Vous êtes sur la page 1sur 13

André Joly

Le problème de l'article et sa solution dans les grammaires de


l'époque classique
In: Langue française. N°48, 1980. pp. 16-27.

Citer ce document / Cite this document :

Joly André. Le problème de l'article et sa solution dans les grammaires de l'époque classique. In: Langue française. N°48, 1980.
pp. 16-27.

doi : 10.3406/lfr.1980.5069

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1980_num_48_1_5069
André Joly. Lille III

LE PROBLÈME DE L'ARTICLE
ET SA SOLUTION DANS LES GRAMMAIRES
DE L'ÉPOQUE CLASSIQUE

1. La problématique de l'article au xvne et au xviiie siècles peut nous


intéresser au moins à deux titres. D'une part elle ne s'inscrit dans aucune
tradition solide, si bien que les grammairiens des langues modernes, et en
particulier du français, sont obligés d'innover ou de s'appuyer sur une tra
dition toute récente, ce qui met nécessairement à l'épreuve leur capacité
d'analyse. D'autre part, et en raison même de sa nouveauté, cette problémat
ique suscite des discussions animées sur des points qui peuvent parfois nous
apparaître mineurs, mais qui en réalité mettent en cause toute une série de
questions fondamentales de divers ordres — linguistique, logique et, bien
entendu, idéologique. Le traitement de l'article présente donc de l'intérêt
du point de vue de l'histoire de la grammaire, mais aussi, et peut-être surtout,
du point de vue de l'épistémologie générale.
Je me propose d'évoquer à grands traits quelques-uns des problèmes qui
se sont posés aux grammaires de l'époque classique, d'essayer de voir ce
qui, pendant longtemps, a fait difficulté et, le cas échéant, d'en expliquer la
raison. Ainsi, pourquoi l'article « indéfini » (un, une), parfaitement identifié
dans la Grammaire de Port-Royal, a-t-il été ignoré, voire systématiquement
refusé par la plupart des grammairiens — surtout par les grammairiens-
philosophes — pour n'être en fin de compte reconnu dans la nomenclature
officielle qu'en 1910? La réponse n'est pas simple. De la même manière, à
de très rares exceptions près, l'article zéro n'a aucun statut explicite dans
les grammaires des siècles classiques. Mais, à la différence de un, une, la
question demeure très actuelle, puisque la dernière nomenclature (1975) ne
le mentionne pas.
Ce qui frappe à la lecture de ces grammaires c'est, outre la diversité des
classements de l'article, l'imprécision de la terminologie dont on se sert dans
l'analyse. « Indéfini » pourra désigner, selon les auteurs, l'article un, une,
les prépositions à, de, identifiées comme des articles, ou encore l'absence
d'article. Le terme « détermination », capital en l'occurrence, n'a pas une
signification invariante; pour Port-Royal, il a deux sens dans la Grammaire
et un troisième dans la Logique1. « Indéfini » est souvent assimilé à « indé-
1. Donzé. pp. 75 et 130.

16
termine », et « défini » à « déterminé ». Il est certain que ce flou conceptuel a
considérablement gêné la théorisation. Duclos, le commentateur de Port-
Royal, note que « quand il s'agit de discuter des questions déjà assez subt
iles par elles-mêmes, on doit surtout éviter les termes équivoques (...) Les
hommes ne sont que trop nominaux; quand leur oreille est frappée d'un mot
qu'ils connaissent, ils croient comprendre, quoique souvent ils ne comprennent
rien » (1754, p. 138). Nous sommes les héritiers directs de cette imprécision
terminologique et il n'y a pas lieu de considérer les difficultés de conceptual
isation de l'époque classique comme dépassées. Dans un article récent,
Marc Wilmet (1980) montre qu'en règle générale, nous n'avons pas de sys
tème de représentation métalinguistique clair pour l'analyse de l'article et
que les termes clefs mentionnés ci-dessus font l'objet de gloses opaques et
tautologiques dans les dictionnaires et les glossaires de linguistique. « En
fait de grammaire et de philosophie », remarque encore Duclos, « une ques
tion de mots est une question de choses ».

2. La définition que Scaliger donne de l'article domine toute l'époque


classique2. C'est en effet par rapport à cette opinion sans appel que les
grammairiens sont amenés à se situer, consciemment ou non. Il y a ceux qui
y souscrivent de façon implicite lorsque dans la tradition du xvie siècle, par
fois à peine revue, ils définissent essentiellement ou même exclusivement
l'article comme un mot chargé d'indiquer le genre, le nombre et surtout le
cas du nom qu'il précède. Avant Port-Royal, Maupas (1607) fait figure
d'exception3. En face, ceux qui récusent avec plus ou moins d'énergie le
jugement de Scaliger et tentent de fonder en raison l'usage extensif et parfois
« bizarre » de l'article en français. C'est, entre autres, le cas d'Arnauld et
Lancelot (« cette particule [est] très-utile pour rendre le discours plus net,
et éviter plusieurs ambiguïtés », p. 39), de Dumarsais (« pour éviter l'obscur
ité & l'amphibologie », p. 417) et de Court de Gébelin, qui trouve des
accents lyriques pour parler des « utilités des articles » (pp. 192-194). Mais
Régnier-Desmarais (1706, pp. 143-144), Duclos (pp. 138-141), bien qu'il
trouve « léger » le jugement de Scaliger, Condillac (1775, p. 243) et Thurot
(1796, p. 220) sont partagés entre les avantages de l'article et ses inconvén
ients. Beauzée aussi reconnaît que parfois il n'est qu'une « nécessité
d'usage » (1767, p. 325), mais il n'en condamne pas moins avec vigueur
l'opinion de Scaliger, tout en admettant avec Duclos qu'il y a beaucoup de
« bizarrerie » dans l'emploi de l'article. Il estime en tout cas que « ce n'est
pas assez pour justifier le jugement indécent et faux qu'en a porté Jules-César
Scaliger ». Jugement indécent, précise-t-il, « parce que Scaliger n'a pas dû
croire reprehensible tout ce qui n'étoit pas conforme à son latin, & moins
encore préférer son opinion isolée & apparemment aveugle, à celle des grecs
anciens, & à celle de tant de nations modernes qui ne sont pas sans lumières »
(p. 325). Le débat sur l'article, qui renvoie à l'opposition du français au
latin4, s'inscrit en fait dans la longue querelle des Anciens et des Modernes.
Il correspond à un développement récent de la conscience linguistique des
grammairiens et de leur attitude à l'égard de leur propre langue. « II n'y a
point de langues parallèles, même entre les modernes », conclut Duclos,
« la supériorité d'une langue pourrait bien n'être que la supériorité de ceux
qui savent l'employer » (p. 141; italiques dans le texte). C'est dans ce climat
2. « Otiosum loquacissimae gentis instrumentum », De causis ling, lat., lib. Ill, cap. 5.
:i. Yvon. 1955. n° 3. pp. 165-172.
4. Duclos. p. 140; Condillac. p. 252, etc.

17
nouveau, vers le milieu du siècle, que la problématique de l'article, bien
posée par Port-Royal, va être entièrement reconsidérée.

3. Il ne faudrait cependant pas croire que la ligne de clivage entre les


deux attitudes définies ci-dessus est simplement chronologique, qu'avant
Y Encyclopédie les grammairiens auraient en quelque sorte mis en applica
tion la recommandation de Quintilien selon laquelle « il y a des choses si
frivoles dans certaines parties de la Grammaire, qu'un Grammairien sage
doit se faire un mérite de les ignorer5 », et que, jugeant l'article inutile à
l'expression de la pensée, ils auraient uniformément réduit son rôle à l'ind
ication de la morphologie nominale; qu'en revanche après Dumarsais, qui,
pour la plupart, fait autorité 6, les choses auraient irréversiblement changé.
La réalité est plus complexe et, pour en rendre compte de façon adé
quate, il faudrait prendre en considération les ouvrages mineurs ainsi que,
de façon systématique, les grammaires scolaires, qui connaissent un grand
développement avec les manuels de Restaut (1730 et 1739), de Wailly (1754)
puis de Lhomond (1 780). On sait que ces grammaires sont à l'origine de notre
propre grammaire scolaire. Prenons par exemple l'idée selon laquelle l'ar
ticle servirait à indiquer les cas. Il n'est pas tout à fait exact qu'elle n'a plus
cours après le milieu du xviiie siècle. Le débat sur l'existence ou la non-
existence de cas en français — débat important puisqu'il conditionne en
grande partie la vue qu'on a du système de la langue — traverse en fait toute
la période classique. Si en 1660, Arnauld et Lancelot affirment, d'ailleurs
sans succès, que les articles « n'ont point proprement de cas, non plus que
les noms » (p. 39), cent cinquante ans plus tard, au moment où naissent la
grammaire comparée et la grammaire historique, Girault-Duvivier estime
utile de développer cette idée dans une longue note où il reprend les argu
ments avancés entre autres par Dumarsais, Duclos, Beauzée et, plus récem
ment, par Lévizac, Marmontel et Sicard. La Grammaire des grammaires
est sans doute un ouvrage de synthèse mais, tout de même, si la cause avait
été entendue, Girault-Duvivier n'aurait sûrement pas jugé nécessaire de
consacrer trois pages à la question. Et l'on retrouve effectivement, ici et là,
dans une grammaire scolaire ou un manuel d'apprentissage d'une langue
étrangère, cette idée ancienne que l'article est une particule « déclinable »7.
La grammaire est le lieu des traditions tenaces.

4. C'est de ces fluctuations et de ces complexités qu'il faut tenir compte


pour essayer de voir comment évoluent au cours de la période les définitions
qu'on donne de l'article, de sa nature et de sa fonction. Je suivrai l'ordre
adopté par la plupart des grammairiens qui, dans un premier temps, consiste
à donner une définition générale de l'article, puis à dire combien il existe de
sortes d'articles. Dans un second temps, vient l'examen des « explications »
qui sont données de ces différentes définitions (je centrerai ici mon analyse
sur la notion de « détermination »; v. § 8). C'est l'ordre implicitement adopté
par Port-Royal et explicitement par Restaut qui, dans les Principes (1730)
consacre le chapitre IV à la présentation générale (« De l'article, pp. 58-
69) et, tout à la fin de l'ouvrage, le chapitre XIII à l'« Explication des
Articles » (pp. 376-390).
Il y a deux grands types de définitions générales, les formelles et les
5. Cité dans la 2e édition du Dictionnaire de l'Académie, 1718.
(>. Duclos. p. 135; Condillac, p. 239; Thurot. p. 213.
7. Par exemple La Grue, 1785; Vénéroni, 1811.

18
sémantiques. Au vu de ce qui a été exposé au § 3, on peut s'attendre à ce
que les premières soient dans les ouvrages ou les grammaires fortement
calqués sur le latin, et les secondes dans les ouvrages où l'article est consi
dérécomme autre chose qu'un simple indicateur de la morphologie nominale.
On peut aussi prévoir que la ligne de partage sera chronologique, les défini
tions formelles se rencontrant au xvne siècle et dans la première moitié du
xviiie, les définitions sémantiques essentiellement à la fin de l'époque clas
sique. Ce schéma est dans l'ensemble exact, mais il y aura lieu d'y apporter
quelques nuances importantes. Voici des exemples pour fixer les idées :
1° définitions formelles : « On appelle communément Articles, (...) des par
ticules déclinables, qui précédant tousjours le nom auquel elles se joignent,
servent à en faire connoistre le genre et le nombre, & qui en déterminent
certains cas, par le moyen de quelques autres particules » (Régnier-Desmarais
1706, p. 141). C'est le même genre de définition qu'on trouve dans le Dic
tionnaire de Furetière (1690), dans le Dictionnaire de V Académie (1694,
1718, 1740)8, dans le Dictionnaire de Trévoux (1704, 1721, 1732, 1752).
La définition formelle cesse de prévaloir au milieu du xvine siècle9, 2° défi
nitions sémantiques; une des plus célèbres, sinon des plus caractéristiques,
est celle de Dumarsais : « ...articles, certains petits mots qui ne signifient
rien de physique, qui sont identifiés avec ceux devant lesquels on les place,
& les font prendre dans une acception particulière» (1769, p. 395) 10.
Hormis la Grammaire de Port-Royal, qui représente un cas unique, ce type
de définition sémantique ne se trouve de façon régulière et non ambiguë
qu'à partir des Vrais principes de Girard (1747, p. 157)11. Elles font toutes
intervenir, d'une manière ou d'une autre, la notion de détermination.

5. Mais, comme je l'ai dit, il faut nuancer cette première analyse. On ne


passe pas subitement d'une définition formelle à une définition sémantique.
Avant Dumarsais, les deux coexistent, en particulier chez deux grammairiens
importants de la première moitié du xvme siècle, Buffier et Restaut. Ainsi
Buffier dit que le, la, les « sont apelez Articles, parce qu'ils servent à arti
culer & distinguer divers emplois que l'usage fait des noms », mais il ajoute
aussitôt : « Par cet emploi ils répondent & suppléent à ce qui s'appelle dans
la Grammaire Latine les cas des noms, qui sont diverses inflexions ou termi
naisons d'un même nom » (1709, p. 60). Dans un même mouvement, il assoc
iedonc ce qui n'est pas encore vraiment une définition sémantique (l'article
opérateur de la détermination nominale) et ce qui n'est plus tout à fait la
définition formelle donnée plus haut (l'article « répond » aux cas du latin,
dit-il, mais il n'en est pas le signe). La double définition de Restaut est à la
fois plus nette et moins subtile. Dans la rubrique introductive du chapitre

ii. L'article de 1694 est de Vaugelas.


9. L'abandon de la définition formelle ancienne s'effectue entre 1740 (3e éd.) et 1762 (4e éd.) pour l'Aca
démie, entre 1 752 et 1771 pour Trévoux, ce qui donne d'une part : « ARTICLE, en Grammaire, est Une par
ticule qui se met devant le nom. pour en marquer le genre, le nombre, & le cas » (Académie, 1740; inchangé
depuis 1694) à opposer à : « ...en Grammaire, est une particule qui précède ordinairement les noms appella-
tifs » (Académie. 1762). D'autre part : « ...en termes de Grammaire, est une particule dont se servent la plu
part des langues pour décliner & pour faire l'inflexion des noms, & marquer leurs cas & leurs genres; parce
que les terminaisons des noms étant les mêmes dans tous les cas, il n'y a que l'article qui les fasse distinguer
(Trévoux, 1752; inchangé depuis 1 704) à opposer à : « ...en termes de Grammaire, est une particule qui pré
cède ordinairement les noms appellatifs » (1771).
10. Il s'agit en fait de l'article paru dans V Encyclopédie en 1751.
11. Quelques autres repères chronologiques : Wailly (1754, p. 10), Duclos (1754, p. 136), Beauzée
(1 767, p. 304). Condillac (1 775. p. 240). Court de Gébelin (1776, p. 196), Thurot (1796, p. 214), Sacy (1799,
p. 30). Sicard (1799. p. 1 1 ). Thiébault (1802, p. 204), Destutt de Tracy (1803, p. 67), Girault-Du vivier (181 1,
p. 2 1 3).

19
de l'article, qui comprend trois demandes et trois réponses, à la première
demande Qu'est-ce qu'un article? il répond : « C'est un mot qui étant mis
avant les noms, sert à déterminer l'étendue selon laquelle ils doivent être
pris » (1 730, p. 58). Définition sémantique qui, sous une autre forme, reprend
celle de Port-Royal. Quant à la troisième demande Quel est l'usage le plus
commun des articles?, elle donne lieu à la réponse suivante : « C'est de faire
connoître, les uns le genre, les autres le nombre, & les autres le cas du nom
avant lequel ils sont mis » : définition formelle qui s'accorde mal à la précé
dente, dans la mesure où aucun rapport n'est établi entre genre, nombre, cas
d'une part et Г« étendue de la signification », d'autre part. L'ambiguïté appar
aîtaussi dans le fait que la première définition dit à quoi « sert » l'article
et la seconde quel est son « usage ». On voit mal sur quoi se fonde cette dis
tinction. La coexistence de ces deux définitions traduit assez bien le malaise
des grammairiens de la première moitié du siècle devant l'article.
Un fait curieux est qu'historiquement la définition sémantique ne sup
plante pas la définition formelle, du moins au niveau de la grammaire scolaire.
A la fin du siècle, avec Lhomond, on observe au contraire un retour de la défi
nition formelle, mais transformée. Ce retour est déjà amorcé par Restaut en
1739 dans Y Abrégé. En effet, alors que les Principes de 1730, dont je viens
de donner des extraits, comportent les deux définitions, YAbrégé n'en donne
plus qu'une seule : « [Les articles] sont de petits mots qui se mettent avant les
noms, & qui en font ordinairement connoître le genre, le nombre, & le cas »
(p. 14). Lhomond reproduira cette définition, en supprimant la référence
aux cas : « L'Article est un petit mot que l'on met devant les noms communs,
& qui en fait connoître le genre et le nombre » (p. 6). On la retrouve à
l'époque, sous des formes voisines, dans des manuels très élémentaires
« pour la première jeunesse », comme celui de Gaultier (1787, p. 48) ou de
Lallemant (1802, p. 22), puis au xixe siècle dans le manuel classique de
Noël et Chapsal12. Par cette filiation elle est parvenue jusqu'à notre gram
maire scolaire.
La raison de ce retour au formel à la fin du xvine siècle est peut-être,
comme le dit Lhomond dans sa Préface, que « les premiers Éléments ne sau-
roient être trop simplifiés » et que, quand on s'adresse aux commençants,
« il y a une manière de s'énoncer accommodée à leur foiblesse : ce n'est point
par des définitions exactes, & par conséquent abstraites, qu'on leur fera
connoître les objets dont on leur parle, mais par des caractères sensibles &
qui les rendent faciles à distinguer ». Faire connaître, c'est-à-dire dans une
perspective étroitement utilitaire, identifier les formes pour l'acquisition de
l'orthographe (cf. Chervel), et non pas faire comprendre. Ainsi, ajoute
Lhomond, « l'on connoît qu'un nom est du genre masculin quand on peut
mettre le devant ce nom : on connoît qu'un nom est du genre féminin quand
on peut mettre la » (p. 6). Aucun grammairien, à ma connaissance, ne s'est
jamais avisé de discuter cette approche formelle. Seul un lexicographe,
Bescherelle (1887), en a contesté le bien-fondé : « La plupart des anciens
grammairiens ne regardaient l'article que comme un mot destiné à faire
connaître le nombre et le genre des noms qu'il accompagne. Mais cette défi
nition était manifestement inexacte, car, pour pouvoir mettre le ou la devant
un nom, il faut avant tout connaître le genre de ce nom. » Autrement dit,

12. Il est vrai que Noël et Chapsal réintroduiront, mais en seconde position seulement, la définition
sémantique : « Sa fonction est de précéder les substantifs communs pour annoncer qu ils sont employés dans
un sens déterminé » (1Я77. p. 10).

20
la définition formelle héritée de Lhomond n'est valable que dans la procédure
de reconnaissance et non dans la procédure de production.

6. La définition sémantique des grammairiens philosophes appelle une


remarque. Chacun à sa manière, et à la suite de Port-Royal, déclare que
l'article « détermine la signification » du nom, mais, à une exception près,
aucun ne se demande quelle pourrait bien être la signification de l'article lui-
même. Dumarsais, on Га vu, se borne à dire qu'il « ne signifie rien de phy
sique ». Curieusement, certains insistent sur le fait qu'il n'a pas de sens :
« L'article ne signifie rien par lui-même » (Wailly, p. 10), « l'article n'a de
signification que lorsqu'il est joint à quelque autre mot » (Harris, 1751,
1796, p. 202), « ils ne marchent jamais sans un Nom, n'ayant aucune signi
fication sans eux » (Court de Gébelin, 1776, p. 190) etc. Il y a là un paradoxe
dont on remarquera qu'il n'a rien d'historique13. Seul Thurot s'interroge
sur la signification possible de l'article. Il distingue de façon très générale
trois espèces de mots, ceux qui expriment des « substances physiques »,
ceux qui expriment, « par imitation », des idées « métaphysiques » et enfin
ceux qui — parmi lesquels l'article — « pris isolément, paroissent ne présenter
aucun sens, et n'être destinés qu'à être les signes de certaines vues de l'esprit
dans renonciation de la pensée... » (p. 214; c'est moi qui souligne). Puis il
avance l'hypothèse suivante : « II n'est guère probable cependant que ces
mots ayant toujours été ce qu'ils paroissent être aujourd'hui, et qu'ils n'ayent
jamais eu qu'une signification abstraite et métaphysique. Je crois fort, quant
à moi, qu'il en est de ces mots comme de notre auxiliaire avoir (...), et que
leur sens physique et primitif se sera perdu à la longue, à mesure que l'usage
y a substitué le sens métaphysique et abstrait dont je parle » (pp. 214-215).
Thurot pose ici de façon très pertinente le problème, fondamental en sémant
ique grammaticale, de la « dématérialisation » ou désémantisation, pour
lequel il ne sera proposé de solution que bien plus tard, notamment par
Guillaume 14.

7. Si on observe un certain accord entre les grammairiens sur la défi


nition générale, qu'elle soit formelle ou sémantique, en revanche le plus
complet désaccord règne dès qu'il s'agit d'identifier les différentes sortes
d'articles et de les classer.
On distingue de une à quatre sortes d'articles 15. Ceux qui n'en admettent
qu'une reconnaissent le, la, les mais, selon qu'ils opèrent dans un cadre for
mel ou dans un cadre sémantique, ils accordent un statut différent à du, des
au(x). Je ne traiterai pas ici du « partitif». Il suffira de rappeler que à et de
qui, dans les approches formelles de la première époque, sont considérées
comme des articles parce que, comme le et la, elles servent à « décliner »

13. Il demeure étonnamment actuel. De nombreux linguistes contemporains travaillent encore avec
l'idée qu'un certain nombre de morphèmes sont dénués de sens (meaningless). Un cas typique est celui de
l'auxiliaire do, cf. A. Joly. « Л Psychomechanical Approach to the Verb DO », dans Grammaire generative et
psYchomécanique du langage, éd. par S. de Vriendt, J. Dierickx et M. Wilmet. Bruxelles, Aimav; Paris. Didier.
1975. pp. 123-138.
14. Guillaume 1919 et surtout 1964. pp. 143-183. Sur le mécanisme de la « subduction » dans le verbe,
cf. 1964. pp. 73-86.
15. N'en admettent qu'une sorte, par ordre chronologique Kuretière, Vaugelas (Académie. 1694; doc
trine inchangée sous ce rapport jusqu'à la 8e éd. de 1832. qui distingue trois sortes d'articles), Régnier-
:

Desmarais. Girard (17 17). Duclos. Wailly. Condillae. Thurot. Lhomond. Estarac. En reconnaissent deux :
Port-Royal. d'Aisy (1674). La Touche (1690). Oudin (1698). Dumarsais. Harris (1751 et 1796). Beauzée,
Sac\. Sicard. Thiébault. Girault-Duvivier. Trois : Gourt de Gébelin. Quatre : Buffier et le Dictionnaire de
Trévoux. Restaut.

21
les noms16, sont définitivement identifiées comme des prépositions par les
grammairiens philosophes (du est une « contraction » de la préposition et de
l'article simple) 17.
L'accord n'existe pas davantage entre ceux qui admettent deux articles
ou plus. Beauzée — et Thiébault, qui le suit fidèlement — rejoint en fait
les grammairiens que je viens de signaler, dans la mesure où, à l'« article
indicatif» (le, la, les), il oppose globalement les autres déterminants du
nom, appelés indistinctement « articles connotatifs ». Dumarsais et Girault-
Duvivier distinguent les trois formes de l'« article simple » et les quatre
formes de Г« article composé » (du, des etc.). Un dernier groupe, très minor
itaire au xvnie siècle, est celui qui, à la suite de Port-Royal, oppose l'« ar
ticle défini » (le, la, les) à l'« article indéfini » (un, une), avec son pluriel
des « pris d'un autre mot ». Ce groupe comprend d'Aisy, La Touche, Buffier
et Restaut pour la première période, et seulement Court de Gébelin et Sicard
pour la seconde 18. Cependant Girault-Duvivier, le grammairien de la
synthèse, estime qu'il peut être regardé « comme équivalent de l'Article »
car il donne « un sens restreint au substantif» (p. 213). On sait qu'il faudra
attendre longtemps avant que un, une soit officiellement reconnu comme
article. La grammaire scolaire du xixe siècle l'ignore19. Mais l'opposition
à la doctrine de Port-Royal est déjà très vive au xvnie siècle20. C'est, à
mon sens, une des principales raisons pour lesquelles les grammairiens
français de l'époque classique n'ont pas réussi à élaborer une théorie d'en
semble de l'article. La comparaison avec les grammairiens anglais ne laisse
aucun doute à ce sujet.
Quant à la terminologie utilisée, elle est aussi un facteur de division
et de confusion. Le flou conceptuel qu'elle favorise, et auquel j'ai fait allu
sion, est déjà condamné à l'époque, notamment par Duclos : « ces divisions
d'articles, défini, indéfini, indéterminé, n'ont servi qu'à jeter de la confusion
sur la nature de l'article» (p. 136). Sommes-nous beaucoup plus avancés
aujourd'hui? Comme le fait remarquer Wilmet, rares sont les linguistes qui
ont cherché à « doter explicitement ces expressions concurrentes d'un
contenu spécifique » (p. 235).

8. La notion de détermination en général, opposée à celle d'identité,


joue un rôle de premier plan dans la théorie linguistique de l'époque clas
sique21. Elle passe au centre de la problématique de l'article dès qu'on
abandonne la définition formelle par référence aux cas.
On peut partir de la Grammaire de Port-Royal en raison de son impor
tance historique (refus de l'existence de cas en français, reconnaissance de
l'article un, une)22, et parce qu'elle a le mérite de poser, directement ou

16. C'est encore l'opinion de Restaut, 1730. p. 63.


17. Sur à et de, et le fait que les prépos tions ne peuvent être assimilées à des articles, cf. Dumarsais,
pp. 405 et 409 sq. On remarquera avec Cheval er (1 968, p. 64 1) que si Restaut, selon la tradition du xvie siècle,
voit en à et de un « article indéfini », il les dentifie ailleurs comme « de véritables prépositions ». On voit
bien par là que Restaut. comme les grammair ens du début du xviii* siècle, est tiraillé entre la grammaire
nisante et la conception nouvelle de l'analyse du langage inaugurée par Port-Royal.
1 8. L'information d'Yvon ( 1 955. n° 4. p. 249) est erronée en ce qui concerne Restaut qui. en 1 730, recon
naîttrès clairement l'article un, une (pp. 68-69). V von oublie aussi de mentionner que Buffier voit en un « une
espèce de quatrième article » auquel il consacre les 8Й 344 à 346.
19. Chervel. p. 238.
20. Régnier-Desmarais, pp. 154-156; Girard, p. 200; Dumarsais, pp. 421-422: Duclos. p. 137.
21. Auroux. 1979 a, pp. 176-190 et 1979 d.
22. Bien avant Port-Royal, Palsgrave dans Y Esclarcissement de la Langue française (1538) est appa
remment le premier qui reconnaisse l'existence d'un article ung, une correspondant à l'anglais a, mais il ne
lui donne pas de nom et l'état de langue auquel il se réfère l'amène à identifier uns, unes comme son pluriel.

22
indirectement, en un espace restreint, l'essentiel des problèmes. Arnauld
et Lancelot mettent en évidence : 1° le rapport entre la théorie de l'article
et la théorie du nom. Le nom « commun appellatif » a une « signification
vague » (p. 39), contrairement au nom propre qui signifie « une chose singul
ièreet déterminée » (p. 42). C'est seulement à partir de Dumarsais (pp. 424-
429) que les grammairiens analyseront cette mise en rapport de l'article
avec la fonction nominale; 2° la nécessité de « déterminer la signification »
du nom, qui est vague et générale, au moyen des nombres (sing, et plur.) et
des articles. L'idée qu'il existe une affinité profonde entre le nombre et
l'article ne sera vraiment développée qu'au xxe siècle23; 3° corollairement,
le fait que les articles « déterminent la signification d'une autre manière »
que le nombre, mais aussi bien au singulier qu'au pluriel, ce qui est une
autre façon de souligner le rapport étroit qui existe entre les deux caté
gories.
Après des considérations sur la morphologie, Arnauld et Lancelot
exposent dans un tableau (p. 42) l'usage des articles. Ce tableau offre une
typologie de la détermination à partir d'un classement des effets de sens
obtenus par l'emploi des deux articles auquel est opposé le non-emploi de
ces articles. Présentée sous cette forme, l'opposition de l'article institué
à ce qu'il faut bien appeler l'article zéro est unique à l'époque. Les phrases
d'illustration comportent toutes le nom roi, ce qui donne :
Le nom commun , comme roi ,
'ou n'a qu'une significa- fila fait un festin de roi.
tion fort contuse , (Ils ont fait des festins de rois.
Sans
article, oupar en a une déterminée ÍLouis XI v est roi.
le sujet de la pro- < Louis xrv et Philippe IV sont
position. ^ rois.
e roi ne dépend point de ses
L'espèce dans toute son sujets.
étendue j ï Les rois ne dépendent point de
Avec V leurs sujets.
l'article TT
/e,signi- UnUi ou plusieurs
-, singu-
.. ers *■ détermines
- i.,
. 1(Le roi
. rf par ■I Lut-
• Tfait ■la lpaix \
ГО1 jjuuia
д .i O TH.S л.±
XIV,
; c'est-à-dire
, , • le
v ,\ «il CallSc (lcb С1Г"*
Jic ou чles circonstances ri / constances du temps. л
de<Les .. ontfondé iesKpl.inc;paies
celu! qui parle, ou du j abbayes deFrance; c'est-à-dire
discours' l les rois de France.
Un roi détruira
Un au singul Constantino-
Avec ier , pie.
Rome a été gou
J 'article des ou de au signifi vernée par des
pluriel , rois ( ou ) par
de grands rois.
Toute la théorie de la détermination à l'époque classique, avec ses
ambiguïtés, est contenue en puissance dans cette brève analyse de Port-
Royal. C'est ce que je me propose d'indiquer à grands traits.
On observera, positivement, qu'Arnauld et Lancelot mettent bien en
valeur les conditions discursives de la détermination en distinguant ce que
nous appelons la détermination contextuelle, celle qui résulte des « ci
rconstances du discours » (Les rois ont fondé les principales abbayes de
23. Guillaume, 1964. pp. 168-171.

23
France) et la détermination situationnelle, produite par « les circonstances
de celui qui parle » (Le roi fait la paix). Dans ce dernier cas, le roi constitue
ce qu'Arnauld et Nicole nommeront dans la Logique un terme complexe
dans le sens24. Par la suite, les grammairiens philosophes ajouteront à
cette analyse des remarques souvent intéressantes, comme par exemple
Beauzée (pp. 314-315) qui attire l'attention sur les implications sémantiques
intervenant dans la détermination par le contexte, lorsqu'il compare le rôle
de l'attribut dans Vhomme est mortel (propriété de l'espèce entière : « total
ité physique ») et les hommes sont méchants (qualification accidentelle :
« totalité morale »).
Avant de présenter leur tableau, Arnauld et Lancelot prennent la pré
caution d'indiquer « qu'il est difficile de marquer précisément en quoi
consiste cette détermination, parce que cela n'est pas uniforme dans toutes
les langues qui ont des articles» (p. 41), idée reprise en écho par Buffier
(p. 150). De fait, aucun grammairien du xviiie siècle ne parvient à expliquer
de façon entièrement cohérente le mécanisme de la détermination par
l'article. Tous s'entendent pour dire que déterminer, c'est introduire une
modification à la « signification vague » du nom. Mais quelle modification?
C'est ici qu'on achoppe.
Pour certains, déterminer équivaut à restreindre la signification et, à
la limite, singulariser. C'est là une erreur qui pouvait provenir de ce qu'avait
dit Port-Royal des noms propres25. Erreur commise par Duclos pour qui
« la destination de l'article est de déterminer et individualiser le nom
commun ou appellatif» (p. 136)26. C'est aussi l'opinion de Dumarsais :
« [le, la, les] sont adjectifs puisqu'ils manifestent leur substantif, & qu'ils
le font prendre dans une acception particulière, individuelle & personn
elle» (p. 418). En 1796, Thurot s'élève contre cette interprétation en
affirmant que l'article joint aux noms « ne les restreint ni ne les indivi
dualise » (p. 217; italiques dans le texte). Et, reprenant des exemples de
Dumarsais (p. 438), il ajoute en note des commentaires subtils sur l'illusion
d'individualité qu'emportent avec eux des titres de fables comme le loup
et Vagneau ou le renard et la cigogne. L'idée qu'il développe — latente
dans le tableau de Port-Royal — est que l'article ne restreint pas, mais que,
en fonction du contexte et de la situation, il précise l'étendue de la signifi
cation, celle-ci pouvant être large ou étroite. Ainsi, à propos des titres de
fable, il note : « Je soutiens que ces mots sont beaucoup moins déterminés à
signifier des individus, par l'effet de l'article, que par les circonstances,
par l'ensemble et la nature même du récit. Cela est si vrai, qu'en lisant les
mêmes mots à la tête d'un chapitre de YHistoire Naturelle de Buffon, par
exemple, nous sommes déterminés à les prendre dans toute l'étendue du
sens spécifique » (p. 219). Il y a là une idée neuve et féconde, à savoir que
l'article — en l'occurrence le — est puissanciellement porteur d'une signi
fication à la fois générale et particulière et que le choix s'effectue en discours.

2 1. « ...quand nous disons en France le Roi, c'est un terme complexe dans le sens, parceque nous n'avons
pas dans l'esprit en prononçant ce mot de Roi, la seule idée générale qui répond à ce mot; mais nous y joignons
mentalement l'« idée de Louis XIV, qui est maintenant roi de France » (I, VIII, p. 66). Le mécanisme en cause,
qui est en réalité une forme de l'anaphore que je qualifie d'« exophorique » (Modèles linguistiques, 1, II. 1980,
p. 107) relève de ce que Guillaume appelle 1 « extension impressive » (1919, pp. 161 sq.).
25. « ...signifiant une chose singulière et déterminée, ils n'ont pas besoin de la détermination de l'ar
ticle » (p. 42): ou encore : « ...les noms propres n'ont point eux-mêmes de pluriel, parce que de leur nature ils
ne conviennent qu'à un » (chapitre IV. p. 29).
26. Line fausse interprétation n'est guère possible, étant donné ce que Duclos dit par ailleurs du nom
propre : il ne prend pas d'article parce qu'il «ne peut marquer par lui-même qu'un individu» (p. 137).

24
Comme on le verra ci-dessous, elle est déjà exprimée par Beauzée sous une
forme différente.
Une autre ambiguïté dont l'analyse de Port-Royal est porteuse est la
référence à l'« espèce » et aux « individus ». En effet, la détermination de
l'étendue de la signification par l'article est quasi unanimement interprétée
par rapport aux concepts traditionnels de genre, espèce, individu, tels qu'ils
sont définis par exemple dans la Logique de Port-Royal (I, VII, pp. 59 sq.).
Ceci revient à discuter de la signification en termes de compréhension/extens
ion. C'est ce que fait Condillac. Après avoir posé qu'un nom est pris indé-
terminément (sans article) ou déterminément (avec article), il explique
qu'« il est déterminé, lorsqu'il est employé pour désigner un genre, une
espèce ou un individu. Dans les hommes, le nom est genre, parce qu'il se
prend dans toute son étendue. Dans les hommes savans, le nom est espèce,
parce qu'il est restreint à une certaine classe, ou à un certain nombre d'in
dividus. Dans Vhomme dont je vous parle, le nom est pris individuellement,
et cette expression est l'équivalent d'un nom propre» (pp. 240-241). On
trouvait déjà ce genre d'analyse chez Restaut (p. 376), on le retrouvera
chez Girault-Duvivier (p. 223).
Beauzée se place dans une tout autre perspective, comme l'avait fait
avant lui Buffier (pp. 150 et 157). A propos de la phrase Vhomme éclairé qui
pèche est plus coupable qu'un autre, Beauzée explique que « l'idée générale
exprimée par homme éclairé qui pèche est actuellement appliquée aux indi
vidus en qui se trouve la nature énoncée par cet ensemble » et il précise
que « l'étendue de la signification de cet ensemble est nécessairement prise
dans toute sa latitude» (pp. 315-316). L'intérêt de cette remarque est
qu'elle situe l'homme éclairé qui pèche [est...] sur le même plan que l homme
[est mortel], dans la mesure où apparaît la même valeur généralisante, ind
épendamment des rapports de genre à espèce. On retiendra l'idée de l'appli
cation « actuelle » du concept. Beauzée a fort bien aperçu, comme après lui
Thurot, que l'article est le signe d'une variation relative à l'emploi du nom,
donc au discours, et que, de plus, cette variation porte sur le champ d'appli
cation du concept; elle ne concerne pas son extension ni, corrélativement,
sa compréhension. Beauzée écrit en effet un peu plus loin : « ...le, la, les,
comme Adjectif, suppose un nom appellatif auquel il doit être ajouté, & (...)
comme Article, il doit en déterminer l'étendue sans toucher à la compréhens
ion » (p. 320). La variation dont l'article est le signe n'affecte pas l'exten
sion du concept, ce qui entraînerait une variation concomitante de la
compréhension, mais autre chose qu'aucun grammairien de l'époque clas
sique n'identifie clairement et que Guillaume devait appeler Yextensité 27.
La signification d'un nom et son étendue peuvent donc être saisies sur deux
axes qui se recoupent, mais qui ne doivent pas être confondus, Гааге 1 :
extension (compréhension) et l'axe 2 : extensité. Soit en figure :

27. Guillaume emploie souvent à tort extension pour extensité (cf. 1964, p. 155. etc.), ce qui ne l'a pas
empêché de distinguer très nettement les deux notions (1973. pp. 258-260 et 264; il s'agit de l'extrait d'un
ouvrage inédit. Prolégomènes, écrit en 1 954). On ne peut donc dire avec Marc VVilmet — dont par ailleurs les
remarques sur l'analyse de certains effets de sens comme l'homme du XXe siècle... sont tout à fait pertinentes —
que Guillaume a été « abusé par l'assimilation de l'extensité à l'extension » (p. 237). A moins que la décou-
\erte de cette distinction ne soit postérieure aux grandes études sur l'article des années 1944-1945. C'est
un point d'histoire qui reste à élucider.

25
AXE 1
animal
vertébré
mammifère
homme S EXTENSITÉ U AXE 2
Yhomme [dont je vous parle] Vhomme [est mortel]
le roi [fait la paix] le roi [ne dépend
point de ses sujets]
Louis XIV nom propre non susceptible d'extensité
(en dehors de conditions particulières)

Dans leur tableau, Arnauld et Lancelot ont parfaitement bien mis en rapport,
à propos de roi (exemples ci-dessus), les deux valeurs de le, la valeur de
singulier, ou S, et celle d'universel, notée U. D'autres après eux ont aperçu
ce rapport, mais l'opposition des deux axes, telle qu'elle vient d'être définie,
leur a échappé. D'où les erreurs d'analyse que j'ai relevées. Ni les uns ni les
autres n'ont vu que la variation d'extension était invariablement attachée
au nom de langue (homme, roi, etc.) ou à l'unité conceptuelle formée par
le syntagme nominal (homme éclairé qui pèche, homme savant, etc.), avant
emploi en discours dans une phrase particulière, tandis que la variation
d'extensité, qui ne change rien au rapport fixe compréhension/extension
préalablement établi, consiste à attribuer à la signification nominale une
largeur d'application momentanée (singulière ou universelle) dont l'article
est précisément le signe. Leur a échappé aussi le fait important, signalé par
Roch Valin (pp. 63-64) que, sur l'axe de l'extension, le sentiment de la
variation naît de la comparaison, implicite ou explicite, de notions diff
érentes (p. ex. la série animal, homme, roi) nécessairement saisies en exté
riorité, alors que, sur l'axe de l'extensité, la variation ne quitte pas l'inté
riorité d'une seule et même notion (homme dans l'homme dont je vous parle
et l'homme est mortel). Le rapport d'inclusion a changé d'axe et, du même
coup, de nature.

9. Dresser un bilan du traitement de l'article à l'époque classique


n'est ni possible ni même souhaitable dans le cadre restreint de la présente
étude. J'ai dû laisser de côté trop d'aspects qui ne sont pas nécessairement
secondaires et surtout je n'ai pu rendre pleinement justice à la perspicacité
de certains des grammairiens que j'ai mentionnés, ne serait-ce qu'au niveau
de l'examen des effets de sens de l'article, de son « usage ». Au reste, mon
propos était simplement de poser la problématique dans ses grandes lignes.
Cette étude devrait donc être reprise et développée.
Pour résumer et conclure, on peut dire que l'étude de l'article aux
xvne et xvnie siècles a donné lieu à un ensemble d'observations qui, placées
dans une certaine perspective, permettent d'élaborer une théorie cohérente.
Cependant aucun grammairien de l'époque n'est parvenu à cette élaboration.
Les deux grands points qui ont fait difficulté sont, à mon sens, les suivants :
1° le mécanisme de la détermination qui, comme on vient de le voir, a été
incorrectement ou insuffisamment analysé. On a attribué à l'article des
effets qui relèvent de l'extension et non de l'extensité; 2° le statut de l'article
un n'a pas été établi. Les rares grammairiens qui en admettent l'existence
n'ont pas vu que la variation d'extensité jouait comme avec le. Ainsi la
Grammaire de Port-Royal ne fait pas de rapprochement entre le roi ne

26
dépend point de ses sujets qui signifie « l'espèce dans toute son étendue »
et un roi ne dépend point de ses sujets. Seul Buffier entrevoit la relation
entre un livre ennuieux est bon pour dormir et j'ai rencontré un homme
ce matin (pp. 168-169), mais il n'en tire guère parti. La difficulté majeure
a résidé sans doute, pour les grammairiens français, dans la synapse que
fait un du numéral et de l'article. Enfin, ceux qui ont reconnu un comme
article n'ont pas vu quel rapport il entretenait avec le, contrairement aux
grammairiens anglais qui, après Harris (1751), établissent clairement que
l'article a pose alors que the présuppose et fonctionne comme anaphorique.
Il est vrai que Harris s'inspire directement d'Apollonius, qui semble n'avoir
eu pratiquement aucune influence en France.
Que le bilan soit positif ou négatif importe peu. Ce qui importe c'est que
l'article, morphème nouveau dans le champ de la grammaire, est à l'époque
le lieu d'une réflexion qui nous situe au cœur d'une problématique très
actuelle. La consultation des grammaires contemporaines, savantes ou
scolaires, montre à l'évidence qu'on n'a pas encore résolu certaines diff
icultés, et la remarque de Condillac à son illustre élève en 1775 demeure
toujours valable : « L'article, Monseigneur, a fort embarrassé les grammair
iens, et c'est la chose qu'ils ont traitée le plus obscurément. »

27

Vous aimerez peut-être aussi