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PSYCHOLOGIE DE LA BOMBE

Ludger Lütkehaus

Éditions Kimé | « Tumultes »

2007/1 n° 28-29 | pages 317 à 340


ISSN 1243-549X
ISBN 9782841744411
DOI 10.3917/tumu.28.0317
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TUMULTES, numéro 28-29, 2007

Psychologie de la bombe

Ludger Lütkehaus
Université de Fribourg-en-Brisgau

Dans le deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme,


Günther Anders appelle de ses vœux la création d’une nouvelle
branche de la psychologie qu’il nomme la « psychologie de la
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chose » (AM, 60 sq.). Il part de l’observation des clients des
enfers du jeu japonais : agrippés à des pachinkos, dans une salle
qui les isole du reste du monde, ces derniers cherchent à se
défouler des traumatismes que provoque chez eux le mode de
production de l’époque de la « technocratie », terme par lequel
Anders désigne une époque dominée par la technique elle-même
et non par une caste de techniciens. Là où la division du travail
et l’automatisation ont été poussées si loin que tout « faire » est
« décapité » et « privé de télos et d’eidos », là où les effets des
actes du sujet ne reflètent plus ses intentions et où « agir »
[handeln] n’est plus que « servir » [bedienen] — au sens où
l’homme est seulement chargé d’actionner les appareils et doit
obéir aux impératifs de ces derniers —, le travailleur est
doublement volé : de la possibilité de s’identifier et au processus
et au résultat du travail. Celui que les épopées de l’anthropologie
philosophique célèbrent comme l’homo faber n’est plus que
l’appendice d’un appareil.
Pourtant, le tabou majeur de l’ère industrielle, plus
englobant et rigide que tout tabou sexuel ou religieux, lui interdit
tout « affect anti-machinique » direct — ou, en langage post-
nietzschéen, tout ressentiment anti-technique —, pour ne rien
318 Psychologie de la bombe

dire du luddisme, privilège réservé à d’heureuses périodes


historiquement révolues.
Le travailleur déplace alors sa rage vers « la revanche du
soir ». Jouant à et avec des « partenaires synthétiques » — les
sœurs, plus séduisantes, de ces appareils qui, dans la journée, le
trompent —, il peut ici rencontrer directement et pour ainsi dire
personnellement la machine et voir le résultat de cette rencontre.
Car, tout en restant des choses, ces remplaçantes posent
ironiquement des conditions « humaines » au joueur : s’il se
montre bon amant, elles joueront leur rôle de « défouloir »
[Abreaktionsgeräte] et accèderont à sa volonté même si, au final
— mais ne fallait-il pas s’y attendre ? —, c’est toujours le
« joueur » qui est « joué » (AM, 272). N’a-t-il pas lui-même
financé cette « revanche du soir » avec ce que lui ont rapporté
ses défaites quotidiennes ?
À première vue, Anders ne propose ici rien d’autre qu’une
théorie de la frustration et de la compensation sexualisée à grand
renfort de métaphores et reposant en dernière analyse sur une
psychologie de la production. Qu’est-ce qui distingue ce schéma
de celui d’une soirée au bordel après le travail ? Deux choses.
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Dans ce texte, Anders prolonge tout d’abord sa théorie de la
« honte prométhéenne » en invoquant quelque chose qu’on
pourrait appeler la « rage prométhéenne », puis il déduit de ses
observations qu’il nous manque une psychologie de la chose
(AM, 58 sq.), car l’analyse du sex-appeal de la chose excède
l’hypothèse du « substitut » que nous propose la
psychopathologie sexuelle traditionnelle. Ces « sirènes
chromées » que sont les pachinkos ne sont pas des partenaires de
substitution. Il ne s’agit pas de « partenaires réifiées », mais
d’« appareils humanisés » compensant l’absence d’autres choses
qui restent plus chosales, plus distantes avec l’homme (AM, 77).
Avec la figure de style de l’« inversion » — centrale chez
Anders —, ce cadre fournit la théorie avec laquelle ce dernier a
anticipé et daté avec précision — sans s’être jamais félicité de
ces perspectives — le discours sur la fin de l’homme ou la mort
du sujet bien avant le triomphe de la pensée « anthropofuge » du
poststructuralisme et de la postmodernité. L’« obsolescence du
monde humain », le fait que le sujet de la modernité qui
auparavant était autonome et souverain ne soit plus aujourd’hui
que « co-historique » force la philosophie dans son ensemble,
Ludger Lütkehaus 319

l’anthropologie, l’éthique, la philosophie de l’Histoire et la


psychologie à changer de paradigme. Aujourd’hui, les
« relations humaines » ne sont plus en premier lieu des relations
d’homme à homme. C’est l’inverse : « le monde quotidien
auquel les hommes ont affaire est fondamentalement un monde
de choses et d’appareils où il y aussi des êtres humains et non un
monde humain dans lequel il y a aussi des choses et des
appareils » (AM, 60). Voilà pourquoi il faut « une branche
spéciale de la psychologie dont la tâche serait d’étudier nos
relations au monde des choses et des appareils » (AM, 60). Elle
permettrait également d’analyser « comment nos relations aux
choses interviennent dans nos relations aux hommes » (AM, 60).
Dans un premier temps, Anders conçoit d’abord cette
psychologie de la chose comme « une discipline qui
correspondrait à la psychologie sociale et serait son égale »
(AM, 60), mais il va ensuite plus loin : « la psychologie sociale
peut toujours se targuer d’avoir “découvert” que l’“individu”
n’existe pas ; elle n’en reste pas moins une science inexacte, car
“l’homme social” n’existe pas plus que l’“individu”. Il n’y a
d’“hommes sociaux” que dans le monde de la production et des
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produits. Il serait donc temps d’analyser l’âme humaine à
l’intérieur du monde des produits, de décrire à la fois sa
transformation par les produits et les différents “types de
relations” entre homme et produit (ou plutôt : entre produit et
homme). C’est seulement dans ce cadre qu’il peut y avoir une
psychologie sociale » (AM, 261).
C’est en 1958 qu’Anders a commencé à parler de la
« psychologie de la chose », dont il avait déjà eu l’intuition dans
le premier tome de L’Obsolescence de l’homme . Il en a reparlé
ensuite dans sa correspondance avec Claude Eatherly, mais ne
l’a véritablement fondée qu’en 1980, dans le deuxième tome de
son opus magnum. Sans forcément la désigner du même nom
qu’Anders, de nombreux auteurs (comme Bachelard,
Baudrillard, Barthes, Elias, Simmel ou encore Sartre qui, dans
L’Être et le néant, propose une « psychanalyse des choses1 »)
avaient déjà appelé de leurs vœux la création d’une
« psychologie de la chose ». C’est seulement aujourd’hui qu’on
voit apparaître les premiers linéaments d’une telle discipline, le
plus souvent sous les traits d’une psychopathologie de la chose

1. Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, 1970, pp. 661.


320 Psychologie de la bombe

étudiant les différentes formes de fétichisme technique parmi


lesquelles le rapport à l’automobile jouit, à juste titre, d’une
grande attention. Une fois de plus, les successeurs d’Anders ne
reconnaissent que rarement leur dette, de même que ce dernier,
dans sa marginalité, a presque toujours souverainement ignoré
ses prédécesseurs, les affinités de pensée ou les interprétations
concurrentes.
Aucun autre auteur à ma connaissance n’a donné à ce
désir d’une « psychologie de la chose » une inflexion
comparable à celle que lui a donnée Anders dans son
« anthropologie de l’époque de la technocratie » qui dépossède
l’homme du statut de Sujet de l’Histoire pour en faire un être
seulement « co-historique » (AM, 9). Si l’on n’a toujours pas
reconnu à la « psychologie de la chose » une importance égale à
celle de la psychologie sociale, il y a pourtant là un gigantesque
terrain d’étude qui croît avec l’obsolescence de l’homme. Il est
donc nécessaire de réorienter nos efforts en matière de
recherches et plus encore de thérapie dans un sens que la sagesse
de nos écoles psychologiques ne soupçonne pas. Autant que je
sache, le tableau clinique de la « psychopathia realis » n’a
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encore fait son apparition ni dans la symptomatologie, ni dans la
thérapeutique. Les caisses d’assurance maladie vont — comme
toujours — mettre bien du temps à reconnaître cette masse de
nouveaux patients — de grands pervers, du point de vue de la
psychologie de la chose ! — alors que des cures réussies
permettraient de réaliser d’énormes économies.
Issue de la psychologie de l’homme, la psychologie de la
chose risque toujours de revenir à la grille de lecture de son
aînée et de penser les relations qui relèvent spécifiquement de sa
compétence à partir de l’homme obsolète, du sujet et, peut-être
même, d’une psychologie des intentions et des pulsions, alors
que le projet d’Anders est d’en finir aussi bien avec la catégorie
d’intentionnalité qu’avec la psychologie des pulsions.
Même sous sa forme la plus modérée, cette psychologie
de la chose implique un élargissement de la psychologie de
l’homme : elle doit dépasser la fixation de cette dernière sur
l’intériorité, sa prédilection pour l’introspection et une
herméneutique des profondeurs qui n’aboutit qu’à un
symbolisme psychique, renoncer à comprendre l’interaction en
termes simplement intersubjectifs et redéfinir l’idée même de
Ludger Lütkehaus 321

« système ». Les « romans familiaux » de la psychanalyse


perdraient, par exemple2, une grande partie de leur intérêt face à
la concurrence qui règne dans la « famille des instruments » ;
Œdipe, ce roi bien élevé qui se crève lui-même les yeux, le plus
distingué des non-saints du calendrier pathologique, devrait
céder sa place à Prométhée, le voleur de feu technophile,
amoureux des choses et — allons-y — castré à l’aide d’un outil.
« D’Œdipe à Prométhée », voilà le chemin que devrait accomplir
une psychanalyse de la chose. Elle devrait également renoncer
au divan, bien trop humain et douillet. Il faudrait enfin qu’elle
prenne au sens littéral ce qu’elle ne désignait jusqu’à présent
qu’au sens figuré dans sa terminologie sous le nom de « relation
d’objet ».
La discipline qu’Anders appelle de ses vœux est encore
plus provocante, elle ne se contente pas d’un simple
élargissement de la psychologie de l’homme. Sous sa forme la
plus radicale, la psychologie de la chose au sens le plus strict
met en crise les psychologies de l’homme. Lorsqu’Anders ajoute
à son exigence d’étudier les relations de l’homme au monde des
appareils, celle d’étudier « les relations des choses à nous », il
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relativise immédiatement son propos, ajoutant qu’« il ne peut
s’agir là que de la manière dont nous pouvons nous sentir traités
par nos choses » (AM, 60), mais cette retraduction subjectiviste
est nettement en retrait par rapport aux analyses anderssiennes
de l’obsolescence.
La correspondance avec Claude Eatherly — « le pilote
d’Hiroshima » — qui ne porte plus sur des divertissements du
genre des « sirènes chromées » affirme sans la moindre réserve
que « nous vivons désormais dans le monde des instruments et
[que] ces derniers nous utilisent comme on utilise tel ou tel
instrument » (ADH, 51 sq.). Les choses ont des maximes qui
sont de véritables impératifs. Ainsi, qui possède la chose par
excellence — la bombe — s’en sert toujours dans le cadre d’un

2. Des emprunts de détail ne sauraient masquer le fait qu’Anders, qui a reçu le


prix Sigmund Freud, s’est toujours montré franchement polémique à l’égard de
la psychanalyse (sur ce point, voir mon texte « Gegen die Esoterik der
philosophischen Sprache. Laudatio auf G. Anders zur Verleihung des
Sigmund-Freud-Preises für wissenschaftliche Prosa 1992 », qui a été publié
dans le Jahrbuch der deutschen Akademie für Sprache und Dichtung,
Darmstadt, 1993, pp. 117-122).
322 Psychologie de la bombe

chantage. Aussi louables que puissent être leurs intentions, les


« seigneurs » de la bombe sont des « nihilistes en action ». Toute
tentative d’écrire la psychologie ou la philosophie de la bombe
du point de vue du sujet — de voir en elle l’« ombre du sujet »
(Georg Geiger3) ou le « bouddha » d’un sujet occidental
trouvant en elle son achèvement (Peter Sloterdijk) — désamorce
et adoucit l’objectivité d’un objet qu’il n’est plus possible de
retraduire en termes subjectifs.
Pour la méthodologie de la psychologie de la chose, cela
signifie qu’au lieu de nous perdre en « examens de notre
intériorité », « qui ne sont plus aujourd’hui que des luxes
inutiles », il nous faut désormais « examiner les “impulsions
secrètes” et les “principes” de nos appareils ». Alors que les
classiques examens de conscience ne sauraient « rien » trouver
dans cette dernière « d’exceptionnellement mauvais » tant le mal
est aujourd’hui banal, « l’examen de la “vie intérieure” » des
instruments révèle en revanche rien moins qu’un
« “hérostratisme” à l’échelle cosmique » (ADH, 52). Un
« examen des entrailles des appareils » doit donc remplacer
l’introspection humaine et le culte de l’âme qui lui est associé.
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Donnons encore quelques exemples pour accentuer le
contraste avec la psychanalyse : si la psychologie des choses
voulait tirer profit d’un segment de la psychopathologie sexuelle
ayant fait ses preuves, à savoir la théorie du fétichisme, alors,
conformément à l’inversion anderssienne du Sujet de l’Histoire
et à sa doctrine selon laquelle ce sont les choses qui dominent
désormais alors que les hommes, privés de tout pouvoir, ne sont
plus que « co-historiques », elle devrait tenir compte du fait que
parler d’« objets fétiches » n’exclut en aucun cas que ceux-ci se
comportent en dictateurs et fassent du fétichiste leur organe
exécutif. Toujours est-il que les objets du fétichisme technique et
commercial ne vivent pas par la seule grâce d’un transfert. La
« psychopathia realis » se révèle au contraire être un acte
d’obéissance à un impératif de séduction jaillissant des
« entrailles [mêmes] des appareils ».

3. Voir G. Geiger, Der Täter und der Philosoph — der Philosoph als Täter.
Die Begegnung zwischen dem Hiroshima-Piloten Claude R. Eatherly und dem
Antiatomkriegphilosophen Günther Anders. Oder : Schuld und Verantwortung
im atomaren Zeitalter, Berne, 1991.
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Dans le domaine des processus d’idéalisation et


d’identification, l’« imitatio instrumenti » (AM, 74) — cette
version actuelle de l’imitatio dei — l’a depuis longtemps
remporté sur toute autre forme de concurrence. « Deus sive
machina » est la devise d’un nouveau spinozisme revisité par la
technocratie (AM, 113). Même l’« homme-machine » de La
Mettrie est en deçà de l’idéal actuel du moi qui consiste à n’être
plus que l’appendice d’une machine.
Comme la vie des pulsions, celle des instruments est
guidée par le principe de constance, elle cherche à réduire les
tensions. C’est ce que visent les nouveaux processus de feed-
back oraux. Mais dans ce domaine, ce n’est pas la collision entre
principe de plaisir et principe de réalité qui pose problème, c’est
l’erreur technique, le défaut de programmation et avant tout
l’homme lui-même, pas tant parce qu’il commet des erreurs que
parce qu’il est lui-même l’erreur4. Il n’y a plus là de conflits,
mais seulement des « perturbations », et les circuits de régulation
fonctionnent bien mieux que les refoulements. Qui s’intéresse
encore aux implosions familiales incestueuses quand le potentiel
explosif de la technique — qui a toujours été du genre
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extraverti — promet des événements d’une tout autre ampleur ?
Il est bien possible qu’Éros ait encore çà et là une part de
responsabilité dans les explosions de type démographique, mais
les « contre-explosions » qu’elles peuvent éventuellement
provoquer (pour utiliser ce concept éclairant d’Adorno) sont
aujourd’hui le fait d’instances bien plus concrètes que ce bon
vieux Thanatos qui peut tout au plus prendre encore la forme
d’une « pulsion de mort des produits » ou d’une « bombe à
retardement » incorporée aux choses et permettant de lutter
contre leur surpopulation (AM, 38 sq.).
Sinon, la conscience programmée des appareils a dépassé
l’opposition entre conscient et inconscient. S’il existe toujours
une réalité en dehors de cette conscience, la vie infraliminaire de
l’âme est de toute façon d’un intérêt bien moindre que le
« supraliminaire » technique. Il n’est donc pas étonnant
qu’Anders s’intéresse aux « rêves des machines » plutôt qu’à
ceux des hommes (AM, 110 sq.) et à l’impulsion qui pousse
celles-ci à se regrouper dans un « appareil universel », dans une

4. Sur ce point, je renvoie à mon livre Philosophieren nach Hiroshima. Über


Günther Anders, Fischer Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1992, pp. 36 sq.
324 Psychologie de la bombe

« mégamachine » qui ne ferait plus qu’un avec le monde et


annulerait l’opposition entre organisme technique et organisme
social. « Il n’y a pas d’individu chez les appareils » — tel est
l’axiome fondamental de la nouvelle psychologie sociale de la
chose (AM, 115). Si celle-ci avait encore besoin d’une figure
directrice, ce serait celle du « fonctionnaire » au sens le plus
fonctionnel, le véritable « apparatchik » de l’appareil, le parfait
modèle de la santé et de la normalité chosale5. Avec lui, la
maxime problématique de Freud — « Où était le ça, le moi doit
advenir » — céderait la place à une égalité parfaite :
« ça = moi ». Si, contre toute attente, ce « fonctionnaire »
parvenait à se réapproprier son moi subjectif, contingent et
imparfait, ce moi n’aurait pas honte du ça, il aurait honte de ne
pas être comme le ça (comme l’appareil), conformément à
l’inversion anderssienne de la psychologie freudienne de la
honte. De toute façon, le « rêve des machines » ne se préoccupe
plus guère de telles différences qui risqueraient de réinscrire la
discussion dans le cadre de la psychologie de l’homme.
Bien sûr, parler du « rêve des machines » et plus encore
de leur « volonté de puissance » (AM, 117), c’est encore tenter,
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même si ce n’est que métaphoriquement, d’appréhender les
choses sous un angle psychologique. Or, dans les faits, les
limites de la psychologie ont déjà été franchies. Une
inconséquence terminologique d’Anders permet de le
comprendre : ce n’est pas dans le contexte d’une psychologie de
la chose qu’il parle d’un « rêve des machines », mais dans celui
d’une « sociologie des choses » pour laquelle il n’y a plus ni
intériorité ni extériorité (AM, 115) mais seulement,
conformément au « totalitarisme du monde des choses », le
Reich de mille ans d’une « communauté du peuple des
appareils » [einer Volksgemeinschaft der Apparate] pensé dans
la perspective d’une « eschatologie des instruments » (AM, 113).
Cette frontière, Anders l’avait du reste déjà franchie dans
le premier tome de L’Obsolescence de l’homme, dans le passage
où il parle des « psychologies sans âme » : « Longtemps, nous
avons raillé ces “psychologies sans âme” qui, elles-mêmes, se
gaussaient des catégories telles que le “moi” ou le “soi” et les

5. Le « pour ainsi dire » à l’aide duquel Adorno relativisait la façon dont le


« caractère manipulateur » s’assimile aux choses dans « Éduquer après
Auschwitz » ne convient plus ici (voir Modèles critiques, 1984, Payot, p. 213).
Ludger Lütkehaus 325

tenaient pour relevant d’une métaphysique ridiculement scolaire,


en disant qu’elles n’étaient que des falsifications de l’être
humain. Avions-nous raison ? Nos moqueries n’étaient-elles pas
pure sentimentalité ? Était-ce bien ces psychologues qui avaient
falsifié l’homme ? N’étaient-ils pas déjà les psychologues de
l’homme falsifié ? N’étaient-ils pas fondés, en tant que robots, à
étudier les robots, à faire de la cybernétique plutôt que de la
psychologie ? N’avaient-ils pas raison jusque dans leurs erreurs,
si l’homme dont ils traitaient était déjà l’homme falsifié ? »
(OH, 149 sq.). De ce point de vue, la « psychologie de la chose »
n’est rien d’autre que la forme ultime et enfin authentique de ces
« psychologies sans âme » positivistes et réificatrices.
La provocation que cette psychologie d’un nouveau genre
constitue pour les psychologies de l’homme semble sans
équivalent. Anders radicalise la théorie freudienne des trois
blessures narcissiques de l’humanité6 en lui en ajoutant une
quatrième (qui, si l’on compte Marx que Freud « oublie », est en
fait la cinquième) : chassé de son trône par la cosmologie,
abaissé du rang d’image de Dieu à celui de singe par la biologie,
démasqué comme simple agent de base par la critique de
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l’économie politique et celle des idéologies, dépossédé du
contrôle de sa propre conscience par la psychologie, l’homme
qui n’est plus que « co-historique » est, enfin, dégradé aussi par
la technologie.
Mais ces blessures infligées au narcissisme humain au fil
du développement des sciences sont aussi des blessures infligées
au narcissisme scientifique de l’homme. Car elles ne se
contentent pas de s’ajouter, les plus récentes n’intègrent pas les
plus anciennes, au sens hégélien : elles entrent en concurrence
les unes avec les autres. Le dernier cri poussé contre l’homme
cherche à couvrir le précédent, si bien que, tout comme le sujet
lui-même est privé de pouvoir, la fixation psychologique sur le
sujet est portée à sa limite. Comme lui, elle date d’hier. Bien sûr,
il faut s’attendre à d’inévitables régressions et aux résistances
qu’elles impliquent. Cette « difficulté de la psychanalyse » que
Freud avait sous-estimée est amenée à réapparaître sous une
forme encore plus aiguë au moment du changement de
paradigme correspondant au passage d’une psychologie de

6. Voir Freud, « Une difficulté de la psychanalyse », Œuvres complètes,


vol. XV, PUF, 1996, pp. 43-51.
326 Psychologie de la bombe

l’homme à une psychologie de la chose. Peut-on vraiment


attendre du psychologue de l’homme qu’il soit plus disposé à
abdiquer ses certitudes que l’homo humanus anthropocentriste ?
Ne dispose-t-il pas d’ailleurs de meilleurs arguments pour
appuyer sa résistance ? La psychologie de la chose ne repose-t-
elle pas, alors qu’elle veut marquer les limites définitives de la
psychologie de l’homme, sur une hypostase des choses que trahit
l’évidente prédilection d’Anders pour les métaphores leur
prêtant une psychologie ? Aussi avancée que soit la domination
technocratique des choses, l’homme qui devient obsolète ne
reste-t-il pas en première et dernière instance celui qui les
construit, se détermine et les détermine ? C’est bel et bien un
Prométhée se privant lui-même de son pouvoir qui organise ce
processus ! Même une robotique a besoin d’être programmée !
Pire encore : l’idéologie des « contraintes matérielles »,
fondement argumentatif de la technocratie qu’Anders s’est
évertué à combattre tout au long de sa vie, n’est-elle pas
réaffirmée dans ces hypostases contre la volonté de l’auteur ?
N’y a-t-il pas là quelque chose de semblable à cette lecture
économiste de Marx qui, par mimétisme, finit par penser comme
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le capitalisme qu’elle prétend abhorrer ? Au fond, le penseur de
l’« obsolescence de l’homme » n’aurait-il pas donné le « la » à
tous ces auteurs postmodernes qui ont entonné d’une façon bien
trop souvent approbatrice, voire triomphale l’aria de la mort du
sujet ?
S’il fallait comprendre ainsi le désir d’une psychologie de
la chose, la tendance de la psychologie de l’homme à penser la
relation de l’homme aux choses à partir de l’homme obsolète et
non du diktat des choses n’aurait trouvé dans la dissociation
totale entre les produits et leurs producteurs qu’un complément,
mais en aucun cas un correctif. Il est donc indispensable de ne
pas prendre la psychologie de la chose pour ce qu’elle ne saurait
être, à savoir un écho de la technocratie.
Une analyse en termes de psychologie de la chose de la
scène primitive de la pensée anderssienne, à savoir l’histoire
d’Hiroshima (et celle de sa réception7), est propre à prévenir le

7. Sur cette question, voir mon livre Philosophieren nach Hiroshima, op. cit.,
pp. 25 sq. et pp. 115 sq. La remise en question — très en vogue ces derniers
temps — de l’actualité de l’exemple de la guerre froide et, avec lui, d’Anders,
Ludger Lütkehaus 327

double danger d’une lecture de la psychologie de la chose


comme apologie de la technocratie ou régression scientifique.
Cette histoire montre en effet comment une psychologie
socialement établie a refoulé ce qu’il y avait d’absolument
nouveau dans cet événement ou l’a du moins atténué, mais
montre aussi comment le penseur de l’« obsolescence de
l’homme » a régressé vers une psychologie de l’homme, alors
qu’en même temps, le matériau de psychologie de l’homme
parfaitement accessible, fortement symptomatique mais
idéologiquement malvenu qu’offrait l’histoire de la bombe
atomique fut tout simplement ignoré. Il est donc important
d’évaluer la blessure que la psychologie de la chose inflige au
narcissisme de la psychologie de l’homme. Nous nous
appuierons pour ce faire sur The Genocidal Mentality, l’ouvrage
de Robert Jay Lifton et Eric Markusen 8.
Le projet « Manhattan » (c’est le nom de code du projet
qui a débouché sur la bombe atomique américaine) est l’exemple
d’autonomisation d’un appareil de destruction qui montre le
mieux à quoi il faut s’attendre aujourd’hui. Chaque étape de ce
projet est une illustration de la thèse selon laquelle le sujet
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individuel humain est privé de tout pouvoir au profit de
l’appareil et n’est plus que « co-historique ». (Précisons au
préalable que si la distinction terminologique entre, d’un côté, le
sens militaire et organisationnel et, de l’autre, le sens technique
du mot « appareil » est systématiquement transgressée dans ce
qui suit, c’est qu’elle n’existe déjà plus dans les faits.)
Les acteurs du projet Manhattan n’eurent jamais le
moindre doute : la simple existence de la bombe, avec tous les

qui l’a réfléchi, manque à la fois l’essence de la situation actuelle — qui


continue d’être définie par la question nucléaire — et le cœur de la pensée
d’Anders qui a bien montré le caractère irrévocable du « pouvoir » technicien.
Du reste, les annonces de retour au calme, toujours si pressées de se faire
entendre, se sont rarement autant ridiculisées que sur ce point. Les Jirinovski
sont à pied d’œuvre. Faut-il dès lors s’attendre à un retour des marchands
d’armes et des stratèges de la dissuasion et, par conséquent, à une guerre froide
réchauffée ? À des ré-réarmements de tous côtés ? Ne serait-ce pas au contraire
l’occasion de désarmer tant qu’il est encore temps, de telle manière que les
Jirinovski, d’un côté, et les faucons de l’autre soient au moins privés de leurs
arsenaux nucléaires et biochimiques ?
8. R. J. Lifton et E. Markusen, The Genocidal Mentality : Nazi Holocaust and
Nuclear Threat, Basic Books, 1990.
328 Psychologie de la bombe

investissements qu’elle avait exigés, impliquait qu’elle fût


ensuite utilisée et ce même lorsque les objectifs militaires dans
le Pacifique furent sur le point d’être atteints9. Les quelques
interventions personnelles pour tenter de stopper le processus
(comme celle de l’auteur du « Rapport Franck ») restèrent sans
effet. Stimson, le ministre de la guerre de l’époque obtint que
l’on rayât Kyoto et son riche patrimoine culturel de la liste des
objectifs militaires. C’est qu’il était revenu enthousiaste
quelques années auparavant d’un séjour touristique à Kyoto.
Imaginez ce qui se serait passé s’il n’avait pas fait ce voyage !
Ces sursauts contingents n’eurent comme seul effet qu’un
changement d’objectif. Pour le général Groves, chef militaire du
projet, il allait de soi qu’il fallait obéir à la bombe. Oppenheimer
décrivit parfaitement ces circonstances lorsqu’il déclara en 1964,
sur un ton laconique et objectif, que « la décision [d’utiliser la
bombe] était un élément fondamental du projet [et qu’il ne
voyait] pas comment elle aurait pu être remise en question ».
La machinerie guerrière se mit donc en marche. Lorsqu’à
la fin juillet 1945, la décision d’utiliser la bombe fut rendue
publique à Potsdam sans mise en garde préalable, les opérations
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militaires étaient déjà largement engagées. L’ordre de mission,
qui fut donné la veille de l’ultimatum adressé aux Japonais pour
leur demander de capituler, prévoyait d’utiliser la première
bombe et les suivantes dès qu’elles seraient prêtes. Un
retournement de situation aurait exigé une révision profonde de
toutes les opérations en cours ; la destruction, en revanche, se fit
automatiquement. Toutes les étapes qui menèrent au
bombardement de Nagasaki avaient été préprogrammées,
personne n’eut plus besoin de prendre une décision ou de faire
quoi que ce soit. En même temps que des capacités de
destruction jusque-là inimaginables, on créa donc une structure
organisationnelle dans laquelle le seul rôle que le sujet
individuel humain pouvait encore jouer était celui d’obstacle ou,
du point de vue de la technocratie militaire, de perturbateur. Or,
les destructions n’aiment pas les perturbateurs.
Chargé de ce « gadget » qui, dans la phase initiale du
projet Manhattan, était modestement désigné comme « S-1 »,
« the thing » ou « it » — un « ça » d’un nouveau genre — le

9. Sur ce qui suit, voir la bibliographie sélective qui figure dans mon livre
Philosophieren nach Hiroshima, op. cit., pp. 115 sq.
Ludger Lütkehaus 329

bombardier d’Hiroshima a même pu être mis en pilotage


automatique tant le déroulement des opérations donnait
satisfaction. « Il s’agissait de quelque chose de tout à fait
impersonnel ». La « chose » fut transportée par une « chose » :
endogamie d’appareils entre qui l’inceste n’est pas prohibé.
Seuls le commandant de l’avion et le technicien qui à bord
était chargé de la mise à feu de la bombe avaient une idée
approximative de son caractère et de ses effets. Le reste de
l’équipage n’a entendu parler d’« atome » que plusieurs jours
après le bombardement. Pour ces soldats — ces « guerriers »
d’un nouveau genre au carrefour de la technique, de la science et
de l’armée, qui ne savent jamais s’ils « travaillent » encore ou
s’ils « tuent » déjà, et dont les effets de leurs actes sont
totalement déconnectés de leurs intentions — l’« acte » se limita
effectivement à un simple « service » [Bedienen]. Le « faire
décapité sans télos ni eidos » fut à ce point efficace qu’il réussit
à décapiter la population civile d’une ville entière. L’analyse
qu’Anders donne des différentes phases de l’opération est
laconique : « Des travailleurs (T1) se servirent de certaines
machines (M1) pour construire une autre machine appelée
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“avion” (M2). Un autre travailleur appelé “pilote” (T2) reçut
l’ordre de monter dans cette machine (M2) ; il l’utilisa pour
permettre à un autre travailleur (T3), installé également dans une
M2, de se servir d’une autre machine (le dispositif de
bombardement ou la bombe elle-même) (M3) fabriquée par les
travailleurs (T1) à l’aide des machines (M1) pour déclencher un
certain effet (la destruction d’Hiroshima) » (AM, 69). De même
que la question classique de la conscience — « Est-ce toi qui as
fait cela ? » — est ici absolument sans objet dès lors qu’il n’y a
plus ni « toi », ni « cela », ni « faire » (AM, 68), il serait déplacé
d’attendre de l’« individu » contingent et équivalent à n’importe
quel autre qu’il se livre à une introspection psychologique ou se
soumette à une herméneutique des profondeurs. Le
confessionnal et le divan sont désormais aussi obsolètes l’un que
l’autre.
Bien sûr, par la suite, les sujets individuels humains ont à
nouveau demandé la parole. Le major Eatherly, auquel j’ai déjà
fait allusion, a ici une importance particulière : il est la figure la
plus controversée de cette histoire. En tant que commandant de
l’avion de reconnaissance météorologique, c’est lui qui avait été
chargé de donner le signal (« Go ahead ! »), mais il était déjà
330 Psychologie de la bombe

bien loin d’Hiroshima lorsqu’on a lâché la bombe et n’aura donc


été qu’un rouage (nécessaire) de ce mécanisme. À ce titre, il est
représentatif d’un processus de destruction reposant sur une
grande division du travail. Une fois démobilisé, il fut interné
dans un hôpital psychiatrique militaire après avoir commis
quelques délits et l’opinion publique fit de lui un mythe : « le
pilote d’Hiroshima10 ». Elle lui prêta un sentiment de culpabilité
pathologique qui ne collait pas avec son image de « glory boy ».
Elle imagina qu’Eatherly voulait se punir lui-même, avait
cherché à cette fin une autre faute et l’avait trouvée dans des
actes criminels de substitution. Aux yeux d’une psychanalyse
sommaire, le véritable sentiment de culpabilité d’Eartherly tirait
sa substance du fait que, pendant la guerre, ce n’est pas par
nécessité ou patriotisme qu’il avait tué, mais pour se libérer sur
les Japonais de son traumatisme d’enfance, de la haine qu’il
éprouvait pour son frère, qui avait entre-temps eu l’obligeance
de prendre l’apparence de ses victimes. C’est ainsi que le
« complexe de culpabilité » — notons bien qu’on parle ici de
complexe de culpabilité et non de culpabilité — qui semblait dû
à Hiroshima s’avéra n’être en fait qu’une sorte de « complexe de
Caïn » mâtiné de complexe d’Œdipe, ce dernier ingrédient étant
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inévitable dès qu’il est question de culpabilité.
Autrement dit, l’Amérique avait perdu un héros, mais ce
criminel névrosé lui offrait maintenant la possibilité d’une
absolution. Une science de l’excommunication, nullement
réservée à cet « Empire du Mal » qu’était le bloc de l’Est et
n’hésitant pas à faire appel à la psychiatrie, se chargea de faire
passer cet individu malade pour l’auteur de l’acte et le
rédempteur de la faute. Il devint ainsi le Sauveur de l’âge
atomique11 ou, pour le dire à l’aide de l’arsenal mythologique
grec cher à Anders, un Prométhée métamorphosé en Atlas qui
porte désormais le monde entier sur ses épaules...
Quels ont été les mobiles ultimes d’Eatherly ? Comment
faut-il interpréter ce cas extrêmement controversé ? Ces
questions restent ouvertes12 mais, pour ce qui est de la forme de

10. Sur ce point, voir Geiger, Der Täter und der Philosoph, op. cit., passim.
11. Ibid., p. 55.
12. Voir l’ouvrage extrêmement critique de W. B. Huie, The Hiroshima Pilot,
New York, 1964, et celui de R. Dugger, Dark Star. Hiroshima reconsidered in
Ludger Lütkehaus 331

psychologie de l’homme déclarée apte au service et recrutée


pour construire ce mythe acceptable, on peut affirmer avec
certitude qu’une double régression vers des modèles de
culpabilité et de sentiment de culpabilité obsolètes aura été la
méthode la plus efficace pour débarrasser l’appareil des charges
qui pesaient sur lui. De ce point de vue, la formule anderssienne
de « coupable victime » va au cœur du problème.
Mais le rôle d’Anders dans cet épisode est, lui aussi,
discutable : selon toute apparence, il a également contribué à
l’instauration de mythes déculpabilisateurs et personnalisants.
Lorsqu’il a commencé à correspondre avec Eatherly et que cette
correspondance est devenue l’un des documents majeurs de
notre époque — ce qui reste vrai aujourd’hui, quoi qu’on pense
d’Eatherly —, il n’a pas pu résister à la tentation de voir en lui
un anti-Eichmann repentant de l’âge atomique, qui aurait certes
collaboré, mais aurait ensuite assumé sa part de responsabilité
pour finir par s’opposer à toute nouvelle collaboration. Anders a
cru au drame de la métamorphose exemplaire qui se déroulait
sous ses yeux et à laquelle il a lui-même philosophiquement
contribué. Dans le sous-titre de sa correspondance, il a, lui aussi,
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fait passer Eatherly pour « le pilote d’Hiroshima », même si
cette dénomination n’apparaît plus dans le corps du livre13, ce
qu’oublient volontiers ses critiques. Dans ce contexte, la formule
« coupable victime » acquiert un sens caché, comme l’a souligné
avec force Georg Geiger : elle restitue l’inversion des rôles qui
eut lieu de façon supraliminaire. Présenté comme l’auteur ou du
moins le co-auteur du nouvel Eartherly, le philosophe devient le
coupable ; quant à Eatherly, d’abord désigné comme le coupable
en titre, il régresse au rang de simple complice, n’étant plus,
dans la nouvelle distribution des rôles, coupable que d’avoir
prêté une oreille compréhensive et approbatrice.
C’est sûr, il manque à la stylisation d’Eatherly qu’Anders
opère ici l’acuité avec laquelle il a analysé ailleurs, plus
lucidement qu’aucun autre penseur contemporain, l’ensemble
des processus au travail. Paradoxalement, le penseur de
« l’obsolescence de l’homme » retombe ici dans la psychologie
de l’homme. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il n’a fait la

the life of Claude Eatherly, Cleveland/New York, 1967, qui aboutissent à des
appréciations divergentes.
13. La mise au point la plus explicite se trouve en AM, 437, note 7.
332 Psychologie de la bombe

connaissance d’Eatherly qu’après que ce dernier eût été


collectivement transformé en mythe pour finir par correspondre
alors fâcheusement à ce qu’attendait Anders. De ce point de vue,
le philosophe n’est pas le premier coupable. Quant à Eatherly, je
suis convaincu qu’il n’était pas le misérable petit escroc qu’on
décrit parfois et a bel et bien cru au rôle qu’on lui a assigné.
Mieux encore : il y a un second degré d’ironie à cette histoire
— qui échappe aux critiques moralisateurs d’Anders —, car le
cas Eatherly confirme l’analyse anderssienne des médias qui voit
dans le monde à la fois un « fantôme » et une « matrice ». Le
fantôme d’Eatherly est devenu une matrice aussi bien pour le
« véritable » Eatherly que pour celui qui découvrit (ou inventa)
l’anti-Eichmann nucléaire. À ce titre, le cas Eatherly relève bien
de la psychologie de la chose.
On peut néanmoins se demander si d’autres aspects du
projet Manhattan n’autorisent pas, voire n’exigent pas qu’on
mène l’analyse sous l’angle d’une psychologie de l’homme ; s’il
ne faudrait finalement pas chercher « le pilote d’Hiroshima »
ailleurs, là où Anders ne l’a pas trouvé et où il se tient donc
toujours, même s’il faut pour cela renoncer au « complexe de
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Caïn », au drame d’une métamorphose en coupable repentant, à
l’idée d’un anti-Eichmann nucléaire. Toujours est-il qu’au jour
du bombardement, bien des éléments du roman familial
névrotique furent projetés sur l’écran du ciel d’Hiroshima.
Que le lieu situé près d’Alamogordo où ont eu lieu les
essais qu’on a désignés ensuite comme la « jornada de la
muerte » [la journée de la mort] se soit appelé « Trinity », que
l’aumônier William B. Downey, qui a béni les B-29 sur l’île de
Tinian, ait demandé à Dieu de veiller au succès de leur
« mission », tout cela ne relève que de l’auréole à la fois sacrée
et pathologique dont on pare inévitablement ces choses. Mais, à
l’heure où débuta l’époque de la guerre nucléaire, c’est toute la
Sainte Famille qui signifia de manière bien visible sa présence.
Les organes exécutifs — qui considéraient la bombe
comme la chose par excellence — ne voulurent tout d’abord pas
en rester au culte neutre d’un simple « gadget », d’un simple
« it » et n’acceptèrent pas non plus le petit nom de « bête »
qu’on lui donnait parfois par affection. Il fallut donc la
rebaptiser. Dans un clin d’œil affectueux adressé au patriarche
allié Winston Churchill, la bombe au plutonium qui fut utilisée à
Ludger Lütkehaus 333

Trinity reçut le nom de « Fat Man ». Pour la bombe


d’Hiroshima, on puisa à la source des sentiments familiaux : on
l’appela « Little Boy » — ce qui ne rendait pas vraiment compte
des rêves de grandeur du projet Manhattan. Mais ce « petit
garçon » ne fut nullement cantonné aux seconds rôles et
continua à faire parler de lui. Alors que les autres B-29
sélectionnés portaient le nom de leur pilote (« Bock’s Car »),
témoignaient d’un naturel artiste (« Great Artist »), qu’Eatherly
avait donné à son appareil le nom d’une combinaison de poker
(« Straight Flush »), le commandant de l’escadrille, le colonel
Tibbets — un « solide gaillard » doublé d’un impitoyable
perfectionniste qui avait un tel goût des responsabilités qu’il
avait relégué le commandant du bombardier au rang de co-
pilote — choisit pour son appareil un nom plein de tendresse.
Celui qui, depuis le début, avait parlé à ses hommes de « Little
Boy » comme de leur « bébé » commun donna au bombardier
d’Hiroshima le nom de sa mère : « Enola Gay ». Le droit de
baptême étant un privilège réservé au pilote, il n’est pas
totalement déplacé de se demander si les manœuvres de Tibbets
pour le baptiser lui-même n’eurent pas pour seul mobile de
pouvoir ériger un monument à la gloire de sa mère. Un « petit
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garçon » qui a été élevé d’une façon exclusivement militaire
rend ici hommage à sa mère en faisant d’elle, dont le ventre va
engendrer le bébé-bombe, la mère de la perdition. Plus
généralement, les femmes, qui n’ont joué aucun rôle véritable
dans un projet Manhattan exclusivement masculin, n’ont
réapparu que dans la psychopathologie des équipages. Quand on
y réfléchit, le fait que le précédent propriétaire du site où fut
implanté le laboratoire de Los Alamos (« Les Peupliers » — quel
joli nom !) ait été un internat de jeunes garçons connu pour la
dureté de ses méthodes pédagogiques peut constituer un prélude
tragi-comique à cette histoire de bambins.
Le pire humour a bien sûr aussi réclamé son tribut.
Lorsque le major Ferebee annonça au quartier général que la
mission avait « bien » et non « parfaitement » réussi, Tibbets le
reprit : « Comment ça, tu n’en as pas eu pour ton argent ? »
Ferebee n’avait pourtant pas caché sa joie, comme il l’expliqua
plus tard : « Je crois que j’ai dit (il rit) “ça a marché !” (il rit à
334 Psychologie de la bombe

nouveau)14. » Le show continua à Tinian, avec les traditionnels


services religieux pour rendre grâce à Dieu, un repas de fête puis
la projection du film It’s a pleasure (avec Sonja Henie). Au
même moment, Truman, de retour de Potsdam, célébrait sur
l’USS Augusta le « plus grand événement de l’histoire de
l’humanité » : service religieux et concert. Tibbets visita
Nagasaki en ruines dès septembre 1945 : « Je fis quelques
emplettes, des bols de riz, quelques objets faits main. Un touriste
typique, en somme. » Cela n’avait pourtant déjà plus rien à voir
avec le sentimentalisme du ministre de la guerre Stimson
évoquant son séjour à Kyoto pour empêcher que la ville ne soit
bombardée. Devenu général, Tibbets assista régulièrement aux
anniversaires de l’« heure H » en compagnie de ses camarades
accompagnés non plus de leurs mères mais de leurs femmes. Il
aimait remonter à bord de l’Enola Gay devenu entre-temps une
célèbre pièce de musée. En 1976, il alla même jusqu’à effectuer
une simulation de bombardement à bord d’un vieux B-29
restauré à l’issue de laquelle il confia qu’il était prêt à repartir
comme en 1945 et que la bombe H ne lui inspirait aucune
réticence. Il ne pouvait pas se séparer de l’Enola Gay et de son
bébé. Il les aimait trop...
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Tout cela constitue bien sûr une suite de symptômes
monstrueuse : impossible de ne pas dresser ici le psychogramme
d’un caractère destructeur. Pourtant, Hiroshima aurait été
détruite, même sans un colonel comme Tibbets qui aura essayé,
avant même qu’on ne le lui demande, de réaliser la symbiose
parfaite avec l’appareil militaire le plus avancé. Il est significatif
que le co-pilote Lewis n’ait jamais pardonné à Tibbets de s’être
approprié sa machine — au nom d’une femme étrangère, qui
plus est ! — et que le prétendu pilote d’Hiroshima, si l’on suit la
nouvelle image d’Eatherly, n’aurait pas demandé mieux que
d’être le véritable pilote d’Hiroshima. Ce n’est pas d’un
quelconque sentiment de culpabilité qu’il a souffert, mais de
frustration : il aurait voulu lâcher la bombe. Sa déception fut
plus grande encore lorsqu’il resta sur la touche lors du
bombardement de Nagasaki et que son rôle lors de l’opération
« Crossroads » se limita à traverser le nuage radioactif avec des
appareils de mesure. Il ne fut qu’un second rôle, un
14. Cité d’après Maschinen-Menschen, Mensch-Machinen, volume collectif
édité, entre autres, par Arno Bammé, Rowohlt, Reinbeck bei Hamburg, 1983,
p. 217.
Ludger Lütkehaus 335

collaborateur : rendu à la vie civile, il alla jusqu’à se porter


candidat pour aller bombarder Cuba. Il prit toujours plaisir à se
rendre aux réunions des « happy and puzzled crews » [des
équipages joyeux et perplexes] d’Hiroshima et de Nagasaki. Il
est mort d’un cancer — ce qu’il craignait depuis Bikini. Une
interprétation un peu désobligeante mais pas totalement
illégitime pourrait voir là la marque de l’humour cynique de
Némésis.
Quoi qu’il en soit, on ne manque pas d’exécutants parmi
les apparatchiks des appareils militaires. Comment pourrait-il
d’ailleurs en être autrement puisque, lorsqu’ils ne sont pas
entièrement automatisés, ils sont guidés par l’impératif d’un
fonctionnement sans entrave. C’est plus à un excédent hors
norme de cadavres qu’il faut s’attendre ici. En ce sens, une
figure comme le lieutenant Calley, le responsable du massacre
de MyLai, est parfaitement symptomatique. D’une façon tout à
fait plausible, Anders lui prête la volonté de ne pas rester en
retrait par rapport à l’indifférence meurtrière des machines
(AM, 290 sq.). Incapable d’admettre les restrictions totalement
arbitraires qu’impose la morale humaine en comparaison avec la
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morale des appareils, Calley s’est approprié, dans une sorte de
« retraduction », de « luddisme inversé » [von invertiertem
Maschinensturm] (AM, 290), la capacité des machines à tuer
sans distinction. Bien plus que de simples organes exécutifs des
appareils de destruction et, en ce sens, redevenus
« irremplaçables », les leaders hérostratiques d’aujourd’hui sont
faits du même bois que les grands tueurs du siècle dernier. Mais
s’ils ne trouvaient pas leurs Eichmann, leur hérostratisme
resterait un tableau clinique sans conséquence historique. Ces
Eichmann ne relèvent-ils pas entièrement d’une psychologie des
appareils à laquelle l’idée d’âme est totalement étrangère ?
The Genocidal Mentality de Lifton et Markusen n’en reste
pas là. La pathologie de l’individu ne les intéresse pas — à juste
titre. Ils tiennent, en revanche, que le triomphe désastreux des
appareils tel qu’il se manifeste à travers le génocide national-
socialiste ou l’holocauste nucléaire (une possibilité qui, si elle
est pour l’instant ajournée, n’est pas pour autant annulée si l’on
en juge par la prolifération actuelle des armes nucléaires)
requiert de nouvelles structures psychiques. Ils voient celles-ci
avant tout dans la dissociation, dans cette schizophrénie que
notre quotidien non seulement tolère, mais exige. On sait quelles
336 Psychologie de la bombe

formes elle a prises à l’époque nazie. L’organisation, la science,


la technique y jouèrent un rôle prédominant. Les Eichmann
organisèrent scrupuleusement, passionnément et efficacement le
génocide. Les distinctions entre savoir et sentiment, réalité et
représentation, mesures bureaucratiques et conséquences
humaines tombèrent. On a agi et su, sans vraiment savoir. Les
tâches logistiques, le dénombrement, l’évaluation du coût, la
planification d’objectifs — en matière de production et
d’élimination de cadavres — et leur réalisation permirent aux
coupables de se déconnecter à la fois de leurs victimes, de leurs
actes et de leur propre personne. Ils perdirent tout contact direct
avec la réalité et la responsabilité individuelle fut déléguée à un
système obéissant à sa propre rationalité. Lorsqu’on risquait
d’être directement confronté au génocide, il suffisait de
plaisanter avec cynisme, d’avoir recours au langage
bureaucratique ou à une morale dure — dure aussi envers soi-
même et ses propres sentiments — pour se libérer de ce poids.
Dans le domaine privé, cette dureté morale n’empêcha
nullement ces hommes d’être attentifs à leurs enfants et de
cultiver les arts. Bien au contraire : ce clivage ne fit que
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prolonger de manière perverse la séparation caractéristique de la
société bourgeoise entre vie privée et vie publique, entre famille
et travail. C’est la fragmentation schizoïde de la personne qui a
rendu possible le génocide national-socialiste. La sélection de
leurs victimes par les nazis fait écho à cette première sélection
opérée entre le domaine privé et le domaine public de leur
personnalité. Au moi bourgeoisement, professionnellement ou
religieusement déterminé, ils ont adjoint un second moi partiel
mais fonctionnant néanmoins très bien : le « moi d’Auschwitz ».
La même analyse vaut aussi mutatis mutandis pour la
situation nucléaire, sans que Lifton et Markusen nient les
différences fondamentales entre l’Holocauste et la guerre
nucléaire. Aujourd’hui, les biologistes, eugénistes et médecins
nazis, ce sont les physiciens, les stratèges et les ingénieurs
militaires. Un « moi de l’arme nucléaire » s’adjoint désormais au
moi familial. Le sentiment humain a été découplé de la logique
du calcul nucléaire, la rationalité du système a été renforcée pour
faire face aux tentations humaines, afin que le « moi
fonctionnel » puisse précisément fonctionner. De même que la
sélection des victimes par les nazis exigeait d’eux une sélection
de fragments de leur propre personne, la scission de l’atome
Ludger Lütkehaus 337

trouve aujourd’hui son pendant dans une scission du noyau de la


personnalité.
The Genocidal Mentality constitue à cette date la plus
importante contribution à la psychologie de cette nouvelle
époque où le génocide est administrativement et techniquement
organisé. Ses auteurs satisfont pleinement au désir d’une
psychologie de la chose conçue comme l’analyse des modèles de
comportement humain aliéné au sein d’un appareil de
destruction rationnel. Leurs critiques ne sont pas en retrait par
rapport à celles adressées par Anders, dès le premier tome de
L’Obsolescence de l’homme, au retour des points de vue
« totalisants » dans la psychologie et au pathos déplacé de
l’individualité à une époque où le dividu a depuis longtemps
remplacé l’individu. Par moments, l’analyse de Lifton et
Markusen est même trop poussée, ils ont tendance à sous-
estimer les fonctions intégratrices pour mieux asseoir leur thèse
de la dissociation. L’idéologie de l’« Empire du Mal » s’est
pourtant, elle aussi, ingéniée à produire une perception
totalisante de l’ennemi. Cette intégration idéologique à l’aide
d’images de l’ennemi entrave par principe les processus de
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clivage, car elle unifie fatalement le sujet. Il est évident que
l’idéologie raciste et antibolchévique des nazis a donné lieu à
une brutalité absolument pas clivée.
D’un autre côté, Lifton et Markusen ne vont pas assez loin
dans le dépassement de la psychologie de l’homme que requiert
en dernière instance le projet anderssien d’une psychologie de la
chose. Leur analyse du paradoxe de l’intimidation est lucide : on
brandit la menace d’un anéantissement total pour mieux y
renoncer, on se prépare à faire le pas fatidique pour mieux y
renoncer. La pathologie du clivage n’est ici qu’un inévitable
réflexe subjectif face au double bind qui est objectivement
imposé en ces termes : « Tu dois être capable de faire ce que tu
veux éviter. Tu dois être capable de vouloir ce que tu ne veux
pas, pour ne pas le vouloir. » « Tu dois », mais à ce « tu » ne
correspond plus aujourd’hui aucun nom.
Lifton et Markusen voient bien l’élimination progressive
du « facteur humain », mais ils n’en tirent pas les conséquences
pour leur psychologie du génocide. Sous-estimant dans leur
analyse historique le rôle unificateur des images de l’ennemi, ils
négligent le fait que les guerres du futur feront de moins en
338 Psychologie de la bombe

moins appel aux sujets individuels humains, qu’ils soient


intégrés ou désintégrés. La comparaison avec la psychologie de
l’Holocauste devient de moins en moins légitime. La plupart des
sbires nationaux-socialistes ont encore agi sur le lieu de leurs
crimes : ils furent confrontés à des hommes, à des cadavres. S’il
le faut, l’holocauste nucléaire se déclenchera tout seul au sein
d’un système autorégulé. Il requiert de moins en moins d’actes,
de travail et de décisions.
Les sentiments aussi sont devenus superflus. La haine, si
l’on en croit un texte qu’Anders destinait au troisième tome resté
inachevé de L’Obsolescence de l’homme15, est un sentiment
obsolète, un excédent émotionnel. Cela n’exclut pas que les
hommes devenus obsolètes continuent à haïr : ces derniers
temps, ils le font même en renouant avec une rage qui n’est plus
d’époque, dans les guerres d’anéantissement ethniques qui
éclatent un peu partout dans le monde. C’est comme si non
seulement le cosmopolitisme actuel mais aussi l’ascèse militaire
conditionnée par le nucléaire avaient fait resurgir un atavisme. Il
est aussi possible, selon Anders, que des « appareils à fabriquer
la haine » [Haßapparate] (les postmodernes diraient des
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« simulateurs de haine ») viennent combler ce vide. Toujours
est-il que la guerre du futur dans laquelle « des déclencheurs
déclencheront le déclenchement de déclencheurs » aura de facto
rénoncé à toute nécessité et à toute faculté de haïr. Elle n’aura
plus besoin d’être motivée par la haine et pourra même être
menée sans haine.
Mais ce n’est pas tout : compte tenu de la séparation entre
le lieu où le crime est commis et celui où il est subi, entre le lieu
où l’on tue et celui où l’on meurt, compte tenu de l’aggravation
de ces « schizotopie » et « schizopraxie » entre l’époque des
bombardiers d’Hiroshima et celle des missiles nucléaires
d’aujourd’hui, le clivage du sujet est de plus en plus superflu. La
« schizotopie » est ce qui, dans la psychologie de la chose,
remplace et empêche l’ancienne schizoïdie.
Les progrès de l’informatisation accomplissent le reste du
travail. Il semble qu’ils favorisent, eux aussi, une structure
psychopathique marquée par la dissociation. Les jeux vidéo

15. « Die Antiquiertheit des Hassens » [L’ Obsolescence de la haine] a été


traduit en français sous l’étrange titre La Haine à l’état d’antiquité, Rivages,
2007.
Ludger Lütkehaus 339

touchant au nucléaire et l’analyse systémique aiment à transférer


la réalité dans des simulations abstraites et esthétiquement
satisfaisantes qui franchissent de manière ludique le seuil
nucléaire : on est passé du Monopoly au Nucleopoly. On estime
qu’au plus fort de la guerre froide, une cinquantaine de guerres
nucléaires avaient ainsi lieu chaque jour. Ici, le médium est non
seulement le message mais aussi la solution. Quant aux
problèmes non résolus, ils ne font que déchaîner une passion des
plus rationnelles, celle de résoudre des problèmes dont, sinon, on
oublierait tout. Dans ces conditions, les manifestations
maniaques sont aussi inévitables que les fantasmes de toute-
puissance.
De toute façon, une telle psychopathologie du résidu n’est
elle-même qu’un phénomène résiduel. Il suffit de penser, par-
delà Anders, à l’analyse des liens entre simulation et dictature de
la vitesse qu’a faite Paul Virilio : lorsqu’on doit agir si vite
qu’on n’a plus le temps de s’assurer de la réalité des signaux
perçus — qui pourraient bien n’être que simulés alors que dans
cette dictature de la vitesse, ils sont pourtant devenus
indispensables —, il n’y a plus de place pour des décisions16. Ce
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qui restait de subjectivité a été si radicalement éliminé qu’on
s’est du même coup débarrassé du poids considérable que
constituait auparavant la schizophrénie.
Cette nouvelle situation impose à la psychologie du
génocide comme à toute psychologie encore infiltrée par
l’homme ses limites définitives. La psychologie de la chose qui
convient à notre époque ne connaît plus que des appareils
hérostratiques dont la personnalité n’est pas clivée et n’a pas
besoin de l’être bien qu’ils puissent à coup sûr perpétrer un
génocide. L’« examen des entrailles des appareils » révèle un
hérostratisme aussi généralisé que ses effets sont globaux.
Une telle psychologie de la chose s’expose-t-elle au
soupçon d’idéologie sous prétexte qu’elle hypostasierait les
objets et canoniserait les « contraintes matérielles » ? Peut-être,
mais seulement si on la comprend de travers comme une
nouvelle mythologie défaitiste, voire catastrophile. Or, Anders
est toujours resté un luddite, même en tant que psychologue de
la chose, car la découverte du fait que les choses, une fois les

16. Voir Paul Virilio, Vitesse et politique, Galilée, 1977.


340 Psychologie de la bombe

conditions réunies, deviennent spontanément hérostratiques


— au point qu’elles peuvent se passer des symbioses et des
dissociations si symptomatiques de la psychologie de l’homme
desquelles le « caractère destructeur » tirait jusqu’à présent sa
substance — nous invite à nous séparer d’elles. En fin de
compte, la psychologie de la chose est une science préventive.

Traduit de l’allemand par Guillaume Plas


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