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La notion d’obscénité à la Renaissance est rendue difficile à cerner par l’évolution séman-
tique du mot. Aujourd’hui presque exclusivement cantonné à la sphère sexuelle, le terme con-
serve encore en français jusqu’à l’âge classique un sens très latin et désigne « ce qui blesse
ouvertement la pudeur1 ». L’obscénité renvoie donc originellement à une forme d’agression, à
tout le moins à une incongruité patente qui explique qu’à la Renaissance on la trouve si sou-
vent convoquée à propos de ceux dont les écrits heurtent le sentiment religieux. En somme,
elle dépend moins du mot ou de ce qu’il désigne que du contexte dans lequel il apparaît. Ain-
si, l’œuvre de Rabelais peut nous paraître obscène, mais pour des raisons plus étroites que
celles retenues par ses contemporains chez qui le terme renvoie aussi à l’inspiration scatolo-
gique de ses romans et à l’impiété supposée de leur auteur2. Au XVIIe siècle encore en
France, c’est cette notion de décalage que l’on trouve dans la fameuse remarque de La
Bruyère sur Rabelais et Marot, « inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits » :
Rabelais surtout est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on
veuille dire, inexplicable ; c’est une chimère, c’est le visage d’une belle
femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus
difforme ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et
d’une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire,
* Une partie de cet article a fait l’objet d’une communication dans le cadre du colloque Poésie et
musique sous Louis XII que j’ai organisé (avec A. Tacaille, A. Desbois-Ientile et D. Fiala) à Pa-
ris du 23 au 25 mars 2016. Je remercie ma collègue Carine Barbafieri de m’avoir fait part des
remarques que lui a inspirées la lecture de ce texte. Pour citer cet article, merci de préciser le
nom du site academia.edu et la date de mise en ligne : le 31 octobre 2019. Contact : tomy-
ris@noos.fr
1 Définition du Dictionnaire de la langue française [1878] d’Émile Littré qui s’appuie sur les rares
occurrences du mot aux XVIe et XVIIe siècles. Sur la notion d’obscénité à la Renaissance, voir le
volume collectif Obscénités renaissantes (dir. H. Robert, G. Peureux et L. Wajeman), Genève,
Droz, 2011. Sur « le mot et la chose », voir la contribution d’Emily Butterworth, « Defining Obs-
cenity » (p. 31-38) et « From Word to Thing » (p. 87 et suiv.) ; voir aussi infra. Voir également
« Anatomie de l’enfer », présentation par Nelly Labère du volume collectif Obscène Moyen Âge ?
Paris, Champion, 2015, p. 11-39.
2 Le terme est utilisé en octobre 1533 dans la fameuse lettre de Calvin à François Daniel où il se
fait l’écho des propos de Nicolas Le Clerc, curé de Saint-André des Arts, lors d’une réunion des
quatre facultés de l’université de Paris. Embarrassé par l’affaire du Miroir de l’ame pecheresse
[1533], Le Clerc prétend que l’ouvrage n’a jamais été visé par la censure et qu’il souhaite surtout
interdire la publication de livres obscènes comme le Pantagruel, la Pronostication des cons sau-
vages et des textes de même tonneau — se pro damnatis libris habuisse obscœnos illos Panta-
gruelem, Sylvam cunnorum, et eius monetam (Jean Calvin, Epistolæ I, Genève, Droz, 2005,
n. 12) ; voir l’analyse de Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion
de Rabelais, Paris, A. Michel, 1942, p. 123 et Malcom Jones, « Rabelais and the Sylva cunno-
rum », Etudes rabelaisiennes XXXIV (1998), 191. Voir aussi Ariane Bayle, « La notion
d’obscénité dans la critique rabelaisienne », Obscénités renaissantes, p. 382-383.
2
3 Les Caractères, « Des ouvrages de l’esprit » n. 43 [texte de 1690], édition de Robert Garapon,
Paris, Garnier, 1962, p. 82. L’expression rappelle la définition de l’Antiquité par Madeleine de
Scudery, « mélange étonnant de science et d’ignorance, de vertus et de vices » (cité par Alain
Faudemay, La distinction à l’âge classique : émules et enjeux, Paris, Champion, 1992, p. 77).
4 Jean-Marc Chatelain, La bibliothèque de l’honnête homme. Livres, lecture et collections en
France à l’âge classique, Paris, BnF, 2003, p. 130-144 (et le cahier d’illustrations qui suit). Le
cas des reliures doublées dites jansénistes, avec les contreplats couverts d’un maroquin d’une
autre couleur, illustre avec bonheur une ambiguïté dont peuvent seuls jouir les happy few.
5 L’ouvrage de Jean-Claude Margolin (Érasme et la musique, Paris, Vrin, 1965) rassemble
l’essentiel des propos d’Érasme [1467-1536] sur la musique. Né et éduqué dans la région d’où
sont issus certains des plus grands maîtres de l’époque, il passe pour avoir été élève à Utrecht de
Jacob Obrecht [1457/8-1505]. Les deux principaux textes d’Érasme sur la musique se lisent dans
ses Paraphrases sur l’Épître aux Corinthiens de saint Paul [1519 ; J.-C. Margolin, p. 48 et suiv.]
et dans l’Institutio matrimonii christiani [1526 ; voir infra]. Traductions reprises dans
l’anthologie publiée chez Robert Laffont pour la collection « Bouquin » (Paris, 1992). Il y a une
sorte de contradiction à condamner la polyphonie sacrée, au motif qu’elle rend le texte difficile-
ment compréhensible, et à déplorer l’obscénité des textes de chansons. Mais sans doute Érasme
pensait-il aussi aux chansons populaires, non polyphoniques ; il est vrai aussi que la polyphonie
peut mettre en relief un mot, voire une syllabe qui prend alors un sens obscène (voir note 61).
6 Publié à Bâle chez Johann Froben en 1526 dans les formats in-octavo et in-folio, l’ouvrage est
dédié à Catherine d’Aragon dont Henry VIII devait divorcer quelques années plus tard. Je cite le
texte latin dans l’édition procurée par A. G. Weiler pour les Opera omnia de la collection Elzevir
3
(série V, tome VI, 2008). Il existe une traduction française publiée sous le titre de Mariage chré-
tien (Paris, François Babuty, 1714 ; traduction attribuée à Claude Bosc).
7 Voir les nombreux exemples proposés dans les notices du Latin Dictionary de Lewis et Short.
8 Voir par exemple Héroïdes V, 119 — l’obscenam puppim, c’est-à-dire le navire funeste qui con-
duit Hélène à Troie (autres exemples tirés de Virgile dans le Latin Dictionary ; voir aussi William
McKenzie, « Ovidian Obscenity in Renaissance France » ; Obscénités renaissantes, p. 39-47).
Même si le mot renvoie la plupart du temps à la sexualité, on trouve encore cet effet de sens dans
les Adages d’Érasme (Ad. 483 et surtout 3001, à propos des guerres entre chrétiens : « Quæ ge-
runtur in bellis Christianorum et obsceniora et atrociora sunt quam ut sint hic commemoranda »,
p. 2168 de l’édition des Adagia publiée par Bompiani en 2013 ; texte latin de l’édition des Belles-
lettres disponible en pdf). Les deux effets de sens ne sont pas exclusifs l’un de l’autre.
9 Voir par exemple l’expression qui résumerait le crime d’Ovide, obsceni doctor adulterii —
maître en adultère indécent (Tristia, II, 212). Sur Érasme et le Pogge, voir N. Labère et Helen
Swift, « Préliminaires à l’obscène : le Moyen âge ‘gaulois’ », Obscénités renaissantes, p. 79-81 ;
l’expression est tirée d’une lettre de 1528 (éd. P. S. Allen de l’Opus Epistolarum, Oxford, Cla-
rendon Press, t. VII, n° 2037 ; lignes 139-140).
10 « In Colloquiis meis adeo nihil est obscœnum aut lascivum, ut caste tractent etiam illa quæ natu-
ra lasciva sunt ; velut in Colloquio Proci et Puellæ, Scorti et Adolescentis » (ibid. l. 22-26).
11 Voir les pages 240-241 (lignes 322-355) de l’édition citée plus haut (f°C1v°-C3r° de l’édition in-
8° de 1526), juste après le passage traduit par J.-C. Margolin sur les chansons. On peut aussi con-
sulter la traduction de Claude Bosc (p. 367-370), qui manque parfois de précision.
12 « Primum igitur obscœnus est qui nude nominat ea quæ verecundiæ causa tecte debet significa-
ri » (p. 240 l. 334 ; on trouve des formules proches chez Cicéron et Quintilien). Érasme distingue
ce qui est laid (turpe) sans être obscœnum (par exemple le vol et le meurtre) de ce qui, par nature,
n’est pas laid (turpe), mais devient obscœnum si on le désigne explicitement : velut habere rem
cum uxore, exonerare ventrem, reddere lotium — l’obscène trinité par excellence. La scatologie
entre donc bien dans cette catégorie et les nouvelles 11 et 52 de L’Heptameron peuvent à ce
compte être qualifiées d’obscènes, sans même parler du Pantagruel.
4
2/ raconter des faits honteux qui n’ont en eux-mêmes rien d’obscenum, mais de manière à
en faire l’éloge et à en approuver le côté honteux13 ;
3/ jouer sur la connotation des mots, leur emploi décalé — le caractère obscène ne repose
alors ni sur le sens propre des mots, ni sur les choses14.
Cette triple définition fait la part belle aux mots, au jeu sur leurs sens et à l’usage décalé
que l’on en peut faire — la métaphore et la périphrase en particulier, c’est-à-dire l’allégorie
au sens large pour utiliser une catégorie familière aux contemporains d’Érasme15. Elle dé-
coule d’une constatation capitale, à savoir que rien n’est obscène par nature (« Nulla est cor-
poris pars inhonesta »), pas même ces « parties honteuses » que le latin, sur le modèle du
grec τὰ αἰδοῖα, désigne par le terme d’obscœna.
Même s’il est exact que l’obscénité s’applique le plus souvent chez Érasme aux joies de ce
qu’il est convenu d’appeler « le bas corporel », la sexualité en particulier, le terme s’emploie
pour désigner ce qui ne devrait pas être nommé — ou, du moins, pas explicitement ou pas aux
yeux de tous16. Le voile peut d’ailleurs dissimuler ou, a contrario, mettre en évidence : si
aucune partie du corps n’est honteuse par nature, on ne doit pas les nommer explicitement
mais au contraire les désigner par une honnête périphrase17. En revanche, à propos des chan-
sons, Érasme déplore que
13 « Deinde qui turpiter facta quamvis non obscœna dictu sic narrant ut laudent faveantque turpitu-
dini » ; on n’est pas obscœnus quand on parle d’un adultère ; on le devient si l’on en fait un récit
plaisant. Mais le summum de la laideur, c’est adapter d’honnêtes propos à des sujets ‘obscènes’
(Sed plus quam turpiloquus est qui castos sermones ad res obscœnas accomodat) ; l’exemple
donné, c’est le Cento nuptialis, poème d’Ausone exclusivement composé de vers de Virgile qui
se présente d’abord comme un éloge du mariage et finit en une description pornographique de
l’acte sexuel.
14 « Interdum usus habet obscœnitatem quæ nec in rebus est nec in verbis, itaque fit ut eadem vox
alio tempore locoque sit verecunda, alio non » ; Érasme donne des exemples en grec et en latin et
un exemple contemporain : parce qu’il peut aussi renvoyer à l’acte sexuel, ce sens du verbe aimer
est si bien entré dans l’usage qu’il y a de l’obscénité à dire que l’on aime sa mère ; même re-
marque, circonscrite à la langue vulgaire, dans le Ciceronianus, « si amare dicas vulgata lingua,
sonat obscœnitatem, non natura vocis, sed stulta vulgi usurpatione ». C’est à cette catégorie que
se rattachent les devinettes (qu’elles renvoient ou feignent de renvoyer à un objet obscène) et les
calembours.
15 Voir les remarques de Jacques Chomarat sur les différents commentaires de la Bible par Érasme,
qui passent souvent par la recherche d’un « sens caché sous le sens immédiat » (Grammaire et
rhétorique chez Erasme, Paris, Les Belles Lettres, collection « Les classiques de l’humanisme »,
1981, 2 vol., p. 568-579). L’allégorie lato sensu a pour fonction de voiler pour le profane un sens
que l’interprète doit retrouver ; comme l’écrit poétiquement Jean de Salisbury au XIIe siècle,
« sub verborum tegmina vera latent » (sous le feuillage des mots la vérité se dissimule ; cité par
E. R. Curtius, La Littérature européenne et le moyen-âge latin, Paris, PUF, coll. Agora, 1986, t. I
p. 331). De manière perverse, le voile peut aussi suggérer au lieu de cacher.
16 Rien d’obscène, écrit Érasme, dans le vol ou le meurtre ; mais « il y a au contraire certaines es-
pèces de crimes, surtout ceux qui regardent les plaisirs de la chair, dont il est à propos que les
jeunes garçons et les jeunes filles n’entendent jamais parler, à moins que la nécessité y oblige »
(p. 240 l. 344-345 ; trad. C. Bosc, p. 369).
17 A propos de ces parties du corps qu’il faut couvrir, « ne nudis verbis nominentur sed verecunda
circumitione significentur » (p. 240 l. 329).
5
à des sujets empoisonnés s’ajoute une telle obscénité de propos au moyen des
métaphores et allégories, que l’ignominie en personne ne s’exprimerait pas de
manière plus ignoble18.
On le voit, l’obscénité ne tient pas tant au sujet qu’à la façon d’en parler. Il est des manières
convenables d’aborder des sujets scabreux, il en est aussi d’obscènes, même quand le sujet ne
devrait pas s’y prêter.
L’obscénité revient donc à mettre en lumière, de manière plus ou moins évidente, ce qui
devrait rester plus ou moins caché. C’est en cela que le concept est éminemment subjectif et
labile puisque sa perception dépend pour une large part du destinataire et qu’un même objet,
selon les personnes, le lieu et le moment, sera ou non tenu pour obscène. L’obscénité est donc
surtout sociale et contextuelle, ce dont Érasme était conscient :
vulve est un mot honnête, tout comme matrice ; on le blâme pourtant parmi les
ignorants.
Cette sociologie de l’obscénité repose ici sur une distinction entre savants et ignorants qui
peut évidemment être transposée aux catégories sociales, aux sexes, aux différents âges etc19.
Or, c’est l’effacement ponctuel de ces lignes de partage qui crée l’obscénité.
En définitive, c’est la notion de décalage qui, dans un contexte donné, constitue d’abord
l’obscène20 : montrer à tous ce qui doit être réservé à quelques-uns, ou dans des lieux qui ne
devraient pas s’y prêter, comme ces peintures obscènes (imaginum obscœnitatem ; p. 241
l. 374) qu’Aristote réprouvait et que l’on trouve pourtant dans les églises, jusque sur l’autel où
l’on célèbre l’eucharistie21. C’est l’incongruité du mélange que réprouve Érasme et qui repré-
sente pour lui l’essence même de l’obscénité22. On s’explique mieux dès lors la hargne dont il
fait montre à propos de la musique, genre mêlé par excellence qui associe des éléments qui
devraient rester distincts en confiant à des jeunes filles le soin de chanter des chansons licen-
cieuses ou en introduisant des mélodies populaires dans la musique sacrée :
aux musiques les plus viles on adapte des paroles sacrées, ce qui sied autant
que si l’on parait Caton de la toilette de Thais23.
L’une des conséquences de ce décalage, c’est qu’il provoque le rire. Une anecdote rappor-
tée par Érasme dans son traité illustre bien la double ambiguïté de l’obscénité et du rire qui en
résulte. Il ne faut pas, affirme le moraliste, prendre l’habitude de proférer des verba obscena
(nous dirions « des gros mots ») sous peine qu’ils nous échappent, comme cette jeune élé-
gante qui, dans la cathédrale de Bruxelles pleine à craquer, glissa sur le pavé en proférant un
affreux juron, provoquant ainsi une hilarité générale24. Tout le sel de l’anecdote repose sur
une série de décalages :
— celui entre la grossièreté du juron et l’élégance de la jeune femme ;
— celui entre le juron et le caractère sacré de l’endroit (pourquoi ne pas prendre
l’habitude d’invoquer le nom de Marie ou de Jésus, suggère Érasme ?) ;
— celui entre le caractère privé de la mauvaise habitude et son expression publique.
Mais tout autant que l’obscénité, le rire dépend pour une large part du destinataire et du con-
texte. Présent dans la foule, Érasme aurait peut-être ri lui aussi ; au moment de composer
l’Institutio sur l’éducation des filles et des jeunes femmes, il porte un regard plus sévère sur
l’épisode — ce qui ne l’empêche pas de le rapporter avec une complaisance ambiguë puisque,
dans le manuscrit original de ce traité, l’anecdote figure sur un folio séparé25. Ce détail de
à la varietas ; or, « ce qui est varius exprime toujours quelque chose d’impur, d’agressif,
d’immoral » (M. Pastoureau, Rayures, une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Seuil,
1995 p. 34). Mais tout est encore affaire de contexte (ici, de classes sociales) puisque l’on voit pa-
raître une rayure élégante et même aristocratique à la fin du XVe siècle que l’on ne saurait con-
fondre avec celle qui orne les livrées des serviteurs (ibid. p. 57-66). Cette défiance à l’égard du
« mélange comme impureté » est sensible encore au XVIIe siècle (A. Faudemay, La distinction à
l’âge classique, p. 74 et suiv.).
23 « Nunc sonis nequissimis aptantur verba sacra, nihilo magis decore quam si Thaidis ornatum
addas Catoni » (Institutio p. 240 l. 318). Érasme critique l’usage des messes dont le motif mélo-
dique est emprunté à un répertoire profane populaire ; voir l’entrée messe du Guide de la musique
de la Renaissance (sous la direction de Françoise Ferrand), Paris, Fayard, 2011, en particulier les
pages 87 à 91. C’est ainsi que la première messe connue [c. 1470] de Josquin des Prez repose sur
le motif mélodique d’une chanson populaire : « L’ami Baudichon mesdames, l’ami Baudichon /
Plumez votre con mesdames, plumez votre con ». Lorsqu’Érasme s’indigne de ce que « parfois,
des paroles impudiques se font entendre du fait de chanteurs licencieux » («Interdum nec verba
silentur impudica cantorum licentia » ; Institutio, p. 240 l. 320), il suggère que les chantres facé-
tieux devaient de temps à autres reprendre les paroles de la mélodie d’origine plutôt que le latin
de la messe.
24 « Nonnulli sic assueverunt verbis obscœnis ut frequenter et imprudentibus excidant. Hujus rei
vidimus exemplum memorabile Bruxellis in æde divæ Gudulæ sacra ». Le juron consite à nommer
« pudendum viri membrum » ; conséquence de cette chute : « Ingens omnium risus obortus. Illa
misere erubuit » (Institutio, p. 238 l. 277-283). Comme l’observe Folie dans son éloge, le sexe
fait rire : « ea pars adeo stulta, adeoque ridicula, ut nec nominari citra risum possit » (Éloge de
la folie [1511], §XI).
25 L’édition critique de l’Institutio signale que tout ce passage a été rédigé sur un folio distinct dans
le manuscrit autographe du traité (p. 239, apparat critique des lignes 277-286). Sur ce manuscrit
aujourd’hui à Copenhague, voir l’introduction p. 53-51.
7
critique génétique illustre bien ce qui me paraît constituer l’essence même de l’obscénité à la
Renaissance : l’obscène, c’est d’abord ce qui est déplacé26.
26 À la Renaissance, les équivalents français d’obscœnum sont tous négatifs sans relever exclusive-
ment du domaine sexuel : sale, vilain, ord, laid, deshonnête (voir N. Labère et H. Swift, « Préli-
minaires à l’obscène », et la partie sur les « Emblem Books » de la contribution d’Hugh Roberts,
Obscénités renaissantes, p. 93-100).
27 Miscellanea, Florence, 1489, cap. VI ; pour lui, le mot passer (moineau) significat et partem istam
qua viri sumus pour le dire dans le latin pince sans rire de P. Blanchemain (note à son édition des
Œuvres complètes de Mellin de Saint-Gelais, t. I, p. 60), c’est-à-dire qu’il désigne obscenam par-
tem virilem selon l’expression de Paulus Festus reprise par Muret. Sur l’histoire de cette interpré-
tation, voir l’article de Richard W. Hooper « In Defence of Catullus’ Dirty Sparrow », Greece
and Rome XXXII [1985], 162-178 ; en faveur d’une interprétation littérale, voir Julian Ward Jones,
« Passer as Passer », Greece and Rome LXV [1998], 188-194. Aucun des deux ne mentionne le
commentaire de Muret cité infra. Une épigramme en grec de Janus Lascaris, inédite à la Renais-
sance, offre une variation du carmen catullien encore plus suggestive (Giano Laskaris, Epigram-
mi greci, édition d’Anna Meschini [Pontani], Padoue, Liviana Editrice, 1976, n°84 ; je remercie
Stefano Pagliaroli de m’avoir signalé cette édition).
28 C’est également le cas en France ; voir, pour un corpus plus tardif, l’article de Kate Van Orden,
« Sexual Discourse in the Parisian Chanson : A libidinous Aviary », Journal of American Musi-
cological Society XLVIII (1995), 1-41.
29 Artiste italien anonyme (15 x 24,4 cm. Rosenwald Collection, National Gallery Washington D.
C.) ; la date est celle proposée dans Art and Love in Renaissance Italy (Andrea Bayer et alii), The
Metropolitan Museum of Art of New York, 2009, p. 54. L’incription, ici présentée en négatif, dit
ceci : « Prurinega tien duro » ; seul le premier mot a un sens obscur.
8
Cette image illustre bien le type de plaisir évoqué plus haut à propos des bibliophiles ama-
teurs de Rabelais puisque son charme tient, pour une part importante, au contraste entre
l’objet représenté (la trivialité de l’acte sexuel et le singulier volatile digne des graffiti de
toilettes publiques) et la manière de le représenter (une œuvre d’art raffinée et drôle à la fois).
C’est bien ce type de décalage que l’on trouve dans la lecture de Catulle proposée par Poli-
tien, celui entre les mots (verba) et les choses (res), c’est-à-dire entre le signifiant (la lettre —
passer) dans un genre littéraire donné (la haute poésie) et le possible signifié (la représenta-
tion mentale d’une partie de l’anatomie masculine). L’effet produit est délicieux et sociale-
ment très marqué puisque c’est à une sexualité différente, ou à une approche différente de la
sexualité que nous sommes conviés. La partager, c’est appartenir à un groupe distinct de la
société, et donc se distinguer —dimension culturelle et sociale de la sexualité bien sensible au
Moyen-âge et à la Renaissance30.
30 Dans son Traité de l’amour courtois, (fin XIIe, début XIIIe siècle ; voir la traduction procurée par
Claude Buridant, Paris, Klincksieck, 1974), André Le Chapelain consacre un grand nombre de
chapitres à analyser les rapports sociaux entre les amants. Voir aussi l’imaginaire sociologique et
littéraire de l’homosexualité à Florence dans Michael Rocke, Forbidden Friendships. Homo-
sexuality and Male Culture in Renaissance Florence, Oxford University Press, 1996, p. 134-147 ;
alors même que les pratiques homosexuelles étaient répandues dans toute la société, le discours
contemporain les présente comme réservées à une élite ; voir les références accumulées par Jean
Toscan, Le Carnaval du langage : le lexique érotique des poètes de l’équivoque de Burchiello à
Marino, XVe-XVIIe siècles, Lille, Atelier reproduction des thèses, 1981, p. 194-202.
9
Autre forme de plaisir, celui procuré par l’exercice de l’interprétation évoqué par Érasme à
propos de ces auteurs qui, de manière paradoxale, s’emploient à recouvrir des sujets anodins
d’un voile obscène par le moyen de métaphores ambiguës31. Qu’elle soit sérieuse, lorsqu’il
s’agit du texte sacré, ou bien ludique avec les énigmes, voire parodique comme chez Rabelais,
l’interprétation repose pour une part sur une forme de connivence entre l’auteur et son lecteur
qui partagent une même culture et manient les mêmes codes. Elle engage, aussi, l’interprète ;
Quintilien explique ainsi, dans son Institution oratoire (VIII, 3 §44-47) que trouver un sens
obscène à des mots qui ne le sont pas en eux-même, c’est, pour le lecteur, courir le risque de
révéler sa nature profonde. En cela, l’interprétation constitue un enjeu considérable qui relève
aussi, comme dans les recueils de devinettes, du jeu de société32.
Mon propos sera ici de montrer à quel point la notion d’obscénité peut se révéler mou-
vante, y compris dans les limites de la période que nous appelons Renaissance, en m’arrêtant
sur le cas particulier des chansons. Leur intérêt tient en trois points distincts :
— les contours formels et même le statut littéraire de la chanson demeurent très flous. De
fait, elle se situe à la croisée de différents arts puisqu’elle ne relève pleinement ni de la
musique, ni de la poésie, mais participe un peu des deux. Peut-on, d’ailleurs, parler de
production artistique pour des textes qui ne répondent pas toujours aux critères poé-
tiques du temps, associés à des monodies connues de tous ? On ne saurait en effet
mettre sur le même plan les rondeaux courtois délicatement mis en musique à trois ou
quatre voix que l’on peut lire dans les deux albums de Marguerite d’Autriche
[1480-1530] et, d’autre part, le fameux air « L’amy Baudichon ». Mais, si les poly-
phonies de ces albums sont pour l’essentiel demeurées l’apanage du public raffiné au-
quel on les destinait, les textes et les mélodies populaires étaient en revanche bien
connus de ce même public qui, déjà, se délectait d’un certain mélange des genres que
l’on pourrait qualifier d’obscène, surtout lorsqu’il a trait à la sexualité33. Ce goût du
décalage apparaît bien, par exemple, chez Josquin qui propose d’extraordinaires ver-
sions polyphoniques, et donc savantes, de chansons populaires, telles « Faulte
d’argent » (à cinq voix) et « Allegez moy » (à six voix) ; une esthétique mêlée bien
sensible aussi dans la gravure évoquée plus haut ou l’œuvre de Rabelais.
31 Procédé bien analysé par Hugh Roberts au début de son article « L’euphémisme comique et les
limites de l’obscénité au début du XVIIe siècle », Obscénités renaissantes, p. 247-261.
32 C’est patent chez Rabelais dont les plaisanteries sur la religion ne sont nullement l’indice plus ou
moins crypté d’un athéisme de leur auteur mais relèvent, au contraire, d’une culture typiquement
franciscaine — voir le grand article d’Étienne Gilson (publié en 1924 à propos de l’édition de
Rabelais par Abel Lefranc), Rabelais Franciscain, Paris, Picard, 1986. Sur les devinettes, voir
l’introduction des Devinettes françaises du Moyen Âge (éd. Bruno Roy), Vrin, Paris, 1977 et
l’article de B. Roy, « Devinettes anciennes et pudeurs modernes. Les demandes joyeuses en
forme de quolibets », Rire à la Renaissance, Genève, Droz, 2010, p. 367-383. Sur l’interprétation
vue par Quintilien, voir Dominique Brancher, Équivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion
à la Renaissance, Genève, Droz, 2015, p. 141.
33 Sur la notion de chanson populaire, voir François Lesure, « Éléments populaires dans la chanson
française au début du XVIe siècle », Musique et musiciens français du XVIe siècle, Genève, Min-
koff Reprint, 1976, p. 25-36 (publié en 1954). À propos des chansons, Daniel Fabre écrit juste-
ment que « la notion même de ‘chant populaire’ émergera avec la conscience qu’une vraie dis-
tance sépare ce que chantent les lettrés, les nobles et les bourgeois et ce que chantent les autres,
tous les autres » (« Proverbes, contes et chansons », Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard,
1992, t. III. 2, p. 629). Cette distance est à l’évidence beaucoup moins nette à la Renaissance.
10
— c’est au cours du règne de Louis XII que les textes des chansons commencent à être
diffusés par l’imprimé, comme de nombreuses œuvres composées en français (par op-
position au latin ici)34. Leur statut incertain apparaît bien dans la diversité des types
d’imprimés : le volumineux in-quarto à l’impression soignée du Jardin de plaisance et
fleur de Rhetorique [Paris, Antoine Verard, c. 1502] comprend un grand nombre de
textes de chansons ; les impressions gothiques, constituées d’une ou deux feuilles
d’imprimerie, ouvrages de médiocre qualité au tirage probablement important et au
prix modeste ; les impressions musicales enfin que l’on commence à publier en Italie
au début du siècle et, en France dans les années vingt, à Lyon puis à Paris, ouvrages
vendus à des prix très élevés35. Parallèlement à cette diffusion imprimée, on trouve de
très nombreux témoignages de diffusion manuscrite des chansons36. Il est enfin un
dernier type de diffusion, difficile à quantifier mais dont on comprend qu’il est massif
— la transmission orale37. Pour la période qui nous concerne (les règnes de Louis XII
et de François Ier), la question du support offre en tout cas un nouveau critère pour dé-
finir la chanson puisque l’on peut se demander dans quelle mesure le support imprimé
confère à ce qu’il reproduit la dignité de la littérature.
— dans l’esprit d’Érasme et d’un certain nombre de contemporains enfin, la chanson
entre si bien dans la catégorie de l’obscène qu’on la présente parfois, on l’a vu, comme
l’une des manifestations exemplaires de l’obscénité.
34 Sur cette question, voir dans le premier tome de l’Histoire de l’édition française (Paris, Promodis,
1982), la contribution de Dominique Coq, « Les incunables : textes anciens, textes nouveaux »,
p. 177-193.
35 Sur le Jardin de plaisance, voir Kathleen Frances Sewright, Poetic Anthologies of Fifteenth-
Century France and their Relationship to Collection of the French Secular Polyphonic Chansons,
Chapel Hill, 2008. Sur les recueils de chansons sans musique notée, voir J.-E. Girot et A. Ta-
caille, « La transmission des chansons sans mélodie au XVIe siècle : quelle restitution ? », Philo-
logie et musicologie. Des sources à l’interprétation poético-musicale XIIe-XVIe siècles, Paris,
Classiques Garnier (sous presse), et l’ouvrage de Marion Pouspin, Publier la nouvelle. Les pièces
gothiques, histoire d’un nouveau média (XVe-XVIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne,
2016, en particulier les pages 71-75. Sur le prix des impressions musicales en France, voir mon
essai liminaire (chapitre II, à propos de l’inventaire après décès de Jehan de Badonvilliers établi
en 1544), Que me servent mes vers ? (avec A. Tacaille, Paris, Classiques Garnier, à paraître).
36 Voir les recueils manuscrits de la Bibliothèque universitaire de Bâle recensés et étudiés par John
Kmetz, The Sixteenth-Century Basel Songbooks. Origins, Contents and Contexts, Berne, Paul
Haupt, 1995. L’exposition Klangbilder — Basler Musikalien des 16. Jahrhunderts (Historisches
Museum Basel, du 24 mai 2019 au 2 février 2020) présente une tablature de luth manuscrite
(n° 58, copiée par Boniface Amerbach vers 1522-1525) avec des paroles transmises plus tard par
des recueils de chansons sans musique notée et des versions instrumentales plus tardives encore
(voir John Kmetz, Katalog der Musikhandschriften des 16. Jahrhunderts. Quellenkritische und
historische Unterschung, Bâle, Verlag der Universitätsbibliothek Basel, 1988, notice du ms F IX
56 p. 180-182). Je remercie ma collègue Christelle Cazaux de m’avoir signalé cette exposition.
37 Elle est particulièrement sensible dans la diffusion des noëls ; voir Pierre Rézeau, Les noëls en
France aux XVe et XVIe siècles. Édition et analyse, Strasbourg, ELIPHI, 2013.
11
strophe du motet de son ami Loyset Compère Omnium bonorum plena virgo [c. 1474], varia-
tion sur l’air de la célébrissime chanson de Hayne van Ghizeghem, « De tous biens pleine38 ».
Auteur d’une œuvre abondante réunie et imprimée après sa mort dans Les Faictz et dictz de
Jean Molinet (Paris, Jehan Longis, 1531), il laisse également une œuvre manuscrite dont on
retrouve encore ici et là des éléments inédits39. Au nombre des poèmes demeurés manuscrits
jusqu’à l’époque moderne, on trouve trois ballades figurées publiées par Noël Dupire. Le
principe est le suivant : chaque rime est remplacée par un dessin qui représente un objet asso-
cié à un son d’une ou deux syllabes — l’image fonctionne donc comme un phonogramme.
Voici la transcription du début de la « ballade des fleurs » d’après le manuscrit 105 (f. 228 r°)
de la bibliothèque de Tournai :
Pour faire chiere et demener grand glay
En temps d’esté que de challeur bout on
Au beau vergier d’amistié m’enanglay
Ouquele grand dœul et soussy deboute on
[…]
[éd. N. Dupire, Faictz et dictz, II, 864]
38 Voir les Opera omnia de L. Compere (collection CMM n. 15, éd. Ludvig Finscher t. IV p. 32).
Sur l’œuvre et la vie du Valenciennois Jean Molinet, voir Noël Dupire, Jean Molinet, la vie — les
œuvres, Paris, Droz, 1932, éditeur scientifique par ailleurs du recueil imprimé de 1531 ainsi que
d’autres pièces demeurées manuscrites, Les Faictz et dictz de Jean Molinet, Paris, SATF, 1936-
1939, 3 vol. Sur ses liens avec les musiciens contemporains, voir les lignes rapides de Noël
Dupire, p. 23-24.
39 Sur les manuscrits, voir Noël Dupire, Étude critique des manuscrits et éditions des poésies de
Jean Molinet, Paris, Droz, 1932. Une épitaphe de Charles le Téméraire a été publiée par Hélène
Servant, Artistes et gens de lettres à Valenciennes vers 1440-1507, Paris, Klincksieck, 1998,
p. 313-318.
12
On remarquera que, même s’il est question de verger, il n’y a que peu de rapports séman-
tiques entre le texte et sa représentation iconique ; en revanche, l’effet de saturation visuelle
est ici remarquable et constitue une part importante du charme de l’exercice. On peut, a con-
trario, s’en rendre compte en lisant la copie manuscrite d’une autre de ces ballades qui rem-
13
place les phonogrammes par des mots. L’effet est évidemment très différent, comme on peut
le constater avec la première strophe de cette ballade des sexes :
Dame j’ay sentu les fa cons
Du feu d’amours, puis que je vis
Les yeux plus aspres que fau cons
De vostre gent et plaisant vis ;
Je suis jusques es cieux ra vis
Et de solas tant fort co cus
Que mieux n’aroie à mon ad vis
S’on me donnoit cent mille es cus.
[…]
[éd. N. Dupire, Faictz et dictz, II, 864]
La bibliothèque de Tournai a brûlé lors des bombardements de mai 1940 ; nous n’avons donc
pas d’image de cette ballade car, à la différence de la précédente, Noël Dupire n’a pas jugé
bon de la reproduire dans son édition40. Comme pour la ballade des fleurs, le rapport entre le
texte et les images n’a rien d’immédiat puisque le poème ne dénote rien d’obscène (les subs-
tantifs cons, vits et culs ne sont jamais mentionnés pour eux-mêmes). Il est cependant permis
de se demander quel effet visuel ce manuscrit devait produire sur le lecteur. A défaut de dis-
poser d’une reproduction de l’original disparu, on peut s’en faire une idée grâce à un rébus
picard présent dans un recueil manuscrit composé à une époque et dans une aire géographique
proches de Molinet.
40 La « ballade des fleurs » est reproduite entre les pages 863-864. On trouve aussi, en regard de la
page de titre du tome I, une reproduction du f. 159 r° du manuscrit de Tournai avec des oiseaux
(« Aigle imperant sur mondaine ma-cyne » etc. Faictz et dictz, I, 269).
14
La solution du rébus — « Devis plus me soucie » — offre un fort « contraste entre la figura-
tion érotique grossière et la délicatesse des sentiments exprimés », proche sans doute de
l’effet produit par la ballade figurée41. Dans la version manuscrite aujourd’hui disparue,
l’impression visuelle de la ballade de Molinet devait orienter l’interprétation dans une direc-
41 Jean Céard et Jean-Claude Margolin, Rébus de la Renaissance. Des images qui parlent. I : His-
toire du rébus ; II : Rébus de Picardie, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986 ; t. II, p. 196. Le rébus
60 est commenté par Jean Céard (cité ici) qui propose « Deux vits / plume / souci » ; une solution
ancienne suggérait : « Plus vis, plus me soucie ». Le manuscrit a probablement été copié aux
alentours de 1500 (II, p. 15).
15
tion que le texte ne faisait que suggérer42. Aucune de ces ballades figurées n’est reprise dans
l’édition parisienne de 1531 ou les suivantes ; il ne s’agit peut-être pas à proprement parler
d’une censure de l’éditeur (on ignore s’il disposait de ces textes), mais d’un choix probable-
ment motivé par des raisons techniques — même si, dans la première édition, le « Domine mi
reverende » qui repose sur le même procédé est imprimé avec un dé et une table en marge
pour figurer les deux rimes (Faictz et dictz, II, 775 ; éd. de 1531 f. 120v°)43.
42 Dans son édition, N. Dupire introduit une cédille à la première rime de manière à lire « façon ».
En réalité, le mot facon est un terme flamand qui signifie « flammêche, morceau de paille en feu,
cendre » (Marcel Lachiver, Dictionnaire du monde rural, Paris, Fayard, 2006, p. 576). Dès lors,
le premier vers (Dame j’ay sentu les fa-cons ») renvoie bien à « l’odor di femmina » que le Don
Giovanni de Mozart et Da Ponte identifie à coup sûr. Comme souvent, le texte joue de la double
métaphore sexuelle et militaire.
43 Sur le passsage du manuscrit à l’imprimé et la forme de standardisation qu’il entraîne, voir
Adrian Armstrong, Technique and Technology. Script, Print, and Poetic in France 1470-1550,
Oxford, Clarendon Press, 2000 (les deux premiers chapitres). L’édition imprimée de 1531 con-
tient elle aussi des textes que l’on trouverait aujourd’hui obscènes.
44 Chanson Verse of the Early Renaissance (éd. Jeffery Brian), London, 1971 (t. I) et 1976 (t. II);
t. II, p. 151-153, texte du recueil de 1535 aujourd’hui à Wolfenbüttel. Le noël se lit dans un re-
cueil de Vieux Noels (f. F6v°) publié à Angers chez Antoine Hernault, 1582 (Arsenal Rés. 8 BL
10632 ; voir Pierre Rézeau, Les noëls en France aux XVe et XVIe siècles. Édition et analyse,
Strasbourg, ELIPHI, 2013, p. 506 n. 477). En 1546, La Chrestienne Resjouyssance du protestant
Eustorg de Beaulieu propose un autre contrafactum de cette chanson : « J’ay un mary qui
m’exhorte etc. » [n°97].
45 Voir Léopold Delisle, Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Impériale [Nationale], Paris,
1868-1881, 3 vol., t. I, p. 121. Les comptes du duc d’Orléans montrent qu’en 1496, il a fait copier
par un chantre de sa chapelle, « Jean de Crespieres, dit Crespinet », trois livres de chansons sur
parchemin. Voir aussi la notice du catalogue d’exposition de la Bibliothèque Nationale (rédigé
16
dans la partition de Compere puisque, des seules deux voix indiquées, se déduisent deux
autres voix, canons dont les proportions sont précisées par des chiffres inscrits sur des dés à
jouer46. Les œuvres de ce recueil, textes et musiques, relèvent d’une esthétique courtoise alors
en vogue. S’il n’est pas certain que cette chanson de Compere soit la seule tirée d’un fonds
populaire, elle tranche en tout cas par la remarquable crudité du propos et forme un plaisant
contraste avec l’élégance du chansonnier et l’extrême raffinement de cette partition. En cela,
elle me paraît bien illustrer ce goût pour le décalage, ce mélange des genres évoqué plus haut
à propos de Rabelais47. Le détail du texte révèle aussi comment le musicien joue avec les at-
tentes de ses chanteurs-lecteurs.
On peut être certain que l’incipit de la chanson était parfaitement connu des hommes de la
Renaissance — la remarquable stabilité du texte dans le temps, le fait qu’il ait servi de sup-
port à des contrafacta en sont la preuve. Pourtant, le texte du chansonnier, qui reproduit la
seule première strophe, comprend deux versions qui se distinguent, chacune, de l’original.
Ces textes diffèrent légèrement de celui de la chanson, ne serait-ce que parce que la rime ou
l’assonnance (robe/morte) est moins heureuse que dans l’original (motte/morte) et les contra-
facta — le noël cité plus haut et celui de Beaulieu qui associe exhorte/deporte. Faut-il suppo-
ser une faute de copie ? Ce n’est pas vraisemblable ; outre la question de l’assonnance, le
texte était à l’évidence connu et il est impossible qu’un copiste professionnel se soit trompé à
plusieurs reprises sur le seul incipit. Même si l’on ne peut exclure une forme maladroite
d’auto-censure de ce dernier (mais les chantres n’ont jamais eu la réputation d’être bé-
par U. Baurmeister et M.-P. Laffitte) Des livres et des rois, la Bibliothèque royale de Blois, Paris,
Bibliothèque Nationale / Quai Voltaire, 1992, n° 10 p. 66-67.
46 Je remercie Alice Tacaille de ces explications.
47 Les chansons de Loyset Compere se lisent dans l’édition de Ludwig Finscher, Opera Omnia,
CMM, 1972, vol. V (p. 28 pour le ciron).
17
gueules), il me paraît plus probable d’y voir un jeu conscient qui repose sur les sonorités d’un
texte pour en proposer des variantes inattendues.
La première substitution, commune aux deux leçons, porte sur le mot motte (ou mothe
dans le contrafactum de Beaulieu) remplacé par robe. La version originale repose sur une
métaphore déjà ordinaire à la Renaissance pour désigner « la petite éminence osseuse qui
couronne la nature de la femme » (A. Delvau, Dictionnaire érotique moderne [1864]) ; le mot
robe qui le remplace ne semble pas, en revanche, avoir jamais eu de connotation sexuelle.
Le ciron (ou syron) désigne en général une pustule qui provoque des démangeaisons, mo-
tif central de la chanson qui apparaît dès la deuxième strophe :
Mon pere m’appeloit sotte
Et m’a dit que je le frotte
Et que je y boute du sel.
C’est sur ce mot que porte les principales substitutions. À la Renaissance, le terme syon/sion
peut avoir plusieurs sens, toujours actuels :
— 1/ avec la graphie scion, celui de rejet, une petite branche d’arbre, voire un bourgeon.
— 2/ avec la graphie sillon, une tranchée dans la terre ou un pli de la peau48.
Ces deux sens (le bourgeon et le sillon) font image « soubz la robe ». Quant au seon (ou
sayon, ou saillon, autres graphies relevées par Huguet), il désigne une sorte de manteau que
l’on met « sur la robe ».
L’intérêt de ces substitutions ne tient cependant pas au sens précis des mots mais à leur
homophonie. Il s’agit bien de jouer, à la manière des poètes de ce siècle (ou des regrettés
« Papous dans la tête » de Françoise Treussard, voire de Sacha Guitry dans Le Mot de Cam-
bronne), sur les homophonies approximatives autour d’un modèle indicible, car grossier, que
chacun connaît et attend. Comme le dénonce Érasme, il s’agit de voiler le texte en un geste si
visible qu’il attire l’attention sur ce que l’on feint de cacher ; c’est le charme de ces gravures
polissonnes que les amateurs pouvaient se procurer en versions couverte ou découverte dès le
XVIe siècle49. Cette dimension ludique ne surprend guère si l’on pense à un poète comme
Molinet, à tous ces amateurs de contrepèteries et de calembours signifiants ; c’est le monde
des rébus (la substitution soubz/sur est de ce point de vue caractéristique) et des devinettes —
cet univers culturel auquel appartiennent encore les lecteurs de Rabelais50.
III — le voile
Ce goût du texte à dévoiler s’inscrit plus généralement dans cet exercice d’interprétation
de toute production de message adressé à autrui — un public de dimension variable qui com-
prend les familiers d’une cour, comme pour Molinet et Compère, ou des lecteurs anonymes
pour Rabelais. C’est évidemment le propre des œuvres d’art dont la polysémie reste à décou-
vrir à travers de multiples niveaux de lectures — quel intérêt, autrement51 ? C’est d’ailleurs
par là que les chansons se rapprochent le plus sûrement des productions artistiques. La poly-
phonie suppose déjà des compétences musiciennes chez les lecteurs chanteurs ; elle offre, en
outre, la possibilité de s’affranchir de la syntaxe des textes en juxtaposant des mots ou des
sons qui produisent ainsi des sens nouveaux. En voici quelques exemples.
51 C’est déjà le cas au Moyen Âge (voir le recueil d’articles de Michel Pastoureau, Une histoire
symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Éditions du Seuil, 2004), pas seulement pour la
Bible. Lorsque Rabelais invite les lecteurs du Gargantua [1534] à ne pas s’en tenir au « sens litte-
ral » et à interpréter « à plus hault sens », il souligne ainsi, en termes techniques, la dimension lit-
téraire de son œuvre.
52 Sur ce genre mêlé en vogue dans la deuxième moitié du XVe siècle, voir l’introduction et la bi-
bliographie de Maria Rika Maniates à son édition The Combinative Chanson. An Anthology, A-R
Editions, Inc. Madison, 1989, p. vii-xi ; voir aussi Allan W. Atlas, Renaissance Music. Music in
Western Europe, 1400-1600, New-York et Londres, W. W. Norton & Company, 1998 (il existe
une traduction française publiée chez Brepols en 2011), p. 188-189.
53 Voir l’édition d’un manuscrit lyonnais des années 1520 par Peter Woetmann Christoffersen,
French Music in the Early Sixteenth Century. Studies in the music collection of a copyst of Lyon.
The manuscript NY Kgl. Samling 1848. 2° in the Royal Library, Copenhagen, Copenhague, Mu-
seum Tusculanum Press & University of Copenhagen, 1994, 3 vol. n° 131. La chanson de Hayne,
sans doute composée entre 1460 et 1470, est en tête du « hit parade » du XVe siècle (expression
de A. W. Atlas, Renaissance Music, p. 189-192). Sur la chanson de Pierre du Cugnet, voir B. Jef-
fery ; Chanson Verse, II, 176-179, qui donne le texte d’une édition sans musique notée de 1535.
54 Il s’agit de la chanson n° 13 de l’édition Maniates, tirée du chansonnier Pixérécourt [BnF Fr.
15123] copié à Florence c. 1480-1484. Elle associe une chanson alors très goûtée (le rondeau
« Corps contre corps ») à deux autres textes populaires que l’on ne trouve que là.
19
Couilles de fer
et vit de plomb
Et con d’acier
Je revenoye de Noion
Couilles de fer et vit de plomb
55 Voir le détail du texte et des recueils qui le transmettent dans l’édition de M. R. Maniates, n°13,
p. xxx-xxxii. Ce rondeau se lit également dans La Chasse et le depart d’amours, Paris, Antoine
Verard [1509], f. D4v°.
56 L’expression « rembourer le bas / bâts » est traditionnelle ; voir une farce du Recueil de Florence
(n. XXXVI), De mieux. Farce nouvelle des femmes qui font rembourrer leur bas. Un long poème
de Molinet dans lequel, en réponse au compositeur Antoine de Busnois, il évoque les tristes effets
de la vieillesse sur la sexualité masculine, commence ainsi : « Je soloie estre un remboureur de
bas / Housseur de cuirs fourbisseur de cuiraches / Je me toulloie avec ces vieux cabas / Plus en-
fumés que deux vielles poitraches » (Les Faictz et Dictz, p. 798 ; non publié en 1531) — les « ca-
bas » relèvent bien sûr du calembour. Dans son édition du poème de Molinet, Marcel Schwob si-
gnale d’ailleurs l’expression « Rembourreux d’enffumez cabas » (Le Parnasse satyrique, Paris,
1905, n°lxxii).
57 La « passon » est une variante graphique du « paisson » qui signifie « pieu, piquet » (Dictionnaire
de Godefroy, s. v. paisson). Dès lors, le « sargent » ou « sergent » relève du calembour comme
dans le titre de la danse citée par Rabelais dans le Cinquième livre, « Mon con est devenu ser-
gent » ; voir l’édition de Mireille Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994,
p. 908 ; titre tiré du Disciple de Pantagruel ; éd. G. Demerson et C. Lauvergnat-Gagnière, Paris,
Nizet, 1982, p. 39 (la première édition connue date de 1538) ou d’une source proche.
20
B — Un rondeau courtois
Dans les chansons combinatoires, c’est de cette association que procède ce dévoilement in-
terprétatif puisque le lecteur-chanteur est amené à mettre en perspective des poèmes que rien,
a priori, n’aurait dû rapprocher. On trouve aussi des textes qui, de manière cryptée, précisent
ou nuancent le propos littéral. C’est par exemple le cas d’un rondeau mis en musique pour
trois voix par Hugo de Lantins, musicien liégeois actif dans la première moitié du XVe siècle.
L’auteur se plaint d’avoir été abandonné de sa dame mais se déclare peu enclin à la mélanco-
lie. Ce propos bien ordinaire est à lire en regard de l’acrostiche : exclamation de dépit ou plu-
tôt invective adressée à sa « damme jolye », ces deux lectures disent bien la même chose. En
revanche, le rondeau permet de mesurer plaisamment l’écart entre l’expression codée de la
poésie courtoise, renforcée par la délicatesse de la polyphonie, et la réalité des sentiments.
58 Au Tenor et Contratenor (en partie), le texte a été gratté sur le manuscrit et se lit mal. Je donne la
transcription de M. R. Maniates à compléter avec celle d’Emily Zazulia, « ’Corps contre corps’,
voix contre voix : conflicting codes of discourse in the combinative chanson », Early Music
XXXVIII [2010], p. 347-359 ; il n’est repris nulle part ailleurs.
59 Pièces polyphoniques profanes de provenance liégeoise (XVe siècle), éd. par Charles Van den
Borren, Bruxelles, Editions de la librairie encyclopédique, 1950, n°22 p. 48. La dimension musi-
cale est ici secondaire. Je remercie David Fiala de m’avoir signalé cette chanson. Il existe un en-
registrement de ce rondeau par l’ensemble Le Miroir de musique (dir. Baptiste Romain), Arnold
et Hugo de Lantins, Secular Works ; Secular, 2016.
21
60 Voir l’article de Jonathan P. Couchman, « The Lorraine Chansonnier : Antoine de Lorraine and
the Court of Louis XII », Musica Disciplina XXXIV, [1980], 85-157. On trouve à la fin de
l’article une description analytique du chansonnier avec les références des œuvres.
61 Voir l’édition de cette chanson dans l’article de J. P. Couchman, p. 99-105 (n° 64 de sa liste). Sur
les consonnes doubles pour noter les anciennes voyelles nasales, voir Nina Catach et alii, Dic-
tionnaire historique de l’orthographe française, Paris, Larousse, 1995, p. 1149-1151. On trouve
la même plaisanterie dans la fable du « pauvre Lyon » qui considère le « comment a nom » d’une
pauvre vieille, cette « playe » grande de « cinq empans et demy » (Pantagruel, XV ; éd. M. Hu-
chon, p. 270).
62 Les Amours [1552], s. XIV ; le passage entre guillemets est tiré du commentaire de Muret publié
en 1553 qui précise ensuite qu’elle a été « renouvelée par Clement Marot » (« D’un nouveau
dard » ; voir Poésie et musique à la Renaissance, Paris, PUPS, 2015, p. 239-241). Sur l’usage
poétique des chansons anciennes, voir Michel Zink, Le Moyen Age et ses chansons ou un Passé
en trompe-l’œil, Paris, Edition de Fallois, 1996.
22
en musique à cinq voix par Josquin des Prez, avec l’ajout comique d’un vers qui renforce le
décalage entre le motif érotique du texte et la virtuosité admirable de la musique. Voici le
texte que l’on peut lire dans une farce imprimée en 1548 (mais l’incipit est déjà cité au XVe
siècle dans l’ « Oraison à Nostre Dame » de Jean Molinet) :
Allegez moy doulce plaisant’ brunette
Allegez moy
Allegez moy de toutes mes douleurs
Vostre beaulté me tient en amourette
Allegez moy.
Entre chaque vers, le musicien a ajouté cette précision, inutile et obsédante à la fois — sur les
45 mesures de la chanson, un peu plus du tiers est consacré à ce vers :
Dessoubz la boudinette63.
L’intérêt de la Farce du savetier Calbain tient au fait qu’elle donne à lire un texte destiné
par nature à une performance orale64. C’est aussi le cas des chansons, genre étroitement lié à
la farce65. C’est ainsi que le texte de nombreuses chansons populaires nous est connu grâce
aux farces manuscrites ou imprimées.
La Farce du vendeur de livres (présente dans le manuscrit de la collection La Vallière, co-
pié vers 1575 mais dont certaines pièces peuvent être datées de la fin du XVe siècle) met en
scène un colporteur dont la hotte contient également des farces et des chansons66. Plusieurs
titres correspondent à des chansons aujourd’hui connues : « la chanson de la Peronnelle »
(v. 31), « la chanson du petit chien » (v. 133-134) ; « De Tournoy le despucelage » (v. 181-
182). D’autres en revanche n’apparaissent que dans cette farce, comme celle-ci :
Trou du cul Perrete
Choqués des talons
Chucés la pignete
Vydés les gallons [v. 205-214]67.
63 En picard, la bodine désigne le nombril ; texte de la Farce nouvelle d’ung savetier nommé Cal-
bain: fort joyeuse: lequel se maria à une savetiere: à troys personnages, Lyon, héritiers de Bar-
nabé Chaussard, 1548 f. A2 r° [Le recueil du British Museum. Fac-similé des soixante-quatre
pièces de l’original, précédé d’une introduction par H. Lewicka, Genève, reprints Slatkine, 1970 ;
n. XXXIII]. Sur cette chanson, voir Poésie et musique à la Renaissance, p. 238-239.
64 La plupart des farces imprimées que nous connaissons l’ont été dans un format particulier dit
agenda qui, pense-t-on, devait permettre aux acteurs de manipuler plus facilement le livre ; a con-
trario, les nombreuses éditions de la Farce de Maître Pathelin sont publiées dans des formats
classiques, preuve que le texte a « rapidement été considéré comme un texte littéraire » (A. Tis-
sier, p. 66-67 de son édition de Pathelin dans son Recueil de farces (1450-1550), Genève, Droz,
1993, t. VII).
65 Voir H. M. Brown, Music in the French Secular Theater, 1400-1550, Cambridge Mass., Harvard
University Press, 1963. Le savetier de la farce répond par des chansons à sa femme qui lui de-
mande de l’argent. On retrouve ce goût pour les chansons dans la fable de La Fontaine, « Le sa-
vetier et le financier » (VIII, 2) où le savetier ne s’appelle plus Calbain, mais Grégoire — celui qui
réveille.
66 Six Farces Normandes du recueil La Vallière (éd. Emmanuel Philipot), Rennes, Librairie Plihon,
1939, p. 11-41. Sur le ms BnF Fr. 24341, voir l’introduction de W. Hemlich à la reproduction en
fac-similé publiée par Slatkine en 1972
67 Pas de mélodie connue. D’autres textes ou chansons témoignent d’un intérêt soutenu pour cette
partie de l’anatomie de Perrette : un passage du Testament de Villon, à propos d’un « jeune
prestre », affirme que « S’il sceust jouer en ung tryppot / Il eust de moy le trou Perrecte » (Test.
23
Il ne faut pas confondre cette chanson avec celle rapportée dans la Farce de la tripiere. À la
fin de la pièce, se déroule un concours de pets entre les deux personnages, « Male Fin et Rol-
hiart » :
Rolhiart cantat
Le trou du cul me boutonne
Je ne sçay si flourira
il y viendra une prune
Que Male fin mangera (v. 748 sqq.)68.
L’ouvrage de H. M. Brown signale un grand nombre d’incipits de chansons dont les textes et
les mélodies ont aujourd’hui disparu.
Que des œuvres qui relèvent d’abord de l’oralité connaissent une diffusion imprimée ne
remet pas en cause leur statut originel puisque, tout comme les chansons sont faites pour être
chantées et non pour être lues, une farce est d’abord conçue pour être jouée et l’écriture n’a
qu’une fonction pratique. En d’autres termes, personne ne s’aviserait de conférer à ces textes
le statut d’œuvre littéraire. La difficulté tient à la définition de ce qu’est une œuvre littéraire
au début du XVIe siècle, c’est-à-dire en un temps où l’impression commence à devenir la
norme. La distinction que l’on peut faire plus tard entre diffusion imprimée, plus ou moins
officielle, et diffusion manuscrite à usage privé, voire clandestine, n’est sans doute pas perti-
nente à un moment où les pratiques éditoriales sont en train de se préciser. Quelques indices
laissent toutefois penser que c’est surtout à partir des années 1530-1540 que se met en place
une sorte de norme autour de ce qu’il est possible de publier. La crise religieuse et
l’instauration progressive d’un système de censure ont évidemment contribué à préciser les
critères de publication des textes à imprimer69. S’agissant de la chanson cependant, qui n’est
pas à proprement parler un genre littéraire, la question ne se pose pas vraiment ; on imprime
donc, dans des recueils sans musique notée, des textes tirés d’un corpus parfois ancien, car
traditionnel70.
On trouve des œuvres où la chanson est présente, sous forme de citation ou d’allusion. Le
Pantagruel de Rabelais, probablement publié en 1532, détaille les différents endroits du corps
par où l’on pouvait être géant, y compris « par le membre qu’on nomme le laboureur de na-
ture ».
Et d’yceulx est perdue la race, ainsi comme disent les femmes. Car elles la-
mentent continuellement, qu’il n’en est plus de ces gros etc. Vous sçavez le
reste de la chanson71.
huitain CLXXXV). Dans une chanson de Janequin de 1533 [Heartz 41], on peut lire « Or vien ça,
m’amye Perette / Or vien ça vien icy jouer / Ton cul servira de trompette / Et ton devant fera la
feste ».
68 Pas de mélodie connue. Le Recueil de Florence. 53 farces imprimées à Paris vers 1515, éd. Jelle
Koopmans, Orléans, Editions Paradigme, 2011, n. LII, v. 748 et suivants (il s’agit d’une nouvelle
édition du recueil publié par G. Cohen en 1949). Il faut prononcer le mot « prune » à la picarde
— « pronne », avec nasalisation : voir les Rébus de la Renaissance. t. II n. 88, p. 240-241.
69 Les études sur le régime de l’édition ont surtout porté sur la censure religieuse ; voir les travaux
de Francis Higman, Censorship and the Sorbonne, Genève, Droz, 1979 et les listes publiées par J.
M. de Bujanda, F. Higman, J. K Farge, Index des livres interdits. T. I : Index de l’Université de
Paris, 1544 […], Genève, Droz, 1985.
70 Voir les deux volumes, déjà cités, de Chanson Verse publiés par B. Jeffery et l’article « La
transmission des chansons sans mélodie au XVIe siècle : quelle restitution ? » (cité note 35).
71 Pantagruel, chap. I, texte de 1542 (inchangé par rapport à l’original).
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De fait, un manuscrit nous a conservé un rondeau intitulé « chanson » avec, au dernier vers,
une invite à le répéter.
Chanson
Les gros vis qui sont de plain poing
Plains de vaines roides charnues
Où sont il il n’en est plus nulz
Ils sont allez ailleurs au gaing
Veu qui frapoient si bon coing
Sçavoir faut qu’ilz sont devenus
Les gros vis
Dames qui en avés besoin
Se ne les avés retenus
Passer vous faulra des menus
bis Car je pense qu’il sont bien loing
[Les gros vis]72.
Peu importe ici qu’il s’agisse d’un rondeau à l’origine ou de l’adaptation à une forme poé-
tique d’un texte populaire, Rabelais peut se contenter de citer le premier mot pour renvoyer à
la chanson alors même qu’elle n’a peut-être jamais été imprimée73.
Que Rabelais se contente d’une allusion ne doit donc pas être interprété comme une forme
de censure. En revanche, on trouve ailleurs au moins une variante signifiante entre l’édition
originale et celle de 1542. Dans cette dernière version, le chapitre XXVII du Pantagruel met en
scène les amis victorieux en train de banqueter. Lorsque Panurge doit à son tour broder sur les
paroles d’Epistemon, on peut lire ceci :
Il n’est umbre que de courtine, fumée que de tetins, et clicquetys que de couil-
lons.
Le texte de 1533 était légèrement différent puisqu’il n’était question alors de « fumée que de
con ». L’expression devait être traditionnelle, mais Rabelais semble avoir estimé en 1542 que
le terme n’avait plus sa place dans son roman74.
72 BnF Ms Fr. 2375 f. 126r°. Pas d’impression à la Renaissance (on ne le trouve pas non plus dans
Le Cabinet satyrique [1618]). Je cite le texte édité par Marcel Schwob, Le Parnasse satyrique,
n° LXXIII. L’adverbe bien (avant loing) est visiblement barré dans le manuscrit alors même qu’il
est nécessaire à l’octosyllabe. J’ajoute, pour ce même vers, l’indication bis non reportée par Mar-
cel Schwob.
73 Il ne s’agit pas ici, comme chez Marot et Ronsard (voir supra note 62), d’une citation destinée à
suggérer un continuum entre tradition ancienne et pratique poétique contemporaine, mais plutôt
d’une référence à un savoir partagé par l’auteur et ses lecteurs.
74 Voir le rondeau « Ung con sentant le faguenas » qui s’achève sur ces vers : « Car il gectoit sy
grant fumée / Que c’estoit ung merveilleux cas » ; texte de BnF Fr. 1719 f. 79v° ; édité dans Le
Parnasse satyrique, n° XXVII. Voir aussi le poème de Molinet cité supra note 56. Excepté ce pas-
sage, le mot ne se trouve, semble-t-il, que deux fois dans le Pantagruel : dans le chapitre III (c’est
un hypocoristique) et le chapitre XXI (l’équivoque sur « à Beaumont le Vicomte »). Ailleurs, on le
lit dans un chapitre du manuscrit du Cinquième livre (non repris dans la version imprimée) ; il
s’agit du nom d’une danse (c’est-à-dire l’air une chanson) « Mon con est devenu sergent » (le
dernier mot est un calembour ; voir supra note 57).
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Conclusion
Tous les exemples examinés ici reposent sur une forme de transgression, un décalage entre
un élément donné et le cadre dans lequel il apparaît. Le motif de la gravure sur cuivre n’aurait
en soi rien de remarquable si la qualité de l’ensemble, le dessin comme le support, ne lui con-
férait le statut d’œuvre d’art. S’agissant des chansons, ce décalage consiste à mettre sur le
même plan des mises en musique polyphoniques et des textes de nature très différents ; dans
ces conditions, parler d’obscénité à propos des chansons combinatoires relève surtout d’un
étonnement rétrospectif pour des œuvres dont la diffusion orale ou manuscrite était à
l’évidence restreinte à de petits groupes d’amateurs. La même remarque vaut pour les bal-
lades de Jean Molinet et la mise en musique d’une chanson populaire par Loyset Compere.
C’est la notion même de ce qui est populaire qu’il faut nuancer dans la mesure où, à la diffé-
rence de la poésie courtoise ou de la musique polyphonique réservées à une élite sociale, il
s’agit d’une culture également partagée par tous. Ainsi, les deux manuscrits où se lisent les
rébus picards sont des objets soignés destinés à des personnes de qualité ; il en va de même
pour le principal manuscrit de devinettes de la deuxième moitié du XVe siècle75. Dans le do-
maine musical, les manuscrits des compositions d’Antoine Bruhier, musicien au service du
pape Léon X, nous ont transmis, avec des œuvres sacrées, un certain nombre de chansons
françaises d’une rare obscénité, même pour l’époque76.
La situation change quelque peu lorsque l’on passe d’une circulation manuscrite, confiden-
tielle et potentiellement contrôlée, à une diffusion imprimée et commerciale, c’est-à-dire en
théorie accessible à tous. Ce passage n’est pas immédiat et l’imprimé ne se substituera jamais
totalement à la diffusion manuscrite qui demeure, aux siècles suivants, une réalité matérielle
et même sociale, comme on le lit déjà dans la dédicace du Cymbalum Mundi [1537] à propos
de l’imprimerie,
lequel art (où il souloit apporter jadis plusieurs commoditez aux lettres), par ce
qu’il est maintenant trop commun, faict que ce qui est imprimé n’a point tant
de grace et est moins estimé que s’il demouroit encore en sa simple escripture,
si ce n’estoit que l’impression fust nette et bien correcte77.
Comme souvent avec l’apparition d’un nouveau medium, les usages anciens perdurent et l’on
a le sentiment que pendant une période assez longue, l’imprimerie a permis la circulation de
textes qui, plus tard, seront écartés ou mis à la marge de l’impression. Pour une part, cette
tolérance apparente du monde de l’impression au début du XVIe siècle traduit surtout la diffi-
culté de comprendre et maîtriser cette forme nouvelle de diffusion. Dès lors, le contenu des
imprimés, dans un premier temps, ne se distingue pas toujours de celui des manuscrits, en
particulier pour les textes obscènes. Recueil à bien des égards emblématique de la poésie
française, le Jardin de plaisance et fleur de Rhetorique [c. 1502] n’est pas seulement la col-
75 Sur les rébus picards, voir supra note 41. Voir les Devinettes françaises du Moyen Âge, en parti-
culier les p. 26-30 pour la description du ms Chantilly, Musée Condé 654 ; voir également les
p. 19-22 sur le contexte courtois. Leonard W. Johnson souligne avec raison que l’obscénité appa-
rente de certains textes constitue un aspect de la poésie courtoise (Poets as Players. Theme and
Variation in Late Medieval French Poetry, Stanford University Press, 1990, p. 279-287).
76 Voir l’édition de Richard Wexler, Antoine Bruhier. Life and Works of a Papal Composer, Turn-
hout, Brepols, 2014. En revanche, ces textes s’inscrivent dans la tradition italienne des poésies
carnavalesques et des frottole.
77 Bonaventure des Periers (?), éd. P. H. Nurse, Genève, Droz, 1999, p. 3. La nuance finale souligne
le principal intérêt de l’impression, celui d’une plus grande lisibilité. Pour le reste, ce point de vue
d’un familier de la reine de Navarre éclaire les pratiques éditoriales de poètes comme Saint-
Gelais et Jodelle.
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lection de poèmes courtois auquel on le réduit parfois ; on y trouve aussi des « contre-textes »
que l’on n’aurait peut-être plus osé imprimer vers le milieu du siècle :
Le trou du cul d’une nourrice
C’est le plus beau rondeau qui soit
En quelque maniere que ce soit
Il n’y croist saffren ny espice
Fors aucuneffois la jaunice
Que elle mesmes elle conçoit
Le trou du cul etc78.
C’est avec l’apparition de l’hérésie et la mise en place d’un régime de censure que l’on prend
conscience, me semble-t-il, que l’imprimé n’est pas le substitut mécanique du manuscrit. La
fameuse Pronostication des cons saulvaiges avec la maniere de les apprivoiser me paraît un
bon exemple de cette évolution : entre l’exemplaire publié à Lyon vers 1512 et l’édition
rouennaise des années quarante (les seules connues aujourd’hui), il est vraisemblable que
d’autres éditions ont été imprimées — dont celle évoquée en 1533 par le curé de Saint-André-
des-Arts en même temps que le Pantagruel79. C’est l’époque où l’impudeur devient la « mé-
tonymie de l’hérésie »80.
Genre au marge de la littérature, la chanson semble épargnée par cette évolution dans les
années quarante — il suffit de lire les recueils de chansons nouvelles publiés par Pierre At-
taingnant pour s’en convaincre. Après 1550 en revanche, période qui correspond à la fin de
l’activité éditoriale d’Attaingnant, à l’émergence de nouveaux éditeurs et de nouveaux com-
positeurs qui mettent en musique des poètes contemporains, on perçoit un changement en
partie masqué par les éditions d’anthologies de chansons « antiques » ou « anciennes » (quali-
ficatifs que l’on trouve dans les recueils publiés par Nicolas Duchemin). Voici par exemple
une chanson publiée par Janequin en 1540 dont on pourrait penser, en lisant l’incipit, qu’elle a
servi de support à une nouvelle composition de Thomas Crequillon en 1550 ; dans le détail,
on s’aperçoit que le texte a subi des modifications significatives81 :
Exemple éclatant de la difficulté croissante à imprimer des textes que l’on peut désormais
qualifier d’obscènes, la publication du Livret de folastries (Paris, Veuve Maurice de La Porte,
1553) constitue sans doute une date importante dans l’histoire de l’édition, et ce pour des
raisons qui tiennent au prestige de l’auteur (même anonyme, les contemporains ont reconnu la
plume de Ronsard) et au fait que l’excuse de la religion ne saurait être invoquée pour con-
damner le recueil. Pierre des Mireurs a beau s’indigner, dans sa lettre à Michel de L’Hospital,
que l’on puisse mettre sur le même plan l’inspiration des Folastries et celle des blasons ana-
tomiques — dont la dernière édition paraît l’année suivante à Paris — il est devenu à
82 Que la ville d’Anvers et la région aient alors été sensibles à la Réforme explique peut-être les
modifications apportées au texte. Le recueil de Duchemin propose quelques chansons un peu
lestes (« Un bon vieillard qui n’avoit que le bec » de Certon ; « Pour avoir fille en mariage » de
Marcadé), mais sans termes grossiers.
83 Voir la description du recueil dans F. Lesure et G. Thibault, Bibliographie des éditions d’Adrian
Le Roy et Robert Ballard (1551-1598), Paris, Société française de musicologie, 1955, n° 139. Je
cite d’après l’exemplaire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. Voir l’édition moderne
préparée par Jane A. Bernstein, The Sixteenth-Century Chanson ; vol. 8. Guillaume Costeley, Se-
lected Chansons, Garland Publishing, New York et Londres, 1989, n° 11. Selon le Dictionnaire
d’Edmond Huguet, « faire mitaine », c’est agir prudemment, et « faire de bourse mitaine » semble
signifier s’emparer du bien d’autrui (avec une connotation érotique dans l’exemple de Marot cité
par le lexicographe). Les nuances m’échappent (« chier dans le poing »), mais le vocabulaire est
bien scatologique.
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l’évidence difficile de confier à l’impression certains textes84. Après cette date, Ronsard re-
nonce d’ailleurs à la diffusion imprimée pour des poèmes désormais conservés en portefeuille
ou destinés à grossir la collection de « ramas » de ceux qui, tel Pierre de L’Estoile ou François
Rasse des Neux, se montrent friands de ces pièces clandestines le plus souvent manuscrites85.
JEAN-EUDES GIROT
UNIVERSITE DE VALENCIENNES
Equipe d’accueil « Sens, Textes, Informatique, Histoire : Atelier du XVIe siècle »
84 Sur la réaction de Pierre des Mireurs, je me permets de renvoyer au chapitre IV de mon essai
liminaire à l’ouvrage sur Ronsard et la musique Que me servent mes vers ; la lettre a été publiée
par Pierre de Nolhac, RHLF VI (1899) p. 351-361. Les manuscrits témoignent aussi parfois de
l’évolution de la sensibilité des lecteurs : certains passages du chansonnier Pixérécourt cité plus
haut ont visiblement été grattés — « Couilles de fer / Et vit de plomb / Et con d’acier ». Sur la
vogue des blasons, voir les Blasons anatomiques du corps féminin (éd. Julien Gœury), Paris,
Flammarion « collection GF », 2016.
85 Voir les trois sonnets recueillis par Pierre de L’Estoile (Œuvres complètes de Ronsard, éd. chro-
nologique par P. Laumonier, R. Lebègue et I. Silver, STFM, 1914-1974, t. XVIII p. 415-417). Sur
la poétique des « ramas », voir l’introduction de G. Schrenk à son édition du ms BnF Fr. 22565
qui rassemble des pièces recueillies par le chirurgien François Rasse des Neux (Recueil poétique,
Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 78-109).