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La ville contemporaine
après 1945
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Dans la même série

HISTOIRE DE L’EUROPE URBAINE


SOUS LA DIRECTION DE JEAN-LUC PINOL
1. La ville antique
par Xavier Lafon, Jean-Yves Marc et Maurice Sartre
« Points Histoire », n° 450, 2011

2. La ville médiévale
par Patrick Boucheron et Denis Menjot
« Points Histoire », n° 451, 2011

3. La ville moderne
(XVIe-XVIIIe siècle)
par Olivier Zeller
« Points Histoire », n° 453, 2012

4. La ville contemporaine
jusqu’à la Seconde Guerre mondiale
par Jean-Luc Pinol et François Walter
« Points Histoire », n° 454, 2012

5. La ville coloniale
(XVe-XXe siècle)
par Odile Goerg, Xavier Huetz de Lemps
« Points Histoire », n° 456, 2012
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Guy Burgel

La ville
contemporaine
après 1945
Histoire de l’Europe urbaine 6

SOUS LA DIRECTION
DE JEAN-LUC PINOL

Éditions du Seuil
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La présente édition constitue la reprise, augmentée d’une post-


face, du Livre 6 de l’ouvrage intitulé Histoire de l’Europe
urbaine II. De l’Ancien Régime à nos jours paru initialement
aux Éditions du Seuil en 2003.

ISBN 978-2-0214-4570-1

© Éditions du Seuil, 2003,


et novembre 2012 pour la présente édition

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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Introduction générale

Les premières concentrations urbaines se sont constituées


sur les bords du Tigre, de l’Euphrate et du Nil, en des
temps où l’Europe ignorait la ville. Au nord de la Médi-
terranée, elle n’apparaît que tardivement par rapport à Ur,
Ninive, Babylone ou Thèbes, mais, ensuite, elle devient une
des dimensions primordiales de l’Europe, à tel point que
d’aucuns, aujourd’hui, font de l’européanité et de l’urbanité
des catégories coextensives.
Que serait l’Europe sans ses villes et comment se serait-
elle construite sans elles ? Faire l’histoire des villes euro-
péennes revient à faire l’histoire de l’Europe même, comme
le remarque Leonardo Benevolo dans son ouvrage La Ville
dans l’histoire européenne. L’historien de l’architecture
annonce avoir voulu proposer un ouvrage dont l’objet
unique était l’histoire de « la physionomie de la ville »,
ou, pour le dire autrement, de la forme urbaine. La pré-
sente Histoire de l’Europe urbaine n’entend pas séparer
la forme urbaine des pratiques sociales. Elle repose sur
un postulat : ville et société ne se comprennent que dans
leurs interrelations.
La ville n’est pas une catégorie immuable et il serait vain
de vouloir lui donner une définition normative et englobante
valable aussi bien pour la période des synœcismes, au moment
où s’amorce le phénomène urbain en Grèce ou en Italie, que
pour l’aube du XXIe siècle, en des temps où se dessineraient,
selon certains, le déclin des villes ou la dissolution de la ville
dans l’urbain. Cette histoire ne débute donc pas sur un coup
de force théorique et préfère considérer que « sous le nom
de ville, s’accumule une somme d’expériences historiques
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8 La ville contemporaine après 1945

plus que ne se profile la rigueur d’un concept1 ». De la


même manière, loin d’affirmer qu’il existe un type unique
de ville européenne, cet ouvrage s’interroge sur la diversité
des modèles et des temps de l’urbain.
Ce refus d’une définition a priori de la ville se double
d’une conviction : la ville est un phénomène total où se
condensent l’économique et le social, le politique et le culturel,
le technique et l’imaginaire et, partant, toute approche frac-
tionnée qui privilégierait un domaine unique aux dépens des
autres manquerait de pertinence ; « au contraire, une lecture
totalisante, comme affirme l’être l’analyse historique, risque
de mieux prendre en compte l’effet des interrelations2 ». Ce
« bricolage unificateur » qu’est l’histoire urbaine embrasse
l’ensemble des problèmes qui se posent aux villes, aux
hommes et aux femmes qui y vivent, et tente d’en proposer
une interprétation synthétique et cohérente.

Pour toutes les périodes, les auteurs ont eu le souci de


répondre à des questions parallèles tout en respectant la
spécificité des grandes temporalités de l’histoire urbaine.
D’emblée, le principe d’un refus d’une histoire fondée sur la
succession de chapitres « nationaux » a été accepté, l’objectif
étant d’aborder les questions par vastes chapitres thématiques
et/ou chronologiques, prenant en compte l’ensemble des villes
européennes. Il a aussi été retenu de respecter les grandes
périodes historiques mais de tenter de retrouver dans tous
les livres des thématiques communes, plus ou moins déve-
loppées en fonction des recherches disponibles.
Pour les auteurs, la mise en œuvre d’un tel ouvrage n’a
pas été chose aisée tant les historiographies nationales en
matière d’histoire urbaine n’avancent pas toutes du même
pas, et surtout, tant sont pléthoriques les études partielles et

1. Marcel Roncayolo, La Ville et ses territoires, Paris, Gallimard,


1990, p. 28.
2. Bernard Lepetit, « La ville : cadre, objet, sujet. Vingt ans de
recherches françaises en histoire urbaine », Enquête, anthropologie, his-
toire, sociologie, n° 4, 1996.
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Introduction générale 9

locales. Une autre difficulté a été d’accéder à l’information


pour les pays dont la langue n’était pas maîtrisée par les
auteurs. La participation fréquente de nombre d’entre eux à
des colloques, des séminaires et des échanges internationaux
et européens ont aidé à pallier ces lacunes. Au demeurant,
l’objectif n’est pas de proposer un ouvrage exhaustif mais
une interprétation générale de l’histoire urbaine de l’Europe.
Lorsqu’un livre a été écrit par plusieurs auteurs, l’ensemble
du texte est œuvre collective et les chapitres résultent d’écri-
tures croisées : ce choix a certainement ralenti le processus
d’écriture mais il a l’immense avantage de ne pas juxtaposer
des chapitres plus ou moins indépendants les uns des autres.
Des lecteurs spécialistes de telle ou telle ville pourront, certes,
trouver que la part qui lui est faite est trop mince ou que les
analyses qui la concernent sont discutables, mais l’objectif
de l’ouvrage n’est pas, ne pouvait pas être, de traiter par le
menu les spécificités de telle ou telle cité mais de proposer
des interprétations générales.
Réaliser un tel projet peut se faire de plusieurs manières.
Une équipe très nombreuse, uniquement composée de spécia-
listes, peut s’atteler à la tâche. Chaque auteur ne parle que
de ce qu’il a étudié directement, la qualité et la précision
des études sont alors remarquables mais la synthèse n’est
pas toujours au rendez-vous. Cette méthode a prévalu pour
la très précieuse Cambridge Urban History of Britain1. Pour
la seule période allant de 1840 à 1950, vingt-huit auteurs
ont donné leur contribution et le livre, près d’un millier de
pages, se déroule en vingt-quatre chapitres autonomes. Pour
cette Histoire de l’Europe urbaine, le choix retenu n’a pas
été le même.
Pour la période correspondant grosso modo à l’ouvrage cité
de la Cambridge, la présente Histoire de l’Europe urbaine
ne compte que deux auteurs. En tout, une dizaine d’auteurs

1. Peter Clark (dir.), The Cambridge Urban History of Britain (t. I,


David M. Palliser [éd.], 600-1540 ; t. II, Peter Clark [éd.], 1540-1840 ;
t. III, Martin Daunton [éd.], 1840-1950), Cambridge, Cambridge Uni-
versity Press, 2000-2001.
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10 La ville contemporaine après 1945

pour plus de vingt-cinq siècles d’histoire et la planète pour


territoire puisque les villes européennes ont essaimé sur
tous les continents. Chacun a pris le risque de la synthèse,
s’aventurant souvent loin des domaines balisés qu’il a étudiés
directement, s’exposant à la contradiction, mais soucieux de
prendre en compte la complexité des situations vécues par
les populations urbaines de l’Europe.
Selon une formule brillante, et souvent utilisée de Brian
Berry1, les villes sont des systèmes dans des systèmes de
villes. Cette approche fonde les démarches de l’histoire urbaine
qui sont mises en œuvre dans cette Histoire de l’Europe
urbaine. La démarche comparative privilégie les régularités
et minimise les particularités. Elle analyse prioritairement les
relations qui se tissent entre les hommes, au sein de l’espace
intra-urbain ou inter-urbain et qui se retrouvent dans toutes
les localités en dépit de leurs éventuelles spécificités.
Ce n’est pas le lieu de revenir longuement sur les mutations
importantes qui ont marqué l’historiographie des villes au
cours des dernières décennies mais il faut rappeler quelques
points saillants d’une évolution de longue durée. L’histoire
des villes commence par le récit des origines, source de
la construction d’une identité mythifiée dont l’objectif est
de donner aux habitants un passé glorieux qui justifie les
ambitions du présent. Le récit de la fondation de Rome
par Romulus et Remus en fournit le modèle embléma-
tique. Reconstitution tardive, fortement imprégnée des pra-
tiques étrusques, développée, au plus tôt, à la fin du Ve siècle,
au moment où d’autres cités se lancent dans des opérations
de colonisation qui pourraient concurrencer celle de Rome,
le récit souligne la dimension religieuse du phénomène et
contribue à renforcer le mythe. Toutes les villes ne sont
pas Rome, mais la mythification des origines est souvent
instrumentalisée pour renforcer la cohérence d’une commu-
nauté, affirmer le caractère unique d’une cité et justifier sa

1. Brian J. L. Berry, « Cities as systems within system of cities »,


dans John Friedman et William Alonso, Regional Development and
Planning, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1964.
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Introduction générale 11

volonté d’autonomie face aux pouvoirs concurrents. Ainsi,


au XIVe siècle, des villes de Castille se proclament fondées
par Hercule ou par César. Le récit de ville tend à légitimer
et à préserver l’autonomie politique de la cité. En plein
e
XIX siècle, au moment où elles sentent que leur autonomie
est menacée par l’unification allemande, les élites des villes
les plus traditionnelles de l’espace germanique inventent
des récits des origines censés justifier par l’histoire leurs
revendications politiques de l’heure1.
En privilégiant le caractère unique de sa cité et en se
constituant comme objet idiographique, l’érudition locale
telle qu’elle se construit aux XVIIe et XVIIIe siècles, et même
lorsqu’elle adopte, au XIXe siècle, les techniques qui fondent
le métier d’historien, n’est pas radicalement éloignée de
ce type d’histoire. « Ce qui s’est passé dans ces murs est
irréductible à des événements situés hors les murs », pro-
clame toujours l’érudit. L’histoire et la conservation des
documents – les traces qu’utilisent les historiens – attestent
de la légitimité du pouvoir urbain. Ces impératifs politiques
sont ensuite relayés par la volonté de célébrer la gloire des
cités, et les ordres religieux jouent, dans ce concert de la
magnificence urbaine, leur partition. Cette tradition, marquée
par la passion érudite, alimente le patriotisme provincial et
nourrit l’esprit de clocher, la petite patrie, même lilliputienne
selon le mot de Fernand Braudel, devient le trébuchet de
tous les jugements de valeurs.
Cette tradition n’a pas disparu et l’on en trouve la mani-
festation dans de nombreuses monographies ou « biographies
urbaines » comme disent les historiens britanniques. Dans
les histoires suscitées par des syndicats d’initiative soucieux
de soutenir le tourisme local, elle se double souvent d’une
fascination pour l’érudition locale qui se drape dans les plis
de la défense du patrimoine.

1. Voir Gérald Chaix, dans Claude Petitfrère, (dir.), Construction,


reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au
e
XX siècle, Tours, Centre d’histoire de la ville moderne et contempo-
raine, 1999.
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12 La ville contemporaine après 1945

Une autre manière d’aborder l’histoire de la ville a été,


longtemps, de privilégier l’approche institutionnelle ou d’en
faire, d’abord, une histoire politique assez classique où la
chronique citadine offre la meilleure part aux répercussions
que les grands événements, guerres, changements de régime
ou d’autorité, ont pu avoir sur la vie de telle ou telle cité.
Le fait qu’un événement se passe dans une ville n’implique
nullement qu’il relève de l’histoire urbaine : la topogra-
phie ne suffit pas à définir une problématique. L’histoire
urbaine n’est pas « un simple accident de la géographie »
pour reprendre l’expression d’un historien britannique1. À
ce refus de l’espace-prétexte s’est substituée progressive-
ment la volonté de développer une conception permettant
l’analyse des « effets de l’urbain » : « Constituer clairement
l’histoire urbaine en histoire problème, sérier les questions
ayant pour but de cerner les effets de l’urbain paraissait
de bonne méthode pour continuer à faire véritablement de
l’histoire urbaine, et pour ne pas revenir à une histoire qui
n’a d’intérêt pour la ville que parce que son objet se pré-
sente dans un cadre citadin2. » Ou, pour reprendre une autre
formule du même auteur, passer de la ville comme cadre à
la ville comme objet et sujet.
Cette Histoire de l’Europe urbaine ne relève pas d’une
histoire de l’urbanisme, dont le principal objectif serait
l’histoire des théories qui président, de manière implicite ou
explicite, à l’organisation physique de la ville sur le modèle
que Pierre Lavedan, parmi d’autres, a développé à partir des
années 1930. Il ne s’agit pas non plus d’une histoire des
villes qui renverrait à une approche morphologique sou-
cieuse de mettre en lumière les spécificités topographiques
ou fonctionnelles. Ces préoccupations ne sont pas absentes,
mais elles ne constituent pas l’angle unique d’approche. En

1. Derek Fraser, « The urban history masquerade : recent trends


in the study of English urban development », The Historical Journal,
vol. 27, 1984.
2. Bernard Lepetit, Les Villes dans la France moderne, Paris, Albin
Michel, 1988, p. 14.
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Introduction générale 13

fait, cet ouvrage met en œuvre une histoire urbaine générale


et comparée, pour reprendre une formule utilisée au milieu
des années 1930 par Georges Espinas. Ce dernier tenait, dans
les Annales que Marc Bloch et Lucien Febvre venaient de
créer à Strasbourg, une rubrique régulière intitulée « Histoire
urbaine » et où, en rendant compte de nombreux ouvrages
– dont par exemple, celui de Pierre Lavedan qu’il n’appré-
ciait guère –, il s’efforçait de tracer un programme général
de recherche en histoire urbaine, tout en étant lui-même très
nettement orienté vers les problématiques de l’époque qui se
focalisaient sur l’origine de la floraison urbaine médiévale.
À l’occasion d’une note intitulée De l’horreur du général :
une déviation de la méthode érudite, parue dans les Annales
de 1934, il revient sur les différentes manières d’aborder
l’histoire urbaine. Rendant compte de deux ouvrages d’Étienne
Delcambre sur la ville du Puy, il y dénonce « l’analyse locale
poussée à ses plus extrêmes limites, le travail à la loupe,
l’utilisation de la minutie, la description par le menu des
moindres détails de l’évolution des institutions », et il reprend
les termes d’un débat qui courait déjà au XIXe siècle lorsque
Fustel de Coulanges engageait le fer contre le spécialisme.
« À en croire certains esprits, il faut borner le travail à un
point particulier, à une ville, à un événement… J’appelle-
rai cette méthode le spécialisme. Elle a son mérite et son
utilité, elle peut réunir sur chaque point des renseignements
nombreux et sûrs. Mais est-ce bien là le tout de la science ?
Supposez cent spécialistes se partageant par lots le passé de
la France ; croyez-vous qu’à la fin ils auront fait l’histoire de
la France ? J’en doute beaucoup : il leur manquera au moins
le lien des faits, or ce lien est aussi une vérité historique1. »
Et Georges Espinas de revenir sur la dialectique qui doit
s’instaurer entre l’analyse érudite et la synthèse : « Qu’une
histoire locale doive servir à l’histoire générale, rien de plus

1. Fustel de Coulanges, « L’esprit de doute, le spécialisme. Leçon


d’ouverture à la Sorbonne », s. d., cité dans François Hartog, Le
e
XIX siècle et l’Histoire : le cas Fustel de Coulanges, Paris, Éd. du Seuil,
2001, p. 367-373.
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14 La ville contemporaine après 1945

vrai, mais un tel résultat ne peut être atteint que moyennant


deux conditions : que le travail se présente avec un minimum
de détails choisis pour des raisons purement qualitatives
et que de ces détails soient déjà extraites les conclusions
qu’ils peuvent donner. L’étude locale n’est, bien entendu,
nullement “méprisable” en principe, mais, étant secondaire
dans son essence, elle doit être non pas encore réduite, mais,
au contraire, élargie ; son infériorité naturelle, ses faiblesses
spontanées doivent être non pas exagérées, mais refrénées ;
elle doit être composée dans un sens non pas ultra, mais
extra-local, autant que possible sous forme de travail général :
bref, elle ne vaudra qu’en proportion, non pas de l’absence,
mais de l’existence d’idées générales, c’est-à-dire de son
intérêt pour la synthèse. »
Ce faisant, il plaide pour le développement d’une « histoire
urbaine générale et comparée » et prend le contre-pied d’une
histoire des villes que seuls fonderaient le souci de l’érudi-
tion et l’insistance sur les spécificités. Il le fait de manière
véhémente avec des formules qui font mouche : l’érudit « ne
connaît que sa ville et ignore toutes les autres : les murs de
sa cité lui ferment l’horizon ».
Le projet qui préside au présent ouvrage est bien celui d’une
histoire urbaine générale et comparée de l’Europe, un livre
qui embrasse large dans le temps et dans l’espace. D’aucuns
pourront considérer qu’il est d’une ambition démesurée. La
difficulté était d’autant plus grande que l’histoire urbaine, à
contre-courant d’une histoire en miettes, est, en elle-même,
un exercice de synthèse. Logement, construction, usage
et propriété du sol, transports, administration municipale,
finances locales, politique édilitaire, santé, hygiène, appro-
visionnement, population, famille, classes sociales, élites,
pratiques culturelles, violence, conflits, mais aussi manifes-
tations, philanthropie, bien-être, architecture, organisation de
l’espace, besoin d’espace, qualité esthétique de la ville, rentes
de situation, organisation industrielle : autant de domaines
qui mériteraient examen dans le cadre de l’histoire urbaine
non pas comme des champs spécifiques, mais comme des
pièces d’un puzzle qui ne serait achevé, comme tout puzzle,
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Introduction générale 15

que lorsque la dernière pièce viendrait donner la cohérence


générale. Rude tâche pour l’historien, qui jamais n’embrasse
une telle variété d’éclairages mais dont l’objet se situe bien
dans l’entrelacs de disciplines diverses… Si l’historien du
logement ou de l’architecture est intéressé par la construction
des bâtiments et si l’historien de la société ou de la famille
se consacre à l’étude des manières d’y vivre, le propre de
l’histoire urbaine sera – serait – de porter attention de manière
égale et concomitante « aux générations d’immeubles et aux
générations d’hommes1 ». Un tel programme est ambitieux,
trop sans doute, et il serait prétentieux d’affirmer que cette
Histoire de l’Europe urbaine a voulu y répondre.
Plus modestement, et de manière plus pragmatique, fidèles
en ce sens au bricolage unificateur évoqué plus haut, tous les
auteurs se sont efforcés de répondre à des questions voisines
sans s’interdire de signaler les domaines où devraient porter,
selon nous, les recherches à venir.
L’Europe telle qu’elle est prise en compte dans l’Histoire
de l’Europe urbaine est une Europe qui ne correspond
pas aux définitions actuelles de l’Europe politique mais
qui renvoie à une approche pragmatique d’un espace aux
limites orientales incertaines. L’espace européen n’a pas
connu une urbanisation homogène et, surtout, la profondeur
chronologique de cette dernière n’est pas partout la même.
Si les rives du Mare Nostrum figurent incontestablement,
et dès l’Antiquité, parmi les milieux urbanisés, celles de la
Baltique n’enregistrent l’émergence des villes que plusieurs
siècles plus tard. De la Méditerranée aux mers froides, le
lent basculement médiéval dessine les contours d’une Europe
urbaine dont le front pionnier se situe désormais à l’est. À
l’intérieur des terres septentrionales, la conquête urbaine
attendra souvent l’équipement ferroviaire pour se mettre en
place alors que le cabotage avait permis d’ourler les côtes
de petits ports qui furent longtemps le seul témoignage de

1. David Cannadine, David Reeder (dir.), Exploring the Urban Past,


Cambridge, CUP, 1982, p. 210-211.
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16 La ville contemporaine après 1945

la ville. L’espace de l’Europe urbaine s’est progressivement


dilaté de l’Antiquité à nos jours, de la Sicile à la Scandinavie
et des côtes portugaises aux contreforts de l’Oural, même
si le caractère conventionnel et arbitraire d’une telle limite
ne peut être nié.
L’un des problèmes que pose l’ouvrage est celui de la
spécificité de la ville européenne. « Ces hautes maisons
tassées les unes sur les autres, ces ruelles tortueuses, ces
places improbables mais aussi cette promiscuité de groupes
sociaux différents au sein d’une société pourtant lourdement
hiérarchisée, ces rencontres imprévues entre professions
pourtant strictement séparées par la logique corporative
– telles sont les caractéristiques fondamentales et durables
de la ville européenne1. » Ce type de définitions ne semble
pas totalement pertinent : il manifeste une forte tendance à
dire la norme alors qu’il peut y avoir diverses formes de
villes. Il renvoie à une intériorisation de valeurs et de cri-
tères qui rappellent étrangement ceux des voyageurs et des
géographes venus d’Europe occidentale, qui, au XIXe siècle,
déniaient le nom de villes aux localités de l’est de l’Europe2.
Les villes de l’« autre Europe », pour reprendre la formule
de Czeslaw Milosz, n’étaient pas des villes parce que leur
faible compacité les rapprochait des formes villageoises tout
comme la forte présence du bois en soulignait le caractère
archaïque. La ville européenne n’existe pas, ou plus préci-
sément, il faut accepter l’idée qu’existent, en même temps,
plusieurs modèles de villes européennes. Bernard Lepetit note
que « la ville […] n’est jamais synchrone avec elle-même :
le tissu urbain, le comportement des citadins, les politiques
d’aménagement […] se déploient selon des chronologies
différentes. Mais en même temps, la ville est tout entière
au présent. Ou plutôt, elle est tout entière mise au présent

1. Jacques Lévy, Europe, une géographie, Paris, Hachette, 1997,


p. 120.
2. Voir, dans le tome 4 de l’Histoire de l’Europe urbaine, les
remarques d’Élisée Reclus sur la ville de Skodra ou sur les villes de la
plaine hongroise.
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Introduction générale 17

par les acteurs sociaux sur qui repose toute la charge tem-
porelle1 ». Ce qui est vrai du fonctionnement de la ville l’est
tout autant des modèles et des systèmes urbains : le résultat
de la combinaison, dans la contemporanéité, de logiques et
d’âges différents.

La longue durée n’est pas sans vertus heuristiques. Un


seul exemple : la permanence de la densité du semis urbain
le long des fleuves qui traversent les Pays-Bas méridionaux,
devenus la Belgique en 1830. Sur les rives de la Meuse, qui
constitue, aux VIIe et VIIIe siècles, le principal axe commer-
cial de l’espace franc, se sont établis de nombreux portus.
Naissent ainsi Maastricht, Liège, Huy, Namur ou Dinant.
Dans le troisième quart du IXe siècle, alors que les invasions
normandes cessent, le long de l’Escaut, se développent
Valenciennes, Tournai, Gand et peut-être déjà Anvers.
Sans entrer ici dans le débat sur les raisons de la naissance
de ces portus – explosion du commerce international ou
articulation entre croissance rurale et croissance urbaine –
traité dans le tome 2 de cette Histoire de l’Europe urbaine,
il faut retenir la forte densité du semis urbain. Sous l’Ancien
régime, la distance moyenne entre les villes de ce qui sera
la Belgique (tome 3) est toujours une des plus faibles, et le
phénomène se prolonge à l’époque contemporaine (tomes 4
et 6). En 1800, par exemple, les territoires de la future
Belgique et des Pays-Bas ont les semis les plus denses de
toute l’Europe, avec une distance moyenne entre deux villes
de l’ordre de 20 kilomètres alors que la distance moyenne
européenne est trois fois supérieure.
Cette Europe urbaine dense voit se constituer les échanges
les plus réguliers entre les villes et se mettre en place, à la
veille de la Première Guerre mondiale et, surtout pendant
l’entre-deux-guerres, les organisations internationales structu-
rant les collaborations entre les villes. L’Union internationale

1. Bernard Lepetit, « Une herméneutique urbaine est-elle pos-


sible ? », dans Bernard Lepetit et Denise Pumain (dir.), Temporalités
urbaines, Paris, Anthropos, 1993, p. 293.
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18 La ville contemporaine après 1945

des villes est fondée à Gand en 1913 et son siège est établi
à Bruxelles pendant l’entre-deux-guerres.
Au moment même où Georges Espinas appelle au dévelop-
pement d’une histoire urbaine générale et comparée, l’Union
internationale des villes, souvent avec l’appui de la Société
des Nations, multiplie les congrès favorisant les échanges
d’informations entre les villes et développe les outils statis-
tiques permettant des comparaisons. Par exemple, une étude
des méfaits de la tuberculose dans les villes, et en particulier
dans les villes européennes, est publiée, cartes à l’appui, par
le bureau d’hygiène de la SDN.
La volonté de comparaison est, alors, très commune et,
dans certains cas, les recherches menées ont été réutilisées
dans le présent ouvrage. La comparaison des taux de mor-
talité de plusieurs dizaines de villes européennes au milieu
de l’entre-deux-guerres oblige à repenser certaines questions
qui se posent à l’histoire urbaine, tant la distribution dans
l’espace souligne l’existence de systèmes urbains aux logiques
techniques, gestionnaires et sanitaires bien tranchées.
Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, cette
volonté comparative s’est amenuisée et les historiens ont,
en partie, oublié ce « moment » où aurait pu émerger une
autre manière d’écrire l’histoire des villes et peut-être l’his-
toire de l’Europe. D’une certaine manière, cette Histoire de
l’Europe urbaine renoue avec une tradition née pendant une
période où des doutes pesaient sur le devenir des villes, où
les espoirs mais aussi les inquiétudes alimentaient débats
et polémiques, où les villes, disait-on, étaient « en crise ».
Comme en ce début de XXIe siècle ?

Jean-Luc PINOL
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Introduction
Un demi-siècle de continuité
et de discontinuités

La seconde moitié du XXe siècle couronne en Europe une


aventure urbaine plus de deux fois millénaire. C’est en même
temps la période la plus courte au regard des autres séquences
de cette histoire de la ville européenne. La difficulté tient
moins à ces contradictions des temporalités de l’histoire
immédiate qu’à l’inachèvement manifeste des processus en
train de s’élaborer. Brutalement, le temps s’est accéléré et
l’espace amenuisé. Il est difficile de dire si ces innovations
sont différentes, dans leur qualité et leurs conséquences, des
Grandes Découvertes du XVe siècle ou des premiers soubre-
sauts de l’industrialisation au XVIIIe siècle, qui fut moins
soudaine et surtout moins ubiquiste qu’on l’affirme parfois.
Mais une chose est sûre : jamais la perception instantanée
du changement ne fut aussi rapide et diffuse que chez nos
contemporains. La caractéristique essentielle du dernier demi-
siècle n’est pas, comme on le dit souvent, l’ampleur de la
mutation technologique, économique et idéologique, mais sa
diffusion dans le corps social et le système spatial. Par la
concentration de leurs habitants, la richesse de leur dévelop-
pement matériel et la culture de leurs citoyens, les villes de
la vieille Europe portent au plus haut point, comme acteurs
et témoins, ces tendances simultanées dans le monde actuel
à l’accélération des logiques du changement, à la contraction
des espaces de vie et d’activités, et à la dispersion périphé-
rique des pratiques et des territoires urbains.
Cette affirmation laisse subsister quelques problèmes
majeurs. Il ne faut ni surestimer la rupture de la Seconde
Guerre mondiale (la plupart des idées qui vont dominer
l’urbanisme et l’aménagement contemporains datent des
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20 La ville contemporaine après 1945

années 1930, de la charte d’Athènes à la théorie des places


centrales de Walter Christaller), ni négliger les profonds
bouleversements du dernier demi-siècle (croissance démo-
graphique, étalement spatial, innovations architecturales,
déchirures politiques, crise économique et morale). Ainsi,
la reconstruction des villes détruites au cours du conflit
illustre de façon dramatique et brutale des débats récurrents
depuis cinquante ans et qui s’épanouissent encore à l’aube
du XXIe siècle : qu’est-ce que le patrimoine historique d’une
ville ? sa monumentalité ? sa culture ? l’esprit de ses lieux ?
La véritable fidélité consiste-t-elle à réédifier à l’identique
(Saint-Malo, Varsovie), à inventer de nouvelles formes sur
des sites anciens (Le Havre), à reconstruire la ville sur la
ville, ou, plus subtilement, comme une exposition à Athènes
en l’an 2000 l’a démontré à l’occasion du métro récemment
inauguré, à retrouver « la ville sous la ville » ? Mais cette
permanence de la mémoire de guerre ne se limite pas à sa
matérialité urbaine. Elle hante aussi les consciences : sou-
venir imprescriptible de l’Holocauste, qui fait jaillir ici ou
là dans la cité des signes de rappel, sans atteindre toutefois
l’ampleur du musée de Washington, évocation des malheurs
de la guerre, habilement associée au pèlerinage touristique
sur les plages de débarquement de Normandie (Caen), pro-
cès spectaculaires des derniers responsables survivants des
crimes contre l’humanité. Pour n’être pas anecdotiques,
ces attachements s’inscrivent déjà dans l’histoire, tant les
Européens se sont montrés désireux depuis plus de cinquante
ans de se construire une image de la modernité capable de
rivaliser avec les nouveaux mondes de l’Amérique et de
l’Asie. Malgré la trace du Mur imprimée sur le sol de ses
rues, la résurrection de Berlin, dans la négation confondue
du nazisme et du communisme, a paru parfois hésiter. À cet
égard, 1945 et ses suites immédiates (la guerre froide) sont
autant césure qu’articulation.
De la même façon, la nouvelle capitale de l’Allemagne
est un symbole des difficultés des délimitations territoriales.
Jusqu’à la chute du Mur en 1989, le continent européen reste
profondément divisé par une frontière politique qui, si elle
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5. Des sociétés urbaines entre mixité


et exclusion ............................................................... 233
L’accélération des mutations ...................................... 235
Des translations démographiques et économiques
plus ou moins rapides ............................................. 235
De nouvelles stratifications sociales ....................... 240
L’évolution des mœurs ............................................ 246
Les dimensions de l’espace social .............................. 252
La grande maille des répartitions sociales ............. 252
La progression de la mixité jusque
dans les années 1970 .............................................. 257
La remontée des polarisations sociales .................. 263
À l’Est, mixité forcée et ségrégation accélérée ....... 272
Vers la contestation d’un modèle social ? ................... 282
Intégration et communautarisme ............................ 282
La faillite du « welfare state » ................................ 287

6. Politiques urbaines : les chantiers du siècle .... 293


Reconstruire et loger (1945-1960) .............................. 298
Anciens et Modernes ? ............................................ 298
Témoins et marqueurs ............................................. 304
La bataille du logement .......................................... 307
Aménager et décentraliser (1960-1975) ...................... 314
La nécessaire exemplarité française ....................... 314
Pragmatismes au Nord, dirigismes au Sud
et à l’Est .................................................................. 318
Déclin de l’État, affirmation des collectivités locales 321
Combattre la nouvelle pauvreté urbaine (1975-1990) ... 327
Le zonage de l’exclusion ......................................... 327
Traitement physique, traitement social,
traitement économique : un même échec ? ............. 331
Projeter et gouverner (1990-…) .................................. 337
Le projet urbain remplace l’aménagement ............. 337
Gouvernance urbaine et démocratie locale :
l’impossible définition ? .......................................... 342
Conclusion. Identité et pérennité
de la ville européenne ? ........................................... 351
Réflexion sur la méthode ......................................... 351
La permanence matérielle ....................................... 354
L’adaptabilité économique ..................................... 355
L’incertitude politique ............................................ 356

Postface ...................................................................... 361

Bibliographie .............................................................. 383


Bibliographie complémentaire (2003-2012) ............. 413
Index des villes .......................................................... 421
Table des illustrations ................................................. 427

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