Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
SOCIALES
Raymond Boudon
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Raymond BOUDON
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233)
Introduction
1. Cet article se veut une présentation synthétique d’idées que j’ai présentées de
manière dispersée dans des textes antérieurs.
La rationalité ordinaire 21
Cela signifie en langage moderne que les fins s’expliquent par des
causes irrationnelles, la raison ne pouvant expliquer que les moyens2.
Bertrand Russell a présenté de façon lapidaire cette conception de
la raison :
« Reason has a perfectly clear and precise meaning. It signifies the choice of
the right means to an end that you wish to achieve. It has nothing whatever to
do with the choice of ends. » Russell (1954, viii)
En dépit du ton impérieux de D. Hume, de B. Russell ou de
H. Simon, cette conception de la raison est loin d’être dépourvue
d’ambiguïté. Il est vrai que toute action est téléologique: qu’elle
vise une fin et qu’elle est amenée à choisir les moyens appropriés
pour atteindre cette fin. Mais ce choix des moyens repose le plus
souvent sur des croyances, ces croyances s’appuyant elles-mêmes sur
des théories et ces théories sur des présupposés. Or, l’affirmation
de Russell n’est acceptable que si l’on peut donner un sens précis
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233)
Définition
3. Dans des textes antérieurs, j’ai utilisé le qualificatif « général » plutôt que « ordi-
naire ». Les deux insistent sur une caractéristique essentielle de la théorie : le premier sur
une propriété logique, le second sur la continuité entre la pensée ordinaire et la pensée
méthodique. Le qualificatif qui aurait ma préférence dans l’absolu serait « judicatoire ». Il
est utilisé par Montaigne pour désigner les systèmes de raisons qui fondent une croyance.
Max Scheler recourt à l’équivalent allemand urteilsartig pour qualifier la théorie des senti-
ments moraux d’Adam Smith, laquelle fait reposer les sentiments moraux sur des systèmes
de raisons. Malheureusement, judicatoire, judicatory ou urteilsartig sont des mots peu évoca-
teurs aujourd’hui.
La rationalité ordinaire 23
Variantes du modèle
5. Comme l’a indiqué H. Simon, le sujet qui se pose une question s’arrête souvent
à la première réponse qui se présente à lui si elle lui paraît satisfaisante. C’est le cas du sujet
quelconque, du décideur, mais aussi du savant. Bronner (2007a) montre que la résistance
à l’endroit du darwinisme découle peut-être avant tout de l’attractivité des explications
finalistes des phénomènes d’évolution. Cela permet de comprendre non seulement que
Lamarck précède Darwin, mais pourquoi le second ne s’est imposé qu’avec difficulté.Voir
pour une vue d’ensemble de ces mécanismes cognitifs Bronner (2007b).
26 Raymond Boudon
6. Je ne sais dans quelle mesure Pareto a été influencé par la psychanalyse. On peut
seulement supputer qu’il avait davantage de raisons d’y adhérer à son époque que nous
n’en avons à la nôtre. Elle donnait à l’époque l’impression de représenter une percée
scientifique. Aujourd’hui, l’accumulation des études critiques a largement discrédité cette
impression.
La rationalité ordinaire 27
Le contexte
La rationalité cognitive peut être ou non dépendante du contexte
dans lequel sont immergés des acteurs sociaux, en donnant au mot
contexte le sens le plus large possible. Ainsi, les sociétés modernes sont
imprégnées de pensée scientifique. Ce n’est pas le cas des sociétés tradi-
tionnelles qu’étudièrent les anthropologues du XIXe siècle. Une croyance
est qualifiée de scientifique si elle est indépendante du contexte : si elle
peut être considérée comme en principe valide par tout être humain.
D’autres croyances ont pour causes des raisons que les individus appar-
tenant à un contexte considèrent comme valides, mais qui ne le sont
pas pour des individus appartenant à d’autres contextes7.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233)
7. Pour des raisons de clarté, j’ai abandonné l’expression que j’ai utilisée dans des
textes antérieurs de rationalité subjective. Il est préférable de réserver cette notion aux cas où
la conviction résulte de ce que l’argumentation est liée à des idiosyncrasies personnelles.
28 Raymond Boudon
Quelques exemples
du savoir qui est le nôtre, à maintes relations causales dont les unes
sont fondées, mais dont les autres sont tout aussi fragiles ou illusoires
que celles des primitifs. Ces croyances s’expliquent, comme celles des
primitifs, par le fait qu’elles font sens pour nous, en d’autres termes,
que nous avons des raisons d’y adhérer.
La rationalité axiologique
Sentiments d’équité
L’intuition contenue dans la notion wébérienne de rationa-
lité axiologique a habité bien des esprits antérieurs à Weber, comme
celui d’Adam Smith. Un chapitre essentiel de sa Richesses des nations
suggère que c’est sur la base de raisons fortes qu’on considère la
hiérarchie des rémunérations attachées à un ensemble de professions
comme juste ou injuste (Boudon, 2008).
Beaucoup d’autres exemples peuvent être évoqués pour suggé-
rer que la RO fonde les sentiments d’équité. La recherche empirique
confirme (Mitchell et al., 1993 ; Frohlich et Oppenheimer, 1992)
que, lorsqu’on demande à un échantillon de répondants si des distri-
butions de revenus sont justes ou non, ils développent des systèmes
de raisons tenant compte du contexte particulier créé par la façon
dont la question est posée. Si on leur précise que les inégalités de
revenus reflétées par la distribution des revenus reflètent une société
ou les inégalités sont faiblement méritocratiques, ils sont rawlsiens :
ils considèrent une distribution comme juste si l’écart-type est faible
et souhaitent sa diminution. Si on leur précise que les inégalités
sont largement fonctionnelles, c’est-à-dire qu’elles reflètent surtout
des différences de compétence, de mérite ou de compétence, ils ne
sont pas rawlsiens : ils négligent l’écart-type des distributions et ne
34 Raymond Boudon
9. Comme le sujet rawlsien placé sous un voile d’ignorance, il est supposé juger en
faisant abstraction de ses intérêts et de ses passions.
La rationalité ordinaire 35
11. Müller-Benedict (2007) montre que cette conclusion de L’Inégalité des chan-
ces est confirmée dans le cas de l’Allemagne contemporaine par les données de l’en-
quête Pisa : elle identifie bien les mesures effectivement les plus efficaces pour réduire
l’inégalité des chances scolaires.
12. Voir Manzo (2005).
38 Raymond Boudon
Raymond Boudon
Académie des Sciences Morales et Politiques
rboudon@noos.fr
La rationalité ordinaire 39
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES