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Christian Schmidt
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La rationalité
des comportements addictifs :
signification, portée et limites
Christian Schmidt *
e
n 1988, Garry Becker, Prix Nobel de sciences économique (1992),
rédigeait avec son collègue kevin Murphy la première formulation
d’une théorie de l’addiction rationnelle. Depuis lors, les différentes
hypothèses avancées par Becker sur lesquelles repose sa thèse ont été analy-
sées, testées, et discutées par différents économistes et quelques addicto-
logues. Plus récemment, plusieurs travaux de recherche en neurosciences sont
revenus sur cette thématique, en esquissant une nouvelle interprétation de la
rationalité des comportements addictifs, fondée, cette fois, sur des ressorts
naturels. Cet article se propose de faire le point sur les perspectives ouvertes
aujourd’hui par cette approche de l’addiction conçue comme une manifesta-
tion paradoxale de la rationalité. après un rappel historique de la construction
de Becker, la première partie est consacrée à une analyse critique de la raison
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suite à une série de travaux présentés et discutés ling, 1984) et des travaux des économistes de
à l’université de Chicago au cours de la seconde tendance behavioriste sur les biais cognitifs et
partie des années 1980 1. L’objectif affiché par les incohérences temporelles (Shefrin et thaler,
ses auteurs consiste à montrer que les compor- 1981 ; Lowenstein et Prelec, 1992).
tements addictifs sont non seulement compa- Ce que Becker présente comme une théorie
tibles avec le cadre général d’analyse des choix de l’addiction rationnelle résulte en réalité de la
rationnels, mais que le recours à cette approche construction d’un modèle d’addiction ration-
se révèle éclairant pour expliquer plusieurs nelle, directement dérivé de celui des choix
mécanismes caractéristiques des addictions. rationnels en économie, que certains qualifient
Faire ainsi rentrer l’analyse des phénomènes aujourd’hui de standard. or, d’un strict point de
d’addiction dans le moule d’une théorie des vue épistémologique, un modèle permet l’inter-
choix rationnels basée sur la maximisation de prétation d’une théorie, mais ne se confond
l’utilité des sujets avait cependant de quoi sur- jamais avec la théorie qu’il interprète. Par
prendre. Les économistes d’abord, puisque le ailleurs, même si Becker propose dans la der-
paradigme économique initial des choix ration- nière partie de son article et dans sa conclusion
nels fait intervenir plusieurs hypothèses simpli- quelques applications de son modèle, en parti-
ficatrices fort éloignées, au moins en apparence, culier au traitement des addictions au tabac et à
des comportements observés chez les sujets en l’alcool, il ne livre aucune véritable validation
proie aux addictions : information supposée empirique de celui-ci.
parfaite, libre choix du sujet individuel dicté par en dépit de ses limites, le modèle de l’addic-
le seul calcul maximisateur, cohérence inter- tion rationnelle conçu par Becker et ses col-
temporelle des préférences. étendre aux com- lègues, et développé par la suite dans différentes
portements addictifs le paradigme économique directions, mérite l’attention des addictologues
des choix rationnels tend ainsi à remettre en pour deux raisons principales. en premier lieu,
question le socle logique sur lequel il s’est il devance beaucoup d’autres approches, en
construit. quant aux psychologues et aux thé- recherchant l’origine des addictions au niveau
rapeutes, ils éprouvaient quelque peine à assi- d’une analyse des comportements individuels et
non pas dans la nature des produits dont les indi-
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Ce serait, intervenue qu’en 2013 2. Bien plus, il existe pour Becker de « bonnes » addic-
tions à côté des « mauvaises ». il inclut, par exemple, le sport et le travail dans
selon Becker, les objets possibles d’une pratique addictive. il a même dirigé une thèse de
doctorat qui étend le domaine des pratiques addictives aux participations à des
au niveau de la rites religieux 3. Si leurs conséquences peuvent diverger, il n’en demeure pas
moins que, dans le modèle de Becker, elles relèvent toutes conceptuellement
transformation de la même analyse. en second lieu, selon ce modèle, l’addiction n’est pas en
elle-même une pathologie, ce sont plutôt les conditions dynamiques particu-
du souvenir lières dans lesquelles elle se déroule qui en font la pathologie, à condition tou-
tefois de prendre en compte une durée suffisamment longue. Grâce à cet
instantané éclairage singulier porté sur l’addiction, le modèle de Becker anticipe plusieurs
en attente travaux ultérieurs, en provenance notamment de la neuropsychiatrie, qui
concernent, comme nous le verrons, le rôle des déformations de la perception
immédiate que temporelle dans l’enclenchement du processus addictif. Ce serait, selon
Becker, au niveau de la transformation du souvenir instantané en attente immé-
se jouerait diate que se jouerait la conduite addictive, lorsque la consommation d’un pro-
duit, ou la participation à une activité, entraîne une envie plus forte de
la conduite consommer tout de suite ce produit, ou de participer tout de suite à cette acti-
vité. L’identification de ce trait révélateur, que Becker nomme « consommation
addictive, lorsque adjacente », permettrait ainsi de repérer des addictions à l’état potentiel chez
certains sujets. il nous faut maintenant examiner de plus près les principales
la consommation composantes de ce modèle.
d’un produit, ou
la participation
Comment faut-il interpréter la rationalité de l’addiction ?
La signification de la notion de rationalité sur laquelle repose le modèle
à une activité, de Becker requiert quelques éclaircissements. Dans son acception la plus élé-
mentaire, il s’agit d’un principe selon lequel, au terme d’un calcul, le moyen
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ou de participer
tout de suite
2. Dans la 5e édition du DSM, les addictions sans produits ont fait leur entrée à l’intérieur d’une caté-
gorie plus générale désormais intitulée « Désordres addictifs avec ou sans produits ».
3. Becker a notamment dirigé la thèse de iannaccone, soutenue à l’université de Chicago en 1984,
à cette activité. consacrée au rôle des habitudes dans la consommation appliquée aux pratiques religieuses. iannaccone
a étudié dans cette perspective les ressorts de la satiété et de l’addiction (iannaccone, 1986 ; 1990)
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satiété. Dans le cas de la consommation addic- deux simples coefficients, soit α > ı pour la
tive, au contraire, non seulement ce mécanisme consommation adjacente et σ > ı, pour le taux
de satiété ne fonctionne pas, mais l’attractivité d’actualisation traduisant une préférence pour
de la consommation du produit s’accroît à le présent. Des développements récents ont
mesure de sa consommation. il est clair que, cependant permis d’endogénéiser ces deux
dans ces conditions, le comportement d’un sujet variables et de les faire dépendre des effets de
addict au produit coïncide avec le résultat d’un la mémorisation des sujets sur leur perception
calcul rationnel. temporelle subjective, en accord, comme nous
La question se complique dès que l’on fait le verrons, avec les approches neurobiologiques
intervenir, comme le propose Becker, une prise actuelles de l’addiction (Perali, Piccoli et wan-
en compte de l’inter-temporalité dans le gen, 2015). Le formalisme mathématique donné
modèle. Si l’on admet que les préférences d’un à l’ensemble de la construction assure en tout
sujet ne sont pas indépendantes de sa perception cas la cohérence logique de ce modèle de calcul.
du temps, le comportement du sujet addict, qui il confirme d’abord que la rationalité des com-
manifeste, en la circonstance, une forte préfé- portements addictifs qui ont été décrits s’inscrit
rence pour le présent immédiat, correspond éga- dans un modèle logique et donc, lui-même,
lement au résultat d’un calcul rationnel. Ce rationnel. Mais ce n’est pas tout. Le recours à
traitement se révèle logique face aux modifica- des fonctions continues dérivables empruntées
tions subjectives de la perception temporelle des à la théorie économique du choix du consom-
sujets. il met de cette manière en évidence, mateur permet d’identifier plusieurs caractéris-
comme on le montrera dans la deuxième partie, tiques intéressantes de la dynamique des
une caractéristique majeure du fonctionnement addictions. il révèle d’abord la pluralité des
mental des sujets addicts. il faut observer tou- états d’équilibre du système et montre leur
tefois que la « consommation adjacente » et instabilité dès que s’accroît le paramètre qui
l’attraction exercée par le « présent immédiat » mesure la consommation adjacente. Cela per-
sont traitées comme deux variables indépen- met d’expliquer rationnellement les discontinui-
dantes dans le modèle de Becker. ainsi, les tés observées chez beaucoup de consommateurs
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casion d’un choix, ou tout au moins d’une décision prise par le sujet concerné.
or, on peut se demander si l’acte qui pousse l’addict à consommer ou à pra-
tiquer ce qui constitue l’objet de son addiction est véritablement le résultat
d’une prise de décision et, si oui, si cette décision émane d’un sujet unique
et pleinement conscient, comme le voudrait la théorie économique. La ques-
tion fait encore aujourd’hui débat, même si certains travaux de neuropsychia-
trie permettent d’avancer dans la voie de son élucidation. D’autre part, la
référence à la rationalité, telle qu’elle a été mise en évidence, montre seule-
ment qu’un calcul rationnel sous les contraintes particulières qui ont été énon-
cées (consommation adjacente, forte préférence pour l’immédiat) aboutit aux
Les troubles manifestations comportementales observées chez l’addict. Pour autant, elle
observés dans ne dit pas que c’est ainsi que procèdent les addicts, même si les neurosciences
fournissent désormais quelques éléments qui permettent de documenter cette
la perception question. enfin, le concept de préférence sur lequel repose cette construction
sert aux économistes à évaluer de manière différentielle l’émotion que les
du temps chez individus éprouvent du fait de la consommation d’un produit, ou de l’exercice
d’une activité. Mais la qualification de cette émotion et plus encore la nature
les sujets addicts de son contenu échappent à sa définition et restent pour cette raison exté-
rieures à cette analyse (jouissance, plaisir ?). Là encore, on commence à dis-
se développent poser de certains indicateurs qui permettraient de combler le vide de cette
référence manquante, pourtant essentielle à l’intelligence de cette rationalité.
ainsi à la faveur La partie suivante, consacrée aux développements récents concernant les
principaux volets qui composent cette théorie de l’addiction rationnelle, four-
d’une nit de premières réponses à certaines de ces questions.
dynamique
de répétition
La thèse de l’addiction rationnelle
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cette partie est de dégager les principaux résul- durant une période de temps suffisamment
tats de cette confrontation, en privilégiant trois longue que se construit le phénomène de l’ad-
ressorts majeurs de l’addiction selon le modèle diction. Cette répétition, inséparable de l’ap-
de l’addiction rationnelle : la perception de la prentissage et de la prise d’habitude, contribue
temporalité et ses déformations, les consé- par elle-même à transformer la perception tem-
quences de l’appréhension du risque sur le porelle du sujet, en augmentant la complémen-
mécanisme décisionnel, le déclenchement de la tarité adjacente qu’il tire de sa consommation
décision avec ses incitations et ses inhibitions. du produit (ou de sa pratique de l’activité), et
Nous verrons que le fonctionnement de ces trois en accroissant, ce faisant, l’exigence de sa pré-
ressorts n’est compréhensible que dans la pers- férence pour le présent immédiat. Les troubles
pective d’une dynamique, ce qui explique le observés dans la perception du temps chez les
rôle déterminant joué par la temporalité et par sujets addicts se développent ainsi à la faveur
sa perception chez les sujets addicts. d’une dynamique de répétition qui s’inscrit dans
un temps long. on connaît du reste les effets de
cette répétition sur la mémorisation surtout non
consciente du sujet, qui se trouve à l’origine de
Dynamique temporelle et perception
ce que l’on nomme ses automatismes.
subjective du temps
Force est de reconnaître d’abord que l’ad- Les hypothèses qui ont été émises ici sur les
diction rationnelle s’inscrit tout entière dans une déformations de la perception temporelle qui
dynamique dont le fonctionnement renvoie aux accompagnent les différentes manifestations de
diverses manifestations de la temporalité. Le l’addiction ont été corroborées par les résultats
fait que Becker ait choisi de traiter l’addiction de plusieurs travaux de recherche, conduits
sur la base d’un modèle de gestion du capital notamment par l’équipe de Bickel. il semble
incluant une actualisation des valeurs n’est donc désormais établi que les sujets addicts manifes-
pas indifférent. Nous avons rappelé que la com- tent une plus forte préférence pour le présent
plémentarité adjacente résulte d’une comparai- immédiat que les sujets qui ne souffrent pas
son entre le « ressenti » provoqué par la d’addiction, quel que soit leur type d’addiction.
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Consommer
tout de suite,
c’est à la fois
abolir
la distance
inter-temporelles du sujet et la pondération des probabilités qui mesure ses
temporelle réactions face au risque présentent la même forme mathématique d’une fonc-
et conjurer tion hyperbolique ou quasi hyperbolique. une préférence pour l’instant immé-
diatement présent coïncide donc chez une majorité de sujets avec une
le risque semblable préférence pour le « certain », opposé à l’« incertain. ». Plus pré-
cisément, takahashi a suggéré une intéressante interprétation de cette relation
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résultat peut sembler contre-intuitif tant les toires. Ce type de risque ne peut plus être perçu
comportements des sujets addicts apparaissent par le sujet comme une manifestation de sa pré-
de prime abord risqués, tout au moins lorsqu’ils férence pour le présent, puisque l’incertitude qui
sont considérés de l’extérieur. Mais la contra- en est la cause se trouve levée dès la fin de la par-
diction disparaît dès que l’on réintroduit l’objet tie (ou du jeu), et que les gains ou les pertes sont
du risque pour l’addict en situation. Le risque, immédiatement réglés. il faut donc chercher
pour lui, est en effet de manquer du produit, ou ailleurs les raisons qui attachent le joueur addict
de se trouver privé de l’activité, qui lui procure à cette prise de risque.
la consommation adjacente et dont il devient Plusieurs travaux de neuroéconomie consa-
dépendant au cours du processus dynamique crés à l’analyse des comportements des agents
qui a été décrit. L’appréhension de ce risque et face au risque financier fournissent de pre-
la forte aversion qu’il provoque chez lui le mières informations intéressantes sur leur fonc-
poussent donc logiquement, au contraire, à tionnement cérébral. on y retrouve le rôle du
consommer au plus vite. Les recherches système dopamine énergétique, aujourd’hui
récentes semblent toutefois montrer que les bien connu, et celui moins bien connu de la
réactions aux délais et au risque, quoique toutes sérotonine (khunen, Samanez-Larkin, knutson,
deux dépendantes de la perception subjective 2011) Le premier active le ventral striatum pour
du temps, renvoient à des systèmes neuronaux l’anticipation des gains et l’insula pour l’antici-
reliés mais distincts, où l’on retrouve, en parti- pation des pertes (khunen, knutson, 2005), de
culier, la signature neuronale de l’insula (Van- telle sorte qu’un équilibre est atteint par l’inter-
dervelt, Green, Meyerson, 2015). on peut médiaire d’une neuromodulation cérébrale.
penser dès lors qu’en cas d’addiction, on assiste C’est cette fonction neuromodulatrice qui se
à un effet cumulatif des deux systèmes, qui se trouve en défaut dans le cas du joueur compul-
traduit par l’exigence du présent immédiat et sif, du fait soit d’une sous-activation de l’insula
par l’angoisse du risque de manquer qui l’ac- (Preuschoff et coll., 2008), soit d’une suracti-
compagne. Consommer tout de suite, c’est à la vation d’une partie du striatum, le nucleus
fois abolir la distance temporelle et conjurer le accumbens. L’existence d’un déséquilibre dans
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réflexion plus poussée révèle cependant que ces apparaissent et se développent, et de quelles
deux attitudes ne sont pas nécessairement anta- manières ils affectent le modus operandi des
gonistes. Valleur fait observer que, dans le pre- choix, par ailleurs rationnels, des sujets addicts.
mier cas, s’en remettre au hasard, alors appelé Sur la première question, il importe de rap-
« chance », s’accompagne le plus souvent chez peler le rôle joué par le mécanisme neurobiolo-
ces sujets de la conviction de pouvoir en réalité gique qui inclut l’effet de consommation
le maîtriser, grâce, par exemple, à leur don ou à adjacente dans l’apprentissage des habitudes.
leur « bonne étoile » (Valleur, 2011). Certains Cette composante essentielle de toutes les
joueurs pensent même qu’ils sont les seuls à addictions peut donc être considérée comme
détenir une martingale secrète. en sens inverse, « naturelle », dans la mesure où elle fait partie
si le joueur de poker croit maîtriser le risque, ce des modalités naturelles d’acquisition des habi-
n’est pas nécessairement ce qui motive sa déci- tudes dont sont dotés tous les êtres vivants. elle
sion de jouer, ce peut être, plus simplement, est vérifiée, par exemple, dans le cas de la nour-
parce qu’il ne résiste pas au désir de s’en assurer riture, notamment lors d’expériences effectuées
qu’il joue et rejoue. Selon ces deux interpréta- sur des animaux (rats, souris…). on peut donc
tions, la véritable motivation est bien ici de penser, dans une perspective évolutionniste, que
dépasser l’incertitude du jeu, mais en suivant ce mécanisme neurobiologique qui enclenche
des cheminements mentaux différents. Ces la perception d’une consommation adjacente
observations initialement limitées aux compor- participe à l’adaptation des êtres vivants à leur
tements engendrés par le risque dans les jeux environnement. Pour les hommes, cet environ-
peuvent s’appliquer plus largement aux moti- nement est également social, ce qui étend
vations qui poussent les joueurs pathologiques encore le champ d’intervention de ce méca-
à jouer, c’est-à-dire, traduit dans les termes du nisme (Schmidt et Livet, 2014). À ce titre, il
modèle de l’addiction rationnelle, à prendre la semble doté d’une double fonction : celle d’un
décision de jouer. on est dès lors en droit de se renforcement de la réaction positive aux situa-
demander si elles n’éclairent pas, indépendam- tions, par l’intermédiaire de la prise d’habitude,
ment de cette dimension du risque propre au et celle d’une motivation du sujet l’incitant à la
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humains comme chez les animaux, des altéra- l’incidence de son histoire personnelle et de la
tions dans les circuits de transmission cérébrale, mémorisation non consciente de cette histoire
qui, à leur tour, modifiaient leur morphologie et au cours du processus. De même faut-il s’inter-
réduisaient leur plasticité. on en a alors déduit roger sur les ressorts du mécanisme par lequel
que ces transformations pouvaient être à l’ori- la répétition de la consommation par le sujet
gine des modifications observées dans les addict a pour conséquence de rétrécir l’échelle
mécanismes de prise de décision des sujets de sa perception temporelle, en prospective
addicts. Plus récemment cependant, des modi- comme en rétrospective, au moment de
fications neurophysiologiques de même ordre consommer : automatisation des circuits,
ont été également observées dans le cas d’ad- angoisse de manquer… ? enfin, et de manière
dictions sans drogue (olsen, 2011). Ce constat plus générale, à quel moment et en quel sens
suggère qu’en sens inverse, les mécanismes faut-il considérer les addictions comme des
décisionnels à l’œuvre dans ces addictions peu- pathologies, dès lors qu’elles prennent leur
vent aussi, de leur côté, engendrer à terme des source dans des réflexes naturels et qu’elles sont
déformations neurophysiologiques. Dans les entretenues par la répétition de choix ration-
deux cas, c’est par l’intermédiaire des choix de nels ? C’est sans doute en s’attachant aux che-
l’addict, toujours rationnels au vu de ses moti- minements complexes et variés qu’emprunte
vations, que s’effectue le lien entre la dimension chez chaque sujet la désorganisation d’une
psycho-comportementale et la dimension neuro-
dynamique naturelle de l’apprentissage des
physiologique de l’addiction. Ces données
habitudes que pourront être dégagés des élé-
conduisent à réinterpréter la thèse de l’addiction
ments de réponse à ces questions.
rationnelle comme l’expression d’une dyna-
Cette démarche devrait en tout cas susciter
mique cumulative interdépendante qui fonc-
de nouveaux programmes de recherches inter-
tionne en boucle, où les choix des sujets sont à
disciplinaires reliant étroitement les dimensions
la fois causes et conséquences des altérations de
neurobiologiques, psychologiques et écono-
fonctions adaptatives naturelles que l’on trouve
pourtant à l’origine de ce mécanisme. miques des manifestations qui caractérisent les
différentes formes du phénomène de l’addic-
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