Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
Richard Andrew Cloward, Frances Fox Piven, Traduit de l'anglais par Damien
Guillaume, Marie-Blanche Audollent
Agone | « Agone »
2015/1 n° 56 | pages 13 à 64
ISSN 1157-6790
ISBN 9782748902242
DOI 10.3917/agone.056.0013
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-agone-2015-1-page-13.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
les années 1960, et plaident pour une forme de coordination des luttes
qui permettrait le maintien de structures souples et décentralisées au
niveau local, donc la poursuite d’actions massives et subversives à
« la base ». Leur modèle, fondé sur l’analyse concrète de mouvements
de protestation, invite à réfléchir aux conditions de possibilité de
mobilisations qui n’excluraient pas le plus grand nombre, et surtout les
groupes les plus dominés, de la capacité d’action et de décision politique.
Poor People’s Movements est rapidement devenu un classique de
la sociologie des mouvements sociaux 1 , sans pour autant avoir jamais
été traduit en français. Dans le premier chapitre, reproduit ici, Frances
Fox Piven et Richard A. Cloward identifient les conditions de possibilité
de la mobilisation des classes populaires et soulignent les limites que
rencontrent ces protestations dès qu’elles s’institutionnalisent.
Structures de la protestation
1. Sur ce domaine d’étude, lire Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, La
Découverte, 2011 [1996] et Olivier Fillieule, Éric Agrikoliansky, Isabelle Sommier
(dir.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestation dans les sociétés
contemporaines, La Découverte, 2010.
richard a. cloward et frances fox piven 15
pourtant censées être neutres, et ce, quel que soit le mandat qui
leur a été confié par les électeurs.
Nous n’avons pas ici l’intention de résumer ces critiques,
qui étaient loin d’être simples ou uniformes. Nous souhaitons
seulement souligner que la remise en cause sous-jacente reposait
en grande partie sur l’idée que, contrairement à ce que les
pluralistes avaient laissé entendre avec leurs restrictions empiriques
draconiennes, les modes de participation ou de non-participation
au processus électoral ne reflètent pas un choix politique opéré
librement par des hommes et des femmes libres. Bien plutôt, les
modes de participation et le degré d’influence qui en découle
sont toujours déterminés par la position qu’occupent les individus
concernés dans la structure de classes. C’était là une observation
majeure, et il ne fallut pas longtemps pour en déduire que,
tant que les groupes sociaux appartenant aux classes populaires
se conforment aux normes qui régissent le système électoral
représentatif, leur influence reste modeste. Il est alors devenu clair,
au moins pour certains d’entre nous, que la tactique de protestation
qui consiste à bafouer les normes politiques n’est pas simplement le
fait d’agitateurs ou d’idiots. Pour les pauvres, c’est la seule option.
Mais, arrivés à ce stade, nous ne sommes pas allés plus loin. Dans
les rares études qui ont été menées sur la nature de la protestation
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
5. Joseph R. Gusfield (dir.), Protest, Reform and Revolt : A Reader in Social Movements,
New York, John Wiley and Sons, 1970, p. 453.
6. John Wilson, Introduction to Social Movements, New York, Basic Books, 1973, p. 8.
7. Mayer N. Zald et Roberta Ash englobent ces deux formes d’action sociale
dans l’expression « organisations du mouvement social » (« Social Movement
Organizations : Growth, Decay, and Change », Social Forces, mars 1966, nº 44,
20 les mouvements populaires
p. 327-341). Dans ses travaux ultérieurs, Roberta Ash finit par distinguer les
organisations qui prennent part à un mouvement social et le mouvement lui-même,
mais elle continue à voir dans l’existence d’objectifs explicites la caractéristique
distinctive d’un mouvement social.
richard a. cloward et frances fox piven 21
Limites institutionnelles
à la naissance d’une insurrection populaire
Selon Aristote, la principale cause de conflit civil est l’inégalité et,
si les petites gens se rebellent, c’est pour être égales aux autres.
Or l’expérience humaine montre que cela est faux la plupart du
temps. S’il y a toujours eu de fortes inégalités, les révoltes sont
rares. Aristote sous-estimait le contrôle de la structure sociale sur la
vie politique. Quelle que soit l’âpreté de leur sort, les gens restent
en général soumis, ils épousent les schémas habituels de la vie
quotidienne dans leur environnement social, qui leur semblent tout
à la fois justes et inévitables. Jour après jour, hommes et femmes
labourent les champs, entretiennent les fourneaux ou s’affairent
sur les métiers à tisser ; ce faisant, ils se plient aux règles et aux
rythmes dictés par la nécessité de gagner leur vie. Pleins d’espoir, ils
forment des couples et donnent naissance à des enfants et, muets,
les regardent mourir ; ils observent les préceptes de leur Église et de
leur communauté et s’en remettent à ceux qui les gouvernent, en
quête d’un peu de répit et de considération. Autrement dit, les gens
se conforment le plus souvent à des dispositions institutionnelles
qui les prennent au piège, qui fixent les récompenses et les
sanctions de la vie quotidienne, et qui passent pour la seule réalité
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
8. Murray Edelman, Politics as Symbolic Action, New Haven, Yale University Press,
1971, p. 56.
richard a. cloward et frances fox piven 23
est une condition préalable aux troubles sociaux, qu’il aille dans
le sens d’une amélioration ou d’une dégradation. Il est évident
qu’un brusque changement économique perturbe le rapport entre
les espoirs que les gens ont été amenés à nourrir et leur situation
réelle. S’ils ont été amenés à espérer davantage qu’ils ne reçoivent,
il est probable qu’ils en éprouvent de la frustration et de la colère 9 .
Certains auteurs, dans le sillage de Tocqueville, mettent en relief
la frustration induite par des périodes d’embellie économique,
lesquelles peuvent susciter des attentes supérieures aux retombées
réelles 10 . D’autres, qui se situent davantage dans la lignée de
Marx et Engels 11 , soulignent que ce sont des épreuves nouvelles
14. Talcott Parsons, The Social System, New York, The Free Press, 1951.
15. Talcott Parsons, « An Outline of the Social System », in Talcott Parsons, Edward
Shils, Kaspar D. Naegele, Jesse R. Pitts (dir.), Theories of Society : Foundations of
Modern Sociological Thought, New York, The Free Press, 1965.
16. Charles Tilly, « Reflections on the Revolution of Paris : A Review of Recent
Historical Writing », Social Problems, été 1964, nº 12, p. 100.
17. Eric Hobsbawm, Primitive Rebels, New York, W. W. Norton and CO, 1963 [trad.
fr. Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Fayard, 1963].
richard a. cloward et frances fox piven 27
18. William Kornhauser, The Politics of Mass Society, New York, The Free Press,
1959.
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
26. « La foule au sens classique ne se soulevait pas d’abord pour protester, mais
parce qu’elle comptait tirer quelque bénéfice de sa révolte. Elle présumait que les
autorités seraient sensibles à son mouvement, et sans doute aussi qu’elles feraient
sur-le-champ une concession ou une autre… », écrit Eric Hobsbawm (Primitive
Rebels, op. cit., p. 111). Le récit que fait George Rudé des émeutes de la faim chez les
citadins pauvres au xviiie siècle va dans le même sens (The Crowd in History, New
York, John Wiley and Sons, 1964).
richard a. cloward et frances fox piven 31
28. Eric Hobsbawm, Primitive Rebels, op. cit., p. 187. Eric Hobsbawm et George
Rudé font la même observation à propos des protestations d’ouvriers agricoles
anglais contre les clôtures : «[I]ls avaient du mal à croire […] que le gouvernement
du roi et le Parlement étaient contre eux. Car comment les instruments de la justice
pourraient-ils aller contre la justice ? » (Captain Swing, New York, Pantheon Books,
1968, p. 65).
richard a. cloward et frances fox piven 33
La fabrique de l’insurrection
Tout comme la vie institutionnelle entretient la passivité, et qu’un
changement doit s’y produire pour qu’éclate la colère populaire,
de même les formes de protestation politique sont déterminées par
le contexte institutionnel dans lequel les gens vivent et travaillent.
Ce fait, qui constitue à nos yeux une évidence, n’est en général
pas pris en compte, sans doute en partie à cause de la tradition
pluraliste qui définit l’action politique essentiellement comme une
affaire de choix. On fait comme si les acteurs politiques, quels
qu’ils soient, n’étaient pas contraints par un environnement social
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
29. Dans son examen des crises sociales profondes et complexes qui déclenchent
des grèves populaires, Rosa Luxemburg fait la même observation : «[I]l est
extrêmement difficile à un organisme dirigeant du mouvement ouvrier de prévoir
et de calculer quelle occasion et quels facteurs peuvent déclencher ou non des
explosions […] du fait que chaque opération particulière est le résultat d’une telle
infinité de facteurs économiques, politiques, sociaux, généraux et locaux, matériels
et psychologiques, qu’aucune d’elles ne peut se définir ni se calculer comme un
exemple arithmétique. […] La révolution n’est pas une manœuvre du prolétariat,
mais une bataille qui se déroule alors qu’alentour tous les fondements sociaux
craquent, s’effritent et se déplacent sans cesse. » (« Mass strike Party and Trade
Unions », in Dick Howard (dir.), Selected Writings of Rosa Luxemburg, New York,
Monthly Review Press, p. 245) [Grève de masse, parti et syndicat, La Découverte,
2001].
34 les mouvements populaires
31. La fameuse théorie de Walter Dean Burnham sur les « élections critiques », qui
résulteraient d’une accumulation de tensions entre l’évolution de la situation socio-
économique et le système politique, se rapproche de cette idée (« The Changing
Shape of the American Political Universe », American Political Science Review, 1965,
nº 59, p. 7-28 ; Critical Elections and the Mainsprings of American Politics, New
York, W.W. Norton and Co, 1970). Le lien entre conditions économiques et
comportement des électeurs a été soumis à un examen empirique approfondi par des
chercheurs américains en sciences politiques. Leurs travaux tendent généralement à
confirmer la thèse selon laquelle une dégradation de la situation économique pousse
les électeurs à se détourner des partis au pouvoir. Lire par exemple Howard S. Bloom
et Douglas H. Price, « Voter Response to Short-Run Economic Conditions : The
Asymmetric Effect of Prosperity and Recession », American Political Science Review,
décembre 1975, nº 69, p. 1240-1254 ; Gerald H. Kramer, « Short-Term Fluctuations
in U.S. Voting Behavior, 1896-1964 », American Political Science Review, mars 1971,
nº 65, p. 131-143 ; ainsi que Angus Campbell, Philip E. Converse, Warren E. Miller,
Donald E. Stokes, The American Voter, New York, John Wiley and Sons, 1960.
richard a. cloward et frances fox piven 37
37. C’est peut-être la raison pour laquelle l’énorme masse de données recueillies,
après les révoltes des ghettos dans les années 1960, sur le profil des personnes
impliquées et non impliquées dans ces événements, n’a pas mis en évidence parmi
les émeutiers une plus grande proportion de migrants de fraîche date, de personnes
ayant un faible niveau d’instruction ou de chômeurs que dans la population
moyenne des ghettos. Mais alors qu’il existe des données indiquant que les émeutiers
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
39. Max Weber remarque aussi que « les antagonismes de classe déterminés par
l’état du marché sont en général les plus violents entre les adversaires directs et
actifs dans une guerre des prix. Ce ne sont pas les rentiers, les actionnaires ou
les banquiers qui subissent la rancœur des ouvriers, mais presque exclusivement
les industriels et les chefs d’entreprise, lesquels sont les adversaires directs de ces
mêmes ouvriers dans la guerre des prix. Et ce, en dépit du fait que c’est précisément
dans les caisses des rentiers, des actionnaires et des banquiers que s’entassent les
profits plus ou moins “immérités”, et non dans les poches des industriels ou des
42 les mouvements populaires
dit, c’est l’expérience quotidienne des gens qui donne corps à leurs
griefs, fixe le contenu de leurs revendications et désigne les cibles
de leur colère.
Ensuite, les schémas institutionnels exercent une influence sur
les mouvements de masse par le biais de celle qu’ils exercent sur la
collectivité d’où peut surgir une protestation. La vie institutionnelle
réunit ou disperse les individus, façonne les identités collectives et
place les gens dans les environnements propices au déclenchement
d’une action commune. Ainsi le travail en usine rassemble-t-il
des hommes et des femmes qu’il initie à l’expérience commune
et auxquels il enseigne les possibilités de la coopération et de
l’action collective 40 . Au contraire, dispersés par leurs activités
chefs d’entreprise » (Essays in Sociology, op. cit., p. 186). L’étude de Michael Schwartz
(The Southern Farmers’ Alliance : The Organizational Forms of Radical Protest, thèse de
doctorat en sociologie, université de Harvard, 1971) sur l’Alliance des fermiers du
Sud américain fournit une illustration de ce même fait : au Texas, les membres de
cette organisation dirigeaient leurs récriminations contre les propriétaires fonciers
et les commerçants, et non contre les banques, les spéculateurs ou les compagnies
de chemin de fer qui étaient en définitive responsables de leur situation, car c’est
avec les propriétaires fonciers et les commerçants que les métayers étaient en contact
direct.
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
certains d’entre eux, fort rares, s’y rendent, il n’y a bien évidemment
personne pour les écouter. Parfois cependant, il leur arrive de
dévaster les centres sociaux, ce qui est plus difficile à ignorer.
Dans le même registre, le mouvement pacifiste étudiant a essuyé
des critiques, émanant souvent d’anciens sympathisants, au motif
principal qu’il était stupide de la part des étudiants de protester
contre la guerre du Vietnam en manifestant dans les universités,
en s’en prenant à des administrateurs et à des enseignants qui
n’y étaient pour rien. Les critiques pointaient que la guerre n’était
de toute évidence pas le fait des universités, mais du complexe
militaro-industriel. Pourtant, les étudiants n’étaient pas si stupides
que cela. Les contraintes de l’action de masse sont telles qu’ils
n’avaient d’autre choix que d’exprimer leur contestation au sein des
universités, là où ils se trouvaient physiquement et pouvaient donc
agir collectivement, et là où ils jouaient un rôle indispensable à une
institution, ce qui donnait du poids à leur contestation.
Parvenus à ce stade, et dans la mesure où nos exemples
pourraient laisser penser le contraire, précisons que les personnes
ayant un grand intérêt personnel à la préservation d’une institution
quelconque, qu’il s’agisse de directeurs de services sociaux ou de
professeurs d’université, ne sont pas les seules qui ont tendance
à mettre l’évolution des stratégies politiques sur le compte de la
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
42. C’est peut-être ce que veut dire C.L.R. James quand il écrit : « Là où les
ouvriers réussissent le mieux dans l’action collective, c’est dans le cadre de leurs
richard a. cloward et frances fox piven 45
Pour le dire simplement, les gens ne sont pas en mesure de défier les
institutions auxquelles ils n’ont pas accès, et auxquelles ils ne contribuent
pas.
activités quotidiennes ou lors des crises auxquelles elles donnent lieu » (C.L.R.
James, Grace C. Lee, Pierre Chaulieu, Facing Reality, Detroit, Bewick Edition, 1974,
p. 95). Richard Flacks tient un propos similaire sur l’importance de ce qu’il appelle
« la vie de tous les jours » dans la formation des mouvements populaires (« Making
History vs. Making Life : Dilemmas of an American Left », Working Papers for a New
Society, nº 2, été 1974).
43. Les travaux de Michael Lipsky constituent d’une certaine façon une exception,
car il y aborde précisément la protestation comme une stratégie destinée à atteindre
des objectifs politiques (« Protest as a Political Resource », American Political Science
Review, décembre 1968, nº 62, p. 1144-1158 ; Protest in City Politics, Chicago, Rand
McNally, 1970). Leur défaut ne réside pas dans la visée intellectuelle de leur auteur,
qui est ambitieuse, mais dans la façon dont il conçoit son objet d’étude. Pour Lipsky,
les stratégies de protestation relèvent principalement d’« effets de mise en scène »
par lesquels des groupes dénués de tout pouvoir cherchent à attirer l’attention de
46 les mouvements populaires
44. Dans leur étude sur l’histoire des mouvements de locataires à New York, Joseph
Spencer, John McLoughlin et Ronald Lawson rapportent un cas intéressant d’usage
de la déstabilisation non par les locataires, mais par les banques : lorsque Langdon
Post, le Commissaire aux immeubles d’habitation pendant le mandat du maire
LaGuardia, a tenté de lancer une campagne pour contraindre les bailleurs à respecter
les codes du logement, « cinq banques de dépôts possédant 400 immeubles dans
le Lower East Side ont refusé d’obtempérer et menacé de les évacuer. Le président
de l’Union des contribuables de New York a prévenu que 40 000 logements seraient
évacués ». Post a fait machine arrière (« New York City Tenant Organizations and the
Formation of Urban Housing Policy, 1919 to 1933 », texte non publié, New York,
Center for Policy Research, 1975, p. 10).
48 les mouvements populaires
45. Rosa Luxemburg, « Mass strike Party and Trade Unions », art. cité, p. 231-245
[Grève de masse, parti et syndicat, La Découverte, 2001].
50 les mouvements populaires
naît des terribles souffrances qu’endurent les gens dans les périodes
de tensions et de ruptures 46 . Et dans ces périodes, les perturbations
causées par les pauvres dans une institution peuvent avoir des
répercussions bien au-delà de celle-ci.
quartiers ; les effets sur la société dans son ensemble, ou sur le bien-
être d’autres groupes importants, ne seront pas nécessairement
notables. De même, quand des pauvres descendent en masse dans
la rue pour réclamer des aides sociales, ils peuvent faire des dégâts
dans les centres sociaux, mais un centre social saccagé ne représente
pas un gros problème pour la société dans son ensemble, en tout
cas pour les groupes qui comptent. L’option de la répression a plus
de chances d’être choisie si des institutions jouant un rôle central
sont touchées, comme lors du soulèvement des ouvriers du rail à
la fin du xixe siècle, ou lors de la grève des policiers de Boston
après la Première Guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, les pauvres
s’attendent à être soit ignorés, soit punis par le gouvernement, car
c’est le traitement qui leur est habituellement réservé 47 .
Or les mouvements de protestation n’apparaissent pas dans les
périodes ordinaires, mais lorsque des mutations à grande échelle
ébranlent la stabilité politique. C’est en effet dans ce contexte, nous
l’avons dit, que les pauvres prennent espoir, et qu’une insurrection
devient possible. C’est aussi dans ce contexte que les protestations
des pauvres peuvent avoir quelque prise sur les responsables
politiques.
Lorsque la société et l’économie subissent des mutations rapides,
les dirigeants politiques sont bien moins libres d’ignorer les
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
47. Les perturbations dont les effets ne se font sentir qu’à l’intérieur d’une institution
ont les caractéristiques que E.E. Schattschneider attribue aux conflits de faible
intensité : « Ce qui caractérise les conflits de très faible intensité, c’est que les forces
respectives des adversaires sont souvent connues à l’avance. Dès lors, le camp le plus
fort peut imposer sa volonté au plus faible sans en passer par une véritable épreuve
de force, parce que les gens ne sont pas disposés à se battre s’ils sont sûrs de perdre. »
(The Semi-Sovereign People, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1960, p. 4.)
48. Dans leur argumentation contre la théorie de la « désorganisation sociale »,
Abdul Qaiyum Lodhi et Charles Tilly suggèrent de mettre en relation le niveau de
violence collective avec « la structure du pouvoir, la capacité des groupes défavorisés
d’agir collectivement, les formes de répression déployées par les autorités, ainsi
qu’avec les conceptions différentes qu’ont les faibles et les puissants des droits
collectifs d’agir et de choisir des options jugées valables » (« Urbanization, Crime and
52 les mouvements populaires
Collective Violence in 19th Century France », art. cité, p. 316). Nous considérons
quant à nous que chacun de ces facteurs se modifie, au moins temporairement, dans
les périodes d’instabilité grave et généralisée. Le point le plus important étant que
les options qui s’offrent au gouvernement se réduisent.
49. « Par conséquent, pour comprendre un conflit quelconque, il est nécessaire de
ne pas perdre de vue les relations qu’entretiennent respectivement les adversaires
avec le public parce que l’issue du conflit sera très probablement déterminée par
le comportement de celui-ci. […] Le camp le plus puissant peut hésiter à faire
usage de sa force parce qu’il n’est pas sûr de réussir à isoler son adversaire. » (E.E.
Schattschneider, The Semi-Sovereign People, op. cit., p. 2.)
richard a. cloward et frances fox piven 53
50. Le terme américain liberal désigne les positions politiques progressistes aux
États-Unis. [ndlr]
54 les mouvements populaires
51. Dans la très abondante littérature marxiste sur la théorie de l’État capitaliste,
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
Mais le plus important est bien que les conséquences politiques des
perturbations institutionnelles dépendent du contexte électoral. Aussi
lourdes soient-elles, comme dans le cas des grèves dans l’industrie,
les perturbations ne permettent d’arracher des concessions que
lorsque la projection du rapport de forces, sur un terrain électoral
instable, est favorable aux protestataires. Et même alors, pour peu
que les protestataires parviennent à acculer le gouvernement à
réagir, ils ne fixent pas les termes de sa réaction. Pour ce qui est de
la diversité des circonstances particulières qui déterminent ce que
les protestataires gagnent ou perdent, il nous reste encore beaucoup
à apprendre.
La mort du mouvement
Il n’est pas surprenant qu’au total ces tentatives pour apaiser
et désarmer le mouvement de protestation signent en général
son acte de décès, d’une part en transformant le mouvement
lui-même, et d’autre part en modifiant le climat politique qui
nourrit la protestation. Dans la foulée de ces changements, les
multiples contrôles institutionnels qui servent d’ordinaire à refréner
la protestation sont rétablis, et la classe populaire se voit une fois
de plus refuser la possibilité de peser sur le débat politique.
© Agone | Téléchargé le 09/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 80.132.238.168)
55. Bayard Rustin, « From Protest to Politics », Commentary, février 1965, nº 39,
p. 27. Il nous semble que James Q. Wilson est dans l’erreur lorsqu’il impute la
disparition du SNCC et du CORE [deux organisations de lutte pour les droits
civiques des noirs – ndt] à l’échec et au rejet, causes d’une pression intolérable sur
ces organisations « rédemptrices » qui d’une part appelaient à une transformation
radicale de la société, et d’autre part exigeaient un engagement sans faille de leurs
membres. D’abord, et surtout, quel que soit l’angle sous lequel on envisage les
choses, on ne peut affirmer que le SNCC et le CORE ont échoué, comme nous l’ex-
pliquons au chapitre 4. Ensuite, en dépit de leur nature rédemptrice, la disparition
de ces organisations fut très précisément due aux mesures gouvernementales et à
leurs effets sur les cadres et sur les militants de ces organisations. Ce sont les réponses
du gouvernement qui ont provoqué les dissensions internes et la désillusion, bien
plus sûrement que « le désenchantement qui affecte inévitablement une organisation
rédemptrice » (Political Organizations, New York, Basic Books, 1973, p. 180-182).
richard a. cloward et frances fox piven 59
57. Alan Wolfe, « New Directions in the Marxist Theory of Politics », Politics and
Society, hiver 1974, nº 4, p. 131-159.
richard a. cloward et frances fox piven 63