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92 Connection
Les Hauts-de-Seine, laboratoire de la corruption ?
Nouveau Monde éditions, 2013
Arnaques
Le manuel anti-fraude
CNRS éditions, 2009
www.seuil.com
Titre
Du même auteur
Copyright
Dédicace
Avant-propos
Le risque systémique
Les « rétrocommissions »
Chapitre 5. Le blanchiment
Chapitre 1. Un sujet issu du fond des temps L’évolution d’un délit particulier
Où en sommes-nous ?
Fraude, optimisation, évasion fiscale
Le verrou de Bercy
Avenants et contentieux
Chapitre 2. La cybercriminalité
Qu’est-ce que la cybercriminalité ?
La cyberguerre
Notes
Avant-propos
développés. Ces ports établis sur de minuscules îles étaient utilisés par les
pirates qui trouvaient là une protection rémunérée. Ce comportement de
forban existe toujours. Pour d’autres, c’est dans les îles grecques, Délos en
particulier, qui avaient obtenu d’Athènes des franchises de taxes contre la
participation à la construction de la marine hellénique quatre mille ans
avant notre ère, que se situe l’origine historique de ces paradis fiscaux.
Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le passage par
les paradis fiscaux est conçu comme incontournable. La création d’un impôt
développant une conception solidaire a été mal perçue idéologiquement. La
mise en œuvre d’un impôt sur les successions en 1901 et la possible
instauration d’un impôt sur le revenu progressif voté en 1914 en France ont
créé une évasion fiscale endémique et internationalisée des plus hauts
revenus. À l’Assemblée nationale, le 12 juin 1912, Jean Jaurès déclare :
« Les puissants capitalistes, habitués à des placements extérieurs, ont
beaucoup plus de facilités pour dissimuler une part considérable de leur
actif que les gens de qualité moyenne ou très modeste 3. »
Plus tard, les criminels et les mafieux américains organisés sous la
houlette de Meyer Lansky et de Lucky Luciano ont utilisé les Caïmans et la
Suisse pour mettre leur fortune à l’abri comme ils utilisaient Cuba pour
engranger les recettes illégitimes.
La Suisse au début des années 1930, sous la menace des États-Unis
désireux de récupérer les fonds mafieux détenus chez elle, a alors créé un
nouveau délit pénal en 1934, celui de la violation du secret bancaire,
toujours appliqué à ce jour 4.
La « globalisation économique 5 », développée de concert avec la
création des grandes entreprises internationales a généralisé l’utilisation des
paradis fiscaux. Les principes de souveraineté exclusive de chaque État sur
son territoire et le soutien des pays industrialisés à leurs entreprises phares
et à leur internationalisation se sont imposés. Il s’est ensuivi la création
d’une sorte de droit international économique plus ou moins écrit traitant de
la réalisation des contrats hors juridiction, du règlement des litiges entre
entreprises et de la création d’espaces fictifs appelés « offshore ».
Cette évolution est ancienne : dès 1880, la concentration des entreprises
dans les États de New York et du Massachusetts prive le New Jersey de
recettes fiscales. Cet État et le Delaware proposent alors un enregistrement
fictif, accompagné d’un plafonnement d’impôt aux entreprises qui
s’installeraient chez eux.
La création des eurodollars en 1954 a généralisé l’utilisation de ces
entités dans lesquelles se réfugiaient jusqu’alors seulement quelques
fortunes, quelques entreprises et les fonds des mafieux. Les eurodollars
étant des dollars déposés et prêtés par des banques en dehors du territoire
d’origine, les multinationales ont obtenu un accès direct aux opérations
financières et une réduction de leur fiscalité. Pour les établissements
financiers qui se sont à leur tour implantés dans ces pays, un marché libéré
de tout contrôle était à prendre !
En fait, comme l’analyse avec humour Éric Vernier 6 : « La finance
mondiale possède un avantage incontestable sur la religion, elle bénéficie
non pas d’un paradis, mais de trois. » En effet, le premier des paradis est
fiscal car exonéré de taxes, le deuxième est bancaire – le secret bancaire
restant incontournable –, le troisième est judiciaire car aucune réponse n’est
faite aux demandes de coopération internationale.
Cette situation attire à la fois les multinationales qui trouvent là un
levier fiscal intéressant, des États en recherche d’escroqueries souveraines,
des dirigeants politiques cherchant « un nid accueillant pour l’argent spolié
à leurs peuples, des particuliers esquivant l’impôt ainsi que des mafieux
obligés à la discrétion ».
À ce jour, c’est un pan de l’économie mondiale qui transite par les
paradis fiscaux. Ces minuscules confettis génèrent une perte colossale de
recettes fiscales sans aucun gain pour la collectivité. L’économiste Gabriel
Zucman l’évalue à 350 milliards par an 7. Ces entités limitent les choix
démocratiques des divers pays qui ne disposent plus des recettes fiscales
nécessaires pour mener leur politique. Pire, elles concourent à l’instabilité
financière comme on a pu le constater à l’occasion de la crise des
subprimes. Le système bancaire fantôme utilisé a été développé en partie
aux îles Caïmans, et les paradis fiscaux ont permis de dissimuler des
endettements qui ont conduit à l’implosion de certaines structures
bancaires 8.
Toujours à la même source on apprend qu’un tiers des investissements
mondiaux sont fictifs et uniquement enregistrés pour échapper aux lois
fiscales et aux réglementations. Quarante pour cent des flux des
multinationales (Alter Eco no 402 de juin 2020) sont artificiels et concernent
des droits de propriété. Le même constat affecte les placements financiers.
Selon eux, les six pays profitant le plus de ces flux sont les îles Caïmans,
Hong Kong, les Bermudes, l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas, et
pour une bonne partie ces flux sont dus à des montages fiscaux. Pour le
reste, ils permettent de contourner les contraintes légales et d’exiger des
rendements plus élevés, donc une prise de risque majeure.
LE FRACTIONNEMENT OU LE SAUCISSONNAGE
Moyen de fraude efficace, très utilisé dans les marchés publics, dans les
fraudes d’entreprises, au cours de la constitution de caisses noires, ce
montage est aussi ancien que la comptabilité. Il rompt artificiellement la
globalité d’une opération et sa compréhension. Il est la cause d’une grande
perte de temps car chacun des fractionnements doit être analysé comme une
opération unique. Il fait donc voyager le contrôle dans les entreprises et
dans les contrées les plus diverses. Finalement, en ralentissant les contrôles,
il assure le secret temporaire d’opérations qui nécessitent la discrétion, il
gagne du temps et fatigue les investigateurs. En quelques jours et quelques
clics, les flux chemineront à travers le monde alors que la justice passera
des années à attendre les réponses. Un magistrat avait dit que la justice
allait à la vitesse d’une diligence alors que les flux voguent à la vitesse du
son.
Les montages frauduleux effectués dans les paradis fiscaux jouent à
saute-mouton entre les diverses entités et entre tous les types de sociétés
dont l’utilisation est possible. Ce qui multiplie les pays et les structures à
contrôler pour établir le cheminement réel des flux. Chaque strate est un
leurre. Prenons l’exemple (simplifié) du propriétaire d’une demeure évaluée
30 millions d’euros dans le VIIe arrondissement de Paris, qui ne tient pas à
ce que ce bien soit saisi, son conseil va lui proposer le schéma suivant : tout
d’abord, créer une SCI (société civile immobilière) à Paris gérée par un
homme de paille qui détient les droits de propriété de la demeure. Le prête-
nom choisi et rémunéré pour cette activité sera son majordome. Ensuite,
créer deux sociétés, l’une en Belgique, l’autre au Luxembourg, qui sont
propriétaires des parts de la SCI parisienne. Deux prête-noms sont utilisés,
un juriste luxembourgeois et le majordome, qui revient aux affaires en
Belgique sans jamais y avoir glissé un seul orteil. Enfin faire en sorte que
ces sociétés soient elles-mêmes détenues par une société panaméenne gérée
par un cabinet d’avocats et dont le propriétaire réel détient les titres au
porteur. Le Luxembourg serait le seul pays européen à en proposer encore.
Le montage utilise donc quatre entités établies dans quatre pays
différents, et l’ayant droit réel doit simplement éviter de se faire subtiliser
les titres. Ce fractionnement est utilisé dans pratiquement tous les
montages, on le retrouvera tout au long de l’ouvrage.
Dans les paradis fiscaux, l’une des manières d’organiser les montages
s’appuie sur la surfacturation, une opération comptable qui consiste à
enregistrer une transaction pour une valeur différente de celle correspondant
à la prestation. Elle est dédiée à la fuite de capitaux pour les pays africains
ou d’Amérique du Sud, à des transferts de fonds et à l’évasion fiscale.
Prenons l’exemple d’un négociant en pétrole 14 basé à Zoug en Suisse. Il
achète à un exportateur nigérian une cargaison de pétrole de 150 millions,
l’exportateur facture 200 millions la vente et demande que la différence,
50 millions, minorée du pourcentage prélevé par le négociant, soit virée sur
un compte à Zoug. Ce flux est complètement transparent, il constitue
pourtant une fraude. Ce montage peut être utilisé par tout dirigeant de
société pour détourner des fonds à titre personnel ou pour frauder une
entreprise.
Le second exemple met en présence le propriétaire d’une galerie d’art
moderne qui vend un tableau et un acheteur dans une foire célèbre. Le
tableau est officiellement cédé 50 millions alors qu’il en vaut 40, à livrer
dans un port franc. Le virement est effectué vers une banque dans un
paradis fiscal et 10 millions sont récupérés à cette occasion. Ce montage
concerne un tableau dont la valeur est réelle, cependant avec l’art moderne
des tableaux sans valeur peuvent être artificiellement valorisés, ce qui
permet de blanchir confortablement.
Ce même type de montage régit les rétrocommissions versées à
l’occasion des ventes d’armes ou des grands marchés étrangers.
LE PARADIS TECHNOLOGIQUE
Le rapport d’information du Sénat no 673 17 introduit une notion
nouvelle, celle de la « e-évasion ». L’utilisation des technologies de
l’information a modifié la nature de l’évasion, car les manipulations
deviennent plus mobiles, « complexes et instantanées », alors que les
logiques de contrôle restent encore fixées sur les biens et sur le physique.
La technologie associée à la mondialisation a déjà largement facilité les
fraudes et le camouflage des avoirs criminels, en accélérant les échanges
informatisés : il faut une minute pour que les transferts bancaires fassent le
tour du monde et trois années pour les pister.
Le problème du cloud ne semble pas avoir encore été identifié comme
une opération à problèmes, pourtant il recèle des risques majeurs en termes
de secrets des affaires, de fournitures de justificatifs et de pertes
d’informations.
L’un des effets essentiels de la mondialisation et de l’Internet relève du
paradoxe : il a conduit à démocratiser la fraude et les possibilités de
camouflage, et il a ouvert une voie royale à la criminalité financière.
Jusque-là, c’était la clientèle des très riches qui était visée et cela
fonctionnait par recommandation. Désormais, le spectre s’est élargi à toutes
les couches de la société. À ce jour, n’importe quel petit entrepreneur, voire
un auto-entrepreneur, n’importe quel petit malfrat peut créer une société
dans un paradis fiscal, disposer d’un compte et y virer les sommes qu’il ne
veut pas intégrer dans ses comptes en France.
Créer une société offshore est donc aisé pour qui dispose d’un
ordinateur et d’un smartphone ouvert sur le Net. Les bureaux de
défiscalisation situés à Genève, Dubaï, Malte ou Hong Kong ont créé des
sites proposant des services tels que la création de sociétés dans d’autres
paradis fiscaux (Antigua, Belize, îles Vierges, Seychelles) et ne demandant
qu’une copie du passeport pour ouvrir un compte en banque auquel est
rattachée une carte bleue pour un coût inférieur à 1 000 euros.
J’ai moi-même testé cette possibilité. À partir d’une adresse Internet, je
me suis présenté comme désireux de créer une société en Suisse, une longue
discussion s’est engagée par téléphone et une proposition m’a été faite : je
pouvais créer une société et un compte bancaire qui permettait de détourner
200 000 euros l’an, pour des montants plus importants, la nature de la
structure serait modifiée et le coût serait majoré. Le prix proposé était de
2 500 euros l’an, c’est donné !
Il est possible de tracer à très grands traits une synthèse des
manipulations possibles avec les paradis fiscaux :
Il est assez paradoxal que les gens de bonne foi persistent à faire
semblant de croire à cette fiction juridique. Le bon sens est ici dépassé par
le juridisme abstrait.
Ce type de société est un passage obligé pour qui désire rester discret
dans ses montages. Or, une société offshore est un écran, une personne
morale immatriculée dans un paradis fiscal et dirigée depuis l’extérieur de
ce pays. Son propriétaire ne réside pas dans ce pays. Elle présente toutes les
caractéristiques d’une société réelle (elle est immatriculée), mais
l’apparence ne correspond pas à la réalité. Elle bénéficie d’un régime
favorable en matière de fiscalité, et son activité – car elle peut parfois avoir
une activité – est exercée à l’étranger. Une société offshore peut être légale,
c’est l’utilisation qui en est faite qui définit son caractère légitime ou pas.
Sa création est le fait de comptables, de sociétés spécialisées ou d’avocats,
ou encore de banques établies dans les pays concernés. L’organisation de
montages fiscaux enchaîne le plus souvent une succession de sociétés
intermédiaires de même nature dans le but d’en renforcer l’opacité.
Elles sont constituées dans un paradis fiscal, par une personne qui ne
souhaite pas que son nom apparaisse. Il est donc impossible d’identifier
l’ayant droit économique de ces structures. Installées dans des « boîtes à
lettres », c’est sur ces « coquilles vides » que reposent une grande partie des
montages financiers offshore.
La holding est également fréquemment utilisée. Il s’agit d’une société
dont la seule activité est, en réalité, de prendre des participations dans
d’autres sociétés et de récupérer les dividendes.
Les sociétés-écrans sont par définitions fictives. Une société-écran, c’est
une société offshore destinée à dissimuler l’identité du bénéficiaire, à
cacher des transactions financières, à tromper les impôts ou à blanchir des
fonds ou de l’immobilier. En revanche, toutes les sociétés-écrans ne sont
pas des sociétés offshore, car nombre de sociétés-écrans sont utilisées dans
des pays normalisés afin de frauder ou de blanchir. Prenons l’exemple de
criminels fournisseurs d’espèces destinées au travail clandestin, ils créent
des sociétés facturant des prestations qui ne seront jamais déclarées. Ils
fraudent donc les impôts et l’Urssaf, entre autres. Le flux financier est alors
transféré à l’étranger. Après quelques mois, la société est fermée et le
montage se poursuit avec d’autres entités tout aussi éphémères.
La société-écran est donc une société fictive qui doit son existence à sa
seule immatriculation, elle est en général domiciliée dans une société de
domiciliation. À titre d’exemple, à la fin de 2014, le nombre de sociétés
immatriculées au Delaware était de 1,1 million pour une population estimée
à 945 934 habitants.
La société-écran ne dispose d’aucun local, n’a pas de personnel et pas
de moyens techniques de production. C’est une boîte à lettres installée là où
elle sera plus utile fiscalement ou pénalement et qui bénéficie du secret
bancaire. En fait, elle constitue un écran entre une société, un individu et la
juridiction dans laquelle elle devrait être imposée. Lorsqu’une société
française facture certains de ses clients à partir d’une société fictive dans un
paradis fiscal, les sommes détournées constituent là-bas sa caisse noire.
LES OFFSHORE À HONG KONG
L’économie de la commercialisation
des montages
Les gains extraordinaires obtenus à la suite des manipulations décrites
ci-dessus ont généré la création d’une profession : les seigneurs des fraudes.
Elle s’exerce dans plusieurs domaines. En premier lieu, les grands cabinets
développent depuis fort longtemps une activité lucrative de « facilitation »
qui consiste à jouer avec les limites entre l’optimisation fiscale et la fraude,
comme l’ont démontré les « LuxLeaks ». Le second groupe de facilitateurs
exerce plutôt dans les paradis fiscaux autour de cabinets du type de
Mossack Fonseca, Appleby, entre autres, qui ont été, bien contre leur gré,
rendus célèbres par les différents « leaks ». Ces cabinets disposent de
représentations qui essaiment dans les autres paradis fiscaux, gèrent les
dossiers et les problèmes de création et d’implantation de sociétés. Le
schéma général est le suivant : à partir des pays de contact, Suisse,
Luxembourg, Grande-Bretagne, ou d’un cabinet local, les intermédiaires
financiers connaissant les ayants droit font enregistrer les sociétés par des
structures comme Mossack Fonseca. Les sociétés offshore peuvent être
créées sans se préoccuper de l’identité des ayants droit. La firme
panaméenne a même mis à disposition de ses clients deux fondations : la
Brotherhood Foundation et la Faith Foundation. Ces dernières pouvant être
utilisées par les clients pour détenir les actions de leurs sociétés offshore.
Cinq cents sociétés se cachent derrière ces fondations qui ont osé inscrire la
Croix-Rouge (le CICR) ou le WWF comme ayant droit économique. Une
usurpation pure et simple 6.
Les autres intermédiaires financiers sont des grandes banques, des
cabinets d’audit, des fiscalistes, des avocats. Un autre groupe est composé
par un ensemble de petites mains, porteurs de valises et chasseurs de clients
et de prestations techniques, membres de professions libérales (avocats,
comptables, notaires, conseils divers). Ils organisent les montages et les
adaptent localement à la situation des clients moins fortunés et font aussi
office de rabatteurs rémunérés. Cette économie s’est imposée comme une
véritable industrie.
En plus de cette toile à maille serrée tissée autour des centres de profit,
destinée à attirer les richesses et ceux qui en disposent, une seconde toile,
plus locale celle-là, permet d’aller quérir les clients près de leur domicile ou
de leur lieu de travail ou de loisir. Les « rabatteurs » appartiennent à la
notabilité locale dont ils connaissent parfaitement les postures et sont
rémunérés en conséquence. Je me souviens d’émissaires utilisant le fait que
les familles étaient proches, et c’est à cause de cette proximité durable
qu’ils se permettaient de proposer un montage susceptible de rapporter gros.
Il fallait cependant que l’opération ne s’ébruite pas, car le gain est attaché
au secret.
Ces intermédiaires sont chargés de récupérer une partie des espèces
générées par l’économie souterraine qui est en forte augmentation. Encore
une fois, les montages destinés à frauder le fisc sont très proches de ceux
utilisés dans les grandes escroqueries. Les systèmes de Ponzi fonctionnent
de la même manière, ainsi un grand nombre de montages de cette nature se
sont développés et ont concerné des pharmaciens, des dentistes, des
commerçants et des riches agriculteurs, entre autres. D’autres opérations de
cette nature ont généré des pertes faramineuses ; ce fut le cas de FSB
Holding dans les énergies propres, Aristophil ou France Énergies Finance.
La recherche de clients est souvent réalisée dans des manifestations de
prestige : tournois de golf, opéras, galas, tournois de tennis, etc. Les clients
potentiels, les prospects y sont invités, c’est là qu’il leur est possible de
rencontrer discrètement des chargés d’affaires de toutes nationalités dans le
but d’inviter les grandes et moyennes fortunes à transférer leurs avoirs vers
des pays plus protecteurs ou de se rendre dans les bureaux des sociétés
recrutant en France. La vente des produits « subprimes » en Europe était
déjà organisée de cette manière. Le tribunal a considéré que, pour la banque
UBS qui s’en défend vigoureusement, ce « démarchage organisé de façon
subtile », cette façon de prospecter les gens fortunés, de les inciter à venir
en Suisse pour placer leurs fonds, constituait un démarchage illicite. La
gestion d’une fortune rapportait environ 10 000 dollars de commissions et
d’honoraires en moyenne par an. Certains agents disposaient par ailleurs
d’un manuel de comportement qui aurait pu convenir à des agents secrets.
Il est aussi reproché à la banque d’avoir mis en place une double
comptabilité, s’appuyant sur des cahiers Clairefontaine remplis au crayon,
sur lesquels étaient inscrites les affaires réalisées en France par les chargés
d’affaires. Ces « carnets du lait » et leur « fichier vache », copies de la
comptabilité d’épicier utilisée par les propriétaires suisses de bovins pour
gérer leurs ventes ou les échanges de lait, ont été abondamment commentés.
Considérés comme les supports de la comptabilisation et de la rémunération
des affaires réalisées et dissimulées en France, ces documents ne seraient,
d’après les banquiers, qu’un outil d’évaluation des performances. La
banque UBS a été condamnée par la 23e chambre à 3,7 milliards d’amende
pour démarchage illégal et pour blanchiment aggravé de fraude fiscale. La
banque s’en défend avec force et a interjeté appel.
Ce type de comptabilité primaire et non informatisé est parfois utilisé
dans la tenue des comptes de certains clients privilégiés. En effet, un hacker
n’a aucune prise sur un cahier enfermé dans un coffre, c’est une sécurité
majeure pour un fraudeur. Finalement on en est revenu aux pratiques
anciennes telles qu’elles apparaissent dans les cahiers Delcroix dans le
cadre du financement du parti socialiste.
La chasse aux fraudeurs français d’UBS n’est pas terminée pour autant.
Le tribunal fédéral suisse a autorisé vendredi 26 juillet 2019 la
communication au fisc français des données personnelles de 40 000 clients
français détenteurs d’un compte UBS en Suisse. Le tribunal fédéral a jugé
que les garanties offertes par la France étaient suffisantes et permettaient
d’éviter une double imposition, et a autorisé l’accès à ces données,
contrairement à ce que soutenait la banque UBS qui s’était opposée à cette
demande.
La filiale de la banque HSBC (HSBC Private Banking France) a aussi
fait l’objet de poursuites 19. L’instruction était ouverte pour « démarchage
illicite » et « blanchiment en bande organisée de fraude fiscale ». Grâce à
des prête-noms et des sociétés offshore, l’argent circulait par des comptes
communs au groupe, encore une pratique classique de blanchiment. Tous
les moyens sont bons : espèces, faux prêts ou encore cartes prépayées pour
dissimuler les bénéficiaires finaux.
La banque a été condamnée à payer 300 millions d’euros à l’État
français pour avoir aidé, en toute connaissance de cause, des Français à
dissimuler leurs avoirs à l’administration fiscale. Cet accord, dont le
montant correspondait à la marge obtenue par la banque, a été conclu par la
signature d’une Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Cet
arrangement avec la justice est très pratiqué aux États-Unis. Ce dispositif,
instauré dans la loi Sapin II de décembre 2016, permet à une entreprise,
poursuivie pour corruption, trafic d’influence ou blanchiment de fraude
fiscale, de négocier une amende, sans aller en procès et sans « plaider
coupable » en procédure. De longs et coûteux procès à l’issue incertaine
sont ainsi évités. L’action publique est alors éteinte si la personne morale
mise en cause exécute les obligations auxquelles elle s’est engagée dans la
Convention. On évite un déballage devant le tribunal correctionnel.
Reconnaître sa culpabilité ne remet pas en cause l’éligibilité aux appels
d’offres. C’est une mesure pragmatique, guère exemplaire mais efficace.
CHAPITRE 3
LA CORRESPONDANCE
Le risque systémique 6
Les paradis fiscaux recèlent, outre la problématique fiscale et
criminelle, un risque systémique dû aux produits qui sont créés et diffusés
dans le monde financier. La crise des « subprimes » de 2008 a été pour
partie amplifiée par l’ancrage des banques dans les paradis fiscaux. Un
rapport du GAO 7, la Cour des comptes des États-Unis, démontre qu’une
partie du système bancaire fantôme établi par les financiers américains l’a
été aux îles Caïmans. Les paradis fiscaux n’ont pas été les principaux
responsables de la crise financière actuelle, mais ils ont largement contribué
à alimenter les bulles spéculatives qui ont précipité la chute des marchés.
Comme le rappelle Christian Chavagneux, « la banque immobilière
britannique Northern Rock a été victime de l’endettement excessif d’une de
ses filiales situées à Jersey ». Granite, la filiale en question, enregistrée à
Jersey, se présentait comme une organisation caritative, mais elle émettait
des titres financiers de court terme sur les marchés financiers.
Les fonds spéculatifs de la banque d’affaires américaine Bear Stearns,
qui a fait faillite en mars 2008, étaient eux enregistrés aux îles Caïmans et
en Irlande. D’après l’ONG Transparency International, les paradis fiscaux
hébergent plus de 400 banques, 2 millions de sociétés financières et les
deux tiers des hedge funds, ces fonds d’investissement spéculatifs qui ont
joué un rôle de premier plan dans la crise des crédits hypothécaires à risque
(subprimes).
Le rôle de la Suisse et du Luxembourg dans le scandale Madoff, celui
d’Antigua dans le scandale impliquant Allen Stanford, le fait que la crise de
2008 commence officiellement lorsque BNP Paribas ferme trois de ses
fonds dont le premier, Parvest, de droit luxembourgeois, donnent du sens au
propos. En août 2007, elle a dû fermer en catastrophe trois fonds de
placement hautement spéculatifs qui avaient fortement investi dans les
produits liés au marché des subprimes (Parvest Dynamic ABS, BNP Paribas
ABS Euribor et BNP Paribas ABS Eonia) dont la valeur a fondu. Or le rôle
des paradis fiscaux dans ces crises est rarement mentionné et le problème
peut se reproduire.
Les rétrocommissions
Les « rétrocommissions »
À l’occasion du versement d’une commission consécutive à une vente,
le vendeur majore le montant de cette dernière et récupère le surplus à titre
personnel, ce montage implique une complicité bien rémunérée des
intermédiaires et nécessite surtout une sécurisation des flux. Il était protégé
par le secret Défense en cas de vente de matériel militaire. Ce montage
classique de caisse noire était utilisé pour financer des hommes politiques
ou des cadres d’entreprise gourmands. Certains salariés d’entreprises
d’État, considérant déjà que leur rémunération était faible en comparaison
de celle qui était versée aux dirigeants du privé au regard de leurs immenses
compétences, ont utilisé ce moyen pour améliorer leur ordinaire. Quant aux
politiques, ils étaient financés par cette voie et en contrepartie accordaient
des marchés hexagonaux aux entreprises.
Ce montage complexe requiert une confiance totale envers
l’intermédiaire, ce qui lui attribue une place incontournable dans le
système. Il crée donc des liens entre les politiques, les entreprises et la
criminalité. La corruption et le crime organisé ont toujours travaillé de
concert dans les marchés internationaux dans lesquels circulent des sommes
gigantesques. Les officines liées au milieu s’activent pour le compte de
dirigeants politiques et d’entreprises afin de sécuriser et de préserver le
caractère occulte des versements effectués et de leurs bénéficiaires, à
l’instar de la sécurisation des fonds de la drogue. Ces comportements
évidemment criminels sont comparés par Jean-François Gayraud à une
« loge P2 à la française 2 ».
Le blanchiment
Ces pratiques font appel à des intermédiaires spécialisés, tels que des
fonds d’investissement souvent adossés à des trusts. Les fonds
d’investissement permettent structurellement de guider les gains vers tel ou
tel bénéficiaire.
12
LE BLANCHIMENT N’EST PAS UNE SPÉCIALITÉ MEXICAINE
FRAUDES ET FISCALITÉ
CHAPITRE 1
Où en sommes-nous ?
L’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP), celui portant sur
les droits de succession (droits de mutation à titre gratuit), et l’impôt sur la
fortune immobilière (IFI) pèsent proportionnellement davantage sur les
revenus et les patrimoines des plus riches que sur ceux des pauvres et des
classes moyennes, mais ils sont en régression. Le système fiscal semble
subrepticement tendre vers un système régressif. Comme le préconisait
Alphonse Allais : « Il faut prendre l’argent là où il se trouve : chez les
pauvres. D’accord, ils n’en ont pas beaucoup, mais ils sont si nombreux ! »
En revanche, le fameux ruissellement, tant attendu pour des allègements,
s’il est sans effet des plus riches vers les plus pauvres et affecte même les
dons, fonctionne très bien en flux inversé.
Quant aux classements internationaux, ils doivent susciter une grande
méfiance. Au cours du mois d’août 2019, un institut de recherche fiscale
américain, la Tax Foundation 4, a publié le classement des pays de l’OCDE
en fonction de leur compétitivité fiscale. D’après leurs critères, les pays les
mieux notés sont ceux qui sont attractifs pour l’investissement et la
production. La France obtient son meilleur classement pour les taxes sur la
consommation et son plus mauvais classement pour les taxes sur la
propriété et sur celles des entreprises et des ménages. C’est bien dans cette
direction que la fiscalité évolue, suivant en cela les canons libéraux. Un brin
d’ironie peut sourdre de ces classements. Le pays le mieux classé est
l’Estonie.
DÉFINITIONS
Les scandales des Panama Papers et des Paradise Papers ont clairement
posé le problème de l’évasion fiscale internationale. Les enquêtes révèlent
une multitude de montages d’exemption fiscale. Du fait de son opacité, le
montant de l’évasion fiscale est difficile à évaluer. Des rapports publics
permettent néanmoins d’établir quelques ordres de grandeurs. La lutte
contre la fraude et l’évasion fiscale est un enjeu majeur de souveraineté.
C’est la condition essentielle du respect du principe d’égalité devant
l’impôt. Elle a une triple finalité : dissuader, sanctionner et budgétiser. Elle
répond à un principe d’équité entre les citoyens et les entreprises, mais c’est
aussi un remarquable support de communication politique.
En France, plusieurs lois et lois de finances rectificatives ont renforcé la
lutte contre la fraude fiscale.
Le verrou de Bercy
Le verrou est le monopole accordé au ministère du Budget pour lancer
des poursuites pénales en cas de fraude fiscale. Contrairement aux grands
principes du droit pénal, en matière de fraude fiscale c’est l’administration
qui décidait si, au final, elle engageait des poursuites au regard des éléments
qu’elle avait recueillis. La justice ne pouvait se saisir elle-même d’une
affaire de fraude fiscale. L’administration fiscale pouvait bloquer les
poursuites pénales pour fraude fiscale en ne déposant pas plainte. En fait,
c’est l’affaire Cahuzac qui a relancé cette ancienne polémique. Le ministère
des Finances avait engagé une démarche auprès de la Suisse, qui avait
amené à la présentation d’un document certifiant que Jérôme Cahuzac
n’avait pas de compte dans les banques de ce paradis fiscal… Ce qui était
faux. Il lui fut reproché de ne pas saisir la justice pour fraude fiscale, et
donc de protéger le fraudeur, en l’espèce ministre du Budget.
Le verrou de Bercy est maintenu pour les autres cas de fraudes fiscales
lourdes, le nombre de dossiers ouverts s’établirait entre 1 300 à 1 400 par
an. Pour ces cas, l’administration conserve le monopole de la plainte.
La loi a aussi mis en place le « plaider-coupable » en matière fiscale. Un
fraudeur poursuivi peut négocier une amende qui éteint la poursuite et
conservera l’innocence formelle du fraudeur. C’est la clé de cette réforme
du verrou de Bercy. Par ailleurs, la loi élargit le champ de la négociation et
donne aux fraudeurs des chances supplémentaires d’échapper à la justice en
payant rapidement les impôts éludés et les pénalités.
CHAPITRE 2
Les fraudes des assurés peuvent porter sur l’obtention des droits à la
couverture maladie universelle complémentaire (CMUC) à l’utilisation
frauduleuse de la carte Vitale. Ce sujet, je le connais assez bien pour avoir
formé des dizaines d’auditeurs des entités sociales aux risques de l’entretien
de fraude voici quelques années. Depuis lors, les contrôles se sont
intensifiés et ont détecté nombre de montages récurrents, mais cela ne suffit
pas tant les mauvaises habitudes sont enracinées. Année après année, les
méthodes restent peu ou prou identiques et affectent les mêmes acteurs.
Les prestations en espèces, indemnités journalières, pensions
d’invalidité s’appuient sur des faux documents et sur des cumuls. Les faux
papiers d’identité sont utilisés pour obtenir des droits, ainsi que l’omission
ou la fausse déclaration quant aux ressources ou à la composition du
foyer… Ces manipulations ne sont pas nouvelles, à l’orée de l’année 1974,
j’ai été fort surpris lorsque j’ai constaté qu’un pâtissier renommé installé
place des Fêtes déclarait quatre enfants alors que je n’en décomptais qu’un.
Une fraude fiscale classique qui permettait d’obtenir des parts
supplémentaires et des allocations familiales majorées. Le croisement de
fichiers facilite les contrôles. J’avais par ailleurs exposé ces pratiques dans
un chapitre de l’ouvrage Cols blancs et mains sales dès 2006. L’absence de
résidence en France est aussi souvent organisée par des prestataires qui
surveillent les demandes et parfois domicilient fictivement les intéressés.
Un peu plus du tiers des fraudes aux prestations en espèces sont le fait de
fraudes administratives aux indemnités journalières (IJ). Les fraudes aux
AT (accident du travail) et aux maladies professionnelles (AT/MP)
constituent la part la plus importante des fraudes détectées en santé et se
caractérisent soit par une falsification des avis d’arrêt de travail
(modification des dates par surcharge), soit par l’absence du domicile
pendant les heures de présence obligatoire lors d’un arrêt, soit par l’exercice
d’une activité rémunérée non autorisée pendant l’arrêt de travail. Les autres
fraudes « hors IJ » correspondent principalement à des fraudes en matière
de rentes, d’accidents du travail et de pensions d’invalidité.
Ces fraudes concernant la gestion des droits (obtention,
renouvellement), comme la CMU ou l’AME, semblent progresser
fortement. Les principaux types de fraudes qui affectent les allocations
familiales prennent la forme de fausses déclarations, d’absences de
déclaration, d’une absence de résidence en France, de faux et d’usage de
faux ou d’escroquerie. On compte aussi les fausses demandes d’aide au
logement ou les enfants inventés qui s’appuient sur de faux livrets de
famille. Une personne ne résidant pas en France a transmis des bulletins de
salaire d’une pâtisserie où il était censé travailler. Ces montages sont
artisanaux et s’appuient sur des faux, mais qui peuvent être rapidement
identifiés si les recoupements sont effectués avec les services fiscaux.
Quant au RSA, il reste le dispositif social le plus fraudé. Les montages
les plus fréquents concernent l’omission frauduleuse et la fausse
déclaration, quelques cas d’escroquerie ou de faux et usage de faux ont été
répertoriés. En contrepartie, le non-recours au RSA représente un gain
considérable pour l’État. La mission d’évaluation et de contrôle des lois de
financement de la Sécurité sociale sur la lutte contre la fraude sociale
évalue la fraude du RSA (socle) à 263 millions d’euros et du RSA (activité)
à 72 millions d’euros.
L’Assurance maladie utilise, pour contrôler ces fraudes, les actions
contentieuses, les pénalités financières, les avertissements en prévision
d’une récidive. Elle saisit aussi les ordres professionnels pour les activités
abusives ou fautives ou pour leurs pratiques dangereuses. Les décisions
prononcées par les ordres sont des interdictions d’exercice d’une durée
comprise entre « un et six mois », généralement accompagnées d’un sursis
partiel. À l’inverse, les juridictions ordinales ont prononcé peu de blâmes
ou d’avertissements. La détection de ces fraudes se fait par contrôle,
signalement et interrogation des bases de données. Les dénonciations
familiales sont nombreuses, et l’analyse des réseaux permet de compléter
les faisceaux d’indices.
Les groupes criminels créent évidemment des réseaux d’escroquerie aux
allocations sociales. La Voix du Nord a révélé qu’un réseau a établi près de
1 200 dossiers d’indemnisation auprès de la caisse d’allocation familiale et
du régime social des indépendants. Le détournement porterait sur
1,7 million d’euros. Les chefs de bande ont été mis en examen 8.
Un audit a été effectué en 2011 auprès du bureau chargé d’attribuer un
numéro d’identification aux personnes nées à l’étranger (le fameux NIR, ou
numéro de Sécurité sociale). Le contrôle, effectué sur 2 100 dossiers, avait
révélé un « taux de faux documents » de 6,3 %. Ce qui généra le scandale
de la « fraude aux faux numéros » devenu viral. Depuis, les conditions
d’obtention se sont durcies : deux pièces justificatives sont exigées, le code
d’identification a été refondu, les croisements de fichiers (avec ceux de la
police) sont devenus la règle et les équipes (50 personnes) ont été formées
par les agents des douanes. La fraude coûterait entre 117 et 135 millions
d’euros.
Parfois, chez les grands pourfendeurs de fraudes sociales, les situations
peuvent devenir cocasses. En effet, Dominique Tian, député LR (ex-UMP)
de la 2e circonscription des Bouches-du-Rhône, a consacré onze mois de
travaux sur « la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement
de la Sécurité sociale sur la lutte contre la fraude sociale ». Il considérait
que cette fraude « exaspère tout le monde, notamment la France qui
travaille ». Il a été condamné pour « blanchiment de fraude fiscale », pour
n’avoir pas inscrit dans sa déclaration de patrimoine ses comptes en Suisse
jusqu’en 2014, et son recours en cassation a été rejeté.
CHAPITRE 3
2
UNE TYPOLOGIE DES MONTAGES
Les fraudes courantes se matérialisent par une majoration de charges,
une minoration de produits, un transfert de droits concourant finalement à
un enrichissement personnel. Pour ce faire, une manipulation directe ou
indirecte du système comptable, accompagnée de la documentation factice
adéquate et d’appuis internationaux, est nécessaire.
La fraude, interne ou externe, s’organise à l’encontre de l’entreprise ou
à son profit (cas de corruption), elle peut profiter aux dirigeants et à des
criminels.
Les montages frauduleux simples sont souvent le fait d’une personne
seule exploitant une faille de l’entreprise. Les fraudes complexes et les
montages retors sont dans la plupart des cas effectués en interne ou sous-
traités à des professionnels stipendiés.
Quelles que soient sa nature et sa complexité, le montage frauduleux est
le fait d’un technicien, conseillé ou pas, qui maîtrise parfaitement l’activité
et les arcanes comptables. La sortie de fonds ou la récupération de droits
restent l’objectif prioritaire du fraudeur, il s’agit donc de suivre, encore et
toujours, les flux. Très schématiquement, dans les achats, un flux sortant est
détourné ; dans les ventes, un flux entrant est subtilisé.
La fausse facture consigne une sortie ou une entrée de fonds sans cause
dans les écritures comptables. Efficace dans les fraudes internes entreprises
par des salariés ou par des dirigeants à titre personnel, elle est tout aussi
performante dans les fraudes externes telles que la corruption de salariés ou
au cours d’escroqueries courantes dans les rapports avec les tiers. Elle
manipule les comptes, permet le paiement de rackets criminels ou emplit la
caisse noire. Le blanchiment ne l’effraie pas. Véritable couteau suisse des
fraudes, elle implique l’existence d’une émettrice, personne morale, ou
d’une entreprise individuelle, écran ou pas.
Tous les postes comptables peuvent être affectés. Dans les cas de
fraudes internes, le fraudeur utilise les fichiers comptables dont il a la
maîtrise et s’en tient souvent à des sommes limitées par un seuil, à des
valeurs « non significatives 3 ». Le « domaine réservé » reste alloué au
dirigeant fraudeur. Les opérations « interco » entre filiales et maisons mères
permettent d’organiser commodément les flux de fausses facturations. Ces
montages sont perpétrés dans un entre-soi protecteur.
Les sanctions applicables aux fausses factures sont le rejet des charges
et l’exclusion de la récupération de la TVA. La comptabilisation de ces
factures génère une minoration des bénéfices imposables et la récupération
indue de la TVA facturée.
La surfacturation consiste à émettre une facture dont le montant est
frauduleusement majoré. Il peut s’agir d’une escroquerie classique, souvent
rencontrée au cours de l’exécution des marchés publics. Le fournisseur et le
client peuvent être complices, dans ce cas, un montage additionnel destiné à
« sortir » les fonds issus de l’opération est nécessaire. Il implique souvent
l’utilisation d’une société-écran et l’intervention de faux facturiers
professionnels.
La facturation de complaisance n’est qu’une variante de la fausse
facture. La pièce couvre alors une opération réelle établie par une autre
entité que celle qui a réalisé l’opération.
L’un des exemples les plus instructifs figure dans les écritures
comptables et dans certaines factures de l’affaire Bygmalion largement
diffusées et détaillées par la presse et par les médias. Le financement
électoral de la campagne présidentielle a excédé largement le plafond légal
autorisé. Le montage, d’une grande originalité facturière, consistait à
« charger » l’UMP, donc payer avec de l’argent public les sommes qui ne
pouvaient pas figurer sur les comptes de campagne, ce dont les prévenus se
défendent. Certaines prestations étaient réelles, cependant de nombreuses
fausses factures ont été émises sous couvert de réunions, de colloques et de
travaux chimériques. Les comptes de campagne du candidat ont ainsi été
très professionnellement maquillés.
La documentation frauduleuse permet de satisfaire la « sainte trinité des
comptables » : un bon de commande, une facture et un paiement.
Pour les fausses factures destinées à l’obtention d’espèces, quelques
pratiques utilisant les milieux criminels sont majoritairement utilisées.
Par son impact sur les résultats, cette fraude modifie sensiblement la
présentation des comptes. Utilisée depuis toujours, elle ne génère aucune
surprise dans son utilisation. Deux inconvénients sont cependant présents :
d’abord celui, dirimant, d’être parfaitement lisible puis celui de devoir être
poursuivie et amplifiée d’un exercice sur l’autre sous peine de produire
l’effet inverse à celui attendu. Les postes à « lissage » constituent aussi des
leurres performants.
Les redressements fiscaux sur ces postes à lissage sont souvent
importants, cependant, compte tenu des délais légaux, les redressements ne
seront effectifs qu’après un délai assez long, or l’entreprise en
provisionnant ce risque l’année suivante amortit immédiatement
l’opération.
Les amortissements se définissent comme la constatation comptable
d’une perte de la valeur d’un élément d’actif résultant de l’usage, du temps,
du progrès technique ou de toute autre cause dont les effets sont jugés
irréversibles. L’allongement de la durée d’amortissement augmente le
résultat en limitant la dotation annuelle ; inversement, le raccourcissement
de la durée ou des taux augmente la dotation annuelle et donc diminue ce
résultat.
Le choix de la durée est à la discrétion de l’organisation, les adaptations
à la réglementation fiscale et comptable se faisant par régularisation extra-
comptable.
Les provisions (le coussinage) : le principe de la provision est de donner
la possibilité de comptabiliser en charges des pertes ou charges non encore
effectives à la clôture de l’exercice, mais que les événements rendent
probables. Quel que soit le type de provision, il a pour effet la diminution
du résultat par anticipation au moment de sa comptabilisation.
L’utilisation de cette « variable de régularisation » est communément
connue sous l’appellation de « coussinage ». Lorsque l’entreprise a besoin
de réduire ses produits, souvent pour des raisons fiscales, elle « gonfle le
coussin ». Lorsqu’elle désire les augmenter, pour payer des dividendes,
augmenter les valeurs boursières en vue de libérer des stock-options, ou
pour retarder une liquidation proche, elle « dégonfle le coussin » en
réintégrant les provisions exagérées. Traditionnellement, en gestion
ordinaire, les organisations surévaluent leurs provisions en période de
croissance du chiffre d’affaires de manière à constituer pour l’avenir le
« matelas ». Corrélativement, elles diminuent les provisions en période de
baisse du chiffre d’affaires, ce qui leur permet de présenter une situation
améliorée.
Ce type de manipulation est bien connu des dirigeants nouvellement
nommés qui « chargent la barque » à partir de la gestion de leurs
prédécesseurs.
Cette manipulation présente un double intérêt :
le premier effet, la sanction mécanique de la gestion du « sortant », est
la création d’un déficit important, on dit alors que le nouveau venu
« nettoie les comptes » ;
le second effet (effet rebond) donne une marge de manœuvre
supplémentaire au nouveau dirigeant pour les exercices ultérieurs. La
réintégration dans les comptes des montants provisionnés en masse a
pour effet de majorer la valeur des actions et des éventuelles stock-
options qu’il a pu obtenir, tout en lui conférant une aura de bon
gestionnaire.
Pour les dirigeants, les fraudes les plus fréquentes sont la rémunération
du conjoint ou des enfants, ou des proches pour un travail fictif, l’utilisation
du personnel payé par la société comme personnel de maison. Ce montage a
été rendu célèbre par l’une des condamnations du couple Balkany. Avec
notamment l’utilisation du personnel de la société à des travaux qui
bénéficieront à des sociétés tierces ou au dirigeant (brevets, etc.).
Il n’est pas rare d’utiliser un stratagème bien connu pour financer la
corruption : il s’agit de verser des salaires supplémentaires ou des
remboursements de frais sans cause à un salarié à qui il appartiendra de les
transformer en espèces et de les livrer au corrompu. Ce système est aussi
utilisé lors d’élections, c’est parfois le responsable de la sécurité qui paye
une partie des agents en espèces. Son compte personnel étant crédité des
sommes nécessaires au paiement en espèces, il régularise les
remboursements effectués en produisant lui-même les justificatifs. La
présence de ces professionnels n’apparaît pas dans les comptes soumis à la
Commission nationale des comptes de campagne et des financements
politiques (CNCCFP).
LA MANIPULATION DE LA TRÉSORERIE
Je ne décris ici que les opportunités de fraudes utilisées par ceux qui
pratiquent le principe suivant lequel la voracité est une bonne chose et qui,
comme Lazarillo de Tormes, supportent de grandes contrariétés pour ne pas
payer d’impôts.
6
UNE INTERVENTION DE LA SEC
trois avertissements sur les bénéfices en cinq mois ont donné le signal le
plus évident de la présence de problèmes, ainsi qu’une réduction de
valeur de 845 millions de livres sur les contrats et le fait que le directeur
général a démissionné brutalement ;
les fonds spéculatifs avaient échangé à découvert des actions de
Carillion, intuitivement ils avaient senti les difficultés, 25 % des actions
ont été vendues à découvert ;
les dettes ont augmenté de moitié et le déficit des pensions a atteint
580 millions de livres ;
la société avait imposé à ses fournisseurs un paiement à cent vingt jours.
Elle doit de l’argent à environ 30 000 petites entreprises ;
elle utilisait des méthodes de plus en plus inhabituelles pour se financer,
car elle n’avait plus accès aux banques et aux obligations. Elle avait
levé 112 millions de livres via une obligation Schuldschein, un marché
plus souple. Elle avait aussi utilisé le reverse factoring : contre
rémunération, les banques ont payé directement les fournisseurs. La
construction de l’hôpital universitaire Royal Liverpool posait de gros
problèmes. Le projet d’abord retardé est inachevé.
Le groupe a vu sa dette passer à 1,5 million de livres liés notamment
aux 580 millions de livres de déficit de son fonds de retraites, au moment
même où le report de plusieurs chantiers et des retards dans l’exécution de
certains contrats fragilisaient son activité.
Cette faillite devrait servir de leçons à nos élites : réfléchissons à la
qualité des contrôles interne et externe qui n’ont manifestement rien vu
venir. Peut-on croire à leur efficacité ? Et pourquoi ? Questionnons la
politique du gouvernement sur le mode de gestion des services publics.
Peut-on confier des activités essentielles à des acteurs aussi indélicats que
fragiles ? Peut-on gérer des services publics comme des entreprises
privées ?
La majoration frauduleuse des ventes a atteint des niveaux
considérables chez Wirecard, qui a gonflé ses produits de 1,9 milliard
d’euros en majorant des ventes, en inventant des clients asiatiques et en
achetant des entreprises à une valeur majorée en Inde ou aux Philippines.
Cette litanie depuis Enron ne s’arrête jamais !
1. les échanges entre l’entreprise et les clients sont propres, ils ne sont
pas affectés par les manipulations, ce qui évite les dénonciations.
2. Les montages interviennent au niveau de la sous-traitance réalisée
par des entreprises du groupe ou par des tiers dont le chiffre d’affaires
est en majorité réalisé avec l’entreprise principale.
LA CAISSE NOIRE
EXEMPLES DE MONTAGES
7
LE NUMÉRIQUE CONTRE LES ÉTATS ?
Les GAFAM ont disposé de vingt années de liberté totale qui les ont
rendus monopolistiques. Ils se sont insinués dans notre vie politique,
personnelle et économique. Ils ont créé une véritable fracture numérique
dans la société entre ceux qui sont éduqués au numérique et ceux qui ne le
sont pas. Il faut donc recréer un cadre, d’autant plus que les GAFAM n’ont
pas agi de manière spontanée. Selon Andy Grove ancien P-DG d’Intel, « la
high tech court trois fois plus vite que les affaires normales, le
gouvernement court trois fois moins vite que les affaires normales, nous
avons donc un écart de neuf fois. Et ce dont nous voulons nous assurer,
c’est que le gouvernement ne nous fasse pas obstacle et ne ralentisse pas les
choses ».
Les États ne semblent pas en mesure de réguler ces entités, dont
certaines d’entre elles exercent des activités de service public. Il faut donc
les ramener dans le cadre. La problématique désormais n’est plus celle du
contrôle opéré par un État démocratique, mais par des puissances
économiques dont le degré de transparence et de légitimité est largement
discutable.
Selon Marc Chevalier 10, le moment du retournement, celui où l’intérêt
des utilisateurs n’est plus aligné sur celui des plateformes, est atteint : « La
phase où elles rendent un service puissant et très utile est terminée. Les
effets de réseau protègent désormais leur domination de la concurrence et
des innovations. Les nouveaux services que développent ces acteurs
pourraient être mieux rendus aux consommateurs dans un marché libéré de
leur domination. »
Les scandales de la dernière campagne présidentielle, les fake news et la
manipulation de l’opinion, le scandale Cambridge Analytica, l’évitement
fiscal, l’étouffement de l’innovation, la crise du logement en Californie, la
création d’une armée de précaires payés à la tâche… La liste des griefs
contre la Silicon Valley grandit et structure de plus en plus le débat
politique, malgré les dizaines de millions de dollars dépensés par le secteur
en lobbying à Washington.
Les États-Unis sont familiers du pas de tango, ils ont engagé une sorte
de reprise en main et ont en cela suivi l’exemple de l’Europe et de certains
pays européens, avant d’inverser la politique. Le Department of Justice
(DOJ) et la Federal Trade Commission (FTC), le régulateur chargé de la
concurrence aux États-Unis, ont placé sous surveillance Amazon, Facebook
et Apple. De plus, une task force entièrement dédiée au secteur de la high-
tech aurait été créée. Les autorités judiciaires des États américains, du
District of Columbia et de Porto Rico ont ouvert une enquête antitrust
visant des grands groupes du secteur des hautes technologies. Elle concerne
les pratiques de Google dans le domaine de la publicité. Le géant de la
technologie est soupçonné de profiter de la position dominante de son
moteur de recherche sur Internet pour orienter à leur insu les
consommateurs vers ses propres produits et services, au détriment de ceux
de ses concurrents. Son service de vente d’espaces ou de liens publicitaires
est en outre soupçonné de pratiques anticoncurrentielles.
Nombre d’entreprises ou de professionnels s’estimant lésés ont porté
plainte contre les GAFAM. Une action de groupe a été lancée aux États-
Unis par deux développeurs d’applications contre Apple à qui ils reprochent
d’avoir accaparé le marché des applis sur iPhone avec son magasin en ligne
l’App Store. Chaque plainte met en cause le modèle de la plateforme
numérique : la recherche en ligne pour Google, l’e-commerce pour
Amazon, le réseau social pour Facebook, les applications mobiles pour
Apple. Cet écosystème construit sur mesure fonctionne d’abord à leur
profit, les plaçant en position de juge et parti.
Le tribunal de commerce de Paris vient de condamner Amazon à une
amende de 4 millions d’euros pour avoir inclus des clauses contractuelles
« manifestement déséquilibrées » envers les entreprises utilisant sa
plateforme.
La commissaire européenne à la concurrence a infligé une amende de
plus de 4 milliards d’euros à Google pour abus de position dominante avec
son système d’exploitation pour mobiles Android. Elle a sanctionné Apple,
poursuit Amazon qui avait bénéficié d’aides illégales du Luxembourg et a
exigé la restitution de 250 millions d’euros au Luxembourg qui a refusé
cette manne. L’Irlande a fait appel de la condamnation d’Apple à lui
rembourser 13 milliards d’euros d’impôts pour aides d’État illégales. La
décision récente de la justice européenne, en première instance, désavouant
la procédure faute d’avoir apporté la preuve de l’existence d’un avantage
sélectif, souligne le défaut d’harmonisation fiscale en Europe. Un appel a
cependant été déposé par la Commission.
Amazon est aussi poursuivie pour abus de position dominante, la
plateforme améliorerait son offre commerciale grâce aux données des
commerçants qu’elle héberge.
L’approche européenne vise pour sa part certaines de leurs activités. Le
Règlement général de la protection des données (RGPD) a été conçu
comme une réponse politico-juridico-géostratégique à l’hégémonie des
GAFAM au regard des données personnelles. Les entreprises offrant des
services dans l’Union européenne ou qui s’adressent à des personnes
résidant en son sein doivent s’y conformer. La Commission européenne a
dévoilé les « Digital Services Act » (DSA) et « Digital Market Act »
(DMA). Ils sont structurés autour de deux grands principes : « ce qui est
interdit hors ligne doit aussi l’être en ligne » et « plus une plateforme est
importante, plus elle doit avoir de responsabilités ». Ils sont destinés à
établir une concurrence équitable, à installer des règles dans une approche
de conformité, à éliminer les contraintes techniques limitant la compatibilité
et à réduire l’asymétrie d’information qui majore le coût de sortie d’un
écosystème. Les contrevenants pourront être poursuivis. Ces règlements
seront examinés par le Parlement européen et le Conseil, où siègent les
États. Ces discussions feront l’objet d’un lobbying désespéré des géants du
numérique auprès des États.
Les autorités chinoises de régulation enquêtent sur des « pratiques
monopolistiques » du géant chinois de la vente en ligne, ainsi que sur des
pratiques déloyales de sa filiale Ant Group de paiement en ligne.
L’argument selon lequel les numériques américains sont un rempart contre
l’interventionnisme chinois prend l’eau.
La situation devenant compliquée pour les GAFAM devant une telle
levée de boucliers, certaines multinationales numériques donnent des gages.
Ainsi des accords fiscaux sont passés avec divers pays, la Grande-Bretagne,
l’Italie et la France. Après Amazon, Apple et Microsoft et Google ont signé
deux accords transactionnels avec les autorités françaises. Une convention
judiciaire d’intérêt public pour un montant de 500 millions d’euros a été
signée avec le Parquet national financier (PNF). Une transaction
confidentielle avec la Direction générale des finances publiques (DGFIP),
d’un montant de 465 millions d’euros, a été aussi signée. Les montants
payés ne correspondent sans doute pas au montant réel de l’évasion,
cependant, tant qu’un cadre juridique et fiscal clair et international ne sera
pas mis en place, c’est bon à prendre.
Le système fiscal, dont les principes ont été élaborés par la Société des
nations en 1924, repose sur une approche traditionnelle de l’activité
économique, basée sur la notion d’« établissement stable » (présence
durable et physique), facilement contournée, et considère les filiales des
entreprises multinationales comme des entités séparées qui échangeraient
au prix du marché, suivant un prix « de pleine concurrence ». Ce système
permet aux entreprises multinationales de transférer artificiellement leurs
bénéfices d’une filiale à une autre, d’une juridiction à une autre, dans le seul
but d’échapper à l’impôt. Les révélations des Paradise Papers ont démontré
que des entreprises de tous les secteurs peuvent jouer avec ces règles
inadaptées au virtuel. Si une notion d’« établissement stable virtuel » était
intégrée dans la loi fiscale, elle serait confrontée aux conventions fiscales
internationales, supérieures aux droits nationaux, qui n’ont pas encore
intégré la notion d’« activité numérique ». Les multinationales annoncent
des résultats imposables faibles ne correspondant pas à la réalité, les
actionnaires en revanche, eux, disposent du montant réel des bénéfices.
Cependant, l’étude de la fiscalité des multinationales dont ces groupes
font partie a ouvert la boîte de pandore. L’OCDE vient de présenter le
format technique de son projet de taxation incluant les multinationales
recourant aux mêmes moyens d’évasion.
Le premier pilier du projet établit les critères permettant d’installer un
mode de taxation autre que la présence physique sur un territoire. Les
bénéfices distribués entre pays seraient alors imposés sur une fraction du
« bénéfice résiduel » réalisé.
Le second pilier viserait à instaurer une taxation (12 ou 13 %) au niveau
mondial, chaque État récupérant sa part. L’avantage majeur serait d’éviter
l’évaporation des taxes lors du passage par les paradis fiscaux et lors de
l’utilisation des champions du dumping fiscal européens et autres.
Les gains sont évalués à 85 milliards pour le premier pilier et à
80 milliards pour le second, ce n’est pas rien, surtout dans la période
actuelle. Le montage technique est finalisé, l’accord politique sera plus
délicat à mettre en place, car il concerne les États. Il faudra, encore là, jouer
avec les arrière-pensées. Les Américains défendent une position liée au
volontariat des entreprises, alors que d’autres États pencheraient vers une
taxation générale. Pour le second pilier, d’autres pays dont la France
s’accrochent à une taxe nationale qui rapporterait moins, ce qui ne génère
pas un enthousiasme excessif des multinationales.
Néanmoins on touche à la géopolitique, les Américains ayant déjà
« taxé » ces structures, la mise en place effective du projet ne se fera pas
avant la Saint-Glinglin !
Une élue démocrate aux États-Unis, E. Warren, propose une taxation de
7 % des valeurs transmises aux actionnaires qui affecte les têtes de groupe,
mais cette mesure efficace impliquerait aussi une volonté internationale.
Cette proposition est simple, n’exige pas de différencier les GAFAM des
multinationales et ne remet pas en cause les traités bilatéraux.
Le texte français appelé à tort la « taxe GAFA 12 » ne modifie pas la
situation, la taxe est symbolique et ne rapporterait pas plus de 500 millions
d’euros par an. L’objectif est politique, il est censé servir d’exemple et
montre qu’une voie de taxation est possible. Le texte est par ailleurs très
large, outre les GAFA, d’autres entreprises du numérique seront touchées et
se verront appliquer une taxe fixe de 3 % sur leur chiffre d’affaires à partir
de 2019. Ce texte, présenté de manière exagérée comme la « taxe du
e
XXI siècle », permettrait d’installer une forme de justice fiscale entre les
Nous sommes avec l’île de Man, Malte et les jets privés en présence
d’une manipulation assez ancienne, dont les Paradise Papers ont pointé le
caractère récurrent. Un simple passage dans l’île escamote le paiement de la
TVA pour les acheteurs d’avions et de jets. Ce sont des millions d’euros qui
s’évaporent. Les montages s’appuient encore une fois sur l’utilisation de
sociétés-écrans et sur des opérations de leasing. En effet, les avions
deviennent la propriété de sociétés-écrans qui contractent des leasings
simulant une activité commerciale, alors qu’elle est purement privée. Les
sociétés propriétaires du jet sont ainsi exonérées de la TVA.
D’après le gouvernement local, 231 sociétés de leasing d’avions
auraient récupéré 894 millions d’euros depuis 2011. De plus, les clients
peuvent obtenir le remboursement de la TVA à la fin de l’année de l’achat
en apportant la preuve de l’usage professionnel. Dans l’île de Man,
l’exonération semble être accordée d’entrée et les contrôles sont rares.
Les montages sont mis en place par des cabinets spécialisés et les
spécialistes en TVA 1 de cabinets d’audit. Ils consistent en l’utilisation de
plusieurs sociétés offshores organisées de la manière suivante : la première,
souvent logée aux îles Vierges, achète l’avion, le loue à une autre société
basée sur l’île de Man qui l’a elle-même loué à un opérateur réel. Ce dernier
le propose alors au propriétaire réel qui doit tout de même payer une
soixantaine d’euros à l’aéroport de Man.
Le propriétaire réel n’a pas versé un centime de TVA, le montant a été
avancé par le cabinet organisateur puis remboursé. À l’occasion de certains
achats effectués par des personnages célèbres, plus de 4 millions d’euros et
120 000 euros de droits de douane auraient été éludés.
Dans le cas, possible, où le cabinet concepteur du montage, conseillerait
« en même temps » la Commission européenne et quelques États majeurs
sur des problèmes fiscaux, ne devrait-on pas crier au scandale ?
Ces montages identifiés sur l’île de Man, parfois dans d’autres pays
européens, devraient être remis en cause pour deux raisons : en premier lieu
si ces avions sont utilisés à titre personnel, la TVA ne peut être remboursée
qu’à concurrence de l’utilisation professionnelle. De plus, par principe, la
TVA ne peut être remboursée qu’au propriétaire or les sociétés écrans ne
détiennent pas les avions. Le développement de l’obtention de
renseignements obtenus en sources ouvertes devrait permettre d’identifier
ces montages.
LA FRAUDE AU « CARROUSEL »
Elle permet d’obtenir le remboursement par un État de l’Union
européenne (UE) d’une taxe qui n’a jamais été acquittée en amont. Elle
utilise des entreprises fictives situées dans plusieurs pays de l’UE, qui vont
acheter et vendre, le plus souvent fictivement et en boucle, des
marchandises de forte valeur. La répétition de ces opérations dans un temps
très court permet de démultiplier l’escroquerie.
1. Les fraudeurs créent ou utilisent une société existante (société A), en
Grande-Bretagne pour acheter un produit, en général informatique taxé à
20 %.
2. L’entreprise A vend ce bien à l’entreprise-écran B, la transaction
n’est pas soumise à TVA (exportation).
3. L’entreprise B cède le bien à l’entreprise C, c’est une transaction
intérieure soumise à taxation, cependant l’entreprise B disparaît sans
s’acquitter de la taxe.
4. L’entreprise C demande le remboursement de la TVA afférente aux
achats et l’obtient. Elle revend le bien à l’entreprise A, la cession n’est pas
soumise à taxation.
L’ESCROQUERIE AU CARBONE
Cette niche fiscale, qui bénéficie à toutes les entreprises imposées selon
un régime réel d’imposition, est assise sur toutes les rémunérations qui
n’excèdent pas 2,5 SMIC (le Smic brut annuel est fixé à 17 982 euros par
an). Son taux est de 6 % en 2018, il sera supprimé pour 2019 et remplacé
par des baisses de charges sociales 1.
Le crédit d’impôt pour la formation du chef d’entreprise
L’INVESTISSEMENT GIRARDIN
Certaines niches, outre les montages classiques, ont permis de mettre en
place des fraudes de type Ponzi. L’investissement Girardin, par exemple,
voté en 2003 et destiné à relancer l’investissement productif outre-mer, est
une niche très recherchée, et les carences dans son encadrement ont permis
à des conseillers en patrimoine véreux et à des aigrefins de mettre en place
des systèmes de Ponzi. Près de 20 000 personnes auraient été flouées dans
ces montages. L’une des plus belles manipulations utilisant l’investissement
Girardin, portant sur des panneaux solaires et sur les éoliennes aux Antilles,
a été jugée en février 2017 par le tribunal correctionnel de Paris. Le
principal animateur a été condamné à six ans de prison ferme pour
« escroquerie en bande organisée ». À cette occasion, 56 millions d’euros se
sont envolés. Les rares panneaux solaires achetés n’ont jamais été connectés
à EDF. Un haut fonctionnaire de Bercy a été condamné depuis pour
corruption. Le même montage a été décliné dans un cadre similaire pour des
éoliennes. D’importants redressements ont été effectués à ce titre. J’ai le
souvenir précis d’un sénateur qui, avec un cabinet comptable normand,
aidait à l’achat de bateaux fictifs, la prescription est intervenue.
CORRUPTIONS
Il n’existe pas une, mais des myriades de corruptions. Elles peuvent être
blanches, grises ou noires. On peut corrompre ad majorem dei gloriam,
pour le bénéfice d’un État, d’une entreprise ou/et dans son propre intérêt.
Elles sont le fait aussi bien des élites, de fonctionnaires, du secteur privé, de
criminels que du gardien d’immeuble. On qualifie de « corruption douce »
celle qui sourd des lobbyings.
Le musée de la corruption au Caire en détiendrait l’un des premiers
écrits : la condamnation par un pharaon d’un intendant qui aurait trafiqué la
qualité des pierres lors de la construction d’un mausolée.
La corruption n’existe pas en l’absence de demande ou de proposition
de contrepartie. Pour corrompre, il faut être deux ! La corruption, c’est
d’abord une affaire de personnes accaparant une richesse qui devrait être
partagée. Elle est intimement liée à la liberté humaine et à la détention du
pouvoir.
La corruption est un délit ancien, il entre en 1810 dans le Code
d’instruction criminelle, mais son champ d’analyse économique est récent.
L’explication tient au fait que la corruption était perçue jusque-là comme
une question essentiellement morale ou politique. Au début des années
1960, l’analyse de la corruption intègre une variable pouvant influer sur la
concurrence et le développement économique. Toutefois, certains auteurs
(Leff, 1964 ; Huntington, 1968) jugent cette influence positive : elle
piloterait la concurrence vers les plus malins et les plus « efficaces », et de
ce fait faciliterait le développement économique. La Fable des abeilles, de
Mandeville 1, est souvent évoquée, cet argument est développé avec bonheur
par les criminels et les affairistes. D’autres considèrent que l’État appelé au
secours de l’économie dans les pays industrialisés, dont les préoccupations
de compétitivité et de création d’emploi sont majeures, pourrait aggraver le
phénomène de la corruption. Elle faciliterait aussi la modernisation et
jouerait un rôle d’intégration sociale en évitant les révolutions brutales. On
comprend donc que les sorties de fonds de l’Union des industries et métiers
de la métallurgie (UIMM) permettaient aux exclus de profiter du système !
La corruption ne serait donc pas un problème, et il n’y aurait pas lieu de
s’en préoccuper. Cette analyse est une foutaise !
Au milieu des années 1990, les premières démonstrations de l’effet de
la corruption sur la concurrence et le développement économique (Mauro,
1995 ; Susan Rose-Ackerman, 1999 ; Méon et Sekkat, 2005 2) la
transforment en un objet d’études et en un sujet pénal. Elle est devenue une
préoccupation des organisations internationales. À l’occasion de la création
du Service central de prévention de la corruption (SCPC), Pierre Truche
avait fort bien synthétisé l’évolution de cette problématique : « La
corruption, ce comportement couramment admis, est désormais devenue
intolérable. »
Parallèlement à ces séquences analytiques, de profonds
bouleversements ont radicalement changé la donne politique et économique
mondiale : la globalisation, un monde multipolaire, la libéralisation des
transferts financiers sans contrôle, de nouvelles hiérarchies économiques et
politiques pour qui la loi n’existe pas, la criminalisation des économies ont
fait de la corruption un outil universel utilisable dans toutes les
manipulations. La crise financière et économique de 2008 a ouvert une
nouvelle séquence appelant à reconsidérer les rôles de la corruption et de la
concurrence dans les performances économiques. Dans un monde globalisé,
le développement économique des pays émergents est concomitant de celui
de la corruption et de la criminalité. En réalité, la mondialisation, nolens
volens, constitue le vecteur primordial de l’aggravation de la corruption, car
s’il y a bien investissement, c’est dans la rente des corrompus qu’il
s’accomplit et jamais dans la redistribution. De plus, les kleptocrates, ils
sont nombreux, ne favorisent pas les dynamismes mais le conservatisme
local. On constate aussi le fait que la quasi-totalité des révoltes contre les
pouvoirs en place sont générées par la corruption des élites locales.
En matière pénale, le spectre corruptif recouvre les délits portant
atteinte à la probité. Il s’agit évidemment de la corruption, mais aussi de la
concussion, du favoritisme, de la prise illégale d’intérêts, du trafic
d’influence, j’y ajoute le détournement de fonds publics. L’abus de biens
sociaux chez le corrupteur pallie la prescription.
La corruption a un coût, le rapport du Fonds monétaire international
(FMI) évalue les méfaits de la corruption à 2 % de la richesse mondiale, la
Banque mondiale pour sa part estime qu’ils avoisinent 3 % des échanges
mondiaux. Pour le BTP, ils seraient proches de 300 milliards d’euros, soit
10 % du montant des marchés du secteur.
« La corruption est un phénomène extraordinairement complexe qui a
tendance à résister au temps », indique le rapport du FMI. Les pots-de-vin
versés chaque année pourraient être évalués dans une fourchette comprise
entre 1 500 et 2 000 milliards de dollars. Cependant, cette évaluation n’est
que partielle, car « le coût général économique et social de la corruption est
sans doute encore plus élevé », ajoutent les auteurs du rapport. Toujours
d’après ce rapport, les plus pauvres sont les plus durement touchés et la
culture de la corruption encourage évidemment l’évasion fiscale et peut
même, quand elle est généralisée, mener à des « violences, à des troubles
civils avec des implications sociales et économiques dévastatrices ». Il faut
constater le fait que tous les pays touchés par le Printemps arabe, et
aujourd’hui l’Algérie ou le Liban, ont au moins une cause commune : la
corruption de leurs dirigeants. Les pays riches et les pays en développement
sont concernés, et les populations les plus défavorisées en sont les
premières victimes. « Les pauvres sont affectés de manière
disproportionnée parce qu’ils dépendent davantage de services publics
rendus plus coûteux par la corruption », affirme la directrice générale du
FMI, Christine Lagarde.
Près de 1 000 milliards d’euros. C’est ce que représente l’impact de la
corruption à l’échelle européenne, soit 6,3 % du PIB du bloc, selon la
fourchette haute des chiffres du Parlement européen. A minima, cet impact
est évalué à 179 milliards d’euros chaque année. Un rapport du think tank
Le Club des juristes plaide pour la mise en place de nouvelles mesures afin
de pallier ce problème et d’améliorer le droit européen en matière de
corruption 3.
Nous avions émis le constat et exposé les conséquences et les moyens
de limiter les poursuites de corruption et plus largement les condamnations
financières voici sept années 4. Entre 2006 et 2017, le nombre de
condamnations pour des infractions financières prononcées a baissé de
27 %, et 0,002 % des affaires de corruption seraient seulement judiciarisées.
Or mandatées par les ministères des Finances, de la Justice et de l’Intérieur,
plusieurs inspections ont remis un rapport confidentiel, qui relève une
absence de stratégie globale, une organisation inadaptée, un manque de
formation, des outils informatiques limités…
Ugo Bernalicis (LFI) et Jacques Maire (LaREM) ont rendu public leur
rapport d’information sur « l’évaluation de la lutte contre la délinquance
financière ». Ils constatent aussi une organisation trop morcelée, voire
illisible, des moyens largement insuffisants et une crise des vocations. Ils
réclament notamment la hausse des effectifs du parquet national financier.
Les montages de corruption s’établissent dans le secret, souvent facilités
par l’acceptation tacite des pouvoirs. Je décris dans les pages qui suivent
l’arrière-boutique de la corruption et j’en décrypte des manipulations
courantes.
CHAPITRE 1
Cet aspect est majeur car il modifie les stratégies judiciaires en portant
le fer sur le patrimoine.
Pour certains pays disposant déjà de mesures appropriées, l’ajustement
ne s’est fait qu’à la marge, pour d’autres c’est l’ensemble du code qu’il a
fallu reconsidérer. Ainsi, les pays signataires disposent de textes cohérents,
ce qui facilite l’entraide internationale essentielle dans cette matière. Dans
ces conventions figuraient en bonne place des préconisations concernant le
contrôle des marchés publics, intégrées à juste titre dans le corpus de
contrôle. Ainsi de nombreux pays se sont, bon gré mal gré, dotés d’un cadre
légal et conforme aux normes internationales pour lutter contre la
corruption.
ouvrir une procédure, mais saisir un juge d’instruction peu fiable ou très
proche d’un parti intéressé, il en existe aussi ;
fractionner une procédure, ce qui rend incohérente une situation à
l’origine très claire, mais qui doit être utilisée avec précaution, car
d’autres fronts peuvent s’ouvrir à cette occasion ;
refuser l’ouverture de supplétifs utiles ;
utiliser la mutation des magistrats est un bon moyen pour casser une
procédure, elle peut être conduite de plusieurs manières. Une promotion
attendue depuis longtemps peut constituer un bon moyen de ralentir
sensiblement une enquête, surtout si on met un certain temps pour
trouver un remplaçant afin de reprendre le dossier. Il peut aussi exister
des mutations paradisiaques ou des mutations sanctions.
9
LA LOI SAPIN 2
Les sociétés œuvrant dans ce domaine ont créé des services dédiés,
destinés à gérer les « balourds 6 » des contrats à l’exportation. En fait, c’est
dans ces boîtes noires qu’on élabore un bouquet de montages afin de
« sortir » les fonds nécessaires. Ces entités traitent la sélection, le suivi et la
rémunération des agents commerciaux. En général placés sous la
responsabilité d’un responsable de très haut niveau, ayant le contact direct
avec la présidence. Le cas d’Airbus est exemplaire sur ce point 7. L’analyse
de la CJIP d’Airbus fait la lumière sur les pratiques existant dans cette
société, mais ces dernières sont déclinées dans nombre d’autres entreprises.
L’avionneur avait, dès les années 2000, créé une entité, la SMO (Strategy
and Marketing Organisation) en charge de ces problèmes. Ce service était
isolé des autres services. Il a été dissous en 2017. Il était chargé d’élaborer
« des montages sophistiqués », selon les termes du procureur, afin de
dissimuler des versements de plusieurs millions de dollars, via des paradis
fiscaux.
La convention détaille les montages avec une certaine gourmandise. Les
voyages étaient privilégiés, « plusieurs voyages en Chine et hors de Chine
composés principalement, voire exclusivement, d’activités de loisirs […],
outre des cadeaux luxueux et des invitations pour divers événements » au
profit de fonctionnaires chinois. Airbus a également versé, « par le biais
d’un contrat d’engagement fictif avec une société libanaise », 10,3 millions
d’euros à un intermédiaire commercial chinois, dont une partie « était
destinée à être remise à des agents publics chinois ».
Pour « remercier » un ancien dirigeant de Korean Air pour son rôle dans
trois commandes, 15 millions de dollars sont payés. Le groupe a racheté des
parts d’une structure détenue par une société appartenant au fils d’un
intermédiaire. Les fonds sont virés depuis des comptes ouverts au Liban par
une filiale d’Airbus ayant son siège aux Émirats arabes unis. Un autre
virement est effectué à des établissements universitaires en Corée et aux
États-Unis, dans lesquels l’ancien dirigeant avait des intérêts.
Cinquante millions de dollars ont été versés à une « équipe sportive » de
Malaisie, dont les deux propriétaires sont désignés sous l’appellation de
« AirAsia executive 1 » et « AirAsia executive ». Ils étaient des « décideurs
clés chez AirAsia et AirAsia X [la filiale long-courrier d’AirAsia, NDLR]
et ont été récompensés pour la commande de 180 appareils à Airbus »,
précise le rapport du SFO.
Certains paiements mettent en évidence une forte inventivité comptable
dans l’urgence. Un intermédiaire a été engagé rétroactivement et a perçu
8,7 millions de dollars, mais « le siège de [sa] société ne pouvait être
identifié, aucun compte financier n’était disponible et sa capacité à fournir
les prestations proposées était discutable ». De même pour certains
intermédiaires, « leurs contrats ont été signés postérieurement à la
conclusion de la campagne de vente et mentionnent des rémunérations
substantiellement inférieures à celles promises ».
En Russie, l’avionneur a financé un fonds de coopération à hauteur de
24,2 millions d’euros entre 2012 et 2017, dont une partie a été utilisée « au
bénéfice d’agents de l’administration et de dirigeants de compagnies
aériennes ou d’entités publiques chinoises qui jouaient un rôle dans le
processus d’achat ».
Airbus a également versé, « par le biais d’un contrat d’engagement fictif
avec une société libanaise », 10,3 millions d’euros à un intermédiaire
commercial chinois, dont une partie était destinée à être remise à des agents
publics chinois.
Mais tout ne se passe pas toujours bien, le négociateur a menacé par
courriel l’un de ses interlocuteurs pour obtenir la finalisation d’une
commande, qui a déjà donné lieu à 5 millions d’euros de versement à
plusieurs intermédiaires, dont un ancien acteur de la TV britannique et un
dirigeant de club de football.
Des banques demandent parfois des explications sur l’origine de fonds
(1,3 million de dollars) transférés depuis les îles Vierges britanniques.
L’intermédiaire désigné par Airbus a récupéré l’argent sur son compte.
Airbus entretenait des liens avec AirAsia qui a été le troisième meilleur
client d’Airbus, aux côtés des patrons d’Emirates et de Qatar Airways, ce
qui a pu donner lieu à des situations croquignolettes, en particulier la
signature d’un contrat dans une boîte de nuit.
8
L’ACHAT DES AVIONS RAFALE PAR L’INDE
Le droit pénal d’un État s’applique sur les faits commis sur son
territoire, mais les compétences de sa juridiction peuvent être élargies à des
délits commis à l’étranger. Ces situations sont souvent justifiées par des
atteintes à la sécurité nationale ou à des embargos. Les États-Unis ont
considérablement durci et amplifié l’application élargie de ces
réglementations affectant les entreprises étrangères après la crise des
subprimes, dans laquelle ces dernières n’étaient absolument pas
impliquées 10.
Les juristes américains apportent l’appui juridique à ces nouvelles
compétences en tissant des liens complexes entre divers textes dans le but
de « connecter » juridiquement l’élargissement de l’extraterritorialité à la
législation américaine. Ces derniers ont dû prendre un intense plaisir à
combiner et à accommoder les textes après le scandale causé par
l’avionneur Lockheed et le vote du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA)
en 1977. Il faut savoir qu’à l’origine ce texte n’imposait qu’une déclaration
des commissions versées, c’est plus tardivement qu’une portée générale lui
a été attribuée.
Le Department of Justice, dans une magnifique envolée, estime que leur
loi anticorruption pénalise les États-Unis, car les « autres » corrompent à
leur détriment. Quelques textes présentant chacun une forte complexité
permettent aux États-Unis de se comporter comme le gendarme du monde,
alors même que dans les années 1990 des sociétés américaines
corrompaient joyeusement en Amérique du Sud et ailleurs 11.
En 1977, le FCPA est créé, il traite de la lutte contre la corruption. Ce
texte a été suivi d’une intense opération de lobbying auprès des instances
internationales, qui a engendré les conventions anticorruption. En 1998, il
est élargi aux entreprises étrangères.
Le Patriot Act (2001), puis la loi Dodd-Frank (2010) confèrent à la
Securities and Exchange Commission (SEC) le pouvoir de réprimer toute
conduite qui, aux États-Unis, concourt à l’infraction, lorsque la transaction
financière a été réalisée hors du territoire et ne fait intervenir que des
acteurs étrangers. Les lanceurs d’alerte sont rémunérés entre 10 et 30 % du
montant des sanctions, ce qui est tentant. De plus, le Foreign Account Tax
Compliance Act (FATCA) donne au fisc des pouvoirs extraterritoriaux.
Le 29 septembre 2016, le Justice Against Sponsors of Terrorism Act
(JASTA) permet à toute victime du terrorisme aux États-Unis de poursuivre
un État lié directement ou indirectement à des actes de même nature
perpétrés sur le sol américain.
Enfin le Cloud Act a été élargi. À l’origine, il exigeait des GAFA la
transmission de toutes les données figurant sur les serveurs américains.
Cette obligation porte désormais sur l’ensemble des serveurs où qu’ils se
trouvent, les clients affectés n’étant pas avisés de la transmission.
Et n’oublions pas la norme ITAR (International Traffic in Arms
Regulations) dont l’efficacité est redoutable.
Le Département du Trésor américain recommande désormais de
sanctionner les entreprises payant une rançon aux groupes cybercriminels
après une attaque de ransomware 12. Ces paiements sont considérés comme
un contournement des sanctions américaines à l’égard de certains groupes
cybercriminels. Les entreprises victimes mais aussi leurs partenaires
« cybersécurité » sont concernés. De plus, les groupes cybercriminels ont
des contours tellement flous que la marge est vaste pour engager la
responsabilité d’entreprises ciblées.
Ajoutons à cela l’élément à mon sens le plus important du dispositif, car
il permet au DOJ de disposer des indicateurs et de la cartographie de risque
la plus pertinente pour « taper » à coup sûr. C’est la récupération
systématique des données et les informations transmises par les agences de
renseignement. En effet, toutes les transactions officielles étant enregistrées,
elles sont analysables pour qui maîtrise le « big data » et dispose de la
possibilité de réaliser des traitements de masse. Les services des États-Unis
disposent des moyens de récupérer et d’analyser 95 % des transactions
bancaires mondiales.
Les sanctions américaines 13 sont applicables à tous ceux qui relèvent de
la compétence juridictionnelle américaine, à tout acte accompli sur le
territoire américain, effectué par une personne américaine (morale ou
physique), c’est-à-dire : les citoyens américains, et les détenteurs d’une
« carte verte », où qu’ils se trouvent, les sociétés constituées selon la loi
américaine, ainsi que toute personne présente aux États-Unis, y compris les
filiales et les succursales de sociétés étrangères. Dans le cas de l’Iran, les
sanctions étaient également applicables aux succursales et filiales
étrangères de sociétés américaines depuis 2013. En effet, toute transaction
effectuée en dollars, soit environ 78 % des transactions mondiales, tombe
sous le coup d’une loi américaine.
En fait, la procédure américaine déroge au droit commun et marque les
divergences entre le droit américain et le droit français ou européen 14. Le
système inquisitoire français établit une responsabilité à partir d’une
succession de constats (auditions, analyses et avis d’experts), effectués par
une autorité (institutionnelle et scientifique), qui entraînent la conviction de
juges professionnels. Le système accusatoire américain tire une vérité d’un
spectacle : l’institution judiciaire monte un spectacle vivant, destiné à
permettre à un jury de désigner le vainqueur. Dans un cas, la vérité se
déduit de l’analyse de documents par des professionnels ; dans l’autre, elle
repose sur la crédibilité accordée à des personnes par d’autres personnes
ordinaires. Selon Antoine Garapon : « Là on doit être crédible, ici il faut
convaincre par la rhétorique ; là on juge sur une impression, ici par une
opération déductive ; donc là-bas il faut des citoyens, ici des clercs. »
Les États-Unis présentent un argumentaire simple : personne ne fait « le
job » contre la corruption, eux, ils s’y attellent. Leur outil répressif est
efficace et il rapporte gros, bien que ne respectant aucun code juridique
classique. Le principe est simple : la justice se négocie et les entreprises
soupçonnées mènent elles-mêmes les enquêtes à l’issue desquelles elles
seront incriminées. Les entreprises sont intéressées car elles se débarrassent
d’une menace, et le Trésor public encaisse les amendes sans qu’à aucun
moment on jase sur la pression fiscale. À l’inverse de la CJIP (convention
judiciaire d’intérêt public), la direction des entreprises est préservée. Le
système est évidemment critiquable, la prescription n’existe plus, pas plus
que la présomption d’innocence ou que le principe du non bis in idem 15, le
formalisme des procédures encore moins. Les pénalités sont calculées « au
doigt mouillé », elles ne profitent pas aux victimes, mais à « Zorro »,
justicier madré : délations, écoutes illégales, autodénonciations quasi
masochistes sont utilisées. Il s’agit là d’un basculement vers une justice
privée qui permet de raccourcir les délais et de stopper toutes les mesures
dilatoires destinées à faire durer les procédures. Ce système sanctionne
surtout l’échec de la justice traditionnelle à qui on refuse les moyens d’être
efficace.
La corruption dans la FIFA était pour certains une évidence, une sorte
de pléonasme surveillé par les États-Unis depuis longtemps. En 2011, un
membre du comité exécutif de la FIFA, en délicatesse avec ses obligations
fiscales, a coopéré. Accusé par la justice d’évasion fiscale, il a été amené à
enregistrer ses conversations avec des responsables de la FIFA. Une fois ces
données récupérées, sept hauts responsables ont été arrêtés dès potron-
minet à Zurich. Le 65e congrès de l’instance sportive se tenait le lendemain,
la perquisition a été menée par la justice helvétique au siège de la FIFA. Le
« FIFAgate » était lancé !
D’après le Département de la justice, outre l’attribution de la Coupe du
monde 2010 et l’élection à la présidence de la FIFA en 2011, « la plupart de
ces pots-de-vin et commissions occultes » sollicités et reçus par les
dirigeants de la FIFA concernent « la commercialisation des droits média et
marketing » de matchs ou de compétitions. Cela ne surprendra personne.
Cette enquête a donné lieu à des condamnations par la justice
américaine après de nombreux plaider-coupables, à de nombreuses et
significatives sanctions et à de lourdes amendes prononcées par la FIFA.
Des présidents de fédérations, des anciens secrétaires généraux
d’associations, un membre du comité exécutif de la FIFA, ancien président
de fédération, ainsi que le responsable des tournois olympiques et des
professionnels du marketing ont été sanctionnés, parfois exclus à vie.
Quelques recours ont été engagés contre ces mesures. Une banque
israélienne et sa filiale suisse ont admis avoir participé au blanchiment de
20 millions de dollars de pots-de-vin versés à des responsables de la plus
haute instance du football, et ont accepté de payer 30 millions de dollars à
cette occasion. Cependant la lecture pénale n’est pas simple. Pour partie,
l’obtention de « commissions » n’étaient pas délictuelles en Suisse au
moment où elles ont été perçues, des recours et bien d’autres chausse-
trappes juridiques sont présentes dans ce dossier.
La justice américaine s’est attaquée à « un système vieux de 24 ans
destinés à s’enrichir grâce à la corruption dans le football international »,
selon les mots de Mme Lynch. Colère et rancœur de ne pas avoir été choisi
ou communication efficace, les motivations de ces poursuites ne sont pas
évidentes, néanmoins elles ont eu un effet positif car de multiples
investigations ont été engagées dans de nombreux pays et en France en
particulier.
Alstom n’a plus la taille critique 17, le P-DG d’Alstom, Patrick Kron,
cherche des alliances, et son actionnaire de référence pourrait se
désengager. L’offre de General Electric (GE) dame le pion à Siemens.
Alstom fait l’objet d’une enquête du DOJ pour corruption. La direction
plaidera coupable après maintes tergiversations, convaincue de stopper la
procédure judiciaire. Cette thèse est défendue par son ancien cadre Frédéric
Pierucci, emprisonné pendant plus de deux ans aux États-Unis pour la
corruption par Alstom d’un intermédiaire en Indonésie, et libéré en
septembre 2018. Patrick Kron dément. Finalement, l’amende a été réduite à
772 000 dollars. GE aurait été associée pendant quelques mois au DOJ, en
fait jusqu’au paiement de l’amende.
Alstom n’était pas une oie blanche : « Au total, Alstom a déboursé plus
de 75 millions de dollars pour s’assurer de la réalisation de projets valant
4 milliards de dollars dans le monde, avec un bénéfice pour la société de
l’ordre de 300 millions de dollars. Alstom et ses filiales ont également tenté
de dissimuler le système de pots-de-vin en retenant les services de
consultants censés fournir des services de conseil au nom des sociétés, mais
qui ont en fait servi de canaux pour les paiements corrompus aux
fonctionnaires du gouvernement 18. »
La vente d’Alstom à GE a, elle aussi, été accompagnée par de
nombreux consultants, qui auraient engrangé plus de 165 millions d’euros à
cette occasion. Pour Alstom, plusieurs cabinets d’avocats, deux banques
conseils (Rothschild & Co, Bank of America Merrill Lynch) et deux
agences de communication (DGM et Publicis). Selon l’avant-propos du
rapport de la commission d’enquête parlementaire, GE avait, quant à lui, au
moins fait appel à la banque Lazard, au Crédit Suisse, à l’agence de
communication Havas et à de nombreux cabinets d’avocats. Le rachat des
activités énergie a été bouclé en deux mois, délai extrêmement réduit, pour
12,3 milliards d’euros. Avec le recul du temps, tout semble avoir été
organisé dans le but de bloquer toute marche arrière.
Alstom a rapidement récompensé ses cadres par une rémunération
majorée, ses actionnaires et son groupe dirigeant. Il a versé un dividende
exceptionnel de 3,5 milliards d’euros. Notons ici que le P-DG détenait de
nombreuses actions gratuites et un nombre substantiel d’options de
souscription lorsque l’action est passée de 30 à 70 euros. Il ne faut pas
s’étonner de telles situations… Pour que les opérations turbulent, il faut
aligner les intérêts des managers et ceux de l’acheteur. Le denier de Judas,
certes, mais quel denier !
Il ne semble pas qu’une protection des intérêts français ait été intégrée
au processus :
L’entretien des réseaux est une préoccupation vitale pour les entreprises
prospectant les marchés. L’activité n’est pas aisée, il faut bien le
reconnaître, les « sachants » sont rares et les réseaux multiples, ils
s’entrecroisent, peuvent s’opposer, s’accorder, et il n’est pas question de
fâcher quelqu’un. Dans ce milieu clos, on se retrouve toujours.
Ces attentions, ces cadeaux, ces services font en général l’objet d’une
comptabilisation indirecte dans les charges et peuvent aussi être payés en
espèces depuis la caisse noire, ou être comptabilisés dans une filiale, chez
un prestataire ou chez un fournisseur.
Pour ma part, il y a bien longtemps que mes collègues et moi-même
avions découvert la partie cachée du montage. Ces frais et dépenses étaient
comptabilisés en charges, avec l’aval de la chaîne de commandement, et
faisaient l’objet d’une réintégration extra-comptable (ancien imprimé
no 3970) dans le bénéfice fiscal, accompagnés d’une majoration de taxe. Le
bénéficiaire n’apparaissait plus, il était blanchi par l’impôt.
Les postulants aux marchés participent activement à la création et à
l’approfondissement de liens particuliers avec les décideurs. Les relations
publiques tempèrent alors la rigidité des processus. Pour ce faire il faut
disposer d’un budget… Ces frais constituent des coûts annexes, légitimes
ou non suivant l’espèce, mais utiles à l’exercice de l’activité. L’ensemble de
ces opérations peut être sous-traité à des sociétés dédiées, qui refacturent les
prestations sous un vocable neutre. Ce phénomène est apparu lorsque
certains laboratoires ont sous-traité la fidélisation des médecins rentables à
des sociétés prestataires.
La recension de divers scandales montre que la pratique qui consiste à
« arroser » les élus, que nous avions identifiée au cours des contrôles, est
toujours présente. On peut soupçonner, dans les filiales de certaines
entreprises, la mise à disposition discrète d’un confortable budget récréatif
destiné à fluidifier l’extrême rigidité du Code des marchés publics. Il
permet, par exemple, d’offrir un week-end de découverte des vignobles au
président ou aux cadres d’un donneur d’ordres pour la somme modique de
50 000 euros.
COMMENT ÊTRE AUX PETITS SOINS DES DÉCIDEURS
Les entreprises peuvent entretenir les besoins des décideurs et
dépensent des dizaines de milliers d’euros pour manger une fois avec un
maire, un conseiller général, un ministre, ou un apporteur d’affaires
autodéclaré, afin de promouvoir leur activité ou d’obtenir un marché. La
dépense peut être chargée dans l’entreprise elle-même, il est alors établi un
contrat localement, ou depuis l’étranger, et le « salaire » tombe tous les
mois. Tout le problème résidera dans la recherche de la preuve du travail
effectué. Nombre de politiques se laissent aller avec enthousiasme à ce jeu
dangereux, quitte à se lamenter lorsque la facétie est découverte.
La dépense peut être chargée dans un compte à part ou chez une filiale,
les billets de train, d’avion, l’achat de pierres bleues, de tableaux, les
déjeuners, les dîners sont contrôlés, mais cette pratique est un coupe-circuit
acceptable si le dirigeant de la filiale ne se retourne pas contre la maison
mère. Il est même des cas dans lesquels c’est une société tierce qui règle
rubis sur l’ongle et en liquide le volet de prostituées qui a accompagné les
agapes. Les fonds de la caisse noire sont souvent utilisés à cette fin.
Les pratiques manipulatrices sont variées, certains rapports de
Chambres régionales des comptes (CRC) dénoncent des dérives chez
certains bailleurs sociaux. Un groupe dirigeant qui ne lésine pas sur les frais
de bouche. Les repas sont « pris dans le même restaurant réputé », sans
respecter les barèmes de frais fixés par la société. Des agapes auxquelles
sont conviés des élus locaux lui ayant confié des marchés. Des conflits
d’intérêts sont aussi identifiés à l’occasion d’opérations immobilières. Deux
montages sont récurrents : le premier consiste à acheter un terrain et à le
revendre pour un prix bradé à une société immobilière, le second à acheter
un immeuble ou un terrain à un prix majoré à un proche. Du reste, les
montages sont assez inventifs.
Ces opérations friendly peuvent aussi concerner le monde de l’intime.
C’est public depuis l’ouvrage de Christine Deviers Joncour, paru en 1999,
qui a obtenu un certain succès : La Putain de la République. L’affaire du
Carlton entre aussi dans ce cadre. Des agences ont été souvent citées pour
organiser des opérations de ce genre, mais il me semble important de
rapporter une anecdote ancienne mais édifiante. Nous avions obtenu les
références d’une entreprise qui mettait à disposition des escort girls ou des
escort men. Elle était domiciliée en Suisse. L’entreprise semblait très
professionnelle, elle proposait une liste de prestations à la nuit, à la journée
ou à la semaine, mais sa proposition majeure, c’était de s’engager à l’année
dans ce type d’entertainment en versant d’avance une somme comprise
entre 200 000 francs (suisses) et 500 000 francs, dûment facturée sous un
libellé passe-partout. Les prestations seraient débitées depuis ce compte
d’avances. En fin d’année, si les débits dépassent la réserve, le client paye
la différence. En revanche, si le compte est encore créditeur, il est possible
soit de transférer sur l’année suivante, soit de virer la somme sur le compte
choisi par le client. C’est une belle opération gagnant-gagnant avec un
blanchiment possible à la clé.
E 4
LE CHOCOLAT DU 3 ÉTAGE, LES ÉPINGLES ET LES ÉPINARDS
5
LE SYSTÈME ANDRIEUX
9
LE PACTE DE CORRUPTION DE LA SOUS-PRÉFÈTE
L’ancienne haute fonctionnaire et son mari, ont été condamnés pour
avoir passé un pacte de corruption avec le propriétaire d’un hôtel-restaurant
de grand luxe. Elle était intervenue pour accélérer la création d’une piste de
« défense de la forêt contre les incendies », ce qui aurait donné des droits à
construire supplémentaires au propriétaire, l’un de ses amis. Une plus-value
de plusieurs millions d’euros aurait pu être obtenue en cas de vente. Une
commission de 200 000 euros devait être versée, via une société
londonienne, à son époux se présentant comme un intermédiaire dans la
vente. Un faux facturier a contribué à l’habillage d’une facture de même
montant, depuis sa société installée à Londres. L’opération ne s’est pas faite
mais en matière de corruption, l’intention suffit à qualifier le délit.
Dans leur décision, les juges observent que l’intéressée a « dévoyé les
devoirs de sa charge en donnant à ses interlocuteurs l’image d’une personne
complaisante, ce dont certains se sont évidemment servis, et jusqu’à gérer
pour de l’argent – au prix d’un montage offshore – un dossier
d’aménagement public au profit d’un homme d’affaires déjà condamné
pour corruption, chez lequel elle avait table ouverte ». Ils notent qu’elle
avait été « formée dans l’une des plus prestigieuses de nos grandes écoles
[l’École nationale de l’administration, ENA], aux frais de la République ».
La condamnation a été confirmée par la Cour d’appel. Poursuivie pour
« corruption passive », elle a été condamnée à trois ans de prison ferme et
20 000 euros d’amende. Elle récuse la condamnation. D’après elle, tout
s’est effectué dans la transparence totale, rien ne s’est fait sous le manteau.
Avec son époux ils se sont pourvus en cassation.
Elle a été aussi jugée pour avoir bénéficié des largesses du chef de l’une
des plus importantes entreprises de BTP de sa circonscription, qui avait
réglé des dépenses engagées dans une boîte de nuit et participé à l’achat
d’un cadeau d’anniversaire de valeur.
Elle avait travaillé dans une entreprise privée à l’étranger puis réintégré
la fonction publique en 2008. Elle l’avait encore quittée en 1990 pour le
privé, notamment dans une grande société française en Asie. En termes de
prévention et de probité, il semble évident que la tendance actuelle
cherchant à favoriser le cadre contractuel doit susciter une réflexion, il ne
suffit plus de sortir de la même école pour apporter des garanties
suffisantes. Certaines habitudes sont peut-être déjà prises.
Le fonctionnaire corrompu qui court, enfin, qui est censé courir, après
les trafiquants de drogue comme le très haut fonctionnaire, familier du
pouvoir et affecté aux postes les plus recherchés, qui dévoie les devoirs de
sa charge et dont la puissance s’accroît au fur et à mesure de son ascension,
pourront être poursuivis sur la base des mêmes délits. Leurs mises en
examen seront fondées suivant les cas sur les délits suivants : corruption
active et passive, prise illégale d’intérêts, recel d’abus de biens sociaux,
détournements de fonds publics, abus d’autorité, faux et usage de faux et
parfois détention illicite d’arme. Il est reproché à l’un une trop grande
proximité avec les délinquants qu’il poursuit, à l’autre une trop grande
proximité avec les chefs d’entreprise du secteur dont il est chargé du
contrôle.
Les deux, à des niveaux différents, sollicitent des avantages en
contrepartie de leur diligence. Celui-ci se contente d’espèces, il n’effectue
aucun paiement personnel identifiable bien que des dépenses considérables
aient été engagées en voyages, en aménagements, en achats et en
réparations immobilières. L’autre affiche un esthétisme plus recherché. Les
avantages gratuits lui sont dispensés : des voyages, des billets d’avion et de
train, des mises à disposition de maisons de vacances et de voitures (séjours
en Grèce, au Portugal et en Corse, invitations à Dubaï, en Hongrie…). Il
bénéficie d’invitations au restaurant, de places au concert, aux matchs de
football et de rugby où il faut être vu, de cadeaux : vêtements (l’exemple
vient d’en haut), téléphone portable, meubles. Les acquisitions
immobilières sont effectuées à prix d’ami, tout comme leur entretien et les
réparations, on lui offre même l’installation d’une alarme d’appartement.
Les deux rejettent les accusations et leurs avocats estiment que les
expertises futures justifieront le patrimoine car tous deux ont acquis une
petite fortune immobilière.
LA PETITE CORRUPTION
Dans les pays de l’Est, outre les manipulations décrites ci-dessus qui
sont bien présentes, les privatisations ont été l’une des périodes les plus
fastes de la corruption du monde politique, l’exemple le plus marquant est à
rechercher lors de la privatisation des structures des pays de l’Est après la
chute du mur de Berlin.
L’implication de ces corrompus est patente dans l’immobilier local,
d’autant plus intéressant que le cadastre (l’état civil des biens) n’est
qu’approximativement servi et permet des appropriations intéressantes tout
en ne donnant pas la possibilité d’identifier les vrais propriétaires.
La corruption des dirigeants entraîne une longue succession de dérives,
qui fonctionnent par ruissellement. Les règles régissant les marchés ne sont
plus respectées, les « éléphants blancs » se multiplient, les concessions
d’exploitation des matières premières sont obtenues par la corruption, et
une minorité s’approprie les richesses locales écartant les entrepreneurs
intègres. Ces dérives se déclinent par strates, depuis les élites jusqu’au
niveau le moins élevé. Les entreprises, les banques étrangères, des pays
étrangers utilisent ce comportement qui leur permet de capter les richesses
locales sans encombre.
Je fais parfois un rêve étrange et merveilleux, celui d’un dirigeant
corrompu qui utiliserait 20 % de ses revenus illégaux pour construire des
écoles, former des professeurs intègres, améliorer l’organisation de la santé,
et réduire la corruption avec l’aide de citoyens décidés. Il serait réélu à vie,
ou promptement assassiné !
LA CORRUPTION AU VENEZUELA
6
LES INTERMÉDIAIRES DU PÉTROLE NIGÉRIAN
L’un des montages majeurs dans ce secteur est structuré sur plusieurs
niveaux. La première strate s’appuie sur la corruption. Des intermédiaires
proches du pouvoir local bénéficient d’un pouvoir de décision sur la
dévolution des permis octroyés dans tous les domaines, forestier, or, cobalt,
métaux rares, en fait sur toute la panoplie des matières premières. Ces
personnages au profil assez sulfureux arrosent les politiques et organisent
l’installation des multinationales du secteur. Ces dernières contractent avec
les services locaux et créent des sociétés de type joint-venture avec
l’intermédiaire.
La deuxième strate est dédiée à la comptabilisation des redevances
perçues par l’État concerné. L’intérêt de la multinationale est de limiter au
minimum le montant de la redevance. Pour ce faire, elle utilise le modèle du
montage des prix de transfert qui permet de réduire sensiblement la taxation
locale (en général un impôt sur les bénéfices et diverses autres taxes) et qui
peut être encore minorée lorsque des investissements en matériel lourd sont
effectués.
La troisième strate consiste à aider les locaux à faire sortir les fonds du
pays. Ainsi une société avait en comptabilité acheté une quinzaine de
machines, évaluées à une trentaine de millions chacune, dont la moitié
seulement avait été livrée. Cette opération permettait à la fois de minorer
monstrueusement le bénéfice et aidait certains dirigeants politiques à
échapper au contrôle des sorties de fonds du pays.
L’autre manipulation est organisée en minorant les quantités exportées.
La mécanique comptable est identique, elle exige cependant le recours à la
corruption douanière qui pourrait atteindre dans certains pays 70 % du
montant estimé des droits.
Certains grands opérateurs œuvrant dans les matières premières sont
soumis au contrôle de la justice américaine qui enquête, entre autres, sur les
pratiques de Glencore en République démocratique du Congo, au Nigeria et
au Venezuela 7.
Ce géant suisse des mines et du négoce a annoncé son assignation par le
Department of Justice (DOJ) dans une enquête pour corruption. Son action
a chuté de plus de 10 % à la Bourse de Londres à l’annonce de la nouvelle.
Il doit donc produire les documents et les enregistrements en application du
FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) et des textes poursuivant le
blanchiment d’argent. La documentation demandée concerne les activités
commerciales de la société au Nigeria, en République démocratique du
Congo et au Venezuela de 2007 à 2018. Or, il s’agit de l’une des activités
les plus sensibles dans les pays considérés comme les plus corrompus de la
planète.
Cette procédure est liée aux poursuites engagées à l’encontre de Dan
Getler, qui, selon le Trésor américain, servait d’ouvreur aux multinationales
minières auprès du président Joseph Kabila, dont les contrats seraient
« opaques et corrompus ». Entre 2010 et 2012 uniquement, la République
démocratique du Congo aurait perdu environ 1,36 milliard de dollars de
revenus miniers en raison des contrats préférentiels accordés à ce
personnage.
Les intermédiaires des traders suisses de Glencore et le représentant de
Trafigura au Brésil 8 sont aussi poursuivis pour avoir effectué des paiements
de nature corruptrice à des employés de la compagnie pétrolière d’État et à
des intermédiaires pour 31 millions de dollars. « Les preuves indiquent
qu’il existait un schéma à travers lequel les entreprises sous enquête
payaient des pots-de-vin à des fonctionnaires de Petrobras pour obtenir des
faveurs, des prix plus avantageux et réaliser des contrats avec plus de
fréquence », détaille le procureur de l’État du Parana dans un communiqué.
Ils sont suspectés d’avoir versé respectivement 6,1, 4,1 et 5,1 millions de
dollars de pots-de-vin. Les paiements se seraient échelonnés entre 2011 et
2014 et sont liés à 160 opérations de vente et d’achat de dérivés pétroliers.
Dans le cadre de ce « raid », le cinquante-septième de l’opération
« Lava Jato », la Cour fédérale de Curitiba (Brésil) annonce avoir émis
11 mandats d’arrestation et une assignation à comparaître, et effectué
27 recherches et perquisitions.
QUATRIÈME PARTIE
Les besoins
L’entente anticoncurrentielle
Le fractionnement ou le « saucissonnage »
des marchés
Le « saucissonnage » se dit de la manière de fractionner illicitement les
achats publics et toute autre catégorie de charges et de produits. Pour qui
désire garder la maîtrise de l’opération et éviter ainsi les contrôles d’une
procédure plus encadrée, les opportunités sont multiples. L’une des
justifications les plus souvent apportées face à de tels comportements est la
lourdeur administrative. Un conseiller général poursuivi pour prise illégale
d’intérêts a avancé cet argument pour se défendre : « Je veux bien qu’on
rentre dans la légalité, mais cela va compliquer les choses à cause de la
paperasse. » Cette pratique est d’utilisation générale, car elle est présente
dans les secteurs publics comme dans le domaine commercial. Identifier ce
« saucissonnage » est aisé.
Avenants et contentieux
Un avenant modifie un marché public et s’applique dans un cadre
précis. Le montant de la modification doit rester inférieur aux seuils
européens et à 10 % du montant du marché initial pour les marchés publics
de services et de fournitures ou à 15 % du montant du marché initial pour
les marchés publics de travaux.
L’existence d’avenants est justifiée par la difficulté de réaliser un
marché dans l’enveloppe fixée, cependant l’avenant peut être un support
intéressant de fraudes. En effet, un montage affectant un marché est scindé
en plusieurs temps, dont l’origine se situe lors de la préparation technique
du dossier et la fin lors de la réception des travaux effectués. Dans les
foires, un vieux principe prévaut : « C’est à la fin du marché qu’on compte
les bouses. » En matière de fraudes aux marchés, il en va de même ! Un
marché frauduleusement sous-évalué dès l’origine devra être régularisé soit
par des prestations complémentaires, soit par des avenants qui ne devraient
pas modifier substantiellement le marché, soit par des contentieux, or des
constats de ce type permettent de remonter à l’origine de la manipulation et
de reconstituer le fil des opérations. De même, dans les montages de
corruption, une surfacturation des opérations est nécessaire car le corrupteur
tient avant tout à garder ses marges ; les avenants peuvent alors être utilisés
pour produire le flux financier indispensable au paiement des corrompus.
Lorsque le marché est obtenu à vil prix, l’entreprise peut également se
refaire grâce aux avenants.
Ces rallonges budgétaires ne doivent pas dépasser 20 % du prix du
marché pour ne pas en bouleverser l’économie. « Mais on a déjà vu une
affaire en Corse, où un avenant de 5 % a été considéré comme un délit de
favoritisme », précise l’avocat Florian Linditch. Dans une europole, satellite
d’un département du sud de la France, une société, poursuivie pour bien
d’autres délits, a ainsi obtenu trois avenants d’un montant de 80 000 euros
pour compenser… son propre retard sur les chantiers. C’est-à-dire qu’au
lieu de pénaliser l’entreprise il a été décidé de lui accorder des rallonges.
Une fois les besoins identifiés, les organisations publiques sont tenues
d’appliquer une procédure organisée faisant respecter le principe d’égalité
entre les prestataires possibles et dont la transparence protège les fonds
publics : l’appel d’offres. Les marchés doivent faire l’objet d’une publicité
permettant le libre accès à la commande publique. Ce point de procédure
peut être manipulé directement par le maître d’ouvrage ou indirectement, on
l’a vu, en utilisant les études de la maîtrise d’œuvre. Remarquons tout de
même que la meilleure manière de « fluidifier » les achats publics, c’est de
se passer d’appel d’offres, c’est illégal certes, mais tellement pratique et
cela ne concerne pas que des marchés de faible montant.
Ainsi, lorsque le carrelage d’une piscine est confié à l’entreprise dont un
élu de l’agglomération était le P-DG, et le gros œuvre à la filiale d’une
major dans laquelle l’épouse de l’élu est directrice commerciale, nous
côtoyons la prise illégale d’intérêts. De même, le maire qui confie le
marché nécessité par la création d’un jardin d’enfants à son beau-frère
architecte sans respecter les procédures de mise en concurrence entre dans
le favoritisme. Ce dernier est condamné à six mois avec sursis et reste
éligible. Autre exemple, une mairie facturait du bitume 650 % plus cher que
le prix habituel via une société monégasque. Cette commande d’enrobés à
froid portait sur plus de 1 million d’euros et n’a pas fait l’objet d’appel
d’offres. Une centaine de tonnes d’enrobés à froid ont été commandées
durant la période 2011-2014 et une vingtaine de tonnes seulement livrées.
Cette affaire vient d’être réactivée, car un montage similaire, avec des
enrobés à chaud cette fois, semble avoir cours dans une commune voisine
avec les mêmes intermédiaires en Suisse, à Monaco et dans les paradis
fiscaux.
Ainsi, une patinoire de 420 000 euros peut être installée avec le visa du
conseil municipal en escamotant la procédure de l’appel d’offres dans un
village de 400 habitants hors touristes.
DE SAVANTES MANŒUVRES
Une fois les dossiers déposés, la commission d’appel d’offres étudie ces
derniers sur la base de critères objectifs concernant les prix, les délais, la
qualité technique, afin d’adopter la proposition la plus favorable pour la
collectivité. La composition de la commission rassemble des membres des
majorités élues (des conseillers municipaux) et certains tiers dont la
présence n’est plus obligatoire. Il arrive aussi que des représentants de
l’opposition soient membres de la commission, ce qui donne une apparente
transparence. Cela n’est pas très contraignant, car il est extrêmement
difficile lorsqu’on n’appartient pas au cercle manipulateur de déceler les
montages.
Prenons le cas où une offre plus intéressante et moins-disante est
présentée par une entreprise ne faisant pas partie du groupe ligué, il faut
alors trouver rapidement une solution pour évacuer l’intruse. L’une des
manœuvres possibles consiste à demander une « analyse technique ». Cette
dernière permet de comparer en seconde analyse les coûts, les techniques en
présence et la nature des propositions formulées. Des justifications sont
demandées à l’entreprise « élue ». Cette dernière présente un dossier
aménagé assorti d’explications évidemment pertinentes qui mettent en
évidence les qualités spécifiques nouvelles de l’offre. On passe ainsi du
moins-disant au mieux-disant. L’enfumage de la commission est réel, les
membres peuvent n’avoir aucune idée de ce qui a été fomenté, surtout
lorsque dans la commission une majorité de membres sont peu compétents
dans ce domaine.
Une manipulation similaire dans les dossiers à haute technicité est
possible. Dès qu’une difficulté est identifiée, l’analyse technique est confiée
au directeur des services techniques. En général, ce dernier est un proche du
pouvoir à qui il doit un certain nombre de facilités, des avantages directs ou
indirects et son avancement. Il ne sera pas tenté de mordre la main qui le
nourrit !
L’entreprise ainsi cornaquée aménage son offre en fonction des
observations et de moins-disante va devenir mieux-disante, il lui suffit de
réduire le montant de son offre, de présenter des « explications » qui
n’avaient pas été données, d’embaucher quelques demandeurs d’emploi, ce
que la presse rapportera en détail.
La manipulation des critères de sélection constitue un moyen pratique
de biaiser les procédures. À titre d’exemple et parmi d’autres, on peut citer
l’utilisation de critères non standard ou l’appréciation subjective de critères
additionnels justifiés par l’objet du marché ou par ses conditions
d’exécution, en particulier lorsque le cadre est imprécis. On peut citer aussi
l’introduction de modifications non autorisées ou de critères d’évaluation
après l’ouverture des offres ou encore la non-utilisation des critères
existants.
Lors d’une procédure qui a duré dix-sept années, deux élus qui votaient
en commission d’appel d’offres avouent qu’ils ont menti lors de la première
investigation et déclarent que le maire leur a téléphoné, leur demandant
comme un service de voter pour l’entreprise choisie par lui en commission.
Cette demande était intéressée, car l’architecte et l’entreprise choisie
titulaire du marché en cause (construction de la maison des associations, de
la crèche municipale et de bâtiments sociaux de la ville) construisaient au
même moment une villa pour le maire. Lors du procès, on découvre que le
coût de la construction de la villa était inférieur de 40 % au prix du marché.
On glisse aisément vers la corruption pure : un adjoint au maire a été
condamné pour atteinte à l’égalité dans les marchés publics, corruption
passive et trafic d’influence, la sentence ayant été confirmée par la Cour de
cassation pour avoir reçu, entre 2003 et 2006, 300 000 euros en liquide en
échange d’informations sur un marché public de collecte de déchets.
Les investigations qui ont été engagées autour de l’attribution du grand
stade de Lille donnent à réfléchir. Selon Libération, « une charge en règle,
clinique, édifiante, mais qui n’aura peut-être pas de suite. Pour le procureur
de la République de Lille (Nord), l’obtention en 2008 par Eiffage du
marché de la construction du Grand Stade de la métropole (aujourd’hui
baptisé Pierre-Mauroy) a été affectée de plusieurs irrégularités 2 ». Le
procureur constate « une atteinte majeure à l’objectivité et à la transparence
de la procédure ayant abouti à la désignation d’Eiffage » et valide ainsi les
soupçons de favoritisme pesant sur ce gigantesque contrat. Mais les faits
seraient prescrits.
Lors de la phase dite de “dialogue compétitif”, les services techniques
de la métropole rendent leur verdict : le projet du groupement Norpac
(Bouygues) est en tête devant celui d’Eiffage, tandis que Vinci, le troisième
candidat, est largement distancé. Un rapport de 75 pages sanctifiant ce
classement est signé le 2 janvier puis validé en commission. Or, le jour du
vote final, le 1er février, c’est une délibération désignant le projet Eiffage,
pourtant beaucoup plus coûteux, qui est approuvée à une écrasante
majorité 3.
Deux élus auraient, d’après le réquisitoire, sans compétences techniques
particulières dans ce domaine, inversé le classement de moins-disant à
mieux-disant. Ils ont reçu des cadeaux et un faux a été transmis à la
préfecture.
DISPOSER D’INFORMATIONS
les armoires et les vitrines contenant les offres étaient ouvertes à tout
vent lors de la dévolution d’un marché de plusieurs milliards ;
l’ouverture non autorisée d’enveloppes scellées ;
l’altération du dossier d’offres ou la falsification de registres concernant
la réception des offres ;
l’omission des signatures sur une ou des offres reçues ;
l’absence de témoins indépendants lors de l’ouverture des offres ;
l’acceptation d’offres incomplètes.
CHAPITRE 6
ORGANISATIONS CRIMINELLES
ET CYBERCRIMINALITÉ
CHAPITRE 1