Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
Jolivet Jean. La matière d'en haut. In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 96,
1987-1988. 1987. pp. 28-48;
doi : https://doi.org/10.3406/ephe.1987.14002
https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1987_num_100_96_14002
Thaïes.
a) « Le créateur créa la Matière dans laquelle sont toutes les formes
des êtres et les connaissables ; de chaque forme provient un être dans le
monde selon l'archétype qui est dans la Matière Prime. Le substrat des
formes, la source de tous les êtres, est donc l'essence de la Matière, et il
n'y a aucun être dans le monde intelligible et dans le monde sensible qui
n'ait sa forme et son archétype dans l'essence de la Matière. Il tient à la
perfection de l'essence du Premier Vrai qu'il ait créé quelque chose comme
cette Matière » (807-808).
b) Plus loin, après avoir parlé de l'eau, qui est la matière (cunsur, ici
aussi) des corps terrestres et célestes, la notice de Sahrastâni évoque des
mondes situés au-dessus des cieux, inaccessibles au langage et à
l'intelligence ; ils sont « créés d'une Matière qu'on ne peut percevoir en son fond,
dont on ne peut regarder la lumière ; la Raison (mantiq), l'Ame, la Nature,
sont au-dessous et en deçà d'elle ; elle est la pure éternité (dahr), a parte
ante et a parte post, objet du désir des intellects et des âmes ; elle est ce
que nous appelons la pérennité, la perpétuité, la permanence, dans le
domaine de la seconde naissance » (809-810).
c) L'eau, est-il dit un peu plus bas, qui accueille toutes les formes, est
l'image de « la Matière Prime qui accueille chaque forme, c'est-à-dire qui
est la source de toutes les formes » (810).
d) Enfin la Matière est comparée à la Table Gardée « qui contient tous
les statuts des connaissables, les formes de tous les êtres, l'histoire des
choses engendrées » (811).
Anaximène.
a) « Le Créateur créa par son unité la forme de la Matière, puis la
forme de l'Intellect en émana par création du Créateur Très Haut. Puis la
Matière disposa dans l'Intellect les variétés des formes selon la hiérarchie
des lumières et des sortes d'influences qui sont dans les formes ; cette
hiérarchie devint d'un seul coup des formes multiples, comme des images
surgissent instantanément et sans succession des unes aux autres dans un
miroir poli » (818-819).
Empédocle.
a) « Le Créateur créa la chose simple, principe de ce qui est simple et
intelligible, c'est la Matière Prime ; puis il multiplia les choses simples à
partir de cette première créature simple et une ; puis à partir des [choses]
simples il fit exister les [choses] composées » (824).
b) « Le premier effet [du Créateur] est la Matière ; le deuxième, par
la médiation [de celle-ci], est l'Intellect ; le troisième, par la médiation des
deux, est l'Ame » (825).
30
Pythagore.
« II dit parfois : le vis-à-vis de l'Un est la Matière Prime, comme l'a
dit Anaximène ; il l'appelle la matière (hayûlà) première et c'est l'un reçu,
parce que l'un qu'elle est n'est pas comme les uns, c'est un un, un tout,
dont procède toute pluralité et à partir duquel la pluralité acquiert l'unité qui
s'attache aux êtres. Car il n'existe point d'être qui, pour autant qu'il y est
disposé, n'ait en lui une part de l'unité de la Matière, une part de la
conduite (hidâya) de l'Intellect pour autant qu'il en est susceptible, une part
de la puissance (quwa) de l'Ame pour autant qu'il y est préparé : ainsi
influent les principes sur les composés » (847-848). C'est là le seul
Platon.
a) « H n'existait rien d'autre qu'un archétype chez le Créateur Très
Haut ; [Platon] le désigne parfois du nom de matière {hayUlS), parfois du
nom de Matière (cunsur), peut-être fait-il [ainsi] allusion aux formes des
connaissables dans la science du Très Haut. Puis il créa le Premier Intellect
et par son intermédiaire l'Ame Universelle... et par l'intermédiaire des
deux, la matière (cunsur). On rapporte de lui [ceci] : la matière (hayiïla) qui
est le substrat des formes sensibles est différente de cette Matière (cunsur) »
(879-880).
b) « Le monde [comprend] deux mondes, celui de l'Intellect où sont
les archétypes intellectuels et les formes spirituelles, et le monde des sens
où sont les [êtres] singuliers sensibles et les formes corporelles. De même
que dans un miroir poli s'impriment les formes des [êtres] sensibles et que
les formes qui sont en lui sont les similitudes des [êtres] singuliers, de
même la Matière qui est dans le monde de là-bas est un miroir pour la
totalité des formes de ce monde-ci, et la totalité des formes, sans
exception, y est représentée » (881).
c) « Platon pose une Matière antérieure à l'existence [des formes], si
bien que certains penseurs crurent qu'il lui avait assigné l'éternité et
l'infinie préexistence. Or Platon, puisqu'il pose un Etre nécessaire par son
essence et emploie le mot création pour parler de la Matière, par là-même
l'exclut de l'éternité essentielle ; au contraire son être est [produit] par
celui de l'Etre nécessaire, comme [c'est le cas pour] les autres principes
intemporels » (887).
Démocrite.
« D disait à propos de la première créature : ce n'est pas la Matière
seulement, ni l'Intellect seulement, mais les quatre composants qui sont
les éléments » (912).
Voici les premières réflexions qu'on peut faire sur ces divers textes :
- Le texte b de Thaïes, le texte b et le début du texte c d'Empédocle,
ont leur source dans les Opinions des philosophes, ouvrage attribué à un
certain Ammonius3. Cette oeuvre énigmatique à plusieurs points de vue
est assez largement exploitée par Sahrastânf (elle l'est aussi plus ou moins
par Isaac Israeli, cÀmirî, Abu Hâtim al-RâzI, Bïrimï...). Elle attribue
notamment aux philosophes pré-socratiques des vues sur la création qui
n'ont de sens qu'en référence aux controverses du kalâm, et des doctrines
néoplatoniciennes.
- Sahrazûrï est proche de Sahrastânl en plusieurs passages concernant
Thaïes (les chiffres entre parenthèses renvoient à sa Nuzhat al-arwâh, éd.
Syed Khurshid Ahmed, Hyderabad 1976/1396). Les voici :
a) « Le principe premier parmi les êtres d'en-haut...est la Matière
Prime (al-cunsur al-awwal) qui reçoit toute forme, c'est-à-dire la source des
formes. [Thaïes] affirma [qu'il y avait] dans le monde corporel une image
de la Matière, qui lui correspond en ce qu'elle reçoit toutes les formes, et il
ne trouva rien d'autre que l'eau qui eût ce caractère » (1, 17 ; texte presque
identique en II, 25) ;
b) selon Thaïes « la Matière Prime, qui est la source des formes,
ressemble beaucoup à la Table Gardée » (I, 17) ;
c) on retrouve chez Sahrazûrî à peu près les mêmes choses que dans le
texte b de Thaïes chez Sahrastânî, sur les mondes supra-célestes créés à
partir de la Matière ; les hypostases qui lui sont inférieures sont appelées
la Raison, la Nature, l'Ame (II, 25).
- Le chapitre de Sahrastânî sur Empédocle contient une
inconséquence ; il décrit en conclusion le processus du salut final : une
imploration monte vers Dieu d'hypostase en hypostase et une effusion de
lumière suit le même chemin en sens inverse ; mais seuls sont en cause
l'Ame et l'Intellect : la Matière a disparu ; on aura remarqué
qu'inversement dans plusieurs des autres extraits de cette notice la Matière et
l'Intellect forment un couple privilégié.
- Dans la notice sur Pythagore le texte qu'on a cité est le seul où
apparaisse la Matière ; dans plusieurs autres endroits est évoquée la
hiérarchie habituelle des hypostases, l'Intellect y suit immédiatement le
Créateur.
- Les trois lignes extraites de la notice sur Démocrite sont
surprenantes à cause de cette présence insistante de la Matière : c'est une
preuve que cette représentation métaphysique était forte, du moins pour
SahrastânT, ses sources, et les auteurs connus ou non de plusieurs
ouvrages qui relèvent de la philosophie arabe ou s'y rattachent.
flatter d'être exhaustif, si l'on trouve des cas analogues dans la littérature
philosophique de langue arabe, qui s'ajouteraient aux Opinions des
philosophes déjà évoquées.
On peut citer d'abord la « longue recens ion » de la Théologie
d'Aristote. D'un article déjà ancien que lui a consacré Shlomo Pines nous
retiendrons notamment cette phrase traduite du texte arabe : « l'Intellect
est noble et par sa notion (c'est) l'élément divin » ; ces derniers mots
traduisent al-cunsur al-awwal. On aura remarqué d'emblée la différence avec
les doctrines résumées par âahrastânl : à la dualité des hypostases Matière
et Intellect, la Matière étant la première créée, se substitue ici une identité.
La distinction ne serait plus que nominale ; c'est ce que dit clairement
Qutb al-Dlh al-SirâzT dans son commentaire du Kitâb hikmat al-iSràq de
Suhrawardl : selon un passage cité dans le même article, de la Lumière des
lumières procède une Lumière séparée « nommée par certains parmi les
Anciens Matière Première (al-cunsur al-awwal) parce qu'elle est la racine des
possibles autres qu'elle, puisqu'ils sont causés par elle » ; mais « les
Péripatéticiens l'appellent Intellect4». Cela est confirmé, mais aussi
nuancé, par deux autres passages de cette recension longue cités, cette fois,
par Samuel Stern ; on en extrait ceci :
a) « Le substrat premier de la forme première est plus lumineux, plus
simple, plus digne de la spiritualité et de rang plus élevé que les autres
substances, et les autres substances ont été créées après lui ; seul il est en
union avec le Verbe du créateur » ;
b) « La première des créatures est l'Intellect Premier, qui est en union
avec le Verbe du Créateur (al-muttahid bi-kalimat al-BârV) ; il est le
substrat premier de la forme première, le genre des genres qui englobe les
autres substances... Puis [vient] l'Intellect Second qui est comme la
première espèce, parce qu'en lui se composent son substrat et sa forme qui
ne fait qu'un avec l'essence de ce en quoi elle est »5.
Selon les diverses indications fournies par ces deux textes, la première
hypostase est certes un intellect, mais qui est réceptif, substrat pour la
forme, genre : trois caractères qui respectivement en noétique, en
métaphysique et en logique, sont clairement de nature matérielle. Mais
d'autre part selon les néoplatoniciens le genre est plus riche que l'espèce ;
et d'ailleurs cet Intellect Premier est uni au Verbe du Créateur. Tous ces
divers caractères se récapitulent en ceux que notait Qutb al-Dïn : être la
racine, le principe (asï) des possibles, leur cause. En un mot ce n'est plus
l'Intellect qui est nommé Matière, c'est la Matière qui est un Intellect. Le
concept qui autorise cette ambiguïté n'est pas celui de matière, mais celui
d'intellect, car dans la tradition aristotélicienne l'intellect est soit passif,
soit actif, et d'autre part est identique à l'être chez Plotin, de qui dépend la
Théologie d'Aristote. Les façons différentes dont Thaïes et Anaximène
suggèrent de traduire le concept philosophique de Matière en
représentations religieuses sont significatives : la Table Gardée a même allure que
l'intellect passif, bien que de toujours elle soit porteuse d'intelligibles ; le
Calame a une fonction active à l'égard de la Table, il est donc analogue à
l'intellect en tant qu'agent, l'Intellect hypostase étant dans cette perspective
analogue à l'intellect en tant que patient Cette dualité essentielle dans la
noétique issue d'Aristote se transfère à la Matière, du fait de la relation
étroite qui l'unit à l'Intellect ; elle est donc prise soit comme substrat soit
comme cause : double représentation qui tient une place centrale dans cette
thématique, comme on le verra de plus en plus clairement.
Nous voici donc ramenés aux philosophes à qui Sahrastânl attribue
d'avoir posé comme première hypostase une Matière. Les deux seuls dont
les notices qu'il leur consacre soient fondées au moins partiellemment, en
cette doctrine précise, sur les Opinions des philosophes, sont Thaïes et
Empédocle. Sur la doctrine de la Matière qu'aurait pu avoir le premier les
attestations semblent rares ; le passage qu'Abû Hâtim al-RâzT consacre à
ce point vient tout droit d'Ammonius et ne peut donc être compté comme
un témoignage supplémentaire6. Quant au second, c'est tout différent : la
notice de Sahrastânl nous met en présence de l'Empédocle arabe, qui est
une figure culturelle complexe et dont l'analyse reste à faire7. Nous allons
(6) Abu HStim al-RSzî, AclSm al-nubuwwa, éd. Salah al-Sawy et Gholam-Reza
Aavani, Téhéran, 1977, p. 137-138. - Dans une sphère et à une époque différente,
signalons que l'Aurea Catena Homeri, traité alchimique dont la première édition est
de 1723, associe Thaïes, considéré comme un alchimiste, à une conception selon
laquelle la Cause première, le Logos, se manifeste graduellement et devient l'« Eau
chaotique », ou VAbyssus super ior, la Prima Materia, ou le Chaos ; à ce moment
entre en jeu l'intellect humain comme agent actif dans ce schème cosmique ; voir
G. Heym, « The Aurea Catena Homeri », Anbix, 1 (1947), p. 78-83 (81-82).
(7) La notice de S. M. Stem (Anbaduklîs), dans la seconde édition de
l'Encyclopédie de l'Islam, est déjà ancienne, et discutable par endroits : par exemple
à propos de l'influence du Pseudo-Empédocle sur Ibn Masarra, mise en question
35
lui est inférieure et lui confère la sagesse, les vertus, la lumière. Ces cinq
[substances] sont la Matière Prime (al-hayûlâ al- ulâ) qui est le Monde d'En
Haut (al-câlam al-aclâ) et la Forme Première : c'est la Matière Prime (al-
cunsur al-awwat) ; puis l'Intellect, puis l'Ame, puis la Nature, qui est le
Ciel, puis la matière (cunsur) corporelle qui est aussi la matière des astres10.
Il a placé la Matière Prime (al-hayûlâ al-ïïlâ) aux confins (fïufq) du Trône
de Celui hors duquel il n'est pas de dieu, louange à Lui le Très Haut, il l'a
faite telle qu'elle répand la lumière, la sagesse et les vertus venues de lui,
par des puissances qu'il lui a données, conformes à elle, et qui l'y
poussent. Il a placé l'Intellect aux confins de la Matière Prime, et il répand
la lumière etc.. », ainsi jusqu'à la Nature, plus noble que la matière
corporelle qui n'a au-dessous d'elle rien sur quoi effuser l'épanchement d'en
haut11.
Le premier de ces textes s'articule d'une façon énigmatique à première
lecture. La première phrase, la seule apparemment qui expose une doctrine
attribuée à Empédocle, classe les causes selon une combinatoire fondée sur
le couple acte/puissance ; la première est sans doute le Créateur, conçu
comme l'Un des néoplatoniciens ; de façon plus douteuse la deuxième
pourrait être la matière intelligible qui selon Plotin est présente dans
l'Intellect (Enéades, H, 4) ; celui-ci, en tant qu'ensemble des formes et
identique à l'être, serait la troisième cause ; son effet en puissance serait
alors l'Ame, réceptive par rapport à lui, et qui d'autre part, étant en acte
dans la Nature en perpétuel mouvement, serait la quatrième cause. A
supposer que cette interprétation soit juste l'Empédocle de la Picatrix, ou
du moins de ce passage, serait de la lignée de Plotin. - La deuxième phrase
paraît se détourner d'Empédocle et exposer la propre doctrine de l'auteur du
livre. Elle énumère les trois hypostases néoplatoniciennes classiques,
suivies par la matière corporelle et précédées non par l'Un mais par la
Volonté, elle-même émanée de Dieu en qui elle est en puissance.
Structurellement la Volonté a donc la même place et la même fonction que
la Matière empédocléenne telle que la présente SahrastânT. Mais elle n'a
pas ce nom de Matière, lequel reparaît au terme de la série à la place
habituelle de la matière sensible. Du point de vue ontologique, on l'aura
remarqué, aucune des quatre premières entités n'existe, en quelque sorte, en
les formes ; et ainsi de façon analogue l'Ame est créée par l'intermédiaire
de l'Elément et de l'Intellect ; puis ce sont les Cieux, considérés comme la
matière du Monde, au niveau le plus bas de la hiérarchie supérieure. La
contemplation qui se tourne vers le Créateur remonte ces degrés, en sorte
que de cette façon aussi l'Elément se place entre Lui et l'Intellect. De façon
analogue, mais avec un contenu différent, le fragment 32 expose que
chaque terme de la hiérarchie contient des « marques » des niveaux
ontologiques supérieurs. Ainsi « la Nature contient la marque de
l'Intellect, de l'Ame, du Créateur, et l'Elément en eux est très
faible, nul autre ne peut l'appréhender ». La Matière, posée
explicitement comme « un genre », au sens néoplatonicien, pour les
hypostases qui la suivent, a donc bien selon ce texte la place et la fonction
que lui assignent plus ou moins clairement les autres. Sur ce point le
Livre des Cinq Substances et le texte b de la Picatrix concordent entre eux
et avec la notice de Sahrastânî, notamment les textes a, b, d ; du fait de
ces convergences le texte b de la Picatrix voit confirmée l'estampille
empédocléenne que nous y décelions. Il y a donc là un ensemble de trois
textes (quatre si l'on comptait Ammonius, mais Sahrastânl et lui n'en font
qu'un sur ce point) qui expriment une vue importante du Pseudo-
Empédocle. Certes divers détails restent obscurs, notamment le statut de la
Volonté dans Picatrix, a. Un passage du Livre des Cinq Substances
distingue, « du côté du Créateur », la Volonté et l'Essence vraie ; il
expose aussi que la connaissance qu'a de son essence « la Substance Vraie
Première » (le Créateur donc) « crée toute forme sous l'espèce de la
Volonté, car si cela est sous l'espèce de la Volonté nous ne serons pas
contraints de dire que la forme était en lui éternelle »13. Or nous avons vu
plus haut que dans Picatrix, a (où, rappelons-le, la Matière Prime fait
défaut) la Volonté paraissait tenir la place de la Matière : elle compléterait
alors ici, par le haut, la série des cinq hypostases empédocléennes. Mais en
voulant expliquer ce texte par celui des Cinq Substances nous sommes
conduits, soit à identifier en celui-ci la Volonté et la Matière, soit à dire
que les cinq substances sont six, soit à faire de la Volonté une entité
indécise : tantôt une sorte d'attribut divin (pour maintenir à cinq le
nombre des substances), tantôt un substitut de la Matière (pour élever à
cinq celui des causes dans Picatrix, a). Aucune de ces solutions n'est
satisfaisante : la deuxième pour une raison évidente, le première et la
troisième parce qu'elles brouillent la frontière qui sépare le Créateur et les
créatures. Cette dernière difficulté paraît récurrente dans le système : car
dans Picatrix, a, la Volonté est à la fois en Dieu (potentiellement) et dans
l'Intellect (actuellement) ; dans la Théologie d'Aristote, recension longue,
l'Intellect-substrat est « en union avec le Verbe divin ». D'un texte à
l'autre et de quelque nom qu'on l'appelle, la première entité de la hiérarchie
hésite pour ainsi dire entre deux statuts, celui d'une hypostase et celui d'un
attribut ou d'une activité du Créateur. Or précisément la Volonté, le Verbe,
identifiés l'un à l'autre dans la plus ancienne spéculation islamique puis
dans la Théologie d'Aristote, comme l'a noté S. Pinès et l'a précisé F. W.
Zimmermann, sont dans cette même situation indécise.14 Un examen plus
détaillé de ces thèmes à cette époque éclairerait sans doute les doctrines
pseudo-empédocléennes et, plus spécialement et plus généralement à la
fois, celle de la Matière-hypostase.
reconnaître une matière aux idées (eidê), c'est parce que, étant plusieurs,
elles ont quelque chose de commun ; que s'il y a de la matière dans le
monde sensible il doit y en avoir dans le monde intelligible dont il est une
imitation ; que ce dernier étant divisible en un certain sens comporte donc
une matière (c. 4). L'altérité qui est « là-bas » produit éternellement cette
matière (c. 5) ; elle est, dans les intelligibles, l'indéterminé (apeiron)
engendré par l'infinité {apeiria) de l'Un (c. 15). Ce n'est pas chez Plotin que
nous retrouverons la Matière de nos textes arabes : pour lui elle est
intérieure aux hypostases et n'en est donc pas une ; notamment elle ne
précède pas l'Intellect ; elle ne contient pas les formes, elle entre dans leur
composition. Bref, pour Plotin comme pour Augustin, la matière
intelligible ou spirituelle n'apparaît que comme une instance ontologique
formelle dans le monde d'en haut ; ou une étape possible, selon telle ou
telle exégèse, dans le processus de la création17.
A cette différence en amont est symétrique en aval une discordance
entre la Matière du pseudo-Empédocle et généralement de nos textes, et
celle qui caractérise la philosophie dlbn Gabirol ; cela est clair bien que
David Kaufmann, suivant en cela Ibn Falqera, ait accrédité la thèse
contraire18. On voit bien l'origine de cette méprise : dans sa Source de
vie19 Ibn Gabirol place tout en haut de la hiérarchie de l'être une
« matière simple spirituelle », matière première et unique par laquelle
sont « soutenues » toutes les substances20. Le rang et l'universalité qui
lui sont ainsi conférés ne sont ceux ni de la matière d'Aristote, ni à
première vue de celle de Plotin ; mais la Matière empédocléenne
pourrait fort bien assumer l'un et l'autre, puisqu'elle est première et que
sa « marque » se retrouve à tous les échelons de l'être. Mais un examen
reviendra. Mais il est clair que cela n'a pas le même sens chez nos deux
auteurs. Chez Ibn Gabirol on retrouve le schème physique aristotélicien :
la matière, principe nécessaire mais inassignable, ne peut être conçue, ni
exister, sans aucune forme ; transposé à l'intelligible par Plotin, ce
schème se réciproque : il n'y a pas de forme sans matière, fût-ce dans
l'Intellect. Avec le Pseudo-Empédocle l'éclairage est différent :
l'épanchement de la Matière sur l'Intellect s'y donne comme la conséquence
d'une plénitude qui, à son rang, reflète celle du Créateur par rapport à la
Matière. Il se peut qu'Ibn Gabirol ait remarqué dans le Livre des Cinq
Substances les relations hiérarchiques qui y sont décrites, et les ait
méditées ; mais s'il l'a fait il les a transposées en termes d'ontologie
formelle et cela suffit à marquer une distinction forte entre ces deux
philosophies23.
(23) Ici aussi il faut refuser l'analyse de M. Asîn Palacios (op. cit. supra n. 17,
p. 153). S. Pinès notait que la notion de matière spirituelle qu'il relevait dans son
dossier (voir op. cit. supra n. 4) était, « à ce qu'il semble », différente de celle d'Ibn
Gabirol. J. Schlanger voit « une grande similitude » entre le Livre des cinq
substances et le Fons Vitae (op. cit. supra n. 12, p. 94). Cependant l'analyse aiguë
qu'il fait des « trois schèmes » qui structurent concurremment la pensée d'Ibn
Gabirol l'amène à minorer implicitement cette ressemblance (ibid., p. 170-174) ;
on penserait plutôt, pour le premier schème, au Livre des Causes (avec la matière
remplaçant l'être) ; pour le troisième, à notre texte a de la Picatrix ; le deuxième est
celui que nous avons évoqué ici, et cette évocation suffirait à éloigner l'un de l'autre
Ibn Gabirol et le Pseudo-Empédocle. Enfin, la doctrine d'Ibn Gabirol en ce point est
quasi identique à celle dlbn Hasdây, selon S. M. Stem (op. cit. supra n. 5, p.
105) : « la première des créatures, ce furent deux substances simples : la Matière
Prime (al-cunsur al-awwal), substrat de tout, qui est la matière première (al-hayùTâ al-
5/3), substrat de toutes les formes, et que les philosophes appellent le genre des
genres ; et la Forme Première, unie à ce en quoi elle est...».
44
(24) Ce qu'ont fait divers auteurs ; ainsi, Abu 1-Hasan al-cAmiri dans ses
Fusûl fi l-macâlim al-ilâhiyya (cité par E. Rawson, al- cÂmirï on the Aterlife,
Doctoral Dissertation, Yale University, 1982, p. 101) : QiSânï (P. Lory, Les
Commentaires ésotériques du Coran d'après cAbd ar-Razzàq al-Qâshâm, Paris,
1980, p. 55). En revanche, pour Semnânl «c'est l'Intelligence qui supporte
l'Ecriture de l'Encre de Lumière ; c'est pourquoi elle est appelée Tablette
(Lawh) » ; or cette encre est précisément « la matière primordiale [c'est moi
qui souligne] de toute création », contenue dans la Volonté (H. Corbin, En
Islam iranien, TH., Paris, 1972, p. 324).
(25) P. Sbath, Vingt Traités Philosophiques et Apologétiques d'Auteurs
Chrétiens du IXe au XIV' siècle, le Caire, 1929, p. 74.
45
et sur les rapports entre ces entités, les sphères célestes, les anges, et la philosophie
de Proclus, voir ibid., passim, et notamment p. 132-137, 249-252 ; et Oracles
chaldaïques, éd. E. des Places, Paris, 1977, fgt. 77 (p. 86), avec le commentaire de
Psellus : « Les yinges sont des puissances formées, après l'abîme paternel, de trois
triades... », ibid., p. 185 ; et p. 170-171 (théurgie).
(29) L'emploi de ce nom au sens qu'il a dans nos textes demanderait une étude ;
quelques sondages dans la littérature philosophique grecque, notamment
néoplatonicienne, nous laissent penser que stoikheion (élément, cunsur) ne l'y a pas.
Quant à l'arabe, on peut soupçonner un rapport entre l'emploi du mot cunsur pour
désigner la première hyposuse, et, outre le fait qu'il peut bien désigner un principe
premier, sa présence en d'autres contextes en un sens différent de celui qui en est le
plus usuel : matière ou élément Par exemple : si généralement le corpus jabirien
s'en tient à ce dernier usage, il est notable que, pour la production artificielle d'un
animal, il prescrive d'utiliser du cunsur, de l'« Elément », comme traduit P.
Kraus ; même si ce terme est glosé par d'autres plus habituels : matière, essence,
corps, sperme, il faut avouer qu'il y a là quelque chose de tout à fait à part de la
nature empirique (voir P. Kraus, Jâbir ibn Hayyân. Contribution à l'histoire des
idées scientifiques dans l'Islam. Jâbir et la science grecque. Le Caire, 1935, réédition
Paris, 1986, p. 110). Dans un texte jabirien récemment publié par P. Lory on lit
ceci : « Les alchimistes placent la Pierre au rang du Premier, et toutes les
substances animales au rang des existenciés émanant de cette origine. De ce fait, les
dites substances une fois purifiées rejoignent le degré de cet Elément grandiose
(dâlika l- eunsur al'cazûn) » ; Gâbir ibn Hayyân, L'élaboration de l'élixir suprême,
Quatorze traités... édités et présentés par P. Lory, Damas, 1988, p. 17 du texte
arabe ; la traduction est celle du même auteur, dans Jabir ibn Hayyân, Dix Traités
d'alchimie, Paris, 1983, p. 109, à un point près : on en a ôté une glose qui suit le
mot « Premier » et suggère qu'il s'agit d'un Intellect ; il nous paraît que s'il y a
bien ici une allusion aux hypostases, le mot cunsur nous oriente vers la doctrine que
nous analysons ici.
47