourrasque les deux communautés retrouvaient leur équili
bre. Ceci est un aspect caractéristique des relations judéo-arabçs'au Maroc sous la dynastie alaouite,
des relations imprégnées de pragmatisme et interdépendantes. '
Quant aux sources rabbiniques et juives de ce siècle elles soulignent d ’une part la bienveillance
et la générosité des trois monarques de ce siècle : ’Abd al-Rahman et sa piété, Sidi Mohammed sous
le règne duquel la situation économique des juifs s’est améliorée et Moulay Hassan dont l ’admiration
et l ’amour qu’il a suscitées chez les Juifs4 apparaissent dans les nombreuses Kassidat de chanteurs
Juifs5.
Nos textes indiquent ainsi qu’en 1822 à la suite du décès de Moulay Sliman, les berbères mena
çaient d ’attaquer le Mellah ; les Juifs de Meknès trouvèrent refuge chez leurs voisins arabes, qui les
accueillirent pendant des semaines6.
Le même cas se produisit à Sefrou vers 1820 : un certain Ishak A friat se réfugia chez son ami
’Hamed El-Massar, de peur des Ouadaias qui menaçaient le Mellah de Sefrou7.
Avant sa mort en 1873, le Sultan Sidi Mohammed publia un « Firman » pour assurer lesjuifs
de son amitié et de son affection 8.
Une autre indication sur le bien-être général de la communauté : le Rabbin Raphaël Berdugo
(décédé en 1822) reproche aux Juifs de construire d ’amples maisons et de vivre dans le confort,
oubliant leur pays et la ville de Jérusalem 9. Le même Rabbin nous informe que lors des événements
sous le règne de Moulay El-Yazid (1790), les Juifs mirent leurs biens en dépôt chez leurs amis
arabes16 même si c ’est pour dénoncer la traîtrise de ces derniers qui nièrent par la suite l ’existence
de ces dépôts.
74
Dans un certain sens, les Juifs du Maroc, préféraient leur sort à celui de leurs frères des pays
d ’Europe, car ils jouissaient d'une entière autonomie juridique. C ’est ainsi que les démarches euro
péennes auprès du roi pour obtenir l’égalité de tous les citoyens du Maroc, Juifs y compris, devant
la loi, fut l ’objet de critiques des Rabbins de Meknès qui adressèrent à ce sujet une lettre sévère aux
dirigeants de l ’A.I.V., leur demandant de ne pas trop se mêler de leurs affaires. Ils y affirmaient leur
conviction que la possibilité qu’ils avaient de pouvoir être jugés selon la Thora, était un privilège qui
méritait qu’on souffrît pour lui dans d ’autres domaines11.
L ’impression qui se dégage de tout cela est celle d ’une intégration sociale, assez harmonieuse.
Mais ce n ’est qu’un seul aspect de la situation.
Comment expliquer cet état de choses ? Comment expliquer qu’une période qui semblait être
si chargée de promesses ait donné lieu à de tels événements ?
Pour répondre à ces questions, il faudrait replacer ces événements dans leur historique local.
En effet les Arabes sentaient bien que les progrès accomplis et les liens établis avec l ’Europe,
entraîneraient la perte de l’indépendance du Maroc, comme ce fut le cas dans les pays arabes voisins.
Leur opposition était exprimée par des sentiments de xénophobie contre les Chrétiens et contre les
Juifs18.
Les liens entre Juifs et Européens, suscitaient l ’hostilité des Arabes, qui concentraient sur eux
leur haine et leur mécontentement. C ’est ainsi que l ’A.I.U. fut amenée à recommander aux Juifs de
ne pas faire u/ie large publicité à l ’aide qui leur vient d ’Europe19. Ce qui donne à penser que les
Juifs faisaient montre de leur sympathie envers les Européens, entretenant ainsi la colère de leurs
voisins arabes.
D ’autre part l ’attitude des gouverneurs locaux, était dans un certain sens, une réaction contre
la politique du roi qui favorisait les Européens et leurs alliés, les Juifs.
Il convient cependant d ’établir des distinctions entre divers mouvements d ’opinions : il y avait,
d ’une part, les représentants du Makhzen qui aspiraient généralement au développement du pays et
à l ’instauration d ’un régime de sécurité et de stabilité ; ceux d ’autre part qui préféraient garder leur
indépendance et veiller à la préservation du patrimoine du passé même au prix de l ’isolement du
Maroc. Ceux enfin, comme les Berbères qui s’opposaient à toute politique du roi. Les Juifs souf
fraient des deux derniers groupes, mais non du Makhzen et de ses représentants.
Les rabbins évoquaient le pillage des magasins juifs à Meknès en 190320, soulignant ainsi que
les auteurs de ces crimes agissaient en hâte, car ils craignaient la réaction des autorités qui les pour
suivaient pour les châtier. De même les rabbins qui s’adressèrent à Montefiore21 précisaient dans
leur plainte qu,e le roi ignorait la conduite hostile du gouverneur local, que leur lettre n ’avait pour
objectif que celui d ’attirer l ’attention du roi sur leur situation.
75
Pour conclure, nous dirons que la vie des Juifs au Maroc du XIXème siècle n ’était ni entière
ment rose, ni entièrement sombre. Certes les Juifs étaient victimes de souffrances et de tortures
d’un côté, mais leur vie n ’était guère une chafne ininterrompue de persécutions et de pogroms.
Leur condition de vie ne différait pas d’une façon signifiante, de celle des Juifs dans les autres
pays musulmans. Les moments de crise, somme toute, sont éphémères et ne sont pas si nombreux
comme on l'imagine. En général, ces émeutes anti-juives ne furent ni organisées ni tolérées par les
rois et beaucoup d ’arabes, en souffraient aussi. Si le XIXème siècle fut effectivement à la fois un
moment de crise et une ère de promotion pour les Juifs, cela tient en large partie au fait qu’il débou
che sur le protectorat français qui mit un terme à cet état confus des choses.
NOTES
1. Dans le registre manuscrit des notaires juifs de Fès, de la bibliothèque du « Jewish Theological Seminary
de New York (M.S. 478-880) » se trouve un bon nombre de contrats de prêt et d’association entre Arabes et Juifs,
dont souvent le Juif est débiteur.
2. - 3. Voir les essais des Prof. N. Stillman et J. Gerber in Proceeding o fth e Semlnar on Mustlm-Jewlsh rela
tions in N orth-Africa, New York, World Jewish Congress, 1975, pp. 13-37, ef40-50. Je ne partage pas leur opinion
sur ce point
4. Voir Kissé Hameiakhim, de Raphaël El Baz, cité dans : La communauté de Sefrou, de D. Ovadia, vol. III,
pp. 36-39.
8. ibid., n° 250, p. 280, et sans doute, c’est un autre Firman que celui publié lors de la visite de Montefiore
en 1864. A ce sujet, voir Hirshberg, Histoire des Juifs en Afrique du Nord (hébreu), vol. 2, pp. 310-311.
9. V o irso n commentaire de la hagada, dans son livre « Rav Pninim » Drasha Le Sabbat Hagadol, strophe Ha
Lahma.
10. V o ir Mei Menouhot, vol. Il, Jerba, 1942, p. 99a. Son respect envers les rois est exprimé ainsi : « en tout
cas c’est grâce aux rois que les Juifs peuvent pratiquer leur Thora » (ibid., 98a).
11. Voir Devar Shmouei, Responsae de R.Samuel Amar, Casablanca, 1940 responsae n° 61 (HoshenMishpat).
15. ib id ., p. 205.
17. Voir Hirshberg, vol. 11, p. 307, qui évoque les événements de Safi et de Tanger en 1863.
19. La lettre est publiée par D. Ovadia \Sefrou, vol. I, doc. n° 250, p. 280.
C. BAR-ACHER
Une étude du statut légal, de la situation politique et sociale, de la sécurité des Juifs du Maroc
devrait prendre en compte, principalement, l'aspect formel de leur définition juridique comme
dhim m i et apprécier la mesure dans laquelle cette définition a été concrétisée, dans la pratique, par
le pouvoir marocain et ses préposés. Pour notre propos nous avons surtout affaire à l ’ensemble des
représentations constituant l’image que se fait le Musulman de son voisin ju if et nous envisageons
le réseau des relations quotidiennes existant entre Juifs et Musulmans. ^ '
Pour décrire un tel réseau nous devons d ’une part recourir à ,des sources littéraires aussi nom
breuses que variées : fatwahs (responsa juridiques musulmans) ;khutbahs (sermons, prononcés prin
cipalement le vendredi à la mosquée) ; descriptions de Juifs dans l ’historiographie arabe, la littéra
ture populaire, la fable et la légende ; représentation du Juif dans d ’autres genres folkloriques.
D ’autre part nous devons utiliser des sources qui reflètent les relations effectives entre Juifs et
Musulmans : rencontres dans la ville musulmane et dans le quartier juif, activités économiques
communes, collaboration et contacts sur un fonds de conflit socio-religieux.
Les sources dont nous disposons pour notre époque sont trop réduite? et ne nous permettent
pas de brosser un tableau complet et fidèle des relations qui existaient entre les Juifs et leurs voisins
musulmans. Un exemple notable de cet état de choses nous est fourni par l'historiographie marocai
ne des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles. Cette historiographie ignore pratiquement l’existence
de Juifs au Maroc ; elle ne leur consacre que de brèves notations même quand il s’agit d ’événements
très importants1.
Nous devons donc nous lim iter à quelques remarques fondées presque exclusivement sur des
sources hébraïques (arrêts, responsa, sermons, édits (taqqanot) rabbiniques). Nous espérons par ces
remarques jeter une certaine lumière, assez unilatérale il est vrai, sur le système des relations qui ont
existé entre Juifs et Musulmans. Nous aurons aussi l’occasion d ’apprécier les relations de voyageurs
européens, une littérature portée à la généralisation et, parfois aussi, à l’exagération. Au total nous
serons informés des rapports entre Musulmans et Juifs non pas tant par ce qu’ils disent eux-mêmes,
que par l’image que s’en fait la société juive ou par le comportement de Musulmans tel que l’ont
observé des gens de l’extérieur.
Aucune recherche, jusqu’à ce jour, n’a été consacrée au sujet : ces lignes offrent le premier
essai d ’une réflexion à partir de sources datant de la période considérée et, en particulier, de docu
ments rabbiniques n ’ayant pas été exploités, même sous forme de brèves notations, dans les travaux
consacrés à cette période. Disons cependant que l ’essentiel de ces sources utilisées ne concerne que
78
trois communautés du Nord-Est marocain : Fès, Meknès et Sefrou. Sur d ’autres communautés, nous,
ne trouvons que des mentions sporadiques.
Il faut déjà signaler que le réseau des relations que nous nous proposons d’étudier n’est pas
ramifié. Ceci provient de ce que chacun des groupes en question habitait dans une portion séparée
de la ville et tendait ie plus souvent à tisser à l’intérieur de lui-même son propre réseau. La relation
qui s’établissait avec l ’extérieur était donc une. relation vécue de loin, elle ne procédait d ’aucun
contact étroit et prolongé. En outre, sur le plan religieux, il n ’existait pas entre Musulmans et Juifs,
— le Maroc ne constitue pas sur ce point une exception —, de sentiment de rivalité quant à l ’élec
tion divine. Il manquait donc, dans les rapports qui nous intéressent, aussi bien la polémique reli
gieuse caractéristique entre Juifs et Chrétiens au Moyen Age que les débats idéologiques de l’époque
moderne.
Il résulte que les notations que nous proposerons, leur caractère et leur pertinence, seront
limitées à certaines tranches de temps : jours où la pression exercée par le pouvoir ou la société se
fait pesante ; jours où les rabbins laissent libre cours à leur plume et fulminent contre leurs oppres
seurs les mots les plus durs, alors qu’en temps normal ces mêmes rabbins, en général, taisent leur
hostilité. Nous verrons enfin, que c ’était surtout dans le domaine économique que se nouaient des
relations quotidiennes. L ’existence de telles relations cependant ne signifie pas qu’elles aient été
étroites ou amicales. Elles ne procédaient en effet que des besoins vitaux des deux parties, dont
chacune ne recherchait que son propre intérêt.
L E JU IF V U P A R LES M U S U LM A N S
Les premières représentations que se faisaient du Ju if les « Pères de l ’ Islam » et leurs fidèles
apparaissent déjà dans le Coran et dans le H adith. Avant toute chose, le Juif est perçu comme un
hérétique et le commandement en vertu duquel il faut abaisser le Ju if apparaft explicitement dans
le Coran. Il est pratiquement acquis que de telles représentations ont influé non seulement les
clercs, mais aussi le petit peuple qui observait le Coran comme une leçon apprise. Il entendait
aussi les traditions orales qui, parlant des Juifs, se distinguent en général par une attitude plus dure
que celle du Coran2 .
Ceci est reflété dans les rares mentions qu’on trouve encore à ce sujet dans la littérature maro
caine de la période. Ces mentions concernant le Ju if (et également le Chrétien) le désignent comme
hérétique ou comme impur. Il arrive aussi que cette désignation s’exprime dans la réalité, surtout
quand un vent de sainteté souffle sur les « croyants »3 . il y a également lieu de supposer que le
contrôle exercé, à cette époque, sur les déplacements des Juifs à proximité des lieux saints de
l’Islam procédait d ’une telle représentation4 .
Le Juif est aussi vu comme un pécheur responsable des famines et sécheresses s’abattant sur la
terre. Le voyageur anglais Windus relate une cérémonie célébrée à Meknès en 1780, année où
sévissait la sécheresse au Maroc. Les autorités religieuses musulmanes avaient mis en œuvre une
liturgie pour faire tomber la pluie. Fatigués de prier sans succès, ils appelèrent les Juifs et leur
dirent : « Sans doute Dieu n’exaucera-t-il pas vos prières, mais il fera tomber la pluie pour se débar
rasser de vos supplications, pour purifier l ’air pollué que vous exhalez, pour nettoyer vos pieds qui
sentent mauvais ». De ces paroles, si elles sont exactes, ressort non seulement l ’image que les Musul
mans se faisaient du Juif mais aussi l ’ambivalence de cette image : bien que Dieu n’écoute pas les
prières du Juif, il y a lieu de s’adresser à lui en dernier recours. Un texte, d ’une autre époque, racon
te qu’en 1737 (année de terrible sécheresse au Maroc) il vint à la connaissance des Juifs de Fès que
79
les Musulmans tenaient conseil et délibéraient des causes de la sécheresse. Du ton dont les choses
sont dites on voit bien que les Musulmans comptaient attribuer aux Juifs la responsabilité de cette
sécheresse.
Ces indications, et d’autres du même ordre, illustrent l ’ambivalence qui marque l ’attitude des
Musulmans à l ’égard des Juifs. Cette ambivalence, attestée dans les sources anciennes et tardives, se
trouve déjà dans le Coran et se retrouve dans la littérature européenne, quoiqu’il faille distinguer,
soigneusement, du point de vue de l’intensité de la relation à 'l’égard des Juifs et du point de vue des
conséquences pratiques de cette relation, entre les pays européens et les pays musulmans. Selon cet
te ambivalence, le Juif est présenté tantôt comme faible tantôt comme tout-puissant ; il est égale
ment hérétique mais il arrive que Dieu prête davantage attention à ses prières qu’à celle des fidèles ;
on pourrait prolonger la liste de ces contrastes.
Dans la première de nos sources, nous avons perçu la « mauvaise odeur » qui émane des Juifs.
Cette odeur est bien connue dans la littérature chrétienne anti-juive alors qu’elle est rare en terre
musulmane. Elle existe cependant dans ces pays, comme nous venons de le voir. Signalons aussi la
lettre envoyée par les rabbins de Fès à New Y o rk en 1887, décrivant leurs souffrances, les rabbins
précisent que le nouveau gouverneur de Fès, avait, peu de temps après sa nomination, interdit aux
Juifs d ’acheter des fleurs, disant : « la bonne odeur et les parfums ne conviennent pas aux Juifs ».
Les auteurs de la lettre d ’ajouter : « on n ’a jamais rien entendu de pareil depuis l ’exil de Jérusa
lem »s .
Une source, qui a été en partie étudiée, — le conte populaire ju if — contient des allusions à la
tension socio-religieuse qui régnait au Maroc. Dov Noy, après avoir étudié 71 contes marocains,
estime qu’un tiers de ces contes contient des traits de cet ordre. Ce contact est sans doute vécu sous
plusieurs formes, mais il est le plus souvent marqué de tensions et de heurts. On demande par exem
ple au Juif, qui est parfois de rang élevé, naguid (chef de communauté) ou rabbin, d ’accomplir une
certaine mission, de répondre à des questions, de payer un impôt très lourd... Comme c ’est habituel
dans de nombreux contes populaires, les Juifs réussissent à vaincre le méchant ministre ou à faire
rapporter la décision unique, et il y a sans doute dans un tel m otif davantage un désir qu’une expé
rience vécue. Un de ces contes commence ainsi : « Dans la ville de Meknès vivait un méchant roi
qui haïssait les' Juifs et leur faisait bien des misères. Lesquelles ? Il les chargeait de nombreux
impôts, leur interdisait tout commerce, les confinait dans le « mellah... ». Une telle description peut
80
sans doute refléter la situation historique du XVIIIème siècle, mais il importe peu, pour ce qui
nous intéresse, qu’elle soit réelle ou non. Ce qui est important c ’est que le conte témoigne d’une
image que se faisait du pouvoir marocain une certaine partie de la population juive. Ce qui est dit
ici des contes juifs vaut également pour les contes populaires qui circulaient parmi les Musulmans,
bien que nous n ’ayons que peu d ’éléments à leur sujet.
Le conte populaire manifeste particulièrement la tension qui existait dans les centres urbains,
où se trouvaient, en grand nombre, des personnalités religieuses capables d ’enflammer les esprits
lors d ’une crise politique ou économique ou en période de fanatisme religieux. L ’analyse des contes
tunisiens, il est intéressant de le noter, révèle une image différente de celle que fournit le Maroc. La
tension entre Juifs et Musulmans n ’occupe pas, dans ces contes, la place notable qu'elle prend au
Maroc9 . Ceci permet de supposer que d ’autres pays du Maghreb, en général tout au moins au
XVIIIème siècle, ont connu, à la différence du Maroc, un climat social moins rigoureux à l ’égard des
Juifs. Pour en revenir au Maroc, signalons en outre que les habitants des centres urbains manifes
taient en général une hostilité plus déclarée à l ’égard des Juifs que certains habitants des villages
montagnards de l ’Atlas10 .
La légende populaire musulmane contient, elle aussi, des aspects intéressants aussi bien sur
l’image que se faisait du Ju if son entourage musulman que sur le réseau des relations qui existait
entre le Ju if et cet entourage. Dans certaines légendes le Juif est présenté comme le méchant qui
cherche à nuire aux « croyants » et attenter à l ’honneur de leurs filles. C ’est ce qu’illustre la légende
d’« Ibn Mech'al ». Dans sa version longue elle raconte l ’histoire d ’un Ju if de ce nom qui s’était fait
craindre des Musulmans dans la région de Taza, au voisinage de Fès. Devenu roi, il avait pris l’habi
tude d ’exiger des habitants de Fès en tribut annuel une belle jeune fille musulmane destinée à son
harem. Cela dura jusqu’à ce que survfnt Moulay a(l)-Rashid, le fondateur de la dynastie alaouite et
son premier roi (1666-1672) : déguisé en femme, il le tua. Dans un travail approfondi de Cenival a
montré le caractère fic tif de l’histoire : l ’opprimé devient « roi » dans la légende, mais dans la
réalité Moulay a(l)-Rashid, ayant besoin d ’argent, n’hésita pas à tuer un riche ju if de Dar Ibn
Mech’al, village de la montagne des Beni-Snassen, dans le Nord-Est du Maroc. Le souvenir déformé
de cette légende a donné naissance à une fête annuelle, le 'ic i al sultan a(l)-Tolba des étudiants de
Fès, fête au cours de laquelle ceux-ci élisent leur « Sultan » et celui-ci ensuite, reçoit des présents de
ses sujets. Il semble que l ’accession de cette légende au rang de cérémonie célébrée avec éclat d’une
année sur l ’autre, ait pu renforcer le stéréotype anti-juif11.
L ’examen d ’un certain nombre des proverbes populaires musulmans et juifs des centres urbains
du Maroc témoigne également d ’une tension entre Juifs et Musulmans qui, dans le meilleur des cas,
en restait au niveau des représentations réciproques des deux groupes. Dans ces proverbes les Juifs
apparaissent comme vils, faibles, exposés à des sévices. Ceci provient de ce que leur statut légal et
social est considéré comme inférieur. L ’un des stéréotypes habituels dans ces proverbes présente les
Juifs comme des hommes à qui on ne peut faire confiance, qui se comportent avec hostilité à
l ’égard de l ’Islam et des Musulmans. Ils ne cessent de comploter contre les Musulmans, de rechercher
les moyens de les tromper. Le proverbe : « quand un Juif trompe un Musulman, son jour est plein
de bonheur » illustre bien ce que nous venons de dire. Notons aussi une conclusion, intéressante
pour nous, tirée d ’un travail récent consacré à ces proverbes : l ’image du Juif chez le Musulman est
fixée et stéréotypée, alors que la représentation juive du Musulman est variable et dépend du rap
port concret existant entre Musulmans et Juifs12 .
Il faut cependant, malgré l ’intérêt qu’offrent ces contes, fables et proverbes, user avec réserve
des images et représentations qu’ils manifestent. En effet nous avons peu de témoignages historiques
nous permettant d ’établir que ces contes, fables et proverbes, dont la majorité n’est documentée
qu'à notre époque, aient réellement circulé à l ’époque qui nous intéresse, dans de larges secteurs
de la société.
81
Notre étude acquerrait une dimension supplémentaire si nous pouvions comparer la relation
avec les juifs, avec celle qui aurait existé avec d ’autres groupes et, tout particulièrement, avec
d ’autres minorités religieuses. Mais il n ’y a pas au Maghreb, alors, de grandes communautés chré
tiennes comme il en existe dans l ’Empire ottoman. Nous n’avons en effet au Maghreb que des
groupes de marchands passant rapidement pour affaires ou encore, en nombre plus restreint encore,
quelques Chrétiens résidant en permanence dans la région. Malgré cela il existe des témoignages, peu
nombreux sans doute, mais intéressants pour ce qui nous occupe. Ainsi que le note un voyageur,
qui séjourna en Egypte à laf-fin du XVIIIème siècle, quant au traitement identique qu’appliquaient
les Cairotes aux Juifs et aux Chrétiens selon le « Pacte d ’Omar »13, nous lisons dans le récit d ’un
témoin oculaire, qui accompagna une mission anglaise au Maroc dans les années vingt du XVIIIème
siècle, que « les Marocains pensent qu’ils ont un droit naturel les autorisant à infliger des sévices aux
Juifs et aux Chrétiens ». Ce voyageur précise par ailleurs, que ces sévices consistent en humiliations
et insultes14. Mais un autre voyageur, qui séjourna aussi au Maroc à la fin du XVIIIème siècle,
fournit des indications plus détaillées et plus intéressantes pour ce qui nous occupe. Il signale, chez
les Musulmans, une attitude différente selon qu’il s’agit des Juifs ou des Chrétiens. Si, par ex
emple, à la mort d ’un Juif, les Musulmans disaient : « Il est mort, le fils de cornard », à la mort
d ’un Chrétien ils disaient : « Il est mort, le pauvre ». Ils disaient cela si le Chrétien était un homme
de bien, mais s’il s’agissait d ’un homme auquel ils n’avaient porté aucune affection particulière ils se
contentaient de dire : « Il est mort, l’hérétique »l s . Si ces détails reflètent la réalité on peut dire
qu’il y avait, tout au moins au Maroc et dans les endroits parcourus par le voyageur en question (en
particulier dans les centres urbains), une certaine différenciation, à l ’avantage des Chrétiens par rap
port aux Juifs, dans l ’attitude des Musulmans.
L ’intérêt pour les relations avec l ’Europe, qui allait croissant à cette époque, a-t-il été connu du
public et a-t-il, de ce fait, exercé une influence sur l ’état d ’esprit de l ’ensemble de la population ?
L ’attitude prise à l’égard des marchands européens (Chrétiens), attitude fondée sur la volonté de
développer le commerce avec leurs pays et inspirée avant tout par des calculs politiques, a-t-elle
entraîné un changement dans la relation avec les Chrétiens qui résidaient en permanence au Maroc ?
N ’est-ce pas plutôt la longue tradition concernant le seul ou le principal d h im m iconnu des masses,
c ’est-à-dire le Juif, qui a maintenu son influence ? Ceci n’expliquerait-il pas que l ’humiliation et la
dérision aient été, dans une moindre mesure, dirigée contre les Chrétiens ? L ’état actuel de la
recherche ne permet pas de trancher. Il faudrait pour cela comparer la situation du Maghreb avec
celle de l’Empire ottoman, dans lequel se trouvaient de grandes communautés chrétiennes et d’au
tres minorités encore. Il conviendrait aussi, pour le Maghreb lui-même, de comparer sa situation à
l ’époque qui nous intéresse avec celle «d’autres époques marquées par la coexistence de commu
nautés juive, chrétienne et musulmane.
L ’E N T O U R A G E M U S U LM A N V U P A R LES JUIFS
Quelle image se faisaient les Juifs de leur entourage, de ses composantes, de ses gouvernants, de
ses institutions ? Sans doute, en règle générale, l ’historiographie ne considère-t-elle le Juif que com
me un objet placé dans l ’entourage musulman. Elle ignore ce que peut être l ’attitude du Juif par
rapport à cet entourage. Pour être complet notre tableau devra intégrer les deux aspects qui le
composent, sans méconnaître pour autant la signification plus concrète qu’a pour les Juifs la rela
tion avec leur entourage. Nous devons également signaler que les sources juives, — la littérature
rabbinique en constitue l ’écrasante majorité —, n ’accorde pas un rôle majeur au rapport des Juifs
avec leur entourage musulman. Tout naturellement, les chefs spirituels de la communauté s’intéres
sent surtout à la société juive, à ses valeurs et à ses institutions.
82
La relation du Juif avec son entourage était, avant toute chose, la résultante de la relation que
cet entourage entretenait avec lui. L ’image du pays que donne la littérature rabbinique est, dans
l’ensemble, négative : le Maroc est une terre d ’exil d ’Israël où les Juifs étaient arrivés à cause de leurs
péchés et où ils étaient asservis aux non-Juifs16 . Maroc et Maghreb étaient, pour les rabbins, des
contrées où il n’y avait pas de sécurité pour les Juifs17.
L ’Islam est présenté comme opposé au judaïsme qui, selon les rabbins, est la vraie religion.
Certains rabbins placent l ’Islam dans la catégorie de l ’idolâtrie et mettent en doute l’authenticité
de la révélation divine faite à Mahomet. Les tribunaux musulmans sont avant tout considérés
comme des (arka'ot shel f akum (« Tribunaux des idolâtres »). La midrasa dans la langue des
rabbins du Maroc ne signifie pas seulement Bet Hamidrash (maison d’étude) mais aussi Bet-midras,
c ’est-à-dire lieu d ’impureté18.
Il faut cependant user de circonspection à l ’égard de ces clauses de style. En effet les rabbins
avaient une attitude négative à l’égard des autres religions, de leurs fondateurs et de leurs sectateurs,
sans manifester toutefois, vis-à-vis de l’ Islam, le mépris dont faisaient preuve leurs homologues, en
Europe, pour le christianisme et pour son culte.
Par ailleurs on rencontre aussi un type d ’attitude radicalement opposé à celui que nous venons
d ’exposer. Il s’observe spécialement dans la relation des Juifs avec le pouvoir central. Bien caractéris
tique à cet égard est la très haute estime en laquelle les Juifs tenaient les rois du Maroc, et particu
lièrement ceux qui veillaient à ce que les Juifs pussent vivre en paix. D ’une manière générale les
Juifs avaient un intérêt fondamental à ce que le pouvoir soit stable. Ils savaient en effet qu’ils
seraient les premières victimes de son affaiblissement éventuel. Caractéristique est l’expression qui
revient fréquemment sous la plume des rédacteurs de la chronique H istoire de Fès : « Dans le pou
voir est notre salut ». Un ton semblable se fait entendre dans un édit rabbinique de Fès, de 1669,
quand Moulay Al-Rashid parvint à asseoir son autorité sur le Nord du Maroc après avoir écrasé un
bon nombre de rebelles : « Et en ce temps-là le royaume se renouvela ; la race des ministres qui était
dans chaque ville disparut et périt2 3 .
Les mentions « que sa gloire soit exaltée », « que Dieu l ’ait en compassion » étaient accolées à
tous les noms de sultans et de cai'ds qui se comportaient correctement à l’égard des Juifs24 . En
revanche les rabbins exprimaient sans ambages leur attitude vis-à-vis de ceux qui maltraitaient les
Juifs, à preuve la mention Ha m ezid (« l ’effronté ») dont ils faisaient suivre le nom du sultan Yazid
chaque fois que ce nom leur venait aux lèvres. A son époque, on le sait, les Juifs du Maroc connu
rent de grandes souffrances2 5.
Notons également le changement significatif intervenu dans l ’usage liturgique des Juifs de Fès
après la mort de Yazid. Au Maroc, comme on sait, à la différence de ce qui se faisait dans les empi
res ottoman ou russe, on ne disait pas la prière pour le Roi avant l ’office de mussaf du Sabbat ou
des jours de fêtes. Toutefois, à partir du règne de Suleiman (1792-1822) qui abolit les décrets de
son prédécesseur et qui réduisit le taux des impôts exigés des communautés juives, on commença à
83
bénir le roi dans la communauté de Fès en ces termes : « car il est digne de la bénédiction du Sei
gneur de la Royauté »2 6 .
Les rabbins de cette époque savaient apprécier à sa juste valeur l ’autonomie religieuse et com
munautaire qui leur était octroyée par les autorités. Rabbi Shmuel cAmar, à la fin du XIXème
siècle, est explicite à cet égard mais les sources du XVI Même siècle nous permettent déjà d ’arriver
à la même conclusion : « Et nous sommes sous la main d ’Ismaël, nous qui nous efforçons, malgré
tous leurs décrets, de maintenir notre religion ; et il leur a été prescrit par leur Prophète de nous
soutenir pour le renforcement de notre foi »2 7 .
Comment se déroulait la vie quotidienne entre les Juifs et leur entourage ? Nous devons rappe
ler que le réseau de ces relations était limité et que chaque partie de la société construisait sa vie à
l ’intérieur d’elle-même. Les notations qui suivent ne valent donc que pour certains événements ou
pour des tranches de temps déterminées.
La plupart des sources indiquent que les Juifs, quand ils rencontraient des Musulmans, étaient
parfois soumis à des insultes, des malédictions, des imprécations et des intimidations. Ceci ressort
surtout de la littérature de voyages : tous les voyageurs qui passèrent dans les villes marocaines, à
partir de la fin du XVIIème siècle et jusqu’au début du XIXèm e siècle, dépeignent la vie des juifs
comme un terrible mélange d ’insultes, d ’humiliation et d ’oppression permanentes. De telles descrip
tions, trop générales, comportent, à n ’en pas douter, une certaine exagération. Nous devons donc
les recevoir avec grande précaution et ne les considérer comme pertinentes que là où nous avons un
témoignage précis faisant état de sévices réellement exercés sur les Juifs2 8.
Nous nous concentrerons principalement sur le problème de la sécurité des Juifs marocains à
l ’époque qui nous intéresse. C ’est en effet à ce sujet que nous disposons de témoignages réels et
relativement nombreux. En parlant de la sécurité des Juifs nous prenons ce mot dans son acception
la plus simple, à savoir la mesure du danger qui accompagne le fait d’être Juif dans la société musul
mane. On peut sans doute supposer que la sourde inimitié éprouvée pour les Juifs se traduisait
parfois à l ’extérieur, sans raison, par un acte de violence. Mais c ’est surtout quand les Juifs se
déplaçaient comme colporteurs qu’ils étaient atteints. C ’est ainsi que des Juifs furent pillés et
assassinés, sur le chemin qui les menait de village en village. Il ressort de responsa de rabbins maro
cains que de tels assassinats ne furent pas rares29. Voici ce que dit Rabbi Raphaël Moshe Elbaz
décrivant, à la fin du XIXèm e siècle, à l ’Alliance Israélite Universelle de Paris, l’histoire de la com
munauté de Sefrou : « Il n ’y a pratiquement pas d ’année où on ne violente ou ne tue deux ou trois
âmes d ’Israël ; l'Eternel connaît les choses cachées ! »30. De telles paroles correspondent également
à la réalité vécue au XVIIIème siècle par cette communauté de Sefrou et par d ’autres.
Les cas de viols étaient plus rares3 1, sans doute parce que les femmes juives s’interdisaient de
sortir de leurs maisons ou n ’en sortaient, en tous cas, que si maris ou parents les accompagnaient. Il
se peut aussi que de tels cas soient restés inconnus parce que leurs victimes ne voulaient pas en
parler à cause de leurs conséquences possibles, surtout en matière de droit conjugal. Signalons par
exemple le risque de voir s’appliquer les dispositions concernant la bâtardise. Ceci dif, il y a des
témoignages sur des viols de femmes, intervenus principalement à l ’occasion d ’émeutes qui ga
gnaient toute une ville, quartier ju if compris3 2 .
84
Sans doute les Musulmans eux-mêmes étaient-ils parfois victimes de ce genre de sévices, mais la
position inférieure des Juifs les exposait relativement davantage à ces atteintes. Ainsi peut-on s’ex
pliquer l ’étonnement des Musulmans marocains qui se demandent souvent, au XVIIIème siècle,
comment les Juifs ont l ’audace d'aller seuls sur les routes3 3 . Or précisément nous connaissons quel
ques cas de Juifs qui louaient des gardes pour les accompagner sur des routes qui s’étaient avérées
dangereuses34. Quoi qu'il en soit, on ne doit pas trop se fonder sur ce qu’écrit, d’une façon très
générale, le chroniqueur marocain Al-Zayyani : « les choses étant rentrées dans l ’ordre, les esprits et
le pays s’étant calmés, le sultan s’occupait à construire ses demeures et à planter ses vergers ; le pays
était en sécurité et en paix ; la femme et le dhim m i (le Juif) allaient d ’Oujda (au Nord-Est du Maroc)
jusqu’à Ouad Noun (au Sud-Ouest) sans rencontrer personne qui leur demandât d ’où ils venaient et
où ils allaient »3 5. De tels dires, en effet, s’ils correspondent peut-être à une certaine période du
règne d’Ismail (1677-1727), — qui veilla particulièrement à assurer la sécurité des axes routiers et
les déplacements des troupes, des fonctionnaires et des courriers —, ne valent ni pour tout temps ni
pour tout lieu. De plus, le fait même que Al-Zayyani mentionne de façon particulière une améliora
tion de la sécurité montre que celle-ci n ’était en général pas assurée.
Il se peut que les violences contre les Juifs aient eu aussi pour origine le fait que certains Musul
mans savaient qu’ils ne subiraient pas de représailles et que, même s’ils passaient en justice, ils pour
raient se libérer par le paiement d ’une amende ou par une contre-accusation. L ’accusation la plus
courante était que les Juifs avaient maudit le Prophète ou avaient insulté l ’Islam. Cependant nous
connaissons des cas où le pouvoir infligea de lourdes peines à des Musulmans ayant maltraité des
Juifs. C ’est ainsi qu’un voyageur témoigne que cinq Musulmans furent pendus à Meknès, au début
du XVIIIème siècle, pour avoir pillé et assassiné un notable juif37 . Dans d ’autres cas le sultan
dédommagea les parents des victimes38. Nous voyons aussi, plusieurs fois, qu’il suffit de prononcer
le nom du sultan Ismail pour décourager des Musulmans qui voulaient s’en prendre à des Juifs39.
Les sévices exercés sur les Juifs, principalement en périodes d ’anarchie, semblent avoir compté
parmi les causes déterminantes qui ont entrafhé l ’établissement de quartiers spéciaux pour la défen
se des Juifs. De tels quartiers cependant ne réglèrent pas dans tous les cas le problème de la sécurité
des Juifs. On sait que des assauts se déchafnèrent contre les Juifs dans les meiiahs mêmes. Cela se
produisit à Meknès en 1703, 1720, 1728 et 1790. Dans un des cas considérés il y a lieu de penser
que le meiiah fut pillé avant que ne le fussent d ’autres secteurs de la ville40 . En l ’occurrence cepen
dant on ne peut se prononcer à coup sûr que si les circonstances de chaque cas sont connues.
En dépit de tout cela nous constatons par ailleurs, parmi la population musulmane, un autre
type d ’attitude à l ’égard de la sécurité des Juifs. Il se trouve par exemple un qadi qui préserve des
Juifs de la colère d ’un gouverneur. Ainsi voyons-nous également, par exemple, à l ’amère époque de
Yazid, le qadi de Tétouan arguer auprès du sultan : « il n’est pas correct d ’agir ainsi, de tuer tous les
Juifs, car leur juge (c’est-à-dire Mahomet) n ’a pas dit de le faire ». Ce qa//vise les paroles du Coran
par lesquelles Mahomet ordonne de ne pas tuer les Juifs s’ils paient un impôt spécial41. D ’autres
témoignages font état de Musulmans qui offrent leur protection à des voisins juifs à l ’heure de la
persécution4 2 . Par ailleurs nous possédons un témoignage intéressant, selon lequel après la mort de
Hafid, gouverneur de Fès au début du XVI Même siècle, des Musulmans de réfugièrent dans des mai
sons juives. Ils craignaient en effet que son successeur ne se vengeât contre eux de leur appartenance
au parti de son rival4 3.
85
En dépit de ce que nous venons de voir, il y eut entre Juifs et Musulmans des relations norma
les. On connaît des cas où des Musulmans prêtèrent de l’argent à des Juifs en temps de détresse4 4 .
Quant aux prêts accordés par des Juifs à des Musulmans, ils étaient courants (voir ci-dessous, en
particulier, la note 47). Les colporteurs juifs qui allaient de village en village se logeaient souvent
chez leurs amis musulmans. La plupart des témoignages à ce sujet portent sur des colporteurs juifs
qui circulaient parmi les tribus berbères4 5 . Cela n ’est en rien surprenant car de telles relations
n’avaient pas lieu de s’établir dans les villes, là où se trouvaient des communautés juives. Il y avait
des Musulmans et des J uifs qui se rendaient visite les jours de fêtes religieuses et à l ’occasion de célé
brations familiales. De tels rapports allaient de soi en temps de détresse, de deuils familiaux4 6 .
C ’est cependant surtout dans le domaine économique qu’on voit se créer d ’amples relations
entre Juifs et Musulmans : associations d ’affaires, prêts mutuels, locations de maisons4 7 . En temps
normal les Juifs faisaient leur travail dans la medinah (la ville musulmane). Leur absence, le cas
échéant, entrafnait une restriction de l ’activité économique. Un prêtre français, séjournant à Meknès
au début du XVIIIème siècle pour racheter des captifs chrétiens, signale : « il n ’y a aucun commerce
le jour du Sabbat, parce que les J uifs observent ce jour de façon très stricte »4 8 . Sans doute exagère-
t-il en disant qu’il ne se faisait aucun commerce dans la ville, mais il est certain que l ’activité écono
mique diminuait ce jour-là. De leur côté, les Musulmans se rendaient aussi dans Iem ellah pour des
raisons économiques, en particulier commerciales.
Des relations de ce genre, dans certains cas, imprimaient-un caractère particulier à l ’activité
économique de toute une ville, par exemple, de Mogador dans la deuxième moitié du XVIIIème
siècle. Une étroite relation économique existait, en particulier, entre les grands marchands juifs qui
s’occupaient du service de la cour, l ’entourage royal et d ’autres fonctionnaires du Makhzen. Ce type
de relation s’intensifia au XIXème siècle dans d ’autres villes, comme celles du littoral atlantique et
comme Marrakech4 9 .
Des échanges d ’idées existèrent parfois, dans divers domaines. Sans doute la société juive, nous
l ’avons dit, vivait-elle en général sa vie de façon indépendante. Mais il est bien connu aussi que les
Juifs ont toujours été influencés par leur entourage. Cette influence, il est vrai, était perceptible
dans les lieux et dans les temps où la société environnante se distinguait par des idées ou par les
valeurs que la société juive voulait adopter. Ce fut sans doute le cas de l ’Espagne musulmane50. Au
contraire, aux époques où se manifestaient des signes de décadence et de repli dans la société envi
ronnante, l ’influence qu’elle exerçait n ’était plus qu’extérieure. C ’est ainsi que nous assistons, à
l ’époque qui nous intéresse pour le Maroc, à des influences extérieures dans le domaine de l ’organi
sation de la communauté juive. Par exemple, la communauté juive, au XVIIIème siècle, a de plus en
plus recours à l’impôt indirect pour financer ses dépenses, en particulier dans le domaine social.
Cette institution, de plus en plus généralisée, de l ’impôt indirect vient, il y a lieu de le supposer, de
ce que la société musulmane marocaine pratiquait elle-même un tel système fiscal, de façon de plus
en plus répandue5 1.
\
D ’autres influences sont connues, dans les domaines du folklore, de la musique populaire, des
arts plastiques et dans d ’autres domaines encore. On perçoit également l ’influence de l’entourage sur
86
la coutume populaire et les rabbins plus d'une fois donnent l ’alarme contre des déformations, contre
des usages étrangers qui s’étaient plaqués sur la société juive. Ils entrent en guerre, surtout, contre le
recours aux tribunaux des non-juifs, phénomène connu par ailleurs dans d’autres communautés
médiévales. Ils s'élèvent aussi, à plusieurs reprises, contre l ’usage de se taillader le visage à cause des
morts53. La récurrence des édits et des avertissements en ces matières montre qu’ils n’étaient pas
efficaces ou q u ’ils ne l ’étaient que pour peu de temps.
Un phénomène intéressant, que nous connaissons par des sources tardives, est l ’existence des
tombeaux de saints comme lieux de pèlerinage aussi bien pour les Juifs que les Musulmans. Ce
phénomène, connu surtout dans certaines parties du sud marocain, détermina la floraison de
croyances populaires et de pratiques culturelles communes aux deux groupes. Juifs et Berbères
croyaient par exemple, au pouvoir magique des démons, au mauvais œil54.
Le caractère limité du contact social ne pouvait donner naissance à des conversions sur une
échelle réellement importante. Elles existèrent pourtant. A ce propos, il convient aussi de signaler
que les relations d’amitié qu’entretenaient certains Juifs, qui fréquentaient la cour, avec leurs col
lègues musulmans pouvaient amener ces Juifs à se détacher de leur propre société. C ’est ainsi que
Rabbi Raphaël Birdugo, chef de la communauté juive de Meknès à la fin du XVIIIème siècle et au
début du XIXème siècle, tançait vertement le milieu des courtisans juifs : « Et jusqu’à ce jour tu ne
trouveras personne qui méprise les commandements positifs, les commandements négatifs, les
sabbats et les jours de fête ; seuls se le permettent ceux qui sont connus à la cour et qui sont
proches du pouvoir royal »s s . Il faut cependant accueillir ces paroles avec réserve et souligner que
ce groupe de Juifs, qui étaient proches de la cour, restaient en général imprégnés de la tradition de
leur peuple. Plus répandue était l ’évasion de certains Juifs, qui se soustrayaient aux obligations impo
sées par la communauté à ses membres, surtout en matière fiscale. Cette évasion s’obtenait en
faisant jouer les liens étroits qui les unissaient à des ministres et à des fonctionnaires musulmans.
Malgré l ’existence de telles pratiques, la communauté juive n’était pas encline à créer des relations
tendues avec de tels Juifs. Elle cherchait plutôt, par divers moyens, à intégrer parmi les responsables
de la communauté56.
Terminons par un exemple, unique dans les sources dont nous disposons, qu'il nous semble
indiqué de signaler ici à cause de son importance. Dans les responsa de Rabbi Petahia Birdugo, qui
vécut lui aussi à Meknès à la fin du XVIIIème et au début du XIXèm e siècle, nous apprenons
qu’il soutint une dispute théologique avec un maftre musulman (fq ih ). Les thèmes de cette dispute
sont analogues à ceux qui furent débattus dans le haut Moyen Age entre des maftres des trois gran
des religions : l ’élection du peuple d ’Israël, son exil et sa souffrance, les personnes de Jésus et de
Mahomet, l ’importance des différentes religions57. Il ne semble pas que les arguments que défen
daient les deux adversaires aient comporté beaucoup de nouveautés. Mais c ’est le fait même de cette
dispute qui est intéressant, parce qu’il témoigne qu’il a existé des cas de tolérance religieuse caracté
risée même parmi les maftres de la religion musulmane, en général connus pour leur fanatisme. De
plus, dans le courant de la dispute, Rabbi Petahiah attaque sévèrement la religion musulmane et
Mohamet et il y lieu de penser q u ’en agissant ainsi il ne courait pas grand risque58. Sans doute
peut-on aussi penser qu’il s’agit là d ’une discussion entre deux amis, dépourvue de tout caractère
officiel, discussion à laquelle on ne doit donc pas attribuer une importance excessive.
Conclusion
Sur la base des sources dont nous disposons il est difficile de résumer convenablement l’en
semble des relations sociales qui existaient entre les Juifs et leur entourage musulman dans le Maroc
du XVIIIème siècle. Quelle tendance majeure, même tracée se dégage, de ce que nous avons décrit
ci-dessus ?
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Les opinions des Juifs et des Musulmans les uns sur les autres sont avant tout fondées sur des
différences religieuses dont les racines historiques sont anciennes. De plus, chez le Musulman,
l ’image du Juif se nourrit du sentiment de sa supériorité par rapport au Ju if défini dans le droit
musulman comme un individu toléré et inférieur. Mais ici intervient une distinction significative.
Quand il s’agit des Juifs et des Musulmans en tant que groupes, on rencontre une généralisation
typologique, en général péjorative ; quant au contraire il s’agit de Juifs et de Musulmans placés les
uns avec les autres dans la réalité de la vie, le stéréotype se dissout et les représentations se nuan
cent. C ’est ainsi que les fonctionnaires du Maqhzen apparaissent, dans les sources hébraïques, com
me dominateurs et brutaux. Assurément il y eut des fonctionnaires qui correspondaient à ce stéréo
type, mais il y en eut aussi qui se montraient compatissants à l ’égard des Juifs.
Quelles furent les relations sociales dans la pratique, par delà des représentations réciproques ?
Comme nous l’avons vu, le contact entre Juifs et Musulmans ne reposait, au Maroc, que sur une base
étroite. Les barrières religieuses et sociales en étaient la cause ainsi que l ’éloignement dans l’espace
de deux groupes qui habitent des secteurs différents de la ville. Le sentiment d ’étrangeté du Juif
s’exprimait de façon concrète et péjorative surtout dans les moments d’insécurité générale ou dans
les lieux réputés dangereux comme les grandes routes. Mais nous connaissons aussi d ’autres types de
relations entre juifs et Musulmans, surtout dans le domaine économique. Ces relations résultaient
— à mon sens —, du simple fait que l ’existence des Juifs et des Musulmans les rendait dépendants les
uns des autres, mais aussi du fait que l ’appartenance religieuse des partenaires n’empêchait pas l’éta
blissement de telles relations. Celles-ci étaient particulièrement notables entre dynasties de mar
chands et familiers de la cour qui avaient des intérêts communs. Dans le domaine culturel enfin, à
l’époque qui nous occupe, des influences de l’entourage musulman sur la société juive se firent
sentir ; influences somme toute superficielles.
N O T ES
* Ces lignes reprennent les termes d’un exposé fait au cours d’un congrès organisé par le Centre Shazar, Jérusa
lem en juillet 1978. Elles incorporent également en partie une conférence donnée en novembre 1978 dans le cadre
d’un congrès organisé par le Centre de Recherches sur les Juifs d ’Afrique du Nord de l’Institut Ben Zvi et par l’Insti
tut de Recherches Méditerranéennes d’Aix-en-Provence. Ces divers éléments ont été remaniés à la lumière de sources
supplémentaires explorées l’an dernier au cours d’une recherche faite en vue de l’obtention du doctorat en philoso
phie de l’Université hébraïque, sur le sujet : <r La communauté Juive du Maroc (Fès, Meknès, Sefrou au XVIIfèm e
siècle », sous la direction des professeurs Hayyim Beinart et Pessah Shinar.
Dans le domaine de l’histoire des juifs du Maroc au XVIIIème siècle, chaque source nouvelle apporte des
éléments qui d’une part confirment certaines hypothèses de travail déjà faites et d’autre part élargissent la perspec
tive de la recherche. C ’est pourquoi, en attendant d’arriver à des conclusions plus assurées, nous avons préféré
maintenir aux notations que nous présentons ici le caractère que nous leur avions donné dans notre Conférence
d’Aix-en-Provence. Nous sommes engagés par ailleurs dans une recherche plus large qui s'intéressera à d’autres
communautés juives du Maroc et qui reprendra, le moment venu, en les remaniant nos notations actuelles.
Je suis reconnaissant à Pierre Lenhardt, ami intime de ma famille, de m’avoir aidé à traduire cet article en
français.
1. Pour un résumé des tendances de l’historiographie marocaine sur l'époque alaouite, voir Ch.-A. Julien,
Histoire de l'A frique du Nord, Paris, 2,1975,204-206.
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2. G. Vajda, Juifs et Musulmans selon le had\th, Journal Asiatique, 229 (1937), 57-127 etdx.A hi-A i-K itab,
Encyclopaedia of Islam, 1, 264-266.
3. Pour quelques témoignages, à la période considérée, voir Rabbi R. Birdugo, Mishpatim Yesharim, Cracovie,
1891, 1 202, 40 ; sur l’appellation k a fir (hérétique) utilisée par les Musulmans du Maroc ; cf. le témoignage de
Romanelli sur le fait qu’à la fin de la prière un musulman marocain disait \ Allah in eai a(l) nsara wa (a) lyahud (que
Dieu maudisse les Chrétiens et les Juifs), Sh. Romanelli Massa Bararav in Ktavim Nivharim Jérusalem, 1968, p. 106.
Braithwaite raconte que les Musulmans n’ont pas pitié des Juifs parce qu’ils voient en ceux-ci des pécheurs envers
Dieu. J . Braithwaite, The Hlstory o fth e Révolutions in the Empire ofM orocco, Londres, 1729, 354.
Un témoignage de l’année 1802 rapporte qu’un Musulman « mn sbbt 11 za mn lhez ma irfdsi Ibrawat di
lihud » (parce qu’il revient du pèlerinage de la Mecque, il n’apportera pas des lettres des Juifs) que ceux-ci lui avaient
demandé d’apporter comme à l’accoutumée, Rabbi Sh-Y. Abitbol, Avne Shayyish, Jérusalem 1934-1935,1,99aet
voir ci-dessous ce qui est dit au sujet de l ’attitude ambivalente à l’égard des Juifs et des Chrétiens.
4. Comme on sait, une des contraintes sur lesquelles le pouvoir marocain ne transigea pas, surtout jusqu’à la
fin du XIXème siècle, était celle faite aux Juifs de se déchausser quand ils passaient à côté d’une mosquée. Il y a, sur
ce point, des témoignages de diverses époques : P., de St. Olon - Estât Présent de PEmpire du Maroc, Ms. de la
Bibliothèque Nationale, Paris, N A F 4991 42B-43A ; Braithwaite op. cit., 75,150 ; LS . Chenier, Recherches histori
ques sur les Maures, Paris, 1787, 3, 131 ; Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Mémoires et documents,
434a. De même voir Romanelli, ibid., 64.
Sur la survivance de cette contrainte au XIXème siècle, voir J .-L. Miège, Le Maroc et TEurope, Paris, 1961-
1963, 2, 564. Selon la tradition du Rav ’lsmah ^Obadya de Sefrou, elle ne fut abolie qu’au sous de Hassan I, voir
D, *C)badya, La Communauté de Sefrou (Maroc) (hébreu), Jérusalem, 1975-1976, 3, 144 ; voir cependant les
comptes rendus des envoyés de l’Alliance Israélite Universelle, au début du XXème siècle, dans lesquels il est encore
fait mention de cette contrainte, voir D. Littman, « Jews under Muslim Rule, 2, Morocco, 1903-1912 », in The
Wiener Bulletin, 1976, New Sériés, 37-38, 3-19.
5. J. Windus, A . Journey to Mequinez, London, 1975,d ’après W. Blunt, Black Sunrise, The life andtimes o f
Mutai ismail, Emperor o f Morocco 1646-1727, London, 1951, 142-143 ; <r Divre Hayamim shel Fas », hébreu :
« Histoire de Fès », Institut Ben Zvi, Jérusalem, Ms. 1742, 20 ;r Ovadya, 1,190. Signalons aussi l ’idiome populaire
entre les Musulmans sur les Juifs banu zifa (les fils de charogne).
Sur l’ambivalence au Maroc voir Stillman, note 12 ; pour l’ambivalence dans la position chrétienne en Eu
rope à l’égard des Juifs, Ettinger en a abondamment traité dans ses travaux sur l’antisémitisme, voir aujourd’hui dans
le recueil de ses articles L'antisémitisme àd'époque moderne (hébreu), Tel-Aviv, 1978.
7. Voir par exemple, ce que dit Braithwaite, ibid., 348 : « Les Juifs sont ici, comme en to u t autre Heu, les
plus misérables qui soient sous le soleil et il semble que les Maures soient ceux qui les connaissent le mieux, parmi les
autres nations, et qui les traitent en conséquence ».
L ’étymologie sur laquelle s’appuie le premier commentaire convient aussi bien aux règles de l’arabe litté
raire qu’à l’existence du substantif dans cette langue. Quant à la racine qui justifierait le deuxième commentaire, on
ne lui trouve de base ni dans le dictionnaire de Tordre littéraire, ni dans les dictionnaires des parlers maghrébins. Ce
pendant dans la langue parlée des Juifs marocains on trouve le verbe?^(laha) signifiant : « jeter ».
9. La citation est tirée de D. Noy soixante et onze contes populaires, racontés par des Juifs du Maroc, Jérusa
lem, 1964 (hébreu), 100, et voir dans les introductions aux recueils de contes assemblés par Noy Soixante et onze
contes populaires, racontés par des Juifs du Maroc, Jérusalem, 1965 et Contes populaires racontés par des Juifs de
Tunisie, Jéiusalem, 1968. Tout à fait récemment est venue à ma connaissance le travail de E. Marcus — La confron
tation entre Juifs et non-Juifs dans les contes populaires des Juifs d ’origine des pays musulmans — effectué dans le
cadre d’une thèse à l’Université Hébra'fque de Jérusalem, 1978. A première vue, il semble que l’auteur accepte les
hypothèses de Noy, voir par exemple pp. 17,717.
10. V oir M. Shoked et S. Deshen, La Génération de Transition (hébreu), Jérusalem, 1977, 20.
11. P. de Cenival, « La légende du Juif ‘ Ibn Mechal et la fête du Sultan des Tolba à Fès », Hespéris, 5, 1925,
137-218.
12. N.A. Stillman, Muslims and Jews in Morocco : Perceptions, Images, Stéréotypés in Proceedings o fth e
Seminar on Muslim —Jewish Relations in North-A frica, New York, 40-50.
16. Voir Y . Ben-Tsur Lesson Limudim Institut Ben Zvi, Ms 683,107 et P. Birdugo, N ofet Tsufim, Casablanca,
1938 12a-13b et R. Birdugo, Haggada Shef Pesah, Jérusalem, 1975 Rav Pninïm, 74b-75a.
17. Sur la manière dont les Rabbins, aux XIXème et XXème siècles, se représentaient le Maroc et la sécurité
des Juifs dans ce pays, voir l’introduction de Rabbi Raphaël Ben Shim*on in Mishpat ’utsdakaBeya*akov (:M utsavi)
Alexandrie, 1895-1903 ou, dans le livre de Rabbi Y . Ben Nai'm Malkhe Rabanan, l’introduction de Rabbi Sha’ul Ibn
Danan et dans l’introduction au « Hoq viumishpat », Fès 1931, et voirH .Zafrani, Les Juifsdu Maroc, Paris, 1970,
234-235.
Sur l ’image qu’avaient du Maroc les convertis de force, au XVIIème siècle voir ce que disait l’un d’entre
eux : « Si Dieu le veut ils iront en Afrique, où certes la situation des Juifs est dure, car tout Maure peut leur prendre
tout ce qu’il veut et encore lui donner des coups de poing... », H. Beinart : Emigration des Juifs du Maroc vers
l ’Espagne au début du XVIIème siècle, Mélanges Baron (hébreu), 3, Jérusalem, 1975,34.
18. « Vedatotehem gnuvot midat ha’emet » (et leurs religions sont volées de la vraie religion) Sefer Hataqanot
in Taqanot YehudeMaroco, (Edits des Juifs du Maroc) (hébreu), Jérusalem, 1977,148, 73.
Sur l ’attitude vis-à-vis de la foi musulmane comme idôlatrie voir la décision de Rabbi Yehudah Ha-Lévi, un
des grands maîtres de Tetouan, au milieu du XVIIIème siècle (voir infra), il adopta semble-t-il, la position de Mai
monide à l’égard de l’Islam et du Christianisme, dans le débat sur leur définition comme idolâtrie. Sur la position de
Maimonide dans ce débat, voir Y. Katz, Ben Yehudim Legoyim (hébreu) (Entre Juifs et non-Juifs), Jérusalem, 1961,
121.
Comme nous l’avons dit, les Juifs étaient tenus de se déchausser chaque fois qu’ils passaient à côté d’une
mosquée. A ce sujet il convient de prêter attention au témoignage de Rabbi Yehudah Ha-Lévi, ci-dessus mentionné,
sur cette coutume juive : « Et sans doute, quand nous passons auprès de leurs maisons de prière et que nous délaçons
nos chaussures, nous ne nous courbons pas pour les enlever mais nous levons la jambe gauche et ôtons une chaussure,
puis la jambe droite ; et certains tournent leurs faces de côté et s’inclinent pour ôter leur chaussure ; tel est notre
usage, à nous Israélites », in Y . Ben MalkaNer-Md^aravi, Jérusalem, 1931 1,1931, fin de 1 4 3,161b et 162b.
Sur la manière dont Dieu sfest révélé à Mahomet et sur la signification du nom « Allah », selon un rabbin
de Meknès, voir le livre de Rabbi P. Berdugo,N ofet Tsufim, ibid., p. 13a. « Quel intérêt puis-je avoir pour une nation
à qui n'a pas été révélé le nom de Dieu et ce nom ne s’est pas fait connaître ? En effet ce nom dont vous (il s’adresse
à son adversaire, un fqih musulman) le nommez, « Allah », signifie « dieu » et quel est le nom du Dieu, cela ne vous
est pas connu... Et au nom de Rashbatz (R. Shirr/on ben Tsemah Duran) dans <r M agen-wot » j’ai appris de mon
père et mon maître, *|11n j , que les Musulmans, du fait que le Nom, qu’il soit béni, ne leur a pas été communiqué,
l’ont appelé d’un nom douteux et ambigu, car le nom « Allah » sert pour tous les substantifs dans la langue d’ Is-
maël : « alsddur », « alqaght » etc. et le mot « allah » est employé dans une situation douteuse, lorsque quelqu’un est
perplexe à propos d’une chose qui l’étonne, il dit : « lah lah ». Ainsi les Musulmans lui ont donné le nom : « al lah »,
c’est-à-dire celui qui est caché et dont on ne sait pas le nom... ». La source de ces étymologies n’est pas des plus
claires, mais cela importe peu ; l ’essentiel ici est l’image qu’expriment de telles explications.
Sur les « tribunaux des idolâtres » et sur les « juges non-Juifs » voir, par exemple, H. Zafrani, op. cit.,
117-121 ; rOvadia ibid., 2,101-102, et sur « Bet Hamtdras »,vo\r Mutsavi, 2 , 121,63b.
21. Rabbi Yeshu^ah Abitbol a bien exprimé cela à propos de la situation des Juifs de Sefrou à la fin des années
70 du XVI llème siècle : « Dans cette ville, encerclée par des légions qui menacent chaque jour de nous détruire, nous
restons en état de siège et de détresse, avec devant nous Aram, et derrière nous les Philistins » Avne-Sayyish 2 ,68a.
Les fils d’Aram étaient, comme on sait, le peuple limitrophe d’Israël au Nord-Est à l’époque biblique et qui, à
plusieurs reprises, mit en difficulté le royaume d ’Israël.
Les Musulmans sont appelés aussi fils de Qedar, non seulement parce que c’est là une des appellations
fréquentes des fils d’Ismaël dans la langue des rabbins, mais aussi « parce qu’ils (le mot qedar et le verbe qdr (: assom
brir) viennent de la même racine hébraïque) assombrissent et obscurcissent le visage d’un homme en le frappant sans
qu’il ait le droit de réagir » (selon l’expérience de Rabbi Abraham Sabac qui vécut à Fès environ six mois, peu de
temps avant l’expulsion d ’Espagne. Voir son commentaire « Eshkol Hakofer » sur le rouleau d’Esther, chapitre 3,
verset 8, Drohovitch, 68).
Les tribus berbères sont appelées constamment « Philistins » : il semble qu’en outre la tradition qui place
l ’origine des Berbères dans les Iles de la mer d ’où venaient également les Philistins, il y a aussi, à notre époque, une
autre justification : les razzias des tribus berbères dans les agglomérations juives rappelaient aux rabbins et aux com
mentateurs bibliques celles des Philistins qui harcelaient les tribus d’Israël après leur installation en Terre Sainte.
22. Ms. 1742, 51. Des formules acerbes apparaissent surtout dans des lettres des rabbins. Voir, par exemple les
expressions « oiseaux de proie », « serpents vénéneux », « bêtes féroces », par lesquelles ils désignaient les gouver
neurs de Fès, Leshon Lim udim , Ms. 683, 88a. Les gouverneurs de Sefrou qui tenaient conseil pour frapper la com
munauté de nouveaux impôts étaient appelés : « méchantes flammèches », « morceaux de bois méprisables », *Ova-
dia 1, 30. Voir aussi les malédictions ad hoc qui furent lancée contre Hafid qui avait extorqué à des Juifs des tentu
res et des vêtements : « qu’il revête la malédiction avec son habit I ». Ms. 1742, ibid., 50. Pour une illustration des
relations qui existaient entre Juifs et non-Juifs d’après le langage des rabbins marocains et celui des gens du peuple,
voir M. Bar-Asher « Sur les éléments hébraïques dans l’arabe parlé des Juifs du Maroc, Leshonenu, 1978,175-176.
23. V o ir GS. Gerber The Pact of ’Umar in Morocco : A Reappraisal of Muslim — Jewish Relations, Procee-
dings o f the Seminar on Muslim —Jewish Relations in North A frica, New York, 1974, 48 et Sefer Hataqanot, 80.
24. Voir, par exemple dans la lettre publiée par Y.M . Tolédano in Sarid 'U faiit, Tel-Aviv (1945), 58.
Ce sultan fit régner la terreur dans le pays. Durant son court règne, de larges secteurs de la population
souffrirent sans doute, mais surtout les Juifs et les commerçants chrétiens qui étaient venus d’Europe. Il voulait se
venger d ’eux, parce qu’ils ne l’avaient pas soutenu lors de sa rébellion contre son père. Il traita cruellement, à plu
sieurs reprises, les communautés juives de Tétouan, de Tanger, de Marrakech et de Mogador... Il expulsa des commu
nautés entières de leur terroir, fit subir des violences à leurs membres et fit exécuter des dizaines de chefs de commu
nauté. On peut dire que le pouvoir marocaTh mena alors une politique de persécution et d’expulsion. A ce point de
91
vue l'époque en question est exceptionnelle dans l’histoire des Juifs marocains au cours des derniers siècles, depuis
les Almohades.
Sur cette époque, 1790-1792, voir « Zikaron fh/né Israël », chronique incluse à la fin de Ms. 1742,63-77.
Il convient de consulter les relations de Sh. Romanelli op. cit., 127-142 ; voir encore : D. Kauffmann, « Une Elégie
de David b. Aron Ibn Houssein (=Hassim) sur les souffrances des Juifs au Maroc en 1790, Revue des Etudes Juives,
37(1898), 120-126.
Sur les Juifs de Tétouan à cette époque voir N.-A. Stillman, « Two Accounts o f the Persécution of the
Jews of Tetouan in 1790 », in Michael, V , op. cit., 130-142 et sur les Juifs de Sefrou, voir rObadiah, op. c it, 34.
25. Même le Sultan Ismaël, qui ne fut pas toujours tendre pour les Juifs, fut désigné en général dans les docu
ments hébreux par « msyre » (Mutai Sm cfii Yerahamehu ’Elohim ), Que Dieu l’ait en sa miséricorde ! Probablement
parce qu’on reconnut qu’il avait rétabli la sécurité dans son royaume.
Cependant lorsqu’il opprima les Juifs de Fès, quand ceux-ci contestèrent les lourds impôts qui leur furent
infligés au début du XVIIIème siècle, le chroniqueur Rabbi Shmu’el Ibn-Danan, dans « DivréHayamim Shef Fas »,
Ms. 1742, accole au nom du Sultan les graves malédictions : « que son nom et son souvenir soient effacés ! », « que
le nom des méchants pourrisse ! ». Voir, par exemple p. 51.
27. Rabbi Sh. r Amar. DevarShm ïtei, Casablanca, 1940,280. Sa formulation pêche par exagération, parce que
Mahomet n’a jamais commandé d’encourager les Juifs à renforcer leur foi. En réalité il vise probablement les paroles
attribuées à Mahomet selon lesquelles il faut tolérer les Juifs (en tant que dhïmmis) aussi longtemps qu’ils paient
l’impôt. V oir le Coran 2 9 ,9.
28. Voir, par exemple, ce que dit Mouette, à savoir que les Juifs « sont sujets à souffrir les coups et les injures
de tout le monde » in SIHM, 2, 176, ou ce que dit Braithwaite : « les Juifs vivent dans la peur et sont soumis aux
Maures », Braithwaite op. cit., 115. Voir encore l’impression personnelle que rapporte Romanelli voyant des enfants
qui le fuient parce qu’ils pensent qu’il est marocain ; il ajoute : « ainsi la peur des non-Juifc est-elle imprimée en leur
cœur ». Op. cit., 91, ou encore ce qu’il dit ailleurs : « qui ouvre la bouche met sa vie en danger et ce, à cause du fana
tisme religieux », ibid., 59.
29. Ces faits ressortent surtout de témoignages reçus par les tribunaux, pour éclaircir des cas de femmes aban
données, des problèmes d’héritage etc. En ce qui concerne de tels cas à Fès, voir Mutsavi 2, 152-154, 85b. Pour
Meknès, voir, par exemple, Mishpatim Yesharim, 1, 353, 43a, pour Sefrou voir, par exemple Avne Shayyish, 2, 23.
Dans certains cas de ce genre furent impliqués des membres de tribus berbères qui dépouillaient les voyageurs sur les
routes, sans que le pouvoir ait la force d ’intervenir contre eux.
32. V o ir ce que dit le chroniqueur sur ce qui se passa à Meknès en 1728 : « Ils entrèrent dans le mellah des
Juifs, ils les dépouillèrent de tout et les laissèrent nus, hommes, femmes, enfants et vieillards, sages et pieux ; ils en
tuèrent 180, frappèrent et torturèrent les autres... après cela ils s'en prirent aux femmes et aux jeunes filles et toutes
furent violées aux yeux de tout Israël » y 1n*l Rabbi Raphaël Moshe Elbaz MS. Kise Meiakhim, Bibliothèque
Nationale, Jérusalem, Heb 8° 1211,50.
33. Voir, par exemple : <r ma ka tkhufusi tm isiw ’uhdkum » , Est-ce que vous ne craignez pa* d’aller seuls ?
R. Birdugo, Mishpatim Yesharim, 2, 166, 164 et voir Avne Shayyish, 1,4,3a<r mgzai ka tmsiw 'uhdkum » (Etvous
continuez à aller sans être accompagnés), et voir Mutsavi 1 ,6 5 ,63a.
92
34. Mutsavi, 2, 21, 11b et voir ce que dit en général l'ambassadeur de France Saint Olon : « Les Juifs ne se
déplacent pas dans le pays sans que des Musulmans les accompagnent pour les protéger », d'après Blunt, op. cit.,
4344.
35. E. Lévi-Provençal, Extraits des Historiens Arabes du Maroc, Paris2, 1929,1 î3 et cf. Terrasse, op. cit., 264.
36. Par exemple sur les Juifs de Tripoli au XVIIIème siècle, voir R. Tully, Letters Written duringa tenyears
résidence at the court o f T ripoli, Londres, 1957,354.
37. Braithwaite, op. cit., 200 ; d'un autre côté il est réellement remarquable qu'il s'agisse d’un notable juif,
qui était peut-être proche du pouvoir ou dont la famille avait assez d'influence pour exiger une enquête et un dédom
magement
39.5/WAf, 6,636.
40. Sur les années 1703, 1720, voir Otsar-Hamikhtavim, op. cit., 191-192, 82b, 83a. Il est dit, entre autres
choses : « Des non-Ju ifs sont entrés chez nous, ont brû lé des synagogues et des maisons d’étude de la ville de Meknès,
lieu d’élection de tout le Maghreb pour la Torah et pour la crainte du péché ; de nombreuses femmes et de jeunes
filles ont été violentées et ils nous ont laissés nus et déchaussés ; grâce à Dieu, personne de nous ne manque et notre
argent a racheté nos vies ». Sur l’année 1728 voir la source citée dans la note 32 et également dans Quntress Hanifta-
rim in Ner-Ham<farav, Jérusalem, 1911,131.
Dans le livre Mishpatim Yesharim 1, 264, 54 il est raconté que des Musulmans, amis d'un Juif l'ont averti
de « faire bonne garde au meiiah, car les Ismaélites se proposent de vous frapper de pillage et rapine ». Mais, à ce
qu'il semble, cette garde fut inopérante car « ils pillèrent et saccagèrent précisément,les maisons connues des Juifs ».
Cette dernière indication vise probablement les assauts lancés qui furent dirigés contre le meiiah de Meknès en 1790 ;
voir le MS. Ben Naïm, 37, Jewish Theological Seminary, New York dans l'introduqtion au MS. V oir aussi le MS de
Rabbi Eli'ezer Bahalul que cite Rabbi Yosef Messhas dans l'introduction au livre de (tabbi M. Birdugo Rosh Mashbir,
Jérusalem, 1975. Dans ce manuscrit il est question d ’un des Shurafa (singulier : sharif, descendant de Mahomet, au
Maroc, depuis l'établissement de la dynastie Saadienne au XVlème siècle, ce terme est employé pour le sultan et
pour les principaux membres de la noblesse) qui avait coutume d'entrer dans le meiiah et d’y maltraiter des Juifs, de
telle sorte que le qaTd de la ville était obligé d'y placer des gardes à cause de lui.
42. r Obadia 3, 145-146 et également Rabbi R. Birdugo, selon qui les Juifs, lorsqu'ils s'attendaient à être
atteints par des désordres, confiaient leurs possessions aux Musulmans qu'ils connaissaient, Mishpatim Yesharim 1,
264,54.
45. Rabbi Sh.-Y. Abitbol, Avné Shayyish, sur les Juifs qui passaient la nuit chez les Berbères dans les villages
et 4 ,2b-3a sur les Juifs qui restaient même le shabbat parmi les tribus berbères.
46. r'Obadia, ibid. V o ir également Ms. 1742, 61 sur des Musulmans qui rendaient visite à des Juifs et qui
buvaient avec eux de la mahya (liqueur marocaine bien connue) à l'occasion d'un prodige dont Ismaïl avait été
l’objet.
47. Ceci se présente non seulement entre de grands marchands mais aussi entre des commerçants de moyenne
importance, des colporteurs et des gens du peuple, comme il appert surtout des recueils de responsa de l'époque.
93
49. D. Corcos, op. cit. etcf. Miège op. cit., 86-98 et 560-580 etégalementM. Abitbol, Les Corcos et l ’Histoire
du Maroc Contemporain, Jérusalem, 1977. Les deux derniers ouvrages se rapportent au XIXème siècle alors que le
premier traite du XVIIIème siècle. Pour le XXème siècle, voir, par exemple la conférence de A .K . Brown, « Mellah
and Médina — A Maroccan City and its Jewish quarter », in The Abstracts o fth e International Conférence on Jewish
Communities in Muslim Lands, Hebrew University of Jérusalem (1974).
50. Voir E. Ashtor, L ’Histoire des Juifs en l ’Espagne musulmane (hébreu), 1-2, Jérusalem, 1960-1966 ; la
première partie de ce livre paraît aussi en anglais — The Jews of Moslem Spain, Philadelphia, 1973.
51. V o ir S. Bar Asher: « L ’Organisation de la communauté juive au Maroc au XVIIIème siècle: les taxes », qui
va paraître par l’Institut Ben Zvi, Jérusalem dans une collection des conférences, données en avril 1977 dans le cadre
d’un congrès organisé par le Centre de Recherches sur les Juifs de l’Afrique du Nord.
52. V o ir Ben-Ammi, ibid., et aussi A . Reubens, A H istory o f Jewish Costume, Londres, 2,1973, 31-76, voir le
paragraphe sur les Juifs du Maroc. Sur le vêtement et les influences dans le domaine de l’art religieux voir le bref arti
cle de V. Klagsbald, l’art culturel juif — in Revue des Etudes juives, 134,1975,145-151. Certains exemples donnés
dans cet article se rapportent au XVIIIème siècle.
57. Sur la polémique entre Juifs et Musulmans dans le haut Moyen Age voir l’article de M. Perlmann, « The
Médiéval Polemics Between Islam and Judaism », in S.-D. Goitein, Religion in a reiigious âge, Cambridge, Mass.,
1974,103-138.
58. Rabbi P. Birdugo Nofet-Tsufim , 4 2 , 12b-13b. En raison de l’importance de ce document, je compte, avec
l’aide de Dieu, le publier et étudier aussi bien les problèmes dont il traite que le contexte historique dans lequel il
s’insère.
RELATIONS ENTRE JUIFS ET MUSULMANS
AU MAROC SOUS LE PROTECTORAT FRANÇAIS
D. BENSIMON
INTRO DUCTIO N
Les relations entre Juifs et Musulmans au Maroc avant le Protectorat français font l ’objet d ’une
controverse qui reflète des prises de position idéologiques.
L ’image des Juifs marocains et de leurs rapports avec les Musulmans a été longtemps dominée
par le sévère jugement que Charles de Foucauld exprime dans Reconnaissance au Maroc (1883-
1884). Dans ce texte bien connu, Charles de Foucauld trace, d ’une part, un portrait empreint de
racisme du judaïsme marocain et décrit, d ’autre part, la condition peu enviable de cette minorité
dominée et exploitée1. Voyageurs et observateurs, Juifs et non-juifs, du XIXèm e et de la première
moitié du XXèm e siècle, ont souvent décrit les J uifs du Maroc comme « pressurés, persécutés par les
sultans du Maroc, éternelles victimes des guerres civiles qui désolent le pays2 . Dans cette même pers
pective, des auteurs traduisant la pensée du colonisateur français, considèrent que le traité de
Protectorat conclu en 1912 entre la France et le Maroc a libéré les J uifs marocains, comme ceux des
autres pays d ’Afrique du Nord, du servage, et a amélioré leurs conditions de vie3 . Cette interpréta
tion de l ’histoire de la judaicité marocaine se situe dans une perspective idéologique visant à défen
dre le bien-fondé de la colonisation.
A l ’opposé, des historiens contemporains soulignent la clémence des sultans du Maroc, protec
teurs de leurs sujets juifs. En effet, des textes, tels que cet édit royal de Moulay Abd-el’A ziz repro
duit ci-dessous, redressent les appréciations négatives portées sur la situation des Juifs au Maroc
avant l ’arrivée du colonisateur français.
Au nom de Dieu, le Clément et le Miséricordieux. Il n’y a d’autre pouvoir qu’en Dieu, le Haut et le Puissant.
Que ce royal édit soit connu en ce qui suit ; et puisse Dieu le bénir et l’élever au plus haut des cieux, comme il
a élevé le soleil et la lune.
Notre ordre est que tous lesjuifs qui résident dans notre Empire, dans quelques conditions que les ait placés le
Tout Puissant, soient traités par nos gouverneurs, administrateurs et autres sujets d’une façon conforme à la stricte
justice et que devant nos cours judiciaires ils soient sur un pied de parfaite égalité avec toute autre personne, de
manière qu’on ne puisse leur faire la plus petite injustice et qu’ils ne soient soumis à aucun traitement immérité. Et
ni les autorités, ni nulle autre personne ne feront tort aux Juifs ni dans leur personne, ni dans leurs propriétés. Et
parmi eux, aucun commerçant, aucun ouvrier ne sera forcé à travailler contre sa volonté. Le travail de chacun sera
dûment rétribué, car l’injustice ici bas est injustice dans les cieux, et nous ne pouvons, en quoi que ce soit, porter
95
atteinte tant à leurs droits qu’à ceux de toute personne, notre propre dignitié s’opposant de toutes ses forces à de
pareils procédés. Tout homme à nos yeux, a droit égal à demander justice ; si donc quelqu’un fait du tort à un ju if
ou l’injurie, avec l’aide de Dieu nous punirons le coupable.
Cet Ordre, du reste, avait déjà été donné et publié par nous, mais nous le donnons aujourd’hui à nouveau et lui
attribuons une nouvelle force, de façon qu’on le comprenne plus facilement et que nous puissions compter sur sa
stricte observation. Que cette nouvelle promulgation détourne de leurs projets ceux qui pourraient avoir de mauvai
ses intentions contre les J uifs et que ceux-ci se réjouissent en songeant à la grande sécurité que l’avenir va leur appor
ter, et à la crainte que quiconque aura désormais de leur faire le moindre tort.
Paix et Salut.
Ce décret (qu’il soit béni par Dieu) a été promulgué le 26 chaâban 12804.
Certainement les recherches récentes sur l ’histoire des juifs du Maroc éclairent la réalité vécue
de la judaicité marocaine avant l ’arrivée des Européens. Les résultats de ces recherches dont certains
sont exposés au cours de ce colloque incitent à une grande prudence : l’histoire de la judaicité maro
caine est régionalisée et les relations judéo-musulmanes varient dans le temps et l ’espace.
N ’étant pas historienne, mais sociologue, c ’est du point de vue du sociologue que j ’analyse ici
l ’évolution des relations entre Juifs et Musulmans pendant le Protectorat français. Dans cette pers
pective, l’accent est mis, dans cette communication, sur quelques facteurs de rupture qui, pendant
cette période, rendent plus complexes que par le passé, les relations judéo-musulmanes au Maroc. De
ce point de vue, cet exposé étudiera brièvement les problèmes suivants :
1 ) les influences culturelles --
2 ) les mutations socio-économiques
3) le statut juridique
4) l ’éveil des nationalismes.
LES IN FLU E N C E S C U L T U R E L L E S
Avant la pénétration européenne dans l ’Empire chérifien Musulmans et J uifs vivaient en tête-à-
tête. Cette coexistence a pu être qualifiée de « symbiose »s , terme repris ici-même par M. Shokeid
dans le titre de son exposé.
Cependant, la judaicité marocaine ne constitue pas une seule entité culturelle : avant l ’arrivée
des Français au Maroc, les Juifs de ce pays avaient été marqués par trois courants culturels : la tradi
tion berbère, l ’Islam et la civilisation espagnole. Chacun d ’eux a profondément influencé le judaïsme
maghrébin. Plus particulièrement, les expressions de la civilisation andalouse sont unè commune
création des Musulmans et Juifs pourchassés par la Reconquista et expulsés d ’Espagne.
Par ailleurs, l ’Empire chérifien n’a pas été aussi replié sur lui-même pendant des siècles que l ’af
firme un stéréotype trop répandu : la pénétration européenne, d ’abord anglaise et espagnole, lente
aux XVIIIème et XIXème siècles, s'accélère à la fin du XIXèm e siècle avant d ’aboutir à la conquête
du Maroc septentrional par l’Espagne et à la conclusion du traité de Protectorat avec la France (Fès,
mars 1912). Au XIXème siècle, des Juifs ont joué un rôle important dans les relations entre le Maroc
et l ’Europe méditerranéenne6 .
Toutefois, jusqu’à la fin du XIXèm e siècle, le mode'de vie, les traditions culturelles, de la
judaicité marocaine dans la mesure où elles n ’étaient pas l’expression spécifique des traditions reli
gieuses juives, ressemblaient à ceux de leurs concitoyens musulmans. Les Juifs parlaient l ’arabe ou le
berbère, avec des accents et des mots qui leur étaient propres ; ces langages devenaient le judéo-
arabe, le judéo-berbère. Sur ce plan culturel, et nous sommes ici en présence d ’une constante des
comportements juifs en diaspora, lesjuifs marocains étaient « assimilés » aux Musulmans marocains.
En d ’autres termes, ils ressemblaient plus, par leurs modes de vie et leurs comportements, aux Maro
cains q u ’à leurs corréligionnaires de Pologne ou de France.
C ’est sans doute cette ressemblance entre les populations juives et musulmanes qui a frappé,
voire choqué, les philanthropes et émissaires d ’œuvres juives européennes visitant le Maroc au
XIXèm e siècle. Les témoignages des premiers instituteurs de l ’Alliance Israélite Universelle relatifs
à la judaicité marocaine sont explicites. En effet, phénomène unique au Maghreb, la colonisation
française est précédée au Maroc par l’implantation dans les villes les plus importantes, d ’un réseau
d ’écoles de l ’Alliance Israélite Universelle dont la première fut fondée à Tétouan en 1862, un demi-
siècle avant le Traité de Fès.
Les fondateurs de l ’Alliance Israélite Universelle comme les premiers instituteurs envoyés au
Maroc pour y ouvrir des écoles, étaient des fervents admirateurs de la civilisation occidentale et des
missionnaires de la culture française. Leur message rencontre, dans un premier temps, la vive opposi
tion des milieux traditionnels juifs. Pourtant, en 1912, l ’Alliance Israélite Universelle dirigeait
quinze écoles dans les villes les plus importantes, scolarisant environ 5 500 garçons et filles au
niveau primaire. C ’est peu — et c ’est beaucoup, car ces enfants scolarisés dans des écoles de type
européen s’ouvriront sur le monde occidental : parmi eux se recrutera une nouvelle élite qui diffuse
ra des idéologies, des modes de vie et des valeurs jusque-là étrangères aux masses juives et musulma
nes. L ’école de type européen constitue un premier facteur de rupture avec le mode de vie tradi
tionnel selon lequel Juifs et Musulmans coexistaient dans la proximité d ’une conception de vie
analogue7 . L ’établissement du Protectorat français au Maroc va accélérer le développement du
réseau scolaire de l ’Alliance Israélite Universelle.
Les débuts du Protectorat français au Maroc sont marqués par la personnalité du Maréchal
Lyautey qui refusait d ’appliquer à ce pays les modèles pratiqués en Algérie et en Tunisie par la
colonisation française. Se disant respectueux des traditions et des institutions autochtones, le
Maréchal Lyautey s’opposait aux interpénétrations culturelles des différents groupes ethniques. Ses
principes marqueront, au moins jusqu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale, sinon pendant
toute la durée du Protectorat, les relations judéo-musulmanes sur le plan institutionnel au Maroc.
Plus particulièrement dans le secteur de l ’Instruction Publique sont créés, dès 1912, au Maroc,
trois courants d ’enseignement s’adressant à des populations bien distinctes :
— l ’enseignement européen, réservé aux enfants des colons même si, par la suite, il scolarisait une
très faible fraction des enfants des notables musulmans et juifs,
— l ’enseignement musulman,
— l ’enseignement israélite.
Même si, au moins jusqu’en 1956, l’Alliance Israélite Universelle ne réussissait pas, faute de
places, à scolariser tous les enfants juifs qui désiraient fréquenter ses écoles, le clivage entre Juifs et
97
Musulmans se traduit par des chiffres. Selon les données du recensement de la population marocaine
de 1960, 56,8 % de la population juive, mais seulement 13,5 % de la population musulmane étaient
alphabétisés en français et/ou arabe. Selon la même source, dans le groupe d'âge le plus favorisé
(10-14 ans), 81 ,9 % des adolescents juifs savaient lire et écrire, contre 29,8 % des musulmans. Ce
dernier chiffre est proche du groupe d ’âge ju if (60 ans et plus) le moins alphabétisé (23,7 %). En
d ’autres termes, au lendemain de l ’Indépendance du Maroc, la scolarisation de la population juive
représentait une avance d ’une voire de deux générations par rapport à la population musulmane8.
Ce clivage traduit un choix culturel : les valeurs de l’Occident telles qu’elles étaient présentées
par l ’école de type européen deviennent le modèle : en même temps, une fraction importante des
populations juives s’éloigne de ce tête-à-tête, de ce fond commun culturel qui constituait l ’un des
aspects essentiels de la coexistence judéo-arabe au maroc.
M UTATIO N S SOCIO-ECONOMIQUES
La mobilité géographique des Juifs marocains est un phénomène ancien. Mais les mouvements
migratoires s’accélèrent pendant le Protectorat, avec la création de centres urbains nouveaux comme
Casablanca et l ’expansion des villes anciennes.
— celui des masses pauvres fuyant la misère de leur mellah d ’origine, espérant des conditions écono
miques meilleures dans des agglomérations urbaines en développement. Ces attentes sont souvent
déçues et se soldent par l ’entassement dans des mellahs particulièrement misérables, notamment à
Casablanca ;
— celui d ’un nombre plus limité de familles appartenant souvent à des milieux aisés, engagées par la
conjoncture économique à tenter l ’aventure dans un lieu nouveau, dans une ville à peine fondée :
Tanger, Mogador dès le XIXème siècle, Casablanca pendant le Protectorat. Ce dernier groupe va
jouer un rôle d ’intermédiaire important, dans les contacts entre français et marocains. Ce rôle
d’intermédiaire caractérise les relations qui vont s’établir dans le Protectorat, entre Européens,
Musulmans et Juifs: des Juifs, scolarisés dans des écoles modernes, attirés par l ’image de l ’Occi
dent et surtout de la culture française, sans avoir rompu les attaches qui les liaient depuis des
siècles aux marocains musulmans, des Juifs francophones et arabophones, vont servir d ’intermé
diaires entre Européens et Musulmans. Mais cette situation n’est ni commode' ni stable :
— -(a rupture avec le milieu d ’origine n’est qu’amorcée, mais elle est suffisante, surtout dans les
populations migrantes rurales ou semi-rurales qui s’établissent en ville, pour provoquer une
crise d ’identité
— le colonisateur dont le mode de vie sert de modèle, refuse de reconnaître nous le verrons avec
plus de précision (cf. ci-dessous, paragraphe 3 : la condition juridique) l ’intégration de droit des
Juifs marocains dans la société européenne.
98
— « En haut de l ’échelle sociale, une aristocratie fermée, jalouse de ses prérogatives et relativement
importante surtout dans les villes du littoral9 . Cette aristocratie, ces « grandes familles », avait ses
entrées auprès du Sultan et du Makhzen. Avant, pendant, voire après le Protectorat, elle était
proche du pouvoir politique chérifien. Sur le plan économique, son rôle d’intermédiaire était
particulièrement important pour l’ouverture du Maroc sur l ’Occident. Pendant la période du
Protectorat, cette aristocratie a joué un rôle considérable dans les échanges commerciaux entre le
Maroc et la France.
— Une couche moyenne constituée par des « patrons-artisans, orfèvres, passementiers, tailleurs,
etc. auxquels s’ajoutaient les changeurs, boutiquiers fabricants d ’huile d ’olive ou d’argan... les
courtiers sans lesquels aucune transaction commerciale d ’importance n’était possible »10. La
situation matérielle de cette classe intermédiaire était instable. Pendant la période du Protectorat,
elle subissait les aléas de la situation économique du Maroc et devait affronter la concurrence des
Européens et des Musulmans. Cependant, ces artisans et ces commerçants introduisaient les
« nouveautés », modes et objets importés de France.
Cette modernité que les Juifs introduisent dans la vie quotidienne marocaine, modernité concré
tisée par l ’habillement, l’équipement ménager et des ustensiles divers, était à la fois contestée et
convoitée par les populations musulmanes qui bientôt l ’adoptent à leur tour.
A cette couche moyenne formée d ’artisans et de commerçants s’agrège, surtout dans la dernière
décennie du Protectorat, un groupe relativement important d ’employés des secteurs public et
privé. Ces « cadres moyens » qui occupent dans les administrations des positions subalternes, les
postes d ’autorité étant réservés aux Français, se recrutent surtout parmi les anciens élèves de
l ’Alliance Israélite Universelle. Par leurs aspirations et leur mode de vie qui s’occidentalise rapide
ment, ils jouent un rôle novateur particulièrement important.
— Enfin, en bas de l’échelle, se situait un troisième groupe de la population juive constituée par les
ouvriers de l’artisanat et du commerce, par des journaliers, par les petits gagne-pain. Ce groupe
était en plus nombreux et le plus pauvre. Formé de migrants ruraux et semi-ruraux, il peuplait les
mellahs. Par son mode de vie, il restait proche des masses populaires musulmanes.
Un troisième facteur d ’évolution et de rupture avec le mode de vie traditionnel est l ’abandon
progressif des mellahs.
Les populations juives les plus aisées, les plus « évoluées » quittent le mellah pour s’installer en
« V ille Nouvelle » dans des maisons construites à l’européenne. Cette sortie du mellah est un facteur
de rupture important : on abandonne la cohabitation avec la famille élargie.
99
Les Juifs acceptent ce changement de la vie familiale plus rapidement que les Musulmans qui
n ’accèdent à l ’habitat modernisé qu’après l’Indépendance du Maroc. Dans les constructions euro
péennes la femme n ’est pas abritée des regards extérieurs comme elle l’est dans les maisons de la
Médina. Des conceptions religieuses différentes expliquent ici les divergences de comportement.
Aussi, dans le processus d ’abandon de l ’habitat traditionnel, les Juifs jouent un rôle novateur
important à la fois contesté et convoité par leurs concitoyens musulmans.
Scolarisation, migrations vers les centres urbains, mutation des structures socio-professionnel
les, abandon des mellahs entraînant des changements dans la vie familiale, caractérisent l ’évolution
de la judai'cité marocaine pendant le Protectorat français. Ce sont autant de facteurs dont l ’effet
conjugué favorise la rupture, rarement achevée, avec le milieu traditionnel. En acceptant à s’éloigner
des coutumes et modes de vie du passé, les Juifs, progressivement, sont entrés dans la modernité à
un rythme plus accéléré que leurs concitoyens musulmans ; en même temps, les relations judéo-
musulmanes ont changé. Aux tendances « assimilatrices » à la société majoritaire musulmane
succèdent les tendances à « l ’occidentalisation ». Le modèle de société importé par le colonisateur
remplace peu à peu, avec des fortes variantes régionales, le modèle de la société traditionnelle qui
marquait encore les populations musulmanes.
En effet, le contact avec le colonisateur fait naître, au moins dans les couches aisées et moyen
nes de la population juive, des aspirations et des besoins nouveaux. Le désir d ’être accepté avec des
droits égaux dans la société française s’affirme et s’exprime par des revendications relatives au statut
juridique de la minorité juive.
L E S T A T U T JU R ID IQ U E DES JU IFS M A R O C A IN S
Avant le Protectorat, comme dans toute société traditionnelle régie par l ’Islam, le statut juridi
que des Juifs marocains était déterminé par leur condition de dhimmi. Jtiifs et Chrétiens, c ’est-à-dire
les croyants du « Livre » (la Bible) étaient des protégés tolérés, confinés dans un état d’infériorité
juridique11. La situation réelle du dhimmi dépendait du bon ou du mauvais vouloir du prince au
quel le liait un contrat de protection. Au Maroc, ce statut de dhimmi conférait aux Juifs leur qualité
de sujets protégés du Sultan ; il les soumettait à une juridiction particulière, mais leur laissait une
large autonomie interne dans l ’organisation de leurs institutions communautaires.
Le Maréchal Lyautey, tout en apportant certaines améliorations à la situation des Juifs maro
cains, décide le maintien de l ’autorité du Sultan sur tous ses sujets sans distinction entre Musul
mans et Juifs. Les autorités du Protectorat interviennent en 1918 et 1945 dans l ’organisation de
l’administration des communautés juives qui conservent cependant leur relative indépendance inter
ne. Plus importantes pour l’évolution des relations judéo-musulmanes et franco-juives sont les reven
dications d ’une fraction de la judai'cité marocaine relatives aux lois qui régissent leur nationalité et
leur juridiction.
La pénétration européenne au Maroc est un fait historique complexe. Pendant tout le XIXème
siècle, les grandes puissances et plus particulièrement l ’Angleterre, la France, l’Espagne et l ’Italie
convoitent l ’Empire chérifien. Des dhim/nis, et surtout des Juifs, employés des ambassades, ou
agents commerciaux, demandent et obtiennent le statut de protégés par une puissance étrangère. Ce
100
statut leur évitait de payer des impôts aux représentants du Sultan. Aussi le problème des protec
tions est soulevé à la Conférence de Madrid : en 1880 une convention internationale est signée par le
Maroc et par plusieurs pays européens dont la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne, PItalie. Cette
convention établit le principe de l ’allégeance perpétuelle au Sultan de tout sujet marocain, musul
man et juif. Cette convention stipule que tout sujet marocain au retour du Maroc et qui aurait ac
quis à l’étranger, une nouvelle nationalité, ne pourrait revendiquer celle-ci à l ’égard du Sultan. Cet
te législation, inspirée par un Britannique, Sir John Durmmond Hay, est confirmée par le Traité du
Protectorat en 1912. Elle est toujours en vigueur.
Sous le Protectorat français, à partir des années 1930, les éléments les plus occidentalisés de la
judaicité marocaine réclament, à maintes reprises, l’abrogation de la législation de l ’allégeance
perpétuelle. Ils revendiquent la naturalisation française collective — selon le modèle algérien1 2 ou
tout au moins la possibilité de naturalisations individuelles. Cette deuxième procédure, plus lente et
plus progressive, était admise en Tunisie. Au Maroc, les autorités du Protectorat font la sourde
oreille. En effet, la France n’a jamais réussi au Maroc à vaincre les oppositions à son implantation :
aussi le gouvernement français n’y avait aucun intérêt à s’aliéner le pouvoir chérifien hostile à la
naturalisation française de ses sujets, fussent-ils Juifs.
D ’ailleurs, les milieux juifs eux-mêmes sont partagés sur cette question. Si les uns réclament la
nationalité française, les autres s’y opposent essentiellement pour deux motifs :
— la naturalisation des « plus évolués » priverait de ses cadres le judaïsme marocain, déjà désaxé par
une modernisation trop rapide ;
— cette revendication constituait, aux yeux ces Musulmans « un manque de fidélité, sinon une
trahison w13.
Avant le Protectorat, les Juifs relevaient des tribunaux rabbiniques non seulement pour leur
statut personnel (mariages, divorces, successions), mais encore pour tout litige entre Juifs. Ces tribu
naux étaient régis par la loi rabbinique. Toute contestation entre Israélites et Musulmans était
soumise à la juridiction musulmane, généralement le Makhzen :au Makhzen, la justice était rendue
par des Caïds, représentant le gouvernement chérifien.
Le fait d ’être jugés par les tribunaux du Makhzen rappelait aux Juifs non seulement leur condi
tion d ’indigène, mais encore celle de dhimmi. Des Juifs s’insurgent, dès les années 1920, contre cette
situation et réclament le droit d ’être jugés par des tribunaux français. Ce droit ne leur a jamais
été accordé par les autorités du Protectorat. A u x yeux du colonisateur, le Juif marocain était Maro
cain, même si une fraction de la judaicité affirmait hautement sa francisation, son acculturation à
l ’Occident14.
101
L ’E V E IL DES N A T IO N A LISM E S
Milieux juifs et milieux musulmans sont traversés par des courants nationalistes qui s’appellent
sionisme pour les uns, lutte pour l ’ Indépendance marocaine pour les autres. Les conflits qui traver
sent, dès la déclaration Balfour (1917) relative à la création d ’un Foyer national ju if en Palestine,
le monde arabe ont des incidences sérieuses sur les relations judéo-musulmanes au Maroc.
Le sionisme
Dans les limites de cet exposé, nous ne pouvons retracer l’histoire de l ’implantation sioniste au
Maroc 1 s . Quelques remarques, cependant, s’imposent. Au début du XXème siècle, des groupe
ments sionistes ont été créés dans quelques villes (Fès, Séfrou, Meknès, Marrakech, Mogador, Tan
ger, Tétouan). Les autorités chérifiennes, confondant sans doute les émissaires du Mouvement
sioniste avec les rabbins faisant régulièrement des collectes pour les Sépharades de Palestine, n’y
prêtaient guère attention. Par contre, les autorités françaises, dès le début du Protectorat, se méfient
de la naissance d ’un mouvement sioniste et l ’interdisent au Maroc.
Cette interdiction n ’a jamais-été officiellement levée, mais dans les années 1920 un modus
vivendi est trouvé : la Fédération sioniste du Maroc est une section de la Fédération sioniste de
France ; elle pouvait se livrer à des activités discrètes comme l,a: publication d ’un périodique :
/'Avenir Illu stré, et l’organisation de certaines réunions, à condition de ne pas gêner la politique
française et de ne pas affronter directement les Marocains musulmans.
Les masses juives marocaines, attachées aux traditions religieuses juives ne se préoccupent
guère des aspects politiques du sionisme : leur sionisme est de type messianique.
Les élites juives sont très partagées au sujet du sionisme. On peut relever au moins l ’existence
de trois courants d ’opinion :
— un premier groupe joue la carte de la France en affirmant son attachement à la culture française,
sa volonté d ’intégration à la société européenne et française. Les notables « officiels » favorisent
cette tendance ;
— un deuxième groupe, minoritaire dans les élites juives, s’affirme sioniste. Tout en émigrant rare
ment, sous le Protectorat, ce groupe soutiendra après la création de l’Etat d ’Israël, l ’émigration
des masses juives à destination de ce pays. Dans les couches populaires, juives, l ’éveil national
marocain aboutissant à l’Indépendance du Maroc, trouvera un écho antagoniste, s’exprimant en
ces termes : « si les Marocains ont eu leur Etat, nous Juifs, nous voulons aussi le nôtre » ;
— enfin, un troisième groupe, relativement important dans les élites juives, à la veille et au lende
main de l ’Indépendance, joue la carte du Maroc démocratique. Ce groupe est confirmé dans sa
position par l ’attitude du Sultan Mohammed V jugée bienveillante à l ’égard des Juifs sous le
régime de V ich y et par ses affirmations répétées selon lesquelles dans le Maroc indépendant, les
Juifs seraient considérés comme des citoyens à part entière.
La période de la colonisation française au Maroc a été brève (1912-1955). Dans certains mi
lieux, l ’opposition au Protectorat est toujours restée vivace.
102
Dès les années 1930 des nationalistes marocains lancent des appels aux Juifs les invitant à se
joindre à eux dans la lutte pour l ’Indépendance du Maroc. Ces appels se multiplient à la veille de
l ’Indépendance : ils reçoivent des réponses. Des Juifs s’engagent aux côtés des Musulmans dans
l ’action qui met fin au Protectorat au Maroc.
Cependant, ces partisans juifs actifs de l’Indépendance marocaine sont minoritaires. Dans sa
grande majorité, la judaicité marocaine se cantonne dans l’attente avant de choisir l ’émigration.
Conclusion
La période du Protectorat français constitue un tournant décisif non seulement pour l ’évolu
tion de la judaicité marocaine, mais encore pour les relations entre Juifs et Musulmans au Maroc.
Par la scolarisation progressive selon le modèle européen, par l’urbanisation accélérée, par les
contacts avec le colonisateur, la judaicité marocaine vit des ruptures avec une société traditionnelle
dans laquelle elle coexistait, somme toute, paisiblement avec la population musulmane.
Mais cette rupture est loin d ’être définitive. D ’homme à homme de famille à famille, de bonnes
relations entre Juifs et Musulmans ont persisté. Souvent le Juif était l ’intermédiaire entre l’au
tochtone et le colonisateur. Dans l’apprentissage des modes de vie importés par l ’Occident, le Musul
man se référait volontiers au Juif, adoptant après lui l ’usage que celui-ci avait adopté le premier. Les
Juifs affirmaient volontiers leur bonne entente avec les Musulmans ; les masses populaires et certai
nes élites restaient attachées à la personne du Sultan.
Plus de vingt ans après l ’Indépendance du Maroc et trente ans après la création de l’Etat
d ’Israël, ces dispositions fondamentales n ’ont pas disparu. Avec l ’Iran (60 000 Juifs), le Maroc
(18 000 Juifs) abrite aujourd’hui encore la plus grande communauté juive en terre d ’Islam. Plus
profondément, les Juifs d ’origine marocaine dispersés entre Israël, la France, le Canada et ailleurs
cherchent leur identité culturelle spécifique en récusant l ’effacement pur et simple du passé.
NOTES
1. Ch. de Foucauld, Reconnaissance au Maroc (1883-1884), Paris, Chalamel, 1888, vol., p. 394.
3. A. Chouraqui, Les Juifs d ’A frique du Nord, marche vers l ’Occident, Paris, 1952, P.U.F., p. 123.
4. Et Ouataiq. Recueil périodique publié par la Direction des Archives Royales. Rabat, Imprimerie Royale,
recueil 4,1978, p. 292.
5. A . Chouraqui, Les Juifs d ’A frique, p. 123 ; P. Flamand, Diaspora en Terre d ’Islam, les communautés
Israélites du Sud marocain, Casablanca, Imprimeries réunies, s.d., p. 32.
7. Les écoles de l’Alliance Israélite Universelle scolarisaient occasionnellement quelques enfants des notables
musulmans.
103
10. Idem.
11. A. Chouraqui, La condition juridique de l'Israélite marocain, Paris, Presses du livre français, pp. 47-55 ;
L. Gardet, La cité musulmane, pp. 344-349.
12. En 1870„ les Juifs d ’Algérie ont été collectivement naturalisés français par le décret Crémieux.
13. D. Bensimon-Donath, L'évolution du judaïsme marocain sous le Protectorat français : 1912-1956, pp. 103-
105.
15. On trouvera des précisions dans D. Bensimon-Donath, Immigrants d ’A frique du N ord en Israël, Paris,
Anthropos, 1970, pp. 50-70 ; D. Bensimon, Les débuts du Mouvement sioniste au Maroc — quelques documents
des Archives sionistes de Jérusalem, MichaèT, vol. V , pp. 17-80.
104
I. BEN-AMI
Le Culte des Saints est un phénomène universel connu de toutes les religions monothéistes
et non monothéistes et dont les dimensions touchent des aspects religieux, historiques, sociologi
ques, folkloriques, culturels, économiques et politiques2 .
Notre communication traitera du Culte des Saints chez les Juifs et les Musulmans au Maroc, et
plus spécifiquement de leur influence réciproque. Voinot, dans son étude Pèlerinages Judéo-Musul
mans du Maroc, parue en 1948 mais dont le matériel a été réuni au début du siècle, n’a utilisé
comme informants que des officiers français dont le lieutenant Spillmann de Ouarzazate qui devait
plus tard, sous le pseudonyme de Drague, écrire un livre intitulé Esquisse d ’H istoire Religieuse du
Maroc, et des notables musulmans qui délibérément ont ignoré les traditions juives3 . V oinot n’a
donc point épuisé le sujet et comme Flammant le fait remarquer dans son relevé des sanctuaires
judéo-musulmans du Maroc, V oinot ne nous semble exhaustif ni dans ce relevé proprement dit (la
région de Demnate possède plusieurs sanctuaires communs aux deux confessions non mentionnés
dans son ouvrage) ni dans l ’indication des parentés révélées par cette communauté. Mais nous-
mêmes ne nous flattons pas d ’épuiser le sujet ; d ’autant moins que ce maraboutisme est un phéno
mène typique de création continue. Nous sommes ici en pleine actualité4 .
Notre étude qui se base sur une recherche de terrain de près de cinq ans a donné des résultats
qui complètent ceux de Voinot. V o in o t a cité 45 saints juifs, vénérés par les Juifs et les Musul
mans, 31 saints revendiqués par les Juifs et les Musulmans comme leur appartenant en propre,
14 saints musulmans vénérés par les Juifs seulement, et 6 divers dont il n’a pu fixer les traditions.
Notre étude a dressé une liste de 560 saints juifs dont 21 saintes et une dizaine de saints qui sont
probablement musulmans bien que vénérés par les Juifs.
Notre question de départ est la suivante : comment se fait-il que dans le milieu marocain où en
général le Juif était méprisé, la vénération commune de saints était possible, que les Musulmans
vénèrent ouvertement les saints juifs ? Cela avait frappé dès le XVIIIème siècle5. Plusieurs obser
vateurs dont le Consul de Chénier ont suscité cette remarque de Michaux-Bellaire à V o in o t : « La
question a, à mon avis, une importance considérable. Elle peut permettre de retracer le rôle joué
dès l’antiquité par les Juifs dans l ’histoire du Maroc et de se rendre compte, non seulement des
survivances païennes qui, à une certaine époque, ont pu être recouvertes d ’une enveloppe juive. Je
cherche à voir, à travers le Maroc musulman que l ’on nous oppose et qui, à mon avis, est un peu
factice, le vrai Maroc lui-même. Même du point de vue religieux, que nous respectons par définition,
les fameuses traditions soi-disant musulmanes sont tout simplement de très vieilles superstitions, les
unes du terroir, les autres de tribus qui ont été successivement païennes, juives, chrétiennes avant
d ’être musulmanes et qui sont, tout compte fait, bien plus d ’essence supersticieuse que vraiment
religieuse. Les marabouts judéo-musulmans ont donc une très grande importance, surtout d ’après
moi les très anciens, ceux dont l ’origine est inconnue. Les autres, plus modernes, sont intéressants
en tant que preuve dé la persistance du principe de superstition, en-dehors de toute idée religieuse
bien définie »6 .
105
Avant de tenter de définir les buts et les fonctions de cette réciprocité dans la vénération de
saints communs, essayons d’abord de décrire ce phénomène à partir d’informations d ’origine
juive7 .
V o ici ce que la tradition rapporte de l ’histoire du Saint Raphaël Hacohen, enterré àOumnast
près d ’Am izm iz : il marchait quand il sentit la mort venir. Il ordonna alors au « soleil d ’arrêter son
cours » (c’était avant Chabbat), puis une sépulture s’ouvrit devant lui. Le Saint se couvrit d’un
linceul, entra dans la sépulture qui se referma d ’elle-même. Un Musulman avait été témoin de la
scène. Il courut chez les Juifs leur annoncer la nouvelle. Ceux-ci accoururent, creusèrent le sol et
trouvèrent une inscription portant le nom du Saint. Ainsi « est né » le Saint Rabbi Raphaël Haco
hen.
Nous disposons de plusieurs cas semblables. A Targheli, dans le Dra, non loin de Mhamid, était
vénéré le Saint R. Makhlouf ben Yossef Abihsira. « Un jour, raconte un informant, une Musulmane
me saisit par le bras et m’ implora de venir allumer des bougies chez elle. J ’ai eu peur. Je pensais
qu’elle voulait me tuer Un Ju if passa par là, et me dit : n ’ayez aucune crainte, allez allumer les
bougies. J'entrai chez elle. Dans un coin bien propre, il y avait une place pour allumer des bougies.
Je lui demandai : comment sais-tu qu’il y a ici un Saint ju if ? Et quel est son nom ? Viens, me dit-
elle, je vais te raconter son histoire. C ’est un sage, que la paix soit sur lui. Un jour il me vint en
songe et j ’avais ici huit moutons. Il me dit : nettoie cet endroit et débarrasse-toi de ces moutons
avant que je ne les tue. Je ne prêtais aucune attention au rêve.Ce fut ainsi au premier rêve, au deu
xième et au troisième. Au quatrième, j ’ai trouvé tous les moutons morts. Je les ai jetés dehors et j ’ai
nettoyé l ’endroit. Il me dit : à tous les Juifs qui viennent, faire le pèlerinage de Saint Rabbi Makh
louf ben Yossef, tu demanderas de venir ici aussi. Si tu ne le fais pas, ton unique enfant mourra.
Elle ne connaissait pas le nom du Saint et personne ne put me le donner ».
Il est remarquable de souligner que les traditions accréditent les saints juifs d'un nombre non
négligeable de serviteurs musulmans qui, dans les documents juifs, apparaissent sous un jour peu
flatteur. Ils sont accusés souvent d ’avoir provoqué la mort de leur maître, par cupidité, ou par
volonté de se l’approprier après sa mort.
Nous avons consigné dans notre étude des dizaines, sinon des centaines de témoignages concer
nant les actes perpétrés par les Musulmans contre les Saints. Ils sont toujours punis et très souvent
106
pardonnés quand ils regrettent leurs mauvaises actions. Le Musulman veut-il uriner sur le Saint,
qu'il est sur-le-champ paralysé ou qu’il urine sans arrêt jusqu’au pardon. Veut-il cultiver la terre
près de la tombe du Saint que sa maison s’écroule, ses bêtes meurent et parfois il meurt aussi.
Montre-t-il du mépris envers les Juifs qui vénèrent le Saint qu’il perd la vue sur le champ. Se hasarde-
t-il à s’emparer des bougies du sanctuaire ou des bijoux posés par les pèlerins qu’ils se transforment
dans sa poche ou sa sacoche en serpents. Le Musulman insulte-t-il le Saint que lui-même et dix mem
bres de sa famille meurent le même jour. Lui vole-t-il une bête qu’il sera bastonné pendant la nuit
jusqu’à ce qu’il ramène la bête. D ’autre part, en cas d ’événement inattendu, épidémie, sécheresse,
etc., les Musulmans disent que seuls les Juifs (par la force de leurs saints) peuvent apporter remède
au fléau.
*
En outre, nous avons consigné un nombre non moins considérable de témoignages faisant état
de la soumission complète du Musulman vis-à-vis du Saint juif, de sa fidélité qui passe parfois de
génération en génération et de son attitude amicale et respectueuse non seulement envers le Saint,
mais aussi envers tous les Juifs. Ainsi, après le meurtre de l ’un de ses coreligionnaires, un Musulman
va se réfugier près de la tombe du Rabbi David U-Moshé. Il fit le vœu de lui offrir tous les ans un
sacrifice s’il le sauvait de ses poursuivants. Ceux-ci vinrent jusqu’à proximité de sa cachette mais ne
le virent pas. Il fut ainsi sauvé et tous les ans il apporta son sacrifice. La confiance dans la justice et
la force du Saint ju if est telle qu’en cas de désaccord commercial entre un Ju if et un Musulman, ce
dernier se suffit du serment du Ju if près de la tombe du Saint. Un jour, un Musulman confia à un
Juif de l ’argent. Celui-ci nia avoir reçu les gages et personne ne peut rendre justice au Musulman, pas
même le Qadi ni le Roi, faute de contrat écrit. Dans sa détresse, le Musulman se rendit, sur les
conseils d ’un Ju if auprès du Rabbin Raphaël Encaoué qui trouva le moyen de lui restituer son
argent. « Il n ’y a pointde Dieu sinon Allah et Sidna Raphaël est son messager », proclama ensuite le
Musulman.
Il est intéressant de souligner qu’en période de sécheresse les Musulmans demandent aux Juifs
de faire intervenir leurs saints. Cette pratique a été remarquée par maints chercheurs et elle a existé
dans presque tous les pays musulmans où il y avait une minorité juive. Les sources à ce sujet sont
très abondantes.
C ’est dans cette perspective qu’il faut considérer les différentes traditions relatives aux assas
sinats de saints juifs par les Musulmans afin de s’accaparer de leur esprit et de pouvoir les vénérer.
Un jour, le Saint Eli Ben Ishak d ’Imin-Tabout, passa près du marché où il vit des Musulmans
se disputer. Le Saint intervint, prononça le Nom Sacré et donna un coup de pied à la peau de la bête
qui ressuscita et se mit à courir. Quand ils s’aperçurent du miracle, ils tuèrent le Saint et enfouirent
son corps sous une coupole. Ils le nommèrent Sidi A li u-lshak. Un autre fait de ce Saint : un jour,
une Juive du mellah vint trouver le gardien musulman du sanctuaire et moyennant paiement il la
laissa entrer pour allumer des bougies. Quand elle voulut sortir, elle vit que la porte était fermée.
Elle s’adressa au Saint en disant : ô Rabbi Eli ben Itshaq, je suis ici sous ta protection et celle de
Dieu. Montre-moi la sortie ! Alors le mur s’entrouvrit et elle sortit. Les Musulmans la recherchèrent,
mais ne la trouvèrent pas. Par vengeance, alertés entre-temps par le gardien, ils la recherchèrent, mais
ne la trouvèrent pas. Par vengeance, ils tuèrent le gardien pour les avoir « dérangé pour rien ».
Les Juifs ont aussi vénéré certains saints musulmans auxquels la tradition leur attribue toujours
une origine juive. A Tagouidert dans le Sous, rapporte Voinot, un rabbin venu de Palestine fut
assassiné par des Musulmans afin de s’emparer de ses biens. Ils enfouirent son cadavre dans un jar
din. L ’année de sa mort, un Musulman le vit en songe et le rabbin lui demanda de la vénérer. L ’hom
me fit alors construire un modeste mausolée et à partir de ce moment on appela le santon Sidi bou
107
Lanouar. Les Musulmans permettent aux Juifs de s’approcher afin de le vénérer mais leur interdi
sent l ’entrée du sanctuaire.
Sidi Belyout, enterré à Casablanca, est selon certaines traditions d ’origine juive et il en est de
même de Sidi Mohamed ubel Kassem, enterré à Skoura. Les traditions locales juives affirment qu’un
jour il frappa le sol de son bâton et la terre s’ouvrit et l’engloutit. « Les Musulmans l ’accaparèrent et
l ’appelèrent Sidi Muhamed ubel Kassem. Ils nous permettent de le visiter seulement de loin. Mais
dès qu’il y a une guerre ou des coups de fusil, les Musulmans nous appellent et nous disent : entrez,
le Saint vous appartient et alors nous entrons. Mais dès que la guerre finit, ils ne nous permettent
plus d ’y entrer. Près de Telouet, un Saint du nom de Sidi Rgit est aussi venu de Palestine, mais les
Musulmans l ’on accaparé et permettent aux Juifs de voir de loin seulement son sanctuaire.
Un des exemples les plus intéressants est celui de Sidi Bou’issa u-Sliman, enterré à Anzeur chez
les Sektana du Sous, saint très vénéré par les Juifs. D ’après la tradition juive, trois fils du Roi Salo
mon dont Issa vinrent d ’Israè'l et moururent au Maroc. Un Musulman aurait pris l ’initiative de lui
bâtir un mausolée près duquel il fut enterré lui-même. Le Saint, tout en protégeant les Juifs, se fait
un devoir d ’aider les Musulmans. Un autre cas intéressant est celui de Saint Rabbi Saadia Datsi
enterré dans le Rif. Nul ne conteste son judai'sme, mais il est enterré près d ’un village musulman
tandis que le gardien du sanctuaire de génération en génération est Musulman. La tradition rapporte
que ce Rabbin arriva un jour à Melilla et fit annoncer par messager aux autorités juives locales qu’il
allait mourir et qu’il demandait qu’on lui fasse tous les services nécessaires. Les Juifs répondirent au
messager qu’ils ne connaissaient aucun rabbin de ce nom. Le Rabbin en colère, les maudit : « Vos
femmes seront nombreuses, vos hommes rares, et il n ’y aura pas de contact entre les familles ». Et
en effet, les femmes juives arrivèrent jusqu’à leur quarantième année sans trouver de mari. Le Saint
s’adressa ensuite à un Musulman et demanda son aide. Il s’enveloppa de son linceul après avoir pris
son bain rituel dans les larmes de tristesse qui coulaient de ses yeux. Il annonça au Musulman qu’une
tempête allait se lever tandis qu’une grande pierre8 allait le couvrir. Il lui annonça également que sa
maison allait brûler, mais que lui et ses descendants allaient devenir les gardiens de son sanctuaire à
condition qu’ils ne prennent pas plus d ’un dirham des pèlerins juifs.
Les exemples qui éclairent les liens considérables qui unissent les Juifs et les Musulmans dans
une même vénération sont très nombreux et nous n’en avons cité qu’une très petite partie. Evidem
ment, il est très possible que ces traditions aient un caractère étiologique et ne viennent qu’expli
quer des faits et des relations qui se sont créés pendant la longue cohabitation entre les Juifs et les
Musulmans.
Les Saints juifs du Maroc pourraient être divisés en deux catégories : les Saints nationaux
dont la renommée atteint tous les coins du Maroc et les Saints locaux vénérés par les habitants d ’un
village, d’une ville ou d ’une région. Au-delà de cette distinction, un fait demeure : l ’enthousiasme
et la ferveur des milliers de pèlerins qui s’assemblent autour des sanctuaires, les feux de joie, les
chants, les danses, les prières, etc. Comment expliquer ce phénomène ? N ’y a-t-il pas là une affirma
tion de l’identité juive dans un milieu où les minorités sont écrasées ? N ’y a-t-il pas là une aspira
tion, une recherche du spirituel face à une réalité humiliante ? Quelle fonction attribuer alors aux
milliers de légendes concernant les Musulmans punis sévèrement quand ils osent toucher aux Saints
ou à leurs Juifs ? Tout ceci pourrait être vrai mais n ’éclaire pas explicitement notre phénomène
dont le cadre d ’analyse devrait être situé dans la relation du sacré et du profane9 . L ’analyse et
l’interprétation de la vénération commune sont fondamentalement, à notre avis, un phénomène
religieux qui puise à des sources très lointaines dans le temps et qui se rattache à des mythes
anciens. Il faut examiner cette expérience religieuse dans le cadre de l ’histoire des religions mais en
tenant compte des spécificités locales. L ’espace sacré, ici le site des Saints, est souvent révélé par des
signes-symboles comme la pierre, l ’arbre, la source, dont la signification est connue. Le temps aussi,
108
de la Hiloula et de Moussem, est un temps sacré qui diffère du temps ordinaire. La nature est donc
chargée d ’une valeur religieuse que Juifs et Musulmans, depuis les temps les plus reculés, ont respec
tée comme telle. Le lieu sacré a ses lois que chacun doit respecter. Leur désobéir, c’est passer outre
un tabou qui entrafne toujours une fonction. Cette attitude religieuse traditionnelle qui caractérise
comme nous l ’avons d it la société juive et musulmane, leur permet de vivre sans que cela ne porte
préjudice au statut social et juridique. Q u’importe si le Juif est un être inférieur, un dhimmi mé
prisé. La sainteté spécifique de leurs saints, surtout quand elle est efficace, suffit en elle-même à
permettre aux Musulmans de se placer sous sa protection, et ceci est tout aussi vrai pour les Juifs
vis-à-vis des Musulmans.
N O TES
1. Cette étude est tirée de mon livre La vénération des Saints chez tes Juifs au Maroc qui sera publié par
l’Institut Ben-Zvi.
2. Voir : Régional Cuits, edited by P. Werbner, Academie Press, London, 1977 ; Les Pèlerinages, Sources
Orientales, Editions du Seuil, Paris, 1960 ; Les Pèlerinages de l ’A ntiquité Biblique et Classique à l ’Occident Médiéval,
Paris, 1973.
3. Les officiers français n’ont pas toujours compris les informants juifs et ont la plupart du temps transcrit les
noms des Saints d ’une façon erronée.
4. L ’étude de Flammand est aussi très incomplète et pleine d ’erreurs, néanmoins si sa remarque ici est juste,
son appréciation ne l’est pas. Flammand nous aurait rendu un grand service s’il avaitété plus précis dans la citation
de certains saints qu’il a mentionnés.
5. De Chénier, Recherches historiques sur les Mautes et histoire de l ’Empire du Maroc, Paris, 1788 ; L. Godard,
Le Maroc, Notes d ’un voyageur (1858-1859), Alger, 1859 ; E. Doutté, Merrakech, Paris, 1905, col.-, Notes sur
l ’Islam maghrébin, les Marabouts, Paris, 1900 ;ed.-, En Tribu, Paris r 1914 ; E. Mau ch amp, La Sorcellerie au Maroc,
Paris, s.d. ; R. Basset, Nedroman et les Traras, Paris, 1901 ;E. Westermarck, R itualandB elief in Morocco, London,
1926 ; M. Basset, Le Cuite des Grottes au Maroc, Alger, 1920 ; E. Dermenghem, Le Cuite des Saints dans l ’Islam
maghrébin, Paris, 1954 ; E. Geller, Saints o f the Atias, London, 1969 ; M. Morsy, Les Ahansala, Examen historique
d ’une famille maraboutique de l ’Atlas marocain au XVIIIèm e siècle, Recherches Méditerranéennes. Document V,
Paris, 1972.
7. V o ir I. Ben-Ami, « Les Miracles — R. Daniel Hachomer Achkenazi », dans Le Judaïsme marocain, études
ethno-culturelles, Jérusalem, 1975, pp. 171-178 ; id.-, Le Livre des Miracles, pp. 178-208 ; id.-, Louanges à Haïm
(Le Saint R. Haïm Pinto), pp. 209-222.
8. Bien souvent les pierres, rochers, arbres, sources, fleuves, etc. sont liés par la tradition à un Saint caché.
« There are many atavistic practices among the Jews and the Muslims o f Morocco whose origins go back long before
the Islamic conquest. Many of these cuits center around such natural phenomena as stones, caves, springs and
trees. These beliefs seem to hâve -affinities with the ancient semitic polydaemonism that was prévalent in biblical
Canaan (e.g. the terebinths of Mamra) and in pre-lslamic Arabia (e.g. the black stone o f the Ka’ba ». Norman A.
Stillman, « The Sefrou Remnant », in Jewish Social Studies, vol. X X X V , n° 3-4 (July-October 1973), p. 260 ;
S. Gsell, Histoire Ancienne de l ’A frique du Nord, Paris, 1913, vol. I, p. 243 ; J. Tou tain, Les Cuites Païens dans
l ’Empire Romain, Paris, 1920, vol. III, p. 47 ; L. Brunot, « Cuites Naturistes à Sefrou », in Archives Berbères, III,
Paris, 1918 ; Handwortenbuch das Deutschen Abergiaubens, Berlin und Leipzig, 1930/1931 (voir « Steine ») ;
109
R. van Genneh, Les Rites de Passage, Paris, 1909, pp. 20-29 ; J. Welihausen, Reste Arabischen Heidentums, Berlin,
1897 ; R. Smith, Religion o f the Semites, London, 1894.
9. V o ir R. Otto, Das Meiiige, 1917 ; M. Eliade, Le Sacré et le Profane, Gallimard, 1965 ; id ., Le Mythe de
l’Eternel Retour, Gallimard, 1969.
110
M. ABITBOL
Au Maroc comme dans le reste des pays de l ’Islam, le statut légal des Juifs fut définitivement
établi depuis la venue des Arabes. Mais en dépit de l ’uniformité et de l ’universalité des clauses du
fAhd 'Umar, il n ’y eut pas à proprement parler un modèle unique ou un seul niveau de relations
judéo-musulmanes, pas plus qu’il n ’y eut à travers le pays et à travers l’histoire de ce pays une seule
réalité juive ou une seule réalité musulmane. A l ’évidence, cette superstructure juridico-religieuse
qu’est le Pacte ‘ Omar avait fini par forger les archétypes mentaux relatifs au Juif, à son image et à
son comportement dans la société du Maghreb. Mais en vérité, la situation du Juif et sa position
dans la société maghrébine étaient fonction de plusieurs autres facteurs historiques, tels par exem
ple, l ’évolution politique et économique du pays, l ’état de ses relations avec l ’étranger ainsi que la
structure sociale et ethnique qui prévalaient à une époque donnée dans telle ou telle région, voire
dans telle ou telle ville ou telle ou telle bourgade du pays.
Le Maroc à la fin du XIXèm e siècle est un cas assez typique de cette diversité de la situation
juive : abordé de l’intérieur — de l ’hinterland — c ’est à de rares exceptions, un pays dans lequel le
sort fait aux Juifs allait en se détériorant au fur et à mesure qu’approchait l ’heure du Protectorat, et
que l ’Europe intensifiait son infiltration bousculant toutes les structures du pays et déréglant son
économie. Mais ce même Maroc, vu du littoral offre un spectacle assez différent : bien que la situa
tion économique de la majorité des Juifs qui s’y trouvaient, laissât à désirer, la plupart des commu
nautés côtières vécurent en sécurité s’ouvrirent aux contacts extérieurs et bénéficièrent de la solli
citude et de la protection des représentants européens et des autorités locales.
C ’est ce Maroc du littoral — ou plus exactement une petite parcelle de ce Maroc-là — qui sera
au centre de cette étude, les circonstances ayant mis entre nos mains un fonds d ’Archives apparte
nant à une famille de la grande bourgeoisie juive de Mogador — les Corcos qui, en leur qualité de
Commerçants du Roi entretenaient d ’étroites relations avec l ’élite politique et économique du
pays1.
De par ses fonctions et de par sa position, cette famille de Tujjâr al-Sultan 2 appartenait organi
quement à la bourgeoisie marocaine issue de la nouvelle conjoncture économique du pays, et du
dégagement progressif de l ’Etat marocain des structures agro-pastorales et militaires qui lui servaient
traditionnellement de base. Profitant aussi bien de la pénétration européenne que de la sollicitude
du Makhzan, cette bourgeoisie a su étendre son influence et son pouvoir économique ; cela fut aussi
vrai de l ’élément ju if qui la composait : contrairement à leurs prédécesseurs, dont la chute aux siè
cles précédents fu t aussi rapide que l ’ascension, les bourgeois juifs du XIXèm e siècle ont su accroître
leurs ressources et ont pu stabiliser et faire durer leur position.
111
Deux traits essentiels distinguent cette bourgeoisie : son caractère urbain, hadarT, et son étroite
proximité du pouvoir, du Makhzan.
Ainsi, l ’épithète d ’a l-M arâkushf par laquelle Muhammad BanTs3 fait suivre le nom des Corcos,
pourtant installés depuis plus d ’une génération à Mogador donne-t-elle plus qu’une indication
géographique sur l ’origine des destinataires ; sous la plume de ce grand commerçant fâ s ftl ministre
des Finances, elle exprime une qualité, la qualité de citadins, attachée aux originaires d ’une ville qui
plonge ses racines dans l ’histoire de la civilisation marocaine et non d ’une cité comme Mogador qui,
elle, a émergé la veille seulement de la volonté d ’un souverain et du cerveau d’architectes, de sur
croît étrangers. Entre citadin fa sf et citadin marâkshT — surtout lorsque tous deux sont pétris de
culture urbano-andalouse (ou sépharade) — il y a certaines affinités que des intérêts communs vont
transformer en amitié, et ce malgré les différences religieuses.
Négociant et ministre, Muhammad b. al-MadanfBanîs est l ’un des représentants les plus typi
ques de ce milieu dans lequel évoluaient les Tujjâr juifs — aux côtés de personnages qui pendant
longtemps ont tenu le devant de la scène politique marocaine tels par exemple, al-Tayyib b. al-
Yamanî4 , Musa b. Ahrnad5, Mfâdil Gharnît 6 et d ’autres noms encore qui peuplent nos archives.
Solidaires entre eux et solidaires du pouvoir, il semble qu’une amitié très réelle ait lié les élé
ments juifs et musulmans qui composaient ce petit cercle de bourgeois marocains. Elle saute littéra
lement aux yeux dès un premier examen des lettres échangées entre les hauts personnages cités et les
Corcos : en effet, les règles épistolaires discriminatoires régissant la correspondance entre Musulmans
et Muçahidûn ont du mal à résister à l ’état réel de Içurs relations ; ces règles sont en revanche
scrupuleusement respectées lorsque les expéditeurs n’appartiennent pas à ce cercle, lorsqu’ils ne
sont pas « des nôtres » ca’ids de la périphérie, shaykhs de tribus et fonctionnaires subalternes qui
pour plusieurs motifs s’adressaient également aux Tujjâr juifs.
Fortement personnalisées, ces relations n ’engageaient pas seulement les partenaires directs
mais leurs familles et leurs alliés :
« Comment oublierions-nous tes fils alors que tu es le ur mère, to i q u i as aimé les gens de notre
maison e t q u i a été aimée d ’eux ».
écrit al-Tayyib b. al-Yamanfà Madame Mas4, uda Corcos, veuve de Salomon Corcos, I’ « homme qui
était pour nous le plus précieux de tous les Juifs » celui qui « nous estimait, nous aimait et nous
servait de toute son âme, malgré son grand âge »7.
A ses deux fils Abraham et Jacob, le même al-Tayyib al-Yamanf s’adressera en ces termes8 :
« Sachez que je vous considère le plus parm i tous les ju ifs , je n ’ai pas d ’autres amis que vous e t
ie rabbin Shimon b. Harroch. je n ’épargnerai aucun e ffo rt pou r vous venir en aide. Votre
père vous a confiés à nous e t nous a confiés à vous. Comment ne nous intéresserions-nous
pas à votre sort ? ».
Auparavant, à la suite de la perte de marchandises par les Corcos, dans le Sud, un Qa’id de la
région d’Agadir, ‘ Allai Ibn ‘ Abd al-Fadil leur promit toute l ’aide nécessaire pour récupérer leurs
biens car il les considérait comme des amis de longue date du fait de leurs relations très étroites
avec le « bien-aimé » al-Tayyib al-Yamanl9 .
« i l est bien des nôtres e t compte parm i nos amis ; c 'est pourquoi nous vous avons recommandé
à son attention » 10.
Muhammad Banfè, d ’ailleurs, ne manque jamais dans ses lettres de joindre ses salutations très
chaleureuses « aux enfants, aux femmes aux gendres et à tous les gens » des Corcos.
A l- *Abbâs b. al-Yamanf, en présentant ses remerciements aux Corcos pour le présent qu'ils
venaient de lui adresser leur écrit en ces termes1 1 :
« Puisse Dieu nous perm ettre de vous récompenser à l'avenir comme le faisaient mon père et
mon frère, que Dieu le ur accorde toute le ur miséricorde ».
La place primordiale attachée aux antécédents familiaux n ’était pas l ’apanage exclusif des
membres de la bourgeoisie : elle reflète un vrai trait de civilisation. Au Maroc de la veille du Protec
torat, l’affiliation et l’appartenance familiale étaient le moyen le plus sûr et un critère majeur de
stratification et de mobilité sociales. C ’est ainsi qu'autant sinon plus par leurs capacités commercia
les que par leurs richesses, c ’est surtout en vertu de leurs origines familiales que la plupart des Tujjâr
étaient désignés dans leurs fonctions : en réponse à l ’annonce du décès de Jacob Corcos, Mûsâ b.
Ahmad indiquera à son frère Abraham que le Sultan désignait les deux fils du défunt pour lui
succéder12 :
« Sa Majesté les salue e t ne les ignore pas, car vous êtes les Tujjâr de Sa Majesté sharifienne —
et fit s de Tujjâr de ses Augustes ancêtres . I l ne vous ignore pas et n'ignorera pas vos enfants
après vous ».
A cette sollicitude du Pouvoir, les Tujjâr — ceux du moins qui figurent dans nos archives —
répondront par une fidélité infaillible à la Monarchie qui était toute chancelante en cette fin de
XIXème siècle.
Grâce à leurs talents commerciaux indéniables, ils constituèrent l’un des derniers remparts
préservant encore le Maroc d ’une pénétration sans bornes des hommes d ’affaires européens qui se
heurtaient à une sérieuse concurrence de la part des Négociants du Roi.
En 1870, relatant un incident qui se déroula chez les Béni Tamur, Abraham Corcos tint à souli
gner, dans une lettre à Mûsâ b. Aljmad que les protégés firent appel à leurs consuls respectifs à la
suite de cet incident — au demeurant obscur — mais que lui et les autres Tujjâr de Mogador avaient
préféré en référer au Sultan13 .
Deux ans plus tard, Abraham Corcos s’employa à dissiper les doutes du Chambellan sur Akkan
Corcos de Marrakech — le frère de Ychoua Corcos — dont la rumeur disait qu’il avait bénéficié de la
protection étrangère14 .
Contrairement aux grands commerçants juifs des siècles précédents, il ne semble pas que les
Tujjâr de Mogador aient joué un rôle diplomatique notoire. Mais grâce à leurs réseaux d ’alliances
et à leurs antennes commerciales, éparpillées dans tout le Sud du pays, du Wad N un au Tafilalt, ils
étaient souvent en mesure d ’approvisionner le palais en informations de tous genres, en rapport avec
les premières tentatives de pénétration espagnole en direction du R io d e O ro o u même au sujet des
113
luttes que se livraient les tribus de la lisière saharienne et qui intéressaient au plus au point le Makh-
zen1 s .
Né d ’une longue co-habitation à l’ombre du Palais et entretenue par des intérêts communs,
l ’amitié qui liait les grandes familles juives et musulmanes du Maroc trouvait son expression dans les
occasions les plus diverses ; fêtes ou deuils familiaux, échanges de visites, dons réciproques... etc.
En 1865, nous voyons ainsi al-Jayyib b. al-Yamanf demander aux Corcos d’accueillir ses deux
fils de retour du Hajj. Ils devaient débarquer à Tanger, mais à la suite d ’une épidémie de choléra,
leur bateau avait été dérouté sur Mogador16. Connaissant l ’intensité de l ’atmosphère religieuse qui
entourait et le départ et le retour des pèlerins de la Mecque, cette requête d ’al-Yamanf nous paraft
pour le moins inhabituelle : elle prouve de façon assez éclatante que le facteur religieux n ’était pas
forcément un facteur d ’éloignement réciproque. C ’était une donnée qui ne dérangeait guère les rela
tions entre ces « grandes familles » juives et musulmanes qui en acceptaient à l ’avance toutes les
implications : ainsi, al-Tayyib b. al-Yamanf aussi bien que Muhammad Banis comprenaient parfaite
ment qu’en raison de la célébration de fêtes juives ou à l ’occasion de pèlerinages, leurs partenaires,
les Corcos, ne pouvaient s'acquitter de certaines tâches urgentes qu’ils leur avaient confiées17.
Ce respect des traditions religieuses juives avait pour corollaire le respect — lui-même inscrit
dans le pacte d ’ ’ ‘Umar — de l ’autonomie juridique des Juifs et celle-ci n’était pas un vain mot, mê
me aux yeux des personnages les plus puissants du Royaume qui éyitaient d’influer (directement du-
moins) sur le cours de la justice rendue dans les tribunaux rabbinUjues.
« ... HSrûn A ftân (Aharon A bitan) et le tâjir Sullam Ibn Qâsis (Salomon Abecassis) sont en
litige devant votre tribunal. Nous aimerions que vous interveniez (auprès de la cour) afin que
cette affaire soit réglée dans les meilleurs délais ».
Q u’ils aient été ministres ou simples Qa’id-s, la plupart des hauts fonctionnaires cités dans nos
archives, furent à divers titres en relation d ’affaires avec les Tujjâr juifs. Ainsi, parallèlement à l ’in
tensification des liens commerciaux entre Juifs et agents européens, il y eut multiplication de
réseaux d ’affaires et d’associations commerciales entre Juifs et Musulmans.
Il n’est pas de notre ressort d ’examiner ici la portée économique de telles associations ; nous
nous bornerons en revanche à souligner quelques-uns de leurs aspects qui nous semblent être les
plus significatifs :
1 ) qu’elles aient été permanentes ou ponctuelles, qu’elles aient porté sur une seule transaction ou
sur plusieurs, sur un -montant infime ou sur des sommes considérables, ces associations n ’étaient
jamais basées sur des contrats écrits ou sur des actes notariaux. Leur seule sanction en était la
parole donnée et la confiance mutuelle et si l ’on doit en juger d ’après nos documents il semble
que ces techniques aient été d ’une grande efficacité 1 9 ;
2) ces associations entre Juifs et Musulmans donnaient lieu à une division de travail assez intéres
sante : indépendamment de l ’origine des capitaux de départ, — qui le plus souvent étaient
fournis par les Musulmans, leur fructification, leur investissement et leur transformation étaient
du ressort des commerçants juifs ; ceux-ci, pour mener à bien leurs transactions, avaient besoin
du concours de leurs partenaires musulmans qui, généralement haut placés, avaient les moyens
de faire pression sur tous les agents du pouvoir — tAm il-s, Amih-s, Qâ’id-s — afin qu’ils facilitent
la bonne marche des affaires de leurs associés juifs ;
114
3) cette division du travail s’articulait sur une division, géographique et spatiale, celle-là : à la suite
de l’évolution politique du pays, le rayon d ’action et l ’influence des agents du pouvoir ne dépas
sait pas les limites du Bilad al-Makhzan qui, en cette fin de XIXème siècle, allait en se rétrécis
sant et n ’englobait pratiquement plus de larges secteurs du Sud marocain. Pour pallier aux in
convénients de cette discontinuité — territoriale et politique — les tu jjâ r juifs avaient recours à
des systèmes de protection et à des réseaux d ’alliances complémentaires dont l ’ossature était
constituée par les commerçants juifs de la lisière saharienne, des commerçants qui appartenaient
à un autre monde doté de ses propres structures sociales et politiques et par voie de conséquen
ce, de ses propres traditions de relations judéo-musulmanes. Des liens de mariage judicieusement
noués entre familles de commerçants juifs, résidant en des lieux si éloignés et si différents que
sont Londres, Manchester, Gibraltar, Marrakesh, Mogador, Taroudant et Goulimine, conféraient
à ces réseaux d ’affaires une envergure territoriale peu commune : à travers de véritables coulées
multi-ethniques et multi-confessionnelles, ils englobaient non seulement des intérêts européens
et marocains, mais aussi des intérêts juifs et musulmans et parmi ceux-ci, les intérêts de groupes
et de particuliers proches du Makhzan aussi bien que d’éléments qui lui étaient hostiles à
l ’exemple de la famille Bfruq du Wad Nun à laquelle les Sasportas et les A friat de Ufran — alliés
des Corcos — servaient de négociants attitrés2 0 .
Parvenus au terme de cette brève présentation des relations entre éléments juifs et musulmans
de la bourgeoisie marocaine, il serait tentant d ’essayer d’en évaluer la portée à l ’échelle globale des
relations entre les deux communautés. Dans l ’état actuel de nos connaissances, il me semble qu’un
tel exercice serait hasardeux pour la simple raison que ni les deux composantes confessionnelles
de la bourgeoisie marocaine n’étaient représentatives de l ’ensemble des deux populations juives et
musulmanes du pays, et que ni leurs rapports ne constituaient la norme des relations générales
entre Juifs et Musulmans du Maroc.
Dotés d ’un statut juridique spécial, les tu jjâ r juifs résidaient dans le quartier administratif de la
Oasba dont l ’accès n ’était pas ouvert aux communs des Juifs qui vivaient entassés dans le Mellah ;
leur solidarité avec le reste de la communauté n ’était ni plus profonde ni plus significative que la
solidarité qui liait — à l ’intérieur de la Umma — les bourgeois musulmans à l ’ensemble de leurs
coréligionnaires. Certes, nos archives renferment quelques preuves d ’interventions des tu jjâ r en
faveur des habitants du Mellah21, mais l’impression générale qui prévaut est celle d’une réelle
aliénation réciproque entre ces deux couches sociales de la population juive : c’est ainsi que les
archives européennes — moins discrètes que les nôtres — rapportent de nombreux cas de tensions
entre pauvres du Mellah et négociants de la Qasba qui profitant, comme en 1865 par exemple, des
travaux d ’assainissement du Mellah entrepris par le Docteur Thevenet, ont voulu augmenter les
loyers des maisons dont ils étaient les propriétaires. Le Consul de France rapporte ainsi les suites
de cette affaire2 2 :
«... j'a i mqndé au Consulat de France M onsieur A. Corcos, un des plus riches propriétaires
israélites... e t je lu i ai fa it sentir combien il é ta it honteux et inhum ain de spéculer, comme il
i'a va iî fait, lu i e t ses confrères, sur la misère des pauvres. Monsieur Corcos a facilem ent reconnu
ses torts et, après m ’avoir témoigné son repentir, il s’est empressé ainsi que la plupart des autres
propriétaires d ’abaisser les loyers à leurs p rix p rim itifs ».
Quelques années plus'tard, ces mêmes notables furent parmi les opposants les plus intransi
geants à l ’introduction de l ’enseignement de l ’A lU et de la Board o f Deputies de Londres à l ’inté
rieur du Mellah alors qu’eux-mêmes avaient goûté depuis longtemps déjà aux fruits de cet enseigne
ment par le truchement de leurs relations très étroites avec l ’étranger2 3.
115
Sans être pour autant une caste, cette bourgeoisie était très fermée et ne représentait en fait
qu’une seule pièce, qu’un seul élément de la mosaïque sociale marocaine dont chacune des autres
catégories et composantes avait développé ses propres caractéristiques de relations judéo-musulma
nes. Ainsi considérée, l’appréciation générale des rapports entre Juifs et Musulmans du Maroc pré
colonial tiendrait autant sinon davantage de la sociologie du pays que de son histoire politique,
économique et religieuse. Les traits distinctifs de la réalité juive, d ’une région à l ’autre ou d ’une
catégorie sociale à l’autre passaient ainsi par les différents clivages qui de tout temps divisèrent la
société marocaine :
a) clivages politiques ou la distinction entre Bildcl al-Makhzan et Bilâd al-Sibâ’ — manifestation ty
piquement marocaine des rapports d ’opposition entre Centre et Périphérie,
b) clivages ethno-linguistiques ou la distinction entre milieu arabophone ét milieu berbérophone,
c) clivages socio-économiques ou la différenciation entre monde urbain et monde rural - eux-
mêmes divisés- en plusieurs sous<atégories telle par exemple, la division entre centre urbains
traditionnels et modernes d ’une part, et entre milieu agricole et milieu pastoral, de l ’autre,
d) clivages géographiques et écologiques, enfin, ou l’opposition entre la plaine côtière, la montagne
la lisière saharienne, etc.
Appréhendé dans toute sa diversité, le tableau des relations entre Juifs et Musulmans, cessera
alors de ressembler à un échiquier dont les cases blanches ou noires sont couramment délimitées par
les lignes d ’une périodisation artificielle — Moyen Age, époque moderne, époque contemporaine,
etc. — ou par les contours très problématiques de règnes de princes réputés « bons », « justes »,
« sanguinaires », « cupides », etc.
En conclusion, vue sous cet angle, l ’expérience historique des Juifs du Maroc fera l ’économie
des deux modèles-clichés qui passent en filigrane à travers les œuvres de la plupart des historiens qui
se sont penchés sur le passé de cette communauté : une expérience faite d’une suite ininterrompue
de massacres, de conversions forcées et d ’humiliations ou au contraire un Age d ’Or sans fin que seuls
des accidents tels le règne almohade ou les deux années terribles d ’un Ybn Yazid sont venues inter
rompre.
116
REFERENCES
1. Pour une description détaillée de ce fonds d’archives voir notre monographie, Les Corcos e t l ’Histoire du
Maroc Contemporain, Institut Ben-Zvi, Jérusalem, 1977.
2. Cette catégorie de Juifs de cour marocains du XIXème siècle a été étudiée par J.L. Miège, Le Maroc et
l ’Europe, 1830-1894 (1963), vol. Il, pp. 230-234 et par nous-mêmes in Les Corcos et l ’Histoire du Maroc, op. c it.,
pp. 20-28.
3. Ministre des Finances du Sultan Sidi Muhammad b. Mawlay 'A b d al-Rahmân auprès duquel il représen
tait la tendance conservatrice face à l’accélération de la pénétration européenne.
4. Al-Tayyib b. al-Yamani Abu 'Ashrin, chambellan et vizir du Sultan SrdFMuhammad ; mourut à Marra
kech en 1869.
5. Descendant d’une famille d’esclaves noirs, chambellan et confident de Srdf Muhammad ; à sa mort, en
1879, ses fonctions furent remplies par son fils Ba Ahmad.
19. Les seuls actes notariés et ratifiés par le Qadi contenus dans nos Archives se trouvent être des transactions
immobilières.
20. 15 Dhû al-Hijja 1280 (4-6-1864) ; 17 Jumada I 1287 (16-8-1870) ;5 R a b r'l 1288 (4-6-1871) ; 13 rajab
1291 (12-9-1874).
117
21.14 Ramadan 1280 (22-2-1864) ; 16 Shawwâl 1282 (15-2-1866) ; 17 cajab 1283 (16-11-1866).
22. Archives des Affaires Etrangères (Paris). Correspondance commerciale -.Mogador IV, 1860-1868 : 21-11-
1865.
23. Rapport de' Joseph Halévy in Bulletin de l'Alliance Israélite Universelle, 1er semestre 1877, pp. 47-9.
118
A. GUIGUI
J ’ai quelques scrupules à prendre la parole après le brillant exposé qui vient d ’être fait par
Madame Bensimon-Donath. Ces scrupules sont aggravés par la difficulté-de relater devant vous, dans
le laps de temps qui m’est imparti, l ’historique complet de la communauté juive de Meknès. A
l ’instar des grandes communautés juives marocaines, la communauté de Meknès a connu un passé
historique très dense, ainsi q u ’une créativité littéraire et religieuse fort importante.
L ’abondance de la matière m’oblige donc à faire une sélection et à laisser de côté certains
aspects tels que : la vie religieuse et sociale, la vie des rabbins et leurs œuvres. Du côté historique, je
me suis également contraint de passer sous silence tous les événements qui se sont déroulés avant
l ’avènement de Moulay Ismael.
Nonobstant, certaines œuvres rabbiniques nous seront d'une grande utilité car elles jettent une
lumière nouvelle sur les événements et en sont des témoignages précis. L ’utilisation de ces ouvrages
devrait cependant être faite avec beaucoup de prudence. Il faudrait les soumettre à une méthode
historico-critique rigoureuse et essayer quand cela est possible de procéder à des recoupements et à
des comparaisons.
Le but de ma contribution réside dans le fait, non pas de relater tous les événements histori
ques qui ont marqué la vie de la communauté qui nous concerne durant ces trois derniers siècles,
mais surtout d ’apporter un complément d ’informations sur les connaissances que nous possédons
déjà en nous référant essentiellement à des éléments historiques inédits puisés dans des ouvrages
ou des manuscrits appartenant aux rabbins du Maroc ou dans les journaux de l ’époque ou les archi
ves de la communauté.
On ne peut évoquer Meknès sans penser à Moulay Ismael, ce souverain mulâtre qui régna sur le
Maroc pendant 57 ans et qui fit de cette ville carrefour, une grande capitale destinée à symboliser
l’unité reconstituée du pays. Par son indomptable énergie et des procédés d ’une grande cruauté, il
sut imposer sa volonté et se faire partout respecter.
Sur ses relations avec ses sujets juifs, les avis sont partagés. Il leur confia souvent des postes
élevés mais les traita fréquemment avec une extrême dureté. Pendant les 25 dernières années du
XVIIème siècle, il n’est relevé aucun acte d ’hostilité à l ’égard des Juifs. Les demandes extraordinai
res d ’argent commencèrent seulement en 1701, au moment de la bataille qu’il avait livrée auxTurcs
sur la Chédiouiia. Moulay Ismael imposa une forte dfme aux Juifs de Meknès et de Fez1. Les som
mes exigées étaient tellement élevées qu’elles furent une véritable ruine pour la communauté2 .
La levée de ces impôts ne se faisait pas sans difficultés. Les rabbins de la ville, chargés de leur
fixation étaient submergés de plaintes. Face à cette situation et afin de répondre aux demandes
incessantes de Moulay Ismael à qui il fallait payer de plus en plus d ’impôts, en-dehors de ceux qu’il
119
fallait verser à son fils Moulay Zidane, les rabbins de Fez se sont rendus à Meknès et ont essayé
conjointement d ’établir un système d ’impôt équitable basé sur l ’évaluation des biens que les Juifs
possédaient.
Dans son livre « Michpath u Sedaka be Y a ’acob »3 , le Grand Rabbin Y a ’acob Abensour,
décrit non seulement la situation des Juifs en cette époque mais surtout rapporte les décisions qui
ont été prises par les rabbins des deux communautés lors de la dernière décade du mois de Tamouz
54614 . Parmi ces décisions, citons notamment : « Tout homme qui possède de l ’argent liquide, des
marchandises ou des fruits doit donner 1/2 « oukia » pour 1000 « oukioth »s ou l ’équivalent en
nature. Toutefois les céréales mises en réserve dans des puits ne seront taxées qu’à concurrence de
1/4 pour 1000, car elles peuvent se détériorer au fond du puits ou sur ses bords. Tout homme qui
possède des objets en or ou en argent, en cuivre, en étain ou en plomb doit verser 1/4 d ’ « oukia »
pour 1000 « oukioth ». Tout celui qui possède des terres, des droits de propriété, des hypothèques
qui produisent des revenus doit verser 1/4 pour 1000 « oukioth »... ».
La lecture de ces chiffres est très intéressante car c ’est une des rares sources où l’on trouve des
détails sur les sommes à payer.Aujourd’hui ces pourcentages nous paraissent ridicules, surtout quand
on songe aux 30 et 40 % qu’un grand nombre d ’entre nous paye, sans compter les impôts indirects.
Je comprends donc très mal cette amertume qui apparaft dans certaines « kinoth » et qui se rappor
te à ces taxations. Il est vrai que ces chiffres concernent tous les biens que l’on possède et non les
revenus annuels. Il est vrai également que l ’on se situe dans urçe époque où la notion d ’imposition
n’existait pas et où seule une minorité était toujours taxée. Dans ce cas, un pourcentage aussi petit
soit-il, prend des proportions catastrophiques et trouve ainsi immédiatement une résonnance dans
les ouvrages littéraires. Peut-être qu’au cours du débat, quelqu’un parmi vous, pourra apporter une
explication complémentaire à cette contradiction.
Toujours est-il qu’en-dehors de ces impôts, Moulay Ismael avait eu dans son entourage des
personnalités juives de haut rang6 . Joseph Maimran l ’avait aidé financièrement à monter sur le
trône. A la mort de ce dernier, son fils Abraham fu t appelé à la Cour pour remplir les mêmes fonc
tions que son père. Il jouait un rôle considérable dans la Cour du roi.
Un autre conseiller de Moulay Ismael était Daniel Toledano dont le fils Joseph fut envoyé en
mission diplomatique aux Pays-Bas. Il conclut une alliance entre l'Em pire marocain et les Etats
Généraux de Hollande. Plus tard le fils de ce dernier, Haim Toledano fut chargé du poste d’ambassa
deur de Moulay Ismael en Grande-Bretagne.
Le troisième personnage qui joua un rôle de premier plan sous le règne de Moulay Ismael est
Moise Benatar. Ancien chef de la communauté de Taroudant, il avait quitté celle-ci pour s’installer
à Meknès. Son intelligence et ses qualités le signalèrent à l ’attention de Moulay Ismael qui l’intégra
à sa cour. Mais la présence de Maimran gênait Benatar et réciproquement.
Thomas Troughton 7 nous raconte comment les deux rivaux arrivèrent enfin à se réconcilier.
« Un jour, Mai'mran craignant que Benatar ne cherchât à le supplanter, o ffrit à Moulay Ismael une
quantité d ’argent pour obtenir sa condamnation à mort. Moulay Ismael envoya chercher Benatar et
le mit au courant de la proposition de Maimran. Le sultan fit venir là-dessus ce dernier, les traita
tous les deux de fous et les réconcilia en donnant à Benatar la fille de Maimran ».
Benatar bénéficia de la faveur royale durant de nombreuses années. Toutes les affaires exté
rieures de l ’Empire lui étaient confiées. Il était habilement secondé par son frère Abraham Benatar
qui habitait Tétuan et le mettait au courant de ce qui se passait en-dehors du royaume. Il avait des
120
agents à Cadix, à Gibraltar et ailleurs qui le renseignaient sur tout ce qui intéressait le Maroc. On
voit notamment sa signature au bas d ’un traité de commerce avec la Grande-Bretagne, conclu par
lui, au nom de Moulay Ismael8 .
Lorsque les délégués de la Sainte Trinité vinrent au Maroc en 1723 pour négocier la libération
des captifs de Meknès, ce fut Moi'se Benatar qui les reçut et négocia cette libération. Cependant et
malgré tous ses services, Benatar fu t disgrâcié et le Sultan l ’obligea à payer une forte somme qui le
ruina.
Vers la fin de l ’année 1723, Abraham Mai'mran mourut. Le Rav Y a ’abetz, dans son livre « et
lekol hefets »9 décrit non seulement les conditions dans lesquelles mourut ce chef de la communau
té mais aussi le rôle important joué par cet homme pour le bien de sa communauté.
Moulay Ismael appela à nouveau Benatar pour remplir les fonctions de conseiller.
Moulay Ismael mourut en 1727. Pendant 30 ans, il régna un désordre indescriptible dont les
Juifs furent les principales victimes. Finalement ce désordre prit fin avec l ’avènement de Sidi
Mohammed, fils de Moulay Ismael qui parvint à se faire reconnaître par tout le pays. Sidi Moham
med dut régner jusqu’en 1790. Il était foncièrement bon, cultivé et profondément juste envers ses
sujets, qu’ils fussent Musulmans ou Juifs. Il avait deux favoris : Mordekhai Chriqui et Messaoud
Benzikri.
A la mort de ce monarque, Moulay Eliazid fut choisi par les « ulémas » comme successeur.
D ’une impitoyable cruauté, Moulay Eliazid avait manifesté dès son âge une haine maladive des
Juifs. Lors de son entrée à Tétuan, le mellah de cette ville connut le plus grand pogrom de son
histoire.
A Meknès, des scènes horribles eurent lieu, lorsqu’un pillard trouva dans une maison du mellah
de l ’argent enfoui dans son sol. Espérant trouver des trésors cachés, les Arabes saccagèrent le mellah
creusant dans tous les sens. Les deux favoris juifs de son père subirent les pires tortures. Mordekai
Chriqui fut livré au bûcher, Messaoud Benzikri pendu aux murs de la ville.
Dans une élégie poignante, le célèbre poète David Ben Aharon Ben Hassine pleure les souffran
ces de sa communauté. C ’est à la fin d ’avril que la pire catastrophe s’abattit sur le mellah. L ’ordre de
piller les maisons des Juifs avait été donné par les autorités. Les maisons particulières aussi bien que
les synagogues furent livrées à la cupidité des pillards... Les écrits ne furent pas épargnés. Certains
savants voyaient leurs œuvres emportées et livrées sans merci à la destruction. Les chefs de la com
munauté furent frappés durement et jetés en prison10.
Sous les règnes de Moulay Slimane et de Moulay Aderrahman Ben Hicham, les Juifs connurent
une époque de paix. Ces deux rois furent justes et droits. Moulay Slimane avait plusieurs ministres
juifs *1 et deux Israélites le représentèrent auprès de la Cour d ’Angleterre.
Cependant et malgré ce calme, il y eut quand même certains incidents dus à l ’hostilité de la
population. C ’est sous son règne qu’eut lieu l ’invasion du mellah de Fez en 1831. C ’est également,
sous son règne qu’eut lieu l ’histoirede Sol Ha Saddiqaqui fut vénérée par la suite, par les Juifs et les
Arabes12.
En 1859, le Sultan Abderrahman mourut et son fils Sidi Mohammed accéda au trône. Sous le
règne de Sidi Mohammed, il n ’est relevé aucune exaction à l ’égard des Juifs. Néanmoins, deux ans
après l ’avènement de ce monarque, eut lieu un événement qui donna naissance à l ’institution de
Pourim d ’EI M e’gaz13 .
121
En l ’an 5622 (1862), Filali El M e’gaz, fils de Mustafa et Rakia, se mit à la tête d’aventuriers
et voulut usurper le trône royal. Après s’être enfui dans un désert pendant trois jours, il revint et
réunit une grande foule à laquelle il se présenta comme un nouveau monarque.
Les gens de son village crurent en lui, l’honorèrent et le respectèrent. Sur ces entrefaites, le
roi Mohammed, qui cherchait à protéger sa couronne, envoya une lettre pressante au général Ben
Ouda pour tendre un piège au roi usurpateur. Ben Ouda s’exécuta et les deux armées se retrouvèrent
face à face.
L ’armée d ’EI Me’gaz, commença à chanceler quand elle vit la force imposante de l ’ennemi.
Afin de leur redonner force et courage, El Ma’gaz prit la parole et d it : « d’avance je savais que Ben
Ouda allait me livrer bataille, mais je vous annonce que Ben Ouda mourra ce soir, ses hommes
s’allieront à nous et ils me reconnaîtront comme roi et prophète ». Ben Ouda effectivement
mourut le soir même. Ses hommes effrayés se précipitèrent vers El Ma’gaz, s’agenouillèrent devant
lui et le reconnurent comme roi et prophète. Dès lors, le prestige du roi usurpateur ne cessa d’aug
menter. Pour célébrer sa victoire, il o ffrit un grand festin à ses soldats. Pendant le festin, Jilali El
M a’gaz prit la parole : « la nuit dernière, dit-il, Allah s’est révélé à moi et m’a chargé d ’exterminer la
vermine de Jacob. Pour cela je vous ordonne d ’attaquer la communauté juive, de tuer hommes, fem
mes et enfants et de vous emparer de tous leurs biens. Notre première ville sera Meknès ».
La horde se réjouit et attendit avec impatience le moment propice. La nouvelle arriva à Meknès
et la communauté juive fut ébranlée. Les commerçants fermèrent leur commerce et les rabbins
décrétèrent un jeûne. Les Israélites du mellah se réunirent tous à la synagogue et prièrent ardem
ment. Le manque de pain et d ’autres denrées commençaient déjà à se faire sentir, faute de provi
sions.
Le 13 Adar fut la date choisie par les pillards pour encercler le mellah et l ’occuper. Mais ce
jour, une frayeur effroyable envahit le camp des Arabes et les encouragements de leur maître ne
purent apaiser leur épouvante. Arrivés à Moulay Idriss, village situé à une vingtaine de kilomètres de
la ville, les guerriers quittèrent les rangs et s’enfuirent en désordre. Les messagers annonçèrent la
nouvelle au roi qui envoya une forte armée. Très facilement, ils décimèrent le reste de l ’armée et
Jilali El Me’gaz fu t capturé et exécuté le 13 Adar. Les généraux et les membres de sa famille furent
décapités et leurs crânes portés sur un sabre et exposés dans toutes les rues de la ville le dimanche
16 Adar (16 février 1862).
Les Israélites de Meknès se réjouirent et rendirent tous grâce à Dieu pour le miracle qu’il
opéra en leur faveur. Dans leur prière enthousiaste, ils demandèrent à Dieu d ’envoyer la pluie et leur
prière fut également exaucée. Depuis, le 16 Adar a été fixé comme jour de fête à Meknès. A l’office
du matin on ne lit pas les supplications.
Trois années, après l ’institution de ce « purim », Sir Moses Montefiore, effectua un voyage
pour tenter d ’améliorer la situation de ses coreligionnaires. Accompagné du Consul Général de
Grande-Bretagne à Tanger et d ’une suite composée de personnalités de premier plan, Montefiore se
rendit à Marrakech où résidait alors le Sultan Sidi Mohammed. Entouré de prestige, il fut reçu à
deux reprises par le Sultan Sidi Mohammed et obtint le 5 février 1864 la promulgation d’un dahir
dans lequel il est dit : « Nous ordonnons de traiter avec la plus grande bienveillance les Israélites
vivant dans notre'empire... Nous voulons voir pratiquer envers eux la justice et les considérer comme
des sujets égaux devant la loi... »14.
Mais si Sidi Mohammed était animé des meilleurs sentiments à l ’égard de ses sujets, les Pachas
et les Caïds à qui ce dahir ne plaisait pas, continuaient à user d ’une façon arbitraire.
122
Sidi Mohammed mourut en 1873 et le trône chérifien revint à Moulay El Hassan. Homme
d'une grande piété, il veilla à ne pas opprimer les pauvres et les faibles. Sous son règne les Juifs vécu
rent des jours relativement heureux.
Dans un manuscrit découvert par Rabbi Yossef Messas et signé par Habib Tolédano, nous
trouvons le récit suivant qui dénote d ’une certaine symbiose qui existait entre les Juifs et leur
monarque.
« Le 8 ly y a r de l'année 5639, M oulay E l Hassan a livré un combat contre des tribus arabes
appelées « grouanes ». Le samedi m atin, le ro i s o rtit à la tête de son armée et passa par la porte
du mellah. Les rabbins et les membres de la communauté sortire nt à sa rencontre et le ro i leur
demanda de p rie r p o u r qu 'il revienne victorieux.
Tous les Juifs se réunirent dans des synagogues, lu ren t des psaumes en pleurant. Les femmes se
rendirent au cim etière pou r im plorer Dieu. Toute la ville é ta it en émoi. Dieu exauça leur
prière et aida le ro i et ses hommes, iis infligèrent à i'ennem i une défaite écrasante et décapitè
rent un grand nombre d ’entre eux.
Le soir, à la tombée de ta nuit, ie ro i et toute son armée repassèrent par ia porte du mellah.
Toute ia communauté s o rtit à ia rencontre du monarque victorieux e t le bénit. L u i aussi se
ré jo u it en les voyant et ce soir là, fu t une soirée de jo ie e t d ’allégresse. Les rabbins et les
membres de ia communauté se rendirent par ia suite au palais où le ro i les reçut avec un grand
honneur15 ».
Le 11 juillet 1883, Charles De Foucauld, accompagné du rabbin Abisror arriva à Fez. Au cours
du voyage d ’exploration qu’il fit au Maroc, De Foucauld, déguisé en rabbin fut l ’hôte des familles
juives qui lui accordèrent une large hospitalité alors qu’ils risquaient le pire s’ils étaient surpris,
hébergeant ce faux rabbin en mission secrète. Pourtant ceci ne l ’empêcha pas d ’émettre un jugement
très dur sur cette communauté qui lui permit d ’accomplir sa mission, au prix de si graves périls.
Le 7 juin 1884, Moulay El Hassan mourait. Sur la recommandation du sultan défunt, son fils
Moulay Abdelaziz, alors âgé de 14 ans, fut proclamé sultan. La régence fut confiée à Ba Ahmed.
Pendant toute la période que dura cette régence, les Juifs du Maroc vécurent en toute tranquillité.
La disparition de Ba Ahmed marqua le début d ’une agitation qui devait gagner tout le pays.
Profitant de cette anarchie, Gilal Zerhouni, appelé plus tard Bou Hmara 16 se rendit à Taza
où il fomenta un soulèvement contre le sultan Moulay Abdelaziz. Il se fit proclamer sultan et la ville
de Taza devint sa capitale en même temps que son quartier général. Son premier acte fu t d ’ordonner
le pillage du mellah. On dut faire appel d ’urgence à une organisation de secours pour sauver la popu
lation affamée et ruinée.
Quelques temps après, des hommes de la tribu des Temmours, engagés par Bou Hmara péné
traient en ville et pillaient tous les magasins juifs situés aux alentours du mellah qui ne fut épargné
que grâce à l ’intervention de la Garde Noire. Rabbi Yossef Messas, dans son livre « osar ha mikta-
bim » relate un épisode de cette époque de trouble.
<r Le vendredi 13 Nissan 5663, nos voisins vinrent par m illiers, p ille r ie mellah, tuer et exterm i
ner. Tous tes Israélites m irent le u r confiance en Dieu et se réunirent autour de ia m uraille pour
se défendre, iis étaient armés. Beaucoup d ’entre eux savaient manier à ia perfection les armes à
feu. E t ceux q u i ne pouvaient pas participer au combat, se cachèrent chez eux et im plorèrent
i ‘Eternel pou r qu ‘i l envoie à son peuple ia délivrance.
123
Mon père, le rabbin Haim Messas, est so rti au m ilieu de la ville et poussa un grand cri. Tout le
peuple se réunit autour de lu i. Les gens pleuraient et plongeaient la tête dans la poussière. La
barbe de mon père q u i é ta it blanche comme neige, balayait le sable...
Dieu f it dissiper le camp des philistins devant les guerriers ju ifs q u i se trouvaient sur les m urail
les. ils en tuèrent un grand nombre et ceux q u i sont restés en vie s’enfuirent vers la m on
tagne... » 17.
Ce récit, qui n ’est pas unique dans l ’histoire juive de Meknès, puisque nous retrouverons en
1911, ces mêmes Juifs se défendre pour protéger leur vie et leurs biens, est d’une importance capita
le. Il donne une idée différente du Juif qui reçoit des coups et courbe l’échine sans réagir. C ’est un
point sur lequel il faudrait peut-être s’arrêter et étudier d ’une façon plus profonde car il change
quelque peu l’image du Ju if marocain opprimé et soumis.
Au mois de mars 1912, Monsieur Régnault, ministre de France à Tanger arriva à Fez et après
de laborieux entretiens avec le sultan parvint à lui faire signer l ’acte établissant le Protectorat de la
France sur le Maroc. Ce document qui porte la date du 30 mars 1912 est revêtu de la signature de
Moulay Hafid pour le Maroc et du ministre Régnault pour la France.
Mais pour les Juifs de Meknès et de Fez, le mois d ’avril 1911, fut un mois mémorable. Durant
ce mois, le mellah eut à subir une attaque violente de la part des berbères. L à encore, les Juifs n’ont
pas attendu passivement. Ils se défendirent avec courage et s’ils pe purent se préserver entièrement
du pillage, ils surent résister du moins avec courage aux hordes qui assaillaient le mellah. Dès le jeudi
13 avril, des groupes de berbères appartenant à différentes tribus commencèrent à entrer en ville.
Ils demandèrent avec force la nomination d ’un chef révolutionnaire. Les Musulmans de la ville
refusèrent cette nomination. Après des discussions serrées, il n’y eut finalement aucun accord entre
les berbères et les gens de la médina. Sous prétexte de délibérer entre eux, les berbères se répandi
rent dans la campagne environnante où ils furent rejoints par leurs partisans. « A six heures du
matin, il y avait plus de 1500 face au mellah à l ’extrémité duquel convergent précisément les routes
conduisant à la plupart des tribus berbères »x 8 .
A peine averti du danger, le directeur de l ’A.I .U. conseilla aux Israélites de se défendre énergi
quement. Il y avait au mellah 200 fusils et 7 à 8000 cartouches. On arma 150 hommes valides qui
furent placés sur les remparts et les terrasses des maisons. Avec eux, il y avait une cinquantaine de
« toulals » 19 dont l’aide était très chèrement achetée. Le directeur lui-même, occupait avec des
jeunes gens une des terrasses de la ville.
Attirés par l ’appât du pillage, une multitude de berbères arrivaient, armés de pioches et de
haches tirant derrière eux des bêtes de somme qu’ils comptaient charger de leur butin. Certains
rebelles s’approchèrent des murs du mellah et commencèrent à les abattre à coups de pioches. « Le
premier coup de fusil partit d ’une guérite surplombant l ’endroit attaqué par la pioche des berbères.
Six des assaillants mordirent la poussière. Les autres se sauvèrent rapidement non sans perdre encore
au cours de leur fuite une demi-douzaine des leurs20 . Les berbères renouvelèrent leur tentative
d’assaut jusqu’au coucher du soleil, mais chaque fois plus mollement. La nuit arriva et amena la fin
du combat. L ’état du mellah était indescriptible. Au bruit de la poudre se mêlaient des prières des
hommes qui avaient tous envahi les synagogues et lisaient les « selihot » qu’accompagnaient les
sonneries du « shofar ». Les notables musulmans cédèrent enfin et reconnurent Moulay Résiné
comme nouveau sultan. Les berbères satisfaits se retirèrent peu à peu et le mercredi 19 avril ils
avaient totalement disparu. L ’attaque leur coûta une vingtaine de morts et un nombre indéterminé
de blessés. De leur côté, les Juifs eurent à déplorer 4 blessés dont 1 mortellement. Un toulal fut
également tué.
124
Après cette période de troubles, les Juifs de Meknès vont pouvoir vivre dans une relative tran
quillité et se livrer à leur commerce et leurs occupations où ils réussiront d ’ailleurs bien.
Nonobstant, chaque année, à l ’époque du Mulud21 , pendant plus d’une semaine, les Juifs de
Meknès étaient condamnés à fermer leurs magasins et à s’enfermer dans leur mellah par peur des
« Issaouas »22. Cette confrérie religieuse marocaine fut fondée par Sidi Mohammed Ben Issa El
Firhi 2 3 et suit la règle des Sufis Shadhiliya en y ajoutant les pratiques spéciales des convulsionnaires
pour obtenir l ’insensibilité physique. Ils acquièrent cette insensibilité en dansant sur place avec des
mouvements saccadés d’avant en arrière. A cette manifestation plusieurs sectes amies sont invitées
notamment : les Hmadchas24.
L ’écrivain Henri Bordeaux, dans son livre « Le miracle du Maroc » parle de 50 000 pèlerins
groupés à Meknès en 1934. La procession va de Sidi-Said à la place Cheikh El Kamel devant le
tombeau de Si Issa. Les pèlerins sont groupés en « taiïa » ou groupe. En tête, on voit les étendards
de la corporation aux vives couleurs munies de boucles dorées. Puis viennent les cavaliers les musi
ciens joueurs de fifre, tambours et tambourins.
Une fois insensibilisés, les « issaouas » avalent des scorpions vivants, des éclats de verre, s’en
foncent de longues aiguilles dans les chairs, se flagellent avec des lames de sabre...
Dans les fêtes publiques, ces cérémonies se terminent souvent par un repas où ces religieux
exaltés dévorent comme des forcenés les chairs crues d ’un animal non dépouillé et se livrent à des
curées. Les « Hmadchas » se frappent la tête avec des hachettes triangulaires ou bien reçoivent sur le
crâne des poids fort lourds, se faisant ainsi des blessures pouvant aller jusqu’à la fracture de la botte
crânienne.
Les Juifs étaient terrorisés ce jour-là, car ils étaient autrefois les plus fréquentes victimes. Aussi
pour se préserver un peu d ’indulgence auprès des Issaouas, ils offraient à ces fidèles la « frissa »
(repas de viande crue). Cette mesure préventive était cependant insuffisante. Afin de pouvoir jouir
d ’une certaine protection, les Juifs versaient tous les ans de grosses sommes au gouverneur de la ville
et à ses serviteurs qui plaçaient des gardes aux abords du mellah. Mais malgré ces mesures préven
tives, le mellah n’était pas en sécurité totale.
Après l ’arrivée des Français, la situation s’améliora considérablement. Les « issaouas » conti
nuèrent régulièrement à faire leur procession, mais réduisirent progressivement leurs actes cultuels.
Ils attaquaient de moins en moins le mellah, mais de leur côté, les Juifs évitaient de se mettre sur
leur passage. D ’ailleurs, afin d ’éviter tout accident, le chef des Services Municipaux, envoyait chaque
année une lettre au président de la communauté pour l ’inviter à prescrire à ses coreligionnaires de
ne point sortir du mellah le jour du « moussem ». On plaçait également des postes de garde à toutes
les issues2 s .
Mais en-dehors de ces événements, contre lesquels une certaine prudence s’imposait, les Juifs
ont mené une vie calme de 1912 à 1954. Ils ont construit un nouveau quartier, intitulé « nouveau-
mellah » où ils pouvaient vivre d ’une façon assez harmonieuse. Les enfants étaient scolarisés d ’abord
dans le Talmud-Torah puis dans les écoles de l ’A.I.U. Certains mêmes, ont ouvert des commerces
dans une ville avoisinante appeléê Petitjean, devenue à la fin du Protectorat Sidi-Kacem.
En août 1954, un malheur s’abattit sur les Juifs de Meknès travaillant à Petitjean. Dans la nuit
du 2 août, une photographie du Sultan Mohammed Ben Youssef avait été arrachée à un transforma
teur alors que les Musulmans se prosternaient devant elle, aux cris de « vive le Sultan ». Le représen
tant de la police qui était responsable de cet acte, s’enfuit avec ses collaborateurs poursuivis par la
125
foule. Désormais il n’y avait plus sur les lieux, ni police, ni gendarmerie, ni pompiers. Cependant à
l’inverse de ce qui se produit en cas de véritables émeutes, où la foule détruit sans distinction tout ce
qui se trouve sur son passage, les manifestants de Petitjean ne devaient s’en prendre qu’à la seule
population juive. Seuls les juifs furent massacrés et leurs magasins furent pillés et incendiés. Les
bâtiments et les fonds de commerce contigus, exploités par des Arabes furent strictement respectés.
C ’est ainsi que, lorsque les manifestants arrivèrent devant la Société S.C.A.M. qu’ils se proposaient
d’incendier, ils s'enquirent de savoir si la société était une société française ou une société juive.
Quand ils surent que c ’était une société française, ils l’épargnèrent. Les manifestants devaient ainsi
incendier successivement les fonds de commerce et les bâtiments appartenant aux Juifs de la ville.
Pour donner une idée de la gravité de cet incident, nous citerons l ’article publié par le journal
« Maroc » intitulé « un accident » et qui a été repris par les avocats des victimes lors du procès qui
en suivit.
« ... La veille du 3 août 1954, l ’atmosphère é ta it lourde à Petitjean. Ils avaient reçu l ’ordre de
ferm er leurs magasins. Les autorités locales le u r intim èrent l ’ordre d ’ouvrir, injonction assortie
de promesse form elle de complète protection... Toujours est-il, q u ’ils massacrèrent à coups de
barre de fer, le nommé Boussidan Samuel, âgé de 42 ans et père de 11 enfants... Us le jetèrent
ensuite sur un lo t de sacs et ie brûlèrent. Incendiant un camion appartenant à Monsieur Cha-
lom Eifassi, la fouie hurlante se précipita dans ie dépôt de ce malheureux, ie tuant sauvage
m ent à coups de briques et assassinant dans des conditions inouïes, son fils, jeune m arié de
22 ans, père d ’u n enfant. Pendant ce temps, d ’autres émeutiefs s’introduisaient dans tes dépôts
de Monsieur E. Tolédano, 53 ans, père d ’une nombreuse fam ille. Le pauvre homme et son fils
de !2 ans, furent déchiquetés, éventrés et expièrent dans des conditions atroces... Pour dore
cette série noire, les assassins form èrent un bûcher en plein centre de la ville, y étalèrent en
bon ordre tes 5 cadavres et tes brûlèrent à l ’aide du p é tro le .... Service d ’ordre : selon la tradi
tion qui se respecte et se renouvelle lorsqu’on se fixe comme b u t « tes ju ifs », il y eut carence
des services d ’ordre. Alertée depuis te commencement des émeutes (8 heures trente) et plus
d ’une fois, ta police arguait l ’attente de renforts e t les instructions de Rabat... Aucune riposte,
aucune intervention de la police. C ’est seulement vers 10 heures trente, qu 'un barrage de police
a été form é et que les manifestants commencèrent à essuyer des coups de feu et se disper
sèrent ».
Pourquoi, conclut le journal, cette absence cruelle de toute autorité ? Pourquoi cette absten
tion coupable de toute action d ’ordre lorsque ce sont les Juifs qui offrent leurs flancs quand les
dieux ont soif ?
Pourquoi ? La raison est fort simple. Les autorités du Protectorat voulaient montrer aux yeux
de tout le monde et notamment de l ’opinion française et marocaine que le peuple marocain n’était
pas encore mûr pour obtenir son indépendance.
Mais ces massacres ne servirent à rien. Le processus de l ’indépendance et le désir des marocains
de vivre librement ont triomphé. Ainsi en 1956, sous l ’impulsion de S.M. Mohammed V , le Maroc
accéda à son indépendance. Mais déjà, le 5 novembre 1955, le monarque reçut une délégation de la
communauté à qui il fit la déclaration suivante : « Les Juifs jouiront des droits dans l ’égalité la plus
absolue et serpnt associés à toute la vie nationale jusqu'aux responsabilités gouvernementales et
tous les autres postes de grandes responsabilités2 7 ».
Dans le discours de la fête du trône qui contient les bases du futur Maroc, faisant allusion à la
communauté juive, S.M. Mohammed V déclara : « Notre premier souci est... la création d ’institu
tions démocratiques issues d ’élections libres, fondées sur le principe de la séparation des pouvoirs
126
dans le cadre d ’une monarchie constitutionnelle reconnaissant aux Marocains de toutes confessions,
les droits de citoyens et l ’exercice des libertés publiques et syndicales. Il est évident que les Maro
cains israélites ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres Marocains ».
Ces déclarations ne nous étonnent pas quand on se souvient avec émotion du moment où
S.M. Mohammed V prit la décision héroïque de protéger les Juifs lors des sombres années de Vichy.
C ’est grâce à cette prise de position que les Juifs du Maroc furent épargnés et ne subirent pas le
même sort que les Juifs d ’Europe.
Cependant et malgré cela, les Juifs du Maroc sont encore aujourd’hui très bien traités. Ils peu
vent se livrer à leur commerce sans aucune entrave. Ils jouissent d ’une liberté religieuse totale. Les
écoles de l ’Ittihad-Maroc et ceux d ’Ozar-Ha-Torah dispensent encore aujourd’hui un enseignement
religieux et laie de qualité. Les Juifs du Maroc peuvent voyager et quitter librement le Maroc, et
ceux qui s’étaient établis en Israël et qui émettent le désir de revenir, peuvent le faire sans aucune
difficulté.
Actuellement, la communauté juive de Meknès, comme celle de tout le Maroc, vit dans un
climat paisible. Mais il faut se rendre à l’évidence qu’il n’y a plus d ’avenir pour cette communauté.
On n’y rencontre que des tous petits ou des personnes d ’un certain âge. La tranche d ’âge entre 18 et
35 ans est presque inexistante. Les jeunes qui quittent pour étudier ne reviennent plus. Il faut donc
croire à une extinction à long terme de cette communauté, ou à son déplacement dans un grand
centre comme Casablanca.
NOTES
2. « Le 13 du mois d’Adar, il imposa à ses sujets juifs une contribution de 100 quentars d'argent Cette
mesure nous jeta dans le désarroi le plus complet. La joie de la veille de Piques s’est transformée en affliction...
Beaucoup de chefs de familles n’ont même pas acheté de la viande pour la fête ; dans bien des maisons, on n'a même
pas lu la « haggada » et ceux qui l’ont lue l’ont fait comme s’ils lisaient les Lamentations de Jérémie... ». Ibid.
4.1701.
5.1 « oukia » vaut 6 x 16 flus. 1 fels équivaut à une « perouta ». 1 quentai vaut 100 écus d’argent
6. Selon Eisenbeth, il existe une série de lettres de Smith Heddendorp écrites du 6 mai 1682 à juillet 1699
où il est question à maintes reprises de Joseph Tolédano, Joseph Maïmran ainsi que d’autres Juifs qui gravitent
autour d’eux tels que Isaac Sasportas et Joseph Olivera.
127
9. Edité à No-Amon en 1897. Dans cet ouvrage, le Rav Y a ’abetz écrit : « Au printemps de l'année 1723, le
prince A. Maimran est tombé malade. Les médecins lui prescrirent des médicaments qui commencèrent à produire
leurs effets au point qu’il put se tenir debout avec difficulté et prononcer quelques paroles. Vers la fin de l'année
1723 (Tebeth), un médecin ismaélite vint pour le soigner. Il lui donnaune potion empoisonnée. Soudain ses douleurs
s'intensifièrent et des maux le saisirent à l’estomac et au bas-ventre. Il mourut la veille du mercredi 15 tebeth 5483
(1723) ». Le Rab Y a’abetz lui dédia plusieurs élégies.
10. D. Kofman, Revue des études juives, vol. 37, p. 120, année 1898.
11. Le ministre des finances de Moulay Slimane s’appelait Abraham Sicsu. Son trésorier fut Isaac Pinto et
l'administrateur des douanes de Tanger un nommé Moses Benasuli. Lorsqu’il entreprit son voyage à Meknès, il
exprima le désir de voir trois personnalités Israélites faire partie de sa suite. Ces notables lurent : David Elkrief,
Joseph Attias et Benjamin Bensadon. Mesod Cohen puis plus tard Meir Cohen, représentèrent Moulay Slimane
auprès de la Cour d'Angleterre.
12. En 1834 vivait à Tanger une jeune fille de 15 ans nommée Sol Hachuel. Orpheline de mère, elle eut sou
vent des discussions avec sa marâtre. Un jour, elle s’enfuit et alla se réfugier chez une voisine nommée Tahra. Dans le
but de lui faire épouser son fils, la Musulmane déclara que la jeune avait prononcé la formule sacrée faisant d’elle une
Musulmane. Devant le refus de Sol, le qadi fit mettre en prison la jeune fille en attendant qu’elle soit jugée. Malgré
l'intervention des notables de la ville, la jeune fille fut à nouveau jugée par le premier qadi Si Abdelqadi. Devant son
obstination, le qadi la condamna à mourir sous la hache parce qu’elle ne voulut pas renier sa foi. De tous les coins du
Maroc les Juifs vinrent s’incliner devant la tombe de cette suppliciée. Selon les témoignages de plusieurs auteurs
confirmés par Voinot, durant longtemps, les Musulmans vénérèrent cette sainte. Cf. Voinot, p. 51 ; Godard, Histoire
du Maroc ; Doutte, Les marabouts ; Aubin, Le Maroc d’aujourd'hui ; Montet, Le culte des saints musulmans ; De la
Martinière, Souvenirs du Maroc.
13. Le récit de ce Pourim est relaté dans un long poème écrit en Arabe par Rabbi Yossef Benchetrit qui a été
témoin oculaire de ces événements. Rabbi Yossef Messas s’en est inspiré et a rédigé un poème intitulé : « Maassé chel
purim d'el Me’gaz » dans lequel il relate ces événements.
A l ’instar des Juifs de Meknès, plusieurs autres villes du Maroc célèbrent d’autres purim qui commémorent
une délivrance spontanée. A Tanger, Abraham Laredo parle de 2 purim. « Purim de las bombas » célébré chaque
année à Tanger le 21 Ab et qui commémore la délivrance de la ville lors du bombardement de la ville par l'escadre
française, sous les ordres du prince de Joinville. Le second purim célébré par les Juifs de Tanger le 1er Eloul, commé
more la victoire remportée par le Sultan du Maroc, Moulay Abdel Malek, sur Don Sebastien, roi de Portugal, à la
bataille des Trois Rois, sur l’Oued El Makhazine, près d’El Ksar El Kebir, le 4 août 1578. Dans les synagogues de
Tanger, on lit la Megillah qui relate ces événements. Cette lecture est suivie de louanges et de psaumes de circonstan
ces.
14. Pour les détails de Sir Moses Montefiore voir : « Réputation of an anonymous article in the Jewish World
entilled a secret history of Sir Moses Montefiore's mission to Morocco in 1863-1864 », par H. Guedella, London,
1880.
15. Cf. « Osar Ha Miktabim », Jérusalem 5728, p. 86. Le 8 lyyar 5639 correspond au 1er mai 1879.
16. Bou Hmara ou l’homme de l’ânesse était de son métier coiffeur à Moulay Idriss Zerhoun. Très cultivé et
initié dans les pratiques de la sorcellerie et de la magie, il avait un jour quitté sa région pour faire fortune à Fez où il
était parvenu à se faire engager comme premier planton auprès de Si Mehdi Menehbi, alors adjoint au Grand V izir
Ba Ahmed. La légende raconte qu’un jour, il demanda à lire dans les lignes de la main de Menehbi et qu'il lui dit :
« Dans peu de temps, tu deviendras Grand V izir pendant que moi, je serai sultan ». Menehbi avait pris la chose pour
une plaisanterie et n’y pensa plus. Cf. Is. Abbou, « Musulmans Andalous et judéo-espagnols » ed. Antar, p. 331.
128
18. Cité par M. Mu y al, directeur de l’A.I.U. dans une longue lettre adressée au comité central de l’A.I.U.
Cette lettre a paru dans le bulletin de l ’A.I.U., année 1912, pp. 52-57.
21. Nativité du Prophète qui a lieu le 12 Rabia 1er. Durant toute la nuit, les mosquées sont illuminées et
ouvertes aux fidèles qui s’y rendent nombreux. A l ’aube, heure supposée de la naissance du Prophète, les hommes
tirent des coups de fusil, les femmes poussent des «youyou » puis les réjouissances commencent.
22. Pour cette confrérie, voir : Erkman, « Le Maroc moderne », Paris, 1885, pp. 103-105. Delphin, « Les
Issaouas dans Oran et l ’Algérie en 1887 », 2 vol. du Congrès pour l ’avancement des sciences en 1880 ; Dupont et
Coppolani, « Les confréries religieuses musulmanes », pp. 349 et ss., Alger, 1897 ; Drumond, « Le Maroc et ses
tribus nomades », Paris, 1874, pp. 192-200 ; R. Le Tourneau, « La vie quotidienne à Fez en 1900 », Hachette,
1965.
23. L ’ethnique Al Fihri laisserait croire à une origine arabe andalouse. Il voyagea beaucoup dans sa jeunesse
et fut initié en Orient aux pratiques des convulsionnaires des ordres religieux des Haidariya et des Sa’diya. Revenu au
Maroc, il fut disciple du Cheikh Abou Abbas Ahmed El Harithi. A la mort de son maître, Mohammed Ben Issa lui
succéda à la tête de sa « zawiya de Meknassa eszitun ». Il mourut dans cette localité vers 1524-1525. Voir à ce sujet :
« Contribution à l’étude d’une médecine primitive indigène au Maroc, les Issaouas » de Jacques Isel, 1931.
24. Les Hmadchas se recrutaient principalement parmi les portefaix, les foumiers, les employés de bains, les
tanneurs, les cordonniers... Les Issaouas quant à eux, connaissaient du succès parmi les forgerons et surtout les
bouchers. Sur ces deux confréries presque sœurs, voir l ’article de J. Herber « Les Hmadchas et les dghoughiyyin »,
dans Hespéris 3 (1923), pp. 217-236.
25. Voir lettre du 9 mai 1936 écrite par le Chef des Services Municipaux au président de la communauté
Israélite de Meknès. Dans cette lettre, il est écrit notamment : « En vue d’éviter tout incident lors du « moussem »
des « Issaouas », le mellah, conformément à l ’usage établi restera fermé pendant la journée du lundi 1er juin et du
mardi 2 juin suivant que le « moussem » commencera le premier ou le deuxième jour du mois. La population israé-
lite ne pourra pas sortir pendant cette journée. Des postes de garde seront d ’ailleurs placés dès le 31 mai à toutes
les portes et issues. Tout Israélite rencontré avenue du mellah le jour du « moussem » sera mis immédiatement en
état d’arrestation. Toutefois une centaine d’autorisations de circuler pour les Israélites travaillant en ville nouvelle
vous seront adressées en temps voulu. Elles seront délivrées par vos soins et sous votre responsabilité... ».
26. Dans les journaux, on devait apprendre ultérieurement au printemps de l’année 1955 et notamment dans
la Vigie du 20 mars 1955 que l’inspecteur Ichanez et les inspecteurs Bertrand et Blanchard rançonnaient la popula
tion à grands renforts d’argent et menaçaient les Marocains de les impliquer dans les événements du 3 août s’ils
n’acceptaient pas de faire ce qui était exigé d ’eux. Ces deux inspecteurs ont été arrêtés et déférés devant le juge
d’instruction qui les avait placés sous mandat d’arrêt.
Les gouvernements français et chérifiens reconnurent effectivement leurs torts et durent indemniser à
100 % les familles des victimes, indemnisation qui a duré jusqu’en 1971, date à laquelle toutes les familles des
victimes avaient quitté le Maroc pour s’installer en Israël.
27. Déclaration faite en présence de SJVI. Hassan II, dans le pavillon Henry IV à Saint Germain-en-Late. Cf. à
propos de cette déclaration, « La Voix des Communautés », n° 56.
129
J. CHETRIT
INTRO DUCTION
L ’objet de cette étude est de proposer et de présenter une description des différentes variétés
linguistiques que l ’on est amené à reconnaître dans les langues judéo-arabes (LJ A) du Maroc en
particulier et d ’Afrique du Nord (AFN) en général. Cette diversité linguistique concerne aussi bien
la langue parlée que la langue écrite, la langue vernaculaire ou véhrfculaire comme la langue littéraire.
L ’existehce d’une telle diversité n’est cependant pas évidente çt rares sont les études qui lui ont été
consacrées1. Il s’agit donc d ’avancer des méthodes de recherche susceptibles d’en rendre compte,
d ’en proposer une typologie et une analyse des traits caractéristiques propres à chaque variété, en
partant des différents textes et énoncés qui illustrent les différentes manières de parler ou d’écrire
dans les multiples contextes de l’activité langagière des communautés juives d ’A F N .
Comme point de départ pour cette description sociolinguistique des L J A du Maroc, nous
hasarderons une définition très générale des langues juives à partir de laquelle nous essaierons de
cerner la diversité linguistique dans les différentes langues juives et surtout dans les L JA d’A F N .
Mais avant de présenter cette définition et l’analyse qui en découlera, il nous faudra situer notre
réflexion dans le cadre des préoccupations récentes de la recherche linguistique et sociolinguistique.
Notre analyse devra toutefois tenir compte avant tout du contexte socioculturel propre aux commu
nautés juives d ’A F N dans lequel le locuteur judéo-arabophone avait dans un passé récent ou a même
encore à mobiliser sa compétence et sa performance linguistique dans l ’utilisation naturelle de sa
langue.
Repères méthodologiques
Les différentes L JA d ’A F N et du Maroc surtout, dont il sera question ici seront traitées comme
des langues naturelles à part entière, donc autonomes, disposant de leurs propres systèmes de règles
phonologiquës et phonétiques, morphologiques, syntaxiques et sémantiques. Elles seront donc
décrites ici en-dehors de toute dépendance ou de tout apparentement constant à l ’arabe littéraire ou
classique standard, état de langue auquel de nombreux chercheurs ne cessent encore de se référer
explicitement ou implicitement dans leurs analyses des L JA d ’A F N 2 . Elles ne seront pas non plus
constamment confrontées aux parlers musulmans voisins auxquels la plupart des judéo-arabisants les
130
apparentent et les comparent tout au long de leurs descriptions3 . Nos langues judéo-arabes seront de
ce fait considérées « en elles-mêmes et pour elles-mêmes », comme dirait Ferdinand de Saussure, à
l’exception bien entendu des points de rencontre ou de comparaison avec ces autres variétés de
langues arabes que nous jugerons utiles à notre analyse ou à notre démonstration. Nos locuteurs
judéo-arabophones n’ont que très rarement appris en effet ou pratiqué l ’arabe littéraire ou classique
courant* et vivaient ou vivent dans un contexte socio-culturel très différent de celui des commu
nautés musulmanes voisines. Cela n’empêchait certes pas des contacts quotidiens entre les deux
communautés linguistiques, mais de tels contacts étaient le plus souvent réservés à la communica
tion formelle de la vie économique ou sociale et ne concernaient que rarement la vie intellectuelle
ou affective, chaque communauté — et en particulier la communauté juive — vivant dans une sorte
d ’autarcie socio-culturelle jalousement et âprement défendue. De ce fait l ’arabe littéraire pratiqué
par l’élite culturelle musulmane est extérieur à la compétence et à la performance de notre locuteur
judéo-arabophone, quand bien même il appartiendrait à l ’élite culturelle de la communauté5 .
En outre, quelle que soit leur origine arabe, les L J A du Maroc (comme de toute l ’A F N d'ail
leurs) sont bel et bien des langues juives. Même si leur base morphonologique, lexicale et syntaxique
est due à une matrice arabe, provenant de dialectes arabo-maghrébins anciens, leur énonciation, elle,
sans parler de l ’énonciateur, est spécifiquement juive et se référé implicitement ou explicitement, de
façon continue, à un univers socio-culturel et socio-psychologique ju if bien circonscrit (ou qu’on
pourrait circonscrire). C ’est cet univers qui donne à ces langues leurs assises sociolinguistiques et
psycho-linguistiques propres, sous-tend leurs différentes variétés et permet leur utilisation en-dehors
des lieux géographiques qui les ont vues se développer, en Israël, en France ou au Canada par exem
ple. Les multiples emprunts à l ’hébreu et aux langues romanes et les inévitables connotations socio
culturelles propres que de tels emprunts véhiculent dans la bouche ou sous la plume de locuteurs
judéo-arabophones, ajoutés aux contextes d ’énonciation spécifiques, font que nos langues devraient
être étudiées en tant que langues juives avant tout. Certes, des études à caractère philologique,
diachronique ou comparatif portant sûr leurs rapports avec l ’arabe littéraire ou avec les parlers
musulmans voisins, pourraient s’avérer d ’une grande utilité dans l ’explication de certaines caracté
ristiques de nos langues. De telles études ne devraient cependant intervenir, à notre avis, qu’une fois
menée à bien la description autonome de nos langues judéo-arabes. C ’est donc dans le cadre de leur
utilisation réelle, de leur motivation et de leur illustration spécifiques, que nous essaierons de traiter
les différentes manifestations du son et du sens qui fondent la diversité linguistique des L J A d ’A F N
et du Maroc plus particulièrement.
Cela dit, dans quel cadre méthodologique plus général se situe notre description de cette diver
sité linguistique ? Elle se place d ’abord dans le sillage de la grammaire générative et transformation-
nelle avec ses reformulations successives dues à N. Chomsky et à ses disciples6 , et plus particulière
ment sous le signe de la dichotomie établie entre la compétence et la performance du locuteur
capable d ’utiliser de manière grammaticale et acceptable les règles de sa langue naturelle7 . Notre
recherche se veut ici en effet une étude de performance linguistique avant tout, laquelle présuppose
nécessairement une compétence linguistique de la part de notre locuteur judéo-arabophone. Cette
connaissance et cette mobilisation réelles de la langue par le locuteur seront élargies ici aux diffé
rents types de discours et de textes dont on reconnaîtra l'appartenance à nos langues. Nos analyses
ne se limiteront donc pas à la seule langue courante, parlée ou écrite, mais porteront également sur
des textes à facture poétique ou plus généralement littéraire ainsi que des textes didactiques ou
autres.
Notre étude mettra de même à contribution les analyses ou théories récentes de l ’énonciation,
comme celles d'E. Benveniste8 et d ’O. Ducrot9 . Si le dernier a présenté les principes du posé et du
présupposé de l ’énoncé, le premier a mis l ’accent sur l’insertion et l'engagement même du locuteur
dans l’acte et le produit de son énonciation, voyant dans la langue « sa fonction de médiatrice entre
131
l’homme et l ’homme, entre l’homme et le monde, entre l'esprit et les choses, transmettant l ’infor
mation, communiquant l’expérience, imposant l’adhésion, suscitant la réponse, implorant, contrai
gnant ; bref, organisant toute la vie des hommes »10. Ces analyses françaises de l’énonciation
seront complétées pour nous par les travaux de l’école analytique anglo-saxonne comme ceux des
philosophes de la langue tels J.L.
Austin 1 1 , P.F. Strawson12, J.
Searle1 3 , ou H.P. Grice 1 4 . C ’est à
cette école que nous devons une véritable théorie de l ’énonciation basée sur les actes de langage et
leur force élocutionnaire, leurs règles constitutives et leur valeur pragmatique15. Nous nous servi
rons de certaines de ces conclusions pour distinguer des variétés de langue, en particulier le langage
des hommes et le langage des femmes.
Notre recherche est à placer enfin dans le cadre des travaux menés aux Etats-Unis surtout par
W. Labov 1 6 et ses collaborateurs et qui les ont menés à poser les principes et les fondements d ’une
théorie de la diversité linguistique à l’intérieur d ’une langue naturelle donnée, et en particulier de
l’américain17.
Ce qui nous intéressera donc ici, ce ne sera pas seulement un locuteur moyen idéal comme le
définit la grammaire générative1 8 connaissant et utilisant correctement sa langue, mais bien plutôt
l ’ensemble des locuteurs, des contextes d ’énonciation et des textes judéo-marocains que nous aurons
pu définir et caractériser.
La définition que nous voudrions proposer à présent des langues juives tient compte de ces
remarques générales sur le statut autonome que l ’on devrait reconnaître aux L JA d ’A FN (et aux
langues juives en général) et sur les courants linguistiques mis à contribution. Elle s’énonce ainsi :
« Les tangues juives sont des tangues en contact don t ta form ation s’est produite dans des
contextes socio-historiques et socio-culturels ju ifs et d o n t l ’énonciation et l ’illu stra tio n sont
juives ».
Par ces attributs que nous croyons généralisables à toutes les langues juives, nous voudrions
poser aussi bien la diversité diachronique que la diversité synchronique, tant géographique que fonc
tionnelle ou sociale. De la diversité diachronique, nous n’aurons pas à traiter ici, notre étude se
voulant avant tout en effet une description des différentes variétés de langues utilisées synchro
niquement dans les communautés juives d ’A F N jusqu’à un passé très récent dans le cadre géographi
que et socio-culturel de leur formation et de leur développement, bien qu’elles soient dorénavant en
perte de vitesse et peut-être même hélas ! appelées à s’éteindre en tant que langues vernaculaires.
Nous n ’aurons pas non plus à nous préoccuper ici de la diversité géographique des langues qui nous
intéressent, lesquelles sont sensiblement différentes d’une région à l’autre et très souvent même
d’une communauté à l’autre, même situées parfois très près l ’une de l’autre. Cette diversité géogra
phique qui tient aussi bien à des facteurs socio-historiques différents même pour des communautés
d ’une même région19, qu’à des facteurs afférents à l ’environnement local, arabophone ou berbéro-
phone20, urbain ou rural, restera cependant à l’arrière-plan de nos descriptions et de notre trans
cription des énoncés judéo-arabes. Il est clair donc que les analyses que nous donnerons ici des
autres types de diversité valent en principe pour n ’importe quelle langue communautaire du Maroc.
Seuls d ’ailleurs certains éléments de la structure phonétique et morphologique ainsi que certaines
parties du lexique seront parfois radicalement différents d ’une langue à l ’autre, le reste gardant des
caractères plus ou moins constants d ’une langue à l ’autre, et notamment la structure syntaxique.
132
Notre description de cette diversité linguistique s’articulera donc ici surtout autour des quatre
thèmes suivants :
a) la diversité des éléments de form ation (les LJ A d ’A F N et du Maroc comme langues en contact),
b ) /<7 diversité fonctionnelle (l’énonciation et l ’illustration juives de nos langues) telle qu’elle se
reflète par différents niveaux de langue,
c) la diversité énonciative correspondant aux différents contextes principaux et besoins d’énoncia
tion et se traduisant par des registres de langue, et
à) la diversité sociale, laquelle circonscrit des sociolectes à l ’intérieur d ’une même langue.
Dans leur état actuel, les L JA d ’A F N sont l ’aboutissement d ’un contact entre trois apports
linguistiques majeurs : l ’élément arabe servant de matrice, l ’élément hébraïque et les apports ro
mans.
1 ) La langue m atrice : à travers divers dialectes maghrébins, l’arabe a fourni à nos langues dès les
premiers siècles de leur formation leur système grammatical et leur armature lexicale21, lesquels
ne sont pas restés bien évidemment immuables mais ont connu des transformations et peut-être
même des bouleversements dans les règles phonétiques, morphologiques ou sémantiques. Malgré
son instabilité relative, le système grammatical est resté conservateur22 et a intégré, à différents
degrés, les apports non-arabes qui sont venus enrichir ou compléter le lexique et même l ’énoncia
tion arabe d ’origine. Cette intégration n ’a jamais été homogène ni totale, car si phonétiquement
les emprunts hébraïques et romans subissent tôt ou tard les règles du consonantisme et du voca
lisme mises en place, ils ne perdent pas toujours leurs traits morpho-syntaxiques originaux, com
me le pluriel des noms et des adjectifs par exemple2 3 . Par la force de cette autarcie socio-culturel
le des communautés juives dont nous avons parlé, la matrice arabe a dû intégrer, dès les premiers
temps de son utilisation par des locuteurs juifs, les éléments hébraïques qui distinguent nos lan
gues et s’est progressivement différenciée des parlers musulmans voisins par des schèmes phonéti
ques, morphologiques, lexicaux et mêmes syntaxiques2 4 .
2) Fonctions de l ’élément hébraïque : les termes hébraïques qui interfèrent dans nos langues rem
plissent d ’abord une fonction de complémentation lexicale. Ils servent à désigner ou à indiquer
des données de la vie quotidienne, religieuse, intellectuelle ou affective, spécifiquement juives et
dont des termes arabes équivalents sont soit inexistants soit différents référentiellement et/ou
socio-culturellement. C ’est ainsi que, par exemple, presque toute la vie rituelle juive à la synago
gue ou dans le foyer sera désignée par les lexèmes d ’origine hébraïque (ou araméenne).
En-dehors de ce lexique commun à tous les locuteurs, certaines variétés de langue feront un.
usage plus important de termes et d ’expressions hébraïques et araméens. Le langage des hommes
comportera ainsi beaucoup plus d ’hébraïsmes que celui des femmes, et l ’élite culturelle hébraïsée
en utilisera dans toute son activité langagière en un nombre souvent considérable. Chez les hom
mes, l ’élément hébraïque servira même de base, comme nous le verrons, à une langue de substi
tution, créée de toutes pièces, et fournira aussi les énoncés de divers actes de langages, comme
des bénédictions, des malédictions, des insultes ou des paroles d ’admiration 2 5 .
3) Fonctions des apports romans : les termes lexicaux judéo-castillans, espagnols, portugais, italiens
et français qui, depuis la fin du XlVèm e siècle2 6 , ont été intégrés dans nos langues au fur et à
mesure des contacts humains et des vicissitudes historiques, ont eu surtout pour rôle de désigner
ou de distinguer des éléments de civilisation étrangère empruntés ou adaptés par les communau
tés linguistiques judéo-nord-africaines. Comme pour les éléments hébraïques les plus communs,
c ’est la désignation de référents spécifiques inconnus à l ’origine pour le lexique judéo-arabe qui
133
motive ces interférences et permet leur intégration linguistique au fur et à mesure des besoins
et de l ’intensité de leur emploi2 7 .
En-dehors de variétés idiolectales, donc individuelles surtout tenant à des facteurs propres au
locuteur, à sa formation et à son éducation linguistique, à ses activités socio-économiques et
socio-professionnelles, les apports romans seront déterminants principalement dans la diversité
diachronique et la diversité géographique des L J A d ’A F N . Les différentes langues communau
taires ne seront pas marquées en effet pareillement par les emprunts romans. Les communautés
dans lesquelles se sont installés des groupes importants de judéo-hispanophones, d ’hispanophones,
d ’italianophones ou de francophones, développeront des langues à lexique sensiblement différent
de celui de langues communautaires qui n’ont pas été en contact étroit avec de tels apports
romans2 8.
D ’autres éléments non-arabes ont interféré dans nos L JA . Ce sont, par exemple, les différents
lexèmes d ’origine berbère ou bien certains termes administratifs ou autres d’origine turque (ces
derniers dans les langues judéo-arabes d ’Algérie surtout)29 , dont le poids socio-linguistique n’est
pas très lourd cependant, et qui se retrouvent d ’ailleurs dans les parlers musulmans voisins.
1) La fonction énonciative
C ’est une fonction socio-linguistique par excellence, qu’on a tendance à confondre avec la fonc
tion de communication. Elle concerne en fait dans nos langues judéo-arabes du Maroc et d’A F N
l ’ensemble des fonctions dévolues à la langue parlée et écrite courante, et englobe, à notre avis,
les différentes fonctions linguistiques.qu’a définies R. Jakobson30, à l ’exception de la fonction
poétique qui fondera le niveau rhétorique. Ici, le nombre des énoncés concernés est en principe
infini et leur répétition normalement bannie ou non tolérée. Le principe fondateur en est la
signification, la signification référentielle principalement. La vérité des énoncés repose donc
surtout sur la réalité du référent extra-linguistique et procède ainsi d ’une certaine forme logique.
Cette forme référentielle de la vérité et le renouvellement incessant des énoncés et des textes
qu’elle embrasse nous permettront de circonscrire cette fonction sous la forme de registres dis
tincts.
2) La fonction communiative
Elle s’oppose à la précédente tant par la forme de vérité qui sous-tend les énoncés figurant dans
les textes qui l ’illustrent, laquelle est avant tout d ’ordre éthique ou religieux sinon mythique, que
par le nombre fini des textes et des énoncés et leur répétition généralement ritualisée de façon
cyclique ou périodique. Cette fonction est illustrée par un certain nombre de textes représentant
134
des traductions ou des adaptations de textes hébraïques ou araméens continuant de servir par ail
leurs de façon autonome, liturgiques ou para-liturgiques3 1.
Dans les LJ A du Maroc comme dans toutes les langues judéo-arabes32 probablement et même
toutes les langues juives33, ces textes présentent des états de langue anciens ayant cessé d ’être
productifs dans la langue courante, avec des caractéristiques morpho-syntaxiques marquées,
souvent peu naturelles, épousant ainsi la forme d ’une langue calque34.
3) La fonction rhétorique
Elle subsume les textes à facture littéraire dont la création, de forme poétique surtout 3 s , n’a
jamais cessé jusqu’à ces dernières années dans certaines communautés juives d ’A F N 36, même si
pour certaines périodes parfois longues nous n’avons pas de documents judéo-arabes. Dans ce
niveau de langue, le principe générateur du texte est ce qu’il est commode d ’appeler, depuis les
travaux des formalistes russes, la « ittérarité », notion assez proche de la fonction poétique dont
parle R. Jakobson pour qui la « poéticité » se manifeste « en ceci que le mot est ressenti comme
mot et non comme simple substitut de l ’objet nommé ni comme explosion d’émotion, en ceci
que les mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne ne sont pas des indi
ces indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre poids et leur propre valeur »37. Le vrai
s’assimile ici le plus souvent au vraisemblable et le nombre des textes et des énoncés est ici aussi à
caractère non-fini, au moins tant que n’a pas tari cette production poétique et littéraire. La répé
tition d ’un texte à l ’autre n ’est généralement pas pratiquée, encore que certains énoncés figés ou
traditionnels puissent se retrouver tels quels dans des textes différents ou que la répétition soit
même instituée à l’intérieur du même texte comme dans les refrains ou la reprise de strophes.
Dans les langues judéo-marocaines, ce niveau de langue à dominante rhétorique est constitué
d ’un ensemble de textes dont les traditions linguistiques sont fort hétérogènes, puisant leurs
sources morpho-lexicales, sémantiques, syntaxiques, et parfois même phonétiques, dans la langue
courante de l ’énonciation, la langue des littérateurs musulmans ou bien même dans la langue des
traductions liturgiques ou para-liturgiques3 8 .
De la même manière que les niveaux de langue envisagés ici se définissent pour nous par des
critères formels ou de contenu comme : le principe générateur ou fondateur du texte, la forme de
vérité et le caractère fin i ou non-fini du nombre des énoncés, de même les registres de langue qui
circonscrivent la diversité énonciative se distinguent pour nous par des paramètres aussi bien socio-
linguistiques que linguistiques. Le premier type de paramètres concerne le contexte de l ’énoncia
tion, ses conditions, les rôles et les places respectives des participants à l ’activité énonciative39, la
prise de parole par le locuteur et ses allocutaires, etc. Le second type renvoie aux contenus et aux
formes des énoncés, à leur force illocudonnaire, à leurs traits morphologiques, sémantiques, synta
xiques, lexicaux et phonétiques et parfois aussi à des schèmes intonatifs marqués. D ’après ces critè
res et compte tenu de l ’univers socio-culturel de l ’énonciation judéo-nord-africaine, cinq registres
différents devraient être distingués.
2) Le registre affe ctif. Ce registre regroupe différents contextes d ’énonciation caractérisés cependant
par la même focalisation du discours sur le moi énonciateur, ses sentiments, ses émotions, ses
humeurs euphoriques ou dysphoriques. Il s’exprimera dans nos langues dans le milieu familial, en
tre parents ou proches parents ou dans un cercle d ’amis intimes par un sous-registre intim e. Dans
le discours d’adultes ou de grands enfants proféré à l ’adresse d'enfants en bas âge, il prendra les
formes particulières du langage ou du sous-registre puéril. Dans d ’autres contextes, c’est le sous-
registre é m o tif qui se manifestera, lors d ’explosions d ’émotions ou de disputes par exemple4 2 .
Bien que l ’énonciation porte souvent sur les préoccupations du moi, les actes de parole caracté
ristiques sont ici ceux par lesquels le locuteur tente d ’avoir un effet perlocutionnaire sur son audi
teur et exercer sur lui une influence euphorique ou dysphorique, bénéfique ou maléfique, persua
sive ou dissuasive, génératrice de sympathie ou au contraire d ’antipathie.
3) Le registre didactique. Dans ses contextes oraux, il se caractérise assez généralement par le mono
logue ou du moins par une mobilisation non-équilibrée du temps de parole. Ce sont les différents
contextes où l ’énonciation est généralement à sens unique, comme dans les relations d’ensei-
gnant-enseigné(s) ou de conférencier-auditeurs. Dans nos langues judéo-nord-africaines, ce registre
est représenté par des activités discursives ou des textes qui portent sur des explications ou des
commentaires de passages de la Bible ou du Talmud, sur des péroraisons ou des textes homéliti-
ques ou para-homélitiques, sur des traités ou des questions de doctrine ou de pratique religieuse
juive, bref des discours ou des textes d ’élucidation, d ’enseignement ou d ’endoctriment4 3 . L ’unité
discursive est constituée ici plutôt par le paragraphe que par l ’énoncé isolé, ce qui privilégie les
formes et les structures logiques du discours ainsi qu’un vocabulaire et un système d ’argumenta
tion bien riches.
5) Le registre spécialisé. Utilisé dans des circonstances particulières en présence d’un tiers dont on ne
souhaite pas la participation à la signification des énoncés, ce registre de langue est inconnu des
femmes aux dépens de qui il peut s’exercer aussi. L ’échange linguistique y revêt en effet la forme
d ’une langue de connivence ou de « langue secrète » où l ’élément hébraïque et araméen se substi
tue dans de nombreux noms, adjectifs et verbes, aux radicaux judéo-arabes courants pour donner
naissance à une langue servant de code pour initiés. C ’est un registre dont on a trouvé des traces
au Maroc45 et en Algérie 46 mais non en Tunisie, mais il est fort probable que cette absence soit
due ici à une documentation déficiente seulement. Au Maroc, cette variété de langue porte les
noms de « l-la/œn », « l-l(a)/cenijja », ou bien « talla/œent » en milieu berbérophone4 7 .
Ces divers niveaux et registres de langue se retrouvent-ils tous dans la bouche ou sous la plume du
locuteur judéo-arabophone moyen en A F N ? Tant s’en faut, car dans le contexte linguistique qui
est le nôtre, il est presque impossible de caractériser la performance d ’un tel locuteur moyen, ou
même idéal, si l’on fait abstraction du groupe social ou socio-culturel auquel il appartient dans la
communauté. Et tout en contribuant à définir les idiolectes des différents locuteurs judéo-arabo
phones, l ’absence ou la présence de certains niveaux et registres de langue va nous permettre avec
d ’autres critères de déterminer la diversité sociale de nos LJ A et plus particulièrement celles du
Maroc.
136
Il serait cependant erroné de penser que seul ce facteur éducatif est à la base de cette diversité
de sociolectes, car on ne comprendrait pas alors pourquoi des femmes et des hommes ayant eu la
même formation orale, non-formelle, ont malgré tout des manières de parler différentes. En fait,
pour expliquer une telle diversité, il est nécessaire de tenir compte aussi de facteurs économiques et
professionnels, différents pour ces groupes sociaux, ainsi que des rôles qui leur sont dévolus et des
places respectives qui leur sont reconnues dans la société, en un mot du statut respectif de l ’homme
et de la femme dans une société à forte dominante masculine.
Une telle dichotomie sociolectale fondée sur le sexe du locuteur est d ’ailleurs marquée lexicale
ment dans les différents parlers judéo-marocains. Une femme qui essaiera de suivre l ’énonciation, à
coloration arrogante et sûre de soi, des hommes sera qualifiée [ bl?a razej ] (: un sacré homme !),
tandis qu’un homme qui aura des attitudes discursives féminines sera traité de [ nsawi ], [ nsajwwi ],
[ nsfwi ] ou bien [ nsijwi ] ( : efféminé).
Alors que la société féminine peut être considérée ici comme relativement homogène, ainsi que
sa langue d ’ailleurs, la société masculine traditionnelle, elle, connaît une assez grande diversité,
laquelle se manifeste par une performance différente d ’un groupe masculin à l ’autre.
137
a) Le sociolecte hébrai'sé. Caractéristique de l ’élite hébraïsée, il se distingue par le très grand nombre
de termes et d ’énoncés hébraïques qui entrent dans l ’énonciation comme dans l ’écriture. Ces
éléments hébraïques, différents de ceux qui sont communs à l ’ensemble des locuteurs, appartien
nent à presque toutes les catégories ou partie du discours, noms, adjectifs, verbes, adverbes ou
conjonctions adverbiales, et comprennent des énoncés complets ou partiels qui se retrouvent tels
quels dans le discours judéo-arabe, sans d ’ailleurs aucune marque d ’intégration morpho-syntaxi
que.
C ’est aussi le sociolecte le plus complet, dans ce sens qu’il est le seul à comporter tous les niveaux
et les registres de langue que nous venons de définir, sans exception aucune. C ’est donc ici que la
performance linguistique, orale ou écrite, courante ou littéraire, est le plus diversifiée, et que
l ’énonciation et l ’illustration peuvent tirer parti en principe de toutes les ressources de la langue.
b) Le sociolecte de la masse. Il comporte bien moins d ’éléments hébraïques que le précédent, mais
plus cependant que le sociolecte féminin, et notamment des termes ou des énoncés servant dans
des actes de langage imprécatifs, admiratifs ou bénéfactifs. Ces rudiments d ’hébreu se complètent
pour certains locuteurs par l ’utilisation de radicaux hébraïques ou pseudo-hébraïques pour forger
le lexique codé de ce que nous avons appelé le registre spécialisé, dans des contextes adéquats, où
la connivence et l ’encodage linguistique, lexical avant tout, sont nécessaires. Beaucoup de locu
teurs peuvent donc utiliser l ’ensemble des registres retenus ici ou au moins les comprendre, mais
la plupart sont cependant incapables de comprendre et encore moins d ’utiliser — dans une activité
créatrice par exemple — le niveau de langue communiatif qui illustre un état de langue ancien
dont le lexique et la grammaire sont souvent fort éloignés de la langue courante.
C ’est là où les éléments hébraïques sont les moins nombreux, ce qui corrobore d ’ailleurs
l’absence du registre didactique et du registre spécialisé ainsi que du niveau communiatif dans la
langue des femmes. A de rares exceptions près52, en effet, les femmes juives, en A F N , n’ont jamais
étudié l ’hébreu des textes bibliques ou talmudiques ni la langue de traduction qui forme le niveau
communiatif. Quant au niveau rhétorique, il est fort bien représenté dans ce sociolecte par la langue
des proverbes qui est rarement celle des énoncés courants et par la riche poésie féminine, orale, qui
se transmet (plutôt se transmettait, hélas !) depuis des générations, sinon des siècles, et dont on
retrouve une autre tradition très proche aussi bien par les thèmes et les formes que par le lexique et
le système morpho-syntaxique, chez les femmes musulmanes53.
138
Les actes de langage imprécatifs, insultes ou malédictions, [ d-d; âwi ], ainsi que les actes inver
ses, bénéfactifs, souhaits et bénédictions [ t-tlibàt ], dont la panoplie et la diversité dépassent de
très loin les performances masculines.
a) les substituts affectifs qui ont différentes formes grammaticales mais qui représentent tous des
noms humains, communs ou non, comme les formules d’appel par lesquelles on s’adresse au
mari ou aux grands enfants au lieu de les désigner par leurs prénoms : [ mgillbâs ] (: toi qui es
hors du malheur !), [ m(n)gir d-dl a ] (: toi qui es hors de la malédiction !) ou [ forazmân ] (: toi
qui es hors du temps), ou bien comme les multiples formules perichoristiques à fonction vocati-
ve : [ n 1 9bbi bâsk ] ou [ naxobask ] (: que je prenne sur moi ton mal/malheur), ou bien encore
comme les adjectifs nominalisés de dénigrement ou au contraire de sympathie : [ l-m3zgôba ]
(: la malheureuse !) ;
b) les substituts modaux par lesquels on exprime un souhait comme s’il s’était déjà réalisé : [ bitt
l-bârlj k if bât cdük ] (: j ’ai passé hier une nuit comme en a passé ton ennemi, ce qui signifie :
comme j ’aurais souhaité que ton ennemi en passât) ;
c) les substituts euphémistiques, soit pour détourner la vigilance du mauvais œil : [ iddik ] (: ta
main) à la place de [ xdmsa ] (: cinq), soit pour éloigner le malheur : [ dk3rnâha mahdlmnâhà ]
(: nous l ’avons mentionné sans en rêver) à la place de [ t-tds'a ] ou [ ts?bâb ] (: le 9 Ab, date
hébraïque, jour de commémoration de là destruction des deux Temples de Jérusalem et jour de
deuil dans tout le monde juif), soit pour éviter de prononcer un nom à connotations érotiques
ou sexuelles : [ ulâd d-d^â-j ] (: produits des poules) à la place de [ l-bâjd ] (: les œufs, mais aussi
les organes génitaux de l ’homme).
Ainsi, comparée à la langue des hommes, la langue des femmes fait bien plus appel d ’un côté
aux multiples formes de l’implicite discursif, telles que les proverbes et les diverses substitutions
— ce qui rend cette langue très métaphorique —, de l’autre à différentes formes de l ’intensif comme
la répétition avec(amplification progressive, ou l ’insistance, dans l ’énonciation de serments, d’impré
cations ou de souhaits. Ce sont là des stratégies discursives qui en disent long sur l ’attitude toute
défensive, et qui se donne comme précaire, de la femme dans cette société dominée par l ’homme.
Cependant, ce n’est là qu’une manifestation linguistique, dont il est impossible de dire si elle est
l’expression directe d ’un statut assumé ou s’il s’agit là d ’une énonciation différée.
* Le présent article constitue la première partie d’une étude sur la diversité linguistique dans les langues
judéo-arabes du Maroc et d’A FN . Nous nous contentons ici de présenter le cadre méthodologique dans lequel sera
menée la description détaillée d’une telle diversité dans les L JA du Maroc. Aussi, est-ce volontairement que nous
139
n'avons pas illustré ici nos propos par des énoncés ou des traits caractéristiques spécifiques à chaque variété de lan
gue (sauf dans le cas du sociolecte féminin), renvoyant cette analyse détaillée à la seconde partie de notre étude,
actuellement en préparation. Le lecteur voudra bien cependant se reporter à notre article : « Sources imprimées et
manuscrites pour l'étude des langues judéo-arabes d'Afrique du Nord », où il trouvera une bibliographie importante
des différentes sources qui nous ont servis de champ d'observation (en-dehors de nos enregistrements et de notre
sentiment linguistique de judéo-arabophone) et ont conduit notre réflexion sur cette diversité linguistique. Cet
article paraîtra dans les Actes du Colloque International sur les Communautés Juives (1880-1978) : Sources et
méthodes de recherche, Paris, 1978.
1. La rareté de telles recherches ne touche pas seulement les LJ A d'AFN mais en fait l'ensemble des langues
judéo-arabes. Cf. cependant l'article de H. Blanc, « Notes on the literary idiom of the Baghdadi Jews », For Max
Weinreich. The Hague, Mouton, 1964, pp. 18-28.
2. Certains chercheurs, marqués encore par le haut prestige dont jouit à leurs yeux l’arabe classique ou lit
téraire, daignent à peine accorder une quelconque importance à nos langues judéo-arabes qu’ils ont l'air de consi
dérer comme des (vulgaires) « langues vulgaires ». Scientifiquement, une telle attitude est à condamner, et surtout
après les immenses progrès accomplis par la science linguistique depuis le Cours de Ferdinand de Sauskire et par la
dialectologie en général et la dialectologie arabe en particulier.
3. Voir tous les travaux qui depuis la thèse de Marcel Cohen, Le parler arabe des Juifs d*Alger, Paris, 1912,
ont été consacrés aux parlers arabes des Juifs d'Afrique du Nord.
4. Dans toute l'A FN , très rares étaient les Juifs qui avaient appris l'arabe chez des maîtres musulmans ou
autres avant l'ouverture d'écoles et d'instituts spécialisés par la France à la suite de son occupation progressive de
l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc au XIXème et au XXème siècles.
5. Nous verrons cependant qu'une certaine variété de langue judéo-nord-africaine se rapproche de l'arabe
littéraire médiéval. Il s’agit de la langue des traductions de textes bibliques ou liturgiques.
6. Pour les derniers développements de cette théorie grammaticale avec son application au domaine fran
çais, voir, N. Chomsky, Questions de sémantique, Paris, Editions du Seuil, 1975 (traduction française de Studies
on Semantics in Generative Grammar. The Hague, Mouton, 1972) ; M. Ronat (éd.), Langue — Théorie générative
étendue, Paris, Hermann, 1977 ; RS. Kayne, Syntaxe du français — Le cycle transformationnel, Paris, Editions du
Seuil, 1977 (traduit de l'américain) ; J.-Cl. Milner, De la syntaxe à ! Interprétation, Paris, Editions du Seuil, 1978.
7. Cf. N. Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Seuil, 1971 (traduction française de Aspects o f
the Theory ofS yntax, MIT Press, 1965), pp. 20-30.
8. Voir les différents articles traitant de l'énonciation, de la communication ou de « l ’homme dans la langue »,
réunis avec d'autres dans Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, vol. I, 1966 et
vol. Il, 1974.
9. Voir Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1972, et
« Structuralisme, énonciation et sémantique » .Poétique, 33,1978.
11. Cf. J .L. Austin, Quand dire c ’est faire, Paris, Seuil, 1970 (traduction française de How to do things w ith
words, Oxford, 1962).
12. Voir P.F. Strawson, Etudes de logique et de linguistique, Paris, Seuil, 1978 (traduction française de diffé
rents articles).
13. J. Searle, Les actes de langage, Paris, Hermann, 1972 (traduction française de Speech Acts, Cambridge,
1969).
140
14. H.P. Grice, « Logique et conversation ». Communications 30 : La Conversation, édité par R. Barthes et
Fr. Berthet, 1979, pp. 56-72 (traduction de l'article « Logic and Conversation »).
15. Pour une introduction à cette école et à la pragmatique linguistique, voir F. Récanati, La transparence et
rénonciation, Paris, Seuil, 1979.
16. Cf. W. Labov, Sociolinguistique, Paris, Editions de Minuit, 1976 (traduit de l'américain).
17. Voir W. Labov, Le parier ordinaire. La langue dans tes ghettos noirs des Etats-Unis, 2 vol., Paris, Editions
de Minuit, 1978 (traduit de l'américain).
19. C'est ainsi que trois communautés juives du Nord du Maroc vivant dans des localités très proches l'une de
l'autre, Meknès, Fès et Sefrou (Meknès-Fes : 60 km et Fès-Sefrou : 28 km) ont développé trois parlers sensiblement
différents l’un de l’autre par leurs traits phonétiques et par leur lexique. Le caractère communautaire avant tout des
différents parlers judéo-arabes d’A F N a d’ailleurs été reconnu par tous ceux qui se sont penchés de près sur ces lan
gues, sans aucune tentative de standardisation.
20. C ’est ainsi que, par exemple, le phonème/q/ sera articulé différemment dans beaucoup de ces parlers com
munautaires marocains : comme occlusive vélaire se rapprochant de [ k ] à Debdou, au Nord-Est comme occlusive
uvulaire [ q ] au Sud, en milieu berbérophone, et comme occlusive laryngale [ ? ] au Nord, en milieu arabophone.
Ce n’est là qu'un exemple parmi tant d’autres.
21. Le plus ancien document judéo-arabe d ’Afrique du Nord qui nous soit parvenu semble être la « risala » ou
« épître » que Yehuda Ibn Kuraysh de Tahert a adressée à la communauté juive de Fès à la fin du IXème siècle pro
bablement. Sur ce document linguistique, voir H.Z. Hirschberg, A H istory o fth e Jews in N orth A frica, vol. 1, Lei
den, J . Brill, 1974, pp. 308-309. Pour d'autres sources anciennes, voir M. Steinschneider, Die Arabischa Literaturder
Juden, Hildesheim, 1964, ainsi que J. Blau, Grammaire du judéo-arabe médiéval (en hébreu), Jérusalem, Magnes
Press, 1961.
22. « Les Juifs, malgré des relations obligées, fréquentes et nombreuses avec les Musulmans, n'en menaient
pas moins, comme aujourd'hui, une vie religieuse et sociale tout à fait différente, qui voulait même se croire opposée
à celle de leurs voisins. U est évident que, dans de telles conditions, le parier des Juifs soit resté plus conservateur que
celui de leurs maîtres politiques et a it moins subi tes influences des invasions bédouines par exemple. (C'est nous qui
soulignons). Les Juifs de Fès, pour ne citer qu'eux, ont un parler très archaïsant, ce que nous pouvons appeler un
parler pré-hilalien, qui se rapproche sans doute plus des premiers parlers arabes du Maroc que l'actuel dialecte de la
médina fassie, pourtant archaïque lui aussi ». L. Brunot et E. Malka, Textes judéo-arabes de Fès, Rabat, Ecole du
Livre, 1939, p. III.
23. Pour une étude de l'intégration des emprunts romans dans nos langues, voir notre article « L ’influencé du
français dans les langues judéo-arabes d'Afrique du Nord. », Actes du 1er Colloque International sur le judaïsme
d'A frique du Nord : l'époque coloniale, Jérusalem, 1977, In s titu t Ben Z vi, sous presse, ainsi que M. Cohen, op. c it.,
pp. 386-408.
24. Cf. la thèse que J. Rozenhoiz de l ’Université de Haïfa a soutenue en 1973 à l’Université Hébraïque de
Jérusalem sur la syntaxe de la phrase dans les parlers citadins juifs et musulmans du Maroc.
25. En-dehors des éléments d’analyse que nous présenterons dans la deuxième partie de cette étude sur l'ap
port hébraïque dans les LJ A du Maroc, nous comptons consacrer prochainement une étude détaillée à cet élément
important de nos langues. Voir aussi, M. Bar Asher, « Les éléments hébraïques de l'arabe parlé par les Juifs du
Maroc » (en hébreu). Leshônenü, printemps 1978, pp. 163-189.
26. Sur l’installation de.communautés judéo-espagnoles en Algérie dès la fin du XlVème siècle, voir H Z . Hirs
chberg, op. c it., pp. 384-388.
141
27. Voir notre article « l ’influence du français dans les LJA d’AFN », § 2.1.2 et § 2.2, L. Brunot et E. Malka,
Glossaire judéo-arabe de Fès, Rabat, Ecole du Livre, 1940, ainsi que D. Cohen, Le parler arabe des Juifs de Tunis ;
t. H ; Etude linguistique, La Haye - Paris, Mouton, 1975.
28. Cf. notre article sur l ’influence du français dans les L JA d'AFN.
30. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 1963, chap. XI.
31. Pour une bibliographie, voir notre article sur les « sources imprimées et manuscrites pour l ’étude des L JA
d’AFN », § 2.4.
32. idem.
33. Cf. par exemple l’article de H. Blanc, « Notes on the literary idiom o f the Baghdadi Jews »,op. c it, ainsi
que les travaux de H.V. Sephiha cités dans la note suivante.
34. Sur le judéo-espagnol calque, consulter les travaux de H.V. Sephiha, et notamment, Le ladino (judéo-
espagnol calque) : Deutéronome, versions de Constantinople (1547) et de Ferrare (1553), Paris, Editions Hispani
ques, 1973, « Théorie du ladino : additifs », in Mélanges offerts à Charles Aubrun, Paris, Editions Hispaniques, 1975,
t. Il, pp. 225-284, et « Problématique du judéo-espagnol », in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, L X IX ,
1974,fasc.1,pp. 159-189.
35. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’essentiel de la production littéraire judéo-arabe d’AFN était surtout
poétique. A partir de cette date et jusqu’aux années 40 de notre siècle, on se mit à créer en Tunisie surtout une lit
térature en prose sous forme de nouvelles, de récits d’aventures ou de romans populaires. Cf. notre article sur les
« sources imprimées et manuscrites pour l’étude des L JA d’AFN », § 2.2.
36. La création en judéo-arabe maghrébin continue à se manifester de nos jours en Israël où des chanteurs
comme Mwizo, alias Moise Attias, remettent en vogue les chansons lyriques et romantiques traditionnelles du Maroc
et d ’Algérie.
37. R. Jakobson, « Qu’est-ce que la poésie ? », in H u it questions de poétique, Paris, Seuil, 1977, p. 46.
39. Pour une analyse de la parole comme système de places, voir, Fr. Flahault, La parole intermédiaire, Paris,
Editions du Seuil, 1978.
41. Parmi les ouvrages qui proposent des textes judéo-arabes d’AFN , seule la thèse de L. Saada, Le parler arabe
dès Juifs de Sousse. Condition humaine et terminologie des gestes, Paris lll, o ct 1968 (dactylographiée) présente
des textes dialogués, pouvant être utilisés dans l’analyse de ce registre de langue.
42. Voir le texte d’une dispute entre deux femmes juives de Fès dans, L. Brunot et E. Malka, Textes judéo-
arabes de Fès, Rabat, Ecole du Livre, 1939, pp. 151-155, et d’autres textes ou énoncés illustrant ce registre aux
pages 155-166.
43. Voir une bibliographie détaillée de tels textes dans notre article sur les « sources imprimées et manus
crites », § 2.3.
44. Idem, § 2.2. Pour l ’analyse de ce discours narratif, on pourra se référer utilement aux travaux de A.J.
Greimas, dorénavant classiques, présentés par J. Courtès, Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Paris,
Hachette, 1976.
142
45. Au cours d'un voyage d ’étude que nous avons effectué au Maroc en février 1979, nous avons pu recueillir
des énoncés, des mini-dialogues et des unités lexicales qui feront l’objet d’une publication prochaine.
47. Cf. D. Corcos, Studies in the H istory o f the Jews o f Morocco, Jérusalem, Rubin Mass, 1975, p. 287.
48. Beaucoup de poètes juifs d’A FN ont composé des pièces en araméen en-dehors de leur production hébraï
que. L ’araméen entre également pour beaucoup dans la riche littérature exégétique des rabbins d’AFN .
49. Toutes les langues judéo-arabes d ’A FN sont transcrites en caractères hébraïques avec différentes graphies
parmi lesquelles on peut citer l ’écriture andalouse ou « n 3 $s qelm », « t-tacIFq » ou bien « l-mk3rk3b », systèmes
d’écriture qui ne possèdent que des cursives et ont toujours été manuscrits.
50. Pour de plus amples renseignements sur cette pédagogie traditionnelle, cf. l’enquête de H. Zafrani,/¥<%o-
gie juive en terre d Islam, Paris, Maisonneuve, 1969.
51. Nous donnerons des textes représentatifs de cette poésie dans la seconde partie de cette étude, en prépara
tion.
52. Nous venons cependant de découvrir dans un manuscrit hébraïque originaire de Meknès qui a dû être écrit
à la fin du XVIIIème ou au début du XIXème siècle, entre autres piyyiïçim ou poèmes liturgiques, un poème écrit en
hébreu par une poétesse à première vue marocaine et qui porte en acrostiche son nom : Friha bat Yôsef, lequel est
inscrit aussi en tête du poème. C ’est à notre connaissance, l’unique texte hébraïque dont on est sûr qu’il a été écrit
par une femme judéo-nord-africaine.
53. Voir notre article sur « la poésie personnelle et sociale en judéo-arabe du Maroc », à paraître dans un
recueil d'Etudes sur les Communautés juives sépharades et les Communautés juives en terre d ’Islam, à l’Université
de Haïfa.
54. Pour une analyse des usages énonciatifs du proverbe et de sa valeur pragmatique, voir notre article « Statut
linguistique du proverbe », à paraître.
143
H.E. GOLDBERG
IN TRO D U CTIO N
Mordechai Hakohen was born in Tripoli in 1856 and died in Benghazi in 1929. H isearly éduca
tion was similar to that o f other Jewish children in Tripoli. While some o f the wealthy merchants of
the town provided tutors in European languages for their childrén, Hakohen was not numbered
among these privileged students. His acquaintance with Europeah languages, and his knowledge of
the wider world were gained through autodidactic efforts.
Hakohen first worked as a traditional teacher, and later became an itinérant merchant. In this
latter capacity the first came into contact with the Jewish community in the Jebel Nefusa and other
towns o f the Tripolitanian interior. Later he served as a clerk and advocate in the rabbinic court.
According to his own testimony, these activités proved lucrative and gave him time to study and
write. His major work was the book H ighid Mordechai ; which deals with the history, institutions
and customs o f the Jews o f that country viewed in the context o f its general history.
The various sections o f Hakohen’s work differ in their interest to and value for historians and
other scholars. His discussions o f ancient and médiéval history consist mainly o f citations from
other works, and throw no additional light on events in these periods. His description o f the cus
toms o f the jews o f Tripoli appeared in translation with commentary by M. Moreno and was
published by the Italian Ministry of Colonies (published in Benghazi in 1924). His accounts of
Jewish life in the villages o f the Libyan countryside are the subject o f another study by the présent
writer1. Here, I shall présent and discuss some o f Hakohen’s material on Turkish rule in Libya, with
spécial reference to the Jewish community.
Sections 40 — 65 deal with T ripoli under the second Ottoman occupation (1835-1911). The
first o f these Sections 41 — 46 are a narrative o f the revoit o f the rebel leader Ghoma, while the
other chapters deal with a variety o f social and political topics. While Hakohen’s focus o f discussion
is the Jewish community, he continually places events o f the Jewish community in the context of
developments within the society at large. In compiling his material, he utilized written sources in
Hebrew andv Arabie, interviewed elders concerning events during the early part o f the 19th century,
and relied on his own observation o f (and participation in) the happenings of the later part o f the
century.
Below, we hâve translated Section 59 o f his work. The events related in this Section pull
together various strands that appear throughout his discussion o f the Ottoman period. After presen-
ting the translation o f Section 59, and discussing some o f the historical developments linked to it,
144
we shall attempt to make explicit the assumptions that inform Hakohen’s account, particularly
with respect to the Jewish community.
In the year 5660, in the month o f Menahem, July 1900, Hafez Pasha replaced him2 . From the
moment the soles o f his feet trod upon the soil o f Tripoli, he cast a full measure o f fear upon ail the
inhabitants o f the land. He searched o utthe hiding places o f the thieves, and rooted out the bandits
and robbers. A il o f the wicked thugs made off, and left no trace behind. He also forbad gambling
with dice, which is the despicable source o f ail abominable things3 . He appointed secret officiais to
inform him about everything that was going on in the country, and particularly in the courts. He
put an end to bribery, the prevailing wind that made the wheels o f justice turn. He wiped away the
tears o f those oppressed in court, and justice was established on a firm base.
He tramped through the desert, to study the ways o f the villages in the région, and the villagers
received him with great joy. He introduced innovations to the city. In the past, there had been only
two-wheeled carts, hired out to carry passengers. He decreed that only four wheel carts be used for
transport4 . He prevented the houses o f prostitution from publicly soliciting clients and forced them
behind closed doors, so that he who had to take care o f his needs would hâve to knock and then
go inside.
When he saw that the populace supported him, and recounted the justice o f his deeds, his
schemes took a sharp turn and proved to be a mimed blessing [ Ht. — fat with a thorn inside ]. The
fat is consumed but the thorn stays forever. He planned to establish a land tax (w irq u , cf. Shaw and
Shaw 1977 : 88 ), a tax on income earned as wages, a m ilitary concription law and other similar laws
to suck the blood o f the people. His new plans began with the town o f Tajura. This town once had
had a large population, and had been very wealthy, but recently had dropped in number and had
become improverished. Nevertheless, the government collected from it the annual head tax accor-
ding to the original assessment. In vain, the inhabitants implored the Pasha and the officiais to
lighten the tax burden which they now were not able to bear.
When the people o f Tajura saw the justéess o f the deeds of Hafez Pasha, they beseeched him,
telling o f their unfortunate plight. The pasha spoke to them slyly saying : « I am sorry my children.
I do not hâve the power to exempt Tajura from the original assessment, by even one cent. However,
if you do the following you w ill find relief. Préparé fo r me a letter of acceptance requesting the
establishment o f the w irqu tax, and the institution o f military conscription, along with the other
wise laws o f the Ottoman lands, in order that you be freed from paying the head tax. Then we will
be able to establish a new situation, with every locality assessed according to its population and its
wealth ».
The Pasha’s words were appetizing to the people o f Tajura, who did not examine them to see
that they were like poison wafers coated with honey, and they prepared a letter o f acceptance
containing the words that he had placed in their mouths. The Pasha graciously assented to their
request, and decided to put his plan into action. He revealed his plan to his clode aides, so that they
could support him in extending his net over the whole région.
The people viewed this as a mockery for they claimed : « the Sultan o f Turkey did not take
Tripoli by war, sword and spear, but with an agreement, according to explicit conditions. The
Pasha, therefore, has no right to create new rules opposed to those conditions ».
145
In the month o f Tammuz 5661, June 1901, agreement was reached in the local councils to
establish the new laws. The Pasha sent a telegram to Istanbul that his will had been accomplished.
He had won the hearts o f the people who requested the laws on their own, and ail the govemment
officiais agreed to it as weli.
The officiais began to assign numbers to the houses in order to make tax assessments and the
populace cried « Ahah ! Has the w irqu been established, yielding a cluster of poisonous and bitter
grapes ? ». For they had gotten word that the w irqu entailed other new laws as well. Then the
heart o f the people rejected the Pasha. Because of the disappointment of the peasants6 , they
gathered several times at night to take secret counsel concerning what was in store for them. They
heaped scom haughtily upon the Pasha ; they villified his actions. They remembered not his suc-
cesses ; only his failings crossed their minds. They decided to incite ail the thugs to commit outrages
— robbery and plunder — in order to keep the Pasha from accomplishing his purpose.
A twisted plan is rash and they were neither quieted nor did they rest until they put their
scheme into practice. There is a valley called Suq a-Jum’a where every Friday people gathered from
ail around to buy and sell in the open air. A tumult arose in Suq a-Jum’a and the merchants were
surrounded. Money and goods were stolen and there was a great outcry.
The Pasha did not despair but said : « My good advice shall guide me ». He sent armed troops
and scattered the rioters with the clash o f the sword. Whoever did-not flee hastily was caughtand
brought to prison. The Jewish merchants cried before the Pasha saying « Save us ! And pays us for
our plundered goods ! For we had gotten word o f this before hand from peasant rogues and we had
told Our Lord that we could not go to Suq a-Jum’a. But Y o ur Highness ordered us to attend, as on
previous days, and also promised to pay ourlosses ».
The Pasha was not ashamed to admit that the jewish merchants had revealed the matter to him
before hand, but that he had not believed them. He told the merchants : « Présent a clear and just
account — according to your losses — I shall make good my promise and pay ».
The Pasha brought the leaders o f the peasants before him. He glared at them in anger, hiseyes
sharp as daggers, saying : « If you dared to imagine that you could win out over me, and go scot
free, surely it was in vain ». He then imprisoned them in a large ship at sea.
When the peasants saw that their leaders were imprisoned, and they were unable to do any-
thing without their leaders, they planned to set them free and then the revoit would gain strength.
Peasant notables approached the Pasha, speaking with trembling and fear, to ask for the freedom of
their leaders.
The Pasha understood their scheme and spoke deceitfully saying : « I will not grant your
request until 33 000 Francs, which were stolen from the merchants, are ready ». The peasants,
seeing t.hat their hopes remained unfulfilled, were forced to présent the goods — whatever they
could bring in kind and the rest in currency. The Pasha received from them the aforementioned sum
in order to divide it among those who had been plundered. He then said : « I will not set free your
leaders until you bring the ruffians to tell me — whose guile advised you to rob and plunder ? ».
The inhabitants o f the city7, too, did not cease speaking about the matter. They incited the
zeal of the masses and villified the laws, claiming they had not been accepted voluntarily. However,
the Pasha’s spies revealed to him everything that was being said. In particular, two notables had
been inciting the masses to protest that the new laws were not acceptable. The Pasha disgraced tho
se two notables and placed them in the large ship togefher with the leaders o f the peasants. Then
146
the populace grit their teeth silently, unable to say a word. They were only able to gripe in private
for the Pasha forbad criticism o f the new laws. Anyone who dared to oppose this order would be
subject to a cruel sentence.
On the sixth o f Heshvan 5662, 19 October 1901, two Moslem citizens approached the Pasha
asking his pardon and requesting freedom for the two imprisoned notables. The Pasha willingly met
this request and set them free. Then the citizens thanked him for he had dealt with them favorably.
The Pasha was able to win them over with smooth words saying : « I do not seek gain, nor my own
honor, in establishing these new laws. I seek only your own good,and you should willingly accept
in order to breath a new spirit, the spirit o f the times, within you. If you consent and obey you
shall remain secure in your country and eat from the fat of the land. If you refuse and are rebel-
lious, evil will stand before you. I fear least an enemy nation descend upon you from afar, seeking
lands that ame not his. Heed my advice, therefore, and w illingly accept the laws o f the Merciful
Sultan o f Turkey ». After this, one o f the citizens named al-Mashirqi and another named ben-
Jibara were the first to sign that the laws were accepted o f free will and the rest of those gathered
signed after them.
The Pasha’s heart was overjoyed that in a relatively short time he succeeded in creating a new
situation — how this would please the Sultan ! He notified Istanbul by telegram and he ordered the
artillery officers to sound the cannons in happiness and jo y saying : « On this day Tripoli has w il
lingly submitted to the Sultan, along with the other lands o f the Ottoman Empire ».
The other residents were saddened unto their hearts when they heard this. They complained
against those who signed — how they had been seduced ! Hafez Pasha had won their hearts with a
smooth tongue ; they would bemoan the fact for générations, they and their descendants after
them.
(Time and) masses of peasants again crowded at the foot o f the government castle seeking
freedom for the imprisoned leaders. The Pasha, however, paid no attention and did not heed their
request. He assigned armed troops to repel the crowds and keep them from approaching. The
populace was divided in its views. One,man, named ’Omar Kashad, who was an ally o f Hafez Pasha,
was shot by the peasants on the eighth o f Kislev — November. It was never known, however, who
had shot him. The Pasha exiled the head o f the imprisoned leaders to the city o f Benghazi. He
ordered the coast guard to let no one travel by sea. Several peasants, however, secretly fled through
the desert to Tunisia. From there they travelled to Istanbul and lodged a complaint saying : « the
new laws were not accepted willingly by the majority o f the people ». They were not successful in
this venture, however, because the Pasha enticed some o f the notables by appointing their relatives
to high offices. These then stood by him and testified that the laws were accepted willingly.
On the eighth day of Kislev, 29 November 1901, a letter o f acknowledgement was received
from the Sultan o f Turkey saying : « Thank you my children that you accepted my laws willingly ».
Many people winked and whispered : « How did the Sultan place faith in the words o f the Pasha ?
Hâve not the people there already told him that it was not done willingly, but only from fear of
punishment ? ».
The Pasha revealed to his close aides that he wanted them to write a return letter o f acknow
ledgement to the Sultan, and persuade the populace to sign it. N o t everyone, however, signed the
letter o f acknowledgement.
The Pasha trieds his utmost to win over the people with sweet words. In addition, his aides,
in whom he confided ail his plans, tried their best to quiet the murmuring. They were unable to do
so without the threat o f the sword.
147
On 20 Kislev, 30 November, the peasants made ready for war and gathered to do battle at a
place called a-Sahel8 . They arraigned themselves camp against camp. No one died in the Turkish
forces, although there were several wounded, but some of the peasants died. This included one
woman who ululated cries o f joy, according to the Arab custom, in order to stir up the courage
o f the peasant warriors. She was struck by a death-dealing bullet and met her bitter end. When thè
peasants saw that they had not the strength to stand against the cannons and guns o f the Turks,
which shot at great distances, they were forced to submit their surrender and sign that they accep-
ted the laws willingly.
On the twentyninth o f Kislev, 10 December, notices were posted throughout the streets o f the
city, listing some of the new laws. These were the amount o f tax to be paid on land and the amount
o f tax to be paid on wages earned. Also published was the law concerning the annual tax to be paid
by every non-MusIim male — 9 Francs — in lieu o f service in the military forces.
The people were disgruntled : « May the God o f Justice save the needy soûl ! How the Pasha
shows no care for the Fear o f Heaven ? How did the Sultan o f Turkey believe the rogues of Hafez
Pasha ? Did he not remember that in the year 5592, 1832, ali the people revolted against Yusef
Pasha Karamanli for oppressing them with taxes, and in the year 5595 — 1835 — they welcomed the
Sultan of Turkey with open arms on the basis o f explicit terms — that he now rejects them with
hostility by violating those terms ? ».
The Pasha feared for his life and that the people would eventually gain the upper hand. He
selected notables from throughout the district, men o f repute whom he trusted, and sent them to
Istanbu to testify that the laws were accepted willingly troughout mos of the région.
CONDITIONS O F TH E O TT O M A N T A K E O V E R
We begin with a discussion concerning the historical events leading up to the Ottoman take-
over. Hakohen briefly related an épisode which is ignored in most o f the standard historical ac-
counts o f this period. Like other authors, he describes (Section 39) the grim struggle during the last
years o f the Karamanli dynasty. Due to the waning ability o f the Tripoli corsairs to carry out raids
against European shipping, the Pasha became more and more in debt to foreign nationals, and more
and more under the influence o f the European (particularly British and French) consuls. In ades-
perate attempt to raise money in order to meet his debt to the British, the aging Yusef Pasha
imposed a heavy tax on the population. Hakohen describes this'épisode in the following words :
« Yusef Pasha gathered his notables to take counsel concerning the future evil that was in store for
them. One saids this and the other said that. Finally, the advice o f bu-Ammis and ben-Latif, his two
senior advisors, that he should impose a tax upon the populace in order to pay the money oved to
the English, was accepted. This would amount to 10 000 Francs from the Moslems o f the city,
10 000 Francs from the Jews (even though they are a minority), and the rest o f the debt would fall
upon the peasants in the countryside ». According to Dearden (1976 :302), the debt amounted to
200 000 Francs.
This demand led to a revoit among the Kuloghli troops and the peasants outside o f the city.
The rebels approached one o f the Yusef Pasha’s grandsons, Mohammed Bey9 , and elected him
Pasha, announcing the dethronement o f Yusef Pasha. This step led to a reaction within the city, in
which many o f the Pasha’s advisors and the French consul persuaded the elderly Yusef to abdicate
in favor o f his son, A li Pasha.
148
The struggle between the two claimants extended over the next three years. The dispute was
finally « solved » by Ottoman intervention, in which they disposed A li Pashaand appointed Nejib
Pasha with an Impérial firman. There were good political reasons for this step. After the French
takeover of Algeria, the Ottomans were very wary about a similar move elsewhere in North Africa.
Their direct intervention in the Tripolitanian dispute was necessary to pull the province together,
in the face o f foreign threat, and also wasencouraged by the British in their rivalry with the French.
Hakoken’s account, however, adds a detail not found, as I hâve said, in most other discussions of
the incident10. In his words « The notables o f the city were fed up with the confusion and the lack
of food. They secretly decided to send a letter to Mohammed Khan II, Sultan o f Turkey saying :
« Send your troops to Tripoli to take her and protect her without lifting a sword or spear — for you
hâve the right o f rédemption. But this must be done according to explicit terms ».
According to Hakohen’s account, then the Ottoman takeover, motivated as it was by real con
sidérations o f international politics, also came about in response to an invitation o f the citizens of
Tripoli. This perhaps explains the ease with which the city was taken, and the agreement o f the
tribal rebels to the Ottoman action within a day or two. Hakohen does not describe a written
document stating the explicit conditions, but refers to this agreement a number o f times in his
discussion o f the unfolding relations between the Ottoman rulers (represented by the appointed
Governors) and the natives o f the city. An example appears in the Section quoted above, where it
seems to be understood by ail that the Ottomans came to rule the city by virtue of the consent of
its inhabitants, and no changes in the city ’s administration can be made without referring once
more to their consent.
O TTO M AN R U L E IN TRIPO LI
The atmosphère o f Hakohen’s story, as it appears in Section 59, pervades his entire narrative of
the Turkish period. The Turkish Pashas (from mid-century on) steer an unchartered and unstable
course between firm action in introducing administrative and fiscal reforms and extreme caution
lest the local population be pushed to a point o f résistance and revoit. Thus, an understanding of
the indigenous Tripolitanian population, its social structure and attitudes, would appear to be a
basic requirement in interpreting Turkish attempts at reform in that province.
The standard European works on Tripoli in the 19th century, however, hâve little to say on
the topic except for broad generalities. Rossi, while he enumerates the technological innovations
brought by the Turkish governors, and some o f the administrative reforms (1968 : 319-321) gives
the following summation in the article T rip o li in the E l 1 Encyclopaedia o f Islam, First Edition
« The C ity however remained for 76 years entirely subject to the Ottomans : the conditions o f the
native population were practically unchanged ; the city enjoyed a certain measure o f progress
thanks only to the foreign colonies, among which the Italian colony predominated as to numbers,
influence and private and financial enterprise ».
The p o licy and m ethod o f the Turkish Colonial A dm inistration during th e ir second occupation
o fL ib y a hâve been the subject o fm u ch discussion, both adverse and otherwise. M ost writers
adm it, however, th a t during th a t period Turkey, having obtained the acknow/edgement o f the
European Powers regarding her suzerainty over Tripolitania and Cyreneaica, endeavoured n o t
only to estabfish and gradually im prove the system o f local govemment b u t also the économie
conditions o f the tw o colonies generally. This was especiaffy évident under the Govemorship
o f Ahmed izze t Pasha, Rida Pasha, Rassem Pasha, Namek Pasha, and Rajab Pasha.
149
The picture emerging from Hakohen’s book is more in line with this iatter judgement.
For two décades after the Turkish capture o f Tripoli, the governors concerned themselves with
su pressing revolts in the countryside. The most vigorous résistance was led by the tribal chief
Ghoma, based in the Jebel Nefusa. His death, in 1858, signalled the final « pacification » o f the
interior.
From the middle o f the 18 th century, the period o f the tanzim at in the Ottoman empire,
efforts at reform and économie development were felt in the city o f Tripoli. Most o f the Turkish
Pashas appointed stayed for only a few years (and sometimes less), but a number o f governors
remained in their post for considérable periods o f time, and brought about various municipal
improvements11. Among these were the opening o f a steamship line and postal service, the laying
o f telegraph Unes, establishing water Works, Street lighting, and improving sanitation measures.
Often the value of technical innovations is immediately appreciated but sometimes their
acceptance requires the active involvement o f a population which may not respond to outside
initiatives. Hakohen mentions that in 1903/4 an attempt was made to introduce mechanical plowing
— but that this was ignored by the farmers. Sim ilarly, the establishment o f a trades school in 1880
did not meet with an immédiate response on the part o f the Muslim population, and developed only
after it was revived in 1882. The acceptance o f administrative refors is even more problematical.
Many writers indicate that Tripoli was peripheral to the major concerns o f the empire (Shaw
and Shaw, p. 289), but this view can be exaggerated. Certainly,events in the city cannot be under-
stood without reference to developments within the empire. Itappears that a number o f governors,
including some o f the more vigorous ones, were sent to Tripoli as a form of « honorable exile ».
These were men who were in disfavor with those currently holding power, but with a shift in politi-
cal fortunes might be recalled to more central posts. While happenings in Tripoli might hâve little
effect on developments at home, it is also the case that some o f the governors sent there were well
in tune with the social and political changes characterizing the rest o f the empire in that period12.
It also appears from Hakohen ’s narrative, that some of the governors were energetic in carrying out
new policies precisely in order to win favor with their superiors and thereby be appointed to a more
central position. It should also be noted that according to Cachia (p. 79 ff.), ail the administrative
expenses of running the province were covered by local taxes, and the région was still able to supply
revenue to the central treasury.
TH E JEWISH C O M M U N IT Y IN TRIPO LI
a) Justice
The tax policy, o f course, directly affected the Jewish community o f Tripoli, and this communi-
ty, it would seem, was a matter that any governor would hâve to take into considération. The
Jews constituted between a fifth and a third o f the tow n’s population13 , and included many o f
the c ity ’s active and wealthy merchants. In addition, the policies o f reform emanating from
Istanbul demanded a new view o f the ahl adh-dhim m ii, and the new laws relating to their status
provided the Jews with opportunities o f social participation that had previously been closed to
them. The period o f Ottoman rule, signalled significant changes with regard to the Jewish com
munity o f Tripoli. Mordechai Hakohen was both an observor of, and participant in, these deve
lopments and his narrative shows an interesting combination o f detachment from and involve
ment in the unfolding events.
150
In Section 47, where he begins his discussion o f the Jewish community in the Ottoman period,
Hakohen introduces the subject as follows : « From the time that Tripoli came under the protec
tion o f Turkey, the Jews began to shake o ff the dust o f their iowliness, for the ruling Turks did
not hâve the strong hatred o f Jews as did the Arabs ». In the Sections that follow , he enumerates
a number o f events which clearly indicate an improvement in the status and situation o f the Jews.
A t the same time, we find that Hakohen himself is active in opposing some o f the Ottoman
reforms, in particular the attempt to impose military conscription upon them along with the
other residents o f Tripoli (below). There are thus two further thèmes that pervade his narrative,
in addition to the one which relates the amelioration o f the Jews’ situation. These are (1) the
contribution o f the Jews to the well being o f the city as a whole and (2) the continued sensitivity
o f the Jews’ situation, in which they, like a miner’s canary, were often the first to show signs of
threatening changes in a c ity ’s political winds.
The first major incident occurs during the régime of Mehmed Emin Pasha (1842-1847), and
concerns the head o f the Jewish community, R. Y a ’aqov Mimum. Y a ’aqov Mimun appears as a
central figure in shaping the communal organization o f the Jews in the second third o f the 19th
century. According to the narrative, many Tripolitanian Jews fled to Jerba during the revoit
against Yusef Pasha (1832) before the Ottoman takeover. In Jerba, R. Mimun was active in
looking after the needs o f this uprooted community, and upon returning to Tripoli, took further
steps in assuring a functioning and adequateiy financed communal life.
Hakohen’s account o f R. Mimun is written in a lively, one could say folklorish style, but this does
not mean that it is void o f historical content. The story tells how Mehmed Emin Pasha received a
complaint that the présent head o f the Jewish community was using his official power in a
« vendetta » against a Personal enemy. Upon hearing this the Pasha asked « Is there no learned
Jew in ail Tripoli ? — for the position o f Hakham Bashi should not be accorded to a layman ».
The Jews told him o f Rabbi Mimun whereupon the Pasha immediately appointed him to be head
o f the Jewish community. He ordered Rabbi Mimun to attend the court sessions twice a week,
and to express his views along with the other officers and magistrates. In doing this he assigned
Rabbi Y a ’aqov a seat in the court, but his chair was placed on the side and had no décoration.
In 1846 a case was brought to the court in which a Christian sued a Moslem merchant for a large
amount o f money. The Christian had detailed records, while the Moslem was not familiar with
writing and record keeping and so only was able to présent his position verbally. His case was not
convincing and the matter was decided, by Mehmed Emin Pasha and his officers, in favor o f the
Christian.
Rabbi Y a ’aqov looked into the matter and found an exact precedent in one o f the rabbinic
responsa. According to the first view, in the rabbinic text, the claimant was correct, but eventual-
ly this view was rejected, and the position o f the défendant was upheld.
When the day arrived to sign the w rit o f judgement, the Pasha and his lieutenants signed first,
asking Rabbi Y a ’aqov to add his signature at the end. Rabbi Y a ’aqov began to say, « I will
sign... », but swallowed his words. The Pasha noticed this reaction and insisted that Rabbi
Y a ’aqov reveal what was on his mind. Rabbi Y a ’aqov agreed, and then explained his understan-
ding of the case. The Pasha listened and was convinced : « Bravo », he said, « How powerful are
words o f justice ! You hâve been sent as a messenger from heaven to prevent my perpétration of
an injustice ». He then ripped up the original w rit o f judgement and had another written in its
stead.
After this épisode, the Pasha gave more formai powers to Rabbi Y a ’aqov in his capacity as head
o f the Jewish community. He also wrote to Istanbul asking that the Hakham Bashi be permitted
151
to sit in the court chamber coeval with the other officiais. In 1847 a positive reply was received
from Istanbul, but by this time, Rabbi Y a ’aqov had died and the newly confirmed position was
first manned by another individual. This story, clad as it is in a folkloristic form, clearly portrays
the Jews benefitting from the judgement o f a fairminded ruler, and, in turn, contributing to the
wellbeing o f a city by insuring justice.
Another event concerning the courts, noted briefly by Hakohen, took place under the rule o f
Mahmud Nedim Pasha (1860-1867). He established, probably in accordance with Provincial
reform law, three separate sets o f courts — criminal, penal and commercial. A Jewish magistrate
was appointed to serve in each o f these courts, and received a salary from the government as did
other magistrates. This same Pasha undertook to open a new gâte (Bab a-Jedid) in the western
wall o f the city. This was welcomed by the Jews (who also contributed to the project), as it
enabled them to carry their dead directly from the Jewish quarter to the cemetary. Previously
their funeral walks had been forced into a long route through Moslem quarters where they were
subject to verbal and physical harrassment.
b) A Tyrannical M ayor
Another épisode in which Jews, while pursuing their own wellbeing, also serve the good o f the
general populace, is the case o f A li Kerkeni. A li Kerkeni was a wealthy and influential Tripolitan
who held the position o f Sheykh el beled in the late 1860’s. He apparently tyrannized his fellow
citizens in pursuing his own aggrandizement. We find a rather biting indictment o f this man by
Nachtigal in his visit to the city in 1869. Below we bring Nachtigal’s description (1971 : 27) :
« Among the w a li’s favorites the most cunning and the m ost dangerous, who had become
nothing short o f a catastrophe fo r the country and its capital, was the shaykh el beled, o r
m'ayor, o f Tripoli... who was caiied AU et Kerkeni... F or years he had plundered and robbed
the poor country, and was much the m ost pow erfui and the richest man in the /and. Count/ess
h ouses in the tow n beionged to him , a steamer owned by him ran between T rip o li and Malta,
and every year prince/y présents from him went to Stam bul fo r the great men o f the capital.
AH the officiais were under his controi, and grovel/ed in the dust before him . AH the citizens
feared him no less than they hated him . The law court was staffed by his créatures, and a il the
adm inistrative offices o f the tow n and the province were his hirelings. AH the co u n try’s taxes
passed through his hands, where indeed a large p a rt o f them remained. Seldom, indeed, has an
o ffic ia l robbed a country and its people on the same scale, w ith comparable impudence, and
fo r such a long tim e, as AH el Kerkeni. There was no means o fg ivin g any effective expression
to the general hatred which was fe /t against him . AH Riza [ the w ali o r governor ] was his pro-
tector, and, less cunning than he, was com pletely in his hands, the great men in Constantinople
were his « dear » friends, and the judges were his créatures ».
Hakohen’s narrative also refers to this man, in connection with the murder o f Saul Raccah.
Raccah had been an employée o f Kerkeni, and, for some unspecified reason, fell in disfavor with
this influential notable. According to Hakohen’s story, Kerkeni had Raccah murdered. As Sheykh
el beled, it was Kerkeni’s task to investigate the murder, but no effort was made — even to collect
evidence. The Jews discovered drops o f blood leading from the murdered man’s house to he
home o f one of Kerkeni’s employées. They also found other evidence, but notenough to prove
guilt in court. A t this point they tumed to the Alliance Israélite Universelle in Paris and its
branch in Istanbul (the local committee o f the Alliance had been set up in Tripoli in 1866).
Through the pressure of the Alliance, Kerkeni was summoned to Istanbul. Reference to this inci
dent is made in the Bulletins o f the Alliance from 1870 through 1873. Apparently unable to
convict Kerkeni in court, an order was issued eventually prohibiting him from returning to Tripo
li. According to Hakohen, ail Kerkeni’s efforts at bribery were to no avail. He died « in exile »
152
after a few years. The action o f the Jews won the approval o f the Moslem populace, who
« congratulated the Alliance and S ir Abraham Camondo (cf. Hirschberg 1969 :199-200) o f Istan
bul, for their word had prevailed over that o f A li Effendi Kerkeni » (Section 51 ).
Here again, the Jews are portrayed as contributing to the welfare o f the city. They suffer the
same plight as other citizens, and the Moslems applaud their success which brings relief to ail the
residents o f the town.
This point is made cleariy in his description o f the rule o f Ahmed Rasim Pasha. He describes how
the Pasha fought against the granting o f Italian citizenship to a Jewish fam ily Hassan. This,
Hakohen daims, was « not from his hâte o f the Jews », but out of his « love for the Ottoman
empire », for « ail human beings who were Ottoman subjects were equal in his sight ». The Pasha,
however, lost this legal battle, again through the influence o f Europeans — this time the govern-
ment o f Italy. Still, it is worth noting that both the Pasha and Hakohen attempted to view the
Jews as other Ottoman citizens, w ithout their Jewishness affecting this perception.
The Tripolitanian notables were divided over how they should react. Some advocated rébellion
against the Turks. Others suggested that they invite Great Britain to take over the country on the
premise that she would not change the traditional Islamic laws. Still others argued that this
would not work because they had heard that members o f the Triple Entente had agreed to give
the Italians a free hand in Libya. A il o f this discussion came to nought.
In May 1910, awealthy Jew by the name o f Sa’adan ’A tiya passed away, havingno children. The
government officiais approached his house to register the estate. The Jews organized and (appa-
rently physically) prevented the officiais from entering the house. The Jewish artisans and
merchants then closed their shops and demonstrated in the streets. Upon seeing this, the Moslems
struck as well and joined the démonstration. The crowd approached the governor’s palace and he
153
(Ibrahim Pasha1 5 ) agreed to admit a few o f the leaders o f the démonstration, both Moslems and
Jews. When asked what the protest was about, the leaders claimed that there was United opposi
tion to the new laws o f inheritance. The Pasha attempted to rebuff them, saying : « Is there not a
clear commandment in the Holy Koran that one must establish a guardian for orphans ? » [ Sura
IV, 6 ]. Hakohen, who was présent then, was quick but respectful in his retort. The law o f the
Koran applies to orphaned minors, not to people o f legal majority. The Jew Sa’adan ’A tiya was
o f legal âge, why should the law apply to him ? The Pasha told the leaders to give him two weeks*
time, after which he would make a decision. He contracted Istanbul about the matter and recei-
ved the answer that the issue should be referred to the local council o f notables (idara)16. The
council voted to do away with the new laws.
e) Summary
In several o f the incidents just reviewed, Hakohen’s narrative highlights the commonality o f the
Jews with the rest o f the population. The wellbeing o f the Jews goes hand in hand with the
wellbeing o f the other Tripolitans — there is no conflict o f interest between them. N ot only that,
but he also shows how the Jews contributed to the welfare o f the city — (a) in bringing about a
just decision in the court, (b) in ridding the town o f its tyrannical mayor, and (c) in opposing the
imposition o f new inheritance laws. The Jews are not only citizens like everyone else, but are
exemplary in seeking the betterment o f the town. Hakohen, in fact, sees his own literary work in
this « patriotic » light. In the introduction to the book he justifies his efforts in terms o f T rip o li’s
réputation. « This book », he writes, « w ill answer the complaints o f scholars and researchers
against Tripoli — ’How shall we look upon her, fo t even though she is one o f A frica’s cities, no
spirited man in her has arisen to gather and organize her history and customs’ ? ». While he writes
in Hebrew, the « scholars and researchers » Hakohen has in mind consist o f an international
audience o f Jews and non-Jews.
We do not find, in Hakohen’s writings, a systematic philosophy o f the idéal place o f the Jews in
Tripolitan society, but certain phrases give dues to his views on this matter. Here and there he
speaks o f the « freedom o f religion » and contrasts modem times with the « middle âges » that
were characterized by « religious hatred ». For example, he applauds the Italians for having
« enlarged the area o f freedom » in his chapter on the décliné o f the ’lssawiya brotherhood.
Formerly, no Jew nor Christian could go outdoors during the m utid o f Mohammed while the
Issawiya were engaged in their energetic and dramatic célébration. Due to Italian pressure, the
influence o f the Issawiya was contained, and non-Moslems were allowed to conduct their daily
affairs on this holiday w ithout interférence (Section 56, see Goldberg 1971). He unequivocally
appréciâtes the Italian accomplishment in this regard.
As suggested before, however, Hakohen does not see the virtue o f the freedom o f religion as
being an European monopoly, for he recognizes the justness o f the Turkish Pashas who are
« far from religious hatred ». In letters to the Hebrew press in England (1908)17 he reports and
praises several instances o f fair administration. His text tells how Jewish soldiers, under the
Young Turk régime, were not forced to east non-kosher méat and were given leave on Jewish
Holy Days. Conversely, he does not hesitate to describe events in which the Italians discriminated
against the Jews. In one instance the Jews o f Tripoli called a boycott against the Bank o f Rome
(established 1907), after an order was issued that ail employées had to work on the Sabbath.
Sim ilarly, and with characteristic detachment, he records the dismay o f the Jews in 1911 when
they found that the conquering Italians began to favor the subdued Moslem population at their
expense.
The emphasis on freedom o f religion, however, is not identical to the Western notion o f « free
dom o f religious conscience ». Hakohen still en visions the individual Jew (and one assumes
154
Moslems as well) as part o f a religious com m unity, with the community exercising control over
the individual’s religious behavior. In the accou ntof R. Y a ’aqov Mimun (above) he welcomes the
greater autority given the Hakham Bashi and reports favorably how R. Y a ’aqov was able to ostra-
cize a Tunisian Jew o f French citizenship who came to Tripoli and publicly flouted religious rules
(lewd behavior and violation o f the Sabbath). This young man complained to the French consul
saying, « Freedom has spread troughout the world. How can Rabbi Y a ’aqov publicly ostracize
me ? He has forbidden the Jews from speaking to me on account o f deeds which are only bet-
ween me and heaven ». Despite this argument, Rabbi Y a ’aqov was able to convince the consul of
the correctness o f his stance, so that the consul did not defend the young man’s rights. He thus
envisions that it is possible to combine religious freedom and exposure to secular knowledge
with attachment to tradition and récognition o f the religious com m unity’s authority over the
individual18.
This traditional view also has implications for the way the changing status o f the Jews was
understood by the local Moslem population. For some, an improvement in the Jews’ status was
interpreted as a décliné in their own position and easily became a symbol and rallying point for
those who wished to oppose the Ottoman innovations in general. A corollary o f this understan-
ding is that a sure test o f the résolve o f the Turkish Pashas, was the firmness with which they
ensured the newly won rights o f the Jewish community. We see this in the case o f Hafez Pasha,
cited above, when those who resist his reform begin their attack by plundering the Jewish mer-
chants. This appears to be a time-honored strategy, carrying a message whose meaning is well
understood by ail the local participants. The logic o f this strategy can be traced through several
incidents in the narrative, from the beginning o f Ottoman rule in the country.
We recall the events preceding the Ottoman takeover. Yusef Pasha Karamanli had imposed a
heavy tax upon the residents o f the city (in order to meet the demands o f the English) to be
shared equaiiy by the Jews and Moslems o f the town. While we do not hâve detailed économie
and démographie data with which to judge the reasonableness o f this distribution (as narrated by
Hakohen), it may be asked — is there any significance in treating the Jews as an équivalent
segment o f the population to the Moslems ? Perhaps one meaning is directed to the general
population — if the Jews will do their share in meeting the threat to our town, surely the Mos
lems will do theirs 11! The use o f the a fo rtio ri logic takes the Jews as the proving grounds upon
which the relative strength o f the ruler and the ruled will be assessed.
The other side o f this coin, as we hâve stated, is that justice to the Jews is a sure sign that justice
will be applied throughout the realm, and several examples of this argument are supplied in the
narrative. When the revoit breaks out against Yusef Pasha, many Jews flee the city and some of
them take refuge in the tome o f village notables in the area outside Tripoli. After the rebels
crowned Mohammed Bey as Pasha, three peasants came and dragged a Jewish shoemaker from
155
the house o f a prominent Moslem — Ramzan al-Galali. They brought the Jews before Mohammed
Bey (the rebel Pasha) who imprisoned him, demanding that he pay ransom money to support
the war (i.e. Mohammed took the ruler’s prérogative o f taxing the Jews). Ramzan al-Galali,
however, appealed to Mohammed Bey, protesting the insult to his honor (that the Jews were
taken from his house), and arguing in the following terms : « Lo — the people rebelled against
Yusef Pasha because o f his rotten laws, and now, if justice is not done to the criminals in order
to prevent thugs from repeating these deeds, then the hearts o f the people will turn again to
Yusef Pasha saying — ’it was better for us in former days than now' ». Mohammed Bey, knowing
the strength and réputation o f Ramzan, immediately declared a death sentence upon the three
thugs.
A similar instance is recorded with regard to the rebel Chief Ghoma. A fter escaping prison in
Istanbul, Ghoma retumed to the Jebel Nefusaand took the fort in Yefren in 1855. According to
the narrative, Ghoma proclaimed : « Guard the Jews — do not plunder them ! Take not even a
shoestring ! Whoever harms the Jews — his blood will be upon his head ! ». Some Berbers spoke
evil o f the Jews, saying : « Forbid them to wear a red hat, but allow them to wear only black, as a
sign o f lowliness, as was customary before the coming o f the Ottomans ». Ghoma did not heed
these evil-tongued people, but replied : « If in the days o f Ottoman rule the Jews were allowed to
dress as they please — how much more so under my rule ? ». The a fo rtio ri logic is explicit. If
justice and freedom are applied to the Jews — how much more so the rest o f the (Moslem) popu
lation.
In accordance with an old tradition within the Empire, the residents o f Tripoli (along with other
towns) had been exempt from serving in the army19. If Hafez Pasha could not get the Tripolitan
Moslems to agréé to serve in the army, he could at least get them to pay the military exemption
tax, and thereby acknowledge their duties as Ottoman subjects. To this end, he first pressured the
Jewish community who were now (after the reforms o f 1856 — Shaw and Shaw, p. 100) in
theory if not in practice, expected to serve in the military. A census was taken in which the
number o f eligible Jewish males, subjects o f the Ottoman empire, was estimated at 4,500. The
Pasha then demanded that the Jewish community pay a tax o f 40 500 Francs. Earlier the tax
owed by the community as a whole was 6 600 Francs, and this high assessment might even resuit
in the conscription o f some Jewish men.
The Pasha tried to enlist the coopération o f the leaders o f the Jews, in this effort, but was not
successful. The treasurer o f the Jewish community said to him, « There are 200 merchants who
will willingly pay the 9 Francs [ per person ] in order to get the exemption. But the rest will
simply not pay. They would rather be imprisoned in which case the government treasury will
hâve to support them ». In the midst o f these events — Hafez Pasha received notice that he was
being recalled to Istanbul.
His successor, Hasan Husni Pasha, continued to pressure in the same direction. Arriving in Tripoli
in late February, 1903, he renewed the demand for payment o f 40 500 Francs in early June. The
notables o f the Jewish community were called before him — but claimed that the amount was
156
excessive. The Pasha then imprisoned these notables (reminiscent o f the tactics o f Hafez Pasha in
his struggle with the peasants o f Tajura).
The Jewish community was alarmed at this move. On the following morning, Mordechai Hako
hen, sensing the mood o f the people went to ail the synagogues with the following proclamation.
« Brother Israélites ! You ail know that we are in great distress, and can rely on no one but our
father in heaven. For this reason, it is incumbent on every Jew to assemble this morning in the
Great Synagogue, and supplicate the Creator as one man ».
This proclamation was, in effect, the call for a strike. It was heeded by ail Jews (accordingto the
narrative), including those with foreign citizenship. Assembling in the Great Synagogue the Jews
« brought commerce to a standstill, and many o f the crafts as well ». The police were stymied,
being unable to arrest everyone. The Moslems were very pleased at these events. The Jews « did
not so much as give a finger to the Pasha » thereby preventing him from drafting them, and from
drafting the Moslems. They applauded the Jews saying — « They number about 15 000 soûls, and
in no time at ail they were able to organize and achieve 'unity. If only the Moslems were unified
thus, no ruler could introduce new laws against their will ».
This struggle, between the Jewish community and the government, over payment o f the military
exemption tax, went on for the next several years, continuing into the reign o f Rajab Pasha
(1904-1908). Again, Hakohen notes that « religious hatred is foreign » to Rajab Pasha, even while
this governor continued to pressure for payment o f the tax. Over the course o f time, compro
mises were offered to the Jewish population, in which the original amount demanded wasgreatly
reduced. The Jews remained united in refusing to make any payment, until the Moslems were
taxed first. Hakohen réitérâtes the motivation that the Jews were mainly concerned about the
resentment and hatred o f the Moslems, the amount o f money involved being a secondary consi
dération. They even resisted a suggestion o f the Hakham Bashi Hizkiayau Shabtai (1904-1908)
which proposed to link the payment o f the tax to an increase in the charity fund for indigent
Jews. The matter was notsettled during the period o f Ottoman rule. The resolution took place in
1911, under the Young Turk régime. Jew were conscripted alongw ith Moslems and weream ply
represented in the army. O f the 142 recruits from the city o f Tripoli and its immédiate environs,
59 or 41,5 % were Jews20.
Conclusion
The struggle over the draft brings together several thèmes that we hâve sought to emphasize in
Hakohen’s narrative. From one point o f view, imposition o f military conscription may be seen as
one aspect o f the improvement o f the Jews’ status and their fuller participation in the evolving
wider society. The new law is to be applied to them just as it is to other citizens o f the realm. If the
Jews enjoy rights that they did not previously possess, then their new obligations are simply the
other side o f the same coin. Moreover, new demands were being made on ail Tripolitans, and not
only on the Jewish community.
Up to a point, melioration in the situation o f the Jews goes hand in hand with the betterment
o f the whole population. If justice is done in the courts, if corrupt administration is eliminated, if
security is established in the countryside, and if unfair taxes are avoided, both jews and Moslems
stand to gain and no one has to lose. The Jews are not only carried along in the general develop-
ments, but sometimes are in the limelight of new advances. In taking these positive steps they win
the approval and applause o f their fellow citizens o f the Moslem faith.
These developments take place, however, within the context o f the traditional understanding
o f the place o f the Jews in Moslem society, and the case o f conscription highlights the limits o f this
157
conception. In spite o f the improvement in the concrète situation o f the Jews, there is no basic re
valuation o f their social existence. The Jews are notviewed by the population at large as Tripolitan
citizens « o f the Mosaic persuasion » — or to borrow a phrase o f the European émancipation, auto-
nomous individuals who choose to follow a given private religious life. Rather the communal
définition o f the Jews continues to be primary in the public understanding, and this définition
takes for granted the conditional place o f non-believers in Moslem society. Thus the actual social
position o f the Jews in relation to the Moslems o f the town does not alter the basic conceptualiza-
tion o f two separate and non-equal communities.
That this conceptualization continues to hold sway is made évident by frequent recourse to
the a fo rtio ri logic linking the Jewish and Moslem communities. If the two communities were
perceived as équivalent segments in a wider society, such logic would make no sense. The very use
o f this rhetoric reveals that traditional présupposions concerning Jewish existence in Moslem lands
hâve not been revised.
As we hâve indicated, the a fo rtio ri logic can work in two directions. Probably, its most corh-
mon use was on the part o f leaders who demonstrated their power by extending justice and protec
tion « even » to the Jews. The inverse o f this is that challengers can test a ruler’s strength and intent
by probing his reaction to a violation against the Jews who are his concern. The Tripolitanian
material also indicates another implication o f the same logic — that a ruler can pressure ail his
subjects to meet their obligations by placing the Jews in the (orefront o f those who fu lfill his
demands. In each case, the location o f the Jewish community in-the social schéma exposes them, on
both sides, to the trial forays o f ruler against ruled. Hafez Pasha and Husni Pasha, in the early
twentieh century, could no longer dramatically execute dissidents for violating the Jews asdid the
rebel Mohammed Bey, or as was threatened by Ghoma, in the first part o f the century, but they still
appreciated the contingent existence o f the Jewish community in the eyes o f the local Moslems, and
utilized this perception in manipulating the community in service o f their political goals.
NOTES
1. Mordechai o f U bya : a Study in N orth African anthropoiogy. Translated, edited and introduced by
H. Goldberg, Philadelphia, Institute for the Study o f Human Issues (in press).
2. Hashem Pasha.
3. In Section 110 Hakohen discusses the vice o f gambling among the Jews o f Benghazi.
4. In Tunis o f mid<entury, the most common type o f vehicle « was thekarrusa, a two-wheeled chariot type
of cart which was used to carry passengers » (Cleveland, 1978 :56).
7. Tripoli.
9. Hakohen calls the rebel Pasha — Ahmed Bey. Ahmed, who was Mohammed Bey’s brother, was the Bey du
Camp, and according to Féraud (1927), the more forceful o f the two personalities.
10. An exception may be NachtigaJ’s (p. 30) assertion that «... the Tripoiitanians, disheartened by the civil
war, made it easy for [ the new governor ] to occupy the town... ». A. Bernard’s Appendix to Féraud’s book (1927 :
443) notes — with regard to Hafez Pasha’s time — « Un édit du 23 novembre 1901 abolit les concessions accordées
en 1835 en ce qui concernait le service militaire obligatoire et l ’impôt foncier ; mais cette tentative rencontra de
vives résistances et des troubles assez graves se produisirent ».
11. Some o f the Pashas who remained in office for a considérable period o f time were Ahmed Izzet Pasha
(1848-52, 1858-60), Mahmud Nedim Pasha (1860-67), A li Riza Pasha (1867-70, 1872-74), and Ahmed Rasim
Pasha (1881-1896). Under the rule of Ahmed Izzet Pasha, a steamship line and postal service were established. Ali
Riza Pasha laid telegraph lines and built water Works and Street lighting for the city. The water works and telegraph
were extended by Ahmed Rasim Pasha, who also improved sanitation in the town (see Martin 1978). The improve-
ments o f Hafez Pasha are cited above in Section 59.
12. Mahmud Nedim Pasha (1860-1867) was later grand vezir. Semsettin Sami served as editor of the newly
founded newspaper in Tripoli (Trablusgarp), and became one o f the prominent men o f letters in the empire (Shaw
and Shaw 1978 : 253). Martin (1978) describes the career o f Ahmed Rasim Pasha. Rajab Pasha (1904-1908) was
named minister o f war after the Young Turk révolution, but died shortly after his nomination.
13. Rossi (1968 : 313) estimâtes that the Jews constituted one quarter of the town’s population at mid-centu-
ry, and a similar estimate is given by Nachtigal (p. 16) for 1869. The census by Agostini in 1914 shows the Jews to
be one third o f the population o f Tripoli (Goldberg et al, in press).
14. We do not mean to présent a strong argument « from silence », but the fact that Hakohen’s descriptions do
not raise this issue explicitly is worth noting. Also worthy o f attention is his claim (below) that Jews o f European
nationality joined the local Jews in protests against the Pasha. Hakohen, himself an Italian national, leads one of the
protests.
17. Hayehoody (London), vol. XII (1908) March 12, p .4and August 2 7 ,p . 3.
18. In Section 66 Hakohen makes clear his view that those who reject religion in the name of secular know
ledge only hâve a superficiai understanding o f the latter.
19. See Shaw and Shaw (1978 : 245). The exemption may also hâve beèn included in the conditions of the
Ottoman takeover in 1835.
20. These figures contrast sharply with those provided by Hakohen with regard to élections, another innova
tion brought about by the révolution. Jews could vote for and be elected to the pariiament in Istanbul (as représen
tatives o f Tripoli) but « because religious hatred was on the rise, the élections were not carried out justly, and not
one Jew was elected throughout the whole région » (Section 65). One alternate représentative whowas Jewish was
elected the continuity of traditional attitudes toward Jews under the Italian régime is discussed in Goldberg (1977).
159
REFERENCES CITED
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REFERENCES CITED
Alliance
A LL IA N C E ISRAELITE U N IV E R S E LLE , Bulletin.
160
E.SIVAN
« Dans tout cœur de Français algérien, il y a un sentiment antijuif qui sommeille » affirmait avec
admiration le socialiste Fernand Grégoire, bien avant les émeutes antisémites de la fin du XIXème
siècle1. Et le publiciste métropolitain Jean Hess (qui, lui, était franchement critique à l'égard des
pied-noirs) devait écrire quelques années après l’Affaire : « La mentalité antijuivede l ’Algérie c ’est
la mentalité de neuf Algériens sur dix... Voyez que je fais large mesure, car ils se vantent là-bas, eux,
qu’elle est celle de tous » ; affirmation corroborée par Cagayous, héros de la littérature populaire
pied-noir de cette époque (se définissant comme « antijuif... depuis la plante des pieds jusqu’à la
racine des cheveux »), et plus tard, en 1945, par l ’observateur perspicace qu’était Gabriel Esquer2 .
Pour mieux comprendre les stéréotypes populaires antijuifs on devait les étudier sous l ’angle
comparatif ; autrement d it par rapport aux stéréotypes des Musulmans dans la mentalité pied-noir,
stéréotypes qui par la nature des choses (n’était-ce que à cause de l ’importance numérique des
Musulmans) tendaient à prédominer dans l’attitude des européens à l ’égard de l’Autre. Quelle
était, donc, cette image du Musulman (appelé parfois, Indigène ou Arabe ?). Elle était faite de cinq
stéréotypes majeurs, que nous avons étudiés ailleurs 3 : le Musulman est sauvage, pauvre, sale, mal
honnête et lascif.
« Menteur, dissimulé, fourbe, sordide, crasseux, prenant p laisir à m aculer les vêtements d ’au
tru i, toujours inquiet, superstitieux, hypocrite, quelque peu pai'en dans ses. pratiques et du reste
adorant toujours le Veau d ’or... A insi nous avons trouvé les ju ifs à la conquête de l ’A lgérie et p o u r
beaucoup d ’eux i l n ’y a presque rien de changé encore »4 .
Ressemblance rendue plus forte (tout en devenant plus complexe) si l ’on examine à part,
chacun des cinq stéréotypes de base.
161
v
1) Sauvage, barbare et prim itif, le Juif l'est aux yeux de l'Européen pour des raisons linguistiques
tout d ’abord. « Mal édouqués, no parlent pas frantchais (sic !) », c'est ainsi que les décrit « la
marseilleuse antijuive » en dialecte napolitain chanté à Bab-el-Oued au début de ce siècles .
Exagération sans doute mais ayant une base certaine dans la réalité. Même après le Décret
Crémieux, les Juifs continuaient à parler entre eux en dialecte judéo-arabe maghrébin — assimilé
par l ’oreille pied-noir — ce qui était juste, au dialecte arabe, i.e. indigène, inférieur, méprisé et
mal compris. N 'oublions pas aussi que l’un des avantages des commerçants juifs sur leurs homo
logues français (qui ne le leur pardonnaient pas) consistait dans le fait que ceux-là pourraient
marchander directement avec les autochtones. Dans leurs contacts avec les Européens, les Juifs
(exceptée une faible couche de jeunes complètement francisés) employaient, comme les Musul
mans, le sabir nord-africain, cette Ungua franco à base de français, où s’entremêlaient des mots
arabes, espagnols et italiens. Il est vrai que le variant ju if du sabir était un peu plus proche du
français sur le plan morphologique et syntactique (et se différenciait ainsi de l ’arabe par l ’apport
d ’un vocabulaire hébraïque) mais les pied-noirs pouvaient à peine apprécier ces différences,
d ’autant plus que la prononciation juive (et surtout le zézaiement) était considérée comme la
plus inférieure et la plus ridicule de toutes6 . Ridicules et inférieures telles furent perçues les lan
gues indigènes (sabir, arabe, judéo-arabe, berbère, etc.). Ridiculiser est en effet un mécanisme
visant à assigner une place dans la hiérarchie de statut social. Il n’est point étonnant, donc, que
les humoristes pied-noirs aient souvent recours à l ’imitation du sabir ju if comme un « truc » de
métier très sûr, « reconstituant » les dialogues entre Juifs qui, en plus, étaient censés témoigner
de l ’ignorance de ces derniers des mœurs modernes'7. Le judéo-arâbe était présenté à la fois com
me une expression de leur esprit de coterie (ou particularisme) tenace et de leur caractère primi
tif ; « Quand y sont ensemble — dit Cagayous — y parlent en ju if et y disent de mauvaises paro
les à des Français » ; et une feuille humoristique rassure les « nouveaux débarqués » : « N ’ayez
pas peur ; çuilà qui crie ’Handou heraka kdimaa el bihe’, c’est un Ju if qui vend et qu’il achète
le cuivre vieux »8 .
L ’image de la barbarie juive reposait en troisième lieu, sur ie fait que les Juifs — presque tous
aux premières années de la conquête française et à un moindre mais toujours fort degré plus
tard — faisaient montre d ’une résistance obstinée à accepter les « bienfaits » de la civilisation
moderne (en éducation, médecine, etc.). Si dans ie courant du XIXèm e siècle cette résistance
devait s’affaiblir plus rapidement que celle des Musulmans, la mémoire collective des pied-
noirs, gardait toujours l ’image de l’imperméabilité juive d ’avant 1870 et tendait à mettre en
relief le secteur ju if traditionnel toujours tenace (même dans les villes côtières, et qui devait être
renforcé par des immigrants marocains et tunisiens). Non moins important fut l ’affinité entre
Juifs et Musulmans dans le domaine de la culture matérielle (couscous et loubia comme mets
principaux, les habits des femmes et des vieux, etc.10). S ’il y avait une certaine incongruité
entre l ’image du Ju if et la réalité, elle n’était point assez forte pour créer une contradiction à
162
l'intérieur même du stéréotype (comme ce fu t le cas pour d'autres stéréotypes décrits ci-des-
sous). Barbare le Ju if l ’est, puisque l ’image de l ’être prim itif par excellence, est celle de l ’indigè
ne musulman.
2) La pauvreté — stéréotype un peu plus problématique puisque reflétant une réalité plus comple
xe. Un feuilleton satirique intitulé « Les Juifs le samedi » décrit en ordre socio-économique
ascendant ceux qui vont aux synagogues où « résonnent des voix nasillardes qui psalmodient des
versets du Talmud » : « Le marchand de z ’allam ites(«allumettes en sabir juif) a déposé sa boîte
et ses cartes transparentes et a endossé... son habit de fête : un paletot moins défraîchi et noir
râpé, un pantalon qui ne montre pas trop la corde et des souliers moins éculés. Le marchand
ambulant d ’aiguilles, fils d ’Alsace, a revêtu son plus beau complet. Le brocanteur ju if ou mar
chand d i botilles (: bouteilles) laissant de côté son panier d ’osier et sa voix en trompette de
Jéricho, déambule gravement dans les rues d ’Alger, plus fier qu’un pacha, et affectant de ne plus
reconnaître ses clients de la veille. Le fils de famille, vrai civilisé, voire même fin de siècle,
apparaît dans un habit de la dernière coupe, la boutonnière fleurie et une canne à pomme d ’or
à la main. Enfin, le vrai mercanti juif, le marchand de drap,d iz itto fe s («étoffes), celui qui s’est
retiré du commerce, enrichi à la suite de plusieurs faillites, propriétaire de plusieurs maisons en
ville, habillé à la dernière mode, rasé de près, bien pomponné, portant montre et chaîne en
or »*1.
Description assez fidèle à la réalité — malgré le ton moqueur — d ’une communauté, dont beau
coup de membres étaient terriblement démunis et vivaient encore de charité, et qui était cons
tituée en majeure partie de petits commerçants et artisans ; seule une infime minorité assez bien
en vue à cause de sa richesse étalée en public et de son influence politique — était vraiment
opulente. L ’image pied-noir du Ju if était tiraillée en conséquence entre deux pôles : celle du
pauvre commerçant, traditionaliste et « réfractaire au progrès » — image assez proche de celle
du mesquin musulman — et l’image du richissime ju if tel Simon Kanoui, « Le Rotschild
d’Oran » dont l ’influence touchait aussi le comportement électoral de la communauté juive de
cette grande ville de l ’Ouest algérien. Le stéréotype du Ju if pauvre — modelé assez souvent sur
celui de l ’immigrant marocain — tend à paraître en association avec le « barbarisme » (stéréoty
pe n° 1) ou avec la saleté physique (stéréotype n° 3). Quand le stéréotype est strictement
économique il est plutôt celui du Ju if riche — l ’envers du mesquin indigène : K ifro d c h iie (terme
arabe passé au pataouète) qui signifie s’amuser beaucoup et rodchiierie qui veut dire grande
richesse. Cette perception sélective aidait les pied-noirs à combler le chasme séparant image et
réalité. Le dénominateur commun des deux variantes tient de la supposition que tous les Juifs
— quel que soit leur rang — sont animés par l ’appât du gain matériel. Cette image n’apparaît
point en ce qui concerne les indigènes à l ’exception des marchands mozabites ; cette affinité
entre les deux minorités s’explique aisément par la concurrence entre Juifs et mozabites d ’une
part et les commerçants européens de l ’autre, et par le fait que ceux-là (i.e. une bonne partie
de ju ifs et une petite minorité des indigènes) étaient en contact quotidien avec les pied-noirs
(en tant que marchands ambulants, épiciers, etc.). La cupidité effrénée et multiforme du Ju if
est au centre de maintes plaisanteries. V o ici deux exemples entre cent : un ju if est grièvement
blessé dans un accident de la route ; sur son lit de mort un prêtre lui propose les derniers rites ;
et le Ju if de déclarer : ’Je veux que vous me disiez votre dernier prix pour le Christ que vous
avez en main’ ». Ou encore : « Le père Mardoché (nom type du Ju if dans la littérature pataou
ète) d it à ses trois enfants qu’il voulait q u ’on lui mette de l ’argent dans le cercueil. Alors les
deux plus jeunes fils ouvrent leur portefeuille, et placent dans le cercueil, le jour du décès,
un billet de mille francs chacun. L ’aîné Isaac... en voyant cela, prend les deux billets et dépose
une valeur de trois mille francs payable au porteur, en disant : ’Mon père est assez connu dans
le monde commercial, il escomptera bien’ »13.
163
L ’affinité entre Ju if et Mozabite — éléments mobiles tous les deux dans la société indigène
traditionnelle et qui sont en concurrence avec la prédominante société coloniale est reflétée
par des proverbes pied-noirs du genre « les Mozabites sont les Juifs des Arabes » et dans des
anecdotes telles :
— « Q u’est-ce q u ’un ju if ?
— Un Israélite en train d ’arriver
— Q u’est-ce q u ’un Israélite ?
— Un J u if q u i a fa it fortune.
— Qu ‘est un Mozabite ?
— C’est deux Juifs »14.
Comme les Mozabites — qui, après tout étaient rarement riches et se distinguaient seulement
par rapport à l’ensemble de la société indigène — les petits commerçants juifs furent détestés
surtout en raison de la situation passée de leurs coreligionnaires. En effet cette petite bourgeoi
sie — rendue un peu plus aisée après 1870 — fu t la cible du boycottage antisémite en 1897/
1898 et la « chanson de voyous » les pourfendait alors en ces termes :
3) La saleté physique est attribuée tout d ’abord aux Juifs pauvres (leur corps, leurs habits et mai
sons) mais aussi aux petits commerçants juifs dont l ’hygiène personnelle — comme celle du
Mozabite — est l ’objet de maintes blagues du genre « bête et méchant ». La congruité de l’image
avec le réel peut être postulée ici au moins en ce qui concerne les pauvres (les nouveaux immi
grants des pays maghrébins voisins). Mais les vraies racines de ces stéréotypes se trouvent dans la
résistance des Juifs — ces « indigènes (ou Arabes) de religion israélite » — à la médecine et aux
soins sanitaires français aux premiers temps de la conquête. D ’où peut-être l ’attribution couran
te aux juifs, aux alentours des années 1900 — de maladies typiquement indigènes (telle la
vérole) : souvenir d ’un passé récent devenant stéréotype. La même image se répète dans le terme
pataouète oursins ju ifs signifiant oursins noirs, non-comestibles. On constate ici le mécanisme
bien connu par lequel un stéréotype est créé : on généralise à partir d ’un petit groupe à tout un
ensemble humain et en sautant du passé au présent. C ’est ainsi qu’un humoriste plébéien parle
de « nos Juives aux crasseux talons » s ’en allant à la sinagogue à « Youm -Kippour » (judéo-
arabe pour le jour du Kippour), et un chansonnier antisémite de rengainer :
C ’est ainsi que le troisième stéréotype, l’impureté physique, nous amène à leur quatrième :
l ’impureté morale.
4) M alhonnêteté : menteur, voleur, fourbe — toutes ces caractéristiques servent, comme dans
l ’image de l'indigène (appelé grand voleur) pour expliquer comment un être inférieur réussit à
persister, et parfois (comme pour le Mozabite) il devient même un concurrent dangereux de
l ’Européen. Du fait de la nature des activités économiques des Juifs, le stéréotype porte surtout
sur les procédés commerciaux malhonnêtes : spéculation, escroquerie, mauvaise qualité des
produits vendus, incendie de leurs propres magasins pour en encaisser l ’assurance, usure, extor
sions. Image assez différente de celle de l ’Arabe qui vole la ferme du colon mais qui n’en entre
tient pas moins le clim at de suspicion existant par la nature des choses entre groupes sociaux de
statut inégal. On comprend aisément pourquoi une telle image est la plus âpre en temps de crise
économique comme en 1897/1898 à l ’époque de Max Régis : « race infâme pour laquelle le vol
est une gloire et le travail un deshonneur... Dans leurs boutiques vous serez volés d ’avance ». A
côté des plaisanteries sur l ’avarice juive, la presse satirique créa un genre de feuilleton sur « le
Ju if louette » (=débrou illard, en pataouète) qui « roule » un nai'f nouveau-débarqué (espagnol
surtout) ; genre qui se donne pour double but d ’amuser et d ’avertir le public19 .
Ainsi la chanson « Le Youpin volant » le décrit comme un être qui ose voler même des morts et
des blessés sur le champ de bataille ; une autre blague populaire brosse le portrait suivant « de
nos bons youpins » :
Enfin, Cagayous décrit une scène de rue à Alger autour d ’un marchand de boissons et de glaces :
« En devant, tout plein des Juifs et de Juives exprès pour que le marchand y vient fou et qui sait
pas ceuss-là qui z ’ont payé et ceuss-là qui z ’ont pas payé... Moi j’ai vu des Juifs qui z ’ont mangés
deux verres battel (=sans payer) et pis encore qui z ’ont embrouillé les cuillers »2 0 .
5) Lascivité : la sexualité, ce domaine de tabous est censé être l ’indice le plus précis du degré d ’hos
tilité prévalant dans les relations entre groupes sociaux21 . En fait le stéréotype sexuel du Ju if
est fort saillant, encore qu’il l ’est moins que le stéréotype musulman dans la mentalité pied-noir.
Cela s’explique en partie par le fait que la « plus vieille profession du monde » était peuplée en
majeure partie de musulmanes tandis que les maisons closes se trouvaient pour la plupart dans la
Casbah ou à la médina. L ’identification quasi-absolue de la prostitution avec une communauté
précise confirme dans leur opinion ceux qui accusaient les Musulmans de corruption de mœurs
(bien que la prostitution ait été plutôt le produit de la colonisation). Si le Musulman apparaft
dans la mythologie populaire comme un partenaire sexuel inférieur (excepté en cas d ’agression,
tel le viol) le Juif, à cause de l ’ambigui'té de sa situation (voir stérétotype n° 2) est présenté à
la fois comme partenaire inférieur (prostitution) et supérieur (proxénètes, habitués des maisons
closes). Les préférences hétérosexuelles sont présentées comme un trait commun aux Juifs et
aux Musulmans, et il en va de même pour les déviations (homosexualité, sodomie). La différence
se trouve au niveau de la motivation : bestialité sexuelle surtout chez les Musulmans, avarice
chez les Juifs (allant même jusqu’à la vente de leurs femmes et filles à la prostitution)22.
Même différenciation au niveau de l ’agressivité sexuelle (symbole d ’agressivité ou peur d’agres
sion en général : physique et bestiale chez les Musulmans qui ont souvent recours aux menaces
165
de viol) ; fondée surtout sur l ’achat de faveurs sexuelles pour de l ’argent (maîtresses européen
nes) ou pour des marchandises (dans les magasins juifs). « Comme Elles Sont Toutes », comédie
de mœurs publiée par Papa-Louette, raconte l’histoire de Cora, une jeune « dégraffée » euro
péenne qui vend ses faveurs au « gros banquier ju if Schlomo (autre nom-type, voir la chanson
de Voyous, p. 163 ), mais qui est sauvée par son amour à l ’étudiant Raoul23. Le danger du
Musulman est perçu comme physique et celui du Ju if comme étant économique. Mais dans un
cas comme dans l ’autre, ces deux éléments sont considérés comme inférieurs. Il n’est pas éton
nant que des filles de nuit européennes qui servent « Juifs, Arabes et Mozabites sans distinc
tion » sont la cible d ’attaques féroces dans la presse satirique24 .
Il ressort de ces cinq stéréotypes que l’image du Ju if est, en dernière analyse, celle d’un indi
gène, comme il l ’avait été juridiquement avant 1870 et culturellement même après cette date (no
tamment les vieux, les Juifs de l’intérieur et les immigrants marocains et tunisiens). Un indigène qui
dans la Régence d ’avant 1830, et même aux yeux des Musulmans continuait d'être asfal ai-sàfiïïh
(le plus inférieur des inférieurs), étant le seul type de dhim m i vivant au Maghreb d’avant la conquê
te. Le Juif fut donc détesté en tant qu’« Arabe » (=indigène en langage colonial) — un Arabe de la
pire catégorie, pire même que les Mozabites à la peau noire. « Dégradé et avili sous l ’intolérance
musulmane, méprisé par les indigènes au point que la femme dédaigne de se voiler en sa présence à
l’abri d’un contact impossible, bassement et humblement soumis à toutes les avanies les plus hu
miliantes », c ’est ainsi que le décrit Paumel au temps de la conquête française. Et un autre observa
teur de remarquer au tournant du siècle : « il est resté le Ju if indigène, menteur, dissimulé, fourbe,
sordide et crasseux », ce qui est a fortiori vrai pour les nouveaux arrivés de Tunisie et du Maroc 2 5 .
La situation coloniale reposait sur une hiérarchie de statut bien marquée et sur une distinction
fort claire entre le colonisateur, possédant le monopole politique et une position socio-économique
supérieure et le colonisé. Les stéréotypes servaient à justifier et à renforcer (dans la conscience du
colonisateur, et, dans la mesure où il les accepte, dans celle du colonisé) cet état de choses ; un état
marqué aussi par la ségrégation résidentielle (une sorte de pendant physique à la ségrégation sociale
qui permet aux deux communautés de se rencontrer seulement sur la place publique, afin d ’assurer
l ’interaction économique si vitale pour la bonne marche de la colonie)28. Tant que le colonisé
« connaît sa place » les rapports colonisateur-colonisé sont relativement détendus, et paternalistes.
Mais lorsque la hiérarchie commence à craquer le colonisateur est pris de malaise voire même
d’anxiété2 9 .
Vu dans ce contexte, le Décret Crémieux brisa en effet cette hiérarchie : tout un groupe
d ’indigènes se vit octroyer les pleins droits civiques. Contrairement au Senatus Consultus de Napo
léon III qui avait ouvert la porte à l ’assimilation politique individuelle des indigènes à condition
qu’ils renoncent à leur statut coranique et rabbinique, le Décret Crémieux ne demandait pas comme
condition sine qua non l ’assimilation culturelle (symbolisée par la renonciation à leur religiosité
barbare). Le grief fait si souvent par l ’antisémitisme algérien à la puissance électorale des juifs (et
à leur influence sur l’administration coloniale) traduit avant tout l’anxiété devant ce phénomène
d ’ « électeurs en turban », une contradiction en soi selon la logique coloniale. L ’élévation politique
d ’un groupe indigène ne servirait-elle point de précédent pour le groupe musulman ? Si l ’argument
166
des colons selon laquelle la révolte de Mokrani (1870/1871) avait pour cause la colère des Musul
mans devant le Décret Crémieux est dénoué de tout fondement réel, il n ’en obéit pas moins à une
certaine logique coloniale : lorsque la hiérarchie s’effondre à un certain point, il est à craindre que
d ’autres indigènes demandent, eux aussi, l ’égalité de droits30. La persistance du mythe sur le
Décret comme cause de la rébellion Mokrani s’explique par cette même logique. Or, même sans ce
mythe H y avait une incongruité patente, aux yeux des colons, entre deux volets de la condition
juive : statut social et physionomie culturelle d ’une part et statut politique de l ’autre. Le statut
économique (et éducatif) en progression d ’une partie des Juifs ne fit que compliquer davantage
encore la situation, créant des tensions internes dans les stéréotypes (1) et (2). Le statut politique
était ansi conçu comme ouvrant aux Juifs des possibilités de mobilité sociale qu’ils « ne méritaient
point » (selon la logique coloniale) suggérant la réalisation éventuelle des craintes latentes des colons
quant à leur avenir devant cette marée musulmane ambiante3 1. Qui plus est, la mobilité économi
que des Juifs les mit en concurrence directe — ou en position supérieure — avec les couches inférieu
res et moyennes de la communauté pied-noir qui. étaient toujours hypersensibles à leur situation
coloniale. Indices probants de ce processus : la disparition quasi-totale au début de notre siècle de
femmes de ménage juives dont la place fu t prise par les Espagnoles (qui servaient aussi dans un
nombre grandissant de maisons juives) ; la disparition 'des yaouleds (enfants de rue, coursiers,
cireurs) juifs remplacés vers cette date par des Musulmans ; la croissance de la classe de petits et
moyens commerçants et l’apparition de fonctionnaires et membres de professions libérales juifs32.
Si leur statut social ne changea pas aussi vite, l ’image du Ju if fut d ’elle-même sensiblement modifiée.
D ’où le grief pied-noir si fréquent à propos de l ’arrogance juive, qu’on avait du mal à digérer d ’au
tant plus qu’elle venait de gens « dont les ancêtres n ’étaient pas dignes de cirer les babouches des
Arabes » (au dire de Morinaud, député de Constantine )3 3. Comme on pouvait s’y attendre ce grief
devait donner lieu à des symboles sexuels tels les « regards insolents » que les Juifs jettent aux
femmes européennes34. Même symboles employés pour suggérer les dangers de l ’instruction des
Juifs ; c ’est ainsi q u ’un torchon d'Alger affirme que « sous prétexte de se civiliser la jeune fille juive
atteint au cynisme dans la dépravation morale. Elle ne craint pas d ’avilir son corps dans la boue de la
prostitution... et ainsi... elle se croit francisée, européanisée et digne alors de figurer dans les salons
de notre société »3 5. (On avait recours, d ’ailleurs à cet argument — instruction moderne et prostitu
tion — contre le développement de l’enseignement français dans la communauté musulmane).
On observe l ’empreinte de la situation coloniale sur l ’antisémitisme pied-noir dans bien d ’au
tres domaines. La société pied-noir, était on le sait, multi-ethnique, plus de la moitié de ses membres
d ’origine espagnole, italienne et maltaise. Malgré la naturalisation automatique donnée aux enfants
d ’immigrants non-français au terme de la loi de 1889, les tensions ethniques persistaient, nourries
avant tout par le complexe de supériorité du Français d ’origine. On s’en rend compte, par exemple,
par le fait que les enfants issus de mariages mixtes (franco-espagnols surtout) n ’étaient pas consi
dérés comme « Français naturels » et portaient le sobriquet péjoratif de champoreaux (: café au
rhum, en pataouète). Les rivalités ethniques n’en étaient pas moins sérïeuses entre non-Français,
renforcées par une certaine ségrégation résidentielle et par la concurrence économique (ex. entre
Italiens et Espagnols)3 6 . Il est vrai que l ’appartenance à la même couche coloniale supérieure, ainsi
que la crainte commune des indigènes, servait de facteur d ’intégration. Celle-ci fut sensiblement
revigorée par l ’antisémitisme populaire. La haine de l ’Indigène se vit ainsi renforcée par la haine du
Juif, cet Indigène qui s’était « sauvé » de sa place « naturelle ». On trouvait là un puissant dénomi
nateur commun entre les immigrants non-Français (les Espagnols surtout animés par un antisémi
tisme traditionnel et religieux) et les pied-noirs d ’origine française (dont l ’antisémitisme était plutôt
du type moderne et séculaire), et ce d ’autant plus que les nouveaux immigrants, de par leur position
inférieure au bas de l’échelle économique, étaient les plus exposés à la concurrence des Juifs37.
Musette (pseudonyme d ’Auguste Robinet) nous a laissé une description quelque peu ironique de cet
antisémitisme des naturalisés dans un roman à quatre sous de 1906 ; Cagayous (qui, lui, est un
167
« Sonent batriotes
Con la cqgarel ;
D intré la cou lo tte
Caga vermltchel.
Mendja gagaouette,
Quand bosse quiou,
Bèrent l ’anésette
Achez Matchétou.
Ah queganailles sonent les tchouifes
M al édouqués
No parlent pas frantchais...
En bas les tchouifes !
La Frantche aux Frantchaisses ! »38.
1er couplet
C'est à Madagascar
Que partent les youdis
Là ces sales cafards
P ortent le u r viande cachir
Le grand m aître D rum ont
E t Max Régis
A grands coups de bâton
Feront p a rtir les youdis.
Refrain
Debout Français
E t vous braves Espagnols
C ’est assez subir le jo u g des youdis
De nos menaces d'agir
Us en rigolent
// fa u t les balayer
E t l'A lgérie désinfectée
2ème couplet
Dans la ville d'A lger
U n 'y a plus qu 'un c ri
Patrie, Fraternité
A bas les youdis...
168
3ème couplet
C ’est à Bab-el-Oued
Q uartier travailleur
Dames et fille tte s
Chantent toutes en chœur
Les hommes, les garçons
Pour acclamer D rum ont
Français, Espagnols
Sont d ’une gaieté fo lle 3 9 .
Même son de cloche dans une proclamation aux électeurs naturalisés du candidat antisémite
(1898) : « Les électeurs naturalisés... Français ils sont, Français ils resteront ». E t une troisième
version algéroise de la Marseilleuse antisém ite lance l ’appel suivant aux descendants de Clovis et de
Charles Quint... / imitons l ’exemple / de Jésus l ’apprenti / et chassons du Temple / Tous les mercan-
tis ! »4 0 .
La force de tels motifs est mise en relief par la part très active des Italiens et des Espagnols aux
émeutes de 1897/1898 et par la persistance de leur hostilité aux Juifs au cours des premières décen
nies de notre siècle (telle q u ’en témoigne la presse humoristique)4 1.
On ne saurait affirmer cependant que l ’identité collective des colons reposait uniquement sur
des attitudes négatives à l ’égard des Juifs ou des Musulmans comme groupes de référence. Elle avait
aussi un contenu positif, centré sur la France. La France, tout d ’abord, à cause des droits politiques
dont jouissaient les colons et qui garantissaient leur hégémonie ; d ’où l’emploi du terme « citoyens
français » comme synonyme de colons. La France ensuite puisque la culture des pied-noirs s’était
définie comme française. On s’aperçoit de la fierté des Européens nés en Algérie (qui constituaient,
dès 1885, la majorité de pied-noirs) du fait qu’ils parlent bien le Français ; on s’en aperçoit encore
dans la façon dont ils se moquaient des nouveaux immigrants qui le parlent à peine, enfin et surtout
on s’en rend compte aussi lorsque des pied-noirs (tel Cagayous) prennent ombrage devant les Fran
çais métropolitains qui ne comprennent pas leur pataouète qu’ils traitent d ’argot barbare et infé
rieur42. Les associations historiques qui parsèment la littérature populaire pied-noir se réfèrent
presque toujours à l ’histoire de France (d’après 1789 surtout) ; preuve concluante de l ’influence
exercée par l ’école primaire de la 3ème République que fréquentaient trois quarts des enfants euro
péens4 3 . Il n ’est point étonnant que les colons firent preuve d ’un attachement très fort au patrio
tisme français et à ses symboles (l’armée, la marseilleuse, la présidence), et même les petits gens de
la communauté pied-noir étaient fiers d ’être capables de déguster la culture française (l’opéra, par
exemple)4 4 . C ’est bien la France qui constituait donc le cadre de référence normatif des pied-
noirs ; elle les confirm ait dans leur sentiment de supériorité culturelle par rapport aux indigènes.
Mais par delà tout, la France était la garantie politico-militaire de la présence pied-noir sur la terre
africaine. Le gouverneur-général et les préfets — et non les maires et les députés locaux — étaient
ceux que l ’on considérait comme détenant les fonctions suprêmes de l ’échelle politique et sociale.
C ’était au parlement français ou au président de la République que l ’on s'adressait en cas d ’injustice.
On comprend aisément pourquoi les pied-noirs — dont la majorité n ’avaient jamais vu la métropole
avant la deuxième guerre mondiale — attachaient un tel prestige au voyage en terre métropolitai
ne4 5 .
Bien que l ’Algérie fut partie intégrante de la métropole, les rapports entre elle et la France ne
furent pas sans tension, n'était-ce qu’à cause du particularisme pied-noir, de la distance géographi
que et de la composition ethnique. Les Français de France perçus comme différents, étaient même
169
« Tout le temps les Juifs y barbotent dedans tes affaires du gouvernement. Les Français q ui
sont beaucoup, pareil les fourmis, y restent tranquilles à travailler, e t les Juifs de chaque
instant y sortent un tru c p o u r q u i vient la misère, ou la guerre, ou les disputes. Si les Algériens
(: pied-noirs) y z ‘avaient pas gueulé à la cause de Taffaire Dreyfus, les Français de France y
s ’orraient pensé que c ’est tous des Etrangers et des champoreaux, m oitié italiens m oitié espa
gnols q u i sont ici. Atso ! Quesque nous sommes des oursins ju ifs nous autres ! Le sang il est
chaud pluss m ieux qu ’en France » 4 7 .
s
L ’Affaire (dans laquelle l ’Algérie avait pris l ’initiative pendant un certain temps) — et plus
encore l ’antisémitisme en général — aide donc l ’intégration de l ’Algérie à la France tout en préser
vant la conscience du caractère particulier, voire même supérieur, des départements algériens. Cette
supériorité on s’en piquait une fierté même par rapport à l ’Europe en général. Le Cochon, journal
satirique algérois, écrit en 1904 qu’au moment où l ’Europe est en pleine décadence souillée par l ’or
juif, seule l ’Algérie reste audacieuse et dévouée aux valeurs spirituelles de la civilisation européenne ;
la preuve : son comportement en 1898. Le m otif européen est pourtant rare. La fonction intrégra-
tive de l ’antisémitisme s'emploie surtout par rapport à la France. « Une clameur dominera tous les
mots d ’ordre », écrit un grand journal algérois, « la clameur de l ’Algérie qui veut rester française :
’A bas les Juifs’ »4 9 .
NOTES
1. Cl. Martin, Les Israélites algériens de 1830 à 1902, Paris, 1936, p. 283.
2. J. Hess, La Vérité sur l'A lgérie, Paris 1905, p. 227. Musette (Pseudonyme A. Rob i net) ; Cagayous antiju if,
Algiers 1898, p. 5, G. Esquer, 8 novembre 1942, Algiers 1945, p. 40.
3. V . notre étude « Colonialism and Popular Culture in Algeria », Journal ofContem porary H istorÿ, vol. 14
(1979), pp. 21-62. Cf. les études de P. Soumille et R. Goutalier dans P. Guiral et E. Temime (ed.) L ‘idée de la race
dans la pensée politique française contemporaine, Paris 1977.
170
6. M. Cohen, Le parier ju if d ’Alger, Algiers 1910 ; M.M artin, op. c it., p. 60 ff., 244 ff, 286 ff ; H.Chemouili,
Une diaspora méconnue : les Juifs d ’Algérie, Paris 1976, p. 78.
7. Cf. Papa-Louette, 19 décembre 1909, 6 novembre 1910, 28 décembre 1912. P. Achard, Salaouètches,
2ème ed. Paris 1972, p. 229 ff ; L ’A n tiju If, 26 août 1897.
8. Musette, Cagayous a n tiju if, p. 96 ; La Lanterne de Cagayous (1901) n° 13, p. 15 ;lb ld ., n° 8 (« Monoloc
en juif»),
9. Papa-Louette 31 mai 1908 ;9 mars 1911 ; Le Cochon, 27 avril 1902 ;4 mai 1902 \ L ’A n tiju if 26 août
1897 ; cf. M. Baroli, La vie quotidienne des Français d ’A lgérie (1830-1914), Paris 1967, p. 221 f f ; Martin, op. c it.,
p p .6 6 ,170 ; Ageron, op. cit. p.48 ;E. B rui, Fables bônofses, Alger 1938, p. 51.
10. Cf. Y . Turin, Affrontem ents culturels dans l ’Algérie coloniale, Paris, 1971, passlm ; Martin, op. c it., pas-
sim -, Papa-Louette 6 novembre 1910 ; Achard, op. c it., p. 230 ;6. Des IHiers, Le j u if algérien et la question antisé
m ite, Algiers 1897, pp. 7-10.
12. Papa-Louette 7 mai 1908, 15 novembre 1908 ; 15 août 1909 ; 13 octobre 1909 ; 20 octobre 1909 ;
Ageron ; op. c it., p. 584 ; Musette, Cagayous :ses meullleurs histoires, Paris 1931, p. 69 ;L e Cochon 30 mars 1902 ;
Cagayous a n tiju if, p. 26 ; La Lanterne de Cagayous (1901), n° 7, p. 13 ; L ’A n tiju if, 8 août 1898 ; Musette, Les
Amours de Cagayous, Algiers 1896, p. 92 ; Le Divorce de Cagayous, Algiers 1906, p. 47 ; Cagayous a n tiju if, p. 26.
13. Papa-Louette, 30 octobre 1910 ; 30 août 1913 ; 14 novembre 1914 ; 18 août 1907 ; Le Cochon 5 juin
1902, 9 mars 1902 ; 15 avril 1902 ; 2 mars 1902 ; L ’A n tiju if 27 janvier 1898, cf. D. Bensimon, « Les Juifs d’A l
gérie... leur évolution socio-économique », Yod (I.N.L.C.O.), 1976, pp. 59-81.
»
14. Lanly, Le Français de l'A frique du N ord, Paris 1962, p. 135 (n.s.) Papa-Louette 20 juin 1909.
15. Cagayous a n tiju if,p. 121 ; L ‘A n tiju if, 22 juillet 1897 ;8août1897 ; 24 février 1898.
16. Musette, Le Divorce de Cagayous, Algiers 1906, p. 21 ; Cagayous : ses meuilleurs histoires, p. 70 ;L ‘anti-
ju if, 10 février 1897 ; 5 août 1897 ; Le Cochon 27 avril 1902.
18. Le Silhouette 1 mars 1896 ; anon., L'Oeuvre des antijuifs d ’A lger, Algiers 1899, p. 141. Cf. L ’A n tiju if,
8 août 1897.
19. La Lanterne de Cagayous (1901), n° 1, p. 9 ; Le Télégramme algérien, 21 février 1898 ; Brua, op. cit.,
p. 52 ; Papa-Louette, 19 décembre 1909 ; 14 février 1914 ; 1er août 1914 \ L ’A n tiju if, 10 février 1897 ; 29 août
1897. Des llliers, op. c it., pp. 10-5,40 ;L e Cochon, 1er mai 1902.
20. Le Cochon, 24 avril 1902 ; Papa-Louette 30 octobre 1910 ; 3 juin 1909 ; Musette, Cagayous : ses meull
leurs histoires, p. 74.
21. D. Mannoni, Psychologie de la colonisation, Paris 1950 ;W.P. Jordan, White over Black : American A ttitu
des Towards the Negro (1550-1822), Chapel Hill 1968 ; P. Van den Bergne, Racism and E thnicity, N.Y. 1970.
171
22. Papa-Louette,
31 mai 1908, 31 juin 1909 ; 13 octobre 1909 ; 20 octobre 1909 ; L’Antijuif,
11 janvier
1891, 10 février 1897 ; 26 août 1897 ; 7 octobre 1897 ;Le Cochon,
17 novembre 1901,24 novembre 1901 ; 29 dé
cembre 1901 ; 22 avril 1902; 4 janvier 1902 ', 27 avril 1902 ; 4 mai 1902 ; 6 juin 1902 ; P. Achard, op. clt.,
p. 229 ff ; Cagayous antijuif,
p. 96 ; Hess, op. cit.,
p. 212 ff ; 217 ; 226 ff.
25. Pomel, op. cit., 74, Des llliers, op. cit., p. 40 ; cf. E.F. Gautier, Un siècle de colonisation, Paris 1930,
p. 98.
26. Ageron, op. c it., p. 17 (n-5), L 'Oeuvre des antijuifs d ’Alger, p. 141.
28. Cf. Mannoni, op. cit. ; Van den Bergne, op. cit. ; A. Memmi, P ortrait du colonisé, Paris 1970.
29. Mannoni, op. cit., 115 ; Van den Bergne, op. c it., p. 24.
30. Papa-Louette 15 novembre 1908 ; 28 février 1909 ; L ’Oeuvre des antijuifs d ’Alger, p. 32 f f ; Martin, op.
c it., pp. 110, 124, 146, 150, 157, 259, 264 ; L 'A n tiju if, 30 janvier 1898 ; 24 février 1898 ; Le Cochon, 1er mai
1902 ; La Lanterne de Cagayous, n 1, p. 2. /
32. Musette, Les Amours de Cagayous, Algiers 1896, pp. 101,108,123. M. Baroli, op. cit., p. 89 f f ; D. Bensi-
mon, art. cit. L'Oeuvre des antijuifs d'Alger, pp. 32 ff ;Des llliers, op. c it.j pp. 16-17.
33. P. ex. La Dépêche algérienne, 4 janvier 1898 ; Le Télégramme algérien, 22 avril 1899 ; Ch. R. Ageron,
« L ’émeute antijuive de Constantine » (août 1934) Revue de l'Occident musulman et de ia Méditerranée 13-14
(1973), pp. 36-37.
36. Cagayous : ses meuiiieurs histoires, PP- 57, 118, 125 ; La Lanterne de Cagayous, n° 1, p. 10 ; n° 4, p. 14,
n° 6, p. 4 ; n° 10, p. 13.
41. Martin, op. cit., p. 270, f f ; Papa-Louette, 19 janvier 1908 ; 19 décembre 1909 ; 12 août 1912 ; 1er août
1914 ; Cagayous antiju if, p. 120.
42. Le Divorce de Cagayous, pp. 8,28-31,34-35 ; 180-181 ; Papa-Louette, 25 août 1907 ; 10 novembre 1907 ;
Le Mariage de Cagayous, 2ème ed., Algiers 1924, pp. 14, 24, 78, 136 ; La Lanterne de Cagayous, n 5, pp. 9-10 ;
Cagayous à ia Caserne, 2ème ed., Algiers 1950, pp. 10-11.
172
43. Le Mariage de Cagayous, pp. 29, 45 ; Cagayous à la Caserne, p. 122 ; Le Divorce de Cagayous, pp. 161,
162,188,194 ; Cagayous à la Caserne, pp. 66, 72,111 ;Cagayous a n tiju if, p. 17 ; Cagayous : ses meuitieurs histoi
res, p. 121 ;cf. Lanly.op. cit.-, p. 323 (n. 3) ;Colonna , Instituteurs algériens (1883-1939), Paris, 1975.
44. Papa-Louette, 2 avril 1911 ; Cagayous : ses meuiiieurs histoires, pp. 243-249 ; La Lanterne de Cagayous,
n° 1, p. 10 ; n 2, p. 2 ; n° 3, p. 5 ; Cagayous a n tiju if, pp. 16-17,65,96 ; Cagayous à la Caserne, p. 44 ;Le Mariage
de Cagayous, pp. 84-85.
45. Cagayous : ses meuiiieurs histoires, pp. 68, 88 ; 117-122, 126 ; La Lanterne de Cagayous, n 3, pp. 1, 3 ;
Les Amours de Cagayous, pp. 34-36, pp.81,103 •,Papa-Louette, 5 avril 1913 ; Achard, op. c it., p. 252 ff \Cagayous
à ta Caserne, p. 146 ; Le Mariage de Cagayous, p. 83 ; cf. Colonna, op. cit., p. 135, Baroli, op. c it., p. 87.
46. Lanly, op. c it., p. 52 ; Ageron, op. c it., p. 572 (n. 2) ; Cagayous :ses meuiiieurs histoires, p. 78 ;L e Maria
ge de Cagayous, p. 212 ; Cagayous a n tiju if, pp. 24-25 ; Les Amours de Cagayous, pp. 38-44,91-94 ; Papa-Louette,
aug. 18, 1907, sept. 8, 1907, aug. 15,1910 ; La Lanterne de Cagayous, n 6, p. 7, n° 13, p. 15 ; cf. Camus, Actuels,
vol. 3, p. 140 ff ; E.F. Gautier, Conférences des Sciences Politiques, Paris, 1929, p. 220 ; J. Olivieri, in Le Monde,
fev. 25,1960.
47. Cagayous a ntijuif, pp. 24-25.
48. Le Cochon, 18 avril 1902.
49. La Dépêche algérienne, 12 janvier 1899 ; cf. Cagayous a n tiju if, pp. 17, 97 ; Le Cochon, 28 avril 1902.
173
C. IANCU
L ’Histoire est connaissance mutilée, affirme G .R . E lton 1 et ceci est particulièrement vrai lors
qu’il s’agit de l’étude des relations sociales et des attitudes mentales perçues par l ’intermédiaire de
langages et représentations en pleine évolution. Tout jugement de valeur part nécessairement d ’une
conception nominaliste de l ’histoire, car le passé est constamment enrichi et reçoit un sens rétroac
tif de l ’avenir. Ceci accroît la difficulté du chercheur et l’approche idéale ne sera jamais qu’asympto
tique.
/
Le cas des troubles antijuifs en Algérie à la fin du siècle/clernier n ’échappe pas à cette règle. En
effet comment pourrait-on aborder cette période d ’explosion sociale sans penser aux développe
ments ultérieurs de l ’antisémitisme au XXèm e siècle, lorsque l ’Algérie apparaft, avec la montée des
fascismes, comme une terre de prédilection où des idéologies extrémistes ont trouvé un même déno
minateur commun, la haine du Ju if?
Tout en fixant ainsi des événements circonscrits aux dernières années du XIXèm e siècle, dans
le cadre d’un mouvement dont les débuts remontent bien avant 1870, date du Décret Crémieux.de
l’émancipation des Juifs, à l’époque de la conquête 2 et dont l ’aboutissement pendant la seconde
guerre mondiale fut l ’abrogation de ce décret et la politique officielle des persécutions3, il est néces
saire d ’en souligner leurs causes profondes et origines immédiates dans le contexte d ’une colonie
turbulente, où la structure socio-ethnique était loin d ’être homogène. Une incursion à travers les
écrits de l ’époque, de la presse et de la masse dormante des documents des Archives d ’Outre-Mer
d ’Aix-en-Provence4 , nous permet d ’envisager avec plus de sûreté la problématique des troubles anti
juifs, le rôle de la presse et des ligues, le mécanisme des émeutes, l’attitudes des autorités, des musul
mans et des Juifs eux-mêmes.
Tous les écrits consacrés à ce chapitre de l’histoire algérienne sont unanimes sur un aspect
précis, et certains le présentent même comme l ’unique m otif des troubles : l ’antijudaisme algérien
serait essentiellement d ’origine électorale5. Le Décret Crémieux ayant émancipé en masse les Juifs,
un élément nouveau fu t introduit sur la scène politique algérienne bousculant les rapports entre les
différentes catégories et tendances de la population française. Le gouverneur général de l’Algérie,
l ’amiral Gueydon, se faisant le porte-parole du mécontentement provoqué par l’acte de 1870,
174
déclarait : « L ’élément français doit être l ’élément dominant, c ’est à lui seul qu’appartient la direc
tion de l ’administration du pays. Ni l ’élément indigène, arabe ou israélite, ni l ’élément étranger, ne
peuvent prétendre à une influence ou à une part quelconque dans la direction politique ou adminis
trative du pays »6.
Malgré cette prise de position et de nombreuses autres7, le Décret Crémieux fu t appliqué, les
Juifs devinrent des citoyens français à part entière (exception faite des Juifs mozabites) leurs sym
pathies politiques étant liées au parti républicain. L ’électorat ju if devait jouer un rôle important et
ceci d ’autant plus qu’à partir de 1881 le parti républicain fu t scindé en radicaux e t opportunistes en
deux parts presque égales. L ’apport des voix juives devenait ainsi et souvent capital8.
Un autre élément doit être pris en considération : la grande masse de la population juive man
quait d ’une véritable formation politique et suivait les consignes des chefs des consistoires qui d iri
geaient aussi le service d ’aide sociale, l’exemple le plus cité étant celui de Simon Kanoui, « le
Rothschild d'Oran »9. D ’après une statistique de la fin du XIXèm e siècle sur un total de 53 036
Juifs algériens le nombre des indigents s'élevait à 24 87810. On comprend aisément les récrimina
tions des candidats ayant subi des revers électoraux. Emile Morinaud, l ’un des chefs et des apôtres
de l ’antijudaïsme algérien (en Algérie on préféra et on employa ce terme à la place de l'antisémitis
me, les Arabes musulmans étant eux aussi des sémites), a exprimé dans ses Mémoires sa révolte
devant « le vote honteux des Juifs 1 1 ». Comme ce fut le cas pour les élections de 1881, lorsque les
Juifs s’étaient prononcés pour le parti de Gambetta, pour les républicains du gouvernement ou les
opportunistes, leur vote resta jusqu’à la crise de 1897-1898 fidèle à cette formation.
Cependant l ’antijudaïsme électoral n ’explique pas à lui seul l ’étendue des ressentiments qui
provoquèrent les émeutes de 1881 et 188412 , préludes aux explosions du mois de mai 1897 et de
janvier 1898. En effet l’antijudaïsme prôné par les radicaux depuis q u ’ils étaient écartés du pouvoir
ne fu t pas et ne resta point leur monopole, les représentants de diverses catégories sociales, des
hommes de droite comme des hommes de gauche professaient ouvertement leurs sentiments anti-
juifs. Si pour les premiers, la composante religieuse reste primordiale — les Juifs étant dénoncés
surtout comme « peuple déicide », perpétrant des « meurtres rituels » 13 — pour les derniers c’est
l’argument économique qui l ’emporte, les Juifs étant identifiés aux usuriers et exploiteurs capitalis
tes. Ainsi Lucien Chaze, ancien employé des chemins de fer, devenu publiciste antijuif violent (col
laborateur régulier de ! ”A n tiju if) soutint dans ses nombreux articles que les Juifs étaient en Algérie
comme en France les principaux détenteurs de la richesse, proclamant que l ’antisémitisme était en
fait l ’anticapitalisme, et par conséquent l ’essence même du socialisme14.
Un leader socialiste (les débuts du mouvement socialiste en Algérie datent des années 1892-
1895), René Viviani pouvait déclarer : « En Algérie, la meilleure forme de combat social c'est
l ’antisémitisme »15. Telle fu t l ’attitude de Jean Jaurès pour qui « l ’opportunisme fu t la norme
politique de l’esprit ju if »16. Pour Yves G uyot qui mit en cause la politique du gouverneur général
en Algérie, « tout radical socialiste a le devoir d ’être antisémite ; tout antisémite est obligatoirement
un radical socialiste; enfin les uns et les autres sont forcément les partisans de M. JulesCam bon 17 ».
L ’ensemble de ces critiques et attitudes à l’égard des Juifs se comprend aisément, elles font
partie des constantes du phénomène antisémite en général, en divers lieux et à diverses époques de
l ’histoire. Eg Algérie elles reçoivent un éclairage particulier dans la perspective d ’un antijudai'sme
racial.
De nombreux Français d’Algérie assimilaient encore à la fin du XIXèm e siècle les Juifs avec les
indigènes musulmans de confession mosaïque. Malgré, les efforts et les progrès de la scolarisation —
èt le professeur Doris Bensimon-Donath a bien illustré cet aspect dans un beau livre où, à partir des
175
Réfutant les conclusions de E.F. Gautier 20 et de Claude Martin 21 qui pensaient que la crise
antijuive était dûe à la mévente des vins qui appauvrissait les colons, Charles-Robert Ageron s’appu
yant sur la thèse de H. Isnard 22 soutint au contraire que les années de crise antijuive furent des an
nées de prospérité pour les viticulteurs. Il avança cependant dans son important ouvrage un autre
argument économique, « plus que d ’une crise économique les colons souffrirent en effet d’une crise
de crédit »23.
Cependant cette crise de crédit ne touchait en fait que le monde rural, or les Juifs étaient des
citadins dans leur grande majorité. A partir des exemples isolés les politiciens ont réussi à cristalliser
les colères contre les Juifs désignés comme banquiers et usuriers par excellence. En fait les troubles
comme l ’antijudaïsme en général ont aussi bien une origine intrinsèque, locale, « algérienne »,dûe
aux conditions spécifiques de la société algérienne2 4 , que des raisons extrinsèques, l ’influence de
l’antisémitisme métropolitain se faisant sentir dans la colonie surtout parla propagande d ’Edouard
Drumont, auteur de la France ju ive (1886), fondateur de la L ibre Parole (1892) et qui lança l ’affaire
Dreyfus (1894)25. Ceci ressort de l ’analyse de la virulente campagne, des tumultes et vacarmes qui
ont précédé les désordres et les soulèvements.
Quels furent les moyens de propagande employés dans ce combat d ’exclusion et de margi
nalisation qui caractérise la campagne antijuive ? La réponse à cette deuxième question importante
apparaft aussitôt : la presse et les ligues.
Le Radical algérien, journal fondé en 1884 par un socialiste anarchisant, Fernand Grégoire,
devint la tribune de l'antisémitisme militant. Il fu t égalé en violence par la Silhouette, hebdomadaire
créé en 1886 par Eugène Masson et Réjou. Dès ses premiers numéros ce dernier eut « par ses atta
ques virulentes contre les dirigeants juifs et contre les Juifs en général, un succès énorme »27. Il
tira rapidement à 12 000 exemplaires se transformant dans « le journal de chevet de tous les Fran
çais qui n’acceptaient pas le bloc juif... »28. Le Républicain qui apparaissait dans la même ville de
Constantine depuis 1877 s’aligna désormais sur la Silhouette par la véhémence de son langage à
l’encontre des Juifs.
A Oran l’organe officiel antijuif était Le Réveil algérien, le Fanal Oranais le secondant dans ses
engagements, calomnies et pamphlets diffamatoires.
176
Comme ce fu t le cas pour son ouvrage La France ju ive qui trouva un imitateur dans la person
ne de Georges Meynié qui publia en 1887 l'A lg érie ju iv e ? 0 , le journal de Drumont inspira un de ses
disciples les plus zélés Max Régis-Milano qui le 14 ju illet 1897 lança le fameux A n tiju if, l ’organe de
l ’émeute. Le sous-titre de la Libre Parole était « La France aux Français ! », celui de YA n tiju if
« L ’Algérie aux Français ! » auxquels s’ajoutait un deuxième, « A la porte les ju ifs ! ». Il est intéres
sant à relever qu’il eut très vite une audience internationale, parmi les antisémites des autres pays.
Ainsi le 20 novembre 1897 nous y lisons le salut de l ’un des dirigeants du mouvement antisémite
roumain, C.M. Moroiu, promoteur du Congrès antisémitique roumano-européen3 1 : « ... je suis au
courant de la lutte que vous soutenez contre la race maudite des Juifs, race sale et infecte où elle se
trouve et quelles que soient les conditions dans lesquelles elle se trouve. Je vous félicite, et je vous
encourage ! En avant, à bas le Ju if ! A bas la race de Dreyfus, Crémieux et consorts ! ».
L ’ensemble de la presse algérienne proférait des injures à l ’égard des Juifs, un article du P e tit
A frica in du 1er août 1896, « Les Arabes et les Juifs », résume les principaux griefs et invectives.
Désignant les Juifs comme « voleurs », « tueurs » et « traîtres » il fin it ainsi : « Il y a quatre choses
auxquelles les juifs que nous avons hébergés, nourris, engraissés, n ’auraient jamais dû toucher : c’est
la patrie, la religion, la femme et notre génie national. Ces quatre choses étaient le rempart naturel
qui nous séparait de ces cosmopolites, c ’est contre elles q u ’ils ont commencé l ’attaque de notre
société moderne dite civilisée. Un homme a vendu un Dieu qui venait porter au monde des paroles
de miséricorde et d ’amour : il s’appelait Judas et il était Juif... Un homme a vendu à ces mêmes
prussiens les noms de ses frères d ’armes et les secrets de la mobilisation prochaine, il s’appelait
Dreyfus et naturellement, il était Juif ! ».
Parallèlement aux attaques les plus absurdes, les journaux appelaient à un boycottage systéma
tique, V A n tiju if publiant régulièrement sous la rubrique « Français n’achetez rien chez les Juifs »,
des listes de commerçants et artisans-chrétiens3 2. Le 29 août 1897 il lançait cet appel : « Nous vous
adjurons, lecteurs de V A n tiju if quelles que soient vos croyances ou vos opinions, de nous aider dans
notre noble tâche : Sus au Ju if ! Sus à cette race infâme, pour laquelle le vol est une gloire et le
travail un déshonneur ; prouvez-leur votre mépris en refusant d ’habiter les maisons qui leur appar
tiennent ou qui reçoivent des locataires juifs ; gardez-vous comme de la peste, d’entrer dans leurs
boutiques, vous y seriez volés d ’avance. Ne manquez jamais l ’occasion de leur prouver votre mépris,
ces bêtes-là sont indignes de la plus petite considération et, s’ils regimbent ou font mine de protester
contre notre façon d ’agir, il est un argument contre lequel un vrai ju if ne riposte jamais : la tri
que ! »3 3 .
Il se dégage à la lecture de V A n tiju if comme celle des autres journaux de véritables stéréotypes,
l ’antijudaisme étant soit d ’inspiration chrétienne classique (Juif = Judas, auteur de meurtres ri
tuels)34 , soit d ’origine socialiste (Juif=capitaliste, banquier et usurier exploiteur )3 5.
Le vocabulaire utilisé pour décrire les juifs est emprunté au règne animal, chose valable d ’ail
leurs aussi bien pour les autres indigènes comme l ’a constaté Franz Fanon : « Le langage du colon
quand il parle du colonisé est un langage zoologique »36. Les Juifs sont assimilés aux animaux répu
gnants, sales, voraces : bouc, cochon, araignée, hydre, etc. V o ici quelques portraits caractéristiques :
« Les descendants du bouc 37 exhalent l ’odeur de leur ancêtre ; leur excréments mêmes sont cro
chus. Dieu a fait le Juif un jour d ’ivresse et de honte. Il l ’a façonné de fiente et de vommi, maçonné
d’urine, pétri de crachats ; ensuite il le passa au diable 38 qui, par délicatesse, te lécha... A l ’égout les
charognes ! »39.
177
« Une truie ju ive vient de mettre bas à Laghouat, trois pourceaux. Ces animaux sont, paraît-il
en bonne santé. Quel dommage ! Comme on le voit, la race juive n’est pas près de s’éteindre »4 0 .
« Une silhouette cachire : figure jaune, nez crochu, regard faux, mine patibulaire, se promène
les mains derrière le dos en mâchant un cigare qu’il n’allume jamais, simple économie... Tel est le
portrait de l ’immonde et visqueuse araignée qui tend ses filets sous les arcades de la place du Gou
vernement... »4 1.
« Le Juif hydre aux m ille têtes est là au milieu de notre société. Le monstre se tord, et de
temps en temps, il enterre et anéantit dans l ’immonde réseau de ses bras gluants l’ouvrier qui a eu
recours à lui, le cultivateur qui lui avait demandé quelques écus et le fonctionnaire qui avait osé
braver... »4 2 .
« Citoyens... Devant le danger qui nous menace, il y a urgence de nous grouper autour du
drapeau de l’antisémitisme et de marcher comme un seul homme afin d’opposer à cet envahisse
ment de vols et de rapines un obstacle invincible et d ’écraser du talon définitivement iapieuvre
judai'que »4 3 .
« Le Ju if en effet, n ’est pas un adversaire tangible, saisissable, qu’on peut atteindre en champ
clos : c ’est un reptile visqueux, une marée occulte,un vampire qui nous attaque la nuit »4 3.
« Sous prétexte de se civiliser la jeune fille juive atteint au cynisme dans la dépravation morale.
Elle ne craint pas d’avilir son corps dans la boue de la prostitution, et cela avec un naturel renver
sant qui émane de la lascivité inhérente à sa race »4 5 .
« L'âme juive est un fumier de pourriture spéciale sur lequel poussent les fleurs vénéneuses du
vice et de la dépravation »4 6.
Telle est donc l ’image véhiculée par les têtes bien pensantes (ou cerveaux malades ?) des repré
sentants de l ’antijudaîsme algérien et qui traduit des obsessions et phantasmes séculiers propres à la
société chrétienne et dûe à « l ’enseignement du mépris » selon la formule désormais classique de
Jules Isaac : le Ju if se mue en créature anormale, laide, répugnante, rapace, immorale, lubrique...
Mais la violence de langage ne se retrouve pas seulement dans les descriptions des traits physi
ques et moraux des Juifs, elle intervient aussi pour réclamer l ’abrogation du Décret Crémieux, l ’ex
pulsion des Juifs de l ’Algérie 47 ou carrément leur annihilation. En effet nombreux sont les appels
au meurtre. Sous le titre « Un Ju if qui se cache », nous lisons dans l ’A n tiju if du 26 août 1897 : « Le
Ju if Frank notaire à Alger échappe toujours à notre scalpel. Son habilité de dissimulation est si
grande, qu’il nous est impossible de lui mettre la main au collet de son existence. Nous prions nos
lecteurs compétents de nous procurer les renseignements nécessaires à un abattage en règle de cet
individu ». Dans une lettre adressée à Max Régis un lecteur écrit : « Croyez-moi, profitez vite de la
confiance illimitée que le public vous accorde, pour porter aux Juifs le coup de massue que nous
voulons tous4 8 . Max Régis qui déclara déjà le 15 février 1895 dans la Libre Parole qu’ « au-dessus
des lois existantes, il existait un pouvoir supérieur, une autre loi qui'est celle du peuple en fureur »,
eut à plusieurs reprises des propos incendiaires4 9.
178
Cette presse dont nous venons d ’appréhender les thèmes majeurs était intensément soutenue
(représentant souvent même leur organe) par des associations politiques aux buts précis -.lesligues
antijuives.
La première ligue antijuive remonte à 1871 dans la localité de Miliana et eut une existence
éphémère50. En 1884 Fernand Grégoire fon daia Ligue socialiste antijuive dont l ’organe fut notam
ment le Radical algérien. Des hommes de droite adhérèrent à la Ligue, des Francs-maçons se ralliè
rent au « combat antijuif », à Oran ia Fédération des libres penseurs expulsait le 30 mai 1885 ses
membres juifs.
Le boycottage économique et social était le slogan de la troisième Ligue antijuive créé en 1892,
l ’année même du lancement de la Libre Parole. La vague antijuive grandit et plusieurs ligues parais
sent entre 1894 et 1896 non seulement dans les grandes villes d ’Alger, Constantine et Oran mais
aussi dans les petites localités.
Quel était le statut de ces ligues, avaient-elles une existence légale, quelle fut l ’attitude des au
torités ? A toutes ces questions nous trouvons des réponses dans les rapports de police, à travers la
correspondance échangée entre les différents fonctionnaires, maires, préfets, gouverneur général et
ministre de l ’ Intérieur.
En 1894 il s’est constitué dans la ville de Sétif une ligue socialiste antijuive. Le maire de cette
localité dans une lettre adressée au sous-préfet apprécie la situation de la manière suivante : « ... Il
est certain qu’il existe à Sétif une ligue antijuive fonctionnant illégalement sous les yeux de l ’autori
té administrative dont elle affecte de vouloir se jouer. En effet elle a déposé pour la forme des
statuts où elle annonce un but et des tendances très différentes de ceux qu’elle poursuit réellement
(« améliorer la position des travailleurs par tous les moyens possibles et combattre l ’usure par tous
les moyens possibles »). Sans se soucier d ’attendre l ’approbation régulière de ses pseudo-statuts elle
donne des réunions périodiques dans un local, toujours le même, et enfin pour accentuer encore
le sans-façon et l’inconvenance de ses allures, la dernière réunion de la Ligue annoncée publique
ment dans son journal officiel « Le Progrès » a lieu au dernier moment sous le couvert d ’une soi-
disant conférence donnée par M. Mairesbille, son président, sur la responsabilité collective. V o ilà le
fait authentique que tout le monde connaît à Sétif. Il est surabondamment établi par les masses de
ligueurs aussi bien que par les articles parus dans le Progrès de Sétif que le but poursuivi par la ligue
est contraire aux lois, à la tranquillité publique et attentatoire à la liberté d ’une catégorie de ci
toyens ». Présentant l’essentiel de cette lettre au Préfet, le sous-préfet souligne qu’il ne faut pas
attribuer à la Ligue une importance excessive et que « des poursuites contre ses membres créent
une situation plus difficile que celle qui existe actuellement »s 1. L ’affaire de la Ligue de Sétif arrive
même au Ministre de l’Intérieur qui recommande le refus de l ’autorisation administrative : « Mon
Département a en effet toujours eu pour principe de ne jamais conférer cette autorisation aux socié
tés poursuivant un but politique »S2.
Silhouette. Enfin, « chaque adhérent au moment de son inscription recevait une carte portant seule
ment un numéro d ’ordre, sans autre indication du titulaire. Cette carte qui mesure 0,15 m de lon
gueur sur 0,11 m de hauteur, représente un gaulois tranchant la tête à un juif... La ligue antijuive ne
possède point de local spécial pour ses réunions, en outre elle n’a point de statuts... »54.
La Ligue socialiste antijuive d ’A lger fondée par Fernand Grégoire en 1892 eut comme prési
dent après la mort de ce dernier (1896) un fervent catholique, Martin St. Léon, ce qui prouve que
l ’antisémitisme représente un véritable ciment de ralliement entre personnes professant des idées
politiques contradictoires. Sous l ’impulsion de Max Régis nouveau président, la ligue changea désor
mais de nom (Ligue antijuive d ’Alger) et prit l ’initiative d ’une pétition en vue d’obtenir l ’abro
gation du Décret Crémieux. Le Préfet du département d ’Alger avise le gouverneur général que
les listes envoyées par la Ligue antijuive d ’A/ger ou par les divers journaux « sont immédiatement
signées par de nombreux Français et les indigènes lettrés adhèrent eux-mêmes à ce mouvement
d'agitation antisémitique en signant les listes ou les bulletins qui leur sont présentés » (2 juillet
1897)56.
Après les graves incidents d ’Alger de janvier 1898 et dont il sera question plus loin, cette ligue
(qui les avait d ’ailleurs incités) continua ses activités. Le préfet avertit le gouverneur général (lettre
du 12 février 1898) des « graves dangers pour la paix publique qui ne peuvent manquer de résulter
de l ’excitation à la haine contre une catégorie de citoyens qui constituent le but de la Ligue anti
juive ». Il rappelle les articles 4 et 5 de l’ordre du jour d ’une réunion tenue le 8 février 1898 pré
voyant « l ’organisation de la lutte contre le commerce youtre et la désignation des maisons fran
çaises concédant des réductions aux ligueurs »57.
Malgré les nombreuses mises en gardes, il ressort des diverses correspondances que le nouveau
gouverneur général Lépine (nommé en 1898) comme, et surtout, son prédécesseur Jules Cambon
(1891-1897, nommé depuis ambassadeur aux Etats-Unis) a constamment minimisé le rôle de ces
ligues, tolérant leur existence et agissements. Etant mis directement en cause par le préfet d ’Alger
dans un télégramme adresé au Ministre de l ’Intérieur, Jules Cambon répondit énergiquement : «... Il
semblerait résulter que ce haut fonctionnaire m ’aurait adressé à différentes reprises des propositions
fermes en vue de faire exercer des poursuites contre le groupement dit « ligue antijuive d ’Alger »...
Il est tout d ’abord à remarquer Monsieur le Ministre, que jamais Monsieur le Préfet d ’Alger n’a
exprimé l ’avis qu’il y avait lieu d ’exercer des poursuites contre la société dite ligue antijuive. Par
dépêche du 28 juin dernier je vous faisais connaftre la situation de cette association contre laquelle
d ’ailleurs il n ’est pas possible de sévir » (17 août 1897)58.
Les ligues antijuives continuèrent à déployer leurs activités visant le boycottage économique
et les manifestations violentes ; elles reçurent une impulsion nouvelle après l ’élection en 1898 de
Drumont au Parlement français comme député d ’Alger ainsi que des trois autres candidats antijuifs
(Marchai pour la deuxième circonscription du département, Morinaud à Constantine et Firmin
Faure à Oran), « les quatre mousquetaires gris », comme on les appelait à cause de leurs chapeaux
de feutre gris de mode chez les antijuifs59. Des Comités antijuifs s’établirent dans presque toutes
les localités60 mais ils ne devaient pas survivre longtemps à la suite de la scission du mouvement
antijuif algérien dû aux déboires de Max Régis et à la défaite électorale de 1902.
180
Comment les émeutes de mai 1897 en Oranie et de janvier 1898 à Alger se sont-elles dérou
lées ? Telle est la dernière question à laquelle les documents consultés apportent de nombreux
éléments de réponses.
S’ajoutant aux excitations de la presse et aux actions des ligues, un élément nouveau devait
accroître la tension et faire déclencher les soulèvements : la victoire électorale des antijuifs dans
plusieurs municipalités et les actes illégaux décidés à l'encontre des juifs.
Le 14 mars 1897 le Conseil municipal d ’Oran vota en séance publique : « La révocation des
agents de police israélites ; le refus d ’avis favorable aux demandes de bourse d ’enseignement, quand
le pétitionnaire est israélite ; le renouvellement du traité qui lie la ville à l ’Etat en ce qui concerne
le collège de jeunes filles, à condition que les professeurs juives soient progressivement éliminées ;
l ’exclusion absolue des Israélites de tous les services municipaux, de toutes les fêtes et réceptions
municipales, etc. »61. Le Conseil municipal de Constantine prit à son tour les décisions suivantes :
« Les élèves israélites des écoles primaires sont exclus du bénéfice des fournitures classiques. Les
indigents israélites sont exclus des distributions de secours. Les malades israélites ne sont plus admis
à l ’hôpital »62. ,
L ’application de ces mesures ratifiées en partie par l ’administration supérieure ne fit qu’exar-
cerber les passions, accroître les appétits des antijuifs ; une rixe survenue dans un bas quartier de
Mostaganem, provoquée par un conseiller municipal antisémite d ’Oran venu assister à une course
cycliste et qui fut blessé, fu t le signal d ’une émeute qui s’élargit à tout le département d ’Oran et
dura plus d ’une semaine.
Quelle fut la réaction des Juifs ? « Il est à remarquer que les Israélites d ’Inkermann sont inter
venus près des autorités judiciaires pour obtenir que les coupables ne fussent pas punis. Ils craignent
éventuellement des représailles »6 5.
181
A A in Tedeles des dégâts furent commis aux devantures des magasins mais grâce à la vigilance
de la municipalité le pillage a pu être empêché. 400 Musulmans dont 50 à cheval attendirent en vain
finalement pour emporter les marchandises. A Bouguirat le 18 mai deux cents habitants (un seul
Musulman) saccagèrent et pillèrent le seul magasin juif. A Ou illis le 20 mai deux mille Arabesdes en
virons envahirent le village et pillèrent les marchandises d ’un commerçant juif. A Lapasset une foule
de Musulmans évaluée à deux cents personnes pillèrent des magasins pendant vingt-quatre heures,
les pertes s’élevant à 30 000 francs. A Bosquet la gendarmerie assista impuissante au sac des maga
sins le village étant envahi par six cents Arabes.
Dans l ’arrondissement de Mascara des troubles eurent lieu à Perregaux (20 mai), à Mascara
(21 mai), des pillages à Fortassa (24 mai) où participèrent deux cents Musulmans armés de hachet
tes et de couteaux ; dans celui de Sidi-Bel-Abbès des troubles à Sidi-Bel-Abbés (21 mai), à Mercier
Lacombe (24 mai), des pillages à Telagh (29 mai).
Dans l ’arrondissement d ’Oran des magasins ont été dévalisés à Oran (21 mai), à St. Cloud
(22 mai), à Hammam-Bou-Hadjar (22-23 mai), à A in el Arba (1-2 juin). Enfin à Ai'n-Témoüchent
aux cris de « A bas les Juifs ! » les mêmes scènes se renouvelèrent comme à Mostaganem et à In-
kerman : la synagogue a été pillée et mise à sac, les lampes brisées, les tables de la loi emportées,
lacérées et jetées dans le ruisseau. En tout vingt-sept localités furent touchées par ces désordres.
Dès le début des troubles le grand rabbin de France Zadoc Kahn adressa aux journaux une
émouvante lettre dans laquelle nous pouvons lire : « Je considère comme un devoir de faire appel,
par la voie de la presse, à la générosité de mes coreligionnaires. Q u ’ils se hâtent de venir en aide à
ces misères ! J ’accepterai aussi avec reconnaissance l ’obole de tout homme de cœur qui voudra, en
témoignant sa sympathie à d ’innocentes victimes, protester contre des actes de sauvagerie que
répudient l ’humanité et le patriotisme ». Il envoya aussitôt au président du Consistoire à Oran
10 000 francs pour les distribuer à ceux qui ont subi des dommages.
L ’attitude des autorités est mise en cause aussi bien dans les documents consultés que dans
la presse, par exemple celle du commandant Pephau, adjoint au maire d ’Oran, délégué à la police,
président de la Ligue antijuive qui ordonna la mise en liberté des gens que le Parquet avait fait
arrêter6 6.
De ces événements d ’Oranie, le procureur général Dubuc tire la conclusion suivante : « Deux
enseignements s’en dégagent. Il est d ’abord évident que l ’antisémitisme a inspiré à un nombre d ’Eu
ropéens peut-être plus considérable qu’on ne suppose, une haine violente contre les Juifs. Pour la
satisfaire, ceux qui en sont animés n ’ont pas hésité à s’attaquer aux biens ; ils se seraient attaqués
aux personnes, si, au lieu de s’enfuir ou de se cacher, elles avaient eu le courage imprudent, il est
vrai, de se défendre. Je suis convaincu que.cette haine n ’est pas apaisée et qu’à la première occasion
elle éclatera plus vive encore, et se traduira si la force publique n ’y met ordre rapidement et énergi
quement, par des excès autrement graves que ceux dont le département d ’Oran vient d’être le théâ
tre. Le second enseignement que nous en devons tirer, c ’est que les indigènes nourrissent à l ’égard
des Européens, une hostilité sourde qui ne saurait échapper qu’à ceux qui ne veulent pas la voir.
Sans doute, c’est pour le Ju if qui les a de tout temps spoliés (sic !), qu’ils ressentent le plus de haine.
Mais nous en avons encore notre part, et ils sont tout prêts à l ’occasion de se ruer sur nous. Leur
attitude à Ouillis, à Bosquet, à Lapasset et à Fortassa le prouve avec évidence ».
A Alger, à partir du 20 janvier 1898 et pendant cinq jours quelques milliers de manifestants
saccagèrent et pillèrent les magasins et les demeures des Juifs en commettant plusieurs lynchages.
Ces émeutes furent provoquées à l ’instigation de Max Régis qui, pour répondre au « J ’accuse » de
Zola, entraîna les étudiants à brûler les effigies de Dreyfus et de Zola. La semaine d ’émeutes se
182
solda par 138 attentats contre la propriété commerciale, les dégâts s’élevant à environ 500 000
francs, hormis deux tués et une centaine de blessés67. Des pillages eurent lieu aussi à Boufarik,
Blida et Sétif. Nous n ’entrons pas dans l ’analyse de ces désordres ; néanmoins, il faut souligner qu’au
contraire de ce qui s’est passé dans la province d ’Oran, à Alger les Juifs se sont défendus et cela
malgré la mollesse de la police dont beaucoup d ’officiers étaient anti-dreyfusards et hostiles aux
Juifs.
Les pelotons de cavalerie envoyés sur les lieux assistèrent impuissants au pillage. Le gouverneur
Lépine écrivait le 25 janvier 1898 que « la seule chose que la majorité de la population regrette c ’est
que les Juifs n ’aient pas souffert davantage »6 8.
Les députés Samary (d’Alger) et Forcioli (de Constantine) présentèrent à la Chambre un projet
de loi abrogeant le Décret Crémieux mais sans aucun résultat. Le mouvement antijuif prit alors une
orientation « séparatiste », Max Régis déclarant : « Nous arroserons s’il le faut de sang ju if l'arbre de
notre liberté »6 9. Mais les excès de ce dernier, la nouvelle politique du gouverneur général Laferrière
qui créa les Délégations financières assurant une certaine autonomie à l ’Algérie, les concessions qu’il-
fit en remplaçant les consistoires départementaux par des consistoires d’arrondissement et en leur
ôtant la possibilité des secours aux indigents, tout cela devait mettre fin à la crise antijuive.
Les ligues et la presse — originalité de l ’antijudaisme algérien — ont réussi pendant quelque
temps à marginaliser les communautés juives qui n ’aspiraient q u ’à mieux s’intégrer à la culture et
civilisation française.
Une lecture attentive de la presse et des documents d ’archives prouve que le phénomène
antisémite algérien et les troubles de 1897-1898 ont été beaucoup plus violents que la plupart des
écrits qui leur furent consacrés veulent bien en convenir.
La responsabilité des autorités subalternes dans le déroulement des soulèvements est impor
tante.
La participation des Musulmans au pillage dans le département d ’Oran ne peut pas être consi
dérée comme un fait mineur.
Ces événements, liés aussi à l ’affaire Dreyfus, ont amorcé une prise de conscience de l ’unicité
de l ’entité juive.
183
NOTES
2. L. Durieu (Eugène Blum) affirmait dans son étude documentée Les Juifs algériens (1871-1901), Paris,
Librairie Cerf, 1902, p. 37 : « Sans doute pour le colon français, le Ju if indigène a toujours été un être d’espèce
inférieure et la judéophobie date en somme de la conquête aussi bien que l’arabophobie ».
3. Cf. M. Livian, P. Stibbe, « Commentaire détaillé du nouveau statut des Israélites français algériens, étran
gers... », Cavaillon, s.d. (1942) ; Robert Brunschvig, « Les mesures antijuives dans l’enseignement en Algérie, sous Iq
régime de Vichy », Revue d'Alger, 1944, n° 2, pp. 57-59 ; Daniel Tigger, « Les aventures d’un décret », Les Nou
veaux Cahiers, 1972, n° 29, pp. 20-24.
4. Les documents ayant trait à notre sujet sont dispersés dans plusieurs fonds non classés. Nous avons consul
té et exploité les liasses et dossiers 7G9 et7G10. Je remercie l ’ancien conservateur en chef P. Boyer pour me les avoir
signalés, le nouveau conservateur en chef J.F. Maurel et l’ensemble du personnel des Archives d’Outre-Mer qui ont
toujours facilité nos recherches.
5. Parmi les écrits polémiques au titre suggestif citons : (Monclar), Les élections cachir indigènes de l'Algérie.
Esquisse satirique par un Algérien, Alger, 1883,21 p.
/
6. M. Ansky, Les Juifs d ’Algérie du Décret Crémieux à ia Libération, Paris, Ed. du Centre, 1950, p. 49. Cf.
aussi G. Israël, « Ont-ils été viscéralement antisémites ? »,Les Nouveaux Cahiers, 1972, n° 29, p. 25.
7. Voici commentun professeur chargé de laChaire de Langue et littérature arabe à Oran considérait la natu
ralisation des Juifs. Son point de vue est révélateur de tout un courant de pensée antisémite : « Certes, le Juif algé
rien a été favorisé au détriment du Musulman dont il n’a, en général, aucune des belles qualités ; mais il n’est jamais
trop tard pour replacer au rang de sujet l’étranger qui ne mérite pas l’honneur d’être citoyen français. Remettre le
Juif dans lés conditions où il se trouvait avant l’Année Terrible serait une mesure de suprême justice, d’excellente
politique... »,cf. A. MouWens,Le Maroc inconnu, Oran, 1895,p.31.
8. Le 1er janvier 1899 le nombre des électeurs en Algérie s’élevait à 90 138 dont 65 792 Français d’origine,
16 440 naturalisés (soit en vertu de décrets individuels, soit en vertu de la loi de 1889), et 7 916 Juifs. Ces derniers
représentaient une petite minorité de 8,78 % mais en raison de la répartition géographique iis étaient 15 % du corps
électoral en Oranie,.ce chiffre étant plus important dans certaines localités. Cf. L. Durieu, op. cit., p. 222 (Le dis
cours du m inistre Barthou à ia Chambre des Députés, séance du 15 mai 1899).
9. Le président du Consistoire dOran aurait affirmé : « Nul ne pourra obtenir aucune fonction élective s’il
n’a pas auparavant pris la sage précaution de venir m’en demander la permission », Pourquery de Boisserin, Enquête
sur ia législation civile en Algérie, Paris, p. 218.
10. L . Durieu, op. oit., p. 304. Sur ce total de 53 036, 10 785 étaient des prolétaires ayant à leur charge
32 875 personnes, soit 43 600 Juifs à la limite de l’indigence. Cf. L . Durieu, « Le prolétariat ju if en Algérie »,
Revue socialiste, n 173, 1899. D’après le recensement de 1901 le nombre de Juifs était de 57 132, l ’ensemble des
trois départements englobant 4 739 331 âmes (4 071 835 sujets français : Arabes, Kabyles, M'zabites et Juifs du
M ’zab ; 421 389 Français et 246 107 étrangers. Près de 50 % des Juifs algériens étaient concentrés en trois grandes
villes : Alger, Constantine et Oran. Cf. M. Eisenbeth, Les Juifs d ’A frique du Nord, Démographie et Onomastique,
Alger, 1936, p. 14:
11. « C ’était en 1885. On était en période d’élections législatives. Je vis conduire au Bureau de vote les Juifs
par charrettes. Ils étaient menés à l’urne, votaient sous l’œil de leurs gardiens qui, cette belle consigne terminée,
s’en retournaient au ghetto pour amener encore des charrettes de ces pseudo-citoyens... », E. Morinaud, Mes Mémoi
res, Ed. Baconnier, 1941,1 .1, p. 52.
184
12. Cf. Alger du 28 ju in au 5 ju ille t 1884 d ’après tous les journaux ; documents pour servir à l'histoire du pays,
Alger, 1884,253 p. et Aumerat, L'antisémitisme en Algérie, Alger, 1885.
14. F. Dagen, « Courrier d’Algérie. Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence de l’antisé
mitisme en Algérie », Les Cahiers de la Quinzaine, 1903, IVème série, 13ème cahier. Sous le pseudonyme Jacques de
France, L. Chaze publia deux pamphlets violente : Quelques réflexions libres sur l ’antisémitisme, Alger, 1898, et
L'expulsion des Juifs, Alger, 1898.
15. Ch.-R. Ageron, Les Algériens musulmans et ta France, 1871-1919, P.U.F. ; 1968, t. 2, p. 593. Zosa
Szajkovsky insista longuement sur la responsabilité des socialistes et des radicaux dans l’extension du mouvement
antisémite : « Socialiste and Radical in the development of antisemitism in Algeria (1884-1900) », Jewish Social
Studies, t. X, pp. 257-280.
16. La Dépêche de Toulouse, 1er mai et 8 mai 1895. Cité par Ch.-R. Ageron, op. cit., p. 593.
17. Y . Guyot, L'œuvre de M. Jutes Cambon. La politique radicale-socialiste en Algérie, Paris, Flammarion,
1897, p. 122. Cette citation est tronquée dans l’ouvrage de Ch.-R. Ageron, op. cit., p. 586. Yves Guyot, ancien
ministre, directeur du Siècle définit en 1899 le phénomène antisémite français de la façon suivante : « L ’antisémitis
me est une forme de l’intolérance religieuse en France. Il est aussi une des formes de protectionnisme... », Henri
Dagan, Enquête sur l ’antisémitisme, Paris, Stock, 1899, p. 30.
18. D. Bensimon-Donath, Socio-démographie des Juifs de France et d ’A lgérie, Paris, P.O.F., 1976, pp. 277-
278 et passim.
19. Cf. L. Bertrand, Le sang des races, 1899 ; id., La Cina, Paris, 1901. Pour de nombreux colons, les Euro
péens non naturalisés représentaient un véritable « péril étranger ».
20. E.F. Gautier, Les émeutes antl-julves en Algérie, in L ’Algérie et la métropole, Paris, Payot, 1920, pp. 175-
205.
21. Cl. Martin, Les Israélites algériens de 1830à 1962, Paris, Ed.Herakies, 1936.
22. H . Isnard, La vigne en Algérie, L 1,1951, t. 2,1954.
24. Analysant la situation des Juifs dans l ’ensemble du Maghreb, André Chouraqui avait constaté : « Il existe
en Afrique du Nord un antisémitisme qui procède de l’Européen, mais d’une qualité différente. L ’antagonisme des
civilisations rejaillit souvent sur le Juif, en double mépris, l ’invétéré et le nouveau, qui constitue ainsi une triple divi
sion interne dans les trois pays auxquels la France donne vocation d’unité », Marche vers l'Occident. Les Juifs
d'Afrique du Nord, Paris, P.U .F., p. 3. Michel Ansky parle d'un esprit de supériorité racial chez les colons qui « après
avoir créé et poussé à l’action les forces de l’antisémitisme militant risquait de transformer un jour l’antisémitisme en
un vaste champ de bataille antijuif », Les Juifs d’Algérie du Décret Crémieux à la Libération, op. cit., p. 50.
25. Cf. CI. Martin, op. cit. Différente fut l ’opinion de Victor Barrucand anticlérical et antimonarchiste : « L ’an
tisémitisme religieux ou de race, tel que l’exposent, au jour le jour, les amis de M. Drumont, ne saurait donc préten
dre à être autre chose que du réchauffé-historique. Quant à l’antisémitisme algérien, qui ne prétend pas aboutir à
la monarchie en passant par le nationalisme, celui-là n’a de commun que le nom avec la conception de M. Drumont.
En fait la position de Drnmont fut beaucoup plus complexe sachant rallier monarchistes et républicains, socialistes
et cléricaux. A ce sujet cf. Michel Winock, « Edouard Diumont et l’antisémitisme en France avant l’affaire Dreyfus »,
Esprit, mai 1971, pp. 1085-1106.
28. Ibid.
29. Archives d’Outre-Mer (A.O.M.) Algérie, 7G9, SI 7/2, Rapport du Commissariat spécial des chemins de fers
et des ports, 16 janvier 1895.
30. Reprenant les accusations de son maître sur le « péril juif », Meynié s’efforça d’accréditer la thèse que les
Juifs algériens, faisant le jeu de l’Allemagne, complotaient pour l’expulsion des Arabes, privant ainsi la France du
précieux concours de ses soldats indigènes...
31. Le Congrès antisémitique roumano-européen lu t tenu à Bucarest les 7, 8 et 9 septembre 1866. Dans la
même année où Edouard Drumont publiait La France juive, à Bucarest, sur la proposition de Jacques de Biez qui
représentait la France au Congrès, fut créée l'A lliance anti-israélite universelle. Cf. Carol lancu, Les Juifs en Rouma
nie (1866-1919). De l ’exclusion à l ’émancipation, Editions de l ’Université de Provence, 1978, p. 220.
32. Le 8 août 1897, après avoir donné les noms et adresses des marchands de couronnes mortuaires chrétiens,
i ’A n tiju if conclut : « En somme sur douze négociants en couronnes mortuaires, quatre seulement sont Français, les
huit autres sont des Juifs, par conséquent des voleurs ».
33. Cité aussi dans L'œuvre des antijuifs d ’Alger, Alger, 1899, p. 49.
34. « Au Pourim, le 14 février, pour figurer l ’exécution d’Aman, ils tuent un enfant chrétien dans d’atroces
conditions. Après avoir criblé le corps de coups de couteau, le rabbin le suspénd et tous les Juifs présents tournent
autour en ricanant », Supplément de VAntijutf, s.d. (1898). Cité par C. Martin, op. cit., p. 284. La Libre Parole de
Drumont publiait constamment des nouvelles des affaires des « meurtres rituels ». Selon cette fabulation accusatrice
qui ne repose sur aucun fondement (et qui surgit pour la première fois en 1144 à Norwich en Angleterre) on impute
aux Juifs le meurtre d’un Chrétien (généralement d’un enfant) dont le sang serait nécessaire à la fabrication du pain
azyme au moment de la Pâque juive (et non du Pourim, comme il est dit dans la citation)... Cette accusation était le
plus souvent accompagnée de pogroms sanglants.
35. Dans un article de V A n tiju if du 8 août 1897, « Lacrise agraire », signé par Marcillac il est dit : « Les Juifs
de la Banque, dont l'œuvre est de détruire : ils l’ont prouvé du reste ; nous voyant prospérer, se mirent à détmire,
pour régner sur des ruines ; l’ouvrage était facile, car ils avaient pour eux les complicités de l’Etat inconscient ».
36. F. Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, 1961, et Régine Goutalier, Musulmans e t Juifs au Maghreb, in
P. Guiral et E. Temime, L'idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Ed. du C.N.R.S., 1977.
37. L ’image du bouc est souvent présente dans l’iconographie chrétienne antijuive. Cf. à ce sujet le bel article
de Freddy Raphaël, « Juifs et sorcières dans l’Alsace médiévale », Revue des Sciences Sociales de la France de
l ’Est, 1974, n° 3, pp. 69-106 (notamment p. 81 et passim).
38. Cf. Danièle lancu, Le Diable et ie J u if : représentations médiévales iconographiques e t écrites, in Le Diable
au Moyen Age, Senefiance, n° 6, C.U.E.R.M.A., Aix-en-Provence, 1979, pp. 259-276.
46. Ibid.
47. « Aux ardents, comme aux plus timorés, nous n’hésitons pas à répondre sans arrière-pensée : la seule satis
faction possible à donner au parti français, le seul moyen de mettre à l’abri et la fortune et l’honneur nationales,
c’est l ’expulsion des Juifs. L ’antisémitisme sera intransigeant ou il ne sera pas », Télégramme algérien, 7 février
1898.
54. Ibid.
55. Archives A .O M . Algérie, 7G9, Dossier s/17/2, (D4), lettre du 8 août 1896.
56. Ibid., lettre du 2 juillet 1897. Elle comportait en annexe le texte du bulletin publié d’ailleurs par toute la
presse antijuive : « Ligue Nationale Algérienne Anti-Juive. Je soussigné... Déclare adhérer au pétitionnement organisé
par la Ligue Nationale Algérienne Anti-Juive demandant le retrait du Décret Crémieux. Le... 1897. La signature... ».
57. Ibid.
60. Cf. les journaux VExpress algérien du 18 avril 1899 (le comité antijuif de Parmentier), la Dépêche algérien
ne, du 19 avril (le Comité antijuif de Montpensier), la Dépêche algérienne du 24 juin 1899 (le Comité central antijuif
de Mustapha), la Dépêche algérienne du 1er juillet 1899 (les Comités antijuifs des quartiers Marengo et Rampe Va-
lée), l 'Express algérien du 2 juillet 1899 (Le Cercle antisémite des Etudes sociales de Paris où fut présenté « l ’antisé
mitisme en Algérie » par Firman Faure) etc. « Dès que la candidature Drumont aux élections législatives fut décidée,
des Comités antijuifs, dénommés aussi drumontistes, sous le patronage de Max Régis se formèrent dans divers quar
tiers de la ville... ». Rapport du Commissaire spécial de police d’Alger, Archives A.O.M., Algérie 7G9,17 juin 1899.
62. Ibid.
63. Archives A.O M ., Algérie 7G9, Dossier S17/2, (D4), Rapport du Procureur Général transmis au Gouverneur
Général, le 8 juillet 1897.
64. Ibid.
65. Ibid.
187
67. C. Martin, Histoire de l’Algérie française (1830-1962), Paris, Editions des Quatre fils Aymon, 1962,
p. 234, d’après un rapport du Procureur Général Dubuc du 11 février 1898. Charles Robert Ageron signale 150 at
tentats contre les propriétés, les dégâts étant évalués à 420 000 francs (Rapport du Procureur Dubuc, Archives
Nationales, F 80,1685).
68. Ibid.
/
188
R. GOUTALIER
Bien que les monographies précises sur les communautés israélites n’abondent pas, nous
croyons pouvoir évaluer à 50 000 les Juifs des départements d ’Oranie dans les dernières années de
l ’Algérie française. Ceci représente une proportion non négligeable des européens (400 249 non
Musulmans) face à la masse de 2 210 593 Musulmans1 .
Ces Israélites sont uniquement citadins artisans, commerçants, membres de professions libéra
les mais aussi employés de commerce, de banque, manœuvres... Même si nous pensons pour notre
part, qu’il y a quelque exagération à ranger parmi tes classes besogneuses les deux tiers de la popula
tion juive2 , il existe dans la communauté un prolétariat important.
Dans les principales villes, on peut encore situer un quartier juif, même si à Oran ils ont débor
dé depuis longtemps, l’ancienne partie juive axée sur la rue d ’Austerlitz. L ’assimilation semble
réussie en dépit de l ’antisémitisme toujours virulent des colons Oraniens. Sans remonter aux prolon
gements algériens de l ’affaire Dreyfus, les preuves de la persistance de cet état d ’esprit ne manquent
pas à une époque relativement récente. Le docteur Jules Molle, maire d ’Oran de 1921 à sa mort en
1937, conseiller général dans la circonscription d ’Oran — Sédiman à partir de 1922, député d ’Oran
en 1929 était aussi chef du Parti National Populaire, qui regroupait tous les mouvements antisémites
existants, et le fondateur du P e tit Oranais, feuille antisémite qui avait des contacts étroits avec la
Libre Parole3 .
Le groupe Israélite avait supporté sans trop de mal, comme les autres européens, les premières
annnées de la guerre d ’Algérie dans l’Oranie, relativement prospère et préservée des plus gros orages
si l ’on excepte, les émeutes musulmanes à allure de pogrom, de février 1956 à Oran4 .
Aussi va-t-il s’intégrer avec quelque lenteur à la résistance européenne locale, elle-même assez
tardive à s’organiser dans toute son ampleur : les premiers mouvements précédant l ’O.A.S., le
F.N.F., Front National Français et le F.A .F., Front de l ’Algérie Française sont créés à Alger avec de
simples ramifications en Oranie.
Ainsi la période du F.N .F. (septembre 1959s au lendemain des barricades de janvier 1960)
constitue pour l’ouest algérien une pâle imitation d ’Alger. Sans doute, la plupart des membres du
mouvement vont-ils se retrouver plus tard dans l ’O .A 5 . et font ici leurs premières armes, mais deux
des dirigeants les plus notoires, Conesa et Tabarot sont tous amis personnels d ’O rtiz6 .
Sans doute, il y eut à Oran du 24 au 30 janvier 1960, une paralysie des activités tant du secteur
public que du secteur privé, pendant près d ’une semaine, une barricade plus ou moins symbolique,
rue du Général Leclerc et une situation explosive qui causa de sérieuses inquiétudes. Mais la facilité
avec laquelle les autorités et l’armée vinrent à bout de l ’agitation, la marche parallèle des événe
ments entre Alger et Oran avec un décalage de quelques heures pour Oran, démontrent bien qu’il
n’y a ici qu’un écho très affaibli de l’insurrection de la capitale. Le F.N.F., pour observer stricte
ment les ordres venus d ’Alger maintient une ligne de conduite purement négative, la grève et l ’atten
tisme. Tout au plus voit-on apparaftre, pour contenir dans de sages limites la manifestation, les
notables locaux, commerçants et industriels du Syndicat industriel et commercial de l'Oranie, que
l’on va retrouver désormais dans — ou plus exactement derrière — tous les mouvements activistes.
Peut être le seul aspect typiquement oranais de cet épisode de la résistance européenne, est-il
sa tendance à dégénérer en mouvement antisémite. Le 28 janvier, des individus dans la rue de la
Révolution, à bord d ’une voiture dauphine, crient : « En bas et à bas les Juifs ». Ces incidents ont
d ’ailleurs parus dangereux à certains membres du F.N.F. L ’un d’entre eux précise à ce propos « Je
suis Ju if de père et de mère »7 .
Le second mouvement de résistance, le F.A.F., regroupant toutes les tendances Algérie fran
çaise, est proclamé officiellement à Alger, le 17 juin 1960, autour du bachaga Boualem8. Mais les
personnalités les plus dynamiques du F.A.F. semblent bien être les conseillers généraux d ’Oran,
Santini et Codina. Santini notamment tient la première conférence de presse, reste constamment
chargé des relations avec les journalistes et annonce la eréation, d’un quotidien F.A .F. à Oran9 .
Cette feuille, Algérie, Terre française, en réalité bimensuelle, va effectivement paraître avec beau
coup d ’irrégularité. Le F.A .F., bien plus que le mouvement précédent,'compta nombre d ’adhérents
en Oranie et dans toute l’Algérie durant son semestre d ’existence. Au moment de sa dissolution,
l ’Echo d ’Oran, le 20 décembre 1960, en annonce officiellement 600 000.
Surtout le F.A.F.va agir avec habileté, prétendant restér dans la légalité tout en défendant de
plus en plus ouvertement l ’Algérie française. Ainsi, en dépit d ’une critique ouverte de la politique
gouvernementale10, il joue le rôle de parti essentiel en Algérie, multipliant les déclarations o fficiel
les, au point d ’apparaître aux européens comme une sorte de service public de sécurité. Lors des
troubles de décembre 1960, de nombreux messages de maires et de municipalités d ’Oranie, s’adres
sent pour le rétablissement de l ’ordre soit directement au F.A.P., soit aux autorités préfectorales en
leur demandant d ’intervenir aurprès du F .A .F .11.
Les attentats prévus, à A in Temouchent notamment, contre le Général ont échoué, peut être à
cause de l’extrême vigilance du service d ’ordre. La grève générale européenne des 9-10 et 11 décem
bre a été parfaitement suivie mais la contre manifestation musulmane au moins dans plusieurs
quartiers périphériques, Cité Petit, Sanchidrian, quartier de-Cholet, prend de telles proportions que
la Légion doit utiliser les chars, près des halles centrales, pour contenir le flot. Le bilan officiel du
13 décembre — Oran Républicain de ce jour — est lourd : 15 morts parmi les manifestants musul
mans, mais évacuation massive des européens menacés dans leurs personnes et leurs biens, de plu
sieurs quartiers13.
Au moins l ’affrontement rue de Stora et rue Mers el-Kébir, le dimanche 11 des troupes F.A .F.
et des Musulmans, drapeaux F.L.N . en tête, va-t-il entraîner des incidents aux conséquences impré
visibles. L ’appartement du gardien du cimetière israélite est mis à sac, le gardien enlevé, le cimetière
profané. Quelle que soit la signification de cette affaire — peut-être une provocation délibérée de la
part du F.A .F . lui-même pour mettre fin à l ’antisémitisme oranais — à partir de décembre 1960, la
communauté juive tout entière passe du côté de la résistance européenne. Si l ’on se souvient de l ’at
titude anti-juive de certains membres ou sympathisants du F.N.F. lors de la semaine de janvier, il y a
là, avant même d'évoquer les commandos Israélites de la zone III, un succès indéniable à mettre à
l ’actif du mouvement.
La résistance européenne proclamée en Oranie par les organismes les plus divers14 et sans
marquer le moindre temps de flottement au lendemain de la dissolution du F.A.F., sa volonté de
continuer le combat pour le maintien de l ’Algérie française, pour l ’ouest algérien mieux que pour
toute autre partie de l ’Algérie, se vérifie l’affirmation de P.M. de la Gorge : « A cette date, 11
décembre 1960, se place l’origine de l’O.A.S. »*5. L ’O.A.S. n ’est bien ici que la continuation sous
d ’autres sigles de la résistance européenne qui s ’est manifestée avec violence lors des tentatives du
F.A .F .
Nous ne pouvons ici retracer la genèse du mouvement, le détail de ses structures et dresser le
calendrier de ses activités16 .
Rappelons seulement que l ’Oranie a participé très activement à toutes les phases de la constitu
tion du mouvement : premiers contacts à Madrid des Oranais, Gonzalès et Georgeopoulos, avec
Susini et Lagaillarde en janvier 1961, ampleur tout le printemps de cette même année, des affronte
ments entre communautés, maquis Petitjean, équipées de quelques éléments du 1er R.E.P. de Sidi-
Bel-Abbès à Oran au moment du putsch, plan Tonnerre qui prévoyait un état ouest algérien faisant
sécession à la fois de la métropole et du reste de l ’Algérie17. Surtout, de la fin mai 1961 jusqu’aux
accords du 19 mars 1962 — peut-être même jusqu’en juin 1962, le mouvement est le véritable
maître des principales villes d ’Ofanie imposant son autorité avec des structures suffisamment cohé
rentes, à la fois par son action psychologique et par la terreur.
L ’O .A.S. de la zone III a ainsi sa physionomie particulière :son engagement d ’autant plus total
qu’il a été tardif, son opposition à toute solution pacifique et un très large consensus populaire.
L ’adhésion massive de la communauté juive n ’est pas le moindre atout pour expliquer une
redoutable efficacité. Sans doute on peut s ’étonner que la propagande O.A.S. (tracts, émissions ou
éditions pirates) ait lancé si peu d ’appel aux armes aux Israélites.
191
T out au plus au moment le plus intense des plasticages, dans l'été 1961, le mouvement se
défend-il contre d'éventuelles fausses rumeurs d ’antisémitisme que pourrait lancer l ’administration
française.
... « des Israélites o n t été plastiqués ainsi que des Chrétiens e t des Musulmans.
on a crié im m édiatement à l ’antisémitisme
on c 'est / ‘adm inistration
De nombreux Juifs à l ’O.A.S. partagent les mêmes risques, les mêmes colères et aussi les mêT
mes espérances que leurs camarades de combat appartenant à d'autres confréries et cela on le sait
bien »*8 .
Si les allusions à l’Etat d'Israël comme symbole de résistance réussie, sont fréquentes, c’est
toujours avec d ’autres exemples, qui donnent lieu parfois à de singuliers rapprochements.
... <r Comme dans l ’armée Suisse, comme dans le K ibboutz israélien ou comme les ouvriers de ta
fédération anarchique ibérique, chacun est à la fois un citoyen, un travailleur et un soldat ».
... /
Dans le camp communiste, la minuscule Albanie défie fU .R .S .S .
Il faut attendre les derniers moments de l'O.A.S. pour qu’on tente vraiment de sensibiliser
l ’opinion juive locale.
« En Algérie le F.L.N . est un p é ril m o rte l p o u r Israël... Ben Bella n ’a -t-il pas parié d ’une armée
de 100 000 Algériens p o u r la lancer contre Israël ».
ou encore
« les Français d ’A lgérie sont fixés depuis longtemps sur la haine effroyable du F.L.N . p o u r to u t
ce q u i est ju if...
Mais est-il besoin d ’appeler à la résistance, le groupe de population qui se sent le plus directe
ment concerné et qui réagit de façon spontanée pendant cette période de guerre civile qui sévit dans
les villes de l ’Ouest à partir de l ’été 1961 ? Les manifestations, selon un schéma immuable, se déve
loppent toujours en réplique à une agression musulmane contre un européen :
— 11 septembre graves incidents dans le quartier israélite d ’Oran à la suite d ’un attentat terroriste
contre un coiffeur ju if Henri Schroun ;
— 11 et' 13 janvier manifestations aux abords des quartiers israélites à Oran, Mascara, Mostaganem.
Dans cette dernière ville, de violents incidents éclatent à l ’issue des obsèques de deux victimes du
terrorisme G. Levy, P. Tordjmann 21 .
192
Y eut-il une aide concrète apportée par Israël ou des organisations juives de l ’extérieur à
l ’O.A.S. ? Rien n’est moins sûr puisqu’en avril 1962 on prévoit
Il n’est pas impossible qu’il y ait eu, fin 1961 et durant le 1er semestre 1962, des livraisons
d'armes faites par Israël à la zone III de l ’O.A.S.2 3 .
Mais la contribution la plus décisive des Juifs à la résistance européenne, fut la constitution du
groupe d ’action désigné dans les archives judiciaires par ces termes « les commandos Israélites »24.
C ’est d ’abord parmi les groupes d ’action, le mieux fourni quant aux effectifs 21 membres
répartis en trois ou quatre groupes. Si ces chiffres peuvent paraître à première vue dérisoires,
rappelons selon le détail de nos recherches, l ’évaluation en hommes de quelques-unes de ces co lli
nes :
colline 3 — 4 hommes
colline 4 — 6 hommes
colline 5 — 6 hommes + un autre groupe qui comprenait le même nombre
colline 8 — 20 hommes + 2 autres groupes du même chiffre (mais Carrasco chargé du recru
tement reconnaît n ’avoir pu en réunir qu’une partie)
colline 10 — 12 ou 13 hommes.
Nous croyons pouvoir assurer que l ’ensemble des combattants des « collines » ne dépasse pas
100 membres actifs et que, p o u r to u t l ’Ouest algérien, nous n ’atteignons pas un total de 450 acti
vistes militants2 6 .
Les trois ou quatre groupes constituant la colline des commandos israélites, ne formaient
d ’ailleurs pas un îlo t cloisonné de résistance : la liaison était étroite avec le réseau France Résurrec
tion qui semble bien avoir fourni l ’armature et la plupart des hommes de main27.
Les chefs des commandos, sont sans doute Azoulai' Elie, gérant de brasserie et Ben Attar,
débitant de boissons, mais les indications sommaires d ’état civil, et d ’antécédents juridiques de cha
cun des inculpés donnent finalement à partir d ’un groupe précis une image fidèle de toute l ’O.A.S.
de la zone III.
Eléments très divers — en particulier il est évident que bon nombre de « goy » sont inclus dans
ces commandos israélites — mais tous commerçants ou artisans, souvent en chômage (Angel Fran
çois, Bilella Yvon, Garcia Robert, Subiela) ils représentent bien, les petits blancs d ’Oranie, financiè
rement en position difficile et sans possibilité de repli en métropole. Dès lors on comprend que les
membres du groupe aient pu être attirés par les soldes payées par l ’O .A 5 ., de l’ordre de 400 à
500 N F par mois2 8
193
194
Il faut noter aussi la prépondérance écrasante des civils sur les militaires ou assimilés2 9 les anté
cédents juridiques en général honorables. Seul Azoulai* Elie semble avoir un casier judiciaire « connu
à Nice comme souteneur » et quelquefois un passé militaire brillant notamment pour Tordjmann
Henri, titulaire de la croix de guerre avec trois citations, de la médaille militaire et de la légion
d ’honneur.
Le bas niveau d’instruction — sur les 21 inculpés, un seul a poursuivi ses études secondaires
jusqu’en première, deux seulement ont le brevet élémentaire et cinq le certificat d ’études primai
res — explique plus largement pour la zone III la faiblesse de la propagande, la pauvreté des tracts,
l ’absence totale de doctrine au-delà du slogan « Algérie française » répété par les klaxons des voitu
res ou les concerts de casseroles.
Cette liste est bien loin d ’être exhaustive. Peut-être ces commandos ont-ils joué d'autres rôles
que ceux d ’éxécutants de l ’action directe. Le frère d ’un des inculpés, Henri Azoulai', aurait été dans
l’été 1961, agent de liaison de l ’O.A.S. de la zone III avec Pierre Lagaillarde, réfugié à Madrid31.
Mais ici les indices sont bien minces et ne concernent pas directement le groupe.
Ainsi il faut bien conclure, que cette colline a eu pour mission sans doute exclusive, d ’éliminer
les opposants et de procurer des armes et des fonds au mouvement. Elle semble avoir rempli scrupu
leusement son mandat : Darmon Albert, désigné par ses co-inculpés comme « tueur permanent »
touchait à ce titre un salaire préférentiel.
L ’action des autres groupes d ’action — les collines sont considérées comme la branche locale
de l ’O.M. — apparaissant par comparaison dérisoire, la réputation terrifiante des collines provient
pour l ’essentiel des commandos israélites. Dans une région où l ’antisémitisme traditionnel semblait
plus indéracinable qu’ailleurs, ils avaient fin i par symboliser à eux seuls la résistance européenne.
NOTES
L ’essentiel des informations provient des archives de la Cour de Sûreté de l’Etat notamment dans le cinquième
registre du Tribunal Militaire du dossier 443 SG classé 357 CSE.
1. Ces chiffres résultent d*üne analyse des statistiques parues au journal Officiel de l’Algérie du 29 avril
1958 : population municipale par catégorie ethnique des départements et arrondissements suivant la structure dépar
tementale du 17 mars 1958 page 128 et suivantes de « PO .A .S. en Oranie ».
195
2. J. Despois, L ’Afrique du Nord, 11. Presses Universitaires de France, Paris, 1949, p. 197.
3. Voir à propos de la persistance de cet antisémitisme oranien M. Launay, Paysans algériens, la terre, la vigne
et les hommes. Paris, Le Seuil, 1963.
4. Les dockers du port d’Oran, en grève pour protester contre une décision du préfet Lambert autorisant
l’embauche d’occasionnels, remontent le 3 février vers la ville incendiant et lapidant les voitures, s’attaquant aux
magasins surtout Israélites et vont faire régner pendant deux jours le désordre dans les quartiers européens d’Oran.
Peut-être s’agit-il en l’occurrence d ’une réplique F.L.N. aux manifestations européennes d’Alger lors des adieux du
Gouvernement Soustel le.
7. Rapport des renseignements généraux dans le dossier « Les barricades d’Oran » Cour de Sûreté de l’E ta t
N° du parquet 742.
9. Comité directeur du F.A.F. : Bachaga Boualem, Canet député de Con$tantine, Roux conseiller-général de
Constantine, Santini et Codina conseillers généraux d ’Oran, C. Vignou, conseiller général du Titteri, Andros, conseil
ler municipal d ’Alger.
10. Manifeste au lendemain du discours du Général De Gaulle du 4 novembre 1960. Ceci entraîna d’ailleurs à
Oran des mesures d’expulsion contre plusieurs membres du F.A.F., notamment R. Tabarot et R. Cerdan, président
des anciens combattants.
14. Manifeste des Français d’Algérie. Appel du Syndicat Commercial et Industriel d’Oran — Syndicat C.G.T.-
F.O. — Conseil Economique et Social, Fédération des Syndicats commerciaux et industriels, Syndicats chrétiens de
Gaz et d’Electricité d ’Alger et d ’Oranie, Union départementale de la confédération générale de l’agriculture, etc.
15. P M . De la Gorce Histoire de l ’O A .S . en Algérie. La Nef, octobre 1962-janvier 1963, cahier trimestriel
n° 12-13, numéro spécial pp. 139-192.
16. Voir en annexe deux schémas très théoriques et approximatifs de l'organisation de lazone III.
17. V o ir pp. 337 à 366 de PO.A.S. en Oranie. Le 1er mars 1961 un fait divers particulièrement atroce, entraî
ne selon les Oranais, l’adhésion massive de la population européenne à l ’0 .A 5 . Place du docteur Roux, à l’entrée de
la « V ille Nouvelle », c ’est-à-dire des quartiers musulmans, quatre européens sont lynchés par la foule musulmane,
196
deux femmes brûlées vives dans la voiture renversée. Le maquis Petitjean correspond pour l'Oranie (Oran, Mostaga-
nem, A ih -Témouchent) à celui du capitaine Scvètre dans l’Orléansvillois. Les activités de ce maquis, en avril et mai
1961, ont été fortement exagérées par la légende O A S .
20. Tracts « La voix de l’Oranie », Bulletin d’information de l’O .A S .e n zone III du 10 mai 1962 et du 17 mai
1962.
21. Echo d ’Oran — 11 septembre 1961 - Le Monde 12 septembre 1961 - Le Monde 12 janvier 1962 et 14-15
janvier 1962.
22. Essai de mise au point de notre organisation et de l’orientation des activités du 17 avril 1962.
23. Selon des indications orales faisant état de documents laissés au siège du parti socialiste, Boulevard Cle
menceau, à Oran, utilisé comme bureau occasionnel par l’O A S .
25. Selon deux des inculpés du dossier précédent Benichou Yaya et Carillo Louis colline 7, selon un autre,
Darmon Albert colline 11.
26. Notre évaluation, qui comporte il est vrai d ’importantes lacunes, s’étend aux collines et réseaux d’Oran et
de Sidi-Bel-Abbès mais aussi aux localités de Mascara, Arzew, Mostaganem, Béni Saf, Tlemcen, Ain-Témouchent,
Pérrégaux, Relizane.
27. Les deux réseaux qui complètent pour l’essentiel, les collines dans la zone III sont Résurrection France et
le réseau Delta, intitulé ici réseau Bonaparte.
Dans la colline 7, où 11 ont appartenu à France Résurrection, Gordet Félicien, Adnet Fernand, Carillo
Louis jusqu’à fin novembre ou décembre 1961. De même Etten Gilbert, Fautre Guy, Garcia Robert, Jodar Jean-
Claude.
28. Seuls dans les collines, les membres des commandos Israélites semblent avoir touché régulièrement cette
somme.
29. Par exemple Adnet Fernand, ex-brigadier de police ou Jodar Jean-Claude, ancien agent de police, peuvent
être comptés parmi les militaires.
31. TM 195 SG 160/195 Azoulai* Henri, appréhendé le 10 août 1961, àEspelette Basses Pyrénées, alors qu'il
venait de franchir la frontière franco-espagnole a déclaré alors, que Lagaillarde l’avait chargé d’une mission, notam
ment de lui faire parvenir « tous renseignements qu’il pourrait recueillir dans la région d’Oran, sur un certain nombre
de personnes ».
197
F. RAPHAËL
« L'au-delà de la fu tilité »
(Alex Derczansky)
dans différents pays. Nous nous proposons, quant à nous, de présenter la problématique, la métho
dologie et les premières étapes d ’une recherche, que nous avons entreprise, depuis une année envi
ron, auprès des Juifs du Sud algérien installés dans l’Est de la France, plus particulièrement à Stras
bourg et à Lunéville. Ces Juifs mozabites font partie des communautés des marches du Sahara, qui,
de par leur éloignement et leur isolement, ont maintenu une tradition juive très vivante. Celle-ci
prenait en charge tous les aspects de la vie quotidienne et insufflait un esprit spécifique à toutes les
pratiques de l ’existence. Aucun domaine n’échappait à l’emprise de la Loi, le privé et le public
avaient tendance à se confondre dans des communautés qui se savaient tout entières sous le regard
de Dieu.
Au M ’Zab, les Juifs ne furent pas les commis voyageurs d ’une culture étrangère ; Juifs et
Musulmans ne sont pas allés « en rang dispersé » vers la civilisation occidentale. En effet, la plupart
des Juifs mozabites n ’accédèrent à la citoyenneté française que très tardivement. Cela résulte de
facteurs objectifs, tel le fait que M ’Zab fut rattaché à la France après la promulgation du Décret
Crémieux, qui faisait des Juifs algériens des citoyens à part entière, et également d’un choix cons
cient des Juifs mozabites : tout comme leurs coréligionnaires alsaciens de l ’époque de la Révolution
et de l ’Empire, ils n ’étaient guère pressés de servir dans les rangs de l ’armée en trahissant les impé
ratifs rituels de la Loi juive , de plus, ils craignaient de se couper de leurs voisins Ibadides et Maléki-
tes en se désolidarisant de leur destin, et en acceptant une promotion qui faisait d ’eux une catégorie
privilégiée mais isolée. Cette crainte et ce refus de se séparer des autres, en se désolidarisant de leur
sort, les Juifs la conservèrent jusqu’au cœur même de la guerre d ’Algérie, à une époque où les mena
ces verbales de certains malékites à l’égard de leurs femmes et filles se firent plus pressantes. Ce
n ’est qu’en 1961 et en 1962, peu de temps avant leur départ, au plus fort de la tension que suscitait
la guerre, qu’ils optèrent pour la France et q u ’ils obtinrent la pleine citoyenneté grâce au dévoue
ment exemplaire des administrateurs civils inquiets quant à leur survie.
Bien avant l ’exil des ju ifs maghrébins, l’évolution historique propre à chacun des pays de
l ’Afrique du Nord, avait déjà ébranlé, à des degrés divers selon qu’il s’agit des plaines côtières, des
massifs montagneux ou des oasis du sud, la culture traditionnelle des communautés. En fait, tout
« peuple-hôte » vit en relation d ’échange avec la société majoritaire qui l ’entoure, et ne peut en
aucun cas éluder la rencontre ou l ’affrontement. Il convient d ’être attentif à la diversité des cultures
élaborées par les différentes communautés juives, et d ’étudier chacune d ’entre elles dans la relation
dynamique qu’elle entretient avec la civilisation environnante. Comment ne pas prendre conscience
de la spécificité des Juifs mozabites, originaires des oasis du Sud algérien, comparés à leurs coréli
gionnaires des centres urbains de la côte septentrionale ? Les transformations entraînées par la
présence d ’une puissance colonisatrice, par l’apparition d ’une revendication nationaliste et par le
processus d ’arabisation qui résulta de l ’indépendance, ont ébranlé la cohérence des cultures juives
qui n ’avaient évolué que lentement dans le temps. A cela s’ajoutent des disparités socio-économi
ques, qui s’accusent avec l ’entrée plus ou moins avancée dans la modernité, et des disparités régio
nales, favorisant ou non le contact avec la culture occidentale. Ces dernières ne peuvent manquer de
transformer les collectivités juives, qui se sont ouvertes, à des degrés divers, sur le monde environ
nant. Dans toute l ’Afrique du Nord, la culture juive a subi des transformations plus profondes dans
les bourgs des plaines que dans les villages montagneux, dans les villes que dans les campagnes, dans
les cités portuaires que dans les villes de l ’intérieur des terres, car les communautés juives n ’ont pas
été confrontées avec la même intensité à la civilisation, à la fois émancipatrice et assimilatrice, de
l ’Occident. La communauté juive mozabite présente la particularité, comme celles du Sud-Tunisien,
de Djerba, et de l ’Atias marocain, avec lesquelles nous la comparerons parfois, d ’avoir mieux résisté
à l ’influence de l’occidentalisation introduite par la colonisation. Cela s’explique par des raisons
géographiques, culturelles et historiques. A la différence du judaïsme des plaines côtières, des ports
et des villes, elle a vécu retranchée dans un relatif isolement aux portes du désert, dans une région
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hostile que seul le travail acharné de l’homme a su mettre en valeur. La majeure partie de la popula
tion du M ’Zab est constituée par une communauté schismatique, les Kharedjites, que l ’on a surnom
més « les puritains du désert ». Réfugiés dans cet environnement aride, ils ont réussi, à force de
travail et de patience, à mettre en valeur le désert. Les Kharedjites constituent une communauté
soumise à un régime théocratique, que les chefs religieux dirigent d’une main de fer, maintenant un
contrôle rigoureux sur les mœurs publiques et les pratiques privées. Les Juifs, sans rien abdiquer de
leur certitude de détenir la vérité, et quoiqu’ils fussent en butte au mépris de la population Khare-
djite, respectaient le rigorisme religieux et les vertus laborieuses de cette dernière. Même si les liens
entre les deux communautés sont demeurés essentiellement fonctionnels, chacune ayant besoin de
l ’autre mais n ’établissant pas de relations amicales gratuites, même si elles se sont employées à main
tenir une certaine distance entre elles, il n'en demeure pas moins que l ’influence réciproque est pro
fonde. A cela s’ajoutait une troisième population, appartenant à l ’orthodoxie islamique, les Maléki-
tes. Au M ’Zab, pour les Kharedjites comme pour les Juifs, la religion constituait un phénomène
social total, un facteur d ’intégration de tous les secteurs de la vie individuelle et collective.
L ’intégration des Juifs originaires d ’Afrique du Nord dans la communauté juive alsacienne est
apparemment une réussite. L ’accueil fut, dans l ’ensemble, satisfaisant, tant sur le plan moral que sur
le plan matériel. La communauté de Strasbourg ne prit-elle pas l ’initiative, lorsque le danger se fit
menaçant pour les Juifs d ’Algérie, de faire venir des centaines d ’enfants, qui furent immédiatement
placés dans des familles. Sous l ’initiative du président de la communauté, profondément conscient
de ses responsabilités de survivants d ’Auschwitz, Maftre René Weil, d ’une personnalité intellectuelle
et morale prestigieuse, le Professeur A . Neher, de son épouse résolument présente à ses côtés, ainsi
que de l ’actuel aumônier de la police israélienne, le Rabbin A. Hazan, les Juifs de Strasbourg se
mobilisèrent pour ouvrir des foyers d ’accueil, organiser des cours de rattrapage et des activités
sportives, trouver des logements et des emplois. Il y eut, certes, des heurts et des déceptions lorsque
certaines familles durent rejoindre des bourgades d ’Alsace, où elles craignaient d ’être isolées, mais,
dans ^ensemble, le judaïsme alsacien qui avait failli par deux fois (lors de « l ’accueil » des Juifs
d ’Europe orientale, à la fin du XIXèm e siècle et au lendemain de la première guerre mondiale, et
lors de l ’arrivée des réfugiés allemands à la montée du Nazisme) assuma ses reponsabilités. Dix-sept
ans après le grand exode des Juifs d ’Algérie (1962) on pourrait croire, en se basant sur la réussite
sociale de certains jeunes, sur le maintien d ’un office « sépharade » à l ’intérieur du centre commu
nautaire, sur la cohabitation d ’une communauté ashkénaze et sépharade au sein d ’une même synago
gue dans un nouveau quartier de la cité, sur le nombre important des mariages, que l ’on qualifie avec
humour de « mixtes », entre Ashkénazes et Sépharades, que leur implantation en Alsace fu t un
succès.
En fait, il faut sans cesse réparer les lézardes qui fissurent cette façade respectable. Les Juifs
ashkénazes n ’ont guère dépassé le stade du paternalisme condescendant, voire méprisant ; les respon
sables, qui parlent de « nos frères sépharades », n ’entretiennent de relations suivies qu’avec les
notables occidentalisés. Trop souvent, de part et d ’autre, on réduit les coutumes spécifiques, qui
caractérisent la culture différente, à l ’exotisme et à des pratiques saugrenues, pittoresques. Une telle
réification s’inscrit parfaitement dans la logique de l ’ethnocentrisme occidental qui fait voisiner un
authentique masque africain, arraché au système symbolique qui lui confère du sens, avec une
chafne hi-fi sophistiquée. Nombre de familles maghrébines, qui avaient vécu dans un réseau dense de
relations sociales, se trouvent isolées, n ’ayant pu établir d ’authentiques liens de voisinage avec les
familles juives autochtones. Parfois, ces dernières ont fait preuve d ’une incapacité totale de com
prendre autrui dans sa différence. C ’est ainsi qu’une petite communauté villageoise accueillit avec
chaleur un noble patriarche en djellaba, accompagné de son épouse, de ses nombreux enfants, et de
sa servante qui l ’avait suivi dans l ’exil en emmenant ses propres enfants. On s’empressa de les aider,
de leur prodiguer un soutien matériel et moral. Malheureusement, le zèle d ’une assistante sociale
fit apparaître que « la servante » était en fait la seconde épouse du patriarche, et que les enfants de
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la « servante » étaient également les siens. Du coup, le vide se fit autour d ’eux. Les Juifs de la
bourgade qui s’étaient montrés si serviables et si accueillants furent scandalisés à l ’idée qu’un de
leurs coréligionnaires puisse être polygame. S ’il s’était agi d ’un Musulman, cela n’aurait eu aucune
importance. Mais un Juif, comme eux, c ’était intolérable ! Ils se montrèrent ainsi incapables de
relativiser les modes de pensée et de vie, de les situer dans leur contexte culturel propre, et de les
comprendre dans leur différence.
Par ailleurs, une intégration « réussie » suppose que les nouveaux-venus sont parvenus à
s’adapter aux structures de la société d'accueil, qu’ils ont su en adopter les normes et en apprendre
les techniques. A la période de l ’apprentissage, durant laquelle ils ont apprivoisé un paysage mental
et humain qui leur était étranger, doit succéder progressivement une phase d ’insertion où se tissent
des liens avec l’entourage, où s’amorce une ascension sociale et économique. Mais l ’intégration
réussie ne signifie nullement la disparition de la culture minoritaire : elle suppose que les nouveaux
arrivants ne renoncent pas à leurs valeurs, qu’ils s’efforcent de les maintenir et même de les renouve
ler, une fois le traumatisme du premier contact surmonté. Or, à la suite du déracinement, nombre
de Juifs maghrébins n ’ont pas su, sous le poids des impératifs économiques et de la force assimila
trice de la culture occidentale, rester eux-mêmes. Ils ont été fascinés par le culte des « choses », qui
est une perversion aliénante, et par l ’absence de contraintes et de limites. Ils ont adopté le modèle
ashkénaze, allant parfois jusqu’à se faire les défenseurs vétilleux d ’une forme de judaïsme qui leur
était étrangère.
M. Cohen rappelle à juste titre le fait que le Ju if maghrébin traditionnel — et cela est encore
plus vrai pour le Ju if mozabite — vit à l ’intérieur de trois cercles. Le premier est celui de ses rapports
avec le transcendant et les forces surnaturelles : Dieu est omniprésent, et il n ’y a pas de césure entre
la vie religieuse et la vie profane ; de plus, le Ju if mozabite n’introduit pas la distinction scientiste
entre la religion prescrite et les coutumes populaires que l’Occident qualifie de superstition. Le
second cercle est celui de ses droits et de ses obligations vis-à-vis de sa communauté, qui définit son
statut social et lui apporte une relative sécurité, le troisième est celui de ses droits et de ses obliga
tions vis-à-vis de sa famille et de son clan, au milieu desquels on vit tout le temps, « dans une trame
dense de contacts physiques et de chaleur humaine » (M. Cohen). L ’étude que nous avons entreprise
se propose de préciser quels éléments de la culture spécifique des Juifs du Sud algérien ont survécu
au déracinement et à la transplantation en France, non sans subir les assauts de la modernité, les
coups de boutoirs des difficultés économiques et de l ’éclatement du clan familial. D ’autres éléments
ont disparu du champ de la pratique, avant que de s’éloigner progressivement du champ de la
mémoire. Il s’agissait de découvrir ce qui continue à se transmettre dans un environnement culturel
et humain radicalement autre, à l'opposé de ce qui apparaît comme caduque et qui tombe en
désuétude. C ’est la volonté de maintenir la culture religieuse, élément déterminant de l ’identité du
Ju if mozabite, qui, dans la plupart des cas, a motivé, en dépit du cadre géographique si contrasté,
le choix de Strasbourg, où s’affirme une communauté active, aux institutions culturelles scolaires
et sociales multiples. Il n ’en demeure pas moins qu’il est extrêmement difficile de conserver une
culture spécifique, c ’est-à-dire un agencement original d’éléments symboliques, qui prend tout son
sens dans sa relation avec un certain environnement géographique, culturel et humain, lorsqu’une
communauté se trouve dans un environnement radicalement différent, où priment d ’autres normes
et d ’autres valeurs.
Pour mener à bien ce travail, nous avons eu, jusqu’à présent, des entretiens répétés, avec
plusieurs membres d’une vingtaine de familles établies à Strasbourg et de quatre familles installées à
Lunéville. Une équipe d ’étudiants a interrogé longuement environ une quinzaine de jeunes, qui ont
quitté le M ’Zab dans leur jeune âge ou qui sont nés en Alsace. Nous n ’avons pas réussi à vaincre en
tièrement la méfiance des jeunes Mozabites. Ceux qui ont voulu oublier le pays antérieur pour
s'intégrer pleinement au monde occidental, ont parfois pris conscience, en nous parlant, du lien
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affectif qui les rattachait malgré eux à la tradition. En s'entretenant avec nous ils se rendaient
compte de cette contradiction et se rebiffaient. Les jeunes intellectuels, eux, nous considérèrent
parfois comme les représentants d ’un monde ashkénaze qui ne les avait jamais acceptés ; nous étions
« essentiellement » incapables de comprendre et de rendre compte de leur spécificité. Ils dénon
çaient les tentatives d ’intégration et de récupération de la communauté ashekenaze, paternaliste et
réductrice, et trouvaient fort suspect l ’intérêt que nous leur portions.
Toute analyse valable doit faire « coïncider l ’objectivité de l ’analyse historique avec lasubjecti-
vité de l ’expérience vécue » (M. Mauss). Aucun sociologue ne doit tricher avec sa biographie qui
détermine une partie de ses options sociologiques. Notre « sympathie » vraie pour cette communau
té, notre profonde affinité'avec sa culture, nous ont permis de vaincre la méfiance des adultes, qui
n’entendaient pas être traités en « objets » d ’étude, ni victimes d ’un voyeurisme réducteur. Notre
engagement pour la reconnaissance du droit à la différence, et, au sein même de la communauté
juive, pour le maintien de chaque culture particulière, nous ont amené, bien souvent, à être un
« observateur-participant ». Nous avons recueilli les impressions de plusieurs Mozabites à la suite de
la projection d ’un film sur la communauté juive de Djerba, elle aussi entourée de Kharedjites, qu’ils
ont comparée avec la leur. Nous avons été invités à nous joindre à une soirée de « baqachot » du
Sud algérien ; au cœur de l ’hiver, dans un baraquement cerné par la neige et par la nuit, ont retenti
des chants mystiques qui pleuraient la destruction de Sion et proclamaient l ’inébranlable espoir des
juifs en l ’avènement du Messie qui ramènera son peuple sur la terre des ancêtres. D ’anciennes pho
tos nous ont permis d ’évoquer des aspects quelque peu estompés de la quotidienneté et des fêtes.
Divers objets, depuis les plateaux de cuivre martelé jusqu’aux talismans, ont suscité des commentai
res relatifs aux techniques artisanales, aux rites propitiatoires et à la religiosité populaire. Nous
avons été attentifs aux proverbes qui véhiculent une sagesse populaire, valorisant l ’expérience et
l ’ordre inéluctable des choses. Quant aux contes, ils constituent un témoignage précieux du travail
ininterrompu de l ’imagination populaire, de la persistance de certains stéréotypes, de l ’exaltation du
triomphe de l ’esprit et de la ruse sur la force, et de la valorisation de soi.
Nous avons élaboré avec quelques étudiants, et avec l’aide du Rabbin R. Pérez qui dirige une
communauté de banlieue, où sont installées des familles mozabites, un questionnaire, qui, en fait, ne
constitue qu’une adaptation de celui que nous avions établi pour le judaïsme rural d’Alsace. L ’a
priori implicite supposait donc, qu’avec un décalage dans le temps et avec les modifications dues à
un entourage islamique, une communauté juive d ’Orient, installée en bordure du Sahara, présentait,
avant son déracinement, des traits culturels spécifiques et une stratégie de survie, qui n’étaient pas
fondamentalement différents de ceux qui caractérisaient le judaïsme des villages et bourgades
d ’Alsace, avant l’accès à la modernité et à l ’embourgeoisement de la seconde partie du XIXème
siècle. Ce questionnaire constitue en fait un guide d ’entretien semi-directif, non contraignant ; nous
avons recueilli avec beaucoup d’attention et de respect les témoignages de chaque interlocuteur et
tenu compte des inflexions, des infléchissements, des modifications dûs à l ’équation personnelle de
chacun d’entre eux, à son histoire et aux problèmes qu’il doit affronter. Tout comme Philippe
joutard, en quête d ’une « sensibilité au passé »2 , nous avons toujours conduit les entretiens sur un
mode très libre. Nous avions présent à l’esprit les différents thèmes de notre questionnaire, mais
nous les traitions dans l’ordre où notre interlocuteur les abordait de sa propre initiative ; nous avons
écouté avec attention ses disgressions — certaines associations d ’idées pouvant être significatives — et
nous avons noté les silences, les hésitations, les interjections, les tournures précises : pour ce faire,
lorsque cela ne suscitait pas la méfiance ou une réserve de nos interlocuteurs, nous avons enregistré
nos entretiens au magnétophone.
Il s’agit d ’abord de retrouver les valeurs fondamentales du Ju if mozabite, celles qui forment le
cadre de référence de son comportement, de la représentation q u ’il a de lui-même et de son groupe,
de ses attitudes vis-à-vis des autres, et de l ’élaboration de son identité. En second lieu, il convient
202
d ’étudier les difficultés que rencontre cet homme que l ’exil a précipité dans un processus d ’accultu
ration, « dans la mesure où il a été marqué dans son enfance par cet impact culturel, même s’il n’en
a pas conscience et même s’il a cherché à s’en libérer en déclarant que tout cela c ’est de l ’ancien
temps, et même s’il désire le maintenir mais ne peut trouver, dans le nouveau pays et la nouvelle
communauté juive, écho à ce besoin d ’un monde qui appartient au passé » (NI. Cohen). La culture
des Juifs mozabites, constituait un « fait social total », dans lequel les différents éléments d ’ordre
familial, technique, économique, juridique et religieux étaient intégrés en un système. Celui-ci
s’incarnait dans l ’expérience individuelle de chaque membre de la communauté, car la dimension
proprement sociologique, avec ses multiples aspects synchroniques, et la dimension historique
s’articulaient sur la dimension psycho-physiologique. « C ’est seulement sous forme de fait social
total que ces éléments de nature si diverse peuvent acquérir une signification globale et devenir une
totalité » (NI. Mauss).
La société juive méditerranéenne avait établi un rapport spécifique à l ’espace. La famille large;
souvent groupée autour du grand-père, occupait une maison dont la porte n’était jamais fermée à
clef. La cour, où se retrouvaient les fils mariés, leurs épouses et leurs enfants, constituait le centre de
la demeure, tout comme la terrasse où l’on dormait durant les nuits chaudes. Si les Juifs mozabites
ont supporté toutes les avanies, sans renoncer au sentiment de leur propre dignité et sans intérioriser
le jugement méprisant dont on les accablait, c ’est parce qu’ils se référaient à un espace mythique : la
Terre Promise. Ils n ’étaient pas des étrangers errants sans feu ni lieu, mais des exilés qui avaient un
point d ’ancrage dans l’univers indifférencié : Jérusalem. Le lien profond avec Sion, la foi dans un
retour sur la terre des ancêtres, furent une force permanente de régénération pour cette communau
té vivant dans des conditions de précarité qui auraient probablement causé la désintégration de tout
autre groupe humain. Et tout en survivant grâce à l ’espoir du retour et de l ’accomplissement de la
promesse, ils firent de Ghardai'a, par l’intensité de leur vie religieuse, par la consécration de leur
existence quotidienne au service de la Loi, une « deuxième Jérusalem ».
Le déracinement a imposé aux Juifs mozabites un nouveau rapport à l ’espace. Ils ont passé de
la maison individuelle où, autour d ’une cour intérieure commune, s’articulaient les cellules qui
regroupaient tous les membres de la famille étendue, aux immeubles vétustes au cœur des veilles
cités et aux tours gigantesques, déjà délabrées, des banlieues nouvelles. La porte fermée du monde
occidental, par opposition à la demeure toujours ouverte du quartier ju if d’Algérie, constitue le
symbole d ’une société où chaque cellule se barricade, se referme sur elle-même, et se calfeutre dans
l ’indifférence. L ’accueil au M ’Zab était nécessairement chaleureux, voire emphatique, alors que
l’avarice en mots du Ju if occidental semble traduire une certaine sécheresse du cœur.
Cette culture avait instauré un rapport au temps différent de la relation établie en Occident, où
le temps est fragmenté et commercialisé. Au culte de l ’efficace et de la rentabilité s’opposait la
durée infinie : « on avait la vie devant soi ». La transplantation a imposé aux Juifs mozabites un
nouveau rapport au temps. Dans le pays antérieur, « on prenait le temps de vivre ». En Occident,
« le temps, c ’est de l ’argent », il ne faut pas « perdre » son temps. Ils ont eu du mal à se faire à cette
comptabilité, qui supprime toute gratuité, ainsi qu’à l’impératif de la productivité, qui dévalorise la
jouissance spontanée et l ’échange non-intéressé.
permanent sur chacun de ses membres, mais elle leur offrait le confort d’une sécurité physique et
affective. « Elle protégeait de la vulnérabilité personnelle et maintenait permanente la relation de
réciprocité entre ses membres, relation étayée sur le don » (M. Cohen). On vivait toujours « avec et
sous le regard des autres », envers lesquels on avait à la fois des obligations et des droits. On prenait
la communauté à témoin pour tout : lorsqu'éclatait un litige entre deux familles, lorsqu’on brandis
sait fièrement un drap maculé attestant de la virginité de la jeune mariée. Le respect de la parole
donnée, de la poignée de main concluant une affaire, constituait les caractéristiques fondamentales
des transactions à l ’intérieur de la communauté juive, ainsi que de ses rapports avec la population
environnante.
Bien que les ju ifs constituaient un groupe minoritaire recroquevillé sur une tradition spécifi
que, ils s’inscrivaient dans une culture globale, dont ils portaient l ’empreinte malgré eux. Ils élabo
rèrent une stratégie complexe et dynamique, faite de retrait et de participation. Dans l ’ensemble, ils
subissaient avec résignation et soumission leur statut de « dhimmi ». Ils considéraient que les brima
des et les restrictions faisaient partie du destin ju if dans la « galout », l ’exil. Certes, la communauté
juive était parfois victime d ’exactions, certes il lui incombait d ’acheter la protection de tribus merce
naires voisines, mais c ’était là le sort du peuple ju if voué provisoirement à l ’errance. Les restrictions
qui étaient imposées aux Juifs, avaient pour but à la fois de maintenir la différence et d ’humilier,
tout en renforçant la sujétion ; elles furent appliquées avec beaucoup de rigueur. L ’attitude des
Mozabites à l ’égard des Juifs allait du mépris religieux, n’hésitant pas à les réduire à une source
d ’impureté (tout fruit touché par un Ju if au marché était impropre à la consommation), à la ren
contre obligée sur le plan existentiel et à la reconnaissance d'un certain nombre de vertus, tels
l’ardeur au travail, l ’intelligence en affaires et le respect de la parole donnée. Si les Juifs avaient,
pratiquement, le monopole de l ’orfèvrerie et de la bijouterie, et étaient des artisans d ’une grande
dextérité, c ’était que le travail de l ’or et de l’argent était interdit aux Musulmans. Cette spécialisa
tion, en même temps qu’elle assurait leur subsistance, les maintenait dans un statut de paria. On les
méprisait également parce que certains d ’entre eux prêtaient à intérêt. En fait, l ’usure est souvent
pratiquée par un groupe-paria, que le peuple-hôte incite à s’adonner à cette pratique honnie, et
pourtant indispensable à l ’activité économique ; il l ’y contraint en lui faisant acheter à prix fort et à
intervalles répétés, son droit à la vie. L ’argent est alors aussi nécessaire au ju if que l ’air qu’il respire.
Déclassé socialement et vilipendé, victime de l’opprobre du groupe dominant, il investira toute son
énergie dans le champ économique, seul ouvert à son ambition. Les Juifs étaient perçus par leur
entourage comme des parias qu’on pouvait légitimement mépriser et humilier, et dont le contact
physique était source d ’impureté et de souillure. Ils étaient, par essence, exclus du champ de la
compétition soçiale : ils étaient « en-dehors », et même s’ils parvenaient à amasser quelque richesse,
celle-ci ne leur conférait aucun prestige aux yeux des Musulmans. Comme les Juifs ne pouvaient
prétendre rivaliser avec ces derniers dans le champ social et politique, et qu’ils ne constituaient donc
pas des concurrents dangereux, certains liens de voisinage pouvaient se développer entre une famille
juive et une famille musulmane. Mais c ’était là l ’exception. « L ’humilité est le gage de la sécurité »
(D.M. Hart) ; telle semble avoir été la stratégie de survie adoptée par le Juif mozabite. Il s’accommo
dait des quolibets, des proverbes, des contes facétieux, qui le tournaient en dérision, et lui prêtaient
un comportement scabreux, car, à aucun moment, il n’intériorisa ce jugement. Il n’avait pas le senti
ment d ’une quelconque déchéance, et s’il courbait l’échine, c ’est parce qu’il était valorisé dans le
seul monde qui comptait à ses yeux, sa communauté et sa famille. Il s’efforçait de reconquérir, à
l’intérieur de sa propre communauté, l ’estime que les Musulmans lui refusaient, il était convaincu
que sa religion était la seule vraie, et qu’un jour apparaîtrait le Messie qui ramènerait le Peuple de
Dieu sur sa Terre. Il pliait le dos sous le mépris dont son entourage l ’entourait, car l ’essentiel était de
perdurer. Pourvu que ce hâvre lui procurât une relative sécurité physique, lui assurât la liberté reli
gieuse et lui permît de gagner, tant bien que mal, sa vie, il s’estimait heureux et remerciait Dieu de
l ’y avoir guidé.
204
Les Juifs trouvèrent même certains avantages dans les limitations qui leur étaient imposées :
elles les aidaient à préserver leur particularisme religieux et leur culture spécifique. Elles répondaient
à leur volonté de retrait et les aidaient à préserver leur unité culturelle et sociale. Le statut de
« dhimmi », tout comme le statut d'exception qui était réservé aux Juifs d ’Occident durant l'épo
que médiévale, permettait à la communauté de sauvegarder une relative autonomie interne. Néan
moins, la protection qu’il lui garantissait se trouvait remise en cause en période de crise, lorsque les
tenants du pouvoir s’avéraient incapables d ’empêcher que des éléments hostiles et rebelles ne s’en
prennent aux Juifs. Dans ces moments de tension et de troubles, l’équilibre fragile était rompu, la
haine refoulée rejaillissait. Le moindre bouleversement politique ou économique introduisait la
rupture : personnes et biens étaient menacés, des exactions étaient commises. Le Ju if redécouvrait
la fondamentale précarité de sa condition, qu’il s’était employé à nier. Mais ces crises ne duraient
guère, la vie reprenait le dessus ; on s’efforçait de surmonter la méfiance et de vivre côte à côte
comme avant. Les relations qui unissaient les Juifs à leur entourage étaient imprégnées de pragmatis
me ; chaque communauté savait qu’elle avait besoin de l ’autre, qu’elle était condamnée à composer
et à collaborer avec elle.
La présence française, même si elle n’entraîha pas un changement du statut administratif des
Juifs mozabites, modifia leur condition : la France, représentée par ses administrateurs et ses institu
teurs, devint un partenaire dans ce qui avait été, jusqu’alors, un « face à face obligé » (J.-L. Miège)
des Juifs et des Arabes.
La plupart des familles mozabites sont venues à Strasbourg pour y retrouver une « atmosphère
juive ». Certaines d ’entre elles ont dû, dans un premier temps, accepter de s’installer dans de petites
communautés juives (telles Sarre-Union, Niederbronn...), éloignées de 80 à 100 kms de la ville, afin
d’y trouver un logement et un travail. Pour certains Juifs ce fut une période heureuse ; d ’autres, par
contre, ont conservé le souvenir d ’un isolement progressif. Après trois ou quatre années, en moyen
ne, ils s’efforcèrent de se regrouper à Cronenbourg et à Bischheim, dans la banlieue strasbourgeoise,
afin de recréer, même en se logeant dans des « H.L.M . » exiguës et déjà délabrées, une communauté,
un office, un réseau d ’échanges et un tissu social proches de leur monde originel. En fait, il semble
que cette tentative ait en partie échoué. Certes, un office scrupuleusement fidèle au rite de Ghardaià
réunit certains Mozabites pour la prière, dans un baraquement aménagé en synagogue. Certes, il fait
bon, par un soir d ’hiver où la neige tombe à gros flocons, s’y retrouver autour du Rabbin Abraham
Elbaz, dernier rabbin de Ghardaià, aujourd’hui installé en Israël, et autour d ’un « pajtan », un
compositeur d ’élégies, presque aveugle, pour y chanter les « baqachots » du M ’Zab, où s’exhale
toute la nostalgie de Sion, la ferveur messianique et « la flamme du Shabbat ». Mais à l ’heure actuel
le, plusieurs familles ont quitté la banlieue, pour s ’installer au centre de la cité près du lieu du travail
du père ou, plus souvent, de celui de l ’un des enfants. La communauté s’est disloquée, géographi
quement et spirituellement. Ce qui fait le plus cruellement défaut aux familles mozabites, c’est la vie
sociale chaleureuse, spontanée, jamais assoupie du pays antérieur. Face à la société occidentale,
atone et terne, elles exaltent les échanges d ’autrefois : après l ’office, le Shabbat matin, « les hommes
allaient d’une maison à l ’autre », tandis que les femmes « rendaient visite » à leur mère ou leur
sœur dans l ’après-midi. La trame des relations sociales s’est défaite, la famille s’est éparpillée dans
différentes régions de France. La transplantation a détruit l ’équilibre précaire d’autrefois ; les
normes occidentales ont contraint chaque famille à se débattre avec ses propres difficultés, à
s’adapter aux normes de l’efficace et de la compétitivité, et à se renfermer sur elle-même. Chaque
famille est contrainte d ’affronter seule les obstacles qu’elle rencontre. On « n’ose » plus aller voir le
rabbin, on est trop fier pour demander conseil : « Chacun est renvoyé à ses problèmes ».
Dans l’ensemble l’accueil a été plus que décent, tant sur le plan matériel que sur le plan hu
main, et cela grâce à l ’orientation que lui ont donné des responsables communautaires, qui incar
naient la prise de conscience tardive du judaïsme d ’Alsace de la responsabilité de chaque membre du
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peuple ju if à l ’égard de son frère. Ce qui a paru insupportable, cependant, à nombre de Juifs des
marches du Sahara à leur arrivée à Strasbourg, c ’est le regard quelque peu étonné et méprisant de
certains Ashkenazim. Ces derniers, « choqués » par leur façon de s’habiller, leur gestuelle et leur
langue, les assimilèrent à des « Arabes » pratiquant le judaïsme. L ’homme occidental redécouvrait le
barbare et se proposait de le faire accéder à la lumière de « la » civilisation. Il y a eu également quel*
ques manifestations d ’incompréhension profonde du drame que vivaient les réfugiés, de dureté de
cœur et de manque d ’ouverture fraternelle chez certains professionnels du travail social, de bonne
conscience moralisatrice chez certains nantis qui prêchaient la bonne parole. Un jeune ouvrier
mozabite s’est empressé de rendre au concierge de l ’entreprise un paquet d ’habits usagers que le
patron avait déposé pour lui : ce n ’est pas de « ce geste là » dont il avait besoin. La suffisance de
l ’ethnocentrisme du regard de certains Ashkénazes donnèrent aux réfugiés à penser qu’ils étaient
accueillis « parce qu’il le fallait bien », mais qu’ils n ’étaient pas « vraiment acceptés ». En fait, les
défaillances les plus graves sont imputables ni à l ’indifférence de la société d ’accueil, ni à un manque
d’efforts des nouveaux arrivants. Elles sont dues à des divergences entre les deux cultures, non pas
dans le domaine des valeurs de référence, mais dans celui des normes intégrées dans le vécu quoti
dien ; à cela s’ajoute l ’empreinte que la culture environnante laisse nécessairement, dans un proces
sus dynamique d’échange, sur chaque communauté juive. Les Juifs mozabites sont déconcertés par
le manque de chaleur des relations avec les Ashkenazim, par une certaine réserve, par l ’absence de
manifestations expansives d ’amitié. Ils craignent d’être déçus dans les avances qu’ils leur font, de ne
pas être payés de retour. « Nous quand on a déjà vu ça, on n’ose plus... on vient avec de la chaleur
et on rencontre du froid ; alors on se glace ». La conception de, l ’hospitalité était très différente au
M ’Zab : l ’hôte était roi, on appréciait sa compagnie, rien ne pressait. Dans la société d ’origine, cha
que individu avait sa place et était reconnu par autrui. Dans la société d ’accueil, il souffre à la fois
d ’un sentiment d ’exclusion sociale et d ’échec. Il impute ce dernier, qui est dû en partie au manque
« d ’instruction, de qualification professionnelle et d ’outils culturels appropriés », au rejet et à la
ségrégation, qui l ’empêchent d ’être reconnu et lui ôte sa dignité.
Une personnalité qui a été modelée pour un type de société qui exige le conformisme, la sou
mission et la continuité avec le passé, aura du mal à s’adapter à une société qui requiert la capacité
d ’innover sans cesse. Ce qui frappe c ’est l’isolement de nombre de familles mozabites : les liens qui
les unissaient à la famille large et à la communauté se sont défaits. A u x échanges intenses, aux soli
des inimitiés aussi qui, des générations durant, opposaient des familles rivales, entretenant par fidé
lité aux ancêtres une brouille dont ils ignoraient l ’origine, ont succédé l’indifférence et le repli sur la
cellule étroite. « Même entre Sépharades on s’est refroidi ». Le rythme fébrile de la vie occidentale,
206
Le respect de l ’autorité du père, qui, en vertu de sa fonction plus que de ses qualités personnel
les, est le détenteur du savoir et du pouvoir de décision, constitue le fondement essentiel du système
familial traditionnel chez les Juifs mozabites. De même que l ’autorité du rabbin ne saurait être
discutée par la communauté, de même celle du chef de famille ne saurait être mise en question.
« On est conditionné dès le plus jeune âge à dépendre de l ’autorité et à la respecter » écrit M. Co
hen5 , qui souligne que cette forme de respect dépasse de beaucoup le concept occidental de défé
rence et de considération. Une telle notion implique « la soumission indiscutable aux parents, la
négation de soi en tant q u ’être ayant ses propres goûts, désirs et volontés, et ceci même lorsqu’on
est adulte et soi-même parent de grands enfants ». La famille juive du M ’Zab se caractérisait égale
ment par sa grande cohésion. « Le respect des parents assurait la cohésion de la famille, comme le
respect des traditions assurait celle du groupe ». Cette cohésion signifiait avant tout une vie com
mune, des efforts pour se retrouver, même de la part de ceux qui étaient partis au loin, aux fêtes
familiales et collectives. Mais cette cohésion était également morale ; elle s’exprimait dans la volon
té de perpétuer les rites et les traditions propres à chaque famille, et dans la conformité aux normes
qui la caractérisent. Le code sexuel exigeait la pureté jusqu’au mariage ; les relations n’étaient
permises qu’à l ’intérieur de cette institution, et aux périodes autorisées par la loi religieuse. Il
semble, toutefois, qu’on ait fait preuve d ’une plus relative tolérance à l ’égard de certaines incartades
du garçon, alors que la virginité de la fille constituait un élément essentiel à l’honneur familial. Le
code qui régissait les relations humaines exigeait, indépendamment de l ’intensité du sentiment per
sonnel, que l ’on manifestât avec chaleur et emphase, la joie d ’accueillir son hôte, et qu’on affichât
207
bruyamment sa peine. « Tous les sentiments individuels privés sont exprimés ou doivent être expri
més sans inhibition devant toutie-mond» et trouvent aussitôt une résonance chez les autres : ce sont
les youyous de joie des mariages, les hurlements et déchirements du visage de la veuve, non seule
ment à la mort de son mari, mais aussi une longue période après... »6 .
Le vécu familial a été profondément modifié par le passage de la famille large, vivant sous un
même toit, partageant le repas shabbatique, à la famille éclatée et disloquée : la présence constante
d’autrui, enveloppante et sécurisante, a cédé le pas à l ’ isolement et à la dispersion de la famille
nucléaire restreinte. Cet éclatement et cette parcellisation de la famille sont dénoncés par certains
jeunes, qui regardent avec nostalgie d ’anciennes photos, en même temps qu’ils évoquent avec ten
dresse leurs grands-parents drapés dans la « djellaba » traditionnelle. Certains se plaignent de ce
qu’on leur présente, lors de fêtes familiales, des cousins dont ils ignoraient l ’existence jusque-là.
Ils envient leurs parents qui, rencontrant un membre éloigné de la famille, en viennent très rapide
ment à évoquer tel souvenir triste ou gai de la vie d ’autrefois. Nombre de jeunes entre 20 et 25 ans,
qui n’ont connu Ghardaja ou Aflou que dans leur petite enfance, opposent la communauté et la
famille unies d ’autrefois au relâchement des liens, à la dispersion et à l’éclatement de la famille en
Alsace. Même lorsqu’on veut rendre visite à un mçmbre de sa famille, il faut « s’annoncer » ; pour
vous recevoir « on s’est mis en frais », on a préparé des gâteaux... Ils dénoncent l’absence de chaleur
et de spontanéité, le repli égoiste de chaque cellule familiale sur elle-même. Si certains jeunes affir
ment encore que « les parents c ’est sacré », qu’il faut s’employer avant tout à satisfaire leurs désirs,
la nouvelle hiérarchie des valeurs qui prévaut dans le monde occidental et que valorisent l’école pa
rallèle, les moyens de communication de masse et les comportements des groupes d’égaux » (« peer-
groups ») dans la société globale, opère un travail de sape et mine le code du pays antérieur. A celà
s’ajoute le fait qu’il faut, par exemple, consentir une plus grande liberté aux jeunes dans leurs loisirs
et leurs fréquentations, lorsque, tout au long de la semaine, ils sont engagés dans diverses activités
208
professionnelles, qui les mettent nécessairement en contact avec le monde environnant et où ils ac
quièrent une certaine autonomie. « Ici tout le monde est devenu froid ». Les jeunes filles appré
cient, certes, la plus grande liberté dont elles jouissent en Occident, leur relative indépendance, mais
déplorent en même temps « le vide », le relâchement du tissu social, l ’absence de contacts chaleu
reux : « Ici, on ne vit pas ».
La cohésion de la famille, ainsi que son efficacité dans la formation, étaient fondées sur le
pouvoir normatif du système religieux et sur la densité du tissu relationnel. « Mais l ’émancipation
trop rapide des jeunes — garçons et filles — et leur niveau d ’aspiration et d ’exigences, beaucoup plus
élevé aujourd’hui dans tous les domaines, leur ont porté des coups très durs » (C. Tapia). Le judaïs
me ne constitue plus une donnée immédiate de la conscience transmise par le milieu, mais nécessite
une reconquête et une assomption individuelles. Avec la déstructuration du système familial en tant
qu’ensemble de fonctions d ’intégration sociale, « ce sont les capacités d ’éducation, de formation et
d’orientation de la famille qui sont atteintes ».
Au M ’Zab la vie sociale était essentiellement réservée à l ’homme : sa compagne était confinée à
la maison, d ’où elle ne sortait que voilée, pour rendre visite à sa mère ou ses sœurs. La distance était
grande, parfois, entre l’homme et son épouse, et d ’avantage encore, ses filles. C ’est avec son fils
aîné qu’il établissait, semble-t-il, des relations privilégiées. Il existait une certaine réserve dans les
relations inter-individuelles au sein de la famille. « On ne se raconte passes pensées, ses sentiments.
Les échanges se font plus au niveau de tâches en commun, d ’actes comme par exemple accompagner
son père à la synagogue ou aider sa mère à préparer la viande selon les prescriptions religieuses,
qu’au niveau du langage »8 . La femme joue un rôle fondamental dans le maintien de la culture tra
ditionnelle, elle la pérennise dans « une fonction où elle excelle et qui la valorise : les préparations
culinaires ». Elle est la gardienne jalouse de la préparation ancestrale des mets qui caractérisent le
Shabbat et chacune des fêtes religieuses ou familiales, et qui scandent l ’existence du Juif.
Cependant, les problèmes que posent l ’insertion dans la société occidentale ont favorisé une
certaine redistribution des rôles et l ’accession de la femme à de nouvelles responsabilités. La règle
mentation traditionnelle s’est assouplie progressivement avec la relative pénétration de certains
aspects du modèle occidental au M ’Zab. L ’exil a ensuite accentué la remise en cause des pratiques
traditionnelles, « associée à une vue plus libérale et moderne du statut de la femme et de l’éduca
tion de la jeune fille ». En fait, plusieurs modèles coexistent présentement. Chez les couples plus
âgés, la soumission de la femme s’est maintenue : un ordre lui intime de servir le thé, elle ne prend
pas part à la discussion que lorsque son mari l’y invite. Tout ceci ne l ’empêche pas d’être heureuse
et épanouie dans le domaine où elle est confinée. Certaines femmes, tout en respectant « en surfa
ce » la norme de la toute-puissance de leur époux, jouent un rôle essentiel dans l ’équilibre de la
cellule familiale. Elles servent « d ’intermédiaire entre les enfants et le père », elles établissent « les
relations affectives les plus proches » avec les enfants9 . Progressivement, les conceptions rigides et
strictes concernant l’éducation de la jeune fille s’effritent au profit d ’une attitude plus libérale. Mais
certains chefs de famille, plus âgés, subissent cette évolution à contre-cœur et s ’y résignent en déplo
rant la dégradation des mœurs en Occident. D ’autres s’y rallient avec moins d’amertume. Cependant,
certaines femmes plus jeunes, mères d ’une nombreuse famille, dénoncent le refoulement affectif et
sexuel auquel les contraignaient les normes traditionnelles : devant leur mari, elles affirment avec
franchise que celui-ci leur a été imposé alors qu’elles ne pensaient qu’à jouer dans la rue avec les
autres gamines de leur âge (12 ans), et elles déplorent le fait qu’on ait ainsi disposé d ’elles, alors
qu’elles n’avaient aucune maturité. Elles se plaignent aussi d ’être passées, « sans avoir rien eu de leur
jeunesse », de la coupe de leur parents à celle de leur belle-mère, qui parfois les traitait comme « des
esclaves ». Nombre de femmes refusent de maintenir une attitude crispée et passéiste, et s’emploient
obstinément à introduire des novations dans le domaine des mœurs, des pratiques quotidiennes et
des normes éthiques. Elles sont à l ’écoute des enfants, dont elles freinènt l ’ardeur novatrice tout en
209
admettant une relative évolution. Cette attitude dynamique, qui assure à la fois le maintien de la
spécificité culturelle et l ’intégration d ’éléments nouveaux, les amène à assurer un équilibre précaire
« entre les forces poussant au changement et celles qui tendent à l ’inhiber ». Il nous semble que
l’analyse très pertinente que Margalit Cohen fait du processus d ’acculturation chez les femmes juives
originaires du Maroc rapatriées en France est également valable pour celles qui viennent du M ’Zab.
D ’une part, ces dernières savent q u ’il leur incombe d ’assurer la continuité du passé et de la tradition,
surtout dans le cadre de la famille. D ’autre part, elles sont attirées par le changement et les nouvelles
valeurs, en particulier celles de la réalisation de soi. « On pourrait dire que les femmes marocaines
sont à la fois agent de changement et facteur de stabilité et de continuité au sein de la famille ; mais
au niveau individuel, cette ambivalence entre le modernisme et la tradition qui les caractérise est d if
ficile à vivre » (M. Cohen). Dans une tentative de conciliation, elles arborent ainsi une position à la
fois dualiste et charnière, « position malgré tout favorable à la stabilité du foyer ».
L ’une des tâches fondamentales de l ’éducation c’est d ’assurer la pérennité du groupe par la
transmission des normes communes. De plus, le savoir est source de dignité ; celui qui est versé dans
l’étude de la Loi, même s’il est pauvre, inspire le respect. Pour le Ju if mozabite, vivre la tradition qui
lui a été léguée, et la transmettre à son tour à ses enfants, c ’est se sentir exister dans la durée, c’est
s’inscrire dans une histoire qui a un sens, puisqu’elle débouchera nécessairement s u r l’ère messiani
que. L ’enfant n ’était presque jamais abandonné à lui-même. Chaque jour, dès qu’il sortait de l ’école
communale, le garçon devait se précipiter à la « yechiva », à l ’école talmudique ;de même, toutes
ses vacances étaient consacrées à l ’étude. Les filles, qui s’initiaient à leurs responsabilités ancillaires
et religieuses auprès de leurs mères, n ’avaient guère le temps d ’aller jouer. L ’éducation visait à prépa
rer le garçon au rôle qui était traditionnellement dévolu à l ’homme. La « bar-mitzwa », la cérémonie
de l ’accession à la majorité religieuse, marquait l ’entrée de l ’adolescent dans la société des adultes.
A la différence de son rôle dans la société mozabite, la religion ne constitue plus, dans l ’espace
occidental, un phénomène social total, mais une aventure personnelle. S ’affirmer comme Ju if dans
la société française contemporaine constitue un choix délibéré et non plus une condition subie. Face
à une société assimilatrice, qui encourage la réduction des différences, peut-on transmettre la fidéli
té au passé et le souvenir ému du monde antérieur ? Dans la société sécularisée de l’Occident, les
valeurs religieuses ne fondent plus la culture et ne confèrent plus un statut social : le père est en
partie privé de son prestige et ne peut plus représenter un modèle de référence pour les jeunes, qui
doivent s’affirmer dans une société compétitive, valorisant l ’efficace et la réussite individuelle. Il ne
peut plus fixer les limites et fournir des règles structurantes. Nombre de Juifs mozabites, qui n ’ont
connu pour toute école que l ’enseignement traditionnel dispensé par le rabbin, font de grands sacri
fices pour donner un « bon bagage » à leurs enfants : ils les encouragent, ils les incitent à travailler.
Les jeunes sont, en fait, une génération de transition entre une culture qui privilégiait « le moi fami
lial aux dépens du moi individuel », et la modernité qui valorise la réussite personnelle, qui exalte le
droit au bonheur individuel, au détriment de la responsabilité à l ’égard de la famille et de la commu
nauté. Il y a encore, chez nombre d ’enfants un fort sentiment de responsabilité à l’égard de leurs
parents, la volonté de leur venir en aide, de leur donner satisfaction et de leur éviter toute peine.
Mais à l ’école et sur leur lieu de travail, dans leurs contacts avec leurs égaux, et même à la maison
où s’exerce l ’influence des mass-media, ils sont confrontés à de nouveaux modèles culturels qui
remettent en cause le dirigisme paternel et dénoncent toute autorité comme répressive et coercitive.
Dans nombre de familles qui ont des difficultés matérielles, les enfants prennent en charge les res
ponsabilités économiques qui, dans le pays originel incombaient au père ; ils acquièrent ainsi.de fait
une réelle autorité. Il en est de même lorsqu’ils font des études supérieures. Pour cette jeune fille
qui fréquente un Institut Universitaire de Technologie, le genre de vie que ses parents s’efforcent de
maintenir à la maison « cadre mal » avec la société dans laquelle elle vit. Elle dénonce « l ’asservisse
ment » de sa mère, qui « jamais n ’a pu s’exprimer », et la « déification » de ses frères, qui, prétend-
elle, tout en aquiespant à la modernité ne sont pas prêts à renoncer à leurs privilèges de « mâles ».
210
L ’image dévalorisée d ’eux-mêmes que l ’Occident offre aux Juifs sépharades, et le jugement
dégradant qu’il véhicule, favorisent chez certains jeunes la fascination pour la modernité, le rejet
ostentatoire de toute attache avec la culture d ’origine et, parfois, l ’imitation servile du modèle du
judaïsme d’Europe Orientale. Comment s’étonner que certains des rabbins sépharades s’adonnent
eux aussi à l ’idolâtrie de la « mitswa », à la surenchère dans l ’application vétilleuse des « comman
dements de la L o i », et revêtent un habit sombre, empesé, leur conférant une fausse gravité, alors
que le judaïsme sépharade était, tout comme celui d ’Alsace autrefois, un judaïsme de la sérénité, de
la juste mesure ? Comment s’étonner d’un tel mimétisme, quand on sait que dans certaines « yechi-
vot » (écoles talmudiques) hors du « yddich » il n ’est point de salut, que des érudits juifs maghré
bins ont été jugés tout juste aptes à fixer l’estampille « cacher » au cou des poulets ? Quand on sait
que tel décisionnaire d ’Europe Orientale a rejeté avec mépris la « ketouba » attestant de l'ancien
neté prestigieuse d ’une lignée rabbinique sépharade ? Nombre de jeunes qui fréquentent les écoles
confessionnelles (Ecole « Aquiba », lycée d ’orientation résolument orthodoxe, et « Beth Jacob »,
séminaire de jeunes filles à la fois piétiste et intégriste, à Strasbourg), où prévaut, même parmi les
enseignants d ’origine maghrébine, le modèle « ashkénaze » (d’Europe Orientale), se sont d ’abord
tournés résolument vers l ’Occident. Ils ont été fascinés à la fois par les figures prestigieuses des
penseurs et décisionnaires du judaïsme ashkénaze, présentés comme les détenteurs infaillibles d ’une
vérité absolue, et par l ’Occident, « Terre de la Grande Promesse », modèle de la réussite individuelle
et de toute ambition. Il arrive même que, lorsqu’on évoque un philosophe ou un commentateur
sépharade prestigieux (— la plupart du temps il s’agit d ’ailleurs de Maimonide, de Nachmanide ou
d ’autres grandes figures d ’Espagne, très rarement de maîtres issus du Maghreb ou d’Egypte —), on en
fasse des ashkenazim d’honneur : leur valeur se trouve légitimée par la reconnaissance que leur
vouent certains maftres d ’Occident. Mais les décisionnaires sépharades ne sont pas situés à l'intérieur
de leur communauté et de leur culture ; celles-ci ne s’en trouvent pas valorisées. Ajoutons que
l’impérialisme du judaïsme orthodoxe d ’Europe Oriental est tel, tout comme l ’aliénation des rabbins
et professeurs sépharades, formés au moule des « yechivot » de même obédience, que ces derniers
méconnaissent et dénigrent leur propre culture. Par ailleurs, si certains jeunes Mozabites ont tant de
mal à établir une véritable amitié avec des ashkénazes de leur âge, c ’est parce que ces derniers sont
nécessairement marqués par le monde occidental, ses valeurs et ses normes, et ont un comportement
qui les rapproche davantage de la société non-juive environnante. A cela s’ajoutent des clivages de
classe, qui déterminent un bagage culturel différent, des moyens financiers peu comparables. Mais
avec les jeunes Sephardim la compréhension est immédiate : une certaine forme d ’humour, une
certaine expressivité de la joie comme de la tristesse les rendent plus proches.
Un certain nombre de jeunes, issus de milieux modestes ont voulu prendre une revanche sur la
condition misérable qui était la leur pendant les premières années de leur séjour en France, en réus
sissant à tout prix. C ’est ainsi que cinq frères commencèrent par travailler dur comme vendeurs dans
la journée et parfois comme barmen le soir ; ils ouvrirent ensuite un magasin dans lequel ils étalaient
les « jeans » que fabriquait, dans un modeste atelier, leur oncle ; ils donnèrent à leur magasin un
caractère résolument « dans le vent », à la pointe de la modernité, imitant le style de l ’Ouest améri
cain ; progressivement, ils ouvrirent un second magasin, passèrent du « style cow-boy » au « style
minet », en même temps q u ’ils achetaient une villa où ils se regroupèrent autour de leur mère. Ils
acquirent motos et grosses cylindrées (Mercédes), ils inaugurèrent un nouveau magasin, en Allem a
gne cette fois. Cette promotion sociale s’accompagna d’un abandon progressif des pratiques reli
gieuses. Actuellement, ils fréquentent très rarement la synagogue, où ils étaient des fidèles assidus il
y a quelques années encore, alors que leur mère demeure très « attachée à la religion ». Ils sont
gentils envers elle, mais sortent souvent afin de profiter des plaisirs que la société d’abondance offre
aux nantis. Cependant, quelque soit leur discours manifeste, nombre d ’attitudes, qui se veulent
gestes de rupture, montrent à quel point ces nouveaux riches sont liés à une tradition dont ils affir
ment vouloir se défaire. Alors q u ’ils s’efforcent d ’être « comme tout le monde », ils ne parviennent
211
pas à se déprendre du pays antérieur, à se libérer d ’une culture qu’ils affectent de mépriser.
D ’autres jeunes se caractérisent par leur instabilité : ayant suivi les cours d ’une école profes
sionnelle, et poursuivi leurs études au-delà du C.A.P. jusqu’au Brevet de technicien, ils se retrouvent
pompistes dans un magasin à grande surface ou veilleurs de nuit.
C ’est chez les jeunes qui ont quitté l ’Algérie à l ’âge du baccalauréat et qui ont fait des études,
notamment chez les scientifiques, que nous avons rencontré l ’attachement le plus fort à la tradition
mozabite, avec pour corollaire une dénonciation virulente de la civilisation occidentale, dont les
Juifs ashkénaze sont l ’incarnation. Ils n ’ont pas été surpris par nos questions, car ils se les étaient
posées eux-mêmes, avant nous, n ’ayant cessé de s’interroger sur eux-mêmes et de revendiquer leur
particularisme. S ’ils demeurent « Juifs mozabites », c’est par un choix conscient, qui signifie en
même temps leur radicale étrangeté vis-à-vis de l’Occident. Ils opposent la communauté juive moza
bite, chaleureuse et profondément unie, où régnait une entraide dçs plus actives, à l ’esprit individua
liste de la « civilisation bourgeoise ». L ’exil a signifié la perte irrémédiable de la « nonchalance »,
c ’est-à-dire d ’un art de vivre fraternel et spontané, au profit d ’une société d ’ordre, disciplinée et
conventionnelle. A u x relations « naturelles » a succédé un monde « artificiel » et froid. Ils ont
conscience du combat tout à fait démesuré qu’ils mènent contre la modernité broyeuse de différen
ces, mais il faut tenir bon, ne rien céder de l ’essentiel. Certains d ’eux veilleront à donner une éduca
tion profondément traditionnelle à leurs enfants « afin qu’ils ne se sentent pas intégrés ». Certes,
cette position « de retrait » n ’est guère agréable ; mais il ne faut pas « renoncer à être ce que l ’on
est ». Ils évoquent cette « tension créatrice » qui maintient « l’homme éveillé » ; il peut même être
« réconfortant » de se sentir différent. D ’autres cèdent à la tentation de se défaire d ’un certain par
ticularisme, ou du moins souhaitent que leurs enfants réussissent à vivre « normalement », ce qui
leur est interdit à eux-mêmes. Ils justifient leur projet en analysant lucidement les raisons qui pous
sent un individu à transmettre une tradition ; c ’est par narcissisme et par égoisme, plus que par sou
ci de la cause, qu’il agit selon eux.
Cependant, des jeunes de première et de terminale, des étudiants et des enseignants, ont
compris que l ’ambition et le désir de réussite, ainsi que le culte idolâtre du modèle religieux ashké
naze, aboutissaient au refus de soi et de ses propres valeurs. Telle élève de terminale, fille de ma
nœuvre, et tel étudiant, fils de tailleur, demandent à leurs parents de leur parler du « pays anté
rieur », de leur mode de vie autrefois. « On se révolte contre tout, on veut tout rejeter, on refuse ces
superstitions qui prétendent que si je m ’assois au coin de la table, je ne trouverai pas de mari pen
dant sept années... E t puis on se rend compte qu’il y a des choses bien chez nous et on revient »,
déclare cette jeune fille qui s’insurge lorsque son père, évoquant la main brodée dans le dos de la
chemise de l ’enfant lors de la cérémonie du « Ketab », nous dit : « Franchement, ça vous fait rire
tout ça. Je me dis que vous allez vous moquer de nous ». Chez nombre de jeunes, qui ont fait des
études et qui rejettent comme surannées, comme marquées de « superstition », certaines pratiques
des parents, l’autorité du père n ’a cependant pas fléchi. Pour certains jeunes ayant fait des études
secondaires et supérieures, la tradition revêt avant tout une couleur familiale : le souvenir de la vie
que menaient les grands-parents et les parents leur inspire un mélange de fierté et de gratitude ; tout
en étant conscients du nécessaire renouvellement de la tradition, ils sont décidés à la maintenir et à
la poursuivre. La confrontation, au sein de l’Université et du lycée, avec un milieu non-juif, qui a
parfois une attitude hostile, ou qui reproche aux Juifs leur particularisme, afin de mieux justifier les
212
exactions dont ils sont victimes, contraint le jeune mozabite à se redécouvrir et à se redéfinir. Face
à l'incompréhension de l ’environnement, dans une société où la condition juive a cessé d ’être subie
et ne perdure que si elle est assumée, il est amené à s’interroger sur son propre choix et à le préciser.
Certains jeunes sont écartelés entre le modèle de comportement représenté par les parents,
modèle rigoureusement défini par la tradition, et les modèles plus fluides que leur propose, quoti
diennement, le monde alentour. Ils sont éblouis et fascinés par la vie facile, la liberté de mœurs,
qu’offre une société dépourvue de tout contrôle social, qui les encourage à la licence et à la consom
mation. L ’acculturation éveille chez eux des aspirations nouvelles et accentue leur désir de réussite.
Ils rejettent le pays antérieur, trop pesant, qui est un obstacle à leur entrée dans la société française ;
ils sont éblouis et aveuglés, par les lumières scintillantes du monde occidental. Ils vont même jusqu’à
prétendre que leurs coréligionnaires sont trop voyants : une pâtisserie juive « cachère » dans le quar
tier de la synagogue, c ’en est décidément de trop ; « c ’est s’enfermer dans un ghetto », et cela ne
peut qu’indisposer les Gentils. Cette attitude pusillanime, cette volonté de se fondre dans le paysage
dans le fol espoir de passer inaperçu, a caractérisé une partie des Juifs assimilationistes d ’Occident
opérant leur percée dans la société bourgeoise. Certains jeunes vivent dans un compromis instable,
qui tente d ’associer un respect relatif des traditions familiales à la participation aux plaisirs qu’offre
la société environnante. Le vendredi soir, on célèbre « shabbat » autour de la table familiale, on
prend part à l ’ambiance festive qui règne dans la famille. Mais, sitôt le repas terminé, on part pour
rencontrer des amis dans un hôtel et pour y danser. Lorsqu’on souligne l ’ambigui'té d ’une telle atti
tude, la nature hybride d ’un tel comportement, le jeune homme rétorque qu’il s’agit là d ’une pério
de transitoire de sa vie. Il entend bien épouser une jeune fille religieuse pour « se ranger ». D ’autres
jeunes eux s’efforcent de sortir de leur relégation, et d ’échapper à la condition de Juifs de seconde
zone dans laquelle on les confine : tout comme les Juifs d ’Alsace se précipitèrent vers les carrières
militaire, rabbinique, et libérales au siècle dernier, ils optent pour une profession médicale ou para-
médicale, pour l ’enseignement des mathématiques et pour la recherche scientifique. E t ils réussis
sent admirablement. Mais si leur promotion sociale est, selon les normes occidentales, incontestable,
le prix en est souvent fo rt élevé : ce n’est rien moins que l ’assimiliation, la rupture avec le milieu
d’origine, ou, du moins, avec le judaïsme institutionalisé de leurs pères. Il nous semble cependant,
que même les jeunes qui s'identifient avec le mode de vie occidental, allant jusqu’à se faire, par leur
profession de « promoteur de vente » dans les magasins à grande surface, les chantres du « consumé
risme », n ’ont pas su se libérer complètement des valeurs qu’ils dénoncent comme rétrogrades.
Certes, ils échangent un regard complice et dédaigneux, quand le grand-père prie pour le repos de
l ’âme de chacun des membres de la famille décédé lors de la H iloula ; mais ces valeurs qu’ils feignent
de mépriser, si elles ne se retrouvent pas chez eux à l’état pur, elles existent en tout cas à l ’état de
compromis.
Le mariage ne constituait pas dans la culture mozabite un acte individuel mais engageait les
deux familles contractantes ; c ’était un acte social et économique, où les sentiments et les inclina
tions n’avaient guère de part. Souvent les enfants étaient promis l ’un à l ’autre dès leur plus jeune
âge, et il arrivait même qu’ils soient mariés avant leur puberté. Toute intrusion d ’un étranger au
sein de la famille était un facteur de perturbation et faisait peser une menace sur son équilibre
interne. « A la limite, l ’étranger... qui entre dans la famille, par exemple la bru, est en potentiel
celle qui risque de porter atteinte à cette cohésion. D ’ailleurs, dans la société traditionnelle cette
cohésion était assurée par le mariage endogamique entre familles et entre meilahs »10. Le mariage
entre cousins était préférentiel.
On comprend que le « mariage mixte » signifiait la mort sociale, ia condamnation à errer sur
la frange de la communauté originelle, en ayant renoncé à la sécurité et à la protection du groupe.
Pour toutes les minorités qui veulent persévérer dans leur être le « mariage mixte » constitue une
rupture, le refus d ’assumer une histoire spécifique pour laquelle des générations ont lutté, jusqu’au
213
sacrifice suprême parfois. C ’est ainsi que chez les descendants des Camisards11, l ’histoire de la résis
tance, c ’est d ’abord une histoire familiale, et l’infidélité est perçue non seulement comme un renie
ment de la foi, mais comme la trahison d ’une lignée : « Ma grand-mère me disait toujours ça : ne
l’oubliez pas. Ils avaient tellement souffert de ces choses-là que faire une mésalliance entre Protes
tants et Catholiques, c'était quelque chose d ’atroce, c ’était terrible, il ne fallait pas que cela se
fasse ». Le « mariage mixte » était un phénomène extrêmement rare au M ’Zab, où les deux com
munautés le condamnaient comme une monstruosité contre-nature. Le jeune couple était pratique
ment mis hors-la-loi, rejeté par les deux familles et par la société globale qui les considéraient com
me des parias. En France, les parents sentent que leurs enfants leur échappent : « Nous on n ’a plus
prise ». Nombreuses sont les occasions, sur leur lieu de travail ou de loisir, où les jeunes gens rencon
trent des jeunes filles chrétiennes : une « liaison » se crée, une vie commune s’instaure, on rend
encore visite à la vieille mère le Shabbat après-midi pour apaiser une relative mauvaise conscience.
Mais au bout de quelques années on « normalise » la situation en se mariant légalement. Le « maria
ge mixte » constitue, aux yeux de nombre de parents, l ’un des dangers les plus redoutables et les
plus pernicieux de la civilisation assimilatrice de l ’Occident. Cependant, de moins en moins on en
vient à rejeter l ’enfant qui a contracté un tel mariage. « La seule évolution possible, écrit Margalit
Cohen, est vers une position de compromis par la conversion du conjoint non-juif ou vers un senti
ment d ’être dépassé par les événements ; car on ne peut plus ou on ne sait plus transmettre à ses
enfants. Mais on devient très rarement indifférent ».
Il semble que lorsqu’un jeune homme ou une jeune fille mozabite épouse un partenaire ashke-
nase issu d ’un milieu où les pratiques sont plus relâchées, où le judaïsme ne rythme pas la vie fami
liale, ils initient progressivement leur conjoint aux rites et aux coutumes mozabites ; parfois, ils
invitent au Seder, à la Cène Pascale les beaux-parents ashkénazes qui découvrent ainsi progressive
ment un vécu ju if q u ’ils ignoraient totalement.
Dans les communautés juives d ’Afrique du Nord, comme dans la bourgade juive d ’Europe
Orientale et dans le village de la campagne d ’autrefois, le judaïsme signifiait avant tout un art de
vivre, une façon de se conduire à l’égard de Dieu et de son prochain, reposant sur un consensus que
l ’on ne pouvait remettre en question à moins de se suicider socialement. L ’ensemble des rites, des
traditions et des techniques de la vie quotidienne renvoyait à un système de valeurs qui sous-tendait
chaque comportement spécifique. La culture du groupe c ’était précisément ce complexe de normes
et d ’attitudes qui modelait la conduite de l ’individu, ainsi que ses émotions.
C ’est la vie religieuse qui, au M ’Zab, donnait un sens à l ’existence, et qui éliminait tout senti
ment d ’absurde et toute interrogation quant à la précarité de sa condition ;elle lui donnait la certi
tude d ’une continuité.par la transmission de la tradition à ses enfants. Le respect de cette dernière
constituait la valeur suprême de la communauté ; il lui était indéfectiblement attaché car elle recou
vrait l ’expérience existentielle totale. Il s’agissait de vivre le sacré dans l ’espace et le temps de la
quotidienneté. Le but essentiel de l ’éducation au M ’Zab était de faire du garçon un membre éminent
de la communauté; de la jeune fille la gardienne des traditions du foyer. C ’est la connaissance de la
Loi et de ses commentaires, de la mystique et des rites, qui conférait le statut social, plus que la
réussite matérielle, ou du moins tout autant. Nous avons été, cependant, frappés par l’ambiguïté du
statut du rabbin. Il était le « ha’ham » (le Sage), le détenteur des connaissances religieuses, nécessai
res non seulement pour féconder les activités culturelles, mais également pour réglementer tous les
actes de la vie. il rédigeait les charmes qui protégeaient de la maladie et hâtaient la fécondité. Mais,
en même temps, ce maftre craint et respecté, était souvent fort mal rémunéré ; pour sa subsistance il
dépendait des caprices des responsables communautaires laïcs et des cadeaux en nature que lui
prodiguaient les fidèles. L ’ensemble des valeurs religieuses, incontestablement marquées parle code
islamique de l’entourage, imprégnait les deux secteurs prédominants de la vie du Ju if mozabite, ses
relations avec sa communauté et ses relations à l ’intérieur de la famille. « La grande table autour de
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laquelle se réunissait la famille le vendredi soir et les soirs de fête symbolisait la bénédiction de Dieu
d ’avoir eu de nombreux enfants, et la joie et la force qu’on ressentait d ’être nombreux » (M.Cohen).
Chaque événement heureux de la vie d ’un individu, la circoncision, la « barmitswa » (majorité reli
gieuse), le mariage était une occasion pour se réunir et être ensemble, pour oublier dans l ’étour
dissement de la fête la précarité de l ’existence quotidienne. Les événements malheureux, la maladie
et la mort, étaient partagés par toute la communauté ; l ’individu n ’était jamais isolé ni emmuré dans
sa souffrance, on ne l ’abandonnait pas dans les moments difficiles. Comme le précise Margalit
Cohen12, être ensemble, être en groupe, partager sa vie avec les autres, « procurait à l ’individu sa
sécurité fondamentale et sa force, et compensait l ’incertitude devant la situation précaire des condi
tions de vie en général et de minoritaire en particulier ».
La religion vécue collectivement constituait un facteur d ’équilibre pour l’individu. Si, à la suite
du déracinement, il perd complètement son lien au groupe, s’il renonce aux règles, aux interdits et
aux rites qui caractérisaient le judaïsme mozabite, ou encore « s’il dénigre l ’importance qu'ils ont
pour lui au nom de son occidentalisation », il risque, comme le souligne Margalit Cohen, de plonger
dans le désordre intérieur. La première phase de l ’implantation fut une étape complexe, faite à la
fois de désirs, d ’aspirations, de négation de soi « et de bouleversements intra-psychiques, bouleverse
ments provoqués par la désagrégation d ’un monde jusque-là significatif pour chacun » (Margalit
Cohen). Les exilés furent confrontés à une situation neuve, pour laquelle leur culture antérieure ne
les avait guère préparés : privés de la cohésion sociale et de la chaude solidarité qui résultaient de
l’appartenance à une communauté dense, où se tissaient des liens étroits et se développait tout un
réseau de solidarité, ils furent contraints d ’affronter seuls un environnement perçu comme hostile.
La religion, qui s’imposait avec une évidence inéluctable dans le milieu mozabite, ne va pas de soi en
Occident. Elle ne s’intégre plus dans un destin subi, elle n ’est plus soumise à un réseau de contrôle
efficace (la moindre brèche introduite par un jeune au M ’Zab était sévèrement réprimée par le rab
bin avec le plein assentiment des parents) ; elle constitue désormais un libre choix de l ’individu : au
judaïsme de condition a succédé un judaïsme d ’élection. La communauté éclatée et dévalorisée,
n ’est plus à même d ’exercer un contrôle social efficace. La famille, elle-même dispersée et ramenée
à la cellule nucléaire, ne parvient pas toujours à promouvoir une vie commune, dont les temps forts
seraient marqués par l ’accomplissement de rites religieux, familiaux ou collectifs. Il ne reste plus de
la culture originelle que des aspects discontinus sous forme de comportements, réactions, attitudes
« souvent peu compréhensibles à l ’observateur extérieur s’il ne peut les replacer dans un tout cohé
rent et fonctionnel qui est le propre de chaque culture » (M. Cohen). La dimension de la vie qui
parait irrémédiablement saccagée, amputée de ce qui lui donnait sa saveur et lui conférait un sens,
c ’est la fête. Cette convivialité semble irrémédiablement perdue. Le mot qui revient le plus souvent
lorsque jeunes ou vieux évoquent la splendeur du monde d ’autrefois, c ’est « la fête ». Le processus
de relâchement de la pratique religieuse, qui était déjà entamé par certains éléments jeunes, cédant
à l ’attrait des affaires à la suite de l ’exploitation des champs pétrolifères proches de Ghardaja,
s’est accentué en France. Il a fallu trouver du travail pour vivre ; nombre d’entreprises exigeaient
que l ’on travaillât le Shabbat. A cela s’ajoutait la volonté de sortir de la misère, l ’ambition de réussir,
à tout prix, en sacrifiant délibérément les rites religieux qui rythmaient autrefois la vie familiale. La
religion constitue en France une affaire privée ; si l ’on opte pour la pratique des rites, on se singula
rise inévitablement par rapport à l ’entourage. Elle n ’est plus une donnée immédiate de la conscience
et n’informe plus la vie sociale. M. Cohen souligne à juste titre que dans le domaine de la religion,
on constate un changement rapide mais inégalement réparti. « Il y a des valeurs traditionnelles,
qu’on abandonne très vite, d ’autres moins vite et il y a des zones tout à fait préservées ». C ’est le
cas de la circoncision. Telle famille, qui affirme avoir conservé « tous les « minhagim » », toutes les
coutumes religieuses du pays antérieur, ne semble pas consciente des accommodements auxquels
elle a consenti, et qui sont autant d ’accrocs dans la cohérence du tissi originel : elle allume la télévi
sion et la plaque électrique, mais n ’accepterait en aucune façon d ’allumer la flamme du gaz. Dans
une autre famille le fils marié fait le « minimum de courses » en voiture le Shabbat après-midi, mais
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ne rend pas visite à sa mère qui habite une cité éloignée pour ne pas la choquer, « par respect pour
elle ». L ’interdit du feu, le Shabbat, continue à être respecté par la plupart des ju ifs mozabites,
même par les jeunes qui n’hésitent pas à rouler en voiture. L ’abandon de certaines pratiques sous le
poids des circonstances ne semble pas provoquer de grands débats de conscience : celui qui est
contraint de travailler le Shabbat estime q u ’il n ’a pas le choix et a la certitude qu’il ne cède en rien
sur l ’essentiel ; il ne vit pas comme une contradiction le fait de se rendre en trolleybus sur son lieu
de travail, tout en maintenant une stricte « cacherout » (nourriture rituelle) à la maison. Certains
parents s’accommodent d ’une relative transgression des règles religieuses par leurs enfants ; ils s’y
résignent lorsqu'ils y voient une nécessité pour assurer leur subsistance ou même pour favoriser leur
ascension socio-économique. Au patron ju if d’une importante entreprise strasbourgeoise qui,
voyant un jeune Mozabite faire volontairement des heures supplémentaires le Shabbat, lui rappela
avec un humour quelque peu déplacé que ce n ’était pas « ce que voulait le Bon Dieu », l ’ouvrier
rétorqua : « Il a dit qu’il fallait gagner son pain ».
Assailli par des modèles contradictoires, le jeune peut se couper de ses racines antérieures,
scotomiser toute une partie de sa personnalité par une volonté effrénée de se conformer aux com
portements codifiés par la nouvelle culture. Inversement, il peut se défendre contre « l ’intrusion des
nouvelles valeurs, en rigidifiant encore son adhésion personnelle au traditionalisme » (M. Cohen).
D ’où l’attrait qu’exerce sur certains jeunes ju ifs mozabites, un mouvement « revivalist », telle la
« Jeunesse Loubavitch ». Cette minorité de jeunes adhère à un « réveil » religieux de type piétiste ;
elle s ’est ralliée à la communauté hassidique du Rabbi de-« Loubavitch ». Le représentant actuel de
cette dynastie originaire d ’Europe Orientale est le Rav Schneerson de New Y o rk , qui met l ’accent
sur le retour à une religiosité plus fervente et plus vibrante ; il insiste sur l ’importance de la « pureté-
familiale », de l ’allumage des bougies de Shabbat, de la « mezouza » au linteau de la demeure juive,
et entretient l ’espérance en l ’avènement du messie. Autour de cet enseignement se sont créées des
petites communautés chaudes, favorisant les contacts humains et l ’entraide, et prônant une attitude
d’ouverture et de missionarisme m ilitant à l ’égard des autres Juifs. Certains jeunes mozabites ont
troqué le vêtement européen pour le caftan noir, la chemise blanche dépourvue de cravate et le
chapeau noir des « Hassidim » de Loubavitch. Le « Rabbi » a un charisme tel que ses fidèles le
consultent,, par téléphone ou lettre, pour toutes les décisions importantes qu’ils sont amenés à
prendre dans le domaine familial aussi bien que dans le domaine professionnel. Bien mieux, les jeu
nes s’efforcent de réunir de l ’argent pour faire le pèlerinage de New Y o rk et passer quelques jours ^
« la cour » du Rabbi. Aussi, n ’est-il pas rare de voir figurer dans certains foyers de Juifs mozabites
des photos où Begin voisine avec le Rabbi auquel il a rendu visite pour y chercher un appui, spirituel
selon les disciples du Rabbi, purement politique selon les détracteurs de Begin. Le succès que
rencontre le mouvement Loubavitch peut s’expliquer par son militarisme. Il s’adresse à tous ceux
qui sont à la dérive ou en quête d ’une, religiosité plus émotionnelle et d’une communauté plus cha
leureuse ; il interpelle ceux qui sont à la recherche d’une lecture eschatologique et totalisante du
monde, d ’une prise en charge sécurisante par une figure paternelle associant la douceur, l ’intelligen
ce et la détermination.
Pour les vieillards déracinés, la religion, vécue au rythme de la quotidienneté, n’a cessé de re
présenter « la matrice de leur identité ». Le judaïsme, avec ses impératifs d ’étude de la Loi, de
respect scrupuleux des « minhagim » (des coutumes) propres à chaque communauté, de présence
quotidienne à la synagogue pour y retrouver Dieu et les hommes, constitue à leurs yeux l ’essentiel
de I4 culture. Dans la société traditionnelle, la religion, comprise comme un système d ’interpréta
tion du monde et d ’action symbolique sur lui, informe l ’ensemble des représentations que les hom
mes ont de leurs activités. Cl. Lévi-Strauss rappelle que chaque niveau de la réalité sociale constitue
le complément indispensable pour comprendre les autres niveaux. Les coutumes renvoient aux
croyances, et celles-ci renvoient aux techniques, non par simple reflet, mais par réaction dialectique
entre ces différents niveaux. « On ne peut donc pas espérer en connaître un seul sans avoir évalué,
216
dans leurs rapports d ’opposition et d ’homologie, les institutions, les représentations et les situa
tions ». Son étude du mythe d’Oedipe fait apparaftre que la vie sociale vérifie la cosmologie dans la
mesure où l ’une et l ’autre traduisent la même structure contradictoire. De même, un rapport d’al
liance ne constitue jamais un simple contrat : sa finalité s’inscrit dans un ordre général de la nature
et de la société, il suscite des croyances à des pouvoirs magiques propices ou hostiles à la finalité du
nouveau couple, croyances que les systèmes religieux se sont efforcés d ’infléchir et d’intégrer
(J.C. Schmitt). La religion populaire, c'est-à-dire la religion vécue, constitue un système cohérent,
efficace parce que structuré, qui fonctionne selon sa logique propre. Les pratiques, que l ’on qualifie
de magiques ou de superstitieuses, ne sont pas intelligibles si on les considère en elles-mêmes ; il
convient de les rapporter aux autres croyances, comme partie d ’un système de pensée et d ’action
qui a sa propre rationalité. « Lorsque nous avons tendance, écrit Roger Bastide, à opposer le reli
gieux des primitifs au rationnel, c ’est que nous jugeons leurs conduites à travers notre propre
conception du rationnel et du mystique ; mais ce que nous appelons mystique aujourd’hui n’est
rien d ’autre que du rationnel que nous ne comprenons plus ». Les croyances populaires qui se sura
joutèrent à l ’enseignement traditionnel furent très vivaces au Maghreb. Nous avons recueilli nombre
de pratiques propitiatoires qui marquaient les étapes décisives de l'existence individuelle et de la vie
collective des Juifs du M ’Zab, lorsqu’ils se sentaient particulièrement vulnérables et exposés. Ces
gestes et ces actes « efficaces » font partie du langage symbolique qui caractérise leur culture.
Marcel Mauss a évoqué ces séries de gestes significatifs, dont le succès est cru ou su certain précisé
ment parce qu’ils sont enchaînés et que le premier est signe des autres. « E t puisque leur valeur de
signe est connue non seulement de l ’agent, mais encore de tous les autres spectateurs, et qu’ils sont
en même temps conçus comme causes par les agents comme par les spectateurs, ce sont des gestes
symboliques qui sont réellement, physiquement efficaces en même temps. C ’est même à cause de
cette efficacité confondue avec l ’efficacité religieuse et morale qu’on peut concevoir dans ces socié
tés, que les symboles de la procédure et du rite sont du même genre que ceux du repas, de la marche
et de la posture ».
Israël est présent à l’horizon du Ju if mozabite, bien qu’il ait fait le choix de l ’Alsace, parfois
après être « redescendu » de la Terre. Cependant, celle-ci prend un relief plus ou moins accusé selon
les générations, chez lesquelles elle n ’éveille pas la même résonance.
lieux qui ont reçu l’empreinte d ’un groupe, et réciproquement, ne sauraient s’altérer au cours du
temps. Sans doute, les pierres de la cité sont progressivement réarrangées, mais les groupes humains
résistent à ces métamorphoses, car « le dessein des hommes anciens a pris corps dans un arrange
ment matériel, c’est-à-dire dans une chose, et la force de la tradition locale lui vient de la chose dont
elle était l’image. Tant il est vrai que, par toute une partie d ’eux-mêmes, les groupes imitent la passi
vité de la matière inerte » (M. Halbwachs). La pensée sociale est essentiellement une mémoire ; mais
seuls subsistent les souvenirs collectifs qu’à toute époque la société travaillant sur ses cadres actuels
peut reconstruire ». Tout souvenir appartient à la fois au passé et au présent, et se trouve modifié
par ce dernier. Parmi toutes les images que les traditions familiales, religieuses, politiques peuvent
fournir aux individus, ne sont ravivées que celles qui peuvent s’inscrire dans la praxis des individus
engagés dans le présent. Mais la matière qui porte en elle les souvenirs du groupe et maintient la
pérennité de la tradition n ’est pas inerte ; elle constitue l ’un des éléments d ’une symbolique. M.
Halbwachs avait souligné que l’espace n ’était pas seulement le lieu des choses mais également une
« structure ou un système cohérent d ’images collectives ». Il est remarquable que des souvenirs pris
dans la trame de la Terre Sainte sont revivifiés malgré l ’exil et les vicissitudes de l ’errance, dès que
quelques familles juives ont réussi à reconstituer une communauté ; ces dernières se définissent alors
par rapport à ce point d ’ancrage, lieu de rencontre privilégié entre la Jérusalem céleste et la Jérusa
lem terrestre. Les Juifs qui se rendent en Terre Sainte dans l ’attente de l’ère messianique, veulent
que les lieux saints « reproduisent l ’image qu’ils se sont construite de loin, au cours des siècles ».
C ’est cette représentation magnifiée par une nostalgie lancinante, qui pousse les Juifs mozabites à
faire le « tikoun ’hatsot », à réciter au cœur de la nuit des poèmes de l ’exil et de la délivrance, à
psalmodier leur attachement pour l ’amante délaissée, pour la Cité dévastée. La mémoire collective
peut constituer une extraordinaire force de résistance entre la dégradation que l ’entourage s’emploie
à imposer à une minorité, le fondement de sa dignité malgré l ’avilissement subi. Roger Bastide a
montré que les Amériques Noires, grâce à leur mémoire collective, vivent sur deux plans : l ’infra
structure d ’une cruelle actualité, la superstructure d ’une nostalgique commémoration : « Leur mé
moire « destituée » est en même temps une mémoire « restituante », écrit Henri Desroche. Aux
périodes les plus sombres de leur existence collective, les Juifs du M ’Zab, comme ceux de la campa
gne alsacienne et de la bourgade d ’Europe Orientale, se sont efforcés de vivre avec fidélité au rythme
de la plénitude du Shabbat, de l ’espérance de la Pâque, gage de leur libération future, de la succes
sion des fêtes et de l ’évocation de la Terre Sainte, rappel de la gloire d ’antan et condition de leur
dignité présente. Malgré les persécutions et l ’enseignement du mépris, la mémoire collective leur per
met de faire face debout.
Certains vieillards que nous avons interrogés en Israël où ils se sont installés ne cachent pas,
cependant, une certaine déception. Le retour sur la Terre devait incarner la première étape de l’avè
nement messianique ; or la séculation croissante, la rupture des générations, l ’impossibilité d’édifier
une société théopolitique conforme à l’alliance conclue entre Dieu et son peuple sont autant d’élé
ments d ’un espoir brisé. « Autrefois, nous a dit l ’un d ’entre eux, les gens étaient tellement attachés
à la religion à Ghardaja, qu’on disait que c ’était la deuxième Jérusalem. Maintenant, je me dis que
c ’était là-bas la vraie Jérusalem ». A l ’opposé, tel autre Ju if mozabite, vivant à Jérusalem, nous ex
plique comment il a renoncé consciemment aux rites spécifiques de sa communauté d’origine : Dieu
lui a accordé la grâce de pouvoir adopter ceux de la Terre Promise et de Jérusalem, enfin réunifiée,
dont la sainteté l ’emporte sur tout autre lieu au monde. Le désenchantement colore également la
vision des jeunes intellectuels mozabites restés en Alsace, qui, tout en soulignant leur attachement
à l ’égard d ’Israël, regrettent que la société y soit « de moins en moins fraternelle », et que l ’indivi
dualisme et le matérialisme s’y soient développés. Il y a une dizaine d ’années encore, ils pouvaient
y « retrouver le M ’Zab » ; maintenant « Israël s’est occidentalisé ». Ils plaident pour « une façon
juive » de résoudre les problèmes, pour un « humanisme hébraïque », assez proche de l ’exigence
sioniste de M. Buber. Ils reprochent aussi à Israël de ne pas respecter la spécificité culturelle des
communautés minoritaires, plus particulièrement celle des communautés d ’Orient. Inversement,
218
d ’autres jeunes moins « intellectualisés », qui ont la nostalgie d’une société chaude, effervescente,
retrouvent durant leurs vacances « un peu d ’Algérie » en Israël ; ils mentionnent une ville comme
Sdérot, où il y a beaucoup de Juifs maghrébins, « où les maisons sont ouvertes, où l ’on arrête le
travail à cinq heures et on se rend visite ». A Bercheva, à Dimona, ils renouent avec « l ’ambiance
d ’autrefois ».
Le Séder, la Cène Pascale, que célèbrent les Juifs d ’Egypte, retournés dans ce pays après avoir
été tirés de la terre d ’esclavage par l’intervention divine, ne fait que pousser à la lim ite le paradoxe
dans lequel s’est installée chaque communauté juive de la Diaspora depuis la création de l ’Etat
d’Israël. On interroge l ’enfant qui a caché I’ « afikoman » (pain azyme) : « D ’où viens-tu ? ». « Je
viens d ’Egypte ». « Où vas-tu ? ». « Je vais à Jérusalem ». « Emmène-moi avec toi ». « L ’an pro
chain ». Jacques Hassoun souligne cette ironie de notre histoire collective, vécue dans l ’ambivalence.
Nous bénissons Dieu de nous avoir fait sortir d ’Egypte, mais nous avons tissé mille liens avec le
paysage géographique et humain dans lequel nous avons inscrit notre errance.
Le déracinement et l ’exil ont amené les Juifs mozabites à ne privilégier que les épisodes heu
reux d ’un passé définitivement révolu, d ’un monde à jamais perdu. Nombreux sont les hommes qui
revendiquent une enfance heureuse, ainsi que le vert paradis des amitiés d’autrefois. L ’évocation du
bien-être qu’offrait le pays antérieur, du rôle éminent joué dans la société d ’origine, rend une certai
ne dignité aux déclassés, aux laissés-pour-compte de l ’ostentation occidentale. Pour une population
déracinée, meurtrie par l ’exil, la mémoire opère une tâche de reconstruction, constitutive, dans un
processus dynamique, de la nouvelle personnalité qui se cherche et tente de s’édifier. Tout comme il
y a un « travail de deuil », qui permet aux survivants d ’intégrer le disparu dans une relation de
présence-absence, il y a « un travail de la mémoire », qui ne se contente pas de reproduire servile
ment le passé, mais qui le recrée et, ce faisant, redéfinit l ’identité du groupe.
Il nous semble que les Juifs mozabites, à quelque génération qu’ils appartiennent (à l’excep
tion, toutefois, des plus jeunes qui ont toujours vécu en France), sont profondément déchirés entre
l ’ Islam qui les a rejetés et l’Occident dans lequel ils se sentent étrangers. Au-delà du mépris et des
exactions, pouvant aller jusqu’à des pogromes, il nous semble que les relations que l ’Islam a entre
tenues avec le judaïsme sont essentiellement différentes de celles que le christianisme a établies avec
ce dernier. Certes, les mêmes discussions passionnées, mais fraternelles parce que en accord sur l ’es
sentiel, opposaient le rabbin d ’une petite communauté d ’Alsace au curé du village, et celui d’une
bourgade de la Basse Egypte au cheik musulman. Certes, des « gojim » (des « gentils ») venaient
assister respectueusement à l ’office de Kol Nidré, le plus solennel de l ’année juive, dans les synago
gues de la campagne alsacienne. Mais il est impensable qu’un geste comme celui de ce Hadj (homme
pieux de l’ Islam ayant accompli le pèlerinage à la Mecque), qui rentre, tout naturellement, dans une
synagogue du Caire pour y faire sa prière à côté des Juifs parce que c ’est « une maison de Dieu »,
puisse être transposé en Occident. Un exemple que nous a relaté un ami d ’Alexandrie nous paraft
tout à fait significatif : son père, homme d ’une grande piété, alors qu’il se trouvait un soir tard à
Tanta, se rendit à la mosquée la plus proche pour y dire la prière d ’ « arbit » ; par contre, ce même
vieillard était gêné par la croix qu’il entrevoyait lorsqu’il faisait sa prière chez lui, la fenêtre grande
ouverte. Si les ju ifs de Mausoura invitaient parfois le prêtre Maronite à la synagogue, ils ne se ren
daient pas à l ’Eglise, alors qu’ils entraient dans la mosquée. Eglal Errera affirme à juste titre que,
depuis la prédication de Mohamed dans le désert d ’Arabie au V llèm e siècle, les rapports entre le
judaïsme et l ’Islam sont « fluides et complexes » ; l ’affirmation intransigeante de Dieu constitue une
référence commune, si bien que l’affrontement ne dégénère jamais en conflit anthropologique
comme en Occident. Rappelant que la racine hébraïque du mot « Hébreu » signifie « passer, traver
ser », elle souligne, cependant, que c ’est l'errance du Ju if qui le rendait suspect. Pour l ’Islam l'enra
cinement est perçu comme une caractéristique noble et respectable : « La terre c’est honneur »,
219
« L ’origine est un bien ». Eglal Errera voit dans cette attitude toute l’ambiguité de l ’Arabe sédentai
re à l'égard de son origine nomade : il célèbre la noblesse du combattant bédouin, sa conduite valeu
reuse, et la beauté fascinante du désert. E t pourtant il dénonce l ’errance, synonyme de pauvreté et
d’anarchie.
Pour nombre de Mozabites le Juif d ’Alsace incarne l ’Occident. « Il est froid vis-à-vis de lui-
même, vis-à-vis de sa famille, vis-à-vis de l ’étranger ». L ’une des sources de cette incompréhension
e$t d ’origine culturelle, mais la lecture réductrice que les deux partenaires opèrent de-la différence
est profondément « essentialisée », pour ne pas dire raciste. En fait, la culture méditerranéenne
veut que l ’on manifeste ses sentiments d ’une manière quelque peu ostentatoire, que l ’on témoigne
d ’une affectivité débordante, que la joie comme la douleur soient exprimées avec une certaine
emphase. Ce langage expressif et redondant, ponctué de gestes démonstratifs, ne s’intégre guère
dans le code occidental et nordique. Celui-ci privilégie la retenue et la « pudeur », qui masquent
parfois la résonance et le retentissement profonds de certaines émotions. Les comportements
affectifs sont un langage, qui fait partie du système symbolique propre à chaque culture. Ce qui
varie ce sont les manifestations de la mimique et du geste devant exprimer l ’émotion ressentie et les
circonstances légitimement susceptibles de produire les diverses émotions. Certains Juifs du M ’Zab
reprochent aux Ashkenazim d ’être « avares en mots », en formules gentilles et chaleureuses. Le
verbe a une luxuriance et une importance dans le monde oriental qu’il n’a pas dans les cultures nor
diques.
Le judaisme alsacien a failli par deux fois au défi que lui lançaient les bouleversements de l ’his
toire de la diaspora : jusqu’à l ’issue de la seconde guerre mondiale, il n’a fait que peu d’efforts pour
accueillir et découvrir les Juifs réfugiés d ’Europe Orientale, tout comme il a méprisé les Juifs alle
mands fuyant devant la montée du Nazisme. L ’expérience de l’exil et d’une précarité longtemps
niée, de l ’errance de bête traquée, ainsi que la mort atroce de six millions de ses frères, ont permis
au judaisme alsacien de mieux comprendre la tragédie que représentèrent le déracinement et la
transplantation des Juifs maghrébins. Il convient de rendre hommage à la clairvoyance et à l ’intel
ligence de cœur d ’une partie des responsables rabbiniques et communautaires qui organisèrent
l’accueil des réfugiés ; cet accueil ne manqua ni de chaleur humaine ni de réconfort matériel. Seize
années après l ’arrivée des Juifs algériens, une amitié véritable s’est parfois nouée entre des membres
des deux communautés, amitié reposant sur la connaissance et le respect des différences récipro
ques. Mais c ’est là l ’exception. Beaucoup d ’Ashkenazim n ’ont pas fait de réels efforts pour aller à la
découverte d ’un univers autre, ils témoignent d ’une profonde méconnaissance du monde sépharade.
Ce qui a prévalu c ’est l ’incompréhension réciproque, l ’incapacité de saisir un comportement autre et
de le respecter dans sa différence.
A cela s’ajoute l’ostracisme social. Le clivage est tel, selon certains ouvriers juifs du M ’Zab,
q u ’ils se sentent plus à l ’aise, qu’ils ont plus de choses en commun avec des compagnons de travail
ou des locataires du même H.L.M . qu’avec des Juifs appartenant à la bourgeoisie alsacienne. Au
220
M ’Zab il existait des signes de reconnaissance, des gestes, apparemment sans grande importance,
mais qui marquaient la communauté de destin : lorsqu’un Ju if pénétrait dans le magasin d’un coré-
ligionnaire celui-ci lui « faisait un prix ». « A Strasbourg ce n ’est pas le cas, sauf un pharmacien, qui
n'est pourtant pas pratiquant. Il fait 5 pour cent. C ’est déjà un geste. On vous lance une petite
chaleur. Alors on discute, et on parle de l ’attentat du marché de Jérusalem ». Certains d ’entre eux
dénoncent la ségrégation qui règne au lycée juif, où les relations entre les enfants des différentes
communautés demeurent superficielles, et ne sont pas suivies d ’échanges hors de l ’école, où l’histoi
re et la culture des différentes communautés sépharades ne sont pas intégrées dans le programme des
matières enseignées. Certains jeunes qui, sans rompre avec leur milieu d ’origine, se sont jetés à corps
perdu dans tous les divertissements qu’offre la société occidentale, se vantent d ’avoir d ’aussi bons
« copains » dans le milieu ashkénaze que dans le milieu sépharade, dans le monde chrétien que dans
le monde juif. Mais, parmi ceux qui sont restés dans l ’orbite familiale, ne s’en écartant que pour
exercer leur profession, il en est qui se sentent « mal acceptés », « mis à l ’écart », par les Ashkéna
zes comme par les Gentils. Le fait qu’ils ne font pas de distinction entre ces deux communautés, et
qu’ils n’éprouvent pas un sentiment de plus grande proximité avec les Juifs alsaciens, est en lui-mê
me significatif. Chez nombre d ’entre eux prévaut le sentiment d’être rejetés par la communauté
ashkénaze. « Ils te font comprendre que tu est différente, souligne une jeune secrétaire. Faut pas
être idiote pour te rendre compte que tu n ’es pas acceptée. J ’ai fait l ’effort d ’aller vers eux, ils ne
te parlent pas. Ils sont froids. Les Juifs sont plus antisémites que les Gojim. L'accusation de « bour
geoisie » ne dénonce pas tant la suffisance que donne la fortune qu’une certaine sécheresse du
cœur. « Les Juifs ashkénazes sont très bourgeois. Ils sont durs envers eux-mêmes et durs envers les
autres ». L ’obstacle essentiel à la communication entre les deux communautés, le double reproche
qui est sans cesse formulé par les Juifs maghrébins à l ’encontre de leurs coréligionnaires occiden
taux, c ’est le manque de chaleur, de compréhension et de compassion, de participation au malheur
d ’autrui. Certains ajoutent : « Il faut les comprendre. Ça s’explique par leur histoire », entendant
par là à la fois la rudesse imposée par un destin de souffrance et de tragédie, et l ’empreinte laissée
par la civilisation européenne, par une technique efficace mais inhumaine. Les jeunes intellectuels
mozabites soulignent le fait que les Ashkénazes sont absolument incapables de les comprendre. Cet
te incompréhension totale dégénère en mépris, en paternalisme et en volonté de contrôle quasi in
quisitoriale, qui étouffe toute initiative des Mozabites pour persévérer dans leur être. Les commu
nautés juives sont incapables d ’offrir un idéal, elles se contentent de reproduire le modèle occiden
tal. Ils affirment que les Ashkénazes ont appris aux jeunes Sépharades à se montrer plus réservés, à
être moins expansifs et aussi à « économiser » : ils leur ont inculqué l ’esprit de calcul.
Toute communauté humaine qui veut persévérer dans son être invoque ses traditions. Si elle
n ’en a pas, elle en invente ; « c’est un moyen de se sentir exister dans la durée et d ’authentifier son
existence (M. Dufrenne). Parce qu’elle est douée de vie, elle possède « la double capacité d’être
modelée par son passé et de s’ouvrir à un avenir ». La tradition est foncièrement ambiguë : elle peut
signifier la permanence d ’attitudes stéréotypées et d ’habitudes figées, elle peut aussi susciter des
conduites novatrices. Dans sa définition la plus commune, elle implique, selon G. Balandier, la
conformité aux règles de conduite socialement prescrites, l’adhésion à l ’ordre spécifique de la socié
té et de la culture concernées, le refus ou l’incapacité de rompre avec les commandements validés
par le passé. Pour imposer le respect du projet collectif initial et pour réduire tous les facteurs de
modification, les sociétés traditionnelles déploient une stratégie très élaborée. Cependant, malgré
l’inertie relative des formes de penser et des comportements sociaux, toute société est le lieu d ’un
affrontement entre les facteurs de maintien et les facteurs de changment. Georges Balandier remet
en cause la définition de la société traditionnelle comme fondée sur la répétition, dénaturée dès
l ’instant où elle s’ouvre à l’histoire, ayant élaboré « une sagesse particulière qui l ’incite à résister
désespérément à toute modification de sa structure ». Toute société, en effet, est le produit d ’un
devenir, et le passé est toujours actualisé dans le présent. Elle doit faire face, à chaque instant, à des
forces qui visent à la transformation de ses structures ; elle ne représente qu’un « agencement vulné
rable et problématique des systèmes de relations régissant l ’activité collective : l ’ordre, le désordre et
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l’incertitude y sont ensemble présents ». Georges Balandier évoque l ’absence d ’ajustement pleine
ment satisfaisant d'une société à ses divers environnements, ainsi que le maintien de tout ordre
social par le « jeu d ’approximations » successives, en dépit d ’apparences souvent contraires. A cela
s’ajoute le décalage entre les valeurs proclamées et celles qui se manifestent dans la pratique des d if
férents agents sociaux. « Dans ces conditions, il devient clair que la continuité sociale ne peut aller
de soi ; et que pour le moins, elle ne saurait être considérée comme la stricte reproduction dans le
temps de la société existante ». La société traditionnelle, que l ’on qualifie de répétitive, constitue en
fait un système dynamique. Les dynamismes sont en elle, inhérents aux rapports sur lesquels elle se
fonde, aux pratiques qui assurent son fonctionnement, aux relations qu’elle entretient avec son envi
ronnement. « Toute réalité suppose un compromis instable, variable, difficile à saisir entre continui
té et discontinuité. Même lorsqu’elles affirment le contraire, ces sociétés sont « obsédées par le sen
timent de leur vulnérabilité », car il leur faut lutter sans cesse contre la dégradation et contre tout ce
qui, dans un monde en marche, remet en cause le modèle primordial. Les obstacles qui s’opposent à
leur continuité sont d ’une part l ’action de l ’entropie, c ’est-à-dire l ’usure des mécanismes de main
tien, et d ’autre part le jeu des forces de transformation, qui opèrent tant au sein qu’à l ’extérieur de
ces sociétés ; parmi ces dernières, il y a le déracinement et l’exil. Aussi convient-il de ne pas accorder
trop de crédit à une vision passéiste, qui idéalise un passé magnifié, et qui célèbre le lied mythique,
où tous les conflits se trouvaient résolus. Il faut être attentif à la dynamique des relations qui ont
existé entre les diverses communautés, confrontées à la fois à une histoire commune et à un destin
particulier. Il importe d ’éviter l ’erreur qui consiste à considérer la culture des Juifs mozabites com
me figée dans le temps, comme un modèle d ’équilibre, à l ’abri des soubresauts de l ’histoire, qui doit
nécessairement s’effriter en s’ouvrant à la modernité. En fait, cette société a évolué dans la durée, el
le s’est adaptée aux formes changeantes de la société environnante, de son économie et de sa cultu
re. Par ailleurs, elle a dû faire face à des dissensions et des rivalités internes, à des luttes pour le pres
tige et la suprématie sociale. C ’est la nécessité d ’affronter sans cesse ces forces disruptrices, mena
çant de saper et d ’anéantir l ’ordre social établi, qui a conféré une dynamique au système. Toute
société s’engendre et s’invente continûment, travaillée d ’un dynamisme interne qui la laisse inache
vée, approximative, en perpétuelle transition : « Les sociétés ne sont pas des maisons de repos, mais
des fabriques continuellement à l ’œuvre... Leur loi est celle du mouvement et de la création conti
nus... » (G. Balandier, H istoire d'A utres). La communauté juive du M ’Zab était, comme tout groupe
qui perdure dans le temps, un terrain d ’affrontement entre le maintien et le changement, entre
l’ordre et l ’invention. Il lui faut maintenant, après la rupture brutale, l’éclatement et la dispersion,
réaffirmer et réinventer une façon spécifique d ’être au monde dans un contexte radicalement autre.
L ’histoire des Juifs du M ’Zab est à la fois l’histoire « subie » d’une minorité méprisée, jamais
sûre du lendemain, et l’histoire « créatrice » d ’une population qui a apprivoisé cet environnement
hostile et l’a marqué de son empreinte, tout en ayant son point d ’ancrage dans un temps et un lieu
autres. La culture mozabite a favorisé une profonde connaissance réciproque des communautés,
du rythme spécifique de chacune d ’entre elles. « C ’est dans l’affirmation presque arrogante de la
plus infime spécificité que pouvait s’inscrire l ’acceptation de la personnalité particulière de l ’autre »
(Eglal Errera). Dans une société où régnaient l’insécurité et la misère, l ’obstination dans la pratique
du moindre rite, le refus d ’établir une hiérarchie entre les communautés, constituaient une extraor
dinaire force de résistance. L ’accomplissement minutieux des préceptes représentait un sursaut de
dignité, la remise en cause du stéréotype que la société majoritaire avait élaboré. L ’intensité des
échanges à l ’intérieur de la communauté juive était telle que les Juifs ne souffraient pas de l ’exclu
sion sociale dont ils étaient victimes. Au mépris ils répondaient en affirmant leur propre sentiment
de supériorité, celui que leur conféraient leur certitude d ’être les serviteurs du vrai Dieu, leur convic
tion qu’un jour le Messie les ramènerait à Jérusalem et les rétablirait dans leur prééminence. La pau
vreté et le dénuement étaient, certes, source de maladie et de misère ; mais le Ju if du M ’Zab n’avait
nullement le sens de la déchéance, il n ’intériorisait pas le jugement méprisant du monde environ
nant. En fait, il avait la conviction que la « Che’hina », la présence divine, était à ses côtés dans
222
l ’exil ; il vivait plus dans la Jérusalem « chel mala », la Jérusalem d ’en-haut, que dans les ruelles
étroites de Ghardai'a. Cette communauté a fait preuve d ’un grand acharnement à survivre, et ce dans
tous les actes de la vie. Rien n ’était abandonné à l’initiative individuelle, car tout comportement
mettait en Jeu la sécurité de la communauté toute entière. Le dénuement des Juifs des marches
sahariennes rejoignait la simplicité d'être Ju if dans la campagne alsacienne et dans la bourgade
d ’Europe Orientale. Il y avait un bonheur d ’être Juif, malgré l ’indigence matérielle et l ’hostilité
ambiante. « On se dit, en dépit de leur pauvreté, de leur misère même, que ces gens simples, que ces
gens pauvres ne se demandaient pas la raison pour laquelle ils étaient sur la terre. Ils attendaient le
prochain Shabbath, voilà tout. Espéraient tenir jusque-là. Monde borné, dira-t-on. Mais au-delà du
Shabbath, c ’était surtout la fin de l ’Exil qu'ils appelaient de leurs vœux. Dans ce sens, l ’horizon de
leur espoir était sans limites » (H. Raczymow). Au XIXèm e siècle, Peretz Smolenskine, porte-parole
de la reconnaissance hébraïque, affirm ait : « Ce n ’est pas en vain que les Juifs polonais pouvaient se
glorifier de ce que leurs bourgades ressemblent à Jérusalem, la ville sainte : en effet ils n’y voyaient
pas trace d ’exil. Le jour de l’anniversaire de la destruction du Temple, ils déambulaient sans chaus
sures et personne ne se moquait d ’eux. Le jour de la L o i et de la fête des Sorts, ils pouvaient danser
sans crainte dans les rues »‘ 3 . Cette relative autonomie, qui permet à la minorité juive de vivre au
rythme de sa culture, sans ostentation ni fausse honte, était également concédée aux Juifs d ’Alsace,
qui traversaient le village en portant une palme et un cédrat à la « Fête des Cabanes », et aux Juifs
de Ghardaja qui se rendaient pieds nus à la synagogue à Yom Kipour sans s ’attirer de quolibets.
Le regard ethnocentrique de l ’Occident, la référence rigide aux critères intellectuels des Juifs
ashkénazes, ont abouti à une dévalorisation de la création spirituelle du judai'sme maghrébin. On a
ignoré l’érudition et la sagesse rabbiniques qui s’exprimaient dans d ’innombrables manuscrits et
« responsa », plus que dans des ouvrages imprimés. On a nié la culture populaire et méprisé la
création ininterrompue de poèmes mystiques. La création poétique religieuse du Maghreb s’inscri
vait dans un environnement en apparence immobile, qui semblait figé dans un conservatisme stérile
aux yeux de celui qui était incapable d ’en saisir la dynamique interne. Confondant l ’expérience
religieuse et l ’expérience littéraire, elle était avant tout « rapport à un autre monde où, précisément,
le vrai aurait son origine ; elle était le chemin de la vérité, et s’il lui manquait la caution des certitu
des insaisissables qui sont les nôtres ici-bas, elle avait la garantie des certitudes insaisissables, mais
inébranlables, de l’éternel » (M. Blanchot). Lorsque les Juifs mozabites vinrent en Alsace certains
d ’entre eux ne parlaient que l ’arabe. On les considéra comme des analphabètes, alors qu’ils étaient
imprégnés d ’une profonde culture juive, à la fois talmudique, « hala’hique », et mystique. Analpha
bètes, ils ne l ’étaient que selon des critères occidentaux et ethnocentriques. Le terme « Nos frères
sépharades » qu’utilisent les responsables de la communauté d'accueil entend affirmer un lien de
solidarité, d ’identification et de non ségrégation : mais il risque d ’occulter la différence et de banali
ser les obstacles réels qui doivent être surmontés, afin que le choc de deux cultures, dont l ’une est
dans une position dominante et l ’autre déracinée et dépendante, puisse se transformer en reconnais
sance mutuelle. Il s’agit non seulement d’admettre l ’autre dans sa différence, de le respecter dans
son altéralité, mais également de faire des efforts pour découvrir sa spécificité. Ce qui fait la vérita
ble richesse du peuple juif, c ’est la dialectique entre l ’unité et la diversité des cultures élaborées par
les diverses communautés, que la diaspora a disséminées à la surface du globe.
Le système social et culturel des Juifs mozabites, fondé « sur la base d ’unités sociales d ’am
pleur restreinte, mais à intégration efficace, où les relations personnelles directes prévalaient »14,
se dégrade lorsqu’il affronte la modernité. L ’exil et la transplantation détermine l ’apparition d ’élé
ments d ’un nouveau système, où les relations entre les individus deviennent de plus en plus lâches,
de plus en plus indirectes. Les traits culturels spécifiques se corrodent, « l ’individu se trouve dans
un véritable état d ’alternance » qui le désoriente. La mutation des valeurs normatives, qui avaient
cours dans la société mozabite, et qui étaient déjà entamées par le bouleversement économique et
l’attrait de la modernité, s’est accélérée à la suite du déracinement. Le prestige que confère, aux
223
yeux des jeunes, les études supérieures apparaft comme une transposition sécularisée de la valori
sation du savoir religieux dans la société de leurs pères. Ce mimétisme, qui correspond à une muti
lation, peut s’expliquer partiellement par le fait que lorsqu’une minorité est victime du mépris et de
l ’opprobre de la majorité, elle s’auto-réprouve ; grande est alors la tentation de prendre pour unique
modèle le groupe dominant. L ’écart se creuse entre les fortunes et détermine des modes d ’existence
différents, alors que pauvres et riches menaient une même vie à Ghardaja. Trop souvent le travail
sans relâche se trouve seul exalté, et avec lui la rentabilité, l ’argent et le pouvoir, au détriment de ce
qui était autrefois l ’essentiel pour la communauté mozabite : la prière collective, le Shabbat et la
fête. Si l ’entrée de certains jeunes d ’origine mozabite dans la société française a été une éclatante
réussite, s’ils ont mené d’excellentes études, notamment dans le domaine de la médecine et des
sciences exactes, ce fut souvent au prix du déracinement et du renoncement à la culture d’origine :
aujourd’hui ils sont désorientés, sans véritable insertion. Mais d ’autres jeunes Mozabites luttent pour
être enfin « reconnus », c ’est-à-dire être considérés comme porteurs d ’une culture différente, qui ne
saurait être réduite à de « l ’exotique » ou à de la « sauvagerie ». Face au nivellement qu’impose la
société environnante, face à l’impérialisme culturel qu’exerce le modèle ashkénaze, notamment celui
qui est issu du judaïsme d ’Europe Oriental, ils s’emploient à redécouvrir dans les rites, le mode de
vie, la pensée et les cadres mentaux de leurs pères, une spécificité qui leur restitue leur dignité et
leur donne une raison d ’être tout en adoptant par ailleurs certains éléments du milieu environnant.
Us cherchent à redécouvrir, à maintenir et à créer. Ils ne ressentent plus la fidélité à soi-même com
me un obstacle à une pleine participation à l ’aventure juive et humaine. Ce qu’ils veulent maintenir,
c’est un certain paysage mental, « une civilisation de l ’être ».
G. Balandier15 a noté à juste titre que les sociétés traditionnelles, obsédées par le sentiment
des menaces qui pèsent sur elles, ont entretenu, mieux que les nôtres, un sens aigu des conditions de
leur maintien relatif. Elles ont conçu des moyens de « remise à neuf périodique ». C ’est ainsi que la
communauté des Juifs mozabites valorisaient la fête ; individuelle ou collective, elle faisait nécessai
rement participer la collectivité toute entière. De même, les multiples offices religieux étaient autant
de retrouvailles avec Dieu et avec les hommes ; ils renforçaient l ’adhésion aux valeurs communes,
ainsi que le sens de la cohésion et de la solidarité des membres du groupe. « Les sociétés industrielles
avancées, plus valorisantes de l’outil que du rite, plus orientées vers une continuité trouvée dans le
changement, ont largement perdu l ’usage de ces mécanismes » (G. Balandier). Les valeurs que cette
culture juive mozabite véhiculent, et qui risquent de se perdre dans le nivellement qu’ impose le
monde occidental, sont des valeurs simples mais essentielles : la chaleur des contacts humains, l ’hos
pitalité et la gratuité. La capacité que l ’Occident a perdu, ce n’est pas tant celle d ’offrir avec généro
sité, que de savoir accepter avec spontanéité. La logique qui préside aux échanges est trop souvent
celle du « potlatch », du don et du contre-don ; elle a pour finalité d ’obliger autrui, ou du moins de
ne pas lui être redevable en quoi que ce soit (« sich revanchieren », prendre sa revanche en lui
rendant la pareille, et plus encore).
Le « mellah » et la « hara », les quartiers juifs du Maghreb, tout comme le « Stâdtel » d’Euro
pe Orientale et le village ju if de la campagne alsacienne, furent « les pierres d ’attente du Royaume
de Dieu sur cette terre ».
224
NOTES
3. Margalit Cohen, Etude psychologique de l’acculturation des Juifs marocains, in Dispersion et Unité, 16,
Jérusalem 1976, pp. 173-188.
7. M. Cohen — V . Cohen, La Perte des Valeurs Traditionnelles in Migrants-Formation, oct. 1978, pp. 43-49.
8. M. Cohen, op. cit., p. 203.
9. M. Cohen, op. cit., p. 198.
. BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
COHEN (M.) — La culture traditionnelle intériorisée des Juifs marocains, in Dispersion et Unité, 13, Jérusalem,
1973-1974, pp. 187-208.
Etude Psychologique de l’Acculturation des Juifs marocains, in Dispersion et Unité, 16, Jérusalem, 1976,
pp. 173-187.
BENSIMON'-DONATH (D.) - L'intégration des Juifs Nord-Africains en France, Paris - La Haye, 1971.
G. NAHON
Dans ce hâvre de paix 1 et de beauté, propice à la méditation, nous avons, durant ce colloque
écouté et discuté avec attention — avec passion parfois — seize communications faisant le point de la
recherche actuelle sur les relations judéo-musulmanes en Afrique du Nord au X iX èm e et XXèm e
siècles, définissant au passage les desiderata et méthodes possibles de toute recherche future. Grâces
en soient rendues à l’Institut d ’Histoire des Pays d ’Outre-Mer de l’Université de Provence, à l ’Insti
tut Ben Zvi, au Centre de Recherches sur les Juifs d ’Afrique du Nord de Jérusalem, ainsi qu’à l ’équi
pe qui a prévu et organisé excellemment ce colloque, et d ’abord à MM. Jean-Louis Miège etShaul
Shaked.
Les auteurs des communications et leurs interlocuteurs ont eu le temps de nous faire part de
leur savoir et de leur pensée. La présente tentative de synthèse ne saurait à l’évidence reprendre
leurs propos et les débats q u ’ils ont ouverts sans risquer des redites, trahisons, impossibles concilia
tions. Elle se limitera à trois approches : la première consiste à faire le point des résultats admis ou
discutés quant aux sources, à leur utilisation, à leur interprétation. La deuxième livre quelques
réflexions sur nos travaux, dans la perspective de l ’histoire sociale et religieuse (faits et mentalités)
de l ’Afrique du Nord comme dans celle de l ’économie d ’ensemble de l ’histoire juive, compte tenu
des constantes, convergences et divergences spatio-temporelles ainsi que des mutations. Nous tente
rons enfin de dresser un bilan des acquis et des lacunes mis en lumière mais aussi des voies déblayées
par ce colloque, tant sur le plan des documents aujourd’hui déjà exploités ou à traiter que surcelui
de la formulation de théories, d'hypothèses, de modèles à construire.
Le tableau brossé par nos communications serait caractérisé par cinq dominantes. Son aire
géographique était a p rio ri très large : par la force des choses et les choix des orateurs, elle s’est
limitée à des territoires précis. Certes, nous avons entendu quatre exposés généraux — ceux de
MM. Haim Zafrani, Noam-Stillman, Robert Attal, Pessah Shinar — mais la palme appartient au
Maroc avec sept communications — celles de MM. Shalom Bar-Asher, Haim Bentov, Issachar Ben-
Am i, Michaël Abitbol, Joseph Chetrit, Moshe Shokeid, et de Mme Doris Ben-Simon, tandis que
l’Algérie est moyennement pourvue avec quatre communications — celles de MM. Freddy Raphaël,
Carol lancu, Mme Régine Goutalier, M. Albert Guigui — et que la Libye n’obtient qu’une portion
congrue avec une seule communication, celle de M. Harvey E. Goldberg. Cette répartition inégale
ne reflète qu’en partie l ’importance relative des pays pour les problèmes abordés ; la Tunisie par
exemple n ’a guère été présente dans nos débats et c ’est fort dommage. Mais la place de choix
accordée au Maroc est amplement justifiée du point de vue de l ’histoire méditerranéenne, comme
de celui de l ’histoire juive.
226
La documentation mise en œuvre principalement (mais naturellement les auteurs des communi
cations ne se limitaient pas à un seul type de source) a mis en valeur les sources rabbiniques, respon-
sa et surtout taqqanot. Il s’agit bien des sources « royales » de l ’histoire juive et nos textes hébraï
ques disent avec raison que tel rabbin « régna » à telle période. Jusqu’à un certain point on peut les
comparer à nos Ordonnances des rois de France de la troisièm e race2 , d ’autant que nous ne possé
dons rien qui tienne lieu de notre Recueil des Historiens des Gaules et de la France?. A côté de ces
sources dont MM. Haim Zafrani, Shalom Bar-Asher et Hai'm Bentov ont souligné la richesse, des
sources neuves sont apparues : l ’expression populaire arabe avec M. Robert A ttal, les souvenirs des
Juifs du Mzab repliés en Alsace avec M. Freddy Raphaël, l ’observation anthropologique de Juifs de
l ’Atlas immigrés en Israël avec M. Moshe Shokeid, les dialectes judéo-arabes avec M. Joseph Chetrit...
Elles permettent d ’espérer une histoire du vécu quotidien,du parler populaire et de ses significations,
des mentalités. Les archives contiennent encore un très vaste matériel, non seulement les archives
officielles françaises utilisées par Mme Régine Goutalier mais aussi des archives familiales, comme
celles mises en valeur par M. Michaël Abitbol. Les auteurs arabes ont été étudiés par M. Pessah
Shinar : leur production ne saurait — semble-t-il — fournir qu’un appoint tant en ce qui touche les
faits de mentalité qu’en ce qui concerne les réalités sociales et événementielles. Les sources narrati
ves juives sont peu connues, bon nombre restent inédites, mais l ’exemple du travail historique de
Mordechai Hakohen sur la Libye, présenté par M. Harvey S. Goldberg, est prometteur.
Nous nous sommes heurtés au problème classique de l ’interprétation des sources, particuliè
rement des sources hébraïques. Pour les uns, les textes rabbiniques font entrevoir une existence
somme toute supportable, voire enviable. Pour les autres — les plus nombreux — en dépit de l ’auto
censure pratiquée par les rabbins, en dépit de leur attachement proclamé au pouvoir musulman
dominant, en dépit de leur souci de consolider et conforter la vie juive dans des conditions impo
sées, il se dégagerait de leurs écrits une impression négative quant au sort fait aux Juifs par les
peuples arabes et leurs autorités, celle d ’une minorité écrasée et humiliée. Il convient certainement
d ’aborder les rapports judéo-musulmans, en tenant compte d ’un éventail très large de variables, de
les décrire, de les moduler et de les catégoriser avant de décerner louanges ou blâmes (mais les unes
et les autres sont-elles de mise en histoire ?).
Nous sommes en présence d ’une société traditionnelle, frappée de plein fouet par des muta
tions brusques et contrainte de répondre à un défi : les Musulmans — peuples et pouvoirs — tout
autant que les Juifs. Ces derniers ne pouvaient répondre antérieurement. Face aux changements
rapides, politiques, économiques et sociaux, non seulement les Juifs réagissent, mais ils le font
plus vite que leurs voisins musulmans. En bien des domaines, ils exercent une fonction qu’ils
connaissent de longue date mais pratiquent plus énergiquement, celle d ’intermédiaires. Dans le
grand mouvement vers l ’occidentalisation ils font figure de pionniers et prennent des risques pour ce
faire.
S ’il y eut des tensions, des antagonismes, des violences, au détriment de la minorité juive com
me il se doit, cela ne peut cacher une rencontre réelle dans le domaine du sacré, devant les tribunaux
musulmans d ’abord où la Loi juive était prise en considération, dans le culte de saints communs aux
Juifs et aux Musulmans ensuite. Ce dernier aspect n ’est pas à considérer seulement comme révélant
une frange pittoresque des relations judéo-musulmanes ; il restitue le tissu quotidien de l ’existence
et offre l ’expression du voisinage religieux des deux populations.
Il serait téméraire de juger, d ’apprécier ou même de définir la démarche que nous avons adop
tée devant cette « Table Ronde ».
Insistons pourtant sur trois aspects des travaux dans leur ensemble. Ils ont traité essentielle
ment d ’histoire sociale et religieuse ; ils ont éclairé des zones que l ’histoire juive laisse encore dans
l’ombre ; ils ont frayé des voies neuves.
227
L'histoire sociale est très largement entendue : elle ne néglige pas les cadres juridiques et poli
tiques. La notion de « l'autonomie juridique » des Juifs en terre d ’Islam se trouve ramenée à des
proportions plus réduites, par exemple, lorsque M. Zafrani montre comment s’imposait bien souvent
le recours aux tribunaux islamiques. On perçoit plus nettement, avec l ’exposé de M. Stillman sur la
Tanzimat, que dans la réalité, les actes politiques peuvent n’avoir qu’une portée limitée lorsqu’ils
promulguent des réformes favorables aux minorités. La manière dont la minorité juive ressentait sa
condition est appréciée diversement par MM. Bar Asher et Bentov, à partir des mêmes sources. Il ne
faut pas exagérer la chaleur des relations nées d ’un culte des Juifs et des Musulmans pour le même
saint : là encore, la minorité est encore dépouillée par la majorité dans nombre d’occurrences. Faut-
il considérer seulement ici des divergences d’appréciations de la part des historiens ? Faut-il remar
quer que les cadres spatio-temporels diffèrent et qu’avant de bâtir une synthèse sur les. relations
judéo-musulmanes à l ’époque considérée, il serait bon de fixer les cadres événementiels indispen
sables ?
L ’apport des communications à l ’histoire juive n ’a pas à être souligné : il met en jeu les Séfara
des dont l’expérience historique est à tous égards d ’une richesse exceptionnelle. Il n’est que de
rappeler que les Sefarades ont vécu dans un environnement chrétien et dans un environnement
musulman : les Sefarades de l’Europe occidentale et de l ’Amérique — ceux de l’Algérie française
aussi — bénéficièrent d ’une condition juridique meilleure et se hissèrent à une position sociale plus
avancée. Il leur arriva de prendre en main des destinées de ceux qui se trouvaient dans les terres
occidentales et orientales de l ’Islam. L ’institution qui œuvra le plus au désenclavement des popula
tions juives encore médiévales du XIXèm e siècle, l ’Alliance Israélite Universelle obtint pour ce faire
l ’accord voire l’appui du pouvoir musulman. D ’une manière générale, la comparaison de l ’histoire
des Sefarades et celles des Ashkénazes fait apparaître des caractères autrement occultés de la des
tinée des premiers. Certes, les uns comme les autres, dépendaient de leurs facultés contributives, du
bon vouloir des princes, de la présence de « Juifs de cour » ; en dépit des injonctions rabbiniques, le
recours aux « tribunaux des Gentils » ( ’arkâ f ôtsel gôi'm) était très fréquent ; l ’évasion fiscale
posait des problèmes redoutables aux communautés solidairement responsables devant l ’impôt ; les
changements économiques rapides du XIXèm e siècle appauvrirent les uns et les autres. S ’il exista
des rapports de bon voisinage avec les Musulmans ou les Chrétiens, la persécution sévit à l ’encontre
des Sefarades de l ’Afrique du Nord et le pogrom ne fut pas l ’apanage des Juifs de Russie et de
Pologne. Cependant il nous faut, non un « tableau triste » mais une chronologie aussi précise qu’iî se
peut des persécutions et des « plages » de tranquillité. Les Juifs des pays musulmans diffèrent pour
tant des Juifs d ’Occident. Sur le plan politique, les Juifs de nos pays n’émirent pas de revendications
politiques pas'plus d ’ailleurs que les Musulmans (exception faite de l ’Algérie où la conquête fran
çaise a entraîné un changement radical des comportements et mentalités des Juifs). Par ailleurs, sur
le plan professionnel, ils n ’exercent aucun rôle scientifique et technique, ils ne se lancent pas dans
de grandes entreprises. En revanche, ils préservent davantage leurs traditions religieuses, familiales,
linguistiques. Même dans les moments les plus favorables, ils ne peuvent édifier des lieux de culte
monumentaux comme les « temples » de l ’Europe occidentale du XIXèm e siècle ; les synagogues
sont dissimulées sous des façades anodines ; quant aux cimetières, la longue bataille qu’ils mènent
pour les maintenir aboutira — avec l ’indépendance des pays d ’Afrique du Nord — à l’expropriation
d ’un grand nombre.
Il est admis qu’en dépit des habitats séparés (pas en tout lieu) des relations affectives purent se
développer entre Juifs et Musulmans, y compris dans le domaine du sacré, avec des motivations
diverses, mais toujours dans un climat d ’insécurité qu’accrut peut-être l’avènement du colonialisme
français. Appliqué ou non, le droit coranique reste la norme à l ’égard de la minorité juive pour
laquelle il n ’est pas de justice établie. Les ju ifs furent bien des pionniers d ’une occidentalisation
extrêmement rapide.
228
On aurait souhaité entendre une voix musulmane invoquer des faits et proposer des explica
tions et recueillir le témoignage éventuel d ’autres minorités vivant dans des pays musulmans. Enfin,
sur le plan de la documentation, on aimerait savoir quel apport les archives mêmes de ces pays
seraient susceptibles de fournir à notre enquête.
Mais la documentation existante et utilisée par les communications que nous avons entendues
s’avère déjà çi’une richesse certaine. A ce sujet un débat uniquement consacré à la méthodologie
serait-il indiqué ? La source « royale », les responsa rabbiniques est abordée de diverses manières :
peut-on proposer un mode de traitement du matériel dans son ensemble ? Le trésor populaire du
langage et de la légende peut-il être typé et décrypté ensuite selon un code ? Pour « l’histoire orale »
qui possède déjà ses méthodes, convient-il de les adapter aux pays considérés et de les pourvoir de
coefficients normalisés ? ll apparaft nécessaire de généraliser la méthode comparative et d ’aborder le
problème irritant de la démographie juive en terre d ’Islam. Il faut évidemment intégrer toujours
davantage la vie juive de nos pays à celle des pays considérés et de l ’histoire juive globale, même si
les communautés étudiées ont vécu dans un isolement relatif jusqu’à l ’époque contemporaine.
Nos entretiens stir les rapports judéo-musulmans touchent au plus profond de la réalité histori
que entendue comme celle de la relation entre l ’homme et son prochain, compte-tenu des différen
ces et inégalités de tous ordres. Considérés en eux-mêmes à travers le prisme de ce colloque ils nous
offrent une image contrastée, brutale parfois, colorée toujours des sociétés méditerranéennes.
Evoquera-t-on une symbiose, une juxtaposition, une « convivence » judéo-musulmane ? Les
concepts ne s’excluent pas tout à fait. Ce colloque nous conduit à une histoire que l ’on souhaiterait
totale : événementielle certes — les cadres doivent être fixés —, sociale, religieuse certainement,
faisant une part toujours plus généreuse aux mentalités.
Les voies ouvertes par cette « Table Ronde », les méthodes suivies, les modèles édifiés, offrent
dés moyens de décrire, d ’expliquer, voire de comprendre l ’expérience historique d ’une minorité,
d ’une aile du peuple juif, sans laquelle, aucune histoire ne saurait très évidemment se vouloir univer-
selje. Nos « modèles » seront-ils opérationnels dans d ’autres domaines ? On ne peut que souhaiter
d ’autres colloques de cette qualité qui en établiraient le constat.
NOTES
1. Dans l’Abbaye cistercienne de Sénanque, il nous piaft de rappeler que Bernard de Clairvaux intervint en
1146 oralement et par écrit pour protéger les Juifs menacés par la prédication de la Deuxième Croisade.
3. Edité par Dom Bouquet, Paris, 1737-1752, continué par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.