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MONDIALISATION, TRAVAIL ET GENRE : UNE DIALECTIQUE QUI

S'ÉPUISE

Bruno Lautier

L'Harmattan | « Cahiers du Genre »

2006/1 n° 40 | pages 39 à 65
ISSN 1298-6046
ISBN 9782296005012
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Cahiers du Genre, n° 40/2006

Mondialisation, travail et genre :


une dialectique qui s’épuise

Bruno Lautier

Résumé
Cet article cherche à clarifier les relations entre trois questions : celle de
la mondialisation, celle du travail et celle du genre. Dans un premier temps
sont distinguées quatre formes principales de mondialisation, et est dis-
cutée la question de sa nouveauté, ainsique celle de savoir si le travail lui-
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même est mondialisé. L’article développe ensuite la relation travail-genre-
mondialisation : la mondialisation transforme de façon différenciée selon
le genre le rapport au travail ; mais, en retour, les formes de la mondiali-
sation sont étroitement dépendantes des rapports de genre au travail. Pour
finir est examinée la question de la pérennité d’une mondialisation qui
s’alimente de la prédation d’une sphère domestique qu’elle sature et épuise.

MONDIALISATION — TRAVAIL — DIVISION INTERNATIONALE DU TRAVAIL — SERVICES


— MIGRATIONS — LIBÉRALISME

Cet article développe la proposition très générale selon la-


quelle la mondialisation transforme de façon différenciée selon
le genre le rapport au travail ; mais en retour, les formes de la
mondialisation sont étroitement dépendantes des rapports de
genre au travail. En général, les analyses du rapport entre mon-
dialisation, travail et genre ne sont pas d’une tonalité optimiste :
la mondialisation est présentée comme un mouvement qui per-
met de surmonter les entraves limitant la violence de la mise au
travail capitaliste, entraves (juridiques ou autres) qui — quand
40 Bruno Lautier

elles existent — sont dépendantes d’un cadre national. La mon-


dialisation permet aux capitaux d’aller librement ailleurs, cher-
cher de la « chair fraîche » en jouant du chantage à l’emploi et
en ôtant aux États toute possibilité de maîtriser, ou même de
ralentir, le processus. La mondialisation apparaît alors comme
prioritairement préjudiciable à celles qui ont le moins de capa-
cité de résistance : les femmes.
Si cette vision est largement pertinente, elle est loin d’épuiser
la question de la dialectique : mondialisation-travail-genre. Car
la mondialisation est multiforme, et l’articulation de ses formes
est modifiée par sa marche même. Énoncer que les femmes sont
plus que les hommes « victimes » de la mondialisation ne peut
faire oublier que, à l’inverse, la mondialisation crée et « offre »
des emplois, même si la qualité de ces emplois ne vaut pas celle
des emplois détruits, et même si l’idée selon laquelle l’entrée
des femmes dans le travail salarié est en soi libératrice perd du
terrain 1. De plus, puisque les hommes sont très majoritairement
eux aussi victimes de la mondialisation, reste à montrer que la
domination masculine est renforcée par la mondialisation et que
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les hommes en sont les agents moteurs, ou seulement les inter-
médiaires.
Tenter d’éclaircir ce débat impose, tout d’abord, de démêler
l’écheveau des sens accolés au mot de mondialisation, ce que je
ferai dans une première partie, en partant d’une distinction entre
les quatre formes de la mondialisation pour ensuite poser la
question de ce qui constitue la nouveauté de la phase actuelle de
mondialisation. Dans une seconde partie, je chercherai à mon-
trer en quoi la mondialisation affecte différemment travail
féminin et travail masculin, pour me demander ensuite si ces
1
Ruth Pearson montre que ce qu’elle appelle « the Engelian myth » commence
à ne plus jouer sans problème son rôle de légitimation : « La participation des
femmes à l’économie monétarisée — que ce soit à travers l’emploi industriel
ou la production effectuée dans un cadre domestique de biens destinés au
marché mondial ou international, comme pour l’habillement ou les chaussures
de sport, ou encore à travers les activités de survie, commerciales ou de
service — ne permettra pas à elle seule aux femmes d’atteindre l’égalité et
l’empowerment » (Pearson 2004, p. 119). Le terme anglais d’empowerment, en
vogue dans les institutions internationales qui le traduisent par « habilitation »,
signifie capacité tout à la fois de mettre en œuvre de façon autonome ses
propres potentialités — capabilities — et de participer à la délibération politique.
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transformations connaissent des limites, ou si elles sont entrées


dans une logique incontrôlable et autodestructrice.

Sur la nature de la mondialisation

Partons d’une caractérisation empirique de la mondialisation :


elle n’est rien d’autre que le fait que des choses qui, auparavant,
circulaient peu, ou dans une partie seulement du monde, se
mettent à circuler désormais dans le monde entier. La mondiali-
sation n’est pas un sujet, elle est un processus, ou plutôt un
ensemble de processus. N’étant pas un sujet, la mondialisation
ne « veut » rien, elle « n’a intérêt » à rien. Les jugements moraux
n’ont alors guère d’intérêt en la matière : la mondialisation n’est
ni « gentille » ni « méchante ». Pourtant ces jugements moraux
abondent, chez ceux qui dénoncent la mondialisation comme
chez ceux qui en font un bilan « globalement positif ». Cette
moralisation de la question mène à la mise en exergue de vic-
times exemplaires (les ouvrières des zones franches chinoises,
les paysans sans terre brésiliens…) qui jouent, dans le débat sur
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la mondialisation, le rôle de bouc émissaire à rebours.
Les quatre circulations mondialisées
Les « choses » qui circulent mondialement me paraissent être
de quatre types. Ces quatre « mondialisations » (circulations
mondialisées) sont totalement différentes, même si elles sont à
l’évidence connectées : leurs déterminants, leurs formes et leurs
conséquences sont propres à chacune.
Les marchandises (matérielles et immatérielles)
La circulation mondiale des marchandises connaît quatre
formes : d’un côté, un modèle ancien (le Sud exportant des ma-
tières premières, le Nord des produits manufacturés). En second
lieu, un modèle de sous-traitance industrielle internationale, le
Sud (ou l’Est) effectuant les parties du processus de production
à fort contenu en main-d’œuvre peu qualifiée, et le Nord la
conception et éventuellement les parties à forte valeur ajoutée
par tête de la production (les vêtements sont dessinés en France,
le textile synthétique produit en Allemagne, les vêtements
fabriqués en Tunisie, etc.). En troisième lieu, un modèle de
42 Bruno Lautier

délocalisation industrielle complète : les radios ou jouets sont


conçus et fabriqués totalement en Chine, vendus en Europe. En
quatrième lieu, un modèle de sous-traitance internationale de
services « en ligne » : si vous téléphonez à votre assureur en
Angleterre, il aura un fort accent indien ; en France, un petit
accent marocain. Même si les statistiques sont confuses, puis-
qu’elles mêlent sous la catégorie de « services » des choses très
diverses 2, la vitesse des délocalisations des services augmente
indubitablement.
La plupart des représentations journalistiques de la mondia-
lisation réduisent ces mouvements à une extension à l’échelle
mondiale de la vieille division conception-exécution. Le Nord
conçoit et maîtrise, le Sud exécute et se soumet. On pourrait
dire la même chose, en forçant un peu le trait, des théories
récentes du « capitalisme immatériel » ou du « capitalisme
cognitif » 3, qui y ajoutent cet appendice théorique un peu exor-
bitant selon lequel seul le travail « immatériel » (stylisme, design,
conception, organisation, financement, marketing, etc.) produit
de la valeur. Or, les choses sont un peu plus compliquées : le
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niveau d’éducation s’élève au Sud, et les ingénieurs aussi y sont
bon marché : des multinationales de l’automobile états-uniennes
délocalisent au Mexique leurs centres de recherche ; les auto-
rités municipales de Chenaï et Bangalore ont tellement ouvert
d’écoles professionnelles d’informatique que la conception de
logiciels s’y fait désormais.
L’argent et la finance
L’argent, sous sa forme de finance, a — si l’on en croit
Braudel — toujours circulé mondialement (ce qui veut dire que

2
Selon le rapport de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce
et le développement) sur l’investissement dans le monde du 22 septembre
2004 (UNCTAD 2004, p. 89, 263 et 318), les services ont représenté, en 2002,
67 % des flux d’investissements transnationaux. Le même rapport précise que
« ce serait faire preuve d’un manque de clairvoyance que d’adopter des mesures
visant à garder à tout prix des emplois de services dans les pays d’origine ».
54 % de ces délocalisations se font cependant de pays développé à pays
développé, et l’Inde semble la seule « destination importante dans le monde
en développement ».
3
Cf. en particulier Michael Hardt et Antonio Negri (2000) ; André Gorz (2003) ;
Carlo Vercellone (2003).
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 43

la circulation de l’argent a toujours délimité le monde connu) ;


il n’est donc pas étonnant que la mondialisation financière soit
au cœur de la constitution des représentations magiques de la
mondialisation qui dominent. Les trente dernières années sont, à
l’évidence, marquées par une accélération des flux financiers
(totalement dématérialisés et informatisés), et par leur facilita-
tion institutionnelle (fin du contrôle des changes, possibilité
illimitée de rapatrier des profits, etc.). C’est sans doute l’écart
entre cet aspect immédiatement déterritorialisé de la circulation
financière et le fait que les deux points d’application de cette
circulation (le travail mobilisé par la finance d’un côté, les
bourses où se concrétise l’enjeu de la circulation : les profits ou
plus-values) restent, eux, bien marqués territorialement, qui est
à la base de tous les débats contemporains sur la mondialisation.
La mondialisation financière est en perpétuel état de
funambulisme, insaisissable et menaçante (« Si les Chinois
cessent d’acheter des bons du trésor américains, c’est la crise
mondiale » 4, etc.). Elle joue un rôle clé dans la représentation
de la mondialisation en général comme fatum : à la moindre
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revendication salariale, ou même à toute demande du simple
respect du droit, les « capitaux-hirondelles » (comme on dit en
espagnol) s’envolent. Le pouvoir d’État, même progressiste,
s’inscrit dans cette rhétorique de l’impuissance, alors qu’il a en
général organisé sa propre impuissance 5.
Rien n’est dit, ou fort peu, sur les rapports de la mondia-
lisation financière avec la division sexuelle du travail. L’argent,
dit-on, n’a pas d’odeur ; il est surtout asexué. Si l’on revient à

4
Cf. par exemple l’article de Niall Ferguson, professeur à Harvard, dans le
New York Times du 13 mars 2005 : « The Way we Live now : Our Currency,
Your Problem ».
5
Par exemple, alors que Lula (Luiz Inacio Lula da Silva, président de la
République brésilienne) avait promis dans son programme de gouvernement
(Programa de governo, 2002, São Paulo, 2002) de doubler le salaire minimum
dès la prise de fonction de son gouvernement, en janvier 2003, le ministre de
l’Économie (Antônio Palocci Filho), celui-là même qui avait coordonné la
Comissão de programa de governo, a clairement indiqué que cet objectif était
différé sine die du fait de la contrainte de diminution de la dette publique. Le
salaire minimum a néanmoins augmenté de plus de 40 % dans les deux années
suivantes.
44 Bruno Lautier

cette composante « magique » de la mondialisation 6, la mon-


dialisation financière en est l’aboutissement. Seuls quelques
reportages photo ou vidéo sont là pour nous indiquer parfois
que, derrière la finance qui s’amasse à Londres ou New York, il
y a, outre du pétrole, des femmes et des hommes au travail.
Les personnes (hommes et femmes)
La mondialisation se traduit par le déplacement et la migra-
tion de dizaines de millions de personnes, qui bougent parce
qu’elles travaillent, parce qu’elles ne travaillent pas et cherchent
du travail, ou pour d’autres raisons (quelques millions de réfu-
giés, par exemple). De ceux qui circulent mondialement au cours
même de leur travail, beaucoup le font depuis longtemps : marins
au long cours et aviateurs ; cadres « expatriés » ; consultants et
experts ; une nouvelle catégorie sous-payée et voyageuse est
apparue voici une vingtaine d’années : le personnel des ONG
(organisations non gouvernementales).
Les gens qui se déplacent pour trouver du travail le font de
plus en plus à très longue distance : les circuits « courts » et
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relativement clos (Algérie-France, Turquie-Allemagne…) ont
cédé partiellement la place à des trajets beaucoup plus longs,
erratiques et non prédéterminés (mis à part les cas très média-
tisés de « fuite de cerveaux » organisée, souvent à travers des
quotas : ingénieurs informaticiens indiens en Californie, méde-
cins maghrébins dans les hôpitaux français). Le plus important
est dans la nature de l’activité de travail exercée par ceux qui
ont migré : ce sont de moins en moins des activités agricoles 7
ou industrielles. Ce qui domine maintenant, ce sont des activités
de care, de « services personnels » de tout ordre, marchands le
plus souvent, mais parfois publics : gardes d’enfants, prostituées,
femmes de ménage, aides-soignantes et médecins, personnels
des maisons de retraite. Très majoritairement, ce sont des femmes
qui les effectuent.

6
Ce que Pierre Bourdieu appelait la « magie performative de l’institution »
(1982, p. 101).
7
Même si les activités saisonnières (récolte des fraises en Andalousie, des
oranges en Floride…) s’alimentent encore très majoritairement de migrants.
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 45

Dans certains cas, c’est le client de ces services qui migre :


des centaines de millions de touristes, pour quelques semaines ;
mais aussi des gens qui vont couler une retraite, heureuse ou
sordide, au soleil : Japonais en Andalousie, États-uniens au
Mexique ou aux Antilles.
Il y a, bien sûr, un rapport entre cette reconfiguration en
cours des migrations et les transformations de la division inter-
nationale du travail. Mais les causalités ne sont pas simples à
établir : d’un côté, les pays du Nord ont « moins besoin » de
faire venir sur leur sol des ouvriers et ouvrières fabriquant che-
mises et automobiles ; d’un autre, ils ont « davantage besoin »
de nourrices, femmes de ménage et prostituées à la peau
colorée. L’engouement des sciences sociales pour la circulation
mondiale des travailleuses du care est récent et spectaculaire. Il
ne doit pas faire oublier que, en termes purement quantitatifs,
les domestiques, prostituées, gardes-malades qui circulent mon-
dialement restent en nombre bien inférieur aux ouvrières, mises
au travail par la mondialisation et immobilisées par elle.
Les signes, symboles et normes
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Certains de ces signes sont très liés à des marchandises (la
publicité, la mode, les normes de qualité), d’autres peu (le sport,
la religion, l’art). La mondialisation est une cause de la mercan-
tilisation des signes (les émissions de télévision et les jeux olym-
piques se vendent dans le monde entier, et les télé-évangélistes
sont prospères), de même que la mondialisation est une consé-
quence de la mercantilisation (on trouve des supporters du Real
de Madrid de l’Argentine au Pakistan ; on ne peut en dire autant
de l’escrime ou du canoë, peu porteurs de marchés de « produits
dérivés »). Le débat sur la question de savoir si cette mondiali-
sation de la circulation des signes-marchandises joue un rôle
identique à celui qu’ont joué dans le passé les mondialisations
des idéologies religieuses est loin d’être tranché. Certes,
McDonald’s ou Nike produisent et imposent des normes morales
et comportementales, mais ces dernières ne sont pas pour autant
religieuses, pas plus que les valeurs véhiculées par les jeux élec-
troniques ; alors que les deux grandes formes de prosélytisme
religieux à l’échelle mondiale — l’islam « radical » et l’évan-
gélisme protestant, particulièrement pentecôtiste — sont à
46 Bruno Lautier

l’évidence accélérées par l’usage des canaux mercantiles de la


mondialisation.
Il n’y a pas, alors, de contradiction radicale entre la mondia-
lisation des signes liés à la mondialisation de la circulation des
marchandises et la mondialisation des autres types de signes
(particulièrement religieux). Même si l’islamisme radical, par
exemple, s’élève contre la culture mercantile du « grand Satan »,
cela n’empêchera pas les islamistes — hormis, sans doute, les
imams — de s’habiller de t-shirts et de chaussures de sport de
marques américaines (et fabriqués en Chine). Mais il n’y a pas
non plus de claire « division du travail » — les marques et
l’idéologie qui les accompagne pour les riches, le fondamenta-
lisme religieux pour les pauvres. Il y a bien une concurrence
entre deux systèmes de signes, concurrence qui se passe désor-
mais à un niveau immédiatement mondial (via les paraboles et
Internet), qui produit localement des formes syncrétiques et des
oppositions féroces et éphémères, sans qu’aucune prédiction sur
les modes de coexistence entre les deux systèmes de signes soit
réellement possible.
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Cette quatrième forme de la mondialisation est celle qui
polarise le débat politique, parce que, ici, le fatum semble moins
pesant ; il paraît possible de démonter un McDonald’s à Millau,
de faire un prêche « radical » dans une mosquée de la banlieue
londonienne ou d’exiger « de l’éthique sur l’étiquette », alors
que les ordinateurs qui relient les bourses sont inattaquables.
Mais la déconnexion du débat sur cette forme de la mondialisa-
tion du débat sur les trois autres formes est grosse de dangers :
soit l’enfermement dans l’anathème répétitif (« axe du mal »
contre « grand Satan ») ; soit la sous-estimation des capacités de
digestion syncrétique de signes qui sont celles du mouvement
de mondialisation 8 ; soit une hypervalorisation de « valeurs tra-
ditionnelles » qui peuvent être avant tout machistes ou féodales.

8
Par exemple, les jeunes filles yéménites, les plus longuement voilées du monde
musulman, portent souvent des jeans à la mode sous leur abaya ; et le
McDonald’s sans viande bovine marche bien en Inde.
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 47

La mondialisation actuelle est-elle nouvelle ?


La « mondialisation libérale » actuelle n’est pas la première :
depuis Alexandre le Grand, en passant par les conquêtes arabes,
les croisades, la conquête des Amériques, les Compagnies des
Indes, les époques de « mondialisation », touchant les quatre
aspects cités plus haut, ne manquent pas. Plus près de nous, la
période qui va des années 1860 à 1910 ne le cède en rien, pro-
bablement, à la période actuelle, si l’on prend pour indicateurs
la part de la richesse mondiale qui circule internationalement, le
nombre des migrants, l’internationalisation de la finance, le pro-
sélytisme religieux intercontinental, etc. Si l’on s’en tient aux
indicateurs quantitatifs, en définitive, seul l’argument de l’accé-
lération de la circulation est décisif pour aller dans le sens de la
nouveauté de la mondialisation 9.
Si l’on passe au registre qualitatif, on se heurte immédiate-
ment à l’obstacle du nominalisme, c’est-à-dire la question de
savoir si l’on appelle maintenant « mondialisation » des phéno-
mènes qui existaient antérieurement et étaient nommés autre-
ment. Les raisons en sont diverses : le devant de la scène
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pouvait être occupé par d’autres débats (l’affrontement Est-
Ouest ; les rapports centre-périphérie et l’impérialisme…) et
donc les problématiques dans l’analyse des mêmes phénomènes
différaient ; ou encore les mêmes phénomènes étaient vus sous
l’angle de leurs connotations positives, alors qu’il en est autre-
ment maintenant (par exemple, les « investissements directs à
l’étranger » étaient en France, jusqu’aux années 1990, vus plutôt
comme un signe positif de puissance industrielle. Depuis qu’on
les appelle « délocalisations », signe de perte d’emplois, on met
cela au compte de la mondialisation).
Néanmoins la question de savoir si la phase actuelle de
mondialisation est qualitativement nouvelle mérite sans doute

9
Certes, on retrouvait les lettres de change vénitiennes à Amsterdam, mais elles
mettaient trois semaines à arriver ; les esclaves à fond de cale étaient nette-
ment plus lents qu’un immigré en vol charter ; les épices orientales ont mis
deux siècles — un peu plus que le Coca Cola — à s’imposer en Europe ; on a
pu voir les attentats du 11 septembre 2001 en direct, et le tsunami du
26 décembre 2004 a été raté de fort peu.
48 Bruno Lautier

une réponse positive. Les indices qui vont dans ce sens sont au
nombre de trois.
 Le premier indice est celui des effets qualitatifs de l’accé-
lération de la circulation : en quinze ans, le Bangladesh (qui
n’exportait pas de vêtements dans les années 1980) est devenu
le premier fournisseur en t-shirts et chemises des États-Unis
(plus du tiers de leur consommation) ; mais, avec la fin de
l’accord multifibres et le déplacement des capitaux en Chine, il
est probable que d’ici cinq ans ne restera plus au Bangladesh
qu’un champ de ruines industrielles. La destruction de l’industrie
textile indienne par les Anglais avait pris un siècle et demi. On
pourrait multiplier les exemples dans d’autres domaines : IBM
vend, en quelques semaines, son activité de micro-ordinateurs à
une entreprise chinoise ; les héros de la jeunesse mondiale, foot-
balleurs ou personnages de film, ont une espérance de vie de
plus en plus courte ; et les guerres néocoloniales sont pro-
grammées pour durer un mois au plus.
 Le deuxième indice de l’originalité de la phase actuelle de
mondialisation est le caractère « libéral » de cette mondialisation.
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Ce mot a trois sens ; le premier, le plus commun, est que les
États n’en sont pas les principaux moteurs. La nouveauté de
cette caractéristique est à nuancer : l’empire de la VOC (la
Compagnie hollandaise des Indes) a bien été constitué par une
firme privée, les migrations de la fin du XIXe siècle et, précé-
demment, la plus grande partie de la traite négrière, n’ont pas
été des créations d’États. Mais, dans tous les cas, l’État et le
capital privé ne semblaient pas s’opposer. Quand l’État n’im-
pulsait pas le mouvement de mondialisation, il l’accompagnait,
le favorisait le plus souvent, en tirait généralement des béné-
fices. Dans la phase actuelle, les choses sont plus confuses.
Pour certains, « l’Empire » est totalement déterritorialisé 10 : la
mondialisation se fait sans les États, et même dissout ces derniers.
Pour d’autres, si presque tous les États n’ont plus aucune
maîtrise, voire même aucune influence sur le mouvement de
mondialisation, il en est encore un pour qui la mondialisation
reste un objet de gouvernement : les États-Unis 11.
10
Cf. Hardt et Negri (2000, particulièrement les chapitres II.5, III.4 et III. 6).
11
Cf. la virulente critique de l’ouvrage de Hardt et Negri par Boron (2003).
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 49

Le deuxième sens de l’idée de « mondialisation libérale » est


que ses déterminants sont purement capitalistes : faire le maxi-
mum de profits dans le minimum de temps. Cela ne veut pas
dire que la mondialisation soit exempte d’effets dans d’autres
domaines (les idées, les croyances, les droits et leur respect,
etc.) ; mais ceci ne serait pas recherché en soi, et le libéralisme
économique triomphant entraîne une mondialisation anarchique,
non maîtrisée et dévastatrice.
Le troisième sens (rarement souligné) de la « mondialisation
libérale » est le caractère « libre » du travail mis en jeu. Dans
toutes les phases précédentes de mondialisation, la mise au
travail, moment essentiel de la mondialisation, n’était pas de
façon dominante « libre ». Cela vaut, bien sûr, pour l’essentiel
des mouvements migratoires : la traite des esclaves, mais aussi
— plus tard — les millions de travailleurs européens « engagés »
qui ont peuplé les Amériques et l’Australie à la fin du XIXe
siècle, les coolies indiens et chinois transportés en Afrique du
Sud ou en Amérique centrale, etc. 12. Cela vaut aussi pour les
formes de mise au travail qui, dans les pays d’où partait le
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mouvement de mondialisation (l’Europe, pour l’essentiel), étaient
contemporaines de l’expansion mondiale du capitalisme. De nos
jours, dans le monde entier, plus besoin de chaînes, ni de coups,
ni de « cachot des noyades » 13 pour créer le travail. La liberté
règne vraiment.
 La troisième caractéristique nouvelle de la mondialisation
est la simultanéité et le degré d’articulation des quatre formes
de circulation citées plus haut. Quand on regarde les phases pré-
12
Cf. les très longs développements de Yann Moulier-Boutang (1998) sur cette
question.
13
Dans le premier chapitre de l’ouvrage de Simon Schama (1991), intitulé
« Le mystère du cachot des noyades », l’auteur raconte que, tout au long du
e
XVII siècle, existait à Amsterdam une maison de correction où l’on trouvait,
selon un visiteur de l’époque, une « maison d’eau qui sert à mater les garçons
qui ont refusé de travailler ». Dans une grande citerne, l’on ouvrait les robinets,
et les garçons en question étaient « placés avec une seule pompe, pour en
réchapper, ce qui les obligeait à travailler pour sauver leur peau » (p. 38).
L’efficacité de ce que Schama appelle (p. 43) une « expérience de persuasion
behavioriste administrée de sang-froid » reste incertaine. Amsterdam s’est re-
trouvée avec une accumulation (un « embarras ») de richesses inutiles, faute de
travailleurs disposés à travailler. La mondialisation moderne restait à inventer.
50 Bruno Lautier

cédentes de mondialisation, on est en face, chaque fois, d’un


grand décalage entre un mouvement de mondialisation qui initie
le processus, et des conséquences sur d’autres mouvements
largement décalées dans le temps, qui mettent très longtemps à
s’articuler au premier, et ce, imparfaitement. Par exemple, il est
vrai que les croisades ont eu des effets en termes de circulation
marchande et financière, mais tardifs, incomplets et souvent
contradictoires avec le mouvement religieux initial. Dans la
phase actuelle, on a l’impression que tout va de pair, tout est
cohérent dans une sorte de polyréciprocité des fonctionnalités.
C’est cela qui fait qu’on parle de la mondialisation comme des-
tin collectif. Non seulement il apparaît impossible de s’opposer
de façon organisée et efficace à la mondialisation, mais l’idée
même d’alternative perd tout sens. Il s’agit, au mieux, d’inflé-
chir (imposer des « core labour standards », pour reprendre le
langage du BIT (Bureau international du travail) en matière de
travail « décent ») ou de limiter les effets les plus indésirables
de la mondialisation (comme en matière d’environnement).
Le travail est-il mondialisé ?
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Beaucoup plus que l’activité même de travail, ce qui est
mondialisé, c’est un ensemble de déterminants du travail, qui
relèvent des quatre formes de circulation mondiale citées plus
haut. Pour l’essentiel le travail reste ancré territorialement.
Comme cela a été évoqué plus haut, peu de travailleurs
(quelques millions quand même) circulent mondialement, au
cours de, ou à cause de leur activité de travail : des cadres
supérieurs, une petite partie des domestiques, des prostituées,
des experts en « mission » (au nombre desquels les experts en
mondialisation que sont les fonctionnaires internationaux et les
diplomates), des militaires, quelques techniciens supérieurs. La
division internationale des collectifs de travail progresse rapide-
ment, sans pour autant élargir beaucoup la part de leurs membres
qui circulent. D’un côté, la traditionnelle division conception-
exécution s’étend (concepteurs au Nord, fabrication au Sud). De
l’autre côté, l’exécution proprement dite peut être fractionnée
entre firmes sous-traitantes et donneuses d’ordre juridiquement
distincts et situés à des milliers de kilomètres. Les progrès dans
les télécommunications ont multiplié les exemples dans les
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 51

services (même si le poids des facteurs linguistiques et des réfé-


rents culturels ralentit fortement le processus) : des Espagnoles
qui recopient les « pages jaunes » d’un annuaire de France
Télécom ; des contrats d’assurance anglais traités en Inde ; du
démarchage publicitaire provenant de milliers de kilomètres, tant
du client potentiel que du lieu de vente, des livres et articles de
revues écrits à Bagdad, édités en France et imprimés en Espagne,
etc. Mais, malgré tout, le travail reste ancré territorialement ; et,
quand cet ancrage se rompt, les travailleurs restent, sans travail.

La mondialisation,
transformatrice des rapports entre genre et travail

Images empiriques de la relation travail-genre-mondialisation


Le débat sur le thème travail, mondialisation et genre est for-
tement encombré d’un a priori qu’on pourrait résumer ainsi : la
mondialisation est une exacerbation des tendances du capitalisme ;
celui-ci étant plutôt néfaste — au moins dans ses conséquences
sur le travail — et plutôt plus néfaste pour les femmes, il y a
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tout à parier que la mondialisation est très néfaste pour celles-ci.
Les femmes sont donc les victimes privilégiées de la mondia-
lisation.
Cette idée commune s’appuie sur des images et des évidences :
images des usines ultratayloriennes chinoises d’électronique ou
de jouets, où des milliers d’ouvrières alignées et immobiles
montent en silence nos biens de consommation ; évidence jour-
nalistique des reportages qui décrivent des semaines de travail
de 75 heures payées 15 €, des ouvrières de 16 ans dormant au
pied de leur machine. À ces évidences, de doctes économistes
opposent que, pauvres ou pas, ces ouvrières sont quand même
moins pauvres que les millions de paysannes et de chômeuses
qu’on ne voit pas sur les photos ; et qu’il faut bien que les 9 %
de croissance du PIB chinois viennent de quelque part.
Posé dans ces termes, ce débat ne peut que mener à la ré-
affirmation de positions morales a priori. Il a en outre l’in-
convénient de limiter la question de la mondialisation à celle
des industries produisant pour l’exportation. Une autre position,
moins réductrice, voit dans l’égalité entre les sexes non pas une
52 Bruno Lautier

conséquence (malheureuse) de l’extension mondiale du capitalisme,


mais une condition essentielle de la perpétuation de la croissance
économique, qui à son tour vient réactiver les inégalités entre
sexes 14. Pour tenter d’élargir un peu ce débat, je commencerai
par identifier empiriquement des formes de travail très liées à
la mondialisation qui sont plutôt féminines, et d’autres plutôt
masculines.
La production industrielle et ce qui l’accompagne
Les femmes sont très majoritaires dans un certain nombre
d’activités de production industrielle manufacturière directement
déterminées par la mondialisation, qu’il s’agisse de production
complète d’un bien à destination de l’exportation (généralement
dans le sens Sud-Nord : vêtements, chaussures, jouets, électro-
nique de grande consommation, ustensiles ménagers…) ou de
production d’un « segment » seulement (dans le cadre de la
sous-traitance internationale : pièces détachées d’automobiles
ou de matériels électriques par exemple). La mondialisation n’a
que très peu affecté les formes « traditionnelles » de la division
sexuelle du travail. Non seulement, la division conception-
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exécution reste largement une division sexuelle, mais cette der-
nière évolue très peu selon le type de produits : les biens inter-
médiaires (sidérurgie, chimie lourde, matériaux de construction),
les machines, mais aussi certains biens de consommation (les
meubles) restent de façon très dominante fabriqués par des
hommes, sans parler du BTP (Bâtiment – Travaux publics) ; et
leur circulation est moins « mondialisée » que celle des biens
produits principalement par des femmes. Un autre type de
division sexuelle de travail lié à la mondialisation évolue lui
aussi assez peu, mais évolue quand même ; à savoir que même
si le Nord continue à exporter vers le Sud plutôt des biens
produits par des hommes, et inversement (les produits du Sud
importés par le Nord étant plutôt fabriqués par des femmes), il
commence à y avoir de sérieuses brèches dans ce modèle : les
ordinateurs fabriqués au Sud (Est) sont très majoritairement fa-
briqués par des femmes (et beaucoup d’ordinateurs restent des
moyens de production) ; de plus en plus de biens intermédiaires
14
Cf. Lourdes Benería et al. (2000, p. 11) : « L’inégalité de genre peut sti-
muler la croissance et la croissance peut exacerber l’inégalité de genre ».
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 53

fabriqués au Sud, mais par des hommes, sont exportés au Nord


(acier et métaux divers, produits de la chimie lourde…).
La tendance globale est néanmoins indéniable : les produits du
travail industriel des femmes voient leur circulation s’accélérer
à l’échelle mondiale, beaucoup plus que les produits fabriqués
par des hommes. Les raisons généralement avancées sont, d’une
part, que le travail féminin est moins onéreux pour l’employeur
(le différentiel de salaires entre hommes et femmes étant sup-
posé supérieur au Sud à ce qu’il est au Nord), et, d’autre part,
que les réquisits en niveau de qualification pour la fabrication de
ce type de produits sont moins élevés que pour les produits fa-
briqués par des hommes. Mais, une fois de plus, « l’explication »
n’en est pas une, puisqu’on postule la naturalisation de la
faiblesse des salaires des femmes pour en tirer la conséquence
que, in fine, ils ne peuvent qu’être inférieurs.
La production de services aux entreprises
et les marchandises immatérielles
À cette circulation de biens est associée une intense circula-
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tion de signes (modes, design, normes techniques et certifi-
cations, etc.) sous contrôle plutôt masculin, et aussi une forte
circulation financière (les « investissements directs à l’étranger »)
là aussi sous contrôle largement masculin. Les « gens » qui
circulent, cadres commerciaux, ingénieurs des donneurs d’ordre…
sont des hommes, pour l’essentiel. Ils négocient entre hommes,
avec les cadres et patrons des entreprises de production, les
prix, les marges, les quantités, les délais. Les activités bour-
sières, le crédit bancaire, les relations avec le commerce d’aval
sont également des champs où se déploie le pouvoir masculin,
où les mauvaises capacités de négociation du chef des ventes
auront pour répercussion l’accélération du rythme de travail de
celles qui — mondialisées et immobiles — devront fabriquer
plus vite et moins cher.
Les femmes sont très majoritaires dans les activités de
services liés à la production marchande mondialisée et qui sont
elles-mêmes mondialisées : assurances, démarchage publicitaire,
codage et saisie informatique de données, etc. Comme dans la
production de biens industriels, la division conception-exécution
a tendance à s’élargir ; là aussi, les cadres et ingénieurs sont très
54 Bruno Lautier

majoritairement des hommes, qui circulent. Même si les femmes


sont très nombreuses, elles sont très rares dans l’organisation et
la décision des flux internationaux : les femmes « opératrices »
immobiles parlent au monde entier via Internet. On vérifie que
le couple féminisation-taylorisation fait mieux que résister à la
mondialisation. L’élévation du niveau d’éducation des jeunes
femmes depuis vingt ans, spectaculaire en Asie du Sud, dans le
Maghreb, et, bien sûr, en Amérique latine, permet de délocaliser
vers elles des activités de services taylorisées, mais requérant
un niveau « intermédiaire » d’éducation. L’élévation du niveau
d’éducation dans un contexte de mondialisation mobilise les
hommes et immobilise les femmes.
Dans toutes les activités culturelles mondialisées (cinéma,
télévision, musique), qu’on classe dans les activités de services
et qu’il vaudrait mieux appeler marchandises immatérielles, les
hommes contrôlent et décident la nature et la destination des
marchandises-signes. Mais la séparation conception-exécution
est sans doute moins marquée ici qu’en matière de production
industrielle ; les collectifs de travail, moins hiérarchisés et plus
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mobiles, reproduisent moins brutalement que dans d’autres
domaines la correspondance entre division sexuelle du travail et
mobilité/immobilité esquissée plus haut. Il serait cependant sans
doute excessif d’y voir le signe d’une postmodernité appelée à
gagner toutes les autres sphères de la circulation mondiale.
Les services personnels et le care
Ici, contrairement à la production des marchandises matérielles,
il y a une corrélation étroite entre mondialisation de la circu-
lation marchande et financière et la circulation des personnes.
Cette dernière, pour des motifs de travail, est principalement le
fait de ce type d’activités, et très majoritairement féminine.
Certes, il y a des exemples ponctuels de femmes qui circulent
au cours de leur activité de travail, à l’instar des cadres
mondialisés (certaines domestiques, par exemple) ; mais, très
majoritairement, il s’agit de personnes (plutôt des femmes) qui
circulent mondialement avant leur activité de travail, pour
travailler, et non au cours de leur travail. Bref, c’est le modèle
du migrant européen en partance pour l’Amérique il y a cent
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 55

vingt ans 15, avec quelques changements : on ne part pas pour pro-
duire, mais pour servir… Les déterminants macroéconomiques,
ou même politiques, n’ont ici rien d’évident : les déplacements
internationaux de capitaux, les questions de compétitivité et de
droits de douane n’ont en apparence rien à faire ici. La mon-
dialisation semble être sans autre déterminant qu’elle même, et
la forme être son propre contenu.
Les femmes sont hégémoniques parmi les prestataires de
services aux « ménages » (care) qui circulent mondialement :
domesticité sous toutes ses formes (à demeure, femmes de
ménage, nourrices) ; infirmières ; gardes-malades et « agents de
service » dans les maisons de retraite, etc. Le cas français (un
lien fort avec la législation sur l’immigration et le regroupement
familial) ne semble pas la norme (qu’on pense aux Mexicaines
aux États-Unis ou aux Philippines partout dans le monde). Cette
circulation mondiale liée à l’activité de travail est très différente
des autres : on n’a guère de redoublement de la circulation
féminine par une circulation masculine qui suivrait un clivage :
cadres hommes-opératrices, concepteurs-exécutantes, etc. Les
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hommes sont tout bonnement absents.
Cette dernière particularité incite à faire l’hypothèse suivante :
dans la plupart des pays du Nord, les activités de care se sont
peu à peu professionnalisées — tout en restant très féminisées.
La filiation entre le travail domestique et les activités de care
reste forte : naturalisation du caractère « féminin » de ces tâches ;
exigence de disponibilité permanente ; dévalorisation symbolique
et économique (niveau de salaire, contenu des conventions
collectives quand elles existent, etc.). Mais cette liaison se dis-
tend depuis deux ou trois décennies, pour des raisons multiples :
mouvements sociaux de femmes posant explicitement cette
question ; action volontariste des pouvoirs publics soucieux que
les activités de care permettent de « libérer » la main-d’œuvre
féminine et de mettre les femmes au travail ; ou tout bonnement
impossibilité de trouver une main-d’œuvre féminine nationale

15
Et qui demeure quand même pour bon nombre d’hommes : Mexicains fran-
chissant la frontière du Nord, Chinois endettés entassés dans des containers,
Africains s’embarquant vers les Canaries et Lampedusa sans vraiment savoir
ce qui les attendra à l’arrivée.
56 Bruno Lautier

acceptant les conditions de salaire et de travail en vigueur. La


« professionnalisation » — qu’on peut repérer par la diplômisa-
tion des compétences, la spécialisation, la production de normes
légales concernant le travail, la constitution de carrières pro-
fessionnelles — entraîne une élévation du coût, mais aussi la
disparition partielle de la disponibilité permanente et de
certaines formes de soumission. La mondialisation de la cir-
culation des femmes qui exercent ces activités permet alors de
déprofessionnaliser et « re-domesticiser » les activités de care,
en s’appuyant sur la précarité juridique, la stigmatisation et le
racisme, mais aussi sur la baisse des budgets sociaux, sinon la
production délibérée d’une pénurie de services publics. Comme
dans le cas de la sous-traitance industrielle, la mondialisation
apparaît comme un mode de régulation du capitalisme contem-
porain.
L’emballement de la pompe
L’emploi, comme on le sait depuis bientôt trente ans, fonc-
tionne comme une « pompe aspirante-refoulante » 16. Ce qui a
intéressé chercheurs et « décideurs », dans cette métaphore,
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c’est l’explicitation d’un paradoxe : plus on crée d’emplois,
plus on crée de chômeurs, puisque le jeu est à trois (population
occupée, chômeurs, population « inactive »). Les emplois créés
« pompent » dans une population inactive et, au bout de quel-
ques années, du fait aussi bien de l’impossibilité de tenir des
cadences de travail épuisantes que de l’impossibilité de mobilité,
rejettent dans le chômage des travailleuses prématurément usées.
Même si les « réserves » de main-d’œuvre féminine semblent
incomplètement épuisées en France, la menace est bien présente.
Le workfare (la remise à l’ouvrage des chômeurs « inemployables,
trop aidés et paresseux ») n’est guère efficace (même au Royaume-
Uni), et l’on prend conscience que le modèle de la « pompe
aspirante-refoulante » est massivement pertinent : on ne re-pompe
pas deux fois la même eau.

16
On doit à Robert Salais (1977) d’avoir popularisé pour la première fois cette
métaphore. L’exemple choisi était celui de la création de grands commerces
dans l’ouest de la France.
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 57

La mondialisation peut être interprétée comme un emballe-


ment de plus en plus frénétique de ce mécanisme. Le capita-
lisme européen, puis nord-américain, avait fonctionné selon une
séquence lente : 1) On pompe, on mobilise, pendant deux ou
trois siècles, majoritairement des hommes (paysans expropriés,
artisans ruinés) 17 ; les besoins en main-d’œuvre s’accroissant
au moment où se développe l’industrie textile, ce sont des
femmes, jeunes (car elles ne vivent pas vieilles) que l’on enrôle.
Résultat : paupérisme, menace d’extinction de la poule aux œufs
d’or, révolte des canuts et révolutions de 1848. 2) On « fixe »
dans le salariat : paternalisme industriel d’un côté, philanthropie
privée de l’autre, puis « État social » ; on crée les bases d’une
mobilité régulée à l’intérieur du salariat. 3) Durant les « trente
glorieuses », « tout baigne » : la productivité croît rapidement,
l’abaissement de la durée du travail (hebdomadaire et au long
de la vie) est rapide, et, en même temps, on assiste à une
absorption contrôlée des dernières réserves (trois quarts des
paysans et trois à quatre millions de femmes jeunes en France).
4) Vers la fin des années 1970, tout ça commence à se gripper :
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la mobilité se bloque, ce qui ne signifie rien d’autre que la
pompe qui rejette des sidérurgistes de 50 ans à Longwy n’en
fait pas des caissières de supermarchés à Nantes ; la socialisa-
tion des coûts de fonctionnement du mécanisme, jusque-là in-
contestée, se mue en « crise de l’État-providence » (non seule-
ment les gens vivent de plus en plus vieux, mais en plus ils
veulent être bien soignés et avoir une retraite décente) ; malgré
les espoirs mis dans la robotisation, relayés par l’intensification
du travail, les « effets de structure » (la tertiarisation de l’emploi)
font que les hausses de productivité sont insuffisantes.
La mondialisation libérale émerge, à la fin de cette histoire, à
la fois comme solution (à la crise du capitalisme) et comme
problème. Deux pistes de réponse à cette question du rapport
entre crise globale et mondialisation peuvent être discernées,
me semble-t-il :

17
Ce qui n’était quand même pas si facile ; outre le « cachot des noyades », il
a fallu pendre ou enchaîner quelques centaines de milliers de rétifs. Cf. par
exemple à ce propos Bronislaw Geremek (1987).
58 Bruno Lautier

 La première piste émerge de la philosophie économique, et


séduit beaucoup de chercheurs « critiques » : le travail immatériel,
qui est en même temps mise en œuvre d’un capital immatériel
par le travailleur-entrepreneur en lui-même, est la seule activité
réellement productrice de valeur 18. Le moyen principal de la
sortie de crise est la subversion totale des fondements du capita-
lisme, les mécanismes de création de valeur (ou de survaleur) ;
désormais, seul le travail « immatériel » crée de la valeur (et pas
n’importe lequel, la garde d’enfants ou le commerce n’en
semblent pas faire partie). Le reste, même « indispensable » et
« dominant du point de vue quantitatif » est « rejeté à la
périphérie ». Mais quelle périphérie ? La Chine et le Nicaragua ?
les banlieues du Nord de Paris, où vivent, justement, les gardes
d’enfants et les caissières de supermarchés ? À faire des seules
activités de création intellectuelle et de conception le lieu de la
création de valeur, ces thèses ravalent tout le reste dans un
gigantesque amalgame où se mêlent ouvriers produisant sans
invention des biens de consommation, paysans et travailleurs
sociaux, domestiques et enseignants… On a l’impression que
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tout ça (95 % de la population au travail, quand même) n’est
qu’une énorme masse de « soutiers » du capitalisme new-look
qui, comme par hasard, sont majoritairement des « soutières ».
Cette thèse dessine une cartographie des activités sociales où
celles qui « produisent de la valeur » sont à 90 % exercées par
des hommes, et celles qui sont « subalternes » à 60 ou 70 % par
des femmes. Ceci est peut-être pertinent dans ce cadre logique,
mais encore faudrait-il en exprimer les implicites. Le premier
est que toutes ces activités « subalternes » n’impliquent aucune
créativité, ou du moins aucune qui mène à la création de valeur.
Le deuxième est que les femmes sont, presque sans exception,
« re-domesticisées », ne pouvant plus être pensées que comme
« au service de… », de deux façons possibles : productrices de

18
Cf. plus haut, note 3. C’est sans doute André Gorz qui va le plus loin dans
cette voie ; il écrit, par exemple (2003, p. 17) : « La fourniture de services, le
travail immatériel, devient la forme hégémonique du travail, le travail matériel
est envoyé à la périphérie du procès de production ou est carrément exter-
nalisé. Il devient un “moment subalterne” de ce procès, bien qu’il demeure
indispensable et même dominant du point de vue quantitatif. Le cœur de la
création de valeur est le travail immatériel ».
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 59

care, géographiquement proches des « vrais » producteurs de


valeur (migrantes depuis le bout du monde ou depuis les péri-
phéries urbaines, ou les deux à la fois) ; et ouvrières d’usine,
produisant des vêtements, des pièces détachées d’automobile, des
télévisions sans (les pauvres !) aucune imagination. Le troisième
implicite est que les anciennes théories de l’impérialisme, des
relations « centre-périphérie »… sont complètement brouillées :
si seul « le Nord » produit de la valeur nouvelle, c’est « le Sud »
qui exploite « le Nord ». Mais c’est néanmoins de plus en plus
au Sud — même caché derrière les murs des zones franches —
que le travail se fait. Alors ?
Dans cette vision théorique, la mondialisation est, effective-
ment, une des voies de la sortie de crise du capitalisme, non pas
en elle-même, mais parce qu’elle accompagne et permet le
double recentrage des activités « réellement » productrices de
valeur : recentrage sur le travail immatériel, et sur les territoires
« du Nord ». Le coût théorique semble énorme, dont un des
aspects est une brutale régression dans la façon de penser la
relation travail-genre.
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 Une vision théorique alternative serait de repartir de l’idée
de « pompe aspirante-refoulante », mais en la situant cette fois à
l’échelle mondiale. La mondialisation, dans l’articulation de ses
quatre formes évoquée plus haut, offre toutes les conditions de
l’emballement de cette pompe.
Si l’on examine attentivement l’évolution, depuis une ving-
taine d’années, du rapport mondialisation-mise au travail, la
première impression est celle d’un capitalisme prédateur, ana-
logue au colonialisme minier de la première moitié du XXe
siècle. Mais, dans ce cas, l’articulation capital privé-intervention
de l’État était forte : l’État fournissait tout (routes, énergie,
éducation…) tandis que le capital privé extrayait et exportait. À
la fin du siècle et au début du suivant, les différences sont
grandes : l’État fournit non pas tout, mais juste ce qui est né-
cessaire (routes de l’usine au port ou à l’aéroport ; énergie pour
les usines ; quelques formations techniques intransférables).
Pour le reste, il se fait discret : peu ou pas de droit du travail ;
peu ou pas d’impôts ; et — toujours — liberté d’allers et venues
des investissements et des profits.
60 Bruno Lautier

Le fond de l’affaire est considéré comme une « ressource


naturelle » : la main-d’œuvre. Pas si naturelle que ça, d’ailleurs.
Un passé « socialiste », exorcisé sinon oublié, a du bon, car il
offre à la fois un bon niveau d’éducation (la Chine vaut mieux
que l’Inde, la Tchéquie n’est pas mal ; pour Cuba, on attend), de
santé, voire de logement. Et le socialisme a habitué les femmes
au travail. La fin du socialisme a cet avantage de créer une
réserve de main-d’œuvre en friche, mais qui ne demande qu’à
être rapidement mobilisée. Là où le socialisme reste inconnu, où
« l’informel » est depuis longtemps la norme (l’Afrique sahélienne
ou centrale par exemple), inutile d’investir : pomper la
« ressource naturelle » pour la faire travailler sur place serait
bien trop coûteux. Il est plus simple et efficace de la laisser
venir tenter de s’adonner aux activités de care dans les anciennes
métropoles (les nouvelles formes du darwinisme social engen-
drées par le contrôle de l’immigration feront que seul(e)s les
plus productifs, productives, arriveront jusqu’à nous).
Mais c’est là que cette logique s’emballe, c’est-à-dire que le
raccourcissement des séquences temporelles la rend auto-
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destructrice. Quand, il y a quarante ans, Citroën s’implantait
dans la banlieue de Rennes pour y embaucher les jeunes fils ou
filles d’agriculteurs menacés d’extinction, il s’agissait d’un projet
pluridécennal. La durée de vie de l’investissement était plus ou
moins coordonnée avec la lenteur des changements sociaux qui
ont fait que, à la deuxième génération, le refus massif du
taylorisme a pu, tant bien que mal, se combiner avec des chan-
gements techniques et une mobilité sociale intergénérationnelle.
À Maurice (qui a inauguré le modèle), puis au Mexique et en
Tunisie, puis en Amérique centrale et au Bangladesh, tout cela
s’accélère : on « pompe » et on refoule, de plus en plus vite. La
durée de vie d’un investissement, qui était calculée pour être de
vingt, puis de dix ans, est maintenant prévue pour être de cinq
ans, voire moins. Cela est accentué par la décentralisation des
investissements : il y a vingt ans, on construisait les usines de
sous-traitance dans les grandes agglomérations ; la main-d’œuvre
(souvent jeune, féminine) pouvait « tourner », épuisée ou rejetée.
Dans de nombreux pays, depuis le milieu des années 1990, les
usines « à la campagne » ont semblé plus rentables : salaires
inférieurs, monopole de l’embauche, absence de syndicats, pré-
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 61

venances du pouvoir local. Mais, si la pompe aspire plus vite,


elle rejette encore plus vite. Au bout de cinq ans (voire moins),
le « gisement de main-d’œuvre » est épuisé 19. Les campagnes
se couvrent de friches industrielles (pourquoi se donner la peine
de démonter une usine amortie depuis longtemps ?) ; l’éco-
nomie informelle est censée récupérer les rejets de la pompe,
comme si l’économie informelle avait une quelconque auto-
nomie économique 20.
La question qui se pose actuellement est celle de la pérennité
d’un système en voie d’emballement. Quelques signes en font
douter. L’un d’entre eux, récent (début 2005) est la fin de
« l’accord multifibres » couplé à l’entrée de la Chine dans
l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Que restera-t-il
des industries du vêtement supposées motrices d’une vingtaine
de pays dans le monde, qui ne se sont développées qu’en
accélérant sans cesse l’incorporation et le rejet d’une main-
d’œuvre majoritairement féminine et jeune, où la proportion de
jeunes femmes chefs de famille dépasse parfois 35 %, sans
aucune perspective d’emploi une fois que leurs entreprises auront
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fermé ? La grande différence introduite par la mondialisation
est l’absence totale d’instance de régulation de la « pompe ».
Les tentatives de régulation ont trait aux règles du commerce
(qui ne concernent que la qualité des produits et les formes de la
concurrence), les règles « minimales » du travail ; jamais les
processus qui mettent les gens au travail, et encore moins ceux
qui expulsent les gens du travail.
La dernière grande prophétie catastrophiste sur la manière
dont l’économie mondiale capitaliste fonctionnait d’une façon
essentiellement autodestructrice, celle de Rosa Luxemburg (1913),
date de près d’un siècle et s’est révélée en partie fausse. Menacé
de mourir d’épuisement et de saturation, d’incapacité à trouver
de nouvelles zones vierges, le système que Rosa Luxemburg ne
nommait pas « mondialisation » a bricolé de façon douloureuse

19
Le modèle économique sous-jacent à ce raisonnement, reposant sur ce que
j’ai appelé une « rente d’exploitation », a été exposé dans Lautier (1998,
2e partie).
20
J’esquisse à grands traits des idées que j’ai déjà développées par ailleurs,
par exemple dans Lautier (2004).
62 Bruno Lautier

ses solutions : deux guerres mondiales, la crise de 1929, etc.


Cahin-caha, tout ça est reparti, sans que, semble-t-il, nul ne
prenne garde que les causes de l’inquiétude des années 1910
demeuraient : le capitalisme ne fonctionne que sur la base de la
prédation d’un « extérieur », qu’il peine de plus en plus à ren-
contrer vierge, ou à reconstituer. Certes, il reste encore quelques
centaines de millions d’Indiens et de Chinois à « mobiliser » ;
quelques jachères sont préservées (Asie du Sud-Est, Afrique
australe). Mais, globalement, les indices de saturation sont à
nouveau là.
L’effet principal de la mondialisation actuelle, en effet, est
qu’elle agit simultanément, et de façon accélérée, sur ses deux
« extérieurs », la sphère domestique, et l’extérieur « géographique ».
Jusque-là, le capitalisme mondial a joué alternativement sur ses
deux extérieurs, reconstituant la famille en Europe alors qu’il
conquérait l’Asie et l’Afrique, puis « re-virginisant » ses anciennes
colonies alors qu’il incorporait les tâches reproductives (après
les avoir déléguées partiellement à l’État) dans une logique
marchande.
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Derrière la dialectique du genre et du travail, c’est tout ce
schéma délirant qui se joue. L’articulation et la mise en phase
des quatre formes de la mondialisation évoquées au début de ce
texte créent de l’irréversibilité : quand un pays, une région, sont
« entrés dans la mondialisation », les modes de consommation
sont transformés, le blé a remplacé le mil, des gamins sont prêts
à assassiner pour une paire de Nike. Quand l’usine Nike (ou une
autre) partira, le reste demeurera. L’accélération des phénomènes
d’individuation débouche sur l’amenuisement des solidarités
intrafamiliales, la hausse de la proportion des femmes chefs de
famille, des comportements migratoires bouleversés, mais aussi
la prise de conscience impuissante des dégâts irréversibles des
politiques libérales en matière sociale. L’obsolescence ultra-
rapide de zones de production délaissées aussitôt que portées au
nues laisse alors « sur le carreau » des centaines de millions de
personnes : les deux tiers de l’Afrique, certes, mais aussi une
grande partie de la Chine elle-même 21, de l’Inde, de l’Asie

21
On a un peu trop tendance à voir l’industrie chinoise à travers l’exemple des
zones franches du Sud ; dans les vieilles régions industrielles du Nord, comme
Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise 63

centrale, de l’Amérique andine. La « bonne gouvernance » que


l’on prône à ce qui reste des États pourrait être ainsi résumée :
« Nous, on s’en va ; mais prenez soin de bien gouverner le
désastre qu’on vous laisse ».
* *
*
Les effets de la mondialisation vont bien au-delà d’une
exacerbation des tendances passées, en matière d’assignation
des hommes et des femmes à des types de travaux. Ce qui se
passe sous nos yeux est bien une reconfiguration importante et
rapide de la division sexuelle du travail à l’échelle mondiale,
dont les aspects strictement économiques (le coût de travail en
particulier) sont loin d’être l’unique déterminant.
Ces changements peuvent être interprétés comme la perpé-
tuation d’une tendance longue (la mondialisation renforce les
inégalités et donc les inégalités hommes-femmes), mais ils sont
bien plus que cela. La mise au travail salarié de centaines de
millions de femmes dans un laps de temps très court à l’échelle
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historique, dans des activités très diverses (allant du care dans
les métropoles du Nord, au sweating system le plus barbare,
ignoré ou dénoncé avec commisération au Sud) n’est pas un
avatar parmi d’autres d’une mondialisation triomphante, mais
en est l’aboutissement. Il ne s’agit pas d’une phase transitoire,
les femmes étant en quelque sorte le « maillon faible » de la
résistance à la mondialisation, et l’évolution de leur travail ne
faisant que préfigurer celui des hommes. Dans les phases anté-
rieures de mondialisation, les problèmes purement économiques
semblaient résolus par la mondialisation économique elle-même.
Un seul problème subsistait : la soumission de l’ordre domes-
tique. Et ce seul problème, en imposant au capitalisme de le
contourner, permettait de « relancer la machine ». Désormais, il
n’y a plus de problème : la mondialisation crée de l’emploi, et
assez de richesse pour qu’on puisse en redistribuer une part aux

Shenyang, les conglomérats sont démantelés et vendus aux ferrailleurs (à part


quelques entreprises viables bradées à des fonctionnaires affairistes), tout
« l’État-providence » qui relevait en fait des entreprises tombe en ruines, et les
municipalités gèrent tant bien que mal une pauvreté galopante. Cf. Antoine
Kernen (2004).
64 Bruno Lautier

pauvres qu’on a engendrés. L’ordre domestique est en voie


d’être soumis à l’ordre économique, totalement instrumentalisé.
La mondialisation immobilise ceux qui doivent être immobiles,
fait circuler ceux qui doivent circuler, use et rejette les uns et les
autres. Le problème est mort ; les solutions aussi.

Références

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du Moyen Âge à nos jours. Paris, Gallimard « Bibliothèque des
histoires ».
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Paris, Galilée « Débats ».
Hardt Michael, Negri Antonio (2000). Empire. Paris, Exils « Essais ».
Kernen Antoine (2004). La Chine vers l’économie de marché. Les pri-
vatisations à Shenyang. Paris, Karthala.
Lautier Bruno (1998). « Pour une sociologie de l’hétérogénéité du
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tions du travail », avril-juin.
— (2004). L’économie informelle dans le tiers monde. Paris, La
Découverte « Repères » [2e éd.].
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Vercellone Carlo (ed) (2003). Sommes-nous sortis du capitalisme
industriel ? Paris, La Dispute.

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