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28/12/2021 20:24 Le Maghreb dans les relations internationales - Du Maghreb des États-nations au Maghreb des régions - CNRS Éditions

CNRS
Éditions
Le Maghreb dans les relations internationales
 | Khadija Mohsen-Finan

Du Maghreb des
États-nations au
Maghreb des
régions
Benjamin Stora
p. 19-29

Texte intégral

Le Maghreb, espace et frontières


1 Les pays du Maghreb semblent aujourd’hui enfermés dans
des frontières nationales déterminées, figées par l’histoire ou
la géographie. Le concept de «  régions  » n’arrive pas
vraiment à s’enraciner dans les discours politiques de partis
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ou dans les sociétés civiles, se heurtant à la force des


nationalismes centralisateurs. Cela n’a pas toujours été le
cas, loin s’en faut. Le vaste espace de l’Afrique du Nord est
certes un espace homogène, mais aussi un lieu d’expressions
de sensibilités, et d’histoires régionales différentes. L’entité
est bien délimitée par des frontières naturelles : au nord, la
Méditerranée et l’Arc latin (quatorze kilomètres à peine
séparent le Maghreb de l’Europe par le détroit de
Gibraltar2) ; au sud, le Sahara ou la porte de l’Afrique noire,
qui dessine les limites avec le Sénégal, le Mali, le Niger et le
Tchad ; à l’est, les frontières naturelles apparaissent avec le
désert égyptien et le Soudan  ; et à l’ouest, avec l’océan
Atlantique. On le sait, cette situation « d’enfermement » ou
d’encerclement par des barrières naturelles difficilement
franchissables a poussé les géographes arabes à qualifier le
Maghreb de Jarizet el Maghrib : l’île du Maghreb.
2 À l’intérieur de ce vaste espace, des entités régionales
existent bien, pourtant, avec leurs langages, habitudes,
coutumes religieuses ou rites culinaires. Lorsque l’on évoque
le Rif, les Aurès, ou la Kabylie, c’est bien de régions
singulières qu’il s’agit, avec leurs personnages
emblématiques  : l’Émir Abdelkrim dans le Rif, la figure de
Mostéfa Ben Boulaid dans les Aurès pendant la guerre
d’indépendance contre la France, ou Amirouche en Kabylie...
3 Pour l’Europe, et principalement la France, le Maghreb
évoque essentiellement l’Afrique du Nord, et se compose de
trois pays anciennement colonisés : l’Algérie, le Maroc et la
Tunisie. Le système colonial avait bien tenté, à plusieurs
reprises, d’instrumentaliser le sentiment régional pour
asseoir sa domination en empêchant des réunifications
dangereuses pour sa présence. Mais, de la «  politique
kabyle  » en Algérie au «  Dahir berbère  » au Maroc, cette
politique n’a jamais réussi à favoriser un réel basculement
des sociétés vers l’acceptation de la présence coloniale
française. Bien au contraire. Au xxe  siècle, le nom
«  Maghreb  » a été imposé dans le vocabulaire géopolitique
par les mouvements nationalistes, très influencés par
l’idéologie du nationalisme arabe, se méfiant de la

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désignation des origines berbères de la région3. Les


nationalismes ont rejeté dans l’ombre les appartenances
régionales, sans toutefois les faire disparaître. Pourtant, on a
vu par exemple avec quelle force, en avril 1980, vingt ans
après l’indépendance de l’Algérie, «  le printemps berbère  »
en Kabylie a bousculé l’ensemble du système étatique
algérien, très centralisé.
4 Quels sont aujourd’hui les pays qui composent cette région ?
Le « Maghreb » désigne les territoires de cinq États : Algérie,
Libye, Tunisie, Maroc et Mauritanie. Ces États forment le
«  Grand Maghreb  », concept politique revendiqué par les
Maghrébins lorsqu’ils affirment leur spécificité face au
Machrek, l’Orient arabe4. Pourtant, le débat est loin d’être
clos lorsqu’il s’agit de délimiter l’espace politique, et pas
simplement géographique, maghrébin. S’il est certain qu’il
est composé du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie (Maghreb
central), on peut se demander si la Libye et la Mauritanie en
font partie. L’adage local selon lequel le Maghreb commence
« là où se mange le couscous et se porte le burnous » (selon
le mot attribué au grand savant Ibn Khaldoun) n’est pas d’un
grand secours scientifique ou historique. Une chose est
sûre : aucun des trois pays centraux ne possède de frontières
naturelles. Celles qui prévalent actuellement, et dont
certaines sont contestées – notamment par le Maroc pour ce
qui est de sa frontière avec l’Algérie –, sont l’œuvre des
présences étrangères (turque, française) sur la terre
maghrébine. L’histoire sur la longue durée nous dit ainsi que
l’espace maghrébin formé et découpé par ses frontières
actuelles est une construction récente, datant du xxe siècle5.
5 Constitué d’une addition d’États-nations apparus au
lendemain des indépendances, le Maghreb a-t-il réussi à
préserver son espace de circulation et ses appartenances
régionales  ? à construire une unité politique lui permettant
de sortir de son isolement, entre d’un côté la barrière
saharienne, derrière laquelle s’étend un continent africain
qui ne parvient décidément pas à s’arracher au sous-
développement, et de l’autre les miradors édifiés par
l’Europe ?

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L’idée unitaire
6 L’Algérie, la Libye, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie
n’ont pas de marché commun, et pas le plus petit début
d’intégration économique. Ils apparaissent très différents les
uns des autres. Ils ont certes, par exemple, signé la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, mais
ils ne tolèrent guère la contestation. « La situation n’est pas
très florissante  », constate Bruno Callies de Salies, auteur
d’un essai sur les cinq États, qui relève « assez peu de points
communs6  » entre eux. Et pourtant… Depuis longtemps,
l’unité de toute l’Afrique du Nord est un rêve que caressent
les populations, les sociétés de cette région particulière de la
Méditerranée. Le point commun à tous les pays reste avant
tout l’islam. De rite malékite, il constitue la religion de 95 %
de la population et l’on prie à Casablanca de la même
manière qu’à Tunis ou Alger, sans d’ailleurs connaître les
mêmes divisions ou schismes qu’en Orient. Ensuite, la
langue arabe agit comme un outil unificateur, même s’il
existe au Maroc et en Algérie de fortes minorités
berbérophones (mais n’est-ce pas là aussi un point
commun  ?). Cette langue parlée, cet arabe dialectal est
aisément compris d’un pays à l’autre, malgré les nuances et
les subtilités. Autre point commun : la langue française, très
répandue dans les trois pays centraux, sans oublier la
Mauritanie.
7 Les pays d’Afrique du Nord partagent aussi un héritage de
durs combats pour l’indépendance, émaillés d’une série
d’actes de solidarité et de partage, comme le soutien des
Marocains et des Tunisiens à l’Algérie en armes. La présence
coloniale française, très longue en Algérie (près d’un siècle et
demi, de  1830 à  1962), plus courte au Maroc (près d’une
cinquantaine d’années, de  1912 à  1956), a pesé, on le sait,
dans la délimitation de l’espace national de ces deux pays,
qui sont les principaux du Maghreb. Le tracé des frontières,
voulu par le colonisateur, a freiné la circulation des
populations et des biens dans cet espace pourtant fluide. De
ce fait, les revendications territoriales ont joué très vite, dès
l’accession aux indépendances, un rôle décisif dans
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l’affirmation identitaire nationale et l’animosité entre le


Maroc et l’Algérie, alors que rien, historiquement, ne laissait
prévoir une telle opposition. En effet, différentes générations
politiques se sont succédé au Maghreb tout au long du
xxe  siècle  ; elles se connaissaient et ont combattu contre le
colonialisme, côte à côte. Il suffit de mentionner la profonde
solidarité algérienne avec les insurgés du Rif dans les
années  1920, la création de l’Étoile nord-africaine qui
demande dès 1926 l’indépendance des trois pays d’Afrique
du Nord, la création au Caire, en  1948, du Comité de
libération du Maghreb arabe, présidé par Abdelkrim El
Khattabi, ou la Conférence de Tanger en avril 1958,
réunissant l’Istiqlal marocain, le Front de libération
nationale (FLN) algérien et le Néo-Destour tunisien. Des
liens personnels très forts se sont créés entre tous les
dirigeants de ces partis nationalistes.

D’autres traits communs


8 Une jeunesse nombreuse, souvent sans emploi, est aussi à
compter parmi les ressemblances. Le chauvinisme,
exacerbation d’un nationalisme sourcilleux qui a conduit les
trois pays à l’indépendance, caractérise aussi les habitants
du Maghreb, qu’il s’agisse des couches populaires ou, peut-
être plus encore, des élites. Enfin, et c’est peut-être le plus
important, les Maghrébins partagent dans leur ensemble les
mêmes interrogations quant à leur identité, le même désir de
modernité, et ils ont une même aspiration générale au
mieux-être qui peut parfois nourrir les extrémismes,
notamment islamistes, les plus violents.
9 L’idée unitaire au Maghreb est donc ancienne, et enracinée
dans la pensée collective des sociétés. Les Maghrébins ont
longtemps envisagé cette unité comme une entente mutuelle
et une forte solidarité pour agir contre les puissances
extérieures qui ont envahi leurs contrées. L’origine d’une
telle idée, dominante et vivace, tient simplement au fait que
ces sociétés ont plusieurs points communs  : l’emplacement
géographique cohérent déjà signalé en introduction,
l’histoire contemporaine vécue ensemble, en particulier dans
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les affrontements anticoloniaux, l’origine berbère de leurs


populations, la langue arabe parlée, la religion musulmane
dominante. Si cette identité commune a facilité le
développement d’une idée unitaire au sein des esprits
maghrébins, celle-ci ne s’est pas concrétisée pour autant.

La force des nationalismes


10 Au sommet de Marrakech en  1989, cinq pays – le Maroc,
l’Algérie, la Tunisie, la Libye et la Tunisie – décident la
création de l’Union du Maghreb arabe (UMA).
Chronologiquement, c’est donc en  1989 que la genèse de
l’idée unitaire semble s’achever, par l’accord des cinq chefs
d’État de la région qui porte sur la mise en place d’une entité
régionale maghrébine. L’UMA ciblera comme principaux
objectifs  : le renforcement des «  liens de fraternité  », la
réalisation de « progrès pour le bien-être » de ses sociétés, la
participation à la « sauvegarde de la paix », la coordination
des politiques et des positions, ainsi que la réalisation d’une
fusion plus complète entre les États membres7.
11 Mais la volonté d’unir les destins de l’ensemble des pays de
la région a été essentiellement développée dans la logique
des mouvements nationalistes, durant la phase coloniale.
Elle a été motivée par les luttes nationales d’émancipation.
Une réalité souvent ambiguë lorsqu’on examine
sérieusement les réalisations de cette unité dans l’histoire
récente. Ainsi, pendant la guerre d’indépendance algérienne,
les déclarations de bonnes intentions sur l’unité se sont
quelquefois heurtées aux réalités politiques nationales. Les
dirigeants algériens ont ainsi soupçonné les responsables
marocains et tunisiens de ne pas suffisamment les aider
dans cette période de guerre, ces derniers ayant accepté le
cadre de l’indépendance dessiné par les Français, dès 1956.
De leur côté, les Marocains ont reproché aux Algériens
d’avoir accepté les frontières dessinées par l’ancien
colonisateur au Sahara. Ce différend a immédiatement
débouché sur «  la guerre des sables  » au cours de
l’année 1963.

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12 Le divorce des mouvements nationalistes maghrébins s’est


donc opéré au moment de l’achèvement des indépendances.
La réapparition de cette volonté unitaire, une fois les
indépendances acquises, n’a pas résisté au développement
des États-nations, l’unité maghrébine devenant même un
simple slogan, une sorte de remède miracle à tous les maux
dont souffrent les sociétés. Cette volonté unitaire était
également stimulée par les mutations en cours sur la scène
internationale. Elle répondait au besoin de renforcer les
pôles régionaux, et la Communauté économique européenne
(CEE) était prise comme exemple.

Pertes de mémoires…
13 Les liens se sont effilochés, puis rompus progressivement
dans les années  1970-1980, au point que les nouvelles
générations, des deux côtés de la frontière algéro-marocaine,
ont bien du mal à connaître l’histoire des deux pays. Les
Algériens commémorent ainsi chaque année l’anniversaire
du soulèvement paysan du 20 août 1955 dans le
Constantinois… mais les jeunes n’établissent pas vraiment le
lien direct entre ce soulèvement et la déposition par les
autorités coloniales françaises du Sultan, le futur roi du
Maroc, Mohamed V. La mémoire se perd faute d’être
transmise. Les mouvements nationaux, unifiés dans la
période coloniale, ont accouché de nationalismes propres à
chaque État après les indépendances.
14 En 1994, à la suite d’attentats terroristes perpétrés au Maroc
par des islamistes algériens, le Maroc et l’Algérie ferment
leurs frontières. Elles n’ont plus jamais été rouvertes. Voilà
déjà plus de vingt ans que l’UMA a vu le jour, et malgré les
déclarations solennelles et les cérémonies diplomatiques
organisées en faveur d’un nouvel élan unitaire, le terrain
maghrébin n’a pu enregistrer de tangibles actions sur aucun
plan, ni d’ambitieux projets. Pis encore, à l’heure actuelle,
alors que les relations internationales exigent plus que
jamais une politique de coopération régionale plus étroite8,
l’UMA est encore loin de s’impliquer dans ces changements.
Elle se retrouve dans une situation difficile. Les récentes
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déclarations du président algérien Abdelaziz Bouteflika,


affirmant que la réouverture des frontières entre l’Algérie et
le Maroc prendrait du temps, montrent toute la difficulté à
bâtir l’unité politique du Maghreb9.
15 Depuis le conflit du Sahara occidental en particulier, qui a
commencé en  1975, de nombreux obstacles de tous ordres
sont apparus, freinant ce processus unitaire. L’UMA, fondée
en  1989, est à l’évidence une coquille vide. Le Maghreb est
une des régions du monde où la coopération politique et
économique est la moins développée. Les pays qui le
composent ont la tête tournée vers l’Europe tout en
s’ignorant, lorsqu’ils ne s’affrontent pas. Et si l’UMA est
effectivement en panne, c’est en raison de la crise profonde
qui secoue le couple majeur algéro-marocain. Les difficultés
sont également grandes à cause de la politique suivie par les
gouvernements qui se sont succédé au lendemain de la
décolonisation  : mauvaise gestion économique, corruption,
absence de démocratie. Le tout est aggravé par les
transformations rapides nées de la mondialisation
économique.

Le « régionalisme » à l’œuvre
16 Le Maghreb politique peut-il donc se construire en dépit des
résistances et des retards  ? Ce ne sera pas, visiblement, un
Maghreb par addition de trois États. L’avenir passe peut-
être, en ce tournant du xxie  siècle, par la constitution d’un
«  régionalisme  » à la fois ouvert sur le monde
méditerranéen, et dépassant le strict cadre des frontières
nationales existantes. Les unités régionales à l’intérieur du
Maghreb politique, comme le Rif (l’Oriental) au Maroc, la
Kabylie (avec la brûlante question berbère) en Algérie, ou
encore le Sahara occidental (avec le règlement de la question
sahraouie), apparaissent comme les nouvelles réalités
géopolitiques et économiques, chevauchant les lignes de
séparation radicales entre les États. Le concept de
souveraineté nationale ne disparaîtra pas de sitôt, mais ces
mêmes États seront de plus en plus confrontés aux volontés
régionalistes à travers l’ensemble du Maghreb. Ce sera alors
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la fin lente, progressive, de l’idée que l’exercice de la


puissance physique des États peut, à lui seul, contrôler
l’ensemble des ressources économiques, culturelles et
politiques. Plus que le « Maghreb des peuples », devenu un
simple slogan incantatoire, c’est vers le «  Maghreb des
régions » que nous nous dirigerons en ce xxie siècle.
17 Il faudra bien sûr du temps avant que revienne la confiance,
qui passe, d’abord, par une banalisation des rapports entre
les deux pays principaux, l’Algérie et le Maroc. Mais au-delà
des États-nations et de leurs territoires, il faut tenir compte
du fait qu’une régionalisation, davantage au Maroc qu’en
Algérie, est en cours d’opération. Cette régionalisation n’est
pas le produit d’une volonté politique, d’une planification
décidée par le haut, mais elle se construit surtout comme
une résistance de la société locale aux États « lointains », sur
la question politique berbère par exemple. Le régionalisme
nouveau modifie l’idée de nation, qui apparaît désormais
dans toute son ambiguïté et non plus comme un ensemble
compact, monolithique. Au Maroc comme en Algérie, l’État-
nation connaît par ailleurs aujourd’hui des mutations
importantes, comme l’industrialisation, l’urbanisation
accélérée, les mutations démographiques (très nettement
orientées à la baisse), et les demandes de migration. Tout
cela affecte durablement le devenir des sociétés et des États,
et pèsera sur les rapports entre les deux pays.
18 La question saharienne a joué un rôle essentiel dans les
rapports conflictuels entre le Maroc et l’Algérie10. Les points
de vue semblent inconciliables  : le Maroc estime que la
partie appelée «  Sahara occidental  » est une «  province
marocaine  » (en faisant valoir l’analogie historique entre la
France et l’Alsace-Lorraine), alors que l’Algérie soutient le
Front Polisario au nom du «  droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes » (en se référant aux différentes luttes dans le
tiers-monde). Aucun compromis ne semble possible. À
l’échelle mondiale, l’heure est à la construction de vastes
ensembles régionaux, mais, au Maghreb, on en est encore à
discuter de la construction d’un État supplémentaire…

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Épuisements nationalistes et questions


démocratiques
19 En ce début de xxie siècle, nous assistons dans tous les pays
du Maghreb à l’épuisement des nationalismes politiques nés
de la lutte anticoloniale, centralisateurs, créés pour les
indépendances. Ces mouvements indépendantistes, à forte
coloration populiste, ont su mobiliser des foules
considérables pour la réappropriation de l’identité bafouée
ou perdue. Cette dimension de la réappropriation
identitaire, aujourd’hui, ne provoque plus que des replis
nationalistes, des isolements identitaires. Or, les jeunes
générations du Maghreb sont à l’écoute de la «  culture-
monde  », et veulent sortir du trop-plein d’une histoire
exclusivement nationaliste.
20 Dans les rapports difficiles entre une mémoire nationaliste
trop abondante et un oubli d’histoire impossible, les pays du
Maghreb sont également confrontés à des mouvements
démocratiques qui, eux aussi, réinterrogent l’histoire
récente  : faut-il juger les auteurs d’actes répréhensibles qui
ont entravé le fonctionnement démocratique des États et des
sociétés  ? La multiplication d’associations de «  familles de
disparus », de « victimes du terrorisme » en Algérie, pour la
« vérité sur les personnes enlevées » au Maroc (avec l’affaire
de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka en  1965, qui reste un
point central de la recherche de vérité), apparaît comme le
symptôme d’une future « judiciarisation » de la vie politique.
D’autre part, après avoir connu un succès réel auprès d’une
partie importante de la jeunesse en proie au chômage,
l’islamisme politique se heurte aux mouvements qui
affectent les sociétés maghrébines. Que peut-il dire face à
l’affirmation de la primauté de l’individu-consommateur  ?
L’individualisme et la fuite personnelle, la crise des cellules
familiales et communautaires frappent en profondeur le
Maghreb en ce début de xxie siècle. Celui qui émigre ne part
plus vers le Nord pour le compte d’une collectivité
villageoise, familiale, tribale. Il part pour lui-même, se
détachant de sa communauté d’origine. La foi religieuse ne
peut plus dépendre de l’État ni être défendue par lui, ce
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dernier étant jugé trop lointain et hautain  ; elle devient de


plus en plus une affaire personnelle. La religion ne sert plus
à légitimer le pouvoir politique, mais relève de la spiritualité
intérieure du croyant. Dans ce sens, l’islamisme radical qui
s’orientait vers la prise immédiate et rapide du pouvoir
politique dans les années  1990, notamment en Algérie, n’a
pas su rester en prise avec l’individualisation du sacré et
l’affranchissement communautaire11. En ce début de siècle,
au Maroc, en Algérie et en Tunisie, on assiste à l’arrivée à des
postes clés de « technocrates » très différents des personnels
politiques issus des indépendances. Cette évolution semble
s’accompagner d’une sorte de désaffection de la politique
parmi les jeunes élites.
21 L’arrivée d’une nouvelle génération politique qui n’a pas
connu les guerres d’indépendance contre la présence
coloniale française est un défi majeur. L’effacement des
solidarités mémorielles nées des combats nationalistes
produit des élites fonctionnant sur un mode essentiellement
technocratique. Ce changement doit être mis en rapport avec
la modification de la vision traditionnelle selon laquelle le
gouvernement doit être en charge de toutes les affaires
publiques. Cette idée d’un gouvernement omniprésent et
dirigeant tout apparaît de plus en plus inadaptée.
L’émergence d’un secteur privé relativement fort, d’une
classe d’entrepreneurs, d’intellectuels et de journalistes
s’orientant vers une autonomie de pensée, l’existence
ancienne des mouvements syndicaux, l’accroissement et la
complexité des systèmes économiques font douter du bien-
fondé d’un État centralisateur et autoritaire.
22 L’idée de la région apparaît ainsi comme une réponse à la
multiplication des dysfonctionnements étatiques, avec
surtout en ligne de mire la corruption, l’utilisation des
pouvoirs dévolus au nom de l’intérêt général pour servir des
intérêts privés. Les revendications en faveur d’une
moralisation de la vie publique et le refus du mépris pratiqué
par le haut, les demandes d’abandon du secret politique au
profit de la transparence font progressivement leur entrée
dans l’espace politique maghrébin. Dans cette bataille

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démocratique, qui passe par la valorisation de l’idée


régionale, l’obstacle de la division entre les pays peut être
surmonté.

Notes
2. B. Khader, Le Grand Maghreb et l’Europe – Enjeux et perspectives,
Paris, Publisud, 1992.
3. A. Claisse et G. Conac (dir.), Le Grand Maghreb, données socio-
politiques et facteurs d’intégration des États du Maghreb, Paris,
Economica, 1988, p. XIII.
4. Le terme arabe Maghreb (El Maghrib) signifie «  le Couchant  » par
opposition à Machrek (El Machrek, « le Levant »).
5. A. Ellyas et B. Stora, Les 100 portes du Maghreb, Paris, Éditions de
l’Atelier, 1999.
6. B. Callies de Salies, Le grand Maghreb contemporain, Paris, Jean
Maisonneuve successeur, 2010.
7. Article 2 du Traité de Marrakech du 17 février 1989, instituant l’UMA.
8. En tenant compte de l’impact des nouveaux jalons de l’ordre mondial,
tels que l’interdépendance et la sécurité collective.
9. Les 31 juillet et 1er août 2010, l’ensemble de la presse algérienne, à
l’occasion de la célébration de la fête du Trône, s’est livrée à une attaque
virulente contre le Maroc. Ainsi, on pouvait lire dans Le Quotidien
d’Oran : « Le délire royal : Le discours du monarque reste fidèle à cette
logique politiquement suicidaire aux regards des défis qui attendent la
région maghrébine. Car s’il s’obstine à refuser tout droit au peuple
sahraoui de s’exprimer sur son avenir, il commet un impair diplomatique
en accusant l’Algérie d’être derrière le blocage des résolutions de l’ONU.
Rabat cherche à se justifier aux yeux de l’opinion internationale.  » Le
Jeune Indépendant n’était pas moins critique  : «  Velléités
expansionnistes de Rabat contre partenariat constructif d’Alger. Les
rapports algéro-marocains sont toujours conjugués au conflit du Sahara
occidental. »
10. K. Mohsen-Finan, «  Sahara occidental  : divergences profondes
autour d’un mode de règlement », L’Année du Maghreb, V/2009, CNRS
Éditions, novembre 2009.
11. Mais l’activisme islamiste ne disparaîtra pas pour autant des sociétés
du Maghreb. Ainsi, l’enracinement de la mouvance islamique au Maroc,
comme en témoignent les mouvements portés par la figure du Cheikh
Yassine ou le Parti de la justice et du développement, exprime cette
poursuite d’une «  révolution  » identitaire  ; d’autant que les effets de la
mondialisation sont toujours là, ainsi que le chômage endémique et les
manifestations envahissantes de la domination culturelle de l’Occident.
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Auteur

Benjamin Stora

Historien et professeur des


universités. Il enseigne
actuellement à l’université Paris
13 et à l’Institut national des
langues et civilisations orientales
(INALCO).
Du même auteur

Quelle place pour l'islam et les


musulmans dans l'histoire de
France  ?, Éditions de la
Bibliothèque publique
d’information, 2007
Entre les mémoires et les lois,
l’écriture de l’histoire in Les
territoires productifs en
question(s), Institut de
recherche sur le Maghreb
contemporain, 2006
Les Algériens à Paris pendant la
guerre d’Algérie in Le Paris des
étrangers depuis 1945, Éditions
de la Sorbonne, 1995
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Tous les textes


© CNRS Éditions, 2011

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


STORA, Benjamin. Du Maghreb des États-nations au Maghreb des
régions In  : Le Maghreb dans les relations internationales [en ligne].
Paris  : CNRS Éditions, 2011 (généré le 28 décembre 2021). Disponible
sur Internet  : <http://books.openedition.org/editionscnrs/22707>.
ISBN  : 9782271129840. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.22707.

Référence électronique du livre


MOHSEN-FINAN, Khadija (dir.). Le Maghreb dans les relations
internationales. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2011
(généré le 28 décembre 2021). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/editionscnrs/22683>. ISBN  :
9782271129840. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.22683.
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Le Maghreb dans les relations


internationales
Ce livre est cité par
Abourabi, Yousra. (2015) Le Maroc au présent. DOI:
10.4000/books.cjb.1086

https://books.openedition.org/editionscnrs/22707 14/14

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