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Qu’implique la théorie constructiviste de l’apprentissage pour


l’enseignement?

Article · December 2006

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Jérôme Proulx
Université du Québec à Montréal
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QU’IMPLIQUE LA THÉORIE CONSTRUCTIVISTE
DE L’APPRENTISSAGE POUR L’ENSEIGNEMENT?

C
par Jérôme Proulx

Ces derniers temps, on assiste à de nom- il comporte toutefois des im-


breuses réactions au Québec concernant l’in- plications importantes pour
tégration des idées constructivistes dans le l’enseignement. Cette nuance
domaine de l’éducation, comme l’illustrent, est donc dans le fait que
entre autres, de récents débats publiés dans voir l’apprentissage de façon
le quotidien montréalais Le Devoir1 au sujet constructiviste comporte des
du programme de formation du secondaire. implications, et non des pres-
Sans vouloir relancer ces polémiques, cer- criptions. Le constructivisme
taines clarifications et nuances me semblent n’est pas une théorie de l’en-
toutefois utiles. C’est dans cet esprit que j’ai seignement, mais en éclairant

Photo : Denis Garon


écrit cet article sur le constructivisme et ses le processus d’apprentissage, il
implications. peut toutefois informer et
orienter les pratiques d’en-
La première chose que je voudrais souligner seignement, qui elles, ont pour
est que le constructivisme est une théorie de objectif de faire apprendre.
l’apprentissage et non une théorie de l’en-
seignement ou une pédagogie. Tout ce que la Je vais donc tenter, dans ce court article, de Ces deux points clés résument plusieurs des
théorie de l’apprentissage constructiviste veut souligner quelques implications pour l’en- idées du constructivisme et permettent de
faire et prétend faire est de donner une expli- seignement d’une vision constructiviste de faire ressortir des éléments importants de la
cation utile de la manière dont l’apprentis- l’apprentissage. Je décrirai d’abord briève- théorie : l’apprentissage est un phénomène
sage se réalise, et ce, indépendamment de ment deux des principes clés du construc- actif et non passif; l’apprenant possède des
tout enseignement ou toute situation d’ap- tivisme, pour ensuite introduire quelques connaissances antérieures qui lui servent de
prentissage. En fait, comme le soulignent implications éducatives et conclure en évo- base pour la construction de ses autres con-
explicitement Tobin (1993) et Lerman (1996), quant les retombées de cette mise en situa- naissances; les connaissances sont subjec-
« après tout, le constructivisme essaie unique- tion du constructivisme comme théorie de tives; elles sont évolutives et changeantes;
ment de décrire comment les gens appren- l’apprentissage et non comme théorie de elles sont des outils utiles; elles ne sont pas
nent et ce procédé prendra place même lors l’enseignement. des « découvertes » de propriétés externes
d’un cours magistral pour 300 étudiants » appartenant à un monde extérieur à notre
(traduit de Lerman 1996, p. 146-147). En Brève description monde d’expérience. En d’autres mots, les
d’autres mots, pour un constructiviste, si un du constructivisme connaissances construites par l’individu le
apprentissage se fait, il se fera de façon En utilisant les distinctions faites par Ernst von sont sur la base de ses connaissances
constructiviste – ce qui ne veut pas dire que Glasersfeld (1995), un des principaux auteurs antérieures et rien de plus; on rejette ainsi la
toutes les méthodes d’enseignement se ayant traité du constructivisme, il est possible croyance en des connaissances universelles
valent, mais c’est là une question que je de résumer en deux points clés cette théorie et absolues.
n’aborderai pas ici. de l’apprentissage2 :
Le second point, qui concerne notre monde
Si l’on adopte cette façon de voir, il serait tout 1. L’apprentissage est un phénomène actif et d’expérience et l’utilité des connaissances, est
à fait légitime d’affirmer que puisque le non passif. Les connaissances sont active- souvent le plus difficile à accepter car cette
constructivisme ne concerne que l’apprentis- ment construites par l’apprenant sur la idée défie plusieurs conceptions déjà bien
sage, il ne peut pas dire grand-chose sur l’en- base de ses connaissances personnelles enracinées quant à la nature de la connais-
seignement. Et ce n’est pas si faux, puisque le antérieures; elles ne sont pas reçues de sance. En effet, en ce qui a trait au premier
fait de connaître un modèle du processus façon passive ou « transférées » de l’ex- point, peu de personnes s’opposeraient à
d’apprentissage (comment ce dernier se pro- térieur. l’affirmation que nous construisons active-
duit) ne nous permet pas de le contrôler. Tout ment nos connaissances. Je vais donc tenter,
comme – et l’exemple est de Davis et Sumara 2. Tout ce qui nous est accessible est notre pour terminer cette brève description, de
(2003) – connaître le fonctionnement des monde d’expérience. Ainsi, les connais- clarifier le second point en fonction de ces
conditions atmosphériques ne permet pas au sances construites sont jugées adéquates deux éléments centraux : le monde d’expé-
météorologue de contrôler la température. parce qu’elles « fonctionnent » et sont rience et l’utilité des connaissances.
compatibles avec les expériences vécues
Il y a toutefois une nuance, et celle-ci est des (de l’anglais fitness) et non parce qu’elles
plus importantes. Même si le constructivisme seraient universelles, absolues et
ne peut pas dire comment enseigner, c’est-à- représentatives d’un monde au-delà de
dire prescrire une méthode d’enseignement, nos expériences3.

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QU’IMPLIQUE LA THÉORIE CONSTRUCTIVISTE DE L’APPRENTISSAGE POUR L’ENSEIGNEMENT?

Le monde d’expérience Les connaissances antérieures


Les constructivistes affirment que la seule Pour un constructiviste, l’apprenant n’est pas
chose à laquelle nous avons accès est notre une page blanche. Il possède un bagage de
monde d’expérience. Ainsi, les connaissances connaissances et d’expériences qui sont cen-
ne peuvent être jugées qu’en fonction de leur trales pour les apprentissages qu’il a faits et
compatibilité avec les expériences que nous qu’il fera. Tout se construit sur et en fonction
vivons de jour en jour. Les connaissances de ces connaissances antérieures. Ces
construites ne sont donc pas « vraies » au dernières pourraient donc être prises en
sens où elles seraient le « reflet miroir » ou compte lors de l’enseignement.
même la découverte4 d’une réalité externe,
c’est-à-dire de connaissances détachées et Par contre, la difficulté souvent soulevée – et
indépendantes de nous. Les connaissances tout à fait légitime – est qu’il est impossible
sont jugées adéquates en fonction de leur pour un enseignant de s’occuper person-
compatibilité et du fait qu’elles fonctionnent. nellement et individuellement des connais-

Photo : Denis Garon


sances antérieures de chacun des trente
Les constructivistes ne rejettent toutefois pas élèves d’une classe. En fait, il s’agit plutôt de
la possibilité ou la présence d’une réalité s’occuper de la classe de façon globale, c’est-
externe et indépendante (ce que certains à-dire de voir la classe, de façon
appellent parfois le livre de Dieu), mais affir- métaphorique, comme un seul groupe et non
ment que tout ce à quoi nous avons accès est De manière analogue, la connaissance peut comme étant constituée de la réunion de
à l’intérieur de notre monde d’expérience, et donc être vue comme une clé qui ouvre et qui trente individus (je reviendrai souvent sur ce
uniquement notre monde d’expérience. Et, permet de donner du sens à notre monde point au fil des commentaires).
d’une certaine façon, même si ce livre de d’expérience. Nous faisons donc face (pour
Dieu contenant la vérité sur les connaissances abuser de la métaphore…) à notre réalité et Lorsque nous savons que les élèves possè-
nous devenait accessible, dès que nous le tentons de lui donner du sens de la même dent des connaissances antérieures, l’implica-
lirions, il ferait partie de notre monde d’expé- façon que les voleurs professionnels font face tion est davantage de ne pas avoir peur de se
rience et ainsi notre compréhension de ce à des serrures qu’ils tentent d’ouvrir. Cette servir de la compréhension des élèves du
dernier ne pourrait encore être qu’une seule comparaison est évidemment limitée, comme groupe en entier pour bâtir et aider au
question de compatibilité. toute métaphore d’ailleurs, mais elle permet développement des connaissances. Cela
néanmoins de donner un peu plus de sens à représente donc une façon indirecte (par la
La nuance se situe donc dans le fait qu’il ne ce concept essentiel du constructivisme. classe) de prendre en compte les connais-
s’agit pas d’un rejet ni d’une affirmation de la sances et compréhensions antérieures des
présence de cette réalité externe; on ne fait Maintenant, après avoir discuté brièvement élèves. Cette façon de faire est très, oserais-je
qu’affirmer que la seule chose à laquelle des éléments importants du constructivisme, dire, constructiviste, car elle s’intéresse aux
nous avons et aurons toujours accès est notre je vais tenter de faire ressortir des implica- connaissances antérieures des élèves pour
monde d’expérience, rien de plus. Tout ceci tions possibles de cette théorie de l’apprentis- faire construire les prochains apprentissages.
pour dire que tout ce à quoi nous avons accès sage dans le monde de l’enseignement et de C’est donc beaucoup plus qu’une simple
– nous tous, les élèves, les enseignants, les l’éducation. reconnaissance de l’élève comme étant actif
parents, les scientifiques, les politiciens, etc. – dans la classe; c’est aussi et surtout une
est à l’intérieur du monde d’expérience dans Implications du constructivisme reconnaissance du fait que l’élève possède un
lequel nous vivons, et nulle part ailleurs. pour un enseignant passé riche et déterminant.
Avant tout, il faut rappeler que le construc-
L’utilité des connaissances tivisme est une théorie de l’apprentissage et L’apprenant joue un rôle
Pour expliquer l’idée d’utilité et de compati- non une théorie de l’enseignement. Dans Les apprenants ne sont pas des pages blan-
bilité des connaissances, j’utiliserai la cette optique, les retombées du construc- ches, mais ils ne sont pas non plus des
métaphore de la clé (Glasersfeld 2004). Une tivisme ne constituent pas des prescriptions « éponges » passives. Leurs connaissances
clé fonctionne si elle permet d’ouvrir la ser- directes sur la façon d’enseigner (comme un sont construites de façon active. Ce n’est pas
rure d’une porte. Toutefois, ouvrir une ser- guide du savoir-faire); elles doivent plutôt uniquement parce que des notions sont
rure n’est pas la même chose que connaître être perçues comme des implications énoncées qu’elles seront automatiquement
le fonctionnement interne de la serrure (com- éventuelles, c’est-à-dire comme des con- comprises (ni parce qu’elles sont répétées –
ment cette serrure est « vraiment » consti- séquences qu’entraîne la façon de voir tout enseignant sait très bien que cela ne
tuée). La clé n’est qu’une possibilité qui l’apprentissage en ces termes – des consé- garantit rien). Le processus est beaucoup plus
fonctionne. En fait, nous savons très bien – et quences qui informent et qui orientent. complexe.
les voleurs professionnels aussi – que
plusieurs clés (et autres choses) peuvent
réussir à ouvrir une serrure.

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Ainsi, tant sur le plan individuel que pour la domaine inaccessible. L’important est de nous aident à apprendre. De plus, ces erreurs
classe, il y a donc à la fois un intérêt pour un demeurer dans le monde de l’utile, du com- nous font mieux comprendre les notions,
enseignant de diversifier ses façons de dire et patible et de la création de sens. justement parce que nous avons déjà commis
de faire pour proposer plusieurs angles et une erreur dans ce contexte – un peu comme
approches possibles, et un intérêt à répéter Ce n’est donc pas un rejet du concept de lorsqu’on affirme connaître les routes de la
pour arriver à clarifier les propos et les con- vérité des connaissances (le constructivisme nouvelle ville dans laquelle nous habitons
cepts. Il faut noter la nuance : la répétition ne fait qu’affirmer notre impossibilité d’y parce que nous nous sommes trompés à
n’est pas mauvaise en soi, et personne ne accéder), mais plutôt une insistance sur le fait maintes reprises auparavant. Toutefois, en
pourrait le nier, mais elle n’est toutefois pas que l’accès unique au monde d’expérience enseignement, ce n’est pas le cas que l’on
garante de résultats, ni d’ailleurs le fait implique que nous pouvons demeurer sans souhaite que les élèves se trompent ni que
d’utiliser des approches diverses; ce sont là problème dans le monde de l’utilité et de la l’on ne veuille corriger les erreurs lorsqu’elles
des stratégies et non des remèdes. En plus création de sens en tout temps, les connais- se produisent, bien au contraire. Par contre, il
des diverses approches et de l’importance de sances étant des clés qui permettent d’ouvrir est possible d’apprendre à les comprendre
clarifier et de redire, il y a aussi l’emploi des des portes. On se centre ici sur l’utilité et la pour peut-être les éviter et à l’avenir les
métaphores pour expliquer, des caricatures fonctionnalité des connaissances et non sur prévoir, pour en tirer profit et mieux com-
pour simplifier ou préciser un point, des leur « existence » en soi. prendre les notions travaillées, pour voir la
nuances pour enrichir, etc. différence entre l’erreur commise et la bonne
réponse, etc. En fait, un constructiviste
En fait, le constructivisme offre une concep- affirmera qu’il n’y a pas grand-chose à tirer
tion différente de la communication. d’un enseignant qui, lorsqu’une erreur
Différente, en effet, puisqu’il y a une recon- survient, dira uniquement que cela n’est pas
naissance explicite de la présence d’un récep- bon et qu’il faut plutôt faire « ainsi » (dans
teur (et non uniquement de celle d’un une intention de transfert direct).
émetteur) et de son rôle fondamental dans la
compréhension de ce qui est dit. Cela a Encore une fois, on pourrait affirmer qu’il est
évidemment un effet sur la position de impossible d’agir ainsi avec un groupe de 30,
l’émetteur (ici, si on veut, l’enseignant5) dans mais l’idée réside autant dans la possibilité de
ses façons de dire, de faire, d’écouter, etc. On le faire individuellement avec chaque élève
s’éloigne donc énormément des « recettes (selon la situation), que dans celle de le faire
miracles » et on s’approche davantage des avec l’ensemble de la classe, c’est-à-dire de
« tentatives » que l’on croit porteuses de tirer profit des erreurs commises par les
Photo : Denis Garon

résultats. Il y a donc, dans cette considération élèves lorsqu’elles se manifestent dans leurs
du récepteur (ici, l’élève), une double prise commentaires, dans les questions posées ou
en compte : une prise de conscience du rôle les réponses, dans l’explication de solutions,
des connaissances antérieures pour l’ap- etc.
prenant (dans la réception et la compréhen-
sion du message) et une attention portée aux Le traitement de l’erreur Intérêt envers la créativité
mots utilisés, une prise en compte dans L’erreur a une place importante pour un ou l’invention
l’action et une importance accordée à l’action constructiviste. Évidemment, il ne s’agit pas Dans la perspective où on laisse place à l’er-
effectuée. d’entraîner les élèves dans l’erreur, de les reur (dans le sens où elle n’est pas vue
« mêler », de les empêcher de réussir ou de comme une défaillance) et où les connais-
L’existence indépendante les blesser en faisant ressortir publiquement sances sont utiles et fonctionnelles pour arri-
des connaissances leurs erreurs, loin de là. Toutefois, lorsque ver à mieux comprendre les notions et à leur
Affirmer que la seule chose à laquelle nous des erreurs se produisent – et cela arrive! – le donner du sens, on s’intéresse à la produc-
avons accès est notre monde expérientiel constructiviste y voit une source potentielle et tion des connaissances des élèves. En effet,
nous permet de nous éloigner des questions riche pour l’avancée des connaissances et l’intérêt devient non seulement de reproduire
de « vérités absolues » des connaissances; pour l’apprentissage. L’erreur n’est pas vue ce qui a déjà été fait et ce qui est standardisé,
cela devient en quelque sorte secondaire. On de façon négative, comme une « défaillance » mais aussi de permettre la créativité ou
s’intéresse davantage à l’utilité – et non à la de l’apprenant; elle est perçue comme faisant l’« invention » chez les élèves. Et ici, j’utilise le
vérité – des connaissances. Cela ne dit pas naturellement partie du processus d’appren- mot « création » dans le sens que lui donne
que les connaissances peuvent être fausses, tissage. Jalongo (1991), à savoir l’habileté de produire
mais plutôt que l’idée de savoir si les connais- de nouvelles idées par la recombinaison ou la
sances sont parfaites (celles des élèves, des Nos erreurs nous informent beaucoup sur juxtaposition d’éléments existants. Ce n’est
enseignants, des manuels, des programmes, notre processus d’apprentissage et nous per- donc pas de vouloir que les élèves réinven-
des mathématiciens, des scientifiques, etc. – mettent de mieux comprendre les notions tent la roue, bien entendu, mais on serait
de tous, en fait) devient secondaire et d’un abordées; souvent elles nous éclairent et peut-être intéressé à sa réinvention possible,

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QU’IMPLIQUE LA THÉORIE CONSTRUCTIVISTE DE L’APPRENTISSAGE POUR L’ENSEIGNEMENT?

c’est-à-dire que l’on manifestera une ouver- ment devient directement influencé par
ture envers le développement et la produc- l’apprentissage qu’il fait. On s’éloigne du but
tion de connaissances chez les élèves. Ces unique d’enseigner les notions au sens de
derniers arrivent souvent à créer de nouvelles seulement les expliquer, et on s’intéresse
façons de voir et de faire, ils remettent sou- aussi à les faire apprendre. C’est donc le
vent en question des éléments que nous processus d’apprentissage de l’élève qui est
tenons pour acquis, ils simplifient plusieurs la porte d’entrée, et non l’élève lui-même.
choses, etc.6 On s’intéressera donc à ces pro- Sans vouloir entrer dans la critique, cette
ductions, ces constructions et ces réappro- démarche ne réclame pas une pédagogie
priations des connaissances par les élèves centrée sur l’élève (student-centred) ou cen-
ainsi qu’à leur façon, souvent inusitée, de trée sur l’enseignant (teacher-centred), mais
tirer parti des connaissances déjà établies et plutôt un recadrage implicite qui s’appuie sur
standardisées (Désautels et Larochelle 2004). le processus même d’apprentissage chez
l’élève (la façon dont les notions pourraient
La nuance ici ne se situe pas dans le fait que être apprises ou comprises) : une sorte de

Photo : Denis Garon


les élèves doivent tout refaire, reconstruire et pédagogie centrée sur le processus d’appren-
même inventer dans le sens où il n’y aurait tissage (learning-process-centred). Là non
pas de curriculum ou de connaissances déjà plus, on ne demande pas aux enseignants de
établies. Elle est plutôt dans le fait de voir les réinventer la roue ou de tout changer, mais
élèves comme des « sujets producteurs » et peut-être simplement de rajuster subtilement
non des « objets de reproduction ». Cela peut le tir. peut informer et orienter les pratiques d’en-
paraître mince comme distinction, mais cela seignement. La liste n’est pas exhaustive,
représente un changement important dans la L’importance de la verbalisation mais je crois qu’elle permet d’ouvrir sur
façon de penser l’apprenant. Pour un constructiviste, la verbalisation par quelques pistes possibles.
l’individu – l’explication et la mise en mots –
La préparation de l’enseignement est essentielle pour aider à la construction de Conclusion
Lors de l’enseignement d’une notion, un ses connaissances et la construction de sens. J’ai tenté de décrire dans ce court article les
intérêt envers les raisonnements importants à En expliquant, nous faisons ressortir le sens implications possibles du constructivisme
travailler pour les concepts en cause, une et la solidité de ce que nous affirmons; nous pour l’enseignement et l’éducation. Je
familiarité avec les façons de penser des nous rendons compte aussi des incohérences souhaitais faire ressortir le fait que le
élèves et les difficultés qu’ils peuvent éprou- et des failles possibles dans ce que nous constructivisme est une théorie de l’appren-
ver ou les automatismes importants que l’en- expliquons et nous pouvons même établir de tissage plutôt qu’une théorie de l’enseigne-
seignant souhaite faire développer peuvent nouveaux liens avec d’autres notions : « La ment, et que percevoir l’apprentissage de
amener ce dernier à choisir des exercices, des verbalisation oblige à revoir ce qui doit être façon constructiviste implique un recadrage
problèmes, des explications, des questions ou verbalisé. » (Glasersfeld 2001, p. 220). D’une important des intentions d’enseignement
des situations de classes (demandes, travaux, certaine façon, l’acte de verbaliser est une (l’évaluation de l’erreur, la prise en compte
projets, etc.) dans lesquels les intérêts occasion d’apprentissage, parce que nous des connaissances antérieures des élèves, la
soulignés plus haut pourront être mis en évi- révisons, analysons et améliorons de façon vision de l’élève comme récepteur actif, etc.).
dence, expliqués ou travaillés. C’est donc en constante ce que nous expliquons. Il ne s’agit pas de prescriptions explicites pour
partant de ce qui peut être appris et non en l’enseignement, mais plutôt d’implications
partant de ce qui doit être enseigné qu’une Ainsi, un enseignant influencé par la théorie qu’une vision constructiviste de l’apprentis-
vision constructiviste de l’apprentissage peut de l’apprentissage constructiviste peut avoir sage peut apporter implicitement dans les
nous influencer. un intérêt marqué pour faire verbaliser les pratiques ou les façons d’enseigner7.
élèves, c’est-à-dire pour les amener à expli-
La tâche de l’enseignant devient mal- quer ce qu’ils comprennent et comment ils en Je conclurai en soulignant, comme l’a déjà
heureusement encore plus difficile, parce sont venus à cette compréhension. Le but de fait Glasersfeld (1994), qu’il est très probable
qu’à la simplicité de « ce qui doit être l’enseignant n’est alors pas uniquement de et même certain que de nombreux ensei-
enseigné » s’ajoute le « comment cela peut vérifier si ce que l’élève a appris est appro- gnants dits « efficaces » se reconnaissent dans
être appris ». C’est ce que certains appellent prié, mais aussi de lui permettre de cheminer ces propos et privilégient déjà ces types de
la différence entre une pédagogie de l’en- dans son apprentissage, c’est-à-dire de lui pratiques… ce qui rend les implications men-
seignement et une pédagogie de l’apprentis- fournir d’autres occasions d’apprendre. tionnées des plus légitimes pour l’enseigne-
sage, c’est-à-dire qu’on se place au niveau de ment.
l’élève et de son apprentissage, de la manière Voilà donc quelques exemples d’implications
dont il va apprendre les notions. L’élève n’est possibles du constructivisme pour l’enseigne-
pas abandonné à lui-même, mais l’enseigne- ment et l’éducation, et comment cette théorie

4 Vie pédagogique, Site Internet, no 141 Novembre • Décembre 2006


QU’IMPLIQUE LA THÉORIE CONSTRUCTIVISTE DE L’APPRENTISSAGE POUR L’ENSEIGNEMENT?

Remerciements Références bibliographiques 1 Voir les éditions du 23 février, du 16 mars et des 12, 14
Je tiens à remercier les étudiants du cours de DAVIS, B. et D. SUMARA. « Why aren’t they getting this? et 31 mai 2005.
Working through the regressive myths of constructivist 2 Dans le présent article, je prends essentiellement
maîtrise MAT 7195, que j’ai donné à pedagogy », Teaching Education, vol. 14, no 2, 2003, p. appui sur les écrits de Ernst von Glasersfeld et Jean
l’Université du Québec à Montréal à la ses- 123-140. Piaget. La raison en est fort simple : Glasersfeld est
sion d’été 2005, au cours duquel plusieurs de DEACON, T. The symbolic species : The co-evolution of l’auteur qui a promu la théorie piagétienne pour
language and the human brain, New York, W.W. Norton, l’éducation et il représente donc un des auteurs à la
ces idées ont été travaillées. Je remercie aussi 1997. base du constructivisme en éducation.
la professeure Marie Larochelle pour ses judi- DÉSAUTELS, J. et M. LAROCHELLE. « Les programmes 3 Même si la discussion se rapporte ici au contexte sco-
cieux commentaires lors de la lecture d’une d’études à l’heure du constructivisme et du socio- laire, les intérêts du constructivisme radical sont beau-
constructivisme : quelques réflexions », dans P. coup plus larges que cela et ne peuvent être réduits
version préliminaire de l’article. JONNAERT et A. M’BATIKA, Regards croisés sur les uniquement à l’apprentissage en contexte scolaire. Le
réformes des programmes d’études, Montréal, Presses constructivisme radical concerne les apprentissages
M. Jérôme Proulx complète actuellement de l’Université du Québec, 2004, p. 49-67. en général dans la vie – qu’ils soient faits à l’école, au
GLASERSFELD, E. VON. « Introduction à un construc- travail ou dans la vie de tous les jours.
un doctorat en éducation à l’Université tivisme radical », dans P. JONNAERT et D. MASCIOTRA, 4 Ce terme est difficile et très critiqué. Les construc-
d’Alberta. À compter de janvier 2007, il Constructivisme, choix contemporains – Hommage à tivistes vont souvent se prononcer contre l’idée de
sera professeur à la Faculté d’éducation de Ernst von Glasersfeld, Québec, Presses de l’Université du « découverte », mais ces critiques sont quelquefois mal
Québec, 2004, p. 11-36. comprises et associées au fait que les constructivistes
l’Université d’Ottawa. GLASERSFELD, E. VON. « Pourquoi le constructivisme disent que nous construisons tout à partir de zéro et
doit-il être radical? », Revue des sciences de l’éducation, que tout est invention et même illusion. Toutefois, ils
vol. 20, no 1, 1994, p. 21-27. ne font qu’affirmer que nous ne découvrons pas un
GLASERSFELD, E. VON. Radical constructivism : A way of monde qui serait indépendant de notre monde
Knowing and Learning, London and Washington, Falmer d’expérience.
Press, 1995. 5 Ce qui n’implique aucunement que l’enseignant soit la
GLASERSFELD, E. VON. « Constructivisme radical et seule personne qui communique en classe et qu’il
enseignement », Revue canadienne de l’enseignement représente le seul émetteur et les élèves les seuls
des sciences, des mathématiques et des technologies, récepteurs. J’utilise cette façon de dire parce que le
vol. 1, no 2, 2001, p. 211-222. présent article s’intéresse à l’enseignement et les
JALONGO, M. R. Creating learning communities : The retombées pour les enseignants – ce qui ne nie pas le
role of the teacher in the 21st century. Bloomington, IN, fait qu’en classe, les élèves communiquent et devien-
National Education Service, 1991. nent des émetteurs à leur tour.
LERMAN, S. « Intersubjectivity in mathematics learning : 6 À titre d’exemple, les enfants jouent souvent un rôle
A challenge to the radical constructivist paradigm? », des plus importants dans l’évolution de la langue
Journal of Research in Mathematics Education, vol. 27, (Deacon 1997).
no 2, p. 133-150. 7 Il est intéressant de noter que les mots « implication »
TOBIN, K. Constructivism, teaching and research on et « implicite » possèdent la même racine éty-
teaching, communication présentée à la rencontre mologique, implicare, qui signifie « plier dans, entor-
annuelle du National Council of Social Studies, Nashville, tiller, emmêler »; ce qui souligne d’autant plus le
TN, novembre 1993. caractère subtil et nuancé des causes, qui ne se veu-
lent pas directes ou explicites, mais plutôt implicites,
emmêlées, entortillées, etc., à l’intérieur du phéno-
mène en question.

Vie pédagogique, Site Internet, no 141 Novembre • Décembre 2006 5


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