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‘LES CRIMES

DE

UÉDUGÀTION FRANÇAISE

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L’auteur et l’éditeur déclarent se réserver leurs droits de traduction
et de reproduction à l’étranger.
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Cet ouvrage a été déposé au ministère de [intérieur (section de la
librairie) en décembre 1871. '

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’ (LES CRIMES
DE

UÉDUGATION FRANÇAISE
PAR

M. LAURENTIE

PARIS
HENRI PLON, IMPRlMEUR-ÉDITEUR
1o, RUE GARANCIËRI‘

1871
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Les mots éducation, instruction, enseignement, ont
chacun un sens propre et distinct; néanmoins tous
trois se rapportent à une même idée, que le latin
énonce par un seul mot, le mot institution, lequel
fait entendre une sorte de formation, de création de
l’homme élevé, instruit, enseigné.
C’est pourquoi, si ces mots semblent parfois en cet
écrit être pris l’un pour l’autre, je prie le lecteur de
ne se point arrêter à des nuances qui paraîtraient
manquer de logique.
Quand je parle de l’éducation française, j’embrasse
en ma pensée tout ce qui se rapporte à cette insti
tution morale de l’homme , saint devoir de la société
domestique, devoir non moins sacré de la société
civile ou politique , double ministère hors duquel les
meilleures lois ne peuvent rien pour l’ordre et le
bonheur public.

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LES CRIMES
DE

UÉDUGATION FRANÇAISE

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Je croyais avoir tout dit sur l’éducation; je, n’ai


rien dit.
J’ai parlé au père, j’ai parlé à la mère, j’ai parlé à
l’inslituteur, j’ai parlé à l’État ; à tous j’ai dit les de
voirs de l’éducation; à nulje n’ai dit les .crimes de
l’éducation.
Aujourd’hui je les dénonce; qui m’écoutera‘?
Les crimes de l’éducation française se résument en
un crime capital, qui est d’avoir voulu faire de la
France une nation sceptique, railleuse , ignorante,
antichrétienne, athée en un mot, dest-à-dire ingou
vernable, dest-à-dire vouée aux alternatives de l’anar
chie et du despotisme.
Qui m’écoutera‘? dis-je.
Le crime capital de l’éducation est le crime de
tout le monde. Les pères, les maîtres, les législateurs,
les écrivains, les politiques, les poëtes, les mora
listes, y ont pris part à l’envi. Cette immense compli
l.
li- LES CRIMES

cité est écrite dans la littérature, dans la philosophie,


et jusque dans les lois de la France.
Aussi l’acte d’accusation contre l’éducation fran
çaise se dresse de lui-même dans l’histoire de nos
révolutions; c’est comme un lieu commun de remuer
ces souvenirs; je ne vais les toucher qu’autant qu’il
le faut pour en faire jaillir quelque lumière sur la
cause et le caractère des maux présents.
Tout est d’ailleurs résumé en quelques livres, que
l’étourderie n’a pas entrevus ou bien que la haine a
étouffés, témoins implacables néanmoins qu’il faut
entendre, même quand la plainte y aurait pris par
fois un accent de passion.
J’ai là tous ces livres : ils reflètent une lueur sinis
tre; une conjuration de cent cinquante ans contre le
christianisme y est étalée, non point avec des bana
lités d’induction , mais avec_des énonciations de plans
prémédités, et mis à exécution tantôt par des arrêts
de proscription sanglante, tantôt par des formules de
lois philosophiques pires que le meurtre.

Il

Jean-Jacques Rousseau avait écrit la théorie de


l’éducation antichrétienne; tout un siècle de frivo
lité débauchée s’éprit de cette théorie comme d’une
réforme miraculeuse de l’humanité.
La Révolution, dès son premier jour, s’appliqua à
la réaliser par les lois.

' in
DE UÉDUCATIQN FRANÇAISE. 5
Cela est connu. Nous avons la collection des décrets
portés par les Assemblées et par les pouvoirs de la
Révolution, à dater du rapport de M. de Talleyrand en
1’789; la théorie d’éducation de Rousseau y est
vivante ; tous ont pour objet d’abolir jusqu’à la trace
et au souvenir des institutions catholiques que douze
siècles avaient enracinées dans le sol français pour la
direction et l’enseignement des générations natio
nales.
ll n’y a point à argumenter sur ce travail concerté
de démolition; l’œuvre accomplie s’étale au grand
soleil; tout ce qu’avaient construit les siècles a été
extirpé, tout est évanoui : Etiam periere ruinæ.
Et pourtant sur cette table rase improvisée en
quelques moments on avait tout aussitôt senti le he
soin de tenter quelque reconstruction. Même les for
cenés démolisseurs nïmaginaient pas que les géné
rations pussent être sans une conduite quelconque;
ils les enlevaient à la seule puissance qui ait empire
sur la pensée et sur l’âme humaine, qui est la Reli
gion ; ils crurent avoir la force de les saisir, de les
maîtriser et de les assouplir, rien qu’au moyen d’une
déclaration en vertu de laquelle IÎÉTAT, cet être idéal,
serait maître de l’instru‘ction publique, partant
maître de l’homme, partant maître de son intelli
gence, c’est-à-dire de ce qui le fait homme.
Ce fut là toute la raison des législations criminelles
de l’éducation.
Or, il me faut remarquer que ce n’est pas de prime
abord que la Révolution française énonga le dessein

l
s LES cmMEs
de s’emparer des générations au moyen d’une for
mule unique d’éducation nationale.
Les premiers législateurs restaient sous l’impres
sion subsistante de la liberté universelle promise à la
terre par les philosophes.
« Si chacun, disait Talleyrand a l’Assemblée con
stituante, a le droit de recevoir les bienfaits de l’in
struction, chacun a réciproquement le droit de con
courir à la répandre, car c’est du concours et de la
rivalité des efforts individuels que naîtra toujours le
plus grand .bien. La confiance doit seule déterminer
le choix pour les fonctions instructives. Tous les ta
lents sont appelés à disputer le prix de l’estime pu
blique. Tout privilège est, par sa nature, odieux:
un privilège en matière d’instruction serait plus
absurde et plus odieux encore l. »
Le projet de loi, conséquent à ces déclarations,
pronongait en ces termes la liberté Œenseignement:
« Il sera libre à tout particulier, en se soumettant
aux lois générales sur l’enseignement public, de for
mer des établissements d’instruction. Ils seront tenus
d’en instruire les municipalités et de publier leurs
règlements. » v
Seulement la loi ne fut pas votée; l’Assemblée
constituante n’eut que le temps d’approuver le rapport
et de transmettre à d’autres le dessein dont il était le
préambule.
Mais l’Assemblée législative courait à son tour à

1 Rapport, 10 et U. septembre 1789.


DE UÉDUCATION FRANÇAISE. 7

d’autres théories; la liberté universelle s’offrait déjà


avec une signification de révolte universellecontre les
lois naturelles de l’éducation.
C’est Condorcet qui formula la théorie nouvelle:
« L’indépendance absolue des opinions, disait-il,
dans tout ce qui s’élève au-dessus de l’instruction
élémentaire, fait en quelque sorte partie des droits
de l’espèce humaine. n
La langue française n’avait plus sa clarté d’autre
fois; le vague des mots annonçait l’avénement d’idées
inconnues; et depuis, ce courant, hélas! dure tou
jours.
Maisenfin la formule du PRIVILÈGE absolu en matière
d’éducation n’était pas trouvée; et même, lorsque
parut la Convention, ce monstre de tyrannie, il resta
quelque hésitation encore sur l’action à exercer au
nom de la puissance publique, au sujet d’une liberté
dont les mœurs séculaires avaient fait le droit et
comme un saint domaine du foyer domestique.
Lakanal, ce chanoine régicide, fit introduire dans
la loi sur l’instruction publique un article ainsi
conçu :
« La loi ne peut porter atteinte au droit qu’ont les
citoyens d’ouvrir des cours et écoles particulières et
libres,sur toutes les parties de l’instruction, et de les
diriger comme bon leur semble. Elles seront seule
ment soumises à la surveillance des bureaux d’in
spection et d’une commission centrale. J)
Ainsi l’idée de la liberté.d’éducation, de quelque
façon qu’elle fût entendue par les législateurs, subsis
8 LES CRIMES
tait encore, et la Révolution semblait hésiter à l’abo
lir, après avoir abolitout le reste.
Ce ne fut que par degrés que son génie instinctif se
dévoila. Elle venait de s’exercer à la tyrannie par les
proscriptions, les confiscations et les massacres; le
sang ruisselait des échafauds; la France avait vu ses
autels renversés, ses prêtres égorgés, Dieu chassé
des temples, et enfin un culte nouveau, le culte de
la Raison, institué sur les ruines de la nation la plus
chrétienne que le monde eûtjamais connue.
Alors commença de se formuler l’horrible théorie,
comme pour attester que là où cesse l’empire de
Dieu, commence l’empire de l’homme, et l’empire
de l’homme c’est la servitude.
« Dans ce moment, vint dire la voix la plus fa
rouche de la Révolution, la voix de Danton, dans ce
moment (on venait de proclamer le gouvernement
révolutionnaire et le culte de la Raison), dans ce mo
ment où la superstition succombe pour faire place à
la raison, vous devez donner une CENTRALITÉ à l’in
struction publique, comme vous en avez donné une
au gouvernement. n
Voilà, dis-je, l’idée maîtresse de la Révolution qui
apparaît, la CENTRALITÉ, à, savoir le despotisme in
stinctif de l’État sur l’instruction publique , ou plutôt
sur l’éducation, sur la pensée, sur la conscience,
sur la vie moralede tout le peuple. .
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 9

III.

En cette rencontre, Danton s’était chargé d’énon


cer la pensée de Robespierre; et peut-être le génie
sournois de Robespierre s’amusait à laisser à un autre
Yiuutile popularité d’un dogme de tyrannie qui n’al
lait pas d’un bond droit aux massacres.
«Il est temps, disait l’interprète forcené de la
théorie, de rétablir ce grand principe qu’on semble
méconnaître, que les enfants appartiennent à la Répu
blique avant d’appartenir à leurs parents. Personne
plus que moi ne respecte la nature (la langue de ces
hommes a d’éto.nnants mystères d’idiotismel); mais
l’intérêt social exige que là seulement doivent se réunir
"les affections. Qui me répondra que les enfants, tra
vaillés par l’égoïsme des pères, ne deviennent dange
reux pour la République? (QUI ME RËPONDRAŸÇII faut

que le citoyen Danton soit garanti contre l’égoisme des


pères ! ) A qui d’ailleurs accorderions-nous cette ‘faculté
de s’isoler‘? Au riche seul. Et que dira le pauvre‘? t)
Ainsi rien ne manquait au premier énoncé de la
théorie : la CENTRALITÉ, c’était l’abolition de la famille.
La loi prononça que « quiconque refuserait ses
«enfants à l’instruction commune serait privé des droits
de citoyen pendant qu’il se serait soustrait à remplir
ce devoir civique. »
Mais, on le voit encore! il y avaitde la timidité
jusque dans la sanction de la théorie; remarquez qu’il
10 LES CRIMES

ne s’agissait que des écoles primaires , l’enseiguement


vrai n’était pas en question.
Ce n’est pas sans dessein que je fais cette remarque;
tout à l’heure elle va se dérouler d’el|e-même comme
une aggravation des crimes de l’éducation, qu’il nous
faut connaître.
La théorie de la CENTRALITÉ était, dis-je, formulée,
mais restait comme suspendue. f .
Et bien plus, dès que Robespierre et Danton sont
précipités, leur théorie même semble quelque temps
evanouie.
Ce n’est pas que la liberté véritable apparaisse
alors; la liberté véritable, en matière d’éducation, ne
s’entend que comme corollaire de la liberté de la foi,
de la conscience, de la religion, e_n un mot. Et en
ces jours de furie, que Robespierre et Danton vivent
ou _meurent, la religion reste proscrite, les églises
sont souillées ou fermées; le clergé chrétien ou bien
a péri sur les échafauds, ou bien a fui loin de la
patrie ,- ou bien cache son ministère en des asiles où
l’hospitalité, donnée ou reçue, est un arrêt de mort.
Toutes les fondations d’écoles et d’universités sont
abolies; ce que nous avons appelé, de nos jours, du
nom de libertéLfenseignement, ne pouvait donc poindre,
même comme doctrine légalisée, en des jours où l’en
saignement chrétien était le crime capital par excel
lence’, subsistant dans toutes les lois.
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. il

IV.

Non , ne cherchons pas la liberté dans les formules


que des législateurs moins farouches que Danton
firent introduire dans les lois, par un vague ressou
venir de l’éducation et des coutumes d’un monde
qu’ils s’amusaient à engloutir dans les ruines et dans
le sang.
Mais enfin les lois ne prononçaient pas de prescrip
tions conformes à ce dogme farouche que Danton
avait comme montré à d’autres sous le nom barbare
de CENTRALITÉ. ‘
Lakanal reparut même avec sa doctrine inverse,
et il fit décréter derechef « que la loi ne pouvait
porter aucune atteinte au droit qu’ont les citoyens
d’ouvrir des écoles particulières et libres sous la sur
veillance des autorités constituées ‘. » Seulement il y
avait alors des multitudes de citoyens proscrits ou
captifs, et c’étaient ceux-là même que leurs études
et leurs vertus avaient comme prédestinés à ce droit
d’ouvrir des écoles, par une vocation que la loi ne fait
pas, mais qui se manifeste par le dévouement et le
sacrifice; de telle sorte que le droit proclamé n’était
qu’une mortelle ironie.
Il en fut ainsi du droit introduit dans la constitu
tion de l’an III.
L’art. 300 portait : «Les particuliers ont le droit

1 Dernier article de la loi du 27 brumaire an III.


12 LES CRIAIES
7
de faire des établissements particuliers d éducation
et d’instruction; n et elle ajouta, art. 355 : « Il n’y
a ni privilège, ni jurande, ni maîtrise, ni limi
tation à l’exercice de l’industrie et des arts de toute
espèce. » _ ,
La Révolution proclamait la liberté comme un droit
de table rase.
Quoi qu’il en soit, la théorie de la CENTRALITÉ n’en
trait pas dans la loi, elle restait comme une vision de
despotisme, dont la Révolution même se détournait
avec une sorte de frémissement et de peur.
Et lorsque, peu après, la commission des Onze, qui
7
avait rédigé cette constitution de lan III, proposa la
loi d’organisation de l’instruction publique , Daunou,
reprenant le rapport quelque peu oublié de Talley
rand, ainsi que d’autres projets également délaissés
dans la fermentation des-crimes, n’eut garde de lais
ser entrevoir dans ses conceptions des essais de
tyrannie à exercer sur l’éducation; peu s’en fallut
même que le docte oratorien ne laissât échapper des
souvenirs qui semblaient être le regret d’une liberté
disparue. "
« En 1789, disait-il, l’éducation était vicieuse
sans doute, mais elle était organisée. Les établisse
ments supérieurs, tout ce qui formait, pour ainsi dire,
le sommet de l’instruction, les académies, les sociétés,
les lycées, les théâtres, avaient honoré la nation fran
gaise aux yeux de tous les peuples civilisés.
« Là, des héritiers toujours dignes de leurs prédé
cesseurs recevaient depuis plus d’un siècle, et por

\
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 13

taient dignement, de génération en génération, de


vastes dépôts de science et de gloire.
_« Là les pensées des grands hommes étaient conti
nuées par de grands hommes. »
C’est par ce retour vers le passé que Daunou entrait
dans le sujet de son rapport. C’était comme un art
nouveau de modération qui apparaissait dans la langue
de la Révolution : l’oratorien bien appris ne dissimu
lait pas le dessein de saisir la nation par le prosé
lytisme de l’éducation publique; mais il ne laissait
pas soupçonner le dessein de faire de ce prosélytisme
une imitation du dogmatisme farouche de Robespierre
et de Danton.
Passant en revue les plans d’éducation romanesque
souvent discutés dans la Convention, il ajoutait : ç
«Nous n’avons laissé que Robespierre, qui vous a
aussi entretenus d’éducation, et qui, jusque dans ce
travail, a trouvé le secret d’imprimer le sceau de sa
tyrannie stupide par la disposition barbare qui arra
chait l’enfant des bras de son père, qui faisait une
dure servitude des bienfaits de l’éducation.
« Pour nous, ajoutait-il, nous nous sommes dit :
-« Liberté de l’éducation domestique, liberté des éta
« blissements particuliers d’éducation. » Nous avons
ajouté : « Liberté des méthodes instructives l. »
Peu s’en fallait, dis-je, qu’on n’eût pu croire à la
liberté de l’éducation, si ce n’est que la proscription

1 Rapport sur la loi du 3 brumaire an IV. Moniteur des 2 et 3 bru


maire, 2A» et 25 octobre 1795.
M- LES CRIMES

durait toujours contre le sacerdoce catholique, ce


vieux maître des générations, et aussi contre les écoles
qu’il avait fondées et qui n’étaient plus que des
solitudes ‘. _
Et ainsi la doctrine de droit subsistait, de quelque
façon qu’elle fût appliquée.
L’école de Danton mugissait en vain dans les assem
blées; la liberté comme théorie n’était pas atteinte.
« L’instruction pour être utile et bonne doit être
libre a», avait dit l’flnglais Smith; la doctrine avait été
reprise parBoulay de la Meurthe; et lorsque, en
l’an-IX, parut le consulat, Chaptal dans un projet de
loi l’énonga au nom d’une commission en termes
explicites; le projet portait cet article : « Il est libre
àtous les citoyens de former des établissements d’in
struction. » Le rapport le motiva par la thèse fameuse
de Talleyrand. .
« Tout privilége est odieux de sa nature, vint dire
Chaptal à son tour, il serait absurde en matière d’in
struction. L’autorilé, ajoutait le rapporteur, n’a que
le droit d’exiger de celui qui exerce la profession
d’instituteur les obligations qu’elle impose à tous les
citoyens dévoués à une profession quelconque; elle a
sur lui une surveillance qui doit être d’autant plus
active, que l’exercice de cette profession intéresse
plus essentiellement la morale publique : là‘ se bornent
tous les pouvoirs du gouvernement. »

1 Voir les actes de destruction des écoles et des universités dans les
Mémoire: de Fabry sur l’instruction publique, tome II.
DE IJÉDUCATION FRANÇAISE. 15

Vraiment c’est une surprise, après soixante-dix ans,


d’ouïr de telles paroles, et involontairement ma plume
s’arrête... Mais les réflexions viendront tout à l’heure.
« Ainsi, continuait Chaptal, il dérive de la néces
sité d’assurer l’instruction et de la rendre générale et
accessible à tous, que le gouvernement doit créer
partout des écoles publiques. Mais il appartient aux
droits d’un chacun d’ouvrir aussi des écoles et d’y
admettre les enfants de tous ceux qui n’auront pas
pour l’instituteur public le degré de confiance néces
saire. De la liberté de l’enseignement doit naître cette
rivalité précieuse entre les instituteurs, qui tourne
toujours au profit de la morale et de l’instruction. »
« Le gouvernement, disait-il enfin, maître absolu de
l’instruction , pourrait tôt ou tard la diriger au gré de
son ambition; ce levier, le plus puissant de tous,
deviendrait peut-être dans ses mains le premier mobile
de la servitude; toute émulation serait éteinte , toute
pensée libre serait un crime; et peu à peu l’instruc
tion, qui par sa nature doit éclairer, bientôt dégé
nérée dans la main de quelques instituteurs timides,
façonnerait toute une génération à l’esclavage. "n l
N’eùt:on pas dit un préambule de législation pour
un peuple à qui ne serait resté de ses révolutions que
le culte de la liberté et l’émulation du savoir et des
vertus? .
La loi du 11 floréal an X, 1°’ mai 1802 , présentée
par Fourcroy, ne sacrifia point ces déclarations de droit
politique; mais la surveillance exercée par l’État sur
toutes les écoles commença de paraître avec une

J
16 LES CRIMES

signification qui, sans aller jusqu’à la cnmTRAuTr’: de


Danton, pouvait devenir le point de départ d’une
théorie d’État plus prérnéditée et plus longtemps
formidable. .
,
Bref, cette doctrine farouche de l’Etat maître de
l’enfant et du père, n’avait fait, dans ces douze ans
de ravage et de délire, que se montrer comme vœu
instinctif de la Révolution française; elle n’avait pu
faire irruption dans les lois; toutes les usurpations
avaient été possibles, excepté celle qui faisait violence
à la nature de l’homme , et à cette sainte sociétéqui
brave tous les attentats et toutes les folies, et qu’on
appelle la famille.

V.

Ici je m’arrête quelques moments.


On va dire : Comment la Révolution avait-elle donc
espoir de mettre la main sur les générations, si elle
ne l’osait tenter par un crime d’usurpation imité des
lois de Sparte, ce type immortel de tyrannie dans la
République‘?
Je réponds :
La Révolution française n’avait pu se dégager en
un moment des coutumes et des instincts de la nation;
elle-même en restait comme imprégnée, Elle courait
à des nouveautés monstrueuses, mais qui n’étaient
pas toujours définies; il y avait du vague dans ses
aspirations de subversion universelle; pour elle le plus
facile et le plus pressé était de tout abattre, comme
ï

DE UÉDUCATION FRANÇAISE. 17

dans un accès de frénésie où le sens moral n’a plus


son rayon du ciel.
Alors l’empire révolutionnaire consista dans un cer
tain art de fascination exercé par la nouveauté des
mots , non par la précision des idées. On faisait de la
destruction une fête, une pompe, une poésie, et on
put se croire maître des générations , si on les exal
tait par l’enthousiasme des folies comme des atrocités.
Ce fut là tout le prosélytisme des lois et des actes
de la Révolution en matière d’éducation publique;
la définition doctrinale des droits de la famille était
inaperçue : pure théorie laissée aux philosophes; la
grande œuvre était d’entraîner les vastes foules, sans
savoir où on courait avec elles. ‘
Il y avait eu dès le début, dans les assemblées de la
Révolution, un comité cfinstruction publique chargé
de diriger et d’exciter ce travail d’enthousiasme : une
exaltation de sycopbantes fut tout le prosélytisme.
On se sent humilié à suivre cette longue série
d’actes délibérés par des hommes' dont plusieurs
avaient été formés aux grandes cultures morales, et
qui tout à coup s’étaient jetés en dehors des pensées
et des études qui avaient servi de préparation au
développement de leur esprit.
Barère fut un de ces lettrés qui s’appliquèrent à
saisir l’imagination publique par l’enthousiasme des
utopies.
Il proposa un plan tout à fait neuf d’éducation, qui
consistait à révolutionner la langue, et le 8 pluviôse
an Il il lut à la Convention un rapport solennel sur la
. 2
18 LES CRIMES

nécessité d’improviser cette révolution véritablement


.inouïe. Quelques passages de ce travail mettent à
découvert l’étonnant besoin d’utopie qui tourmentait
les âmes perdues dans le vide.
« Citoyens, disait l’étrange inventeur d’éducation,
les tyrans coalisés ont dit : L’ignorance fut toujours
notre auxiliaire la plus puissante; maintenons l’igno
rance, elle fait les fanatiques, elle multiplie les contre
révolutionnaires; faisons rétrograder les Français vers
la barbarie, servons-nous des peuples mal instruits,
ou de ceux qui parlent un idiôme différent de celui
de Pinstruction publique.
« Le comité a entendu ce complot de l’ignorance
et du despotisme.
« Je viens appeler aujourd’hui votre attention sur
la plus belle langue degl’Europe, celle qui la première
a consacré franchement les droits de l’homme et du
citoyen, celle qui est chargée de transmettre au monde
les plus sublimes pensées de la liberté et les plus
grandes spéculations de la politique. .
« Longtemps elle fut esclave; elle flatta les rois,
corrompit les cours et asservit les peuples; longtemps
elle fut déshonorée dans les écoles, et mensongère
dans les livres de l’éducation publique, astucieuse
dans les tribunaux, fanatique dans les temples, bar
bare dans les diplômes, amollie par les poëles, cor
ruptrice sur les théâtres; elle semblait attendre ou
plutôt désirer une plus belle destinée.
« Épurée enfin, et adoucie par quelques auteurs
dramatiques, ennoblie et brillante dans les discours
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 19

de quelques orateurs, elle venait de reprendre de


l’énergie, de la raison, de la liberté sous la plume de
quelques philosophes que la persécution avait honorés
avant la Révolution de 1789.
t: Mais elle paraissait encore n’appartenir qu’à cer
taines classes de la société; elle avait pris la teinte
des distinctions nobiliaires, et le courtisan, non con
tent d’être distingué par ses vices et ses dépravations,
cherchait encore à se distinguer dans le même pays
par un autre langage. On eût dit qu’il y avait plu
sieurs nations dans une seule.
« Cela devait être dans un gouvernement monar
chique, où l’on faisait ses preuves pour entrer dans une
maison d’éducation , dans un pays où il fallait un cer
tain ramage pour être de ce que l’un appelait la bonne
compagnie, et où il fallait siffler la langue d’une ma
nière particulière pour être un homme comme ilfaut. »
Tel était le début du rapport de Barère sur la
nécessité de révolutionner cette langue sifilée, disait-il,
par la bonne compagnie, et qui attendait une plus
belle destinée.
Le plan, après ce bruit de paroles, se réduisait" à
abolir par la loi tous les idiômes populaires.
a Parmi les idiômes anciens , disait le ravageur en
sa pompeuse naïveté, parmi les idiômes anciens,
Welches, gascons, celtiques, visigoths, phocéens ou
orientaux, qui forment quelques nuances dans les
communications des divers citoyens et des pays for
mant le territoire de la République, nous avons
observé (et les rapports des représentants se réu
2.
20 LES CRIMES

nissent sur ce point avec ceux des divers agents


envoyés dans les départements) que l’idiôme appelé
bas breton, l’idiôme basque, les langues allemande
et italienne, ont perpé-tué le règne du fanatisme et de
la superstition, assuré la domination des prêtres, des
nobles et des praticiens, empêché la Révolution de
pénétrer dans neufdépartements importants, et peuvent \

favoriser les ennemis de la France. »


Révolutionner la langue, c’était donc abolir les
langues locales que parlaient les peuples divers : un
article de loi devait suffire à ce soudain changement
du langage de tous les foyers.
« Je commence par le bas breton, disait Barère; il
est parlé exclusivement dans la presque totalité des
départements du Morbihan, du Finistère, des Côtes
du-Nord, d’Ille-et-Vilaine, et dans une grande partie
de la Loire-Inférieure. Là l’ignorance perpétue le
joug imposé par les prêtres et les nobles.; là les
citoyens naissent et meurent dans l’erreur. Ils ignorent
s’il existe encore des lois nouvelles.
« Les habitants des campagnes n’entendent que le
bas breton; c’est avec cet instrument barbare de leurs
pensées superstitieuses que les prêtres et les intri
gants les tiennent sous leur empire, dirigent leurs
consciences et empêchent les citoyens de connaître les
lois et d’aimer la République. Vos travaux leur sont
inconnus , vos efforts pour leur affranchissement sont
ignores.
« Uéducation publique ne peut s’y établir; la
régénération y est impossible. »

:_-.‘_..._ 1 .--;-«_ur--_
DE UEDUCATION FRANÇAISE. ‘il

C’était tout dire en un mot : tt Je commence par le


bas bretonl » comme s’il eût dit : Je commence par
la langue de la servitude par excellence; c’était la
première qu’il fallait abolir; et avec le bas breton
Barère abolissait à la fois le basque, cette langue
originale et mystérieuse, et avec le basque enfin tous
les idiômes locaux, langues dérivées qui sont comme
la physionomie pittoresque de chaque région, et sou
vent disent le secret des origines communes du peuple
entier.
L’idée était folle; mais il faut vbir l’accent d’inspiré
qui se mêlait à l’utopie; car c’est ici la révélation pre
mière du génie révolutionnaire au point de vue de
l’éducation publique.
« Il faut, disait Barère, populariser la langue; il
faut détruire cette aristocratie de langage qui semble
établir une nation‘ policée au milieu d’une nation
barbare. '
« Nous avons révolutionné le gouvernement, les
lois, les usages, les mœurs, les coutumes, le com
merce, et la pensée même; révolutionnons aussi la
langue, qui en est l’instrumentjournalier. »
Et plus loin :
« Le fédéralisme et la superstition parlent _tous
breton; l’émigration et la haine de la République
parlent allemand; la contre-révolution parle l’italien
et le fanatisme parle basque : cassons ces instruments
de dommage et d’erreur. »
Telle étaitce
l’exaltation
niveleur du philosophe poëleoubliait,
, car il
était poële, d’idiômes; maislil
22’ LES CRIMES

ou bien il couvrait d’un certain voile son premier


patois, le béarnais, le plus doux et le plus aristocra
tique de tous, celui qu’avait parlé Henri IV, et que
ne dédaignait pas le Parlement de Pau dans la fami
liarité de ses audiences.
Il y avait, dis-je, dans ce langage un accent de
dithyrambe, avec lequel on étourdissait l’in1agination
des foules, et ainsi la Révolution, tout entière à l’en
thousiasme des ravagesfse laissait aisément distraire
de ce qui était dogmatique; pour quelques rontiniers
d’école, l’instructionpublique était une question de
doctrine; pour les fougueux et pour les poëles, elle
était une fantaisie de nouveauté et de nivellement.
Chénier, un autre lettré, mais supérieur à Barère
par la distinction de l’esprit, fut de ceux qui firent
de cette question d’instruction publique une fascina
tion du peuple en l’appliquant non à des nouveautés
de système, mais à des inventions de fêtes théâtrales,
où l’art s’exerçait à n’être que de la puérilité.
C’est une étude curieuse à faire que celle des fêtes
de la Révolution au point de vue de l’éducation pu
blique. .
«Citoyens représentants, vint dire Chénier à la
Convention, le 7 vendémiaire an III, quand l’instruc
tion publique peut espérer de renaître, il est instant
d’imprimer aux fêtes nationales un caractère solennel;
c’est là votre vœu, représentants, et votre comité
d’instruction publique est animé du même désir;
mais chargé par vous de faire célébrer, le 10 vendé
miaire, une fête relative aux victoires rapides de nos
DEUEDUCATION FRANÇAISE. 23

armées et à l’entière évacuation du territoire répu


blicain , il doit vous rendre un compte fidèle des en
traves qu’il rencontre dans sa marche.....
« Au milieu de tant de prodiges, il a vu des arts
paralysés, des talents rebutés par un long dédain,
nuls monuments durables et forts comme la liberté,
mais des matériaux sans cohérence,des esquisses sans
dignité , des inscriptions où la raison et la langue fran
çaise sont également dégradées, un despotisme capri
cieux et puéril enchaînant la pensée des artistes;
des plans bizarres sans originalité, durs sans énergie ,
fastueux sans véritable richesse, monotones sans
unité; des fêtes, en un mot, colossales dans leur objet,
petites dans leur exécution, et n’offrant d’imposant
que la présence du peuple souverain. » ç
Ici Chénier accusait « les sectateurs du nouvel
Omar, qui ont tout combiné, disait-il, pour anéantir
l’instruction publique en France u, et il concluait
son rapport en demandant l’ajournement de la fête
au 30 vendémiaire, afin que le comité eût le temps
de faire « un travail plus considérable et mûri par
des études préliminaires et profondes. » ,
La- Convention vota le décret ‘.
Quinze jours après Chénier rendait compte du tra
vail de la commission d’instruction publique. « Une
commission sage, disait-il, éclairée, laborieuse, amie
de la philosophie et par conséquent des hommes,
puisque la philosophie les rend meilleurs, a remplacé

1 Moniteur du 8 Vendémiaire an III.


214 LES CRIMES

cette commission imbécile, qui sous le joug sanglant


de Robespierre, organisait avec tant de soin l’igno
rance et la barbarie.....
«Tandis que le comité d’instruction, ajoutait-il,
marchant avec vous_et fort de votre volonté , rappelle
autour de la représentation nationale tous les arts,
toutes les sciences, toutes les facultés intellectuelles,
tandis qu’il s’occupe sans relâche de donner aux
hommes ‘et aux instituteurs leurs proportions natu
relles (leurs PROPORTIONS l) et la liberté qui leur man
que, déjà les fêtes publiques, plus sagement dirigées,
moins chargées d’oripeaux civiques et de guenilles à
prétention, échappant au despotisme des imaginations
bizarrement stériles et du caprice en délire, com
mencent à porter, je ne crains pas de le dire, un
caractère conforme au génie du peuple, un caractère
à la fois simple et grand. »7
Et comment enfin allait se révéler ce caractère
simple et grand des fêtes publiques, sons l’inspiration
de cette commission « amie de la philosophie, par
conséquent des hommes, puisque la philosophie les
rend meilleurs! »
On allait l’apprendre par un troisième rapport du
même Chénier, au nom du même comité d’instruction
publique, « sur les moyens de remplacer les céré
monies religieuses‘. » C’était ici la manifestation du
génie révolutionnaire, dégagé de toute théorie légale
sur la liberté de l’éducation.

Ï Séance du i" nivôse an III.

t
ne L’ÉDUCATION raauçaisn‘. 25
« La liberté conquise par la puissante énergie du
peuple, disait Chénier, ne s’aflermit que par des lois
sages , ne s’éternise que par les mœurs. Tous les pré-_
jugés tendent à la détruire, et les plus redoutables
sont ceux qui, fondés sur des idées mystiques, s’em
parent de I’imagination sans donner aucune prise à
l’intelligence humaine. Ainsi, sur les deux conti
nents, les nations se sont égorgées pour des religions
rivales, mais également ennemies des nations, et le
sang des hommes a coulé pour des opinions que les
hommes ne comprenaient pas. C’est avec une raison
active et pratique, c’est avec des institutions tuté
laires de la liberté, qu’il faut attaquer des institutions
tyranniques et antisociales. La philosophie ne com
mande pas de croire; les dogmes, les mystères, les
miracles lui sont étrangers; elle suit la nature, et n’a
pas la folle prétention de changer ses lois immuables,
d’interrompre son cours éternel. Aussitôt que l’im
posture domine, elle étend son joug de fer sur les
consciences; mais la vérité ne doit pas avoir ses
inquisiteurs comme l’imposture. Quand le fanatisme
persécuté, il avance sa perte; quand il est persécuté
par un fanatisme contraire, il se prépare à des triom
phes, et dans les matières religieuses, dans les ma
tières politiques même, l’édifice de l’erreurn’a jamais
été cimenté que par le sang des martyrs.
_ « C’est d’après ces réflexions préliminaires, qui
peut-être auraient du guider constamment les légis
lateurs, et dont l’examen sérieux importe plus que
jamais dans les circonstances actuelles, que votre
1
‘Z6 LES CRIMES

comité d 7 instruction publique vient aujourd’hui par


mon organe présenter à votre méditation quelques
idées sur les fêtes décadaires. »
" Tel était le préambule du législateur poëte; il n’y
avait la que des banalités, écho des déclamations du
siècle à peine écoulé contre le fanatisme, sans le
moindre indice d’un plan philosophique sur la direc
tion à donner à la pensée nationale, au moyen de
l’éducation.
Mais l’œuvre était assez féconde si elle saisissait
les imaginations par la pompe des fêtes de la Répu
blique, et si elle effaçait jusqu’au souvenir des fêtes
de la superstition; aussi tout le rapport porte l’em
preinte d’un enthousiasme de visionnaire, mais rien
qui soit un indice de législation préméditée sur l’or
ganisation des études humaines.
« Tout pouvoir fondé sur la violence doit périr,
disait Chénier à la fin de son rapport; la raison seule
est éternelle; l’opinion publique peut suivre quelque
fois une direction dangereuse, alors un gouvernement
habile lève des philosophes, et non des armées.
Quand l’opinion est foulée aux pieds, il y a oppres-
sion, et quand il y a oppression, la force insurgé en
plein jour, la faiblesse assassine pendant la nuit, les
crimes appellent les crimes , et ne les appellentjamais
en vain. Si la tyrannie fait la Saint-Barthélemy et la
guerre des etCamisards,
siciliennes la vengeance
les massacres d’Irlande. fait les Vêpres.i

« Certes des législateurs ne doivent. jamais perdre


de vue que le sceptre et la tiare sont unis par une
. DE UÉDUCATION FRANÇAISE. 27
chaîne qui pèse sur les peuples. Certes les rois et les
prêtres ont toujours été des alliés naturels; et la Con
vention nationale a besoin de toute son énergie pour
anéantir les scélérats qui voudraient faire de l’autel le
piédestal de leur statue, ou la première marche de
leur trône; mais si l’un ne veut perdre la chose pu
bli (l ue a il faut bien se arder d’écouter encore ces
déclamateurs énergumènes, qui dans. leurs débau
ches d’athéisme v P renant l’ivresse P our de l’euthou
siasme f voudraient é g arer la raison du P eu P le dans
le chaos de leurs abstractions délirantes, et trop peu
politiques pour savoir attendre, trop peu penseurs
pour savoir douter, dénonceraient Fénelon et Las
Casas comme des persécuteurs fanatiques, Jean
Jacques Rousseau comme un dévot, Voltaire comme
un homme à préjugés, Bayle et Montaigne, ces scep
tiques célèbres, comme des modérés en philosophie.»
C’était là toujours, on le voit, de la déclamation,
et qui visait à rattacher la liberté révolutionnaire à
l’œuvre des sceptiques du dix-huitième siècle qui en
avaient été les initiateurs, comme pour échapper à ce
3 rief de fanatisme, ‘I ui avait été toute l’ins P iration et
toute la raison de leurs im P iétésl -
Bref, Chénier, au nom de l’instruction publique,
proposait à la Convention un projet de décret dont le
P remier article P ortait : « Une fête civi ‘I ue sera célé
brée chaque décadi dans toutes les communes de la
République. n Suivaient des prescriptions sur ces
solennités décadaires, comme parlait le décret, les
quelles devaient remplacer et abolir à jamais les fêtes
28 LES CRIMES

de la religion. Les sexagénaires des deux sexes avaient


une place d’honneur dans la solennité; la journée
s’ouvrait par une instruction morale adressée au
peuple, cette instruction devait être confiée à des
pères de famille; elle était suivie de la lecture des
décrets envoyés par la Convention dans le courant de
la décade; puis venaient des chants patriotiques, et
enfin des danses et « autres exercices adaptés aux
mœurs républicaines ». Un article portait que « le
comité d’instruction publique était autorisé à em
ployer les gens de lettres et les artistes les plus dis
tingués par leurs talents et par leur civisme, afin
d’accélérer la composition d’un cours .d’instructions
morales et d’un recueil de chants patriotiques » pour
la mise en pratique du décret; le cours de danses
patriotiques était oublié.
Je n’imagine pas que la bêtise humaine se fût en
aucun temps prise assez au sérieux pour formuler en
dispositions de lois des fantaisies de cette sorte en
matière d’éducation; et c’est un poële, ayant eu son
heure de renommée, qui proposait ce moyen roma
nesque de chasser le fanatisme et la superstition!
L’enthousiasme, dans la Révolution, ne fut tour à
tour que du délire et de la puérilité.
DE L’EDUCA’I‘ION FRANÇAISE. 29

VI.

Disons que la Convention jugea intempestif le plan


du poële; son décret fut ajourné; mais la décade n’eut
pas moins ses fêtes bouffonnes; la Convention ,. deux
ans plus tard, les faisait entrer comme partie inté
grante de l’éducation publique dans cette loi qu’avait
ration et deDaunou
présentée style. avec un art si nouveau de modé
A ‘
Cette loi organisait l’instruction publique dans son
vaste ensemble d’études, d’écoles et, d’institutions
savantes : les écoles primaires, les écoles centrales ,
lesécoles spéciales , l’Institut national des sciences et
des arts, les encouragements, récompenses et hon
neurs publics, et enfin les fêtes nationales; c’était
comme un vaste réseau où devait être embrassée l’in
telligence du peuple entier.
Et c’est alors que fut repris le plan de Chénier sur
la nécessité de remplacer le spectacle populaire des
solennités de la religion par des fêtes civiques, -
civiques était un terme nouveau, et par malheur il est
resté dans la langue! _ et comme ces fêtes entraient
dans le système d’éducation publique‘, qui devait
renouveler le peuple, il me faut dire le texte de la
loi qui en prescrivait’ la célébration comme un saint
devoir : la postérité aura peine à croire qu’une nation
sérieuse, après avoir été façonnée à tous les arts de
l’esprit par les cultures les plus savantes, ait pu délais
30 LES CRIMES

ser les choses graves et saintes de l’éducation pour


s’exercer, en des solennités ridicules, à l’oubli des
fêtes chrétiennes qui avaient pendant quinze siècles
bercé son imagination et charmé sa foi.
Voici donc le titre VI de la loi d’instruction publique :

rËTns NATIONALES.

Art. 1°’. Dans chaque canton de la République il


sera célébré chaque année sept fêtes nationales ,
savoir :
Celle de la fondation de la République , le 1" ven
démiaire;
Celle de la Jeunesse, le 10 germinal;
Celle des Époux, le 10 floréal;
Celle de la Reconnaissance, le 10 prairial;
Celle de l’Agriculture, le l_() messidor;
Celle des Vieillards, le 10 fructidor.
Art. 2. La célébration des fêtes nationales de canton
consiste :
En chants patriotiques;
En discours sur la morale du citoyen;
En banquets fraternels;
En divers jeux propres à chaque localité;
Et dans la distribution des récompenses.
Art. 3. L’ordonnance des fêtes nationales, en chaque
canton, est arrêtée et annoncée par les autorités
municipales.

C’était là, dis-je, l’artifice principal du génie de la


Révolution pour la séduction du peuple.
nu L'ÉDUCATION FRANÇAISE. 31
Remarquez que la même loi prononçait des classi
fications d’études qui portaient une empreinte de
métaphysique glaciale; on l’aurait dite sortie de l’ima
gination de Condillac.
Tout y était contraste. On étourdissait le peuple
par des banalités scientifiques sans application, et on
comptait le captiver par des pompes qui ne parlant
pas à sa foi, étaient pour ses sens non pas un
enchantement, mais une surprise. Ces fêtes des Époux
et des Vieillards, de la Reconnaissance et de l’Agrieul
ture, ces semblants d’entbousiasme dans un système
d’iustruction_dont la base était la grammaire générale,
les jeux et les chants mêlés de morale, et accouplés à
des leçons d’astronomie, d’économie rurale et d’art
vétérinaire, tout cela mettait à découvert le vide des
lois de la Révolution, et leur impuissance à saisir la
pensée des générations et à suppléer, je ne dis pas aux
fêtes attendrissantes de la religion, mais aux éblouis
sements les plus vulgaires de l’art et de la poésie.
Et pourtant c’étaient des lettrés qui comptaient,
après huit ans deçbarbarie, raviver dans la nation les
goûts de culture qui en avaient fait la première des
nations savantes. Mais le génie inspirateur était éva
noui; la France n’avait plus sa foi, et l’éducation
n’était plus qu’un simulacre et un artifice.
Aussi comment s’étonner de la variété des concep
tions qui dès le début de la Révolution eurent pour
objet Yéducation publique‘? Dès que la religion n’était
plus l’inspiration et la règle de l’éducation , tous les
rêveurs et tous les niveleurs virent là comme un droit
32 LES CRIMES
de conquête pour leurs utopies, et tous, sans excep
tion, eurent l’ambition de faire servir leurs desseins
à l’établissement d’une éducation nationale, comme
si l’éducation qui avait formé les générations fran
çaises depuis Charlemagne avait été non pas natio
nale, mais étrangère et barbare!

Vll.
‘ F

Un écrivain que je nomme avec respect, mais dont


la frivolité contemporaine n’a pas ouï le nom, Fabry,
a fait avant moi cette remarque.
Fabry fut, dès 1814-, le plus laborieux collecteur
de documents sur la Révolution française, particuliè
rement sur l’histoire de l’Université. Le titre de ses
Jlléntoires‘ ferait croire à un parti pris d’accusation
et de colère; mais le livre est tout bourré de pièces,
d’actes officiels , d’opinions, de rapports, de lois et de
décrets, et il marche parallèlement à cette autre com
pilation de pièces administratives, vaste arsenal de
législation où s’étale à plaisir le génie inspirateur de
tous les pouvoirs depuis 1789, relativement à l’édu
cation publique ‘i.

1 Mémoires pour servir à l’histoire de l’éducation publique depuis


1789 jusqu’à nos jours, ou le génie de la Révolution considéré dans
l’éducation, où l’on voit les efforts de la législation et de la philosophie
du dix-huitième siècle pour anéantir le christianisme; par M. Fssur.
3 gros volÎ in-8°. 1821.
2 Recueil de lois et règlement: concernant l’instruction publique
depuis l’édit de Henri lV en 1598 jusqu’à cejour. - Chez Brunot-Labbe.

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DE UÉDUCATION FRANÇAISE. 33

Il n’y a donc point de contradiction possible sur les


actes avérés qui ont perverti l’éducation française;
tout au plus Fabry, qui les recueille, a parfois des iro
nies où se montre encore plus l’amour de la vérité
que le goût des persifflages.
Ainsi, à l’occasion de cette désignation d’éducation
nationale qu’avaient affectée tous les pouvoirs, Fabry
passe en revue les plans et les essais des inventeurs ,
et ce tableau n’avait pas besoin d’un grand art de
malice pour être instructif.
« M. de Talleyrand, dit-il, offrait à l’Assemblée
constituante un plan d’éducation nationale; Condorcet
présenta à l’Assemblée législative un plan d’éducation
nationale.
« Lepelletier et Roberspierre (il écrit ainsi ce nom
d’enfer) présentèrent à la Convention un plan d’édu
cation nationale et vraiment nationale, car ils vou
laient élever tous les enfants et toutes les filles de la
nation aux dépens de la nation, et dans des maisons
appartenant à la nation. Je ne sais s’il y eut jamais
d’idée plus nationale; je ne trouve rien qui en approche
autant que l’Université impériale; mais avant d’en
venir à ce vaste plan, Lakanal proposa son plan d’édu
cation nationale; Du puis proposa ses vues sur un plan
d’éducation nationale; Daunou proposa, et la Conven
tion décréta son plan d’éducation nationale; Roger
Martin proposa son plan d’éducation nationale; Lumi
nais proposa son plan d’éducation nationale. Il y eut
encore bien d’autres plans d’éducation nationale pro
posés sous la Convention et le Directoire. Après la
3
3h LES CRIMES
Convention et le Directoire , Chaptal proposa son plan
d’éducation nationale; Lucien Bonaparte proposa son
plan d’éducation nationale; Fourcroy proposa, et le
Corps législatif décréta son plan d’éducation nationale.
Plus tard, le même Fourcroy fit décréter une univer
sité impériale, idée « à laquelle les hommes éclairés
applaudirent, parce qu’elle assurait à la France une
éducation vraiment nationale. »
«Maintenant, ajoutait Fabry, voulez-vous savoir
ce que c’est qu’une éducation vraiment nationale? La
chose n’est pas difficile. Pour qu’un plan d’éducation
soit vraiment national, il faut qu’on n’y retrouve
aucun des souvenirs de la nation. L’éducation vrai
ment nationale sera celle où l’on élèvera le jeune Fran
çais dans l’horreur ou du moins dans l’indifférence
du culte de ses‘ pères; dans la haine ou du moins
l’oubli de ses rois, de ses pontifes , de ses institutions,
de sa magistrature, de ses grands hommes, en un
mot, dans la haine ou du moins dans l’indifférence
de tout ce qu’elle a été. Il n’y a d’éducation vraiment
nationale que celle par le moyen de laquelle une
nation peut s’exiler d’elle-même et de tous ses souve
nirs, oublier ses monuments, ses temples, ses héros,
ses orateurs, en un mot son histoire entière et son
existence pendant quatorze siècles.
«Voilà, en effet, les bases d’éducation nationale
posées par tous les architectes qui se sont succédé
dans ce genre d’architecture depuis 1’789 jusqu’à
nos jours. Tous ces plans, jusques et y compris
l’Université impériale elle-même, se composent de

‘î Î
on L’ÉDUCATION FRANÇAISE. as
négations, de renonciations, et le plan le plus na
tional est celui où la nation se renie le plus elle
même l. »
Telle était donc la vue principale de tous les inven
teurs de lois sur l’éducation; ils voulaient l’éducation
nationale; ces mots n’énonçaient rien de défini; mais
le vague était une sorte de fascination; l’imagination
voyait apparaître un monde nouveau; la nouveauté
de la langue servait aux illusions de l’enthousiasme ,
et parce que tout semblait devenir national, on crut
que la nation entrait pour la première fois dans
la vie.
C’est ainsi que notamment dans les choses de l’édu
cation, les législateurs se sentirent dispensés de formu
ler des doctrines; ils avaient détruit et saccagé les uni
versités; ils avaient chassé et égorgé les savants, les
lettrés,les religieux, qui éclairaient et gouvernaient
les générations; ils se crurent après cela assez maî
tres de l’éducation publique. La puérilité métaphy
sique de l’enseignement dans les écoles, la puérilité
fastueuse des fêtes dans la place publique, fut le
grand artifice de leur domination; et c’est pourquoi
la formule farouche de Danton et de Robespierre
glissa sur l’imagination des législateurs, et aussi
pourquoi ils ne songèrent ni àapprofondir ni à définir
les réserves de liberté énoncées dans les projets de
Lakanal et de Daunou : étourdir les foules fut tout
l’art de les asservir.

1 Tome lll, pag. 283 et suiv.


3.

s‘

36 LES CRIMES

VIII

Pourtant il vint un moment où l’esprit public, fati


gué de ces artifices, se laissa aller, sous la main de
conducteurs moins épris de rêverie, à la recherche
de formules précises d’organisation; et c’est alors que
commencèrent à reparaître, sinon les théories dan
toniennes de l’État maître des pères comme des en
fants, au moins des plans de discipline souveraine sur
l’éducation et sur l’enseignement de tout le peuple.
Ici donc je suis ramené aux plans techniques qui
vinrent dès les premiers jours du siècle nouveau
mettre fin aux fictions d’éducation publique qui dans
le cours de la Révolution n’avaient été qu’une succes
sion d’emphatiques rêveries.
Ce n’est pas le lieu de reprendre l’ordre des essais
d’institution, tels qu’ils furent énoncés par Boulay
et par Chaptal en l’an IX, et puis formulés en l’an X
(1802) par la loi de Fourcroy.
Arrivons droit à la création de l’Université impé
riale parla loi de 1806, et par le décret de 1808.
Cette fois, l’esprit d’organisation , déjà révélé dans
le renouvellement de toutes les parties de la législa
tion, par une préméditation d’unité, où s’absorbait la
vie entière de la France, cet esprit d’organisation
savante et universelle put se sentir à l’aise en regard
du vaste désordre où les fantaisies des niveleurs , et
les conceptions des sceptiques, et les rêveries des

...|u__-_ -’
DE UÉDUCATION FRANÇAISE. 37

poëtes, avaient mis l’éducation publique. Le génie de


Bonaparte ne supportait ni l’anarchie des uns, ni
l’utopie des autres; tout l’ordre était pour lui l’unité
de la domination. Et d’autre part la France, déshabi
tuée de ses vieux usages de liberté dans les choses de
l’éducation comme dans tout le reste, s’accommodait
volontiers de ce qui lui promettait un retour de dis
cipline et un renouvellement des traditions de régula
rité non encore tout à fait perdues.
J’ai vu ce temps; j’étais écolier de rhétorique dans
un collége où quelques prêtres admirables, échappés
aux proscriptions, s’étaient groupés comme une fa
mille de maîtres pour faire revivre les vieux exemples
d’éducation à la suite des essais d’instruction méta
physique confiésà l’improvisation étourdie des écoles
centrales. L’âme de ces doux maîtres s’épanouit d’es
pérance à ce nom d’universite’, qui semblait annoncer
la renaissance des bonnes études.
On sait que Napoléon, devenu empereur, avait mis
aussitôt une application singulière à rechercher les
souvenirs de la société ancienne comme une séduc
tion pour la société nouvelle; il semblait ne vouloir
garder dela Révolution que la puissance dérivée de
ses dogmes comme de ses actes, et cela même n’était
pas un sujet d’effroi, dès qu’on imaginait que cette
force inusitée devait servir à la réparation des ruines
de la France.
C’est ainsi que les ‘actes de 1806 et de 1808 trou
vèrent un si facile accueil auprès des gardiens fidèles
des bonnes méthodes d’éducation.
38 LES CRIMES
Tout d’ailleurs tendait en France à un mouvement
de renaissance dont Chateaubriand , par son Génie du
Christianisme, avait été le brillant initiateur.
Nul n’échappa à ce puissant travail d’opinion; il
devait se faire sentir dans le renouvellement des lois
sur l’éducation. "
Aussi l’exposé des motifs de la loi présentée au
Corps législatif le 6 mai 1806 ‘ s’appliqua à apaiser
à cet égard les scrupules subsistants de la conscience
chrétienne et de la raison publique , tout en combat
tant la contradiction de ceux qu’on appelait ennemis
personnels, parce que leur conscience hésitait encore.
« Les lycées, disaient les auteurs du rapport, sont
principalement en butte à leur haine et à leurs calom
nies. Quand ils ne peuvent pas les attaquer sous le
rapport de l’instruction, -ils se rejettent sur la religion
et les mœurs.
« A les en croire, ces deux bases fondamentales de
l’éducation de la jeunesse sont comptées pour rien
dans les écoles nouvelles. Tous les reproches qu’on
peut faire dans ce genre aux institutions révolution
naires, qui sacrifièrent plus ou moins au délire du
moment, ils les accumulent pour les adresser aux
lycées. Heureusement le gouvernement a pris soin de
leur répondre d’avance. Qu’ils ouvrent la loi sur les
lycées, et ils verront que les devoirs religieux y sont
prescrits d’une manière spéciale; que les exercices
religieux, recommandés par les règlements, sont

1 Rapport des conseillers d’État Fourcroy, Beugnot et Béranger.


nn IJÉDUCATION FRANÇAISE. 39
confiés aux soins d’un aumônier attaché à chacun de
ces établissements; ils verront quelles précautions ont
été prises , quelle surveillance établie pour écarter de
la jeunesse tout ce qui pourrait tendre à corrompre
ses mœurs, dont l’ordre et la discipline sont là plus
que partout ailleurs une sûre garantie. »
On peut s’étonner d’entendre Fourcroy - c’est lui
qui portait la parole dans ce rapport - énoncer des
pensées si saines après la part qu’il avait eue à
d’autres essais d’éducation. Mais le maître de l’Empire
dictait la sagesse, et chacun obéissait.
Toutefois Napoléon se défia même de la sujétion,
et il voulut formuler directement par un décret la
fondation de l’Université, dont le principe seul avait
été posé dans la loi de 1806; ici donc allait paraître
librement tout le génie de l’institution.
Assurément pour Napoléon l’Université allait être
un instrument d’empire, mais il n’eut garde de l’inau
gurer par une profession doctrinale des ‘théories
farouches de la Convention. Son art fut de faire accep
ter son institution comme une réformation des études,
des méthodes et de la discipline dans les écoles, en
l’entourant du charme des vieux noms et des vieux
souvenirs. Il fut en cela assez heureux pour mettre la
main sur le plus élégant et le plus souple des lettrés,
et pour faire de sa bonne grâce l’expression du prosé
lytisme à exercer sur l’esprit et sur les mœurs des
générations. - _
J’ai pu, entré dès lors dans une adolescence sé
rieuse, suivre ce travail de fascination. Les plus expé
140 LES CRIMES

rimentés de mes maîtres y furent séduits, et ce ne fut


que par degrés qu’on sentit la pente qui par le renou
vellement des études courait à la domination des âmes.
Le premier article du décret d’institution portait :
‘t L’enseignement public, dans tout l’empire, est
confié exclusivement à l’Université. »
C’était le monopole en principe : on n’en fut pas
effrayé, dis-je, parce qu’on venait d’épuiser le
désordre.
Ce qui frappait davantage, c’était l’ensemble d’une
organisation savante à laquelle rien ne devait échap
per. Organiser pour dominer était une façon de plaire,
après que la désorganisation universelle avait laissé
partout des restes d’épouvante.
Ce n’est point le lieu de reprendre l’examen des
dispositions du décret de 1808; une seule question
va se lever tout à l’heure, celle de savoir comment il
a pu arriver que l’établissement le plus médilé d’em
pire ait résisté à toutes les professions doctrinales de
liberté qui depuis ont saisi tous les esprits, toutes
les opinions, toutes les passions de la société poli
tique. Problème à résoudre, et qui peut mettre à
découvert plus d’un mystère des partis.
Que tout se borne à quelques remarques.
Il y avait dans le décret un article essentiel l :
« Art. 38. Toutes les écoles de l’Université impé
a
riale prendront pour base de leur enseignement :

1 Titre V, art. 38. Des bases de l’enseignement dans les écoles de


lTniversité.
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. M

1° les préceptes de la religion catholique; 2° la fidé


lité à l’empereur, à la monarchie impériale, déposi
taire du bonheur des peuples, et à la dynastie napo
léonienne, conservatrice de l’unité de la France et de
toutes les idées libérales proclamées par la constitu
tion; 3° l’obéissance aux statuts du corps enseignant,
qui ont pour objet l’uniformité de l’instruction, et
qui tendent à former pour l’État des citoyens attachés
à leur religion, à leur prince, à leur patrie et à leur
famille; 4° tous les professeurs de théologie seront
tenus de se conformer aux dispositions de l’édit de
1682, concernant les quatre propositions contenues en
la déclaration du clergé de France de ladite année. >>
Tout l’esprit de la fondation était dans cet article.
Le monopole d’État y était formulé avec art. Lespré
ceptes de la religion catholique, mis à la place des
dogmes de l’Église catholique, faisaient une nuance
alors inaperçue, et dès que toutes les écoles devaient
avoir ces préceptes pour base de leur enseignement,
la foi semblait devoir être en paix, et après quinze ans
d’athéisme la piété publique put croire qu’elle pouvait
respirer.
Je laisse les autres prescriptions: on sait ce que
vaut la fidélité dynastique dans les jours de fantaisie
révolutionnaire; I’injonction faite aux professeurs de
théologie de se conformer à un édit de souveraineté
royale avait une portée d’avenir plus périlleuse, par
la disposition d’une école inconséquente à .prendre
pour la liberté ce qui était l’asservissement, et à
subordonner la théologie enseignée dans l’empire de
42 LES CRIMES

Napoléon à un dogmatisme formule’ par un édit de


Louis XIV. '
Mais la pensée générale, et qui voulait être la plus
apparente, était une pensée de retour aux mœurs
sérieuses qui répondent à l’austère vocation de l’en
seignement. Peu s’en fallut même que Napoléon n’af
fectât d’imposer je ne sais quoi de monacal à la
direction de ses lycées. L’article 101 du décret
(titre XIII) portait :
tt A l’avenir, et après l’organisation complète de
l’Université, les proviseurs et censeurs des lycées, les
principaux et régents des colléges, ainsi que les
maîtres d’études de ces écoles, seront astreints au
célibat et à la vie commune.
» Les professeurs des lycées pourront être mariés,
et dans ce cas ils logeront hors du lycée. Les profes
seurs célibataires pourront y loger et profiter de la vie
commune. a»
Telle était donc la disposition bizarre de Napoléon
à faire de l’éducation publique une œuvre sévère , de
la direction de la jeunesse un sacerdoce, et de la vie
du lycée une vie de couvent.
Aussi dès le début ce fut une singulière nouveauté
de lire dans les lycées et dans les colléges les instruc
tions adressées aux recteurs d’académie parle grand
maître, M. de Fontanes, ce lettré élégant si adroite
ment choisi pour caresser les opinions rebelles ou
défiantesqui survivaient dans les écoles, et surtout
dans les écoles que de vieux prêtres avaient res
suscitées. .
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 14-3

Une autre nouveauté, ce fut le soin avec lequel


Fontanes s’en alla rechercher quelques restes des
congrégations enseignantes, ou bien des maîtres sur
vivants des anciennes universités, ou même une cer
taine élite d’écrivains moralistes échappés aux tem
pêtes de la proscription, pour les rattacher à l’institu
tion nouvelle. Un Dom Despaux, un Frayssinous, un
de Ronald firent partie des conseils de l’Univers.ité. Ces
trois noms, pour n’en point citer d’autres, disent à
quelle distance on était, je ne dis pas de Danton le
farouche, mais de Condorcet, de Lakanal et de
Chénier. ‘
Il en fut ainsi des livres de littérature adoptés par
l’Université; tout y porta l’empreinte de la vieille
école du dix-septième siècle; et quelle surprise ce
serait d’ouvrir aujourd’hui certains recueils de lecture
morale publiés sous l’inspiration du grand maître par
un de ses confidents, M. de Langeacl Tout ‘y était
ramené au christianisme; il est vrai que tout y était
ramené à l’Empire; mais la foi publique n’en était
point effarouchée, et on pardonnait au despotisme si
le foyer de la famille avait ses vertus et la religion sa
sécurité. ' .
Aussi n’entre-t-il pas en mon dessein de montrer
ce qu’il y eut de savamment prémédité dans l’organi
sation de l’Université, au point de vue de la domina
tion universelle de l’éducation : sous ce rapport le
décret de 1808 fut un chef-d’œuvre d’empire; rien
ne l’avait égalé, rien ne l’égalera jamais; et, chose
extraordinaire! il a bravé et il défie, après soixante
M’ LES CRIMES

ans, toutes les professions doctrinales de liberté qui


travaillent les cerveaux humains. Cette contradiction
semble dire qu’il y a bien du mensonge dans les théo
ries d’indépendance; on pourrait croire que l’homme
s’accommode plus aisément de la sujétion, ou bien
l’indépendance même est parfois un déguisement de
la passion de dominer; c’est un des mystères de l’es
prit humain, et nous allons peut-être en trouver la
pleine révélation dans ce qui nous reste à dire sur
cette question de l’éducation, où les plus épris de ce
qu’on a appelé de nos jours les doctrines libérales ont
été les plus âpres à professer et à vouloir la pratique
absolue du despotisme.

IX.

L’Ernpire suivait sa pente, et il arriva que l’œuvre


de 1808 fut inégale à l’impulsion grandissante de
domination qui l’emportait comme sous une loi de
fatalité plus forte même que son génie.
Aussi tout lui cédait, sans qu’il eût à formuler un
droit théorique de dominer, à l’imitation des sophistes
révolutionnaires.
1 La seule résistance qui se dressa devant lui fut
" celle de l’Église; c’est dans l’Église que vit la liberté
des âmes. ’
C’est à l’Église aussi que s’attaqua Napoléon; c’est
sur elle qu’il devait se briser.
Les décrets de 1809 et de 1811 mirentà découvert

îmh’- 7
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 45

le dessein d’envelopper les écoles ecclésiastiques dans


le monopole. Le décret de 1808 avait gardé quelque
artifice de tempérament dans la sujétion; mais Napo
léon roi d’ltalie avait dit tout son secret d’empire;
maître à Rome, il fallait que tout lui fût subordonné
dans l’Église. Les décrets nouveaux enveloppèrent dans
les mêmes prescriptions les séminaires et les lycées,
et rien n’échappa aux règlements d’une discipline de
casernement, pas même les habits des élèves en théo
logie, minutie puérile par où se révélait le trouble du
commandementjusque dans l’excès de la domination.
Ainsi arriva-t-on à 1814.
Alors parut s’ouvrir une ère de liberté , suite for
tunée d’une ère douloureuse de servitude.
Mais par un prodige étrange l’ère de servitude fut
continuée, non plus par le fait de la volonté d’un
maître armé du glaive, mais par la délibération d’une
école de philosophes armée de théories.
Et c’est cette inconséquence qui va servir à carac
tériser ce que j’appelle les crimes de Ïéducation
française.

X.

L’apparition de la monarchie avait été d’abord


comme un temps d’arrêt dans la continuité du mono
pole universitaire. Le roi Louis XVIII, qui se souve
nait des universités d’autrefois, crut pouvoir les faire
revivre par une ordonnance; c’était la révélation d 1 un
instinct de liberté provinciale vivant au cœur des
46 LES CRIMES

rois, mais devenue bientôt stérile par le retour sou


dain de Bonaparte, personnification de l’instinct de
tyrannie vivant au cœur de la révolution.
Aussi après les Cent jours se découvrit et se formula
toute la théorie philosophique du droit de l’État sur
les générations. ‘L’Université reprit la formule de
Danton, si ce n’est qu’elle l’enveloppa de sophisme
pour en faire une formule de sécurité, au lieu d’une
formule farouche d’oppression. .
Je cours à la manifestation la plus significative de
ce droit technique dbmnipotence; les détails d’orga
nisation de l’enseignement public sont ici de trop.
Notez seulement que l’idée primitive de l’Empire y
vivait toujours, et les mêmes politiques qui invo
quaient LA LIBERTÉ, -- je me trompe, - les IDÉES LIBÉ
RALES, étaient les plus ardents à la conservation et
même à l’aggravation des coutumes despotiques.
Dès 1816 toutefois s’élevèrent des protestations
dans les Chambres et dans la presse contre l’Univer
sité impériale, devenue l’Université royale, sans autre
changement dans ses statuts.
Elle fut attaquée; elle le fut mal. Un discours de
M. Murard de Saint-Romain , à la Chambre des dépu
tés‘, souleva des tempêtes. Il remuait des questions
de mœurs et de religion dans les colléges, et n’allait
pas droit aux questions d’ordre et de liberté dans la
politique. ‘
Aussi les apologies furent rendues faciles. Quelques

1 Séance du 31 janvier 1816.


DE UÉDUCATION FRANÇAISE. 47
uns des hommes estimables que . M. de Fontanes
avait groupés dans l’institution s’appliquèrent à la
justifier par une langue chrétienne qui témoignait
d’une pensée et de vœux communs d’honnêteté dans
cette question si grave et si sainte; de sorte qu’on
pouvait soupçonner seulement des malentendus dans
l’attaque et dans la défense, et que si l’Université
devait être conduite avec sagesse, comme préten
daient les apologistes, elle finirait par être une œuvre
de foi au lieu d’être une œuvre de perversion.
La question ainsi posée devenait aisément une
question de personnalité; elle risquait d’être odieuse,
et elle n’avait pas de solution.
La vraie question, la question de droit politique ,
la question d’État - celle qui impliquait la question
dantonienne -- n’apparut que par degrés.
M. Guizotle premier la laissa entrevoir dans un
écrit que lui-même a peut-être oublié, mais qui fut le
coup d’essai d’une politique qui devait bientôt avoir
sa célébrité sous le nom ironique de politique doc
trinaire, politique sententieuse, hautaine, un peu
pédante, où l’art principal fut (le donner au faux un
air de vraisemblance, et à la vérité même un air de
sophisme.
Voici donc la doctrine d’État que M. Guizot glissa
dans son apologie : ’
« L’Université, disait-il, consacrait et appliquait
un principe méconnu avant la Révolution, mal com
pris en 1789 et rejeté en 1793; savoir, que l’instruc
tion publique appartient à l’État, c’est-à-dire qu’il
48 LES CRIMES

appartient à l’État d’offrir l’éducation dans les éta


blissements publics à ceux qui voudront la recevoir
de lui, et de la surveiller dans les établissements où
elle est l’objet de spéculations particulières. '7» .
On le voit, la doctrine voulait être ambiguë; mais
le dogme était énoncé sans trop d’obscurité : Ïinstruc
tion publique appartient à l’État! C’est le point formel
à constater, d’autant que la contradiction qui suivait
l’énoncé du droit de l’État était elle-même contre
dite peu après par l’interprétation du droit des par
ticuliers.
M. Guizot disait en effet : t: Les mêmes causes qui
rendent la surveillance nécessaire expliquent et justi
‘fient ÜOBLIGATION imposée aux maîtres de pension d’en
voyer leurs élèves aux leçons des colléges publics. »
Ainsi l’ambiguïté était dans les mots, elle ne vou
lait pas être dans la pensée; et la surveillance des
pensions, « objet de spéculations particulières, » vou
lait dire l’obligation imposée d’envoyer leurs élèves
aux leçons de l’État : c’était la sujétion forcée des
écoles. _
Le droit absolu de l’État était donc public; mais il
pouvait être énoncé avec moins de ténèbres.
Danton y avait mis plus de clarté, et il semblait
étrange que l’Université, en 1816, reprît le principe
nouveau qui avait été, ‘disait M. Guizot, rejeté en
1793. Peu s’en fallait que M. Guizot ne rendît ainsi
hommage à la liberté de la Convention; et il était vrai
que_du moins Lakanal avait pu faire tenir en suspens
dans l’horrible sénat la doctrine farouche de Danton.

, ._._,__ __. _-___._.- , --- _ -_." .-‘- _


DE UÉDUCATION FRANÇAISE. 19

Quoi qu’il en soit, la théorie de l’État gardait


quelques ombres; elle ne sortit des nuages que lorsque
Royer-Collard la porta à la tribune, formulée avec
cet accent de fermeté solennelle et résolue qui était
le caractère de l’esprit et de la parole du philosophe.

XI.

C’était en 1817! date curieusedans l’histoire du


monopole par le contraste d’une théorie qui implique
le despotisme, et du caractère superbe du philosophe
qui la glorifie.
Il s’agissait à la Chambre (25 février) de la dispo
sition de la loi des finances qui maintenait le tribut
universitaire imposé par le décret de 1808 sur les
élèves de toutes les écoles de l’Empire : Royer-Collard,
président de la commission de finstruction publique,
en prit occasion d’exposer la pensée qui avait donné
naissance à l’Université.
« L’Université, dit-il, a été élevée sur cette base
fondamentale, que l’instruction et l’éducation publique
appartiennent à l’État et sont sous la direction supé
rieure du Roi. »
Il disait LE R01! par suite de la solidarité de doc
trines que la succession des révolutions avait mise
dès lors entre les pouvoirs les plus contraires, et le
philosophe manquait de logique par cette confusion
de deux termes d’empire et de royauté, le premier
. lb
50 LES CRIMES

tout seul énonçant l’idée de CENTRALITÉ dont Danton


avait fait la base fondamentale de l’éducation.
« Il faut, ajoutait Royer-Collard, renverser cette
maxime (maæime n’était pas le mot propre; l’énoncé
d’un_/àit n’est pas une maxime, c’est une assertion.)
ou en respecter les conséquences, et pour la renverser
il faut l’attaqucr de front; il faut prouver que l’instruc
tion publique, et avec elle les doctrines religieuses,
philosophiques et politiques, qui en sont l’âme, sont
hors des intérêts généraux de la société; qu’elles
entrent naturellement dans le commerce, comme les
besoins privés; qu’elles appartiennent à l’industrie,
comme la fabrication des étoffes; ou bien peut-être,
qu’elles forment l’apanage indépendant de quelque
puissance particulière qui aurait le privilége de donner
des lois à la puissance publique. »
Ehl non, philosophe, ce n’est pas ce qu’il fallait
prouver! Ce qu’il fallait prouver, et cela se prouvait
de soi, c’est que l’ÉTAT n’est point juge, n’est point
arbitre, n’est point maître des doctrines religieuses,
philosophiques et politiques, qui sont l’âme de l’édu
cation ou de l’instruction publique!
L’État les observe, il ne les fait pas; il y subor
donne ses actes, il ne les détermine pas; elles n’ap
partiennent pas à l’industrie comme la fabrication des
étoffes; aussi n’appartiennent-elles pas à PÉtat comme
objet matériel de ses prescriptions et de ses lois!
Royer-Collard faisait entendre qu’elles n’appartenaient
pas davantage à « une puissance particulière » qu’il
ne nommait pas; et en cela il manquait encore de
on UÉDUGATION FRANÇAISE. 51
philosophie , car ne voulant pas que les doctrines en
question fussent l’apanage et le domaine propre d’une
puissance particulière, il en faisait l’apanage et le
domaine de la puissance particulière de l’Université ,
et il ajoutait : -
a Je n’ai pas encore remarqué qu’on ait annoncé
rien de semblable; il est plus facile d’attaquer l’Uni
versité que d’ébranler la MAXIME dont èlle est l’appli
cation (toujours la maœime!) et en quelque sorte l’in
strument, et qui forme le véritable titre de la nouvelle
existence qu’elle a reçue du R01. (Il continuait d’assi
milerdeux idées dissemblables : la Royauté et l’Empire,
comme pour absoudre le despotisme par le nom du
Roi.) C’est en effet par un acte de la puissance royale
que lÏUniversité existe aujourd’hui; c’est l’autorité du
Roi qu’elle exerce; c’est pour lui, en son nom et sous
ses ordres qu’elle dirige l’instruction dans tout le
royaume, donne des maîtres à la jeunesse, et règle
l’enseignement et la discipline de toutes les écoles,
et même de ces maisons particulières qu’on cessera
peut-être de célébrer quand on saura qu’elles sont
enfermées dans son enceinte, et qu’elles vivent sous
son influence et sous ses lois.
« L 7 Université a donc le monopole de I 7 éducation,
a peu près comme les tribunaux ont le monopole de la
justice, ou l’armée le monopole de la force publique.»
Rien ne manquait, on le voit encore, à la théorie de
l’omnipotence de l’État en matière d’éducation; c’était
la théorie ouverte du monopole, et lhusTRunnmT du
monopole (c’était le mot de Royer-Collard) était cette
n.
52 LES CRIMES

« puissance particulière» , ŸUNIVERSITÉ, puissance faus


sement assimilée aux tribunaux ou à l’armée, car ni
les tribunaux ne font les lois qu’ils appliquent, ni
l’armée ne constitue par elle-même la puissance pu
blique qu’elle défend; tandis que le monopole était
et voulait être , par son essence, le droit suprême de
déterminer, de faire, de créer les doctrines qu’il inter
prète, qu’il enseigne et qu’il inculque aux générations.
Toute controverse est vaine d’ailleurs.
Il y a ici une idée qu’il faut saisir, et qui prédomine
les opinions et les controverses; l’idée énoncée de la
souveraineté absolue de PÉtat en matière d’éduca
tion : idée païenne par excellence , si ce n’est que le
paganisme l’avait seulement conçue, non réalisée, et
qu’en pleine Révolution française le plus farouche
des législateurs ne l’avait empruntée de Lycurgue que
lorsqu’il avait cru le christianisme chassé des âmes
comme des lois.
Ce qui fait la surprise, c’est de voir Royer-Collard
ressaisissant à son tour l’idée de Danton _ deux
noms partis de deux .extrémités contraires : de la
raison et de la folie humainesl
Et bien plus, ce qui avait été pour Danton une
idée - idée rejetée par la Convention, avait dit
M. Guizot - devenait pour Royer-Collard une maæime,
ou plutôt un fait acquis, un axiome de droit public
dans la société politique.
Or cet axiome, cette maxime, ce fait, est toute la
base de Paccusation que je porte contre l’éducation
française, à savoir, contre l’éducation régie par la
DE UÉDUCATION FRANÇAISE. 53

puissance souveraine de l’État; et l’accusation va


maintenant se déduire d’elle-même, sans qu’il faille
un grand effort d’argumentation pour en montrer la
gravité et les conséquences. -

XII.

S’il est avéré, en effet, que l’éducation française


a eu pour objet, a eu pour effet d’arracher de l’intel
ligence et de l’âme des générations ce qui avait fait
de la nation de France la nation modèle dans le chris
tianisme; si au lieu de diviniser la science elle a fait
de la science un instrument de révolte contre Dieu;
si par l’effet de ce matérialisme la génération présente
a vu s’éteindre dans les âmes "la notion du droit, la
notion du devoir, le sens du bien et du mal, pour
arriver à un état d’anarchie morale qui devait finir
par éclater en convulsions d’atrocités dignes de Pétat
sauvage; et si enfin il est avéré que l’État a voulu
être le dispensateur souverain d’une éducation qui
portait en elle de tels fruits d’impiété et de barbarie,
l’accusation se dresse d’elle-même; il n’y a plus qu’à
recueillir les actes d’où résulte la pleine évidence d’un
crime social délibéré, et à en poursuivre la réparation.
Ici ma plume s’arrête, comme effrayée de mon
dessein.
Pour mettre en lumière une trame de conjuration
déclarée contre la société humaine, à savoir contre
tous les principes religieux qui la constituent, il faut
deitoute nécessité fouiller les matériaux, qui sont

h

5h LES CRIMES

comme le corps du délit; et dans une telle recherche


les matériaux, ce sont les écrits, ce sont les discours,
ce sont aussi les lois et les actes administratifs qui en
règlent l’exécution.
Vais-je entreprendre cette instruction judiciaire‘?
Elle répugne à mes habitudes, comme à mes goûts
de controverse.
Il y a parfois, dans cette machination lamentable
de révolte athée, une complicité aveugle sur qui peut
tomber, à un moment imprévu, un rayon du ciel :
« Je n’écrirais plus ce que j’ai écrit il y a vingt ans » ,
disait naguère M. Littré, .professeur de littérature
morale à l’Ecole polytechnique, en réponse à des
journaux qui lui reprochaient de mentir à ses opi
nions. Il se désavouait donc lui-même! Mais il man
quait au désaveu ce qui en eût fait un acte chrétien,
le repentir, et avec le repentir l’humilité; du moins
c’était un exemple de retourd’une raison égarée. Il y
a dans les temps où nous sommes un emportement
d’idées qui n’est pas toujours une préméditation réso
lue de l’esprit. On est sceptique par étourderie et
souvent par imitation, et lorsque le doute est arrivé
aux pleines ténèbres, l’âme s’étonne et la raison
frémit comme saisie d’une secrète terreur. Mieux que
M. Littré, Jouffroy, l’infortuné songeur, nous avait
fait connaître la désolation d’une intelligence_qu’a
dévastée le scepticisme, et qui, solitaire dans le vide,
pleure les croyances perdues de son premier âge ‘.
1 Cette lamentation de ‘Iouffroy est connue; on ne la relit pas sans
donner une larme à. Yinfortuné. Nouveaux Mélanges.

àgu-u-mruxv.
ne L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 55
Ceci donc nous avertit de n’être pas sans pitié dans
la dénonciation des erreurs, disons mieux, des crimes
de l’esprit; et c’est ce qui fait le trouble de mon des
sein; car je ne pourrais, ce semble, le poursuivre
sans accuser les maîtres qui, au nom de l’État,. ont
enseigné aux générations françaises le mépris du
christianisme et de ses lois. '
Mais mon scrupule va s’atténuer, puisque l’accu
sation a été déjà portée par d’autres. . "
J’ai là, en quelques livres contemporains, le relevé
de toutes les professions doctrinales de scepticisme
public jetées sur la France depuis 1814 par les
représentants de- l’enseignement de l’État, revue
attristante et que je ne saurais refaire sans une
amère douleur. Ces dénonciations à des intervalles
divers ont fait du bruit, tout me dispense de les 1

renouveler. .
On a dit qu’elles étaient passionnées; elles l’étaient
peut-être; et qu’importe‘? ce que j’écris ici ne va-t-il
pas aussi être taxé de passion‘? Étaient-elles justes‘?
c’est ce qu’il fallait examiner d’a'bord.'
Si la plainte portée contre les doctrines les avait
altérées pour le plaisir de les diffamer, elle ne serait
pas passionnée, elle serait criminelle et lâche.
Mais comment arnive-t-il que ceux qui s’attaquent
à la foi des peuples par l’enseignement et par les
livres ne souffrent pas qu’on relève et qu’on recueille
leurs professions doctrinales‘? Les relater seulement
est une mortelle offense; ils ne sont pas chrétiens, et
le dire les fait entrer en d’étranges accès d’insulte et t
56 LES CRIMES

de haine. Il y a là quelque chose qui ressemble a un


manque de courage et de droiture. ç
Hélasl non, les doctrines de l’éducation française
n’ont point été calomniées; elles ont été montrées
telles que les maîtres les enseignent au nom de l’État.
Leurs livres les attestent! Ces livres ne sont pas en
fouis dans les ténèbres; ils appellent, ils ‘cherchent
l’éclat du soleil; chacun les lit, les académies les
célèbrent, et l’État d’ordinaire les couvre de la magni
ficence de ses suffrages.
Il est un de ces maîtres que je nommerais libre
(ment parce qu’il est mort; c’est celui qui a été le
maître de tous les maîtres, l\I. Cousin; et encore je
ne le nommerais pas sans un souvenir de miséricorde,
car il y avait en sa philosophie plus de rêverie que de
méditation, plus d’exaltation que de mauvais vouloir.
C’est de lui qu’était parti le mouvement d’imitation de
la philosophie germanique, qui de degré en degré et
de nuage en nuage est allé se perdre dans ce mystère
Linefiable : l’IDBNTITË de l’Ê'ran et du NON-ÊTRE.
V J’ai vu et j’ai suivi, en 1817, les premières fer
veurs de son enseignement, un enseignement d’oracle
jeté à des foules ébahies, comme d’un trépied, et dont
très-assurément ni maître ni disciples n’auraient pu
dire le sens, car il n’avait pas de sens.
J’étais alors un très-humble professeur de rhéto
rique dans la maison célèbre de l’abbé Liautard. Cette
maison avait dû envoyer une portion de ses élèves
« aux écoles de l’État »7 , comme le voulaient le décret
de 1808 et le décret plus tyrannique de 1811, et

~--_
ou L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 51
comme le trouvait philosophique M. Guizot en 1816.
Les élèves choisis pour cette épreuve hasardeuse,
élèves qu’on devait croire armés contre tout péril par
l’esprit chrétien de la maison, revenaient parfois du
contact de l’enseignement devenu royal, mais tou
jours sceptique, avec un certain trouble d’intelligence
et de foi qui attristait les maîtres que leur avait donnés
la famille. Un de ces élèves, que je contenais de
mon mieux par le conseil, finit par m’échapper tout
à fait, et un an plus tard, l’ayant rencontré dans Paris,
je lui dis : « Eh bien , mon ami! où en êtes-vous de
la philosophie‘? -,- Je suis athée! a me répondit-il. Et
comme je me récriais douloureusement, il m’expli
qua comment il en était venu à cette extrême folie :
« Tourmenté de doute, me dit-il, je suis allé interro
ger Cousin à la sortie de son cours, et je lui ai posé
nettement ma question : « Qu’est-ce que DieuŸjaut-il
croire un Dieu? j’ai besoin d’une réponse catégo
rique. _ Monsieur, 1n’a-t-il répondu après une mi
nute d’inspiration, « Dieu est l’être qui n’est pas! »
Vous voyez, ajoutait le pauvre insensé, c’est l’a
théisme! Et sur la parole de Cousin, mon parti est
pris : je suis athée! i» '
Le malheureux est mort dans ce délire.
Je cite ce souvenir pour montrer ce que peut être
le prosélytisme d’une chaire où parle l’État '.

1 C’est vers ce même temps que tout Paris frissonne au récit du suicide
d’un jeune élève de rhétorique, qui avait écrit son testament ainsi conçu :
n Je lègue mon corps aux pédants et mon âme s. Voltaire et à Rous
seau. 1 (Voir les Mémoires de Ilabry, 3e vol.)
58 LES CRIMES

Plus tard, Cousin a entendu formuler plus ample


ment sa philosophie sur l’être de Dieu. Il a dit :
«t Mon Dieu, n’est pas l’abstraction de l’unilé abso
lue, le Dieu mort de la scolastique; mon Dieu, le
Dieu de la "conscience, n’est pas un roi solitaire relé
gué par la création sur le trône d’une éternité silen
cieuse et d’une existence absolue qui ressemble au
néant même... c’est un Dieu qui est à la fois Dieu,
nature, humanité ‘. n
S’entendait-il‘? Entendait-il l’idée d’un DIEU NATURE,
d’un DIEU HUMANITÉŸ... L’ÊTRr: NON ÊTRE n’était ni plus
ni moins intelligible : toute la philosophie contempo
raine n’a été qu’une formule de rêverie.
Mais je ne discute pas, j’expose! Voilà, dis-je, le
DIEU de l’éducation française! et je le prends dans la
formule dogmatique qui a affecté le plus de dégage
ment de la brutalité de l’athéisme.
Après cela, que me veut le servum pecus d’i’mita
teurs qui outrent la langue de l’initiateur pour se
donner un air de hardiesse plus originale dans la
négation de ce qu’a cru et que croira éternellement
le genre humain?
Il y a eu à cet égard une étonnante émulation dans
l’enseignement public. Du spiritualisme illuminé au
matérialisme immonde tous les degrés ont été par
courus, et toujours avec une ardeur de haine contre
la religion de Jésus-Christ.....
‘Pallais ouvrir les livres, témoignage de cette ému

1 Fragments de philosophie.

lIlj
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 59

lation fanatique, livres portant à leur frontispice des


noms de professeurs et de recteurs enseignant au nom
de l’État. Mais je songe encore que l’œuvre des révé
lations est faite, et je ne dois pas la refaire; elle me
répugne à cause du respect que je porte à la mission
de ceux qui enseignent par le’ souvenir de ce qui fut
la première vocation de ma vie. -
Que du moins rien ne m’empêche de-pleurer la
décadence de cette profession q-ui veut être sainte, et
que l’État a dégradée doublement en portant au som
met de ses dignités ceux qui la déshonorent.
Nous avons vu, en effet, l’athéisme professoral
passer des grandes .écoles publiques aux fonctions et
aux dignités les plus hautes de l’État. Que de scan
dales! Il m’est arrivé de les dénoncer dans la presse;
on a demandéque je fusse pour ce fait déféré à la
justice comme un criminel; mon crime était grand,
en effet : je voulais que la foi des chrétiens ne fût pas
insultée dans une chaire du Collége de France; audace
extrême! Les sénateurs en pâlirent d’effroi; on crut
voir l’Empire trembler sur sa base! Et du reste ce que
je dénonçais n’était-pas une nouveauté; depuis cin
quante ans l’État, sous des noms divers, corrompt à
plaisir les générations par l’infiltration du scepticisme;
le matérialisme tombe des chaires savantes protégé
par les suffrages publics, et lorsque la race d’impies
nationaux a paru s’épuiser, nous avons fait appel aux
impies, cosmopolites. C’est ainsi que M. Libri, et
celui-là je puis le nommer sans scrupule, nous a
apporté sa rage italienne contre l’Église , sous prétexte
60 LES CRIMES

d’avancement des sciences mathématiques, jusqu’à ce


qu’après avoir entouré d’honneurs son athéisme il
nous ait fallu le chasser de France comme dépréda
teur de nos bibliothèques, j’allais dire comme voleur!

x
XIII.

Je m’arrête.
Le crime principal de l’éducation française s’énonce
à présent de lui-même.
Le crime , ce n’est pas seulement d’avoir fait de
l’éducation un prosélytisme antichrétien, c’est d’avoir
fait de ce prosélytisme une partie de l’action publique
de l’État. -
/ C’est un grand malheur pour un peuple d’avoir en
l son sein des maîtres corrupteurs des générations;
mais si ces maîtres exercent leur action au nom de
l’autorité publique, quel nom donner à cette œuvre
de perversion‘? Crime ou délire, la langue ne sait pas
caractériser ce renversement de toutes les lois, de
tous les devoirs et de tous les droits.
On va dire qu’ici commence la diffamation de l’édu
cation française!
La plainte serait fondée si j’entendais que l’éduca
tion française a voulu le mal qui sort de ses théories
et de ses chaires. Je fais la part de l’inconséquence
de l’esprit humain, et elle est grande dans tout ce qui
se rapporte à l’énoncé et à la pratique des systèmes
d’éducation.

(c.-- . -
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 61
Mais pourtant il ne faut pas que l’indulgence ŒIIIQ
nue la logique, et parce que l’esprit de l’homme ne
va pas toujours au bout de l’erreur, il ne faut pas que
l’erreur cesse d’être abominable et d’être condamnée
comme source des malheurs ou comme raison des
crimes qui désolent la terre. . s)
Après tout, ce sont ici des questions de sincérité
entre l’accusation et la défense de l’éducation fran
çaise.
Celte ‘éducation, l’éducation de l’État, est-elle et
veut-elle être une éducation chrétienne‘? Ajoutons,
puisque nous sommes une nation catholique : Veut-elle
être, est-elle une ,éducation catholique‘?
Je défie la réponse des apologistes, s’ils veulent
que je les tienne pour gens d’honneur et de
loyauté. _
f’ Non! l’éducation française n’est pas catholique,
n’est pas chrétienne; elle devait l’être, aux termes du
décret de 1808; elle ne l’a point été, et peu s’en faut
queje ne dise qu’elle n’a pas pu l’être, dès que l’État)
qui la donnait ne l’était pas. ' '

X‘IV. '

C’est ici qu’apparaît la thèse de la liberté d’ensei


gnement: je ne fais que la montrer. _
Que de débats elle a produits! et presque tous sté
riles. Tout devait se réduire à un seul point, c’est à
savoir si l’État pouvait, sans heurter la conscience
62 LES CRIMES

humaine en ce qu’elle a de plus libre et de plus saint,


exercer un droit suprême dans les choses de l’éduca u
tion publique.

L’énoncé de cette hypothèse implique par lui-même


une énormité philosophique.
Qu’es-t-ce que l’État, en effet? N’est-ce qu’un être
abstrait, un concept métaphysique‘? L’État en ‘ces
termes est sans puissance concevable sur l’esprit de
l’homme par l’éducation.
' . On a, beaucoup disserté sur I’État laïque 5 qu’était-ce
{que l’État laïque‘? L’idée de laïcisme n’implique au
cune idée de force et d’action morale sur l’intelligence
de l’homme ou de l’enfant; au contraire, si ce mot a
un sens, cÎest un sens de pleine indépendance de
toutes les intelligences; l’enfant comme l’homme
échappe. à I’État; l’État ne le peut saisir que par la
violence; l’État alors n’enseigne pas, il dresse et il
opprimé. j I
t7 On eût craint de parler de l’Etat athée; mais l’Etat
I
laïque, ne fût-il pas athée, repose comme Etat sur un
principe d’indifférence qui le rend incompétent dans
les choses qui se rapportent soit à l’athéisme, soit à
la foi. N’est-ce donc pas encore une énormité que
l’État, par un certain droit propre d’éducation, touche
à la croyance, soit pour la régler, soit pour la fausser,
soit pour Passervir?
Tout est là , et je ne saurais autrement caractériser
ce qu’il y ‘a de faux dans l’éducation publique, vue
en un certain droit d’enseigner propre à l’Etat, en
dehors de la religion, seule puissance qui ait prise sur

l
l .
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 63
l’âme, sur la conscience et sur l’intelligence de
l’homme. u .
Laissons ce qui semblerait métaphysique en cette
question, et reprenons ce qui tombe sous la clarté de
l’évidence
, et de la lo i q ue. ..
L’Etat non chrétien n’a pas pu vouloir une éduca-q
tion chrétienne sans se mentir à lui-même; mais
comme il ne P ouvait P as la vouloir athée sans mentir
au I’ eu P le v chrétien encore 1 en dé it"du sce P ticisme
de ses mœurs et de ses lois 7 il a cherché des ex P é
dients par où ce double mensonge parût se dissimuler)!
De là des dispositions de lois et de règlements où
l’on a fait sa part à l’Eglise dans les chose-s de l’édu
cation, mais sous la condition de la suprématie de
l’Etat 1 même en ce q ui se ra PP orte à la direction de
l’esprit, c’est-à-dire de la conscience et dela foi.
Ainsi le I! rêtre 1 dans l’école de l’Etat a a eu une
chaire devant laquelle les disciples sont venus à jour
fixe entendre sa P arole-1 et à ce titre il est devenu
professeur comme tous les maîtres, si ce n’est que sa
classe était une chapelle, et que son enseignement
tombait de l’autel.
C’est quelque chose, et je rends grâces à l’État.
Mais si la fonction du prêtre n’est rien de plus,
elle peut être en sens inverse de la mission qu’il
accomplit. '
Il va lui arriver, en effet, de porter dans sa chaire‘.
un enseignement qui sera contradictçire à l’enseigne
ment des maîtres, en ce qui touche les choses essen
tielles de l’esprit , la morale, la foi, la conduite de la

S
6h LES CRIMES

vie. Ce n’est point une hypothèse, on le sait trop! Si


le sceptique en sa classe de philosophie enseigne le
pur déisme, conformément aux écrits dogmatiques
des maîtres de l’enseignement public, voilà l’antago
nisme doctrinal au sein de l’école de l’État; et de
que! côté inclinera l’esprit des disciples? En doutez
vous? Le penchant du jeune homme n’est pas vers ce
qui règle son esprit et l’assujettit à la foi. Vous avez en
tout cas deux paroles contradictoires, d’où suit infail
liblement le trouble de la raison et le doute; et ainsi
la parole du prêtre s’en ira tomber comme un vain
bruit sur des intelligences fermées; est-ce là l’action
libre de la religion sur la culture de l’âme‘? .
J’adoucis les griefs; j’écarte l’idée d’un antago
nisme qui irait à des scandales d’impiété déclarée. La
lutte philosophique de M. Vacherot et de M. Gratry,
dans la même école, a montré pourtant, jusque dans
ses formes de retenue, quel abîme sépare deux ensei
gnements, dont l’un est chrétien, dont l’autre ne l’est
pas et ne veut pas l’être.
Je dis qu’en cette situation l’enseignement du
prêtre, l’en'seignement chrétien à l’école de I’État,
de l’État laïque, ou sceptique, ou indifférent, ou
athée, ce qui est tout un, est un enseignement sté
rile; loin de porter la lumière à l’école il-y porte le
trouble; il peut être une lutte, il n’est pas la vie.
On a dissimulé l’état de souffrance qui résulte pour
les âmes de ce double courant d’idées et de leçons
par des échanges de déférence et de politesse entre les
maîtres qui parlent si diversement à leurs disciples.
DE L'ÉDUCATION FRANÇAISE. G5
Mais la nature des jeunes esprits n’en est pas changée;
la foi des uns en est étonnée, le doute des autres en
est enhardi, et l’indifférence précoce de tous est la
préparation d’un scepticisme qui s’en ira plus tard
s’abriter résolument dans le repos terrible de l’impiété.
On a vu des proviseurs pleins de bon vouloir,
s’appliquera faire aimer aux disciples la doctrine qui
tombait de l’autel; on a vu même des aumôniers
pleins de discrétion s’appliquer à revêtir la parole
chrétienne d’une grâce qui devait, semblait-il, lui
gagner plus de cœurs; l’enseignement du prêtre n’est
pas moins tombé sans puissance sur des esprits cu
rieux avant l’âge de ce qui, dans un autre enseigne
ment, troublait la limpidité de la foi. Nous savons
trop à quel âge de la vie s’altère l’empire de la reli
gion, et aussi à quel moment commence l’anxiété du
doute; c’est lorsque l’enfant se croit devenu homme,
parce que le mal a commencé à lui apparaître ; triste
révélation, par où continue de se faire entendre la
parole des anciens jours: «Vous serez comme des
dieux. » Si donc à ce moment où l’étude commence
à perdre sa sécheresse élémentaire, et où l’esprit vole
vers des découvertes inconnues , l’enseignement des
humanités et surtout l’enseignement de la philosophie
semble ouvrir des horizons usque-là peu soupçonnés,
et si dans ces choses auparavant inaperçues, la voix
du maître a laissé entrevoir ou seulement deviner des
pensées qui seraient contraires à l’eIIseignement
précis de la religion, n’en doutez pas! alors une
secrète blessure sera faite à l’âme, et cette blessure
5
66 LES CRIMES

deviendra mortelle aisément; le jeune homme, pieux


la veille parce qu’il était pur, perdra la sérénité de
l’esprit, parce qu’il aura perdu l’innocence; la reli
gion ne lui sera plus qu’un souvenir importun; il ne
dira peut-être pas comme cet infortuné que ma ten
dresse n’avait pu retenir : Je suis athée! mais il sen
tira en lui-même qu’il n’est plus chrétien.
Je fais l’histoire de l’éducation française; la voilà
dans ses effets, montrés, je le crois, sans passion,
mais dans sa sombre vérité. L’éducation française ne
fait pas de chrétiens, elle fait des sceptiques, malades
flétris avant l’âge, déshérités prématurément de
toute aptitude aux choses de l’intelligence, à la science
comme à la poésie, aux fortes impulsions de l’âme,
aux grands devoirs, aux grands sacrifices et aux
grandes vertus.
N’est-ce pas toute la raison de la décadence de nos
lettres, de nos arts, de notre poésie, de toutes nos
œuvres ‘R
C’est ici un sujet particulier d’étude ; revenons au
crime général de l’éducation.

XV.

f Le crime général, le grand crime de l’éducation


française est d’avoir soustrait, et cette fois avec déli
bération, le peuple à l’action de l’Église.
L’Église fut de tout temps la maîtresse et l’éduca
trice du peuple. L’école du peuple était une annexe
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. ev
de la maison du prêtre; le presbytère était une école,
de même que la cathédrale était une école; c’est par
cent mille écoles qu’il fallait compter les écoles du
peuple. J’ai dit cela maintes fois; on ne m’a guère
écouté.
Or il est venu un moment oii le prêtre, maître du
peuple, lui a été rendu suspect et odieux, et on a
fait des lois pour ôter au prêtre jusqu’à la liberté de
sa sollicitude pour l’éducation du peuple.
La loi du 28,juin 1833 a été surtout une loi inju
rieuse pour l’Eglise. Elle a fait et voulu faire du
maître d’école un rival du prêtre; et, en effet, les in
structions ministérielles du temps ont averti le maître
d’école que désormais entre lui et l’État il n’y avait
pas de juge intermédiaire; le maître d’école était
devenu souverain; potentat dans son école, il ne
devait plus avoir souci de la juridiction du prêtre en
ce qui tenait à la conduite morale de l’enfance, et
enfin il dominait le prêtre par la juridiction suprême
de l’État.
On voulait bien convenir que le prêtre avait sa plé
nitude Œenseignement à l’église, mais il n’en devait
pas sortir. C’était le renversement de l’apostolat
catholique; car le prêtre, le pasteur, est prêtre et
pasteur partout où il rencontre des âmes sous sa pa
role pour les instruire, et sous sa main pour les
bénir; et c’était jadis une chose touchante de voir
surtout les enfants du peuple se presser partout, à
l’école comme à la ville ou aux champs, autour du
.prêtre comme autour du père; l’enfant a été sous
5.
68 LES CRIMES

trait à ce doux empire du pasteur, et lorsque le pas


teur est entré à l’école, il y est entré comme un
étranger, disons mieux, comme un intrus.
Voilà en deux mots ce que la loi a fait de l’édu
cation du peuple. Et là-dessus sont venues les théories
qui veulent cette éducation obligatoire, comme si
elles voulaient un degré satanique de plus dans le
crime de l’éducation.
Dans les pays non catholiques où l’instruction po
pulaire est obligatoire, comme en Suisse, l’école fait
partie de l’église ou du temple; le pasteur est ce
qu’était le prêtre dans nos vieilles écoles catholiques,
et tout le premier âge s’écoule sous son œil paternel.
Ce n’est pas ce que veulent les théories.
Dans l’hypothèse présentement poursuivie, l’État
est athée, et à ce titre il est maître ; maître non-seu
lement pour commander, mais aussi pour enseigner:
l’affection fait place à la servitude; instruire c’est dis
cipliner.
Voici donc la différence des temps. Dans la consti
tution des âges chrétiens, l’Église fut la maîtresse du
peuple. Aujourd’hui l’Église est montrée au peuple
comme ennemie. L’Église enseignait librement le
peuple et elle lui ouvrait des milliers d’écoles, où
elle le dressait aux vertus de la vie chrétienne et aux
arts de la vie civilisée; présentement des milliers
d’écoles sont ouvertes pour dresser le peuple à l’aver
sion de l’Église et de ses leçons. L’Église par l’édu
cation adoucissait les mœurs féodales, et par l’édu
cation les mœurs nouvelles se prêtent au régime
DE UÉDUCNPION FRANÇAISE. 69
d’une féodalité d’État qui de cercle en cercle va se
concentrer dans une souveraineté unique sous laquelle
sont courbés tous les fronts du peuple.
Et comment tout dire en un sujet que j’eflleure à
peine‘? lféducation française, en altérant les mœurs
du peuple, a altéré ses goûts et corrompu ses pensées.
Parlant du "peuple, je parle de la totalité du peuple;
car l’éducation l’a saisi dans tout son ensemble et à
tous ses degrés de culture, depuis l’école primaire
jusqu’aux écoles les plus élevées; et lui ayant ôté le
sentiment du devoir chrétien, elle lui a ôté‘ le senti
ment du‘ beau moral; d’où est venue une décadence
de toutes les œuvres de l’esprit et un abaissement de
tous les arts.
,, C’est ici, disais-je, toute une étude à faire sur l’état
moral et mental de la France; et quelle étude, venant
à la suite des sanglantes débauches de crime qui vien
nent d’effrayer le monde! N’aurais-je pas à craindre
de grossir les crimes de l’éducation française, en rap
portant à cette origine de si grands scandales et de si
horribles forfaits? Pourtant il faudra bien qu’à la fin
tous les voiles tombent. Il faudra que toute la terre
sache où peut aller un peuple rendu sceptique et athée
par une préméditation de ses maîtres. L’athéisme a en
gendré une frénésie sauvage dont nulle histoire n’avait
vu l’exemple; La haine de la religion a engendré une
férocité que n’avaient pas connue les cannibales. La
haine du prêtre a fait des explosions de cruauté cal
culée contre des prêtres égorgés seulement parce
qu’ils étaient prêtres. Et quelle émulation de tueriel
in.‘ ,-,-" LES CRIMES
Des femmes et des enfants se sont mêlés aux bour
reaux en armes, bourreaux à leur tour et plus achar
nés que tous les autres, et tout un peuple a vu ce
carnage comme un spectacle. Point de larmes! point
de pitié! « Néron détournait la vue, dit Tacite; il
ordonnait les crimes, il ne les regardait pas ‘. » On
nous a fait un peuple dont l’âme. devait être au-des
sous de l’âme de Néron. On a vu d’immenses foules
de peuple, sous l’œil de Paris, de la ville des beaux
arts, des belles-lettres, des belles élégances, se ruer
sur des prisonniers, et quels prisonniers! et devan
çant le meurtre par des raffinements de supplice,
mettre en lambeaux ceux qu’on allait tuer. Ce n’était
pas là tout le peuple , c’est vrai! mais tout le peuple
où était-il‘? Il y a des férocités partielles du peuple
qui accusent le peuple entier. Lorsque dans un peuple
ne vit pas un sentiment universel d’humanité qui
impose aux scélérats et enchaîne leur furie, lorsque
le crime s’étale comme assuré de l’assentiment ou de
Pimpunité, le peuple entier est complice, soit parce
qu’il est lâche, soit parce qu’il est pervers. Et d’où
venait donc cette horrible licence de carnage‘? Quel
était le mystère de ce besoin de tuer chez un peuple
humain, doux et policé‘? Lamennais, en ses beaux
jours, nous avait dit que le signe de l’extrême corrup
tion d’un peuple était la volupté du meurtre. Aussi
qu’a-t-on vu‘? Des prostituées sont sorties de leurs
repaires pour ces suprêmes débauches. Et remarquez

l Nero subtraxit oculos, jussitque scelera, non spectavit.


DE UÉDUCATION FRANÇAISE. 71
qu’il y avait là une organisation de gouvernement
public pour régulariser l’infernale orgie : cinquante
ans, soixante ans, cent ans d’éducation populaire
en avaient été la préparation. Remarquez aussi que
dans ce gouvernement de sauvages tout n’était pas
sauvage; ils étaient allés aux écoles, ces maîtres de la
tuerie; ils avaient lu les livres, ils avaient entendu
les discours, ils avaient hanté la comédie et le drame
des éducateursdu peuple; il y en avait de presque
lettrés, de presque orateurs, de presque savants; ils
avaient assisté aux leçons du soir de l’Université, et
leur gouvernement de meurtre et de pétrole n’était
pas dépourvu d’un certain art de commandement,
soit que le commandement passât à des apprentis
d’école spéciale ou à des cochers. ,
N’est-ce donc pas ici l’œuvre de l’éducation du
peuple?0n me dira que d’autres temps avaient vu
des crimes analogues, et je l’avouerai, en pleurant
sur l’état de déchéance de l’humanité pouvant aller en
certaines heures à de telles saturnales de férocité.
Mais prenant à témoin toutes les nations, je déclarerai
que la première fois dans toute l’histoire on a vu la
théorie des massacres découler savamment de la pro
fession publique d’athéisme, et cent ans de dogma
tisme impie servir de prélude à l’explosion délibérée
de tous les forfaits.‘
72 LES CRIMES

XI/I

J’allais m’arrêter; une plainte s’échappe encore.


Naguère un brillant officier d’état - major, le
comte de la Tour du Pin Chambly, racontait, dans un
écrit inspiré par les malheurs militaires de la France,
que le jour où il avait reçu ses épaulettes de capitaine,
son général lui avait adressé une allocution, comme
pour lui enseigner les devoirs nouveaux qui s’ou
vraient devant lui. Il lui fallait désormais, lui avait-il
dit, apprendre à mépriser la mort; c’était tout le prin
cipe du courage. Il vous faudra, ajoutait ce maître
d’enseignement guerrier, vous défaire d’idées que
vous devez à une éducation surannée; vous songerez
que la mort c’est la fin de tout, et vous vous accou
tumerez à ne rien voir au delà de la vie qui s’achève
dans les batailles; un homme mort,u disait-il enfin,
c’est comme LA cArcAsse n’est CHIEN '. .
Et cela dit, le général laissait au colonel du jeune
officier le soin d’achever laleçon militaire, et le colo
nel la commentait avec la même philosophie chevale
resque et le même sentiment de la dignité-humaine.
Que dirai-je‘?
Le récit de M. de laTour du Pin donne le frisson; le
vertueux officier a jeté ce souvenir dans son livre avec
épouvante; n’est-ce pas comme une lumière sinistre
qui éclaire nos malheurs et nos crimes à la fois‘?
l L'A rméefrançaise fi Metz, par le comte de la Tour du Pin, ctc.
Chez Amyot. 1871.
DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE. 1a
N’est-ce pas enfin l’elfroyable dernier mot de Péduca
tion française?
Toute parole est superflue. L’éducation française
frappée d’athéisme a empoisonné les esprits et les
cœurs dans tous les rangs, dans toutes les professions,
dans toutes les vocations du peuple. L’armée ne devait
pas échapper à cette contagion. Nous avons ôté à
l’armée la pensée de Dieu, cette pensée inspiratrice
des grands dévouements, des grands sacrifices, des
grandes virilités. Dansla vie civile, où est l’énergie des
âmes‘? Où est la dignité, où est Pintégrité, où est
l’innocence, où sont les vertus, en un mot, qui lient
les hommes‘? L’égoïsme est la grande loi des rapports
sociaux; plus d’abnégation et plus d’amour; tout a
péri dans le grand naufrage de la foi qui faisait les
citoyens et les martyrs, les héros "et les saints. Il en
devait être ainsi dans la vie militaire: cette vie qui
touche de plus près quenulle autre à la mort, s’élève
naturellement à ce qu’il y a de grand et de divin dans
le sacrifice; l’armée a besoin de Dieu pour n’être pas
assimilée à un assemblage de pièces d’une machine
qui se meut sous une force maîtresse. Aussi quelle
émotion dans les âmes, à l’aspect de l’armée, quand
elle se souvient de Dieu, et qu’à son nom s’inclinent
ses armesl On a ôté Dieu à l’armée; c’était lui ôter
ce qui divinise la force, pour lui laisser la force de la
matière ou de la brute. Dans l’armée ainsi faite, il n’y
a de place que pourles âpretés de la discipline, il n’y
en a pas pour l’émulation du courage et le désintéres
sement des vertus. Cherchez saint Louis! cherchez
7h- LES CRIMES DE L’ÉDUCATION FRANÇAISE‘.

Jeanne d’Arc! cherchez Bayard! Vous avez des iiail


lants qui meurent, vous n’avez pas de héros qui se
dévouent. Dans la chevalerie chrétienne il y avait un
principe merveilleux, qui de l’armée se répandait
dans toute la vie publique, et y portait soit l’admira
tion, soit l’enthousiasme de ce qui est noble et beau.
Rien n’est noble et rien n’est beau dans la vie qui va
au néant. Tout est désenchanté, même l’admiration,
même la gloire. Qu’est-ce que la gloire, si l’homme
mort ne revit pas au ciel‘? Et qu’est-ce que la patrie,
si elle n’est pas une société d’âmes immortelles ‘?
Tel aura été donc le dernier crime de l’éducation
française; elle a voulu une France athée , comme si
elle eût voulu une France faite pour les ignominies de
la paix et pour les ignominies de la guerre. On cher
che les causes de nos décadences et de nos ruines, il
y en a une qui résume toutes les autres : La France
n’est plus chrétienne! En lui ôtant sa foi, l’éducation
lui a ôté sa gloire et ses vertus. Maîtres criminels, et
non moins imprudents que criminels, qui avez em
poisonné la France d’athéisme, rendez-lui Dieu, si
vous voulez qu’elle retrouve sa grandeur, sa vie et sa
liberté !
CONCLUSION.

Que conclure?
C’est, apparemment, que si l’éducation française a
engendré les maux que j’ai dénoncés, l’éducation
française doit être corrigée, et elle ne le peut être que
par l’abolition du système public d’où elle découle.
Je veux dire que l’éducation organisée en monopole
doit avoir sa fin. L’Université de 1808, toujours
vivante quoique transformée, est un déni public de la
liberté catholique, de la liberté politique, de la liberté
morale des Français.
Je ne dis pas que l’État, comme État, sera dé
sarmé de tout droit en matière d’éducation ; il y a un
droit dont l’État ne peut se dessaisir sans forfaiture,
c’est le droit protecteur de l’ordre public et des lois
qui le constituent. Ce n’est pas des plumes ‘chrétien
nes que sortira une parole pouvant atténuer l’action
naturelle de l’État dans la bonne conduite de la société
politique.
Le droit de l’État est une fonction sociale; c’est
plus qu’un droit, c’est un ministère et un devoir.
Mais si dans les choses d’éducation ce droit est
transformé en monopole, par la délégation qui en est
faite à un corps privilégié, il devient aisément une
tyrannie‘
76 CONCLUSION. .

Dans le droitchrétien la fonction de l’enseignement


était dévolue à l’Église, qui n’était pas un corps dis
tinct de la société publique, qui était la société pu
blique elle-même; et aussi c’est l’Eglise qui a fondé
toutes les écoles et toutes les universités dans le moyen
âge, en leur déférant son droit naturel d’enseigner.
Mais l’État n’était pas pour cela désarmé de son droit
propre, droit de défense de la société politique, de
son organisation civile et de ses lois.
J’ai démontré cela partout; je ne copie pas mes
écrits.
Dans le droit moderne, qui n’est pas chrétien,
l’Église n’exerce sa fonction qu’au titre de la liberté,
commune à tous les citoyens de l’Etat comme à l’Etat
meme.
Je nejuge pas cette nature de droit, je l’énoncé.
Il s’ensuit que l’Église fait ou doit pouvoir faire des
écoles, en vertu du même droit que les citoyens et
l’État. Rien au delà de cette égalité.
Et aussi voilà, en quelques lignes, toute la consé
quence que je tire de l’abolition de l’éducation fran
jcaise constituée en monopole d’Etat, c’est-à-dire de
l’abolition de l’UNIvERSITÉ na 1808, concentrant en elle
la puissance entière de l’État sur toutes les écoles.
Et puisque je parle de l’abolition de ce monopole,
il faut le connaître dans tout ce qui le constitue.
Nous le connaissons dans son principe et dans ses
applications; il faut le connaître au point de vue qui
touche le plus aujourd’hui les hommes, au point de
vue de l’argent: il faut savoir ce que la France
CONCLUSION. ‘I
-|

paye un système d’éducation publique qui la désho


nore et la tue.
Un court énoncé suflit.
Le budget annuel de l’instruction publique est de 25
à 30 millions. C’est quelque chose : c’est plus gros
que toute la dépense de l’État au temps de Philippe
Auguste.
Il y a un autre budget dont on ne s’avise pas : il
monterait,. si on en tenait compte, à des évaluations
fabuleuses.
Supputez, ne fût-ce que par approximation, les va
leurs immobilières sur lesquelles repose le monopole,
qu’elles appartiennent à l’État ou aux communes.
A Paris, vous avez cinq grands lycées, chacun
ayant une valeur moyenne de 5 millions : 25 millions.
Vous avez cinq grands établissements municipaux,
que vous porterez au moins à 2 millions chacun : 10
millions.
Vous avez pour .établissements d’académies , facul
tés, écoles spéciales, etc., au moins 10 millions.
En province, vous avez quatre-vingt-cinq lycées,
chacun ayant une valeur de 2 millions, total 170 mil
lions.
Puis deux cent cinquante collèges communaux, à
500,000 fr. chacun, 125 millions.
Comptez quarante mille écoles communales ; valeur
moyenne, 3,000 fr. chacune, c’est modeste; total,
120 millions.
Ajoutez les établissements académiques, les écoles
spéciales, les facultés, etc., au moins 12 millions.
78 CONCLUSION. -
Je néglige les supputations d’entretien des bâti
ments, de renouvellement et d’arnélioration des mo
biliers, etc., charges énormes qui pèsent sur les villes,
et qui s’ajoutent à chaque budget annuel pour une
sommes de 20 millions au moins.
Voilà, pour ne parler que de la valeur des immeu
bles, un total de 470 à 480 millions.
C’est sur cette base solide que porte le monopole
de l’instruction publique, et j’ajoute, de l’énucaTrou
FRANÇAISE, car tout se tient, je l’ai assez dit, ce qui
instruit et ce qui corrompt.
Que si enfin on considérait cet opulent monopole à
un point‘ de vue distinct de ce qui porte atteinte au
principe de l’éducation chrétienne, je veux dire au
point de vue du choix des méthodes, la conscience
des familles qui veulent être libres dans ce choix n’y
serait pas moins blessée.
Ceci, depuis quarante ans, est en pleine lumière ;
mais qui veut voir le jour?
On nous a dit: Nos écoles vous importunent; faites
des écoles qui vous plaisent. « Vous êtes libres! »
ajoutait alors M. Thiers, non sans quelque ironie.
Et M. Fr. Bastiat répondait : « Je donne la préfé
rence à l’enseignement libre, parce votre enseigne
ment officiel, auquel vous me forcez de recourir sans
en profiter, me semble communiste et payen; ma
conscience répugne à ce que mes fils s’imprègnent
des idées spartiates et romaines, qui, à mes yeux du
moins, ne sont que la violence et le brigandage glo
rifiés. En conséquence, je me soumets à payer la

\
CONCLUSION. 79

pension pour mes fils et l’impôt pour les fils des au


tres. Mais qu’est-ce que je trouve‘? Je trouve que
votre enseignement mythologique et guerrier a été
indirectement imposé à mon collége libre, par l’in
géuieux mécanisme de vos grades, et que je dois
courber ma conscience à vos vues, sous peine de faire
de mes enfants des parias dans la société. Vous m’a
vez dit quatre fois que j’étais libre, vous me le diriez
cent fois, que cent fois je vous répondrais : Je ne le
suis pas ‘l » _
-L’écrivain économiste disait vrai.
Nous n’avons pas eu la liberté, par la raison que
nous n’avons pas eu l’égalité. "
Nous payons l’enseignement, l’instruction, l’édu
cation qui violentent notre foi, et on nous dit que nous
sommes libres, si nous sommes libres de payer par
surcroît des écoles qui répondront à notre croyancel
Or, même cette liberté ironique, nous ne l’avons pas.
Nous l’aurions , si nous avions le droit de créer des
écoles, de fonder des universités, et de donner à
notre enseignement libre et chrétien les effets publics
dont on attribue le privilège exclusif à l’enseigne
ment des écoles de l’État.
Nous l’aurions, si le droit de contrôle et de sur
veillance propre à l’État était exercé directement par
l’État, non par un corps de monopole condamné à
porter un esprit de jalousie , sinon d’aversion, là où
doit régner l’émulation , disons mieux, la fraternité!

1 Baccalauréat et Socialisme, par M. Fréd. Bastiat.


80 CONCLUSION.
Nous l’aurions, si l’État, au. lieu d’accumuler ses
dotations sur ses écoles, les distribuait entre toutes
les écoles vouées à l’avancement des études et à
l’amélioration des mœurs.
Non! cette liberté nous ne l’avons pas, et c’est ici
le dernier signe de l’inconséquence où peut arriver la
passion des pouvoirs comme des partis. '
A l’heure présente, il se fait comme un effort con
certé entre les opinions politiques les plus diverses
pour désarmer la puissance publique, sous quelque
forme et sous quelque nom qu’elle se présente;
nous donnons à ce grand mouvement de liberté le
nom de décentralisation. Nous ne nions pas la conve
nance d’un pouvoir central, mais nous le voulons
comme une force nominale, n’ayant point de prise
sur les affaires et sur les intérêts du peuple. Ce mou
vement est universel, il est extrême, il peut allerjus
qu’à la rupture du lien social; mais, ô, mystère! en
même temps que nous nous donnons ces allures d’in
dépendance et de fierté, nous entendons que cette
puissance publique , que nous réduisons à néant dans
les choses d’intérêt grossier, garde une" souveraineté
absolue dans les choses d’intérêt moral. Nous lui dis
putous l’administration de la cité ou du village, nous
lui livrons la religion, l’Église, l’enseignement,
l’école, l’enfance, tous les biens de l’âme. Ainsi nous
reprenons la CENTRALITÉ de Danton; le mot est changé,
l’idée survit : c’est l’idée du despotisme absoluçdans
l’anarchie absolue. Qui expliquera ce mystère‘? Il
s’explique de lui-même; nous ne voulons pas le peuple
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CONCLUSION. 81
chrétien, et pour cela nous lui donnons les semblants
de l’affranchissement avec les réalités de la servitude.
Et c’est pour cela que l’un dénie aux catholiques la
faculté de faire des écoles ou des universités ayant
leur droit‘ propre , et surtout le droit de faire produire
à leur enseignement les effets civils réservés à l’ensei
gnement sceptique ou athée. C’est pour cela finale
ment que le présent écrit va sembler bien téméraire;
il appelle la liberté : le monde présent ne veut pas la
liberté, il veut le monopole, il s’y complaît; le mo
nopole est pour lui toute la révolution; on le croirait
parfois épris de transformations et de nouveautés géné
reuses; vaine illusion! Après quatre-vingts ans d’es
sais il cherche encore César; et César, s’il se retrouve,
pourra lui jeter le mot de Tibère : Homines acl ser
vitutetn paratos! Les hommes sont toujours prêts à
la servitude, lorsqu’ils ne demandent upas au Ciel la
liberté.

FIN.

6

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