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institut FranÇais du ProCHe-orient

bulletin
d’études orientales

tome lViii

années 2008-2009

damas
2009
Le Bulletin d'Études Orientale (BEO) est publié par
l'Institut français du Proche-Orient (UMIFRE 6, CNRS-MAE, USR 3135)

Directeur des publications de l’Ifpo :


François Burgat
Directeur du BEO :
Pierre Lory

Presses de l’

Responsable : Nadine Méouchy

Site de Beyrouth
Infographie et PAO : Rami Yassine
Technicien supérieur PAO : Antoine Eid

Site de Damas
Techniciennes PAO :
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Nadima Kremid
Rana Darrous

Diffusion
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Diffusion Syrie : Lina Chamchikh, Fatina Khoury-Fehde
Diffusion Jordanie : Mohammed al-Khalaf

© 2009, INSTITUT FRANÇAIS DU PROCHE-ORIENT


B.P. 344 - Damas - Syrie
Téléphone : (963 11) 33 20 214
Télécopie : (963 11) 33 27 887
internet : www.ifporient.org
courriel : diffusion@ifporient.org

ISSN : 0253-1623
ISBN : 978-2-35159-143-7
Dépôt légal : 3e trimestre 2009
Bulletin d’Études Orientales
publication annuelle éditée par l’institut français du Proche-Orient
Direction des études arabes, médiévales et modernes
UMIFRE 6, CNRS-MAÉE, USR 3135

Comité éditorial :
denise aigle, directeur d'études à l'ePHe, Paris
antoine Borrut, professeur assistant à Maryland university, eu
Jamal Chehayed, professeur à l’iFPO, damas
luc deheuvels, professeur à l'inalCO, Paris
Pierre larCher, professeur à l'université de Provence
Jérôme lentin, professeur à l’inalCO, Paris
Jean-Paul PasCual, directeur de recherches, Cnrs
Manfred KroPP, professeur à l'université de Mainz
abdul-Karim rafeq, professeur au College William & Mary, Williamsburg, eu
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Comité de leCture :
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Marie-Odile rousset, chargée de recherche au Cnrs / uMr 8167
Petra sijPestijn, professeur à l’université de leiden
Katia ZaKharia, professeur à l’université de lyon ii
abdallah CheiKh moussa, professeur à l’université de Paris iV
Jean-Patrick guillaume, professeur à l’université de Paris iii
lidia Bettini, professeur à l’université de Florence
Claude audeBert, professeur émérite à l’université de Provence
Heidi toelle, professeur à l’université Paris iii
Paul CoBB, professeur à university of Pennsylvania, eu
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ray mouaWad, professeur à l’université saint-Joseph, Beyrouth
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Brigitte marino, chargée de recherche au Cnrs / ireMaM / MMsH
Michel tuChsCherer, professeur à l'université de Provence
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Claude gilliot, professeur émérite à l’université de Provence,
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louise marloW, professeur à Wellesley university, eu
sommaire

denise aiGle
l’histoire sous forme graphique en arabe, persan et turc ottoman
origines et fonctions ................................................................................................................... 11

Bethany J. WALKER
Popular responses to Mamluk fiscal reforms in Syria ........................................................... 51

Jacqueline sublet et muriel rouabaH


Une famille de textes autour d’Ibn Ḫallikān entre VIIe/Xiiie et Xie/XViie siècle
documents historiques et biographiques arabes conservés à l’irHt ................................. 69

abbès ZouaCHe
Dubays b. Ṣadaqa (m. 529/1135), aventurier de légende
Histoire et fiction dans l’historiographie arabe médiévale
(Vie/Xiie-Viie/Xiiie siècles)* . ...................................................................................................... 87

Katia ZAKHARIA
Figures d’al-Ḥasan Ibn Hāni’, dit Abū Nuwās,
dans le Kitāb Aḫbār Abī Nuwās d’Ibn Manẓūr .......................................................................... 131

mohamed BAKHoUCH
le calife ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azīz et les poètes .......................................................................... 161

Pierre larCHer
les systèmes conditionnels en ’in de l’arabe classique ........................................................ 205

manuel sartori
l’évolution des conditionnelles en arabe égyptien contemporain .................................... 233

daniel Gimaret
un extrait de la Hidāya d’Abū Bakr al-Bāqillānī : le Kitāb at-tawallud,
réfutation de la thèse mu‘tazilite de la génération des actes ............................................. 259
Cécile bonmariaGe
de l’amitié et des frères : l’épître 45 des Rasā’il Iḫwān al-Ṣafā’.
Présentation et traduction annotée........................................................................................ 315

mohammed Chaouki Zine


Herméneutique et symbolique :
le ta’wīl chez Ibn ‘Arabī et quelques auteurs antérieurs ...................................................... 351

Francesco CHiabotti
Naḥw al-qulūb al-ṣaġīr : La « grammaire des cœurs » de ʿAbd al-Karīm al-Qušayrī
Présentation et traduction annotée .................................................................................................... 385

Comptes rendus ......................................................................................................................... 433


HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE :
LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ ET QUELQUES AUTEURS ANTÉRIEURS.

Mohammed Chaouki ZINE


IREMAM, Aix-en-Provence

INTRODUCTION
La science (‘ilm) et la connaissance (ma‘rifa) traversent l’œuvre d’Ibn ‘Arabī de part en
part. Peu d’études ont été consacrées à ces deux notions fondamentales. Notre objectif est
de déterminer leurs significations respectives, leur identité et leur différence ainsi que
leur apport symbolique et herméneutique.
Quand on parle de science et de connaissance à quoi se réfère-t-on ? Comment ces
deux notions ont-elles évolué dans l’histoire de la spiritualité musulmane ou soufisme
(taṣawwuf) ? Y a-t-il une unité doctrinale autour de leur sens ou bien ont-elles requis des
significations différentes, voire divergentes en fonction de leur usage ?
C’est autour de ces questions que nous tenterons de définir la valeur épistémologique et
herméneutique de la science et de la connaissance chez Ibn ‘Arabī (1165 -1240). Généralement
on traduit le vocable ta’wīl par interprétation ou herméneutique. Mais Ibn ‘Arabī ne parle
de l’interprétation (ta’wīl) que pour critiquer ses fondements théoriques et ses usages
théologiques et philosophiques, de même pour le symbolisme qui requiert chez lui le sens
de correspondance ou relation analogique (munāsaba) entre la chose et ce qu’elle signifie.
Pourquoi prendre les notions de “herméneutique” et de “symbolisme” avec prudence ?
Tout simplement parce qu’elles n’ont pas le même apport étymologique et lexicographique
que fournit la langue arabe. C’est en débroussaillant le champ notionnel de la doctrine
d’Ibn ‘Arabī que nous pouvons déceler ces implications anagogiques.

1- L’HERMÉNEUTIQUE ET LE SYMBOLISME : PRÉLIMINAIRES THÉORIQUES ET ÉPISTÉMOLOGIQUES


Sous le vocable “herméneutique” se dessine une histoire longue et une littérature
féconde qu’il serait impossible de cerner entièrement. Voyons seulement les définitions
qui ont été adoptées pour les comparer ensuite avec la notion de ta’wīl. L’herméneutique
serait une critique interne des textes en mettant à jour leurs idées sous-jacentes : « Le mot
352 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

“herméneutique”, du grec hermeneia qui signifie interprétation, caractérise la discipline,


les problèmes, les méthodes qui ont trait à l’interprétation et à la critique des textes 1».
Plus qu’une simple théorie, l’herméneutique recèle une valeur pratique qui consiste à
employer des méthodes et des instruments philologiques, lexicographiques, sémantiques
afin de découvrir la signification d’un mot, c’est-à-dire son origine, sa formation et son
évolution : « L’herméneutique désigne en premier lieu une pratique guidée par un art. C’est
ce qu’évoque déjà la formation du terme qui vient qualifier une technè. L’art dont il s’agit ici
est celui de l’annonce, de la traduction, de l’explication et de l’interprétation et il renferme
naturellement l’art de comprendre qui lui sert de fondement et qui est toujours requis là
où le sens de quelque chose n’apparaît pas ouvertement ou sans équivoque 2 ».
En d’autres termes, il y a interprétation là où il y a confusion et équivocité. Ceci nécessite
alors une panoplie de méthodes et d’outils pour expliciter le sens du mot et le rendre clair
et accessible. De ce point de vue, les racines étymologiques du terme “herméneutique”
mettent en exergue plusieurs significations :
Hermeneus : ce vocable signifie « traduire ». La traduction a, en effet, dans l’histoire des
textes sacrés et des œuvres humaines un rôle prépondérant. Plus qu’une simple adaptation
d’une œuvre en langue différente, la traduction signifie avant tout la saisie du sens de
ce qui a été dit : « Partout, l’herméneutique doit accomplir une telle transposition d’un
monde à l’autre, du monde d’une langue étrangère à une autre qui nous est familière 3 ».
Hermeneia : ce mot signifie en quelque sorte la traduction d’une idée, c’est-à-dire
l’énonciation d’une pensée en donnant corps aux idées abstraites.
Hermeneuein : traduire, c’est déjà communiquer. En effet, le rôle de l’interprétation est
de transmettre le vouloir-dire d’un auteur (ou un locuteur) à un lecteur (ou un auditeur).
Platon associe cette transmission à l’art divinatoire, c’est-à-dire communiquer la volonté
divine à celui qui devine son extension à travers les signes érigés dans le monde.
Ces significations étymologiques qui s’entremêlent et se complètent ont pris plusieurs
directions en fonction de l’emploi qui leur a été attribué. Aristote ne prend que le sens
logique de l’herméneutique en pariant sur la nécessité d’écrire un Peri Hermeneias ou les
éléments qui composent la proposition attributive.
L’hermeneia ou la proposition traduit, chez Aristote, la pensée en mots proférés ou
fixés dans un discours. Dans les Temps modernes, l’hermeneutica des Latins traduit la
façon d’interpréter les textes sacrés. Ils parlent ainsi de ars interpretandi dont l’origine
remonte jusqu’à Origène 4 : « Le même texte peut être interprété selon quatre perspectives
superposées : 1) dans son sens littéral (dit “historique” ou “somatique”) qu’on atteint
par des études grammaticales ; 2) dans un sens allégorique, héritage stoïcien, qui porte
généralement sur les dogmes de l’Église ; 3) dans un sens tropologique ou moral, destiné à

1. Bernard DUPUY, « Herméneutique », Encyclopaedia Universalis, 11, 1989, p. 362.


2. Hans-Georg GADAMER, La philosophie herméneutique, trad. Jean Grondin, Paris, PUF, 1996, p. 85.
3. Ibid., p. 86
4. Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’écriture (4 tomes), Paris, Aubier, 1959-1964.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 353

la conduite éthique du croyant ; 4) dans un sens anagogique ou mystique, appelé à révéler


des vérités d’ordre eschatologique 5 ».
En d’autres termes, le texte comporte deux significations : le sens littéral et le sens
figuré ou bien la lettre et l’esprit ou encore, en termes familiers aux soufis de l’époque
classique, l’extérieur (ẓāhir) et l’intérieur (bāṭin). Nous verrons plus tard que les deux
aspects du texte ont suscité de violentes polémiques reflétant ainsi deux catégories de
savants : les exotéristes (ẓāhiriyyūn) et les ésotéristes (bāṭiniyyūn).
Comme le rappelle J. Grondin 6, l’herméneutique comme néologisme fut introduite
vers 1629 par J. C. Dannhauer et subit une évolution sémantique importante en ayant trois
fonctions :
1- La subtilitas intellegendi qui consiste à rendre le texte intelligible et tente d’éclaircir
un passage obscur pour une meilleure compréhension du texte.
2- La subtilitas explicandi qui ajoute à la compréhension du sens une explication
éclairante portant sur la structure langagière du texte.
3- La subtilitas applicandi qui met en application (en pratique) le sens du texte.
Ces trois fonctions ont fait l’objet de commentaires, d’appropriations, voire de
divergences entre ceux qui se contentent de l’explication littérale et grammaticale du
texte et ceux qui font triompher l’interprétation ésotérique.
Outre les deux approches, la dimension pratique traduit le savoir canonique en
vertus et œuvres. Ceci explique qu’il n’y a pas de théorie universelle de l’interprétation
unanimement reconnue, mais simplement des procédures ou des méthodes d’analyse :
« Il n’y a pas d’herméneutique générale, pas de canon universel pour l’exégèse, mais des
théories séparées et opposées concernant les règles de l’interprétation 7 ».
Que l’herméneutique soit un archipel d’interprétations, cela signifie qu’elle stipule une
multitude de lectures, d’approches et d’appréciations, objectives pour les uns, subjectives
pour les autres. Elle se sert d’instruments logiques ou de raisonnements intuitifs afin de
transposer les choses réelles en symboles. Elle a pour vocation de déchiffrer ces symboles
et de saisir le lien qu’ils entretiennent avec le monde phénoménal. D’où l’inextricable
relation entre l’herméneutique en tant que méthode ayant pour objet l’interprétation des
signes (le texte, la nature, les modes d’expression, etc.) et le symbolisme qui porte sur ce
que ces signes veulent dire.
Comme nous l’avons fait avec l’herméneutique, nous nous contenterons de quelques
jalons méthodologiques du symbolisme. Celui-ci est caractérisé par la pluralité des
symboles qui désignent quelque chose : « Un symbole ne signifie pas : il évoque et focalise,

5. Jean GRONDIN, « Herméneutique », p. 1130, Encyclopédie philosophique universelle, dirigée par André Jacob, II- Les
notions philosophiques, vol. 1, Paris, PUF, 1990, 1998.
6. Ibid. ; v. aussi J. GRONDIN, L’universalité de l’herméneutique, Paris, PUF, 1993.
7. Paul RICŒUR, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 35.
354 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

assemble et concentre, de façon analogiquement polyvalente, une multiplicité de sens qui


ne se réduisent pas à une seule signification ni à quelques-unes seulement 8 ».
La pluralité des significations est proportionnelle à la multiplicité des choses dans
le monde. Derrière cette apparente diversité se dresse un ordre qui relie les choses les
unes aux autres en vertu d’un rapport analogique ou corrélatif : « Ces deux hypothèses
initiales : l’existence de l’ordre dans l’univers et la logique de l’analogie, si on les admet, suffisent,
en effet, à fonder la symbolique générale et à étudier ses formes les plus diverses [...] La
symbolique s’édifiera peu à peu à partir de l’étude du symbolisme, c’est-à-dire de “l’art de
symboliser”, de l’usage et de l’expérience des symboles 9 ». Ainsi, on peut faire la différence
entre la symbolique qui est la science du (ou le discours sur le) symbolisme et celui-ci qui
est l’usage (scientifique, métaphysique, philosophique ou mystique) des symboles et « l’on
peut définir le symbole, avec A. Lalande, comme tout signe concret évoquant, par un rapport
naturel, quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir 10 ».
Pour une analyse détaillée et fort documentée sur les diverses modifications du sens
du symbole et de ses altérations à travers les époques, nous renvoyons au chapitre 1 de La
science des symboles 11. Sous le mot symbole, une multitude de notions apparaissent et qui
prêtent à confusion comme l’avait remarqué Gilbert Durand : « Quoi qu’il en soit, “image”,
“signe”, “allégorie”, “symbole”, “emblème”, “parabole”, “mythe”, “figure”, “icône”,
“idole”, etc., sont utilisés indifféremment l’un pour l’autre par la plupart des auteurs » 12.
Il est hors de propos de s’attarder longtemps sur la signification de chaque notion,
mais remarquons, avec G. Durand, que les deux mots qui sont généralement confondus
sont l’allégorie et le symbole. Bien qu’ils ne soient pas entièrement disjoints à l’époque
médiévale, allégorie et symbole semblent remplir deux fonctions distinctes. La première a
rapport avec le discours et la pensée par la transposition des images en idées, et c’est pour
cette raison qu’elle est fondée sur la métaphore, alors que le second entretient une relation
étroite avec l’impression qu’il laisse chez le sujet qui saisit la signification.
Alain disait à juste titre « le symbole est au sentiment ce que l’allégorie est à la pensée ».
Cependant la tâche commune imputée à ces deux notions est la reconduction d’une chose
sensible à son image abstraite : « Le symbole est, comme l’allégorie, reconduction du
sensible, du figuré au signifié, mais en plus il est par la nature même du signifié inaccessible,
épiphanie, c’est-à-dire, par et dans le signifiant, de l’indicible. L’on voit derechef quel va
être le domaine de prédilection du symbolisme : le non-sensible sous toutes ses formes :
inconscient, métaphysique, surnaturel et sur-réel 13. » Le propre du symbole est de rendre

8. René Alleau, La science des symboles, Paris, Payot, 1976, p. 12-13


9. Ibid., p. 15-16
10. Gilbert DURAND, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1964, col. « Initiation philosophique », p. 7
11. R. ALLEAU, op. cit., chapitre 1 « Origine et sémantique du mot “symbole” ».
12. G. DURAND, op. cit., p. 3.
13. Ibid., p. 7-8.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 355

visible ce qui est caché : « Le symbole est donc une représentation qui fait apparaître un
sens secret, il est l’épiphanie d’un mystère 14. »
Comme son étymologie l’indique, le symbole (sumbolon) implique toujours le
rassemblement de deux moitiés, signe et signifié, c’est-à-dire la face visible et la face invisible
telle la lune durant sa phase bimensuelle. Le sumbolon est le signe de reconnaissance de
cette lune sous sa phase initiale (croissant de lune) pour identifier le début du mois de
jeûne (ramaḍān) et le début du jeûne : « Mangez et buvez jusqu’à ce que se distingue, pour
vous, le fil blanc de l’aube du fil noir de la nuit. Puis accomplissez le jeûne jusqu’à la nuit »
(Cor. 2/187).
Le symbole est, de ce point de vue, indice de la distinction entre deux aspects de la
même réalité : le jour et la nuit (pour la journée), le visible (šahāda) et le caché (ġayb)
pour l’existence, etc. Cet aspect double de la réalité est caractérisé plus par la corrélation
que par l’antinomie comme pourraient laisser croire les interprétations étourdies qui
mettent l’extérieur (ẓāhir) ou la Loi (šarī‘a) aux antipodes de l’intérieur (bāṭin) ou la Réalité
ésotérique (ḥaqīqa) 15. Ces idées ont fait l’objet de commentaires critiques de la part d’Ibn
‘Arabī comme nous allons le découvrir ultérieurement.
A la lumière de ces définitions et délimitations théoriques, nous étudierons en premier
lieu les approches contemporaines de l’herméneutique d’Ibn ‘Arabī. Les noms de Corbin,
Naṣr Ḥ. Abū Zayd, Munṣif ‘Abdelḥaqq et Ḏahabī font ici autorité. Nous examinerons ensuite
le ta’wīl chez les prédécesseurs d’Ibn ‘Arabī. Nous tenterons enfin de définir les implications
herméneutiques et symboliques de la science et de la connaissance chez notre auteur.

2- L’INTERPRÉTATION CONTEMPORAINE DE L’HERMÉNEUTIQUE D’IBN ‘ARABĪ : UN “CONTRESENS”


ÉPISTÉMOLOGIQUE
Comme nous pouvons le constater à propos de la théorie de l’unicité de l’être (waḥdat
al-wuǧūd) utilisée à mauvais escient 16, le ta’wīl a été, à son tour, l’objet de commentaires
qui varient entre l’imprudence théorique et la misère méthodologique, à quelques
exceptions près. Nous assistons à l’élaboration de ce qu’on pourrait appeler « un contresens
épistémologique », le résultat d’un survol rapide des textes ou d’une application non
appropriée de concepts externes à la visée fondamentale de la doctrine de notre auteur.
Avant d’exposer certains exemples, voyons tout d’abord l’explication que Henry Corbin
donne au ta’wīl d’Ibn ‘Arabī, du fait qu’il était parmi les premiers spécialistes à se pencher
sur les problèmes de l’imagination, du symbolisme et de l’herméneutique spirituelle.

14. Ibid., p. 9
15. On traduit généralement ḥaqīqa par « vérité ». Dans le contexte de la mystique musulmane, elle pourrait être
traduite par « réalité ésotérique ».
16. Une littérature contemporaine sur cette notion se propage à une grande allure comme le montrent les dizaines,
voire les centaines d’études qui ont pris pour sujet d’analyse et de comparaison l’unicité de l’être chez Ibn ‘Arabī. À
titre d’exemple v. Abū l-‘Alā AFĪFĪ, The Mystical philosophy of Muhyid Dīn-Ibnul ‘Arabī, Cambridge University Press, 1939 ;
Ḥassan QARĪB ALLĀH Falsafat wahdat al-wuǧūd (La philosophie de l’unicité de l’être), Beyrouth, al-Kutub al-ḥadīṯa,
1997 ; Suhaila TARǦUMAN, Naẓariyyat waḥdat al-wuǧūd bayna Ibn ‘Arabī wa al-Ǧīlī : dirāsa taḥlīliyya, naqdiyya, muqārina (La
théorie de l’unicité de l’être entre Ibn ‘Arabī et al-Ǧīlī : étude analytique, critique et comparative), Beyrouth, éd. al-
Bouraq, 2002.
356 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

Selon H. Corbin, il ne peut y avoir de dissociation entre l’herméneutique et l’ésotérisme.


Toute interprétation vise le sens profond du texte par-delà son aspect apparent qui est
langage : « Le ta’wīl présuppose la floraison des symboles, l’organe de l’imagination active
qui simultanément les fait éclore et les perçoit [...]. Par essence, le ta’wīl ne peut tomber
dans le domaine des évidences communes ; il postule un ésotérisme 17. »
H. Corbin fait la distinction entre l’allégorie et le symbole. Il attribue à l’allégorie
une opération rationnelle, alors que le symbole s’ouvre sur plusieurs plans de l’être :
« L’initiation au ta’wīl est naissance spirituelle (wilāda rūḥāniyya). Parce qu’ici, comme
chez tous ceux qui l’ont pratiqué dans le christianisme, c’est-à-dire ceux qui n’ont point
confondu le sens spirituel avec l’allégorie, le ta’wīl fait pénétrer dans un nouveau monde,
accéder à un plan supérieur de l’être 18. »
La distinction entre l’allégorie et le symbole est une invention récente. Bien qu’elle
soit pertinente sur le plan épistémologique, cette séparation tombe cependant dans un
anachronisme comme le laisse entendre ce texte de Jean Pépin : « On a pris aujourd’hui
l’habitude de distinguer nettement entre allégorie et symbole, comme entre l’artifice
didactique et la spontanéité de la vie. Pour que cette distinction, d’ailleurs fondée, puisse
être prise en considération à propos de Dante, il faudrait, semble-t-il, qu’elle fût entrée
dans les mœurs à son époque. Or c’est ce qui n’apparaît en rien. La définition ancienne
et médiévale de l’allégorie est si large qu’elle convient à presque toutes les variétés de
l’expression figurée, et en tout cas à l’expression symbolique 19. »
Dans son approche de l’expérience de l’art, Gadamer rappelle de son côté que « les
deux concepts d’allégorie et de symbole ont beau appartenir à des sphères différentes,
ils n’en sont pas moins proches l’un de l’autre, non seulement en vertu de la structure
qui leur est commune, celle de la représentation de quelque chose par autre chose, mais
également parce qu’ils trouvent l’un et l’autre dans le champ du religieux leur application
privilégiée 20 ». La distinction initiale, d’après Gadamer, fait de l’allégorie une figure de
rhétorique et un élément qui appartient au discours (logos), et du symbole une réalité qui
désigne elle-même dans son manifestation phénoménale. La fonction des deux concepts
reste identique en partant du substrat sensible pour accéder à l’intelligible : « Le symbolon
reçoit ici une fonction anagogique ; il oriente l’esprit et l’élève à la connaissance du divin
– tout comme l’expression allégorique introduit à une signification “supérieure”. La
démarche allégorique de l’interprétation et la démarche symbolique de la connaissance
s’imposent pour la même raison : il n’est pas possible de connaître le divin autrement qu’à
partir du sensible 21. »
Gadamer remarque qu’il y eut une dégradation du sens de l’allégorie, celle-ci étant
reléguée à une simple convention ou expression dogmatique de la chose religieuse. Quant

17. Henry CORBIN, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabī, Paris, Flammarion/Aubier, 1993, p. 19
18. Ibid., p. 29
19. Jean PÉPIN, Dante et la tradition de l’allégorie, Paris, Vrin, 1970, p. 15-16.
20. Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode : les grandes ligne d’une herméneutique philosophique, traduction par Pierre
Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, éditions du Seuil, 1996 (« L’ordre philosophique »), p. 90.
21. Ibid.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 357

au symbole, il a été érigé en réalité métaphysique, supérieure et positive de surcroît. Mais


le symbole vit de la tension entre la forme et l’essence, ou entre l’expression et le contenu :
« Cette absence d’adéquation entre forme et essence reste constitutive du symbole dans
la mesure où sa signification renvoie au-delà de ce qui tombe sous les sens. C’est de cette
inadéquation que naît le caractère flottant, d’indécision entre forme et essence, qui est
propre au symbole 22. »
L’opération procédée par H. Corbin vise à briser les barrières psychologiques et
doctrinales qui s’interposent entre le soufisme d’Ibn ‘Arabī et le chiisme « c’est qu’Ibn
‘Arabī fut lui-même un grand maître en ta’wīl – on le verra à l’œuvre au cours de ce livre –
et qu’il est impossible de mentionner le ta’wīl sans parler du chiisme dont le ta’wīl est un
principe scripturaire fondamental 23. »
Le propre du ta’wīl est, de ce point de vue, de reconduire les données littérales à ce
qu’elles symbolisent et « prononcer le mot ta’wīl, c’est d’une manière ou d’une autre
éveiller certaines résonances avec le chiisme, dont le principe scripturaire fondamental
est que tout exotérique (ẓāhir) a un ésotérique (bāṭin) 24 ».
H. Corbin érige le ta’wīl en loi universelle occultant, par là, les différences de taille qui
existent entre le soufisme akbarien et la pensée chiite. C’est ce qui ressort de l’observation
de William Chittick qui remarque que H. Corbin fait du ta’wīl une pierre angulaire de
la doctrine d’Ibn ‘Arabī, négligeant que ce mot n’avait pas à l’époque d’Ibn ‘Arabī une
connotation positive 25.
Par ailleurs, le ta’wīl ne peut être établi comme étant une norme universelle si on
croit le philosophe Paul Ricœur, spécialiste en la matière. Or le livre de H. Corbin tente
d’instaurer cette règle qui transcende les interprétations locales et divergentes : « En
fait, tout le concept métaphysique de l’Imagination se trouve engagé dans l’instauration
de ce monde intermédiaire. Toutes les réalités essentielles de l’être (ḥaqā’iq al-wuǧūd) y
sont manifestées en Images réelles ; et pour autant qu’une chose manifestée aux sens ou
à l’intellect, possède une signification qui, en dépassant la simple donnée, fait de cette
chose un symbole, et pour autant qu’elle exige ainsi une herméneutique (ta’wīl), la vérité
symbolique de cette chose implique une perception au plan de l’imagination active 26. »
Comme le songe, l’imagination nécessite un mode de transposition symbolique : « C’est
parce que l’être révélé est imagination, qu’une herméneutique des formes manifestées en
lui est nécessaire, c’est-à-dire un ta’wīl qui “reconduise” (selon l’étymologie du mot ta’wīl)
ces formes à leur vraie réalité. Non seulement le monde du rêve mais le monde que nous

22. Ibid., p. 95.


23. H. CORBIN, op. cit., p. 30.
24. Ibid., p. 45 et 68.
25. W. CHITTICK, The Sufi Path of Knowledge, New York, SUNY, 1989, p. 199.
26. H. CORBIN, op. cit., p. 147, cf. p.150.
358 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

appelons communément le monde de la veille, tous deux ont même et égal besoin d’une
herméneutique 27. »
Cette universalité va affecter l’ensemble des écrits de H. Corbin. Elle met le ta’wīl
dans un rapport concentrique avec l’imagination et le symbolisme. En d’autres termes,
l’imagination est un phénomène global qui a pour organe d’expression le ta’wīl. Ce dernier
englobe, à son tour, le symbolisme qui emploie les symboles à des fins initiatiques et
spirituelles : « En bref, parce qu’il y a de l’imagination, il y a du ta’wīl ; parce qu’il y a du
ta’wīl, il y a du symbolisme ; parce qu’il y a du symbolisme, il y a deux dimensions dans les
êtres 28. »
Pour résumer l’idée de H. Corbin, nous pouvons dire que grâce au ta’wīl les choses dans
le monde sensible deviennent des symboles dans le monde imaginal. Elles ont, du point
de vue symbolique, deux faces, l’une est tournée vers le sensible et se nomme “chose”,
“objet”, “matière”, etc., l’autre est tournée vers l’imaginal et s’appelle “symbole”, “image”,
“idée”, etc. Bref, c’est l’imagination comme mode d’être et mode de connaître qui justifie
l’existence du ta’wīl selon H. Corbin 29.
Naṣr Ḥāmid Abū Zayd n’est pas du même avis, car l’imagination (ḫayāl) ne constitue pas
uniquement un élan de création, mais un obstacle à la véritable science. D’où la nécessité du
ta’wīl qui va de l’extérieur grossier à l’intérieur subtil pour saisir la science authentique 30.
L’imagination n’est qu’un point de jonction entre le sensible et l’intelligible. Elle ne peut
être érigée en mode supérieur de perception. Le véritable ta’wīl d’après Abū Zayd est celui
qui s’identifie au dévoilement intuitif (kašf), c’est-à-dire saisir la chose telle qu’elle est en
elle-même.
Or H. Corbin pense que sans imagination, le ta’wīl ne peut s’opérer comme transfigura-
tion des choses en images : « On n’interprète pas ce qui n’a rien à vous apprendre, ne signifie
rien de plus que ce qu’il est. C’est parce que le monde est imagination théophanique, qu’il
est constitué d’“apparitions” demandant à être interprétées et dépassées 31. »
La thèse de H. Corbin est justifiée par le hadith prophétique « Les gens dorment et
lorsqu’ils meurent ils se réveillent 32 ». Ainsi, l’homme demeure constamment dans le
monde imaginal et utilise le ta’wīl pour transmuer les choses sensibles en symboles afin

27. Ibid., p. 160.


28. Ibid., p. 161.
29. H. CORBIN, Face de Dieu, Face de l’homme. Herméneutique et soufisme, Paris, Flammarion, 1983, p. 43, 45 et 46.
30. N. H. Abū Zayd, Falsafat al-ta’wīl. Dirāsa fī ta’wīl al-Qur’ān ‘inda Muhyiddīn Ibn ‘Arabī (La philosophie herméneuti-
que. Etude sur l’interprétation du Coran chez Muḥyiddīn Ibn ‘Arabī), Beyrouth-Casablanca, éd. al-Markaz al-ṯaqāfī
al-‘arabī, 3e éd., 1996, p. 227.
31. H. CORBIN, L’imagination créatrice, op. cit., p. 161.
32. ‘Alǧūnī, Kašf al-ḫafā’ (Le dévoilement du caché), II, p. 312.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 359

de les saisir et les comprendre. Abū Zayd revient pour cautionner cette idée, à savoir
l’importance de l’imagination (ou le songe) pour procéder au ta’wīl 33.

Qu’est-ce que le ta’wīl pour Abū Zayd ?


D’une part, le ta’wīl serait, d’après lui, une méthode philosophique (manhaǧ falsafī)
« qui régit la pensée d’Ibn ‘Arabī au niveau de l’être et du Coran ensemble, car ils sont deux
faces de la même et unique réalité 34 ». Employer l’expression “méthode philosophique”
n’est pas approprié dans le contexte du ta’wīl d’Ibn ‘Arabī. Abū Zayd semble employer cette
expression à cause de l’intérêt qu’il porte à la théorie philosophique de l’herméneutique
développée par Hans-Georg Gadamer 35.
D’autre part, le ta’wīl est appréhendé comme la découverte d’une “cryptologie”
inhérente au texte, une dimension “crypto-coranique” dirions-nous : « Le ta’wīl signifie,
de ce point de vue, la découverte d’un “chiffre” divin et la compréhension du Coran à la
lumière de ce “chiffre”, c’est-à-dire le comprendre comme étant un ensemble de symboles
désignant les réalités de l’être et de l’homme 36. » Abū Zayd emprunte apparemment la
notion du “chiffre” à H. Corbin 37, d’autant plus que le mot désigne une sorte de codage
secret, ce qui trahit la conception d’Abū Zayd qui se veut prudente face aux tendances
ésotéristes.
Enfin, le ta’wīl est défini à partir de sa racine étymologique qui fait coïncider l’origine
des choses et leur destinée.
Ces dimensions cosmogoniques et téléologiques (ou eschatologiques) caractérisent
l’œuvre d’Ibn ‘Arabī de fond en comble : « Le ta’wīl chez Ibn ‘Arabī est de connaître la
réalité de la chose et sa destinée (ma’āl), c’est-à-dire son origine d’où elle procède et vers
laquelle elle retourne. Sur le plan ontologique, le ta’wīl est le passage de l’extérieur sensible
à l’intérieur spirituel et, sur le plan scripturaire, il est le dépassement de la langue humaine
et conventionnelle vers la langue divine et absolue. En ce sens, le ta’wīl ne signifie pas la
négation du ẓāhir, mais le point de départ, car le ẓāhir représente la coque extérieure du
bāṭin ou son apparence 38. »
De même en ce qui concerne la définition de Munsif ‘Abdelḥaqq : « Le ta’wīl chez Ibn
‘Arabī – qu’il nomme ailleurs l’interprétation des rêves (ta‘bīr) ou la métaphore (maǧāz) –

33. Abū Zayd, N. Ḥ., op. cit., p. 228.


34. Ibid., p. 230.
35. Cf. Abū Zayd, Iškāliyāt al-qirā’a wa āliyāt al-ta’wīl (Problèmes de lecture et instruments d’interprétation), Le
Caire, éd. al-Markaz, 1991.
36. Abū Zayd, Falsafat al-ta’wīl, op. cit., p. 286.
37. H. CORBIN, op. cit., p. 19 : « Le symbole annonce un autre plan de conscience que l’évidence rationnelle ; il est le
“chiffre” d’un mystère... » et p. 161.
38. Abū Zayd, op. cit., p. 383.
360 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

ne se dissocie pas de la communication : il signifie le passage de l’extérieur (l’expression


apparente) à l’intérieur ou ce que l’auditeur leur croit ainsi 39. »
Contrairement à Abū Zayd dont l’explication du ta’wīl d’Ibn ‘Arabī s’est contentée
de déceler les correspondances cosmologiques et anthropologiques, l’entreprise de
M. ‘Abdelḥaqq met l’accent sur l’aspect sociologique et linguistique du ta’wīl : « Le terrain
social explique de prime abord l’émergence de l’opération herméneutique 40 », dans la
mesure où les interactions sociales sont préalablement symboliques, c’est-à-dire qu’elles
s’opèrent au niveau du langage. Les relations humaines sont de nature “interprétative”,
car « l’auditeur qui ne parvient pas à expliquer les intentions du locuteur recourt alors à
l’interprétation 41 ».
Sur le plan épistémologique, M. ‘Abdelḥaqq pense que le ta’wīl est, structurellement,
fondé sur l’hypothèse (iḥtimāl) et l’opinion (ẓann), jamais sur la certitude, une idée partagée
par l’instigateur de la critique de la raison arabe Muḥammad ‘Abid el-Ǧabirī 42.
Certes, le ta’wīl se fonde sur la diversité des approches, ce qui donne crédit à l’opinion
personnelle. Mais cette définition ne s’applique pas à la doctrine d’Ibn ‘Arabī pour trois
raisons :
1- L’opinion, l’hypothèse et l’effort individuel sont du ressort de la spéculation.
2- Le ta’wīl occulte la nature saine de la foi (īmān).
3- Le ta’wīl est traduit dans la doctrine d’Ibn ‘Arabī par d’autres notions impliquant la
saisie intuitive : dévoilement (kašf), aspiration (himma), élection spirituelle (iḫtiṣāṣ), etc.
Ces points feront ultérieurement l’objet d’un exposé détaillé. La lecture la plus
audacieuse mais bourrée de contresens est celle de Muḥammad Ḥusayn al-Ḏahabī dans son
ouvrage al-Tafsīr wa al-mufassirūn (L’exégèse et les exégètes, 2 vol.). Ce qui nous intéresse ici
est son opinion sur l’interprétation soufie du Coran. Malencontreusement, son opinion fait
dire au texte de notre auteur ce qu’il n’a pas expressément dit. Nous faisons allusion à la
waḥdat al-wuǧūd érigée en norme universelle pour lire et comprendre le texte coranique.
C’est ce qui ressort de l’analyse de Ḏahabī des Futūḥāt et des Fuṣūṣ al-ḥikam. En effet,
la théorie de l’unicité de l’être a entraîné cet auteur dans des explications hâtives et
dangereusement outrageantes : « Nous le voyons [c.-à-d. Ibn ‘Arabī] appliquer plusieurs
versets coraniques sur ses théories mystiques et philosophiques 43 » ou encore « Nous
voyons aussi que dans son commentaire du Coran, Ibn ‘Arabī est influencé par la théorie de
l’unicité de l’être, la théorie la plus importante sur laquelle est fondé son soufisme. Dans la

39. M. ‘Abdelḥaqq, al-Kitāba wa al-taǧriba al-ṣūfiyya (L’écriture et l’expérience mystique), Rabat, éd. Okaz, 1988, p.
117.
40. Ibid., p. 118.
41. Ibid.
42. M. ‘A. el-Ǧabrī, Bunyat al-‘aql al-‘arabī (La structure de la raison arabe), Beyrouth-Casablanca, éd. Markaz,
1991(« Naqd al-‘aql al-‘arabī », 2), p. 300-302.
43. M. Ḥ. Ḏahabī, al-Tafsīr wa al-mufassirūn, Le Caire, éd. Dār al-kutub al-ḥadīṯa, 2e éd., 1976, II, p. 340.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 361

plupart des cas, il explique les versets à la lumière de cette théorie jusqu’à ce qu’il s’écarte
du sens voulu par Dieu 44 ».
Cet amalgame se contente de survoler le texte sans l’approfondir réellement : « Ce
genre de commentaire fondé sur la théorie de l’unicité de l’être est inadmissible quel que
soit son promoteur 45. » La même sentence, qui fait grief, revient tout au long des pages
consacrées à l’herméneutique soufie et en particulier au commentaire d’Ibn ‘Arabī des
versets. Voici, par exemple, un passage qui ne comporte aucune valeur scientifique : « Du
point de vue de l’unicité de l’être, et dans la plupart des cas, il abuse dans l’interprétation
afin que le verset s’accorde avec cette théorie. Je pense que cette méthode exégétique est
pernicieuse. Elle substitue à ce que Dieu veut dire dans ses versets des idées inhérentes à
sa doctrine 46. »
Ce genre de jugement ne présente pas les doctrines de façon équitable et impartiale. Il
induit surtout le lecteur en erreur, celui qui n’est pas familiarisé avec le langage mystique
et, en particulier, la terminologie soufie. Il est donc regrettable de se livrer à ce genre
de lectures qui pervertissent notre compréhension de l’héritage herméneutique du
soufisme.
Nous pouvons conclure cette partie en disant que le ta’wīl dans la pensée arabe
contemporaine a fait l’objet d’analyses et de comparaisons qui s’éloignent dans la plupart
des cas de l’objectif préalablement esquissé. Ce qui risque d’imputer à Ibn ‘Arabī des
contrevérités lourdes de conséquences : le ta’wīl comme ésotérisme d’après H. Corbin, le
ta’wīl comme méthode philosophique selon Abū Zayd, le ta’wīl en tant que jugement et
probabilité chez M. ‘Abdelḥaqq, le ta’wīl en tant que doctrine panthéiste selon Ḏahabī.
Ces résultats ont, certes, leur mobile interne et leur ambition idéologique : lire la
mystique musulmane à l’aide des instruments scientifiques et méthodologiques appropriés,
élargir le champ de vision et d’investigation dans les études islamologiques, réduire
le soufisme à une intrusion doctrinale étrangère à l’islam, etc. Mais ces projets ne nous
enseignent pas ce que le texte de notre auteur veut dire dans son expression même. Ce qui
nous fait perdre la chance de découvrir Ibn ‘Arabī par Ibn ‘Arabī lui-même sans que cette
découverte soit une redondance ou tautologie.

3- LE TA’WĪL ET SES ORIGINES AMBIVALENTES : L’ARCHÈ ET LE TÉLOS


La remarque de P. Ricœur, « il n’y a pas d’herméneutique générale, mais des théories
opposées concernant les règles de l’interprétation », trouve ici sa pleine justification. En
effet, le texte (et en particulier le Coran) suscite la curiosité de nombreuses doctrines qui
tentent de cerner sa nature par une approche qui prend plusieurs dénominations : analyser,

44. Ibid., p. 341-42.


45. Ibid., p. 350.
46. Ibid., p. 411.
362 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

décrire, découvrir, développer, éclaircir, expliquer, exposer, exprimer, interpréter, lire,


montrer, saisir, traduire, etc.
Ces techniques d’appréciation ont été occultées par une dichotomie imposante, à la
fois doctrinale et politique, qui fait toujours parler d’elle.
Cette dualité se cantonne dans le couple expliquer/interpréter ou bien exégèse/
herméneutique, c’est-à-dire tafsīr et ta’wīl. Elle n’a pas été instaurée dans un consentement
mutuel mais a vu le jour dans un processus conflictuel autour de la réalité du texte : qu’est-
ce qui définit cette réalité ? Une simple explication des mots ou bien une interprétation
profonde qui va au-delà de leurs frontières littérales ?
Cette dualité ne s’est pas fondée sur un terrain neutre mais s’est rapportée à d’autres
couples de notions : extérieur (ẓāhir)/intérieur (bāṭin) sur le plan spirituel, sensible (ḥissī)/
intelligible (ma‘qūl) au niveau philosophique, explicite (muḥkam)/équivoque (mutašābih)
sur le plan exégétique. Ce dernier couple est le véritable fondateur de la polémique sur la
manière d’appréhender le texte coranique.
Le verset de la sourate Āl ‘Imrān y fait mention : « C’est Lui qui a fait descendre
sur toi le Livre : il s’y trouve des versets explicites qui sont la base du Livre et d’autres
versets équivoques. Les gens qui ont au cœur une inclination vers l’égarement mettent
l’accent sur les versets à équivoque cherchant la dissension en essayant de leur trouver
une interprétation, alors que nul n’en connaît l’interprétation, à part Dieu. Mais ceux qui
sont bien enracinés dans la science disent : “Nous y croyons : tout est de la part de notre
Seigneur”. Mais seuls les doués d’intelligence s’en rappellent » (Cor. 2/7).
La question du muḥkam et du mutašābih est la véritable problématique qui a suscité
l’avènement du ta’wīl. La majorité des œuvres exégétiques ont mis sur le tapis de la
discussion cette problématique.
Dans son Fahm al-Qur’ān, al-Ḥāriṯ al-Muḥāsibī (m. 243/950) évoque les multiples
problèmes liés à la compréhension du Coran, notamment ce qui a trait aux couples abrogatif
(nāsiḫ)/abrogé (mansūḫ) 47, explicite/équivoque, etc. Il rapporte la parole d’Ibn ‘Abbās, le
premier commentateur du Coran, selon laquelle les versets explicites sont abrogatifs et
concernent le licite, l’illicite et les œuvres prescrites 48. Il rapporte d’Ibn ‘Abbās aussi la
signification eschatologique du mot ta’wīl : « Sa parole “Nul n’en connaît l’interprétation, à
part Dieu”, c’est-à-dire le jour de la résurrection qui n’est su que par Dieu 49. »
Une autre parole rapportée par Muḥāsibī consiste à dire que chaque verset a un
extérieur (ẓahr, littéralement un dos) et un intérieur (baṭn, littéralement un ventre), une
limite (ḥadd ou le terme, la fin de quelque chose) et un prélude (maṭla‘ ou le commencement,
le début). Cette parole rejoint en quelque sorte le verset « Il est le Premier et le Dernier
et Il est l’Apparent et le Caché » (Cor. 57/3). Muḥāsibī commente cette parole en disant

47. « Abrogatif, qualité reconnue à un verset du Coran ou à un hadith qui, dans une perspective historico-juridique,
apporte une modification à une règle énoncée par un autre verset ou un autre hadith considéré dès lors comme
abrogé » (Dominique et Janine SOURDEL, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, PUF, 1996, p. 21).
48. Ḥ. MUḤĀSIBĪ, Fahm al-Qur’ān (La compréhension du Coran), éd. H. Quwwatlī, [s. l.], éd. Dār al-Fikr, 1971, p. 326
49. Ibid., p. 328 ; v. également ABŪ ‘UBAYD QĀSIM B. SALLĀM, Kitāb al-nāsiḫ wa l-mansūḫ (Le livre de l’abrogatif et de
l’abrogé), éd. John Burton, Clerk of the Trust, Cambridge, 1987, p. 3.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 363

que le verset a trois dimensions : l’extérieur est la récitation (tilāwa) 50, l’intérieur est
l’interprétation (ta’wīl) et la limite est le seuil de compréhension (muntahā al-fahm).
Que l’intérieur (bāṭin) soit lié au ta’wīl est l’apanage de nombreux exégètes d’inspiration
ésotériste comme on le verra tout à l’heure avec un auteur ismaélien Nu‘mān b. Ḥayyūn
al-Tamīmī (m. 363/973), auteur de Asās al-ta’wīl (Le fondement de l’herméneutique).
L’explication la plus plausible que Muḥāsibī semble retenir est celle de Mālik b. Anas
(m. 179/789) à qui on demande si l’interprétation sue uniquement par Dieu est connue
également par ceux qui sont enracinés dans la science (rāsiḫūn fī l-‘ilm). Il répond que ces
initiés disent « Nous y croyons : tout est de la part de notre Seigneur », mais ne savent pas
son interprétation 51. Ces explications associent « les enracinés dans la science » à la foi
(« āmannā bihi » dit le verset) et Mālik b. Anas ajoute une autre qualité : la morale ou la
pratique spirituelle (al-rāsiḫūn fī l-‘ilm hum al-‘āmilūn). Ces analyses nous aident à définir la
science comme une qualité inhérente à la foi chez Ibn ‘Arabī et non pas comme un attribut
issu du ta’wīl ou de l’opinion individuelle (ẓann, ra’y, etc.).
Les explications données par Muḥāsibī sont développées de façon exhaustive dans le
magnum opus d’Abū Ǧa‘far M. b. Ǧarīr al-Ṭabarī (m. 310/923) 52, Ǧāmi‘ al-bayān ‘an ta’wīl āy al-
Qur’ān (La somme de la langue dans l’interprétation du Coran). Si nous référons aux versets
où figure le mot ta’wīl, nous trouvons des commentaires différents en fonction du texte et
du contexte. Le verset de la sourate Yūsuf « Ainsi ton Seigneur te choisira et t’enseignera
l’interprétation des rêves » (Cor. 12/6) met déjà l’accent sur ce que le mot ta’wīl veut dire ici :
« Ton Seigneur t’apprendra la science de l’aboutissement (mā ya’ul…, littéralement résultat,
terme, conséquence, etc.) des paroles de gens sur ce qu’ils voient dans leur sommeil. Ceci
signifie l’interprétation du songe (ta‘bīr al-ru’yā) 53. »
Ṭabarī rapporte la signification du ta’wīl comme interprétation des rêves des premiers
exégètes Qatāda (m. 118/736) et Muǧāhid b. Ǧabr (m. 104/722). Cette interprétation sera
nuancée dans l’exégèse mystique, car le songe (manām, ḥulm, ḫayāl, etc.) n’a pas la même
acception sémantique et spirituelle que le mot ru’yā qui signifie plus qu’un songe. L’autre
définition donnée par Ṭabarī est celle d’Ibn ‘Abbās, une définition eschatologique du ta’wīl

50. Sur ce point v. Claude GILLIOT, « Les débuts de l’exégèse coranique », REMMM, 1990/58-4, p. 92 : « On peut donc
représenter la première étape de l’exégèse comme paraphrastique, liée qu’elle était à la récitation du Coran, le
lecteur s’arrêtant sur quelques termes ou expressions qui faisaient problème, sans grand souci d’une “exégèse tex-
tuelle”, c’est-à-dire qui fît référence à d’autres passages du Coran ou à son analyse narrative. » Les trois dimensions
sont mentionnées par IBN ‘ARABĪ dans la Risālat al-anwār (« Traité des lumières », in Rasā’il, Hayderabad, 1948, 19 p.),
une épître sur le cheminement initiatique qui commence par l’aspect extérieur (récitation = tilāwa, invocation = ḏikr,
etc.) et finit par la saisie intuitive et contemplative des réalités supérieures en passant par la modalité du dévoile-
ment (kašf) qui correspond à l’interprétation (ta’wīl).
51. Ḥ. MUḤĀSIBĪ, op. cit., p. 330.
52. Sur cet exégète v. Cl. GILLIOT, Exégèse, langue et théologie en islam. L’exégèse coranique de Tabarī, Paris, Vrin (« Études
musulmanes », 32), 1990.
53. ṬABARĪ, Ǧāmi‘ al-bayān, Le Caire, 3e éd., 1968, t. 12, p. 153.
364 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

« “Nul n’en connaît l’interprétation à part Dieu”, c’est-à-dire interprétation (littéralement


son destin, son terme) le jour de la résurrection que Dieu 54. »
Ṭabarī se réfère aussi aux conséquences (‘awāqib) ou bien aux prolongements d’une
affaire comme le problème de l’abrogatif et de l’abrogé, c’est-à-dire que Dieu seul sait
quand et où un verset abrogatif allait descendre pour instaurer une nouvelle règle. Paul
Nwyia dit : « Dans d’autres textes, tandis que R. Blachère traduit ta’wīl par “explication”
ou “supputation”, Muqātil le traduit par ‘āqiba, conséquence. Ta’wīl signifie alors, non pas
l’interprétation de l’événement futur, mais cet événement futur lui-même en tant que
conséquence ou aboutissement de l’action actuelle ou passée 55. »
Sur « les enracinés dans la science », Ṭabarī adopte la même signification établie par
ses prédécesseurs, à savoir que ces initiés ignorent tout sur l’interprétation exacte des
versets et sur le jour de la résurrection. Leur seul credo est d’adhérer à ces préceptes fixés
par la Loi 56. Ces initiés sont enracinés dans la foi comme ils sont qualifiés par la science.
Outre les significations oniriques et eschatologiques, Ṭabarī met en exergue la
signification étymologique qui comporte une certaine équivocité : « Quant au sens du ta’wīl
dans le langage des Arabes c’est l’explication (tafsīr), la référence (marǧa‘, littéralement le
retour) et la destinée (maṣīr) 57. » L’aspect amphibologique du ta’wīl apparaît dans le double
sens de ce mot, deux significations de surcroît contradictoires : la source ou l’origine et le
terme ou la destinée.
À vrai dire, ce double sens a une conséquence symbolique d’une grande importance : le
ta’wīl est pris dans son aspect cyclique (d’où “le cercle herméneutique” chez les herméneutes
des 17e et 18e siècles, notamment chez Flacius, Dannhauer, Rambach, Chladenius, etc., c’est-
à-dire comprendre les Écritures saintes en fonction du tout (le Livre) et comprendre ce
dernier à la lumière de celles-là 58).
Le ta’wīl comme dimension cyclique 59 (l’origine (archè) rejoint la fin (télos) comme dans
un cercle) qui réunit la cosmogonie et l’eschatologie est le propre d’une interprétation
ésotérique donnant le primat au bāṭin et à la dimension tragique et pathétique de la
destinée.
Cette scénographie mêle drame, ascension et homélie. Elle postule une hiéro-histoire,
l’histoire sacrée d’un fatum. Les germes de cette interprétation ésotériste se trouvent chez
Nu‘mān b. Ḥ. Tamīmī qui entreprend dans Asās al-ta’wīl d’expliquer les récits des prophètes
(qaṣaṣ al-anbiyā’). Ceci nous rappelle dans une certaine mesure et sur un autre plan le Fuṣūṣ

54. Ibid., t. 3, p. 181 et aussi 182 sur la date de la fin du monde (qiyām al-sā‘a) défiant tout pronostic ou divination
(kahāna).
55. P. NWYIA, Exégèse coranique et langage mystique, Beyrouth, Dār al-mašriq, 1970, p. 60.
56. ṬABARĪ, op. cit., t. 3, p. 183-184.
57. Ibid., p. 184.
58. Sur le cercle herméneutique, cf. GADAMER, Vérité et méthode, op. cit., p. 286 sq.
59. D’où le titre de H. CORBIN, Temps cyclique et gnose ismaélienne, Paris, Berg international, 1982.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 365

d’Ibn ‘Arabī. Le souci de Nu‘mān est d’établir l’institution du ta’wīl et sa légitimité en se


référant aux textes de la tradition (en particulier le Coran).
Les termes récurrents sont l’extérieur (ẓāhir) et l’intérieur (bāṭin) comme il l’explique
dans l’introduction de l’ouvrage 60. Mais ce qui est important et souvent négligé, c’est que la
théorie du ta’wīl est fondée sur la notion du miṯāl qui comporte, à son tour, des significations
ambivalentes 61 : la racine M-Ṯ-L recèle de multiples acceptions :
1- Maṯal signifie semblable, similaire, pareil, ressemblant, allégorie, exemple, parabole,
etc.
2- Miṯāl signifie type, modèle, archétype, image, symbole, idée, etc.
3- Tamṯīl veut dire comparaison, analogie, représentation, etc.
4- Muṯūl est présence, comparution, apparition, etc.
Certains versets y font mention : « Dieu ne se gène point de citer un exemple quel
qu’il soit : un moustique ou quoi que ce soit au-dessous ; quant aux croyants, ils savent
bien qu’il s’agit de la vérité venant de la part de leur Seigneur ; quant aux infidèles, ils se
demandent “Qu’a voulu dire Dieu par un tel exemple ?” » (Cor. 2/26) ; « Nous avons dans
ce Coran cité pour les gens des exemples de toutes sortes afin qu’ils se souviennent » (Cor.
39/27) ; « Telles sont les paraboles que Nous citons aux gens ; cependant, seuls les savants
les comprennent » (Cor. 29/43). En tout le nombre des versets qui comportent la racine
M-Ṯ-L est de 169.
La théorie du miṯl/miṯāl a été surtout approfondie par Abū Ḥāmid al-Ġazālī (m. 505/1111)
et nous aurons l’occasion d’en signaler l’importance et l’influence sur le soufisme tardif
dont la doctrine d’Ibn ‘Arabī.
Nu‘mān prend le ta’wīl et le miṯāl dans un sens analogue. Ce dernier est employé
pour symboliser quelque chose, c’est-à-dire que sa présence réelle ou virtuelle implique
nécessairement une chose. En d’autres termes, le miṯāl est inséparable de la chose qu’il
désigne comme l’analogie entre la balance et la justice. Nu‘mān recense certains symboles
indissociables des prophètes : Noé et l’Arche, Abraham et la Ka‘ba, Moïse et le Bâton, Jésus
et la Croix, Muḥammad (Mahomet) et la šahāda (profession de foi) 62.
En réalité, ce n’est pas tant les correspondances symboliques qui posent problème
que les versets et les traditions à caractère anthropomorphique, c’est-à-dire attribuer à

60. TAMĪMĪ, Asās al-ta’wīl, éd. ‘Ārif Tāmir, Beyrouth, éd. Dār al-ṯaqāfa, [s. d.], p. 28-32.
61. Sur cette notion et les niveaux d’interprétation chez les exégètes v. ABŪ ZAYD, N. Ḥ., al-Ittiǧāh al-‘aqlī fī al-tafsīr
(Le courant rationaliste dans l’exégèse), Beyrouth-Casablanca, éd. Markaz, 3e éd., 1996, p. 93-97 et p. 141-239.
62. TAMĪMĪ, op. cit., p. 33
366 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

Dieu des membres et des états humains. Ces considérations théologiques seront discutées
à propos de l’herméneutique d’Ibn ‘Arabī63.

4- L’INTERPRÉTATION SYMBOLIQUE DANS LE SOUFISME : QUELQUES REPÈRES MÉTHODOLOGIQUES


Le thème du ta’wīl dans le soufisme est une mine inépuisable. P. Nwyia en a retracé
le fondement et l’évolution sous le double aspect diachronique (l’histoire du mot et son
devenir) et synchronique (les multiples significations du mot dans un système donné, ici
l’expérience mystique).
Ce qu’il faut retenir de cette étude riche et bien documentée est la question du sens
pluriel ou bien les multiples aspects ou facettes d’un mot (wuǧūh) que P. Nwyia découvre
chez Muqātil b. Sulaymān (m. 150/767) 64 : « Si cette exégèse primitive dont Muqātil est le
témoin, n’est pas mystique, elle est loin d’être purement littéraliste. Nous montrerons qu’elle
est largement ouverte au travail de l’imagination, accueillant en son sein des éléments
allégoriques ou mythiques qui préparent les développements ultérieurs de l’exégèse. Par la
méthode des wuǧūh, Muqātil découvre dans le Coran une pluralité de sens qui porte en elle
les possibilités de multiples lectures du Coran. L’herméneutique prend naissance quand un
texte se révèle porteur d’un sens autre que le sens apparent ou littéral » 65. Cette méthode
exégétique offre uniquement le cadre formel à une interprétation soufie. Le contenu de
celle-ci est à chercher du côté de l’expérience mystique elle-même.
De par sa nature ineffable, cette expérience se heurte à des obstacles de communication :
« Il ressort ainsi de cette page très dense de Kalābāḏī que le langage technique des soufis
est né d’une nécessité inhérente à la nature de l’expérience mystique qui ne peut être
communiquée à une communauté de croyants polyvalente sans engendrer des malentendus
qui mènent tôt ou tard à des conflits de doctrine » 66.
Contrairement à ceux qui réduisent cette expérience à un élément extrinsèque
(hermétisme, manichéisme, néoplatonisme), P. Nwyia démontre avec vigueur la source
endogène où cette expérience puise ses racines : « C’est donc dans le Coran que prend
naissance le langage de l’expérience mystique musulmane, et, aussi technique qu’il soit
ou qu’il le devienne, ce langage devra d’une manière ou d’une autre faire la preuve de son
origine coranique, sinon quant à sa forme, du moins dans son contenu 67. »
L’idée de P. Nwyia va à l’encontre de celle de R. Blachère qui opte pour une interprétation
symbolique vidant le texte coranique de son sens précis. Dans le sillage des docteurs de
la Loi (fuqahā’), il va jusqu’à accuser l’interprétation soufie de déformer et pervertir le
texte révélé. Ce contresens méthodologique ne cesse d’alimenter les exégèses hostiles à
l’interprétation mystique sous prétexte que la forme et le contenu de cette expérience se

63. En ce qui concerne l’anthropomorphisme (tašbīh) dans la pensée théologique v. Cl. GILLIOT, « Muqātil, grand
exégète, traditionniste et théologien maudit », Journal asiatique, 1991/1-2, p. 39-92 ; chez Ibn ‘Arabī v. M. CHODKIEWICZ,
Un Océan sans rivage. Ibn ‘Arabī, le Livre et la Loi, Paris, Seuil, 1992 (« Librairie du XXe siècle »).
64. Sur les trois sens : littéral, historique et allégorique, v. P. Nwiya, op. cit., p. 25-108 et 209.
65. P. NWYIA, op. cit., p. 9-10.
66. Ibid., p. 21.
67. Ibid., p. 22.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 367

trouvent ailleurs, dans les doctrines philosophiques et métaphysiques étrangères à l’esprit


coranique originel : « Le commentaire soufi du Coran se fonde avant tout, nous l’avons dit,
sur la réalisation spirituelle. C’est-à-dire qu’il se situe sur un plan qui lui est propre, qui
n’est en tout cas ni celui de l’exégèse littéraliste ni celui de la réflexion théologique. Quelle
que soit la position de celui qui étudie ce genre de commentaire, quel que soit le degré
d’arbitraire ou d’imagination qu’il croit y déceler, nous pensons que cette exégèse doit être
abordée en tenant compte de la conception que les soufis eux-mêmes en ont, en admettant
a priori que cette appréhension du texte sacré est issue d’une expérience qu’ils sont seuls à
avoir vécue ; faute de quoi on ne peut que s’exposer à de graves contresens 68. »
Pour comprendre le commentaire mystique, il est donc préférable de le situer dans son
propre champ sémantique, historique et théologique. La seule différence qui caractérise
un commentaire est les multiples perceptions qui se rapportent à lui.
Pour cela, P. Nwyia recense trois orientations de l’exégèse musulmane :
1- L’exégèse sunnite qui met en valeur le tafsīr, c’est-à-dire l’explication du texte (šarḥ)
au niveau des mots (alfāẓ) et en fonction de la discipline : grammaire, histoire, théologie,
jurisprudence, etc.
2- L’exégèse chiite qui se rapporte au ta’wīl, c’est-à-dire l’interprétation au niveau
du sens ésotérique. Ce sens caché est du ressort de l’imam, investi pour une mission de
décryptage pour déceler une vérité profonde. Les implications apologétiques et socio-
politiques de cette mission sont évidentes.
3- L’exégèse soufie qui emploie la méthode de l’istinbāṭ qu’on pourrait traduire par
“élucidation” (P. Lory 69) ou déduction : « En fait quand les soufis eux-mêmes parlent de
leur méthode, ils ne l’appellent ni tafsīr ni ta’wīl, mais istinbāṭ : mot d’origine coranique,
préféré par eux pour mieux se distinguer des autres. Littéralement, istinbāṭ désigne l’acte
de faire jaillir l’eau d’une source : c’est donc faire venir à la surface ce qui était caché au
fond de la terre. Pour les soufis, le texte coranique a un fond, un bāṭin caché dans son ẓāhir,
son extérieur, il a un sens intime et spirituel caché au-delà de son sens littéral, et c’est ce
sens que révèle l’istinbāṭ 70. »
Al-Sarrāǧ al-Ṭūsī (m. 378/988) consacre plusieurs pages à l’istinbāṭ dans son ouvrage al-
Luma‘. Il explique la structure et la fonction de cette notion qui se distingue du syllogisme.
Ce dernier est un raisonnement logique qui consiste à tirer d’une ou plusieurs propositions
données une autre proposition qui en est la conséquence nécessaire. Cette déduction est
un passage de l’implicite à l’explicite.
L’istinbāt d’après Sarrāǧ a pour moyen de réalisation la méditation et la présence du
cœur (ḥuḍūr al-qalb) pour comprendre le texte 71. Il rapporte d’Abū Sa‘īd al-Ḫarrāz (m.
289/899) que la compréhension du texte coranique (fahm) signifie agir en fonction de ses
préceptes. Il contient la science, la compréhension et l’istinbāṭ. Ce dernier serait donc non

68. Pierre LORY, Les commentaires ésotériques du Coran d’après ‘Abd al-Razzāq al-Qāšānī, Paris, Les Deux Océans, 1980,
2e éd., p. 17-18.
69. Ibid., p. 13.
70. P. NWYIA, op. cit., p. 34.
71. Sarrāǧ, Luma‘, Le Caire, 1960, p. 106-107.
368 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

seulement une compréhension intellectuelle ou intuitive du texte mais aussi la mise en


application de ses vérités intrinsèques.
Cette subtilitas applicandi est manifestement appréciée par ‘Abd al-Razzāq al-Qāšānī
(m. 730/1329) qui découvre un aspect particulier du ta’wīl consistant à appliquer le
symbolisme coranique au niveau microcosmique : « Le taṭbīq (= application) est un mode
possible du ta’wīl qui se distingue, non par la nature du sens extérieur du verset auquel il se
rapporte, mais uniquement par son domaine d’application qui est celui de la “psychologie
spirituelle 72.” »
Cette herméneutique appliquée a été adoptée de nos jours par ‘Allāl al-Fāsī dans
un ouvrage relatant l’histoire de l’exégèse de façon claire et didactique 73. Si nous nous
contenterons de l’exégèse soufie, les œuvres de ‘Abd al-Raḥmān al-Sulamī (m. 410/1021)
Ḥaqā’iq al-tafsīr (Les réalités de l’exégèse) et de ‘Abd al-Karīm al-Qušayrī (m. 465/1072)
Laṭā’if al-išārāt (Les subtilités des allusions symboliques) sont dans ce contexte influentes.
Le commentaire de Qušayrī du verset (Cor. 2/7) inclut plusieurs éléments exégétiques
établis par ses prédécesseurs : le ẓāhir représente l’aspect évident du texte (tanzīl) et le
bāṭin symbolise le secret intime (sirr) qui doit être préservé et non divulgué. Les initiés
« enracinés dans la science » (rāsiḫūn fī l-‘ilm) perçoivent le sens du texte conformément
aux fondements spirituels : « La voie des gens de l’allusion (išāra) et de la compréhension
(fahm) est de prêter oreille en ayant le cœur présent. Ainsi, ils établissent les allusions issues
du dévoilement intuitif en fonction des termes qui apparaissent à leur entendement 74. »
Qušayrī pense que le ẓāhir est expliqué par l’expression (‘ibāra) alors que le secret
(sirr) est communiquée par l’allusion (išāra), ce qui évite les malentendus et les agressions
provenant des savants traditionnistes. Le couple expression/allusion est une autre
traduction doctrinale de la dualité extérieur/intérieur qui comprend la dimension
symbolique des vérités enfouies dans le Coran : « Certes, dans ce langage mystique, il y a
la ‘ibāra et la išāra, le langage expressif et clair et le langage allusif qui suggère les choses
sans les dire [...]. En effet, le langage allusif n’est pas, chez eux, un langage incohérent et
incontrôlé ; c’est le langage se haussant au niveau du symbole et devenant, seulement à
cause de cela, ésotérique, puisqu’un symbole ne parle qu’à celui qui sait l’interroger. Quant
à la ‘ibāra, le langage qui fait “passer” le dedans au dehors et qui “exprime” ce qui est

72. LORY, P., op. cit., p. 37.


73. ‘A. Fāsī, al-Madḫal li ‘ulūm al-Qur’ān wa al-tafsīr (Introduction aux sciences du Coran et de l’exégèse), Casablanca,
Maṭba‘at al-Dār al-Bayḍā’, 1988, p. 85 et 91.
74. Qušayrī, Laṭā’if al-išārāt, Le Caire, éd. al-Hay’a al-miṣriyya, 1981², I, p. 220.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 369

expérimenté, son originalité prouve la nouveauté de l’expérience qui a été à l’origine de


son invention75. »
Le couple expression/allusion renvoie donc à deux sortes de ta’wīl :
1- L’herméneutique spéculative (ta’wīl ‘aqlī) qui favorise l’opinion et l’étude
grammaticale, historique et rhétorique du texte coranique comme c’est le cas chez les
mu‘tazilites.
2- L’herméneutique illuminative (ta’wīl kašfī) est la voie du dévoilement qui saisit
directement et intuitivement la signification du texte 76. Ce mode exégétique est adopté
par l’ensemble des commentaires soufis.
D’autres mystiques, comme Ġazālī, ont acquiescé aux deux orientations herméneuti-
ques (spéculative et intuitive). La référence à Ġazālī est capitale, car il représente le
croisement du soufisme et de la philosophie. Il a laissé une empreinte doctrinale visible
chez la plupart de ses successeurs dont Ibn ‘Arabī. Son érudition est perceptible dans
une majeure partie de son œuvre monumentale. Le ta’wīl y prend une place importante,
notamment dans les épîtres qu’il a composées comme Ǧawāhir al-Qur’ān (Les joyaux du
Coran), Qānūn al-ta’wīl (Le canon de l’herméneutique) et Faysal al-tafriqa bayna al-islām wa
al-zandaqa (La distinction entre l’islam et l’athéisme).
L’idée principale de Ġazālī est qu’il existe un “canon” pour l’herméneutique et, en
particulier, des règles précises pour l’interprétation du Coran. Ce dernier ne peut être
interprété de n’importe quelle façon. Allusion faite aux ésotéristes auxquels il a consacré
une véhémente polémique : « Tout ce qui a été rapporté dans l’aspect extérieur (ẓāhir) des
œuvres prescrites, de la résurrection et des choses divines (= théologie) sont [d’après eux]
des symboles de leur aspect ésotérique 77. »
Dans sa réponse aux interprétations ésotéristes, Ġazālī a compris que le ẓāhir n’est
qu’un alibi et que leur intention est d’abroger la signification littérale et la substituer par
des symboles. Ainsi, les mots deviennent comme des récipients aptes à contenir toute
substance, c’est-à-dire toute interprétation cautionnant leur vision du monde. Faisant
face à cette orientation présomptueuse, Ġazālī déclare : « Nous avons une norme de
l’interprétation (mi‘yār fī al-ta’wīl) qui consiste à dire que si la vision spéculative prouve la
vanité de l’aspect apparent d’un mot, nous savons par évidence que le sens voulu est autre
chose, à condition que le mot lui corresponde 78 par le biais de la métaphore 79. »
Conscient des tentations que provoquent l’interprétation du texte sacré et les dérives
éventuelles, Ġazālī instaure donc certaines règles herméneutiques inhérentes au Livre. Il
tente aussi de comprendre le conflit des interprétations auquel se livrent les multiples
schismes dans l’islam. Telles sont, par exemple, les questions qu’il se pose dans le Faysal
75. P. NWYIA, op. cit., p. 6.
76. Sur ces deux orientations herméneutiques v. P. LORY, op. cit., p. 12-17.
77. ĠAZĀLĪ, Faḍa’iḥ al-Bāṭiniyya (Les scandales des ésotéristes), éd. critique ‘A. Badawī, Le Caire, éd. Dār al-qawmiyya,
1964, p. 55.
78. C’est-à-dire qu’il correspond au sens voulu par l’auteur (mens auctoris) en ayant à la fois un sens propre et un
sens figuré.
79. ĠAZĀLĪ, op. cit., p. 53.
370 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

al-tafriqa afin de cerner les abus d’excommunication (takfīr) émanant de chaque école
théologique. L’originalité de Ġazālī dans ce livre est d’instaurer le ta’wīl sur des bases
cognitives, c’est-à-dire sur ce qu’on pourrait appeler communément « la théorie de la
connaissance 80 ».
Pour interpréter la tradition, il faut croire à l’existence de réalités physiques et
métaphysiques rapportées par des récits (aḫbār).
L’existence (wuǧūd), selon Ġazālī, se divise en cinq niveaux 81 :
1- L’existence essentielle (wuǧūd ḏātī) indépendante du sensible et de l’intelligible. Elle
n’a pas besoin d’interprétation, car les choses existent par elles-mêmes indépendamment
de toute perception. La référence scripturaire (dans le Coran et les traditions prophétiques)
est l’existence de sept cieux, du Piédestal, du Trône, etc.
2- L’existence sensible (wuǧūd ḥissī) est tout ce qui est donné à la vision et n’a pas
d’existence extérieure, comme toute image spectrale. Ainsi par exemple, l’apparition de
l’Ange Gabriel au Prophète dans l’image de Diḥya al-Kalbī, ou le verset qui dit « Nous lui
envoyâmes Notre Esprit (Gabriel), qui se présenta à elle (fa tamaṯṯala lahā) sous la forme
d’un homme parfait » (Cor. 19/17). Ce que la personne perçoit est le modèle imagé (miṯāl)
de la chose. Ce modèle est vu oculairement par les prophètes dans la veille (yaqaẓa) et vu
imaginalement par le commun des gens dans le songe (manām) 82. La référence dans la
tradition est le hadith selon lequel le jour de la résurrection, la mort apparaît sous la forme
d’un bélier qui est égorgé entre le paradis et l’enfer 83.
Ġazālī explique que ce récit est purement image, car la forme représentative de la
mort apparaît aux yeux des gens et n’a pas d’existence réelle 84. D’où la nécessité du ta’wīl
qui reconduit le sens à son origine étymologique et donne crédit au récit du Prophète en
admettant sa véracité.
3- L’existence imaginale (wuǧūd ḫayālī) est tout ce qui apparaît dans l’imagination du
percevant comme formes détachées de la matière. Ġazālī rapporte le cas du Prophète qui
voit Jonas dans deux pèlerines invoquant avec les monts les louanges de Dieu. Il explique
que c’est l’image de Jonas que le Prophète a contemplé. La contemplation signifie ici voir
oculairement ce qui apparaît imaginalement.
4- L’existence intelligible (wuǧūd ‘aqlī) qui consiste à saisir la signification (ma‘nā) d’une
chose, en lui attribuant une fonction déterminée. Exemple de la main (yadd) qui signifie la
force (baṭš), ou de la plume (qalam) qui désigne la transcription des sciences. La référence
textuelle que Ġazālī mentionne est le hadith « Dieu a fait fermenter par Sa main l’argile
d’Adam durant quarante jours 85 ». La main de Dieu a ici une signification intelligible qui

80. Nous avons tenté une étude sur la connaissance chez Ġazālī, « L’apport de Ġazālī aux fondements mystiques
et philosophiques de la connaissance et l’objection d’Ibn ‘Arabī à la question de la vision de Dieu », Studia Islamica,
2004/98-99, p. 131-156, Paris, Maisonneuve et Larose.
81. ĠAZĀLĪ, Faysal al-tafriqa, éd. Sulaymān Dunyā, Le Caire, 1961, p. 176-178.
82. ĠAZĀLĪ, Qānūn al-ta’wīl, éd. Mahmūd Bīǧū, Damas, éd. al-Maṭba‘a al-‘ilmiyya, 1993, p. 28.
83. BUḪĀRĪ, Ṣaḥīḥ (Les traditions prophétiques authentiques), IV, p. 117-118, n° 4730 ; Muslim, IV, p. 2188, n° 2849.
84. ĠAZĀLĪ, Qānūn al-ta’wīl, p. 22 ; Faysal al-tafriqa, p. 179.
85. ‘IRĀQĪ, Taḫrīǧ al-Iḥyā’, IV, p. 277.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 371

n’est ni la forme sensible (ou anatomique) ni l’image représentée. Elle désigne les attributs
divins de force (baṭš), de don (‘atā’) et de privation (man‘) : « La première chose que Dieu a
créée est l’Intellect (‘Aql) et a dit : c’est par toi que Je donne et Je prive 86. »
L’Intellect, signifié dans ce hadith par l’Ange, est ce qui saisit les choses par sa
substance séraphique. Il est aussi le Calame qui inscrit les sciences et les sagesses dans
le cœur des prophètes et des saints par un mode intuitif qui est l’inspiration (ilhām) et le
dévoilement (kašf) : « La première chose que Dieu a créé est le Calame 87. » Somme toute,
l’aspect intelligible des choses permet d’interpréter le texte révélé de façon adéquate sans
recours aux tendances anthropomorphistes.
5- L’existence assimilable (wuǧūd šabahī) est l’existence d’une chose similaire à une
autre qui n’existe pas dans le sensible, l’imaginal ou l’intelligible. Cette existence reconnaît
l’aspect anthropomorphique des attributs divins comme la joie, la colère, la patience, etc.
Ces cinq modalités d’existence sont aussi des modes d’interprétation appréciés
différemment par les écoles théologiques. Elles se présentent de façon superposée. A défaut
d’un argument tangible (burhān) qui peut étayer le mode essentiel, l’interprétation sensible
s’avère nécessaire. Si celle-ci n’est pas de mise, l’imaginal ou l’intelligible prennent alors le
relais. Ġazālī remarque cependant que l’usage non approprié de l’une des interprétations
peut susciter des malentendus.
Pour prévenir contre ces dérives que les théologiens s’attribuent mutuellement
sous forme d’incrimination (égarement, dalāl et hérésie, bid‘a), il instaure une règle
herméneutique pour deux catégories de gens :
1- Les croyants qui doivent suivre à la lettre les dits de la tradition. Son livre Ilǧām al-
‘awāmm ‘an ‘ilm al-kalām (Interdire à la masse l’étude de la théologie, Le Caire, 1933) leur est
destiné.
2- Les hommes de la spéculation (nuẓẓār) parmi les théologiens qui ont des points de
vue divergents. Il leur a consacré plusieurs essais comme al-Iqtiṣād fī al-i‘tiqād (Abrégé de
la doctrine religieuse, éd. Ibrahim A. Çubukçu et Huseyin Atay, Ankara, 1962), al-Mustaṣfā
min ‘ilm al-uṣūl (Le meilleur des fondements de la jurisprudence, éd. Bulaq, 2 vol., 1322h) et
al-Qistās al-mustaqīm (La balance droite, éd. Victor Chelhot, Beyrouth, 1983).
Il attribue ces divergences à des différences d’opinions, de sources de renseignements,
de tempéraments, des confusions sur la signification des mots, etc. La règle herméneutique
pour les croyants est la foi (īmān) et celle des hommes de la spéculation est la certitude
(yaqīn) et l’argument tangible (burhān).
Disons que le canon herméneutique prend chez Ġazālī deux significations : une
signification morale et théologique sur les usages de l’argumentation et les risques
que provoque l’opinion personnelle (ra’y) dépourvue d’assises scripturaires ; et une
signification philosophique et mystique sur la nature des versets équivoques ou à caractère
anthropomorphique. Cette deuxième signification a fait l’objet d’une analyse consistante
dans plusieurs de ses épîtres comme al-Maḍnūn bihi ‘alā ġayr ahlih, Ǧawāhir al-Qur’ān et

86. SUYŪTĪ, al-Ǧāmi‘ al-kabīr, II, p. 126.


87. IBN ḤANBAL, Musnad, V, p. 317.
372 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

Miškāt al-anwār (Le tabernacle des lumières) dans son commentaire du verset de la lumière
(Cor. 24/35).
Dans le Miškāt il écrit : « La Miséricorde divine a fait qu’il y ait une relation d’homologie
entre le monde visible et celui du Royaume céleste. En conséquence, il n’y a aucune chose
du premier qui ne soit un symbole (miṯāl) de quelque chose du second [...]. Une chose est
le symbole d’une autre si elle la représente en vertu d’une certaine similitude et si elle lui
correspond en vertu d’une certaine corrélation 88. » Dans le Maḍnūn il explique la différence
entre le miṯl qui est le semblable ou l’identique, et le miṯāl qui désigne le modèle, le symbole
ou l’exemple. Il applique cette distinction sur les versets ou les hadiths qui comportent
ces homologies comme la parole prophétique « Celui qui me voit dans le sommeil me voit
réellement, car Satan n’apparaît pas selon mon image (lā yatamaṯṯalu bī) 89 ».
Cette explication renvoie à l’existence sensible précédemment citée et nécessite un
ta’wīl imagé. Par exemple, l’intellect (‘aql) est comparé au soleil mais il est différent de
ce dernier aussi bien dans le sens que dans la réalité. Leur ressemblance est purement
symbolique : l’intellect illumine les formes intelligibles en les rendant claires et accessibles
comme le soleil qui illumine les corps sensibles en leur procurant visibilité et distinction.
Les symboles coraniques et prophétiques comme le lait et la corde sont interprétés
autrement. Le lait et la corde “symbolisent” respectivement la science et la religion, mais ils
“ne sont pas” la science ni la religion : « Le symbole (miṯāl) explique la chose et le semblable
(miṯl) ressemble à la chose 90 » (ns). Le symbole a une valeur herméneutique et heuristique
alors que le semblable se fait passer pour la chose qu’il désigne. Certains aspects de ce
symbolisme sont encore exposés de façon claire dans le Ǧawāhir al-Qur’ān.
Ġazālī revient ici sur la question du symbole et de la métaphore en disant que chaque
chose du monde inférieur est un miṯāl du monde supérieur 91. On a voulu rapprocher l’idée
de Ġazālī de celle de Platon qui croit à un archétype idéal et immuable : « Ce texte montre
que Ġazālī veut dire que les choses dans le monde ont des archétypes ou des symboles dans
le monde céleste 92 » (ns).
Or Ġazālī dit tout à fait le contraire, c’est-à-dire que les choses du monde matériel
sont des modèles des formes intelligibles. Les choses mentionnées dans le texte coranique
ou prophétique comme le doigt, la main, le calame, le visage, le tabernacle, le verre, la
lampe, etc. sont à prendre comme des symboles désignant des formes intelligibles ou
des qualités morales comme par exemple le verset « Il a fait descendre une eau du ciel à
laquelle des vallées servent de lit, selon leur grandeur. Le flot débordé a charrié une écume
flottante ; et semblable à celle-ci est l’écume provenant de ce qu’on porte à fusion, dans le
feu pour fabriquer des bijoux et des ustensiles [...]. Ainsi, Dieu propose des paraboles » (Cor.

88. ĠAZĀLĪ, Miškāt al-anwār, p. 205, in Rasā’il, Le Caire, [s. d.] ; Le Tabernacle des lumières, trad. R. Deladrière, Paris,
seuil, 1981, p. 65-66.
89. BUḪĀRĪ, Ṣaḥīḥ, I, p. 38, n°6984 ; Muslim, IV, p. 1775-1776, n° 2266 et 2267.
90. ĠAZĀLĪ, Madnūn, p. 305, in Rasā’il, op. cit.
91. ĠAZĀLĪ, Ǧawāhir al-Qur’ān, éd. critique M. Qubbānī, Beyrouth, éd. Dār iḥyā’ al-‘ulūm, 3e éd., 1990, p. 48.
92. ‘Āmir NAǦǦĀR, Naẓarāt fī fikr al-Ġazālī (Aperçus de la pensée de Ġazālī), Le Caire, éd. Ṣafā’, 1989, p. 55.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 373

13/17). L’eau symbolise la science, les cœurs sont les vallées et l’écume flottante représente
l’égarement.
Ġazālī introduit ici une métaphore pour distinguer le tafsīr du ta’wīl. Ce dernier est comme
la pulpe (le fond des choses) masquée par une écorce qui représente l’explication littérale
des mots (tafsīr). C’est en allant au fond des termes et en pénétrant l’existence imaginale
qu’on pourra découvrir la face cachée des symboles : « Tout ce que ta compréhension peut
contenir, le Coran te l’inspire à tel point que si tu lis pendant le rêve sur la Tablette gardée
(al-Lawḥ al-maḥfūẓ), tout ce que tu vois se présente à toi dans un symbole approprié qui
nécessite l’interprétation (ta‘bīr). Sache que le ta’wīl passe par la voie de l’interprétation
des rêves. C’est pourquoi nous avons dit que l’exégète (mufassir) tourne autour de l’écorce.
Car celui qui traduit le sens de l’anneau, de l’intimité des femmes et des bouches n’est pas
comme celui qui perçoit l’appel à la prière avant l’aube 93-94 ».
Le songe qui fait voir la réalité des choses derrière l’écran des symboles n’est pas un état
humain particulier, mais un mode d’être qui s’éclaircit ou se dévoile avec la mort d’après le
hadith précédemment cité 95. Ce dévoilement fait connaître aux gens que les symboles ne
sont que des écorces et des coques sur la réalité essentielle des choses.
Le dévoilement prend dans ce contexte le sens du ta’wīl dans la mesure où ce dernier
serait l’annonce de la vérité dans le jugement dernier et la réalisation du châtiment ou de la
récompense : « Attendent-ils uniquement sa réalisation (ta’wīlah) ? Le jour où sa réalisation
viendra, ceux qui auparavant l’oubliaient diront : “Les messagers de notre Seigneur sont
venus avec la vérité. Y a-t-il pour nous des intercesseurs qui puissent intercéder en notre
faveur ? Ou pourrons-nous être renvoyés [sur terre], afin que nous œuvrions autrement
que ce que nous faisions auparavant ?” » (Cor. 7/53). D’après Ġazālī, le monde d’ici-bas est
celui des songes où les choses apparaissent sous forme de symboles. Mais dans l’au-delà,
l’homme atteint le noyau des choses en découvrant leur réalité véritable.

5- LE SYMBOLISME DE LA SCIENCE ET DE LA CONNAISSANCE CHEZ IBN ‘ARABĪ : PROCÉDÉ


HERMÉNEUTIQUE
L’apport de Ġazālī à l’herméneutique soufie a influencé sans doute les discussions
doctrinales jusqu’à Ibn ‘Arabī. Même si l’auteur de l’Iḥyā’ n’a pas fondé une théorie du ta’wīl
au sens d’une exégèse coranique vaste et cohérente, sa contribution pour l’instauration
d’un canon pour l’interprétation est inestimable. Signalons en particulier le rapprochement
entre la dimension cognitive (ma‘rifa) basée sur la perception (idrāk) quelle que soit sa
nature (sensible, intelligible, imaginale, etc.) et la sphère herméneutique.
La proximité entre l’épistémologie et l’interprétation a été enrichie plus tard par
notre auteur explorant davantage cette problématique dans un contexte plus large. Les
approches contemporaines de l’herméneutique d’Ibn ‘Arabī que nous avons examinées

93. Il dit dans le Miškāt : « Quand quelqu’un se voit en songe portant à la main un anneau avec lequel il scelle la
bouche des hommes et l’intimité des femmes, cela signifie que c’est un muezzin qui fait l’appel à la prière du matin
pendant le Ramadan » (p. 207 ; trad. p. 68).
94. ĠAZĀLĪ, Ǧawāhir, p. 52.
95. Cf. note 32.
374 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

au début de cette étude ne sont pas satisfaisantes pour la simple raison que le vocable
“herméneutique” a été trop substantivé alors qu’il s’agit, selon notre lecture d’Ibn ‘Arabī,
d’un “adjectif ”.
En donnant à l’herméneutique la forme d’un épithète, nous prétendons ainsi à une
prudence méthodologique afin d’éviter les conclusions hâtives qui finissent par tomber
dans un contresens comme l’application in situ de la waḥdat al-wuǧūd. Où et comment Ibn
‘Arabī emploie la notion de ta’wīl ? L’œuvre maîtresse reste sans doute les Futūḥāt al-Makkiyya
(Les illuminations de La Mecque, Beyrouth, Dār Sādir, [s. d.], abrégées Fut.). D’autres essais
comme le Fuṣūṣ al-ḥikam (Les chatons des sagesses, éd. Abū l-‘Alā ‘Afīfī, éd. Zahra, 1992,
abrégées Fuṣ.) et les épîtres rassemblées sous le titre Rasā’il Ibn ‘Arabī sont d’une grande
importance doctrinale.
Le mot ta’wīl est employé par Ibn ‘Arabī avec une extrême précaution. Dans son
commentaire du verset « C’est Lui qui vous donne forme dans les matrices, comme Il veut »
(Cor. 3/6), il attribue aux gens de l’interprétation ou exégètes (ahl al-ta’wīl) l’égarement
dans leur explication de l’acte de création ou, plus exactement, la donation des formes
(taṣwīr).
D’après Ibn ‘Arabī, seul le nom divin al-Muṣawwir est chargé de donner des formes
et aucun autre nom divin, même si les noms divins ne sont pas surajoutés à l’Essence
divine (ḏāt). Il explique le tort des exégètes avec une certaine ironie pour montrer qu’ils
seront interrogés sur leur interprétation le jour du jugement dernier, c’est-à-dire en
voyant le ta’wīl (ma’āl ou destinée) de leur propre ta’wīl : « Quant aux exégètes, même s’ils
s’accordent avec la science, ils ont tort en s’immisçant dans le ta’wīl. Ils ont commis un
interdit auquel ils seront amenés à répondre le jour de la résurrection, eux et tous ceux qui
parlent de Son Essence, Le transcendent de ce qu’Il a attribué à Lui-même, souscrivent au
jugement de l’intellect plutôt que la foi et utilisent la spéculation dans leur connaissance
du Seigneur 96. »
Dans un autre texte, il met carrément en garde contre l’usage abusif de l’interprétation :
« Il dit : s’ils s’en tiennent à l’apparent (ẓāhir) de leur Livre, ils ne le rejettent pas derrière
leur dos. Ce qui leur cause tort est le ta’wīl. Sois prudent face à ses excès 97 ! » Ces mises en
garde ne sont proférées qu’à l’encontre du ta’wīl ‘aqlī, celui qui use et abuse de la spéculation
dans la compréhension du texte coranique : « Dieu a dit que seul celui dont le cœur contient
une aberration interprète les versets équivoques (mutašābih) selon sa spéculation 98. »
Mais quel est le motif du ta’wīl ? Ibn ‘Arabī ne se contente pas de dénoncer les abus de
l’interprétation et l’usage de la vision spéculative (naẓar) dans le commentaire des versets.
Il veut surtout comprendre comment naît le désir d’interpréter et d’attribuer aux mots
d’autres significations. C’est dans le chapitre 276 qu’il nous livre quelques éléments de
réponse. La première remarque qu’il faut signaler est la distinction qu’il établit entre la
science (‘ilm) et l’interprétation (ta’wīl). La science signifie la saisie de la chose telle qu’elle
est en elle-même (per se), c’est-à-dire directement, sans qu’une cause s’interpose entre le

96. Fut., II, p. 407 (chap. 198).


97. Fut., IV, p. 400 (chap. 588).
98. Ibid., p. 527.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 375

sujet qui perçoit et l’objet perçu. Lorsque la confusion s’installe, c’est-à-dire dès qu’une
chose prend la forme (ṣūra) d’une autre, le sujet connaissant se heurte aux exigences de
l’interprétation. La perception imaginale joue ici un rôle prépondérant.
H. Corbin l’a rappelé dans son Imagination créatrice. Là où il y a imagination, il y a
forcément du ta’wīl, car d’une part, les choses prennent l’apparence d’autres choses et,
d’autre part, l’évidence et la certitude sont du ressort de la science. Or Ibn ‘Arabī boude le
ta’wīl en raison du labs ou iltibās qu’il provoque, c’est-à-dire la confusion ou l’ambiguïté 99.
Pour éviter ce labs, il préconise le ta’wīl kašfī (l’herméneutique illuminative), une lumière
émanant du mystère qui pénètre dans la profondeur des choses afin de dévoiler leur
réalité essentielle. C’est cette voie, indice de la science authentique, qui est prônée par les
initiés.
En d’autres termes, ce n’est pas tant les réalités multiples et équivoques qui sont
contestées, alors qu’elles sont les formes épiphaniques de la manifestation divine (taǧallī),
mais l’usage non approprié de l’intellect (‘aql) pour les interpréter ou leur assigner une
seule et unique signification. Le ta’wīl kašfī loué par Ibn ‘Arabī est celui qui a pour moyen de
perception et d’expression le cœur (qalb). Ce dernier est seul capable de saisir ce qui se fait
et se défait dans les états spirituels (aḥwāl) et les réalités protéiformes.
Dans ce mode intuitif du ta’wīl, les sciences ne sont pas acquises par les arguments
rationnels mais sont obtenues directement par inspiration, ce qu’Ibn ‘Arabī appelle
l’enseignement divin (i‘lām, ta‘līm, ta‘rīf, etc.) : « La connaissance de Dieu ne provient que
de Son information ou de ce qu’Il fait connaître (ta‘rif) à l’homme. Elle ne dépend pas de la
vision spéculative. La seule personne qui accepte ce qu’Il fait connaître est le croyant 100. »
La foi (īmān) a dans ce contexte une place importante dans le ta’wīl d’Ibn ‘Arabī . Elle est
lumière qui dévoile l’enseignement divin et science évidente procurant la certitude 101.
Afin de comprendre comment s’effectue l’enseignement émanant de Dieu comme principe
herméneutique, il serait judicieux de se référer au chapitre 54 sur les allusions symboliques
(išārāt).
Ibn ‘Arabī condense ici la somme de ses idées sur le ta’wīl. Il explique que l’allusion
symbolique (išāra) est au soufisme ce que le commentaire (tafsīr) est à l’exégèse. Le mode
intuitif mis en œuvre par les initiés est une sorte d’exégèse spirituelle qui a sa méthode et
son vocabulaire. L’allusion symbolique émane d’elle même et l’expression (‘ibāra) est visible
dans le monde sous forme de signes érigés (āyāt) d’après le verset « Nous leur montrerons
Nos signes dans l’univers (mot à mot : les horizons) et en eux-mêmes » (Cor. 41/53).
Le mot išāra a été choisi pour une raison doctrinale, car si les initiés avaient nommé
leur interprétation des versets tafsīr, ils seraient alors dénigrés par les docteurs de la
Loi. L’aspect elliptique de leur discours est une forme de protection (wiqāya) contre le
déferlement des savants traditionnistes (‘ulamā al-rusūm). Les sagesses qu’ils obtiennent
par enseignement direct sont trop élevées pour être connues. Ils recourent alors à ce mode
d’interprétation qui n’est qu’un genre particulier de tafsīr (on se rappelle de Ḥaqā’iq al-

99. Fut., II, p. 596 (chap. 276).


100. Fut., IV, p. 7 (chap. 405).
101. Fut., II, p. 599 (chap. 277).
376 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

tafsīr de Sulamī). Cette exégèse subtile (tafsīr) nécessite discrétion et préservation (satr) en
employant les images et les symboles.
Ibn ‘Arabī reproche aux savants traditionnistes leur manque de tolérance vis-à-vis des
mystiques initiés, alors que leurs sciences sont acquises par instruction et effort spéculatif :
« Ils ignorent que Dieu s’est chargé d’instruire certains de ses serviteurs dans leur secret
intime, en leur enseignant ce qu’Il a révélé dans ses Livres et par la bouche de ses Prophètes.
Ce qu’Il leur enseigne est la science authentique (‘ilm ṣaḥīḥ) émanant du Savant dont la
perfection n’est jamais mise en cause par le croyant 102. »
L’exégèse spirituelle fait découvrir le sens du texte en perpétuel renouvellement.
Elle fait vivre la descente du Coran dans le cœur des initiés en remontant à son origine
lorsqu’il a été révélé pour la première fois au Prophète. Ibn ‘Arabī admet donc l’acception
étymologique du ta’wīl qui remonte à la source, c’est-à-dire à l’expérience vécue 103. Celle-
ci consiste à obtenir la science par inspiration (ilhām) faisant allusion au propos d’Abū
Yazīd al-Bisṭāmī (m. 255/849) à l’adresse des fuqahā’ : « Vous avez pris votre science d’un
mortel d’après un mortel et nous, nous avons obtenu notre science du Vivant qui ne meurt
jamais. »
L’allusion symbolique (išāra) comporte plusieurs éléments qui la distingue des autres
formes herméneutiques :
1- Elle est exégèse intuitive dont le mode d’opération est le ta’wīl kašfī, l’herméneutique
illuminative ou le dévoilement.
2- Elle est enseignement divin obtenu par inspiration (ilhām) comme le Prophète a
obtenu les préceptes divins par révélation (waḥy).
3- Elle constitue un système de signes (vocabulaire, convention, etc.) dont l’usage est
rigoureusement codifié.
4- Elle est caractérisée par la pluralité des significations, en ce sens que le mot contient
plusieurs aspects (wuǧūh) permettant une multitude de compréhensions.
Certains éléments lexicographiques sont exposés dans le chapitre 418 dans lequel
Ibn ‘Arabī distingue entre la science (‘ilm) qui s’attache aux significations détachées des
mots, et la compréhension (fahm) qui se rapporte aux termes 104. Le fahm est plus global
que le ‘ilm, car le mot auquel il s’attache comporte le sens voulu par le locuteur et plusieurs
significations relatives à la terminologie (la langue conventionnelle) ; alors que le ‘ilm porte
uniquement sur la terminologie et ignore l’intention du locuteur 105.
Dans l’exégèse spirituelle, les initiés qui comprennent la parole divine sont ceux
qui obtiennent la sagesse (ḥikma) et le détail du prône (faṣl al-ḫiṭāb) d’après le verset « Et
Nous renforçâmes son royaume et lui donnâmes la sagesse et le détail du prône (ou la
faculté de bien juger) » (Cor. 38/20). La sagesse est mettre chaque chose à la place qui lui

102. Ibid.
103. Fut., III, p. 453 (chap. 372).
104. Fut., IV, p. 25 (chap. 418).
105. Fut., III, p. 121 (chap. 332).
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 377

convient 106. Sur le plan de l’exégèse spirituelle, c’est donner aux versets la signification
adéquate voulue par Dieu. Ibn ‘Arabī n’exclut pas le risque d’intrusion d’idées étrangères
à l’esprit du texte sous formes de doute ou d’incertitude (šubha) attribuant à un verset
un sens équivoque. Les doutes (šubuhāt) jouent le rôle de pirates dont les armes sont la
spéculation et l’interprétation.
Ibn ‘Arabī développe cette image dans le chapitre 521 à propos de la crainte pieuse ou la
piété (taqwā). Celle-ci protège l’initié des aléas du voyage. Etant donné que chacun effectue
un voyage particulier 107, la voie sur laquelle il chemine est entourée de dangers. Dans le
domaine des formes intelligibles (ma‘qūlāt), les corsaires sont le doute (šubha) et, dans le
domaine des prescriptions légales (mašrū‘āt), ils représentent l’interprétation des versets
équivoques (mutašābihāt). Seul l’initié est à l’abri de ces risques grâce à la crainte pieuse
(taqwā). Il reçoit les voyageurs en assimilant avec équité toutes les sciences rationnelles
et légales, mais ne voyage pas. La taqwā est les vivres qui lui épargnent les vicissitudes du
parcours d’après le verset « Et prenez vos provisions; mais vraiment la meilleure provision
est la piété » (Cor. 2/197).
Ibn ‘Arabī décrit cette image en ces termes 108 : la terre ferme (barr) représente l’aspect
apparent (ẓāhir) et la mer (baḥr) symbolise le sens ésotérique (bāṭin). Le voyage en mer
signifie l’usage de la spéculation et du ta’wīl pour interpréter les préceptes légaux. Le
voyage en terre ferme veut dire se contenter de l’aspect extérieur de la Loi (šarī‘a). Les
soufis (les mystiques initiés) effectuent les deux voyages sur un plan de l’être : le voyage
terrestre est les formes épiphaniques qui se manifestent à eux, et le voyage en mer désigne
l’interprétation ésotérique de ces formes. Comme les gens de la spéculation, les soufis ne
sont pas à l’abri des dangers que provoque le voyage, c’est-à-dire la confusion (labs) face
aux théophanies (taǧaliyyāt) récurrentes. Pour faire face à ces intrusions spéculatives ou à
l’égarement dans la perception des théophanies, Ibn ‘Arabī érige l’enseignement divin en
solution doctrinale.
Le commentaire qu’il fait du verset (Cor. 2/7) 109 reste fidèle à la lettre. Il montre que
l’explicite (muḥkam) et l’équivoque (mutašābih) doivent être pris dans les limites de l’énoncé
coranique. Les enracinés dans la science (rasiḫūn fī l-‘ilm) connaissent son interprétation
(ta’wīl) grâce à l’enseignement divin, et non pas en vertu d’un effort spéculatif. Ils adhèrent
à ses vérités par la lumière de la foi (dans le verset « āmanna bihi ») et admettent les deux
aspects du Coran (explicite et équivoque), à l’instar des initiés qui prennent la mer et la
terre, ou bien ils sont emmenés en voyage malgré eux, à l’exemple du voyage nocturne du
Prophète (isrā’) et son ascension céleste (mi‘rāǧ) 110. Ils réunissent ainsi l’expression (‘ibāra)

106. Fut., II, p. 163 (chap. 88).


107. Sur la notion du voyage et ses implications spirituelles, v. IBN ‘ARABĪ Kitāb al-isfār ‘an natā’iǧ al-asfār, Haydara-
bad, 1948 ; Le dévoilement des effets du voyage, trad. D. Gril, Paris, éd. de l’Éclat, 1994.
108. Fut., IV, p. 164 (chap. 521).
109. Voir par exemple Fut., I, p. 194-95 (chap. 27) ; Fut., III, p. 542 (chap. 388).
110. K. al-isfār, p. 3 ; trad. D. Gril, p. 9.
378 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

et l’allusion (išāra), l’acquisition (kasb) et le don (wahb), l’extérieur (ẓāhir) et l’intérieur


(bāṭin), etc.
Cette réunion n’est pas un mécanisme rationnel mais une sorte de ta’wīl kašfī qui accède
à l’origine dans la science divine, c’est-à-dire en connaissant la véritable signification que
Dieu a établie dans Son Livre. Le ta’wīl kašfī passe nécessairement par des modalités de
perception qui ne sont pas le sensible ou l’intelligible, mais la perception imaginale (ḫayāl)
qui s’opère au niveau des songes. C’est pourquoi le ta’wīl est souvent associé, chez Ibn ‘Arabī,
au rêve (ḥulm) et à la vision imaginale (ru’yā) 111.
Le mode d’expression du ta’wīl est le ta‘bīr qui croise dans sa racine étymologique avec
l’expression (‘ibāra), le passage ou la traversée (‘ubūr), l’observation (i‘tibār), la méditation
(‘ibra). C’est autour de la racine ‘-B-R que notre auteur examine le fondement et la protée
du ta’wīl. Il emploie rarement le mot maǧāz qui est la métaphore 112, car ce mot a pris
dans la pensée musulmane classique une connotation théologique (kalām) empreinte
d’investigation spéculative. Le cas des mu‘tazilites est significatif. La notion de ta‘bīr
comprend l’entreprise herméneutique (ta’wīl) et la transposition symbolique (ramz).
Elle entretient une relation étroite avec la notion de miṯāl telle qu’elle a été exposée par
Ġazālī.
Ibn ‘Arabī explique que les notions de symbole (ramz) 113 et de modèle (miṯāl) 114 renvoient
à quelque chose en vertu d’une relation corrélative : « Dieu interpella Ibrāhīm (Abraham)
en disant : Ô Ibrāhīm, tu as ajouté foi au songe ! Il ne lui a pas dit : “Tu a eu raison de penser
que dans ce songe il s’agissait de ton fils”, car il ne l’avait pas interprété et s’en était tenu à
l’apparence de ce qu’il avait vu, alors que le songe requiert une interprétation. C’est pour
cela que le Maître a dit : si vous êtes capables d’interpréter le songe (Cor. 12/43). Le terme
ta‘bīr exprime le passage de la forme de ce qu’il avait vu à une autre réalité 115. »
Les songes nécessitent donc l’interprétation permettant de saisir la signification sous-
jacente des images vues. L’exemple le plus commenté par Ibn ‘Arabī est l’image du lait
(laban) qui signifie la science (‘ilm) par transposition symbolique. Il cite, à cet égard, le
hadith « Alors que je dormais, j’ai reçu un verre de lait. J’en ai bu jusqu’à ce que le lait sorte
de mes ongles, puis j’ai donné le reste à ‘Umar Ibn al-Ḫaṭṭāb116. Ô Envoyé de Dieu, comment
l’avais-tu interprété ? Il a dit : la science 117 ». Le songe doit être interprété afin de ramener
l’image perçue à sa source spirituelle.
Car, selon Ibn ‘Arabī, le rêve a tendance à pervertir la science qui est une qualité
spirituelle en la transposant dans une image sensible (le lait) rendue subtile par le pouvoir

111. Sur l’étymologie du ta’wīl comme mode d’expression et de signification qui va du locuteur à l’auditeur
moyennant terme la perception imaginale, v. Fut., III, p. 453-54 (chap. 372).
112. Sur le maǧāz v. EI² (l’Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., Paris-Leyde, J. Brill, Maisonneuve & Larose, 1986), V, p. 1021-
24.
113. Fut., I, p. 189 (chap. 26).
114. Sur la notion de miṯāl chez Ibn ‘Arabī v. Fut., II, p. 432 et 470 (chap. 198) et Fut., III, p. 260 (chap. 357).
115. Fuṣ., I, p. 85-6 ; Le Livre des chatons des sagesses, trad. Charles André Gilis, Beyrouth, Bouraq, 1997, p. 188.
116. Ce personnage est l’un des principaux compagnons du Prophète Mahomet.
117. Buḫārī, Sahīh, Kitāb al-‘ilm (Le livre de la science), I, p. 31.
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 379

de l’imagination 118 : « Tout ce qui advenait se nomme “le monde imaginal” et c’est pour
cela qu’il convient de l’interpréter ; la chose qui, par elle-même, possède telle forme
apparaît sous une forme différente. L’interprète, si son interprétation est juste, passe de
la forme que voit le dormeur à celle de la chose véritable. Par exemple, la manifestation
de la science sous la forme du lait : le Prophète passa, dans son interprétation, de la forme
du lait à celle de la science ; il interpréta en disant que la forme visible du lait devait être
transposée et amenée à la forme (principielle et invisible) de la science » 119.
Mais quel est le rapport entre le symbole (le lait) et ce qu’il symbolise (la science) ?
S’agit-il d’un rapport d’identité ou de différence ? En réalité, le symbolisme est caractérisé
par un paradoxe : le symbole ressemble au symbolisé sur le plan imaginal (le lait est la
science) et ne ressemble pas à lui sur le plan réel (le lait n’est pas la science). Toute la
littérature de l’immanence (tašbīh) et de la transcendance (tanzīh) tourne autour de ce
paradoxe qui a suscité dans les disciplines théologiques (kalām) et philosophiques (falsafa)
de violentes polémiques. Si les théologiens ont tenté de résoudre cette antinomie par les
moyens dialectiques et linguistiques (rôle de la grammaire), les mystiques initiés empreints
de théosophie comme Ibn ‘Arabī prennent ce paradoxe dans ce qu’il est, sans interprétation
excessive ou tentative de conciliation à la Hegel.
Tel est le cas de la science (‘ilm) et de la connaissance (ma‘rifa) qui sont identiques
sur le plan terminologique, mais différentes au niveau doctrinal. Ibn ‘Arabī invoque le
problème de la nomination et les circonstances syntaxiques et sémantiques dans lesquelles
elle est appliquée 120. Doit-on dire science ou connaissance ? De quelle manière peut-on
déceler l’identité et la différence entre les deux notions ? Ou, en termes d’Ibn ‘Arabī, « les
connaissances sont-elles les sciences ou bien leurs réalités sont différentes comme les
différences de leurs noms 121 ? » Certains ont vu qu’il est hors de propos de vouloir insister
sur les nuances philologiques : « En réalité, ces distinctions sont fort artificielles, et l’on
doute même qu’une étude sémantique des deux termes fondée sur de vastes dépouillements,
ne jette quelque lumière sur ce problème, tant les emplois qu’en font les auteurs sont
personnels et variables selon les disciplines 122. »
Cependant, l’évolution du ‘ilm et de la ma‘rifa dans la pensée islamique et, en particulier,
le soufisme présage des emplois autres que personnels, étant donné que l’usage de ces
deux notions a changé en fonction d’une nécessité doctrinale, et pas seulement d’après
les appréciations individuelles. Par exemple, le soufisme classique 123 depuis Ǧunayd (m.
298/911) a favorisé la ma‘rifa comme approche pratique par la mise en application des

118. Fut., IV, p. 240-41.


119. Fuṣ., I, p. 99-100 ; trad. Gilis, I, p. 243-44.
120. Sur les multiples définitions de la science et de la connaissance v. Fut., II, p. 318-19 (chap. 177) et Kitāb al-
i‘lām bi išārāt ahl al-ilhām (Traité d’information sur les allusions symboliques des gens doués d’inspiration), p. 5, in
Rasā’il.
121. Fut., III, p. 232 (chap. 351)
122. EI², III, p. 1161, article « ‘Ilm ».
123. Cf. le riche exposé de R. ARNALDEZ dans EI², VI, p. 554-56, article « Ma‘rifa » ; et Franz ROSENTHAL, Knowledge
Triumphant. The Concept of Knowledge in Medieval Islam, Leyde, J. Brill, 1970.
380 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

préceptes de la Loi. La ma‘rifa signifie ici sagesse pratique (ḥikma) pour l’intérêt que les
soufis portent à l’œuvre pieuse (‘amal).
Les débats théologiques ne les passionnent pas, pas plus que les réflexions sur la morale.
Les manuels écrits sur les stations (maqāmāt) et les états spirituels (aḥwāl) sont destinés à
l’action morale. À partir de Ġazālī, c’est-à-dire avec l’introduction de la théologie et de la
philosophie dans le corps de la doctrine, les deux notions ont pris une acception logique au
sens d’une abstraction formelle : la science porte sur ce qui est global et synthétique (kullī)
et la connaissance concerne le particulier (ǧuz’ī)124.
Ces définitions ont affecté la nature des approches doctrinales de la connaissance de
Ġazālī à Ibn ‘Arabī et au-delà. En effet, la notion de la science a gagné vite du terrain au
détriment de la connaissance pour des raisons à la fois épistémologiques (on ne pourrait
pas se passer du discours philosophique tributaire de l’Organon aristotélicien) et doctrinales
(on ne pourrait pas non plus s’écarter de l’enseignement coranique qui fait autorité). Tout
en conservant l’essentiel de ces idées philosophiques, Ibn ‘Arabī formule sa conception en
fonction d’un impératif religieux : le ‘ilm est un attribut divin, alors que la ma‘rifa ne l’est
pas. Dieu se nomme Savant (‘Ālim) et non pas Connaissant (‘Ārif). Ce dernier est l’attribut
de l’homme qui saisit une infime partie de connaissances d’après le verset « Et on ne vous
a donné que peu de science » (Cor. 17/85).
Le Coran emploie la science comme qualité supérieure « Parmi les serviteurs de Dieu,
les savants sont seuls à Le redouter » (Cor. 35/28) ; « Dis : Seigneur ! Accroît en moi la
science » (Cor. 26/197).
Ibn ‘Arabī admet certes l’identité conceptuelle des deux notions : « La science et la
connaissance sont similaires dans les termes et la réalité et dans le fait que savoir signifie
dévoiler la chose telle qu’elle est 125. » Mais il se tient au texte coranique qui exalte la qualité
du savant. Par ailleurs, bien qu’elles soient similaires conceptuellement, les deux notions
sont différentes quant à la fonction exercée. Ce n’est pas tant l’identité sémantique qui
pose problème que l’usage théologique ou anagogique que l’on fait des deux notions. On a
l’habitude de dire aujourd’hui, et avec justesse d’ailleurs, que “meaning is use”, c’est-à-dire
que le mot requiert sa signification en fonction du rôle qu’il joue dans un système donné.
Si nous examinons de près la nature lexicographique des deux notions, nous pouvons dire
qu’elles se distinguent non pas sur le sens qui leur est donné d’après les disciplines et les
catégories de personnes, mais en fonction de l’usage.
L’exemple concret, sans aucune trivialité, qu’Ibn ‘Arabī mentionne est tout à fait
pertinent. La science et la connaissance sont comparables à l’eau et à la glace. L’eau et la
glace sont deux choses semblables (la même substance), mais la caractéristique de l’eau
dans sa liquidité est différente de celle de la glace dans son aspect solide 126. L’usage est, à

124. Sur les définitions logiques et philosophiques de ces notions dans la pensée islamique v. IBN SĪNĀ (Avicenne),
Kitāb al-Naǧāt, éd. Maǧīd Faḫry, Beyrouth, Afaq, 1982 ; ĠAZĀLĪ, Mi‘yār al-‘ilm, éd. critique Sulaymān Dunyā, Le Caire, éd.
Dār al-ma‘ārif, 1961 (« Ḏaḫā’ir al-‘arab », 32) ; Maḥakk al-naẓar, éd. N. Na‘sānī, Beyrouth, éd. Dār al-Nahḍa, 1966.
125. IBN ‘ARABĪ, Mawāqi‘ al-nuǧūm, Le Caire, 1965, p. 26 et 32 ; v. aussi Fut., IV, p. 55 (chap. 441).
126. Fut., IV, p. 130 (chap. 493).
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 381

son tour, différent. Se désaltérer en buvant de l’eau n’est pas semblable à la réfrigération
d’un liquide au moyen d’une glace.
La connaissance est-elle une science particulière comme la glace est une eau congelée ?
La comparaison est purement métaphorique. En étudiant le symbolisme de chaque notion,
nous pouvons apercevoir les nuances non détectables par notre dispositif théorique trop
technique et excellemment glacial !
R. Arnaldez doute qu’il y ait une différenciation significative chez Ibn ‘Arabī : « Il ne
semble pas qu’Ibn ‘Arabī distingue dans leur emploi les mots de science et de connaissance.
Pour lui, il y a une ma‘rifa qui est atteinte par la lumière de l’intelligence (bi nūr al-‘aql) [...].
On voit donc qu’il s’agit d’une connaissance rationnelle, c’est-à-dire d’une science. D’autre
part, il y a une ma‘rifa qui est atteinte par la lumière de la foi (bi nūr al-īmān), grâce à laquelle
l’intelligence (‘aql) saisit l’Essence et les qualifications que Dieu rapporte à Lui-même. C’est
cette seconde ma‘rifa qui serait celle des mystiques 127. » Cette différence a assurément une
pertinence doctrinale, mais elle ne nous montre pas les nuances qui y sont impliquées. Le
symbolisme appliqué pourra nous livrer quelques secrets.
Lorsque Ibn ‘Arabī parle dans le chapitre 249 du breuvage (šurb), il en recense quatre
sortes : l’eau, le lait, le vin et le miel 128. Ces breuvages sont déduits du verset « Voici la
description du paradis qui a été promis aux pieux : il y aura là des ruisseaux d’une eau
jamais malodorante, et des ruisseaux d’un lait au goût inaltérable, et des ruisseaux d’un vin
délicieux à boire, ainsi que des ruisseaux d’un miel purifié » (Cor. 74/15).
L’eau symbolise les significations spirituelles détachées de la matière. Dans le Kitāb al-
‘abādila 129 (Le livre des noms propres commençant par ‘Abd), elle est associée d’une part,
à la science des prescriptions légales (‘ilm al-rusūm) et, d’autre part, aux esprits détachés
du monde sensible s’il s’agit de l’eau de la pluie, et aux éléments composés s’il s’agit de
l’eau des ruisseaux. Les éléments inférieurs dépendent des esprits supérieurs comme les
ruisseaux se remplissent grâce à la pluie.
Le lait représente la science de l’unicité (tawḥīd) et l’accès aux secrets ésotériques
réservés aux prophètes et aux saints.
Le vin est le symbole des sciences divines inaccessibles par l’effort spéculatif. Il désigne
la science des états spirituels (‘ilm al-aḥwāl).
Enfin, le miel est indice de l’inspiration et de la foi. Un examen attentif à cette
transposition symbolique nous renvoie à la classification des sciences procédée par Ibn
‘Arabī dans l’introduction des Futūḥāt : la science de l’intellect (‘ilm al-‘aql), la science des
états spirituels (‘ilm al-aḥwāl) et la science des secrets ésotériques (‘ilm al-asrār). Celle-ci se
divise en deux espèces : la science de l’intellect par un mode réceptif et intuitif, et une autre
science qui comprend d’une part le goût initiatique (ḏawq) et, d’autre part, l’information
(ḫabar) rapportée par les prophètes nécessitant l’adhésion et la foi.
Reprenons les correspondances symboliques : l’eau correspond à la science de
l’intellect, le vin désigne les états spirituels incluant la modalité du goût, le lait symbolise les

127. EI², op. cit., p. 555.


128. Fut., II, p. 550.
129. IBN ‘ARABĪ, Kitāb al-‘abādila, éd., introd. et notes par ‘Abd al-Qādir A. ‘Aṭā, Le Caire, 1969, p. 87.
382 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

secrets ésotériques sous deux catégories : eau douce (car le lait est essentiellement une eau)
désignée par l’aspect réceptif et intuitif de l’intellect, et une autre catégorie qui comprend
deux espèces : un état spirituel ayant un goût subtil et noble, et une information prophétique
(ḫabar) nécessitant la foi. Le miel représente ces deux espèces du secret ésotérique.
Pour une raison heuristique, le schéma que nous proposons correspond à ces
subdivisions. Ibn ‘Arabī n’a pas expressément mentionné ces correspondances symboliques,
mais nous les avons déduit de la comparaison que nous avons faite entre ces symboles et
les sciences.
EAU VIN LAIT

▼ ▼ ▼

science de l’intellect science des états spirituels science des secrets ésotériques
▼ ▼ ▼

nécessité et raisonnement goût initiatique ▼


▼ ▼
EAU DOUCE MIEL
▼ ▼
intellect réceptif ▼ ▼
goût subtil transparence
▼ ▼
état spirituel foi

D’autres symboles désignant la science sont mentionnés dans le chapitre 279 : le coup
subit (ḍarba), le clin d’œil synoptique (naẓra) et le jet (ramya) 130. Ces actes attribués au
Prophète dans le Coran sont des manifestations théophaniques porteuses de connaissances
spirituelles. Celles-ci ne sont pas obtenues par l’effort spéculatif mais émanent directement
de l’enseignement divin. Elles sont du ressort du cœur (qalb) ou de l’intellect réceptif (‘aql
qābil). Ces actes elliptiques comportent des sciences considérables, alors qu’ils ont du point
de vue humain une temporalité infinitésimale.
Comment des sciences et des sagesses peuvent s’établir dans le cœur de l’initié dans
un temps aussi fugace qu’une fraction de seconde ? Ibn ‘Arabī en a fait l’expérience comme
il le dit dans le prologue des Futūḥāt. À partir d’une expérience dense et prompte comme
le clin d’œil, une œuvre monumentale a surgi : un univers de sagesses issu d’un atome
imperceptible ! Ces moments elliptiques correspondent au goût initiatique (ḏawq). Au-
delà, ce n’est plus le goût mais le breuvage (šurb) 131 en fonction des boissons (eau, vin,

130. Fut., II, p. 608 et aussi Fut., III, p. 39 (chap. 310).


131. Fut., II, p. 550 (chap. 249).
HERMÉNEUTIQUE ET SYMBOLIQUE : LE TA’WĪL CHEZ IBN ‘ARABĪ 383

lait, miel), c’est-à-dire en fonction des sciences acquises : spéculatives, légales, initiatiques,
ésotériques, etc.
La connaissance (ma‘rifa) possède, elle aussi, un symbolisme qui lui est propre. Ibn
‘Arabī parle toujours dans le cadre de l’énoncé coranique lorsqu’il explique les racines de la
ma‘rifa. Il fait référence à la halte de ‘Arafa (al-wuqūf bi ‘Arafa) dans les chapitres 71 et 72.
‘Arafa est le nom d’un mont près de Médine auprès duquel les pèlerins prient et
invoquent les louanges de Dieu. Pourquoi le nom ‘Arafa ? Ibn ‘Arabī cite un ḥadith selon
lequel Ibn ‘Abbās s’interroge pourquoi ‘Arafa a été nommé ainsi ? La réponse du Prophète
est que l’Ange Gabriel a informé Abraham dans le lieu où ce dernier se trouvait (c’est-à-dire
l’actuel ‘Arafa) en lui disant « Tu as connu (‘arafta) 132 ». Le mont ‘Arafa tire sa nomination de
cette anecdote. ‘Arafa et ma‘rifa ne sont pas étrangers l’un de l’autre sur le plan doctrinal.
Voici comment Ibn ‘Arabī explique la correspondance symbolique moyennant la
grammaire pour aboutir à la conclusion d’après laquelle l’enseignement divin est le seul
bien-fondé herméneutique et cognitif : « La connaissance (ma‘rifa) est transitive vers un
seul et unique [participe passé] passif (tata‘addā ilā maf‘ūl wāḥid) et toi tu es à ‘Arafa ; et la
science (‘ilm) est transitive vers deux [participes passés] passifs (yata‘addā ilā maf‘ūlayn)
et lorsqu’il quitte ‘Arafa vers Muzdalifa qui est la réunion (ǧam‘), une autre science dont
l’être connu est Dieu (Allāh) pendant que l’être connu à ‘Arafa était le Seigneur (Rabb) et ce
complément d’objet (maf‘ūl) que tu obtiens en ce jour est ta science sur ton Seigneur, non
sur toi-même et tu connais ainsi Dieu par Dieu 133. »
Ce texte condense une somme importante de vérités sur la dimension cognitive
chez Ibn ‘Arabī. La science est rapportée généralement à la divinité (ulūhiyya), alors que
la connaissance est étroitement liée à la seigneurie (rubūbiyya). La science représente la
station de la réunion (ǧam‘), c’est-à-dire l’unité intrinsèque (aḥadiyya) en dehors de toute
réalité créaturelle. La connaissance se rapporte plutôt à la station de la séparation (tafriqa)
qui concerne la multiplicité des noms divins et leur attachement au monde de la création.
Ainsi ‘Arafa est le temple symbolique de la ma‘rifa qui est de nature contemplative. Il n’y a
connaissance que là où il y a contemplation, c’est-à-dire vision clairvoyante qui va au-delà
des écrans pour dévoiler la réalité essentielle des choses et de leur mystère.

CONCLUSION
Ce qu’il faut essentiellement retenir de l’exégèse soufie est le pouvoir du dévoilement
(kašf) dans la façon de percer les mystères et aller au-delà des limites cognitives que l’intellect
atteint par sa spéculation. L’explication que nous avons donnée de l’interprétation chez
Ibn ‘Arabī nous force à maintenir le ta’wīl dans les limites de l’adjectif, étant donné que le
substantif ta’wīl n’existe pas comme savoir théorique et cohérent au sens d’une discipline
autonome. Ainsi, nous pouvons dire qu’il existe une “orientation herméneutique” chez
Ibn ‘Arabī sous forme de commentaire, d’allusion et de symbolisation, mais il n’existe pas
une “herméneutique” comme branche autonome du savoir canonique. De même en ce qui
concerne l’aspect allégorique ou anagogique de la doctrine d’Ibn ‘Arabī. Il existe assurément
132. IBN ḤANBAL, Musnad, I, p. 298.
133. Fut., I, p. 360 (chap. 68).
384 MOHAMMED CHAOUKI ZINE

un sens “ésotérique” prêté aux versets coraniques spécifiquement et à la tradition


généralement, mais un sens “ésotériste” aux couleurs hermétiques et kabbalistiques
est difficilement détectable. Cette séparation entre “l’adjectif ” et “le substantif ” nous
épargnera les interprétations fallacieuses du texte d’Ibn ‘Arabī ou de tomber dans des
contresens mal assumés, surtout si nous savons qu’aujourd’hui à cause des conclusions
hâtives tirées de notre lecture de l’héritage mystique, des procès d’intention à l’encontre
de cet héritage ont été formulés.

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