Résumé
Les Pénates sont une collectivité de dieux non individualisés qui tirent leur nom de la partie la plus retirée de la maison, le penus
; ils sont donc spécifiquement attachés à ce lieu et, par extension, à toute la maison qu'ils désignent souvent métonymiquement,
ce qui explique la forte valeur affective dont ils sont chargés. Dans le culte privé, pourtant, les Pénates ne sont pas autrement
représentés que sous les traits de divinités ayant par ailleurs une individualité propre (Jupiter, Fortuna, etc.), rassemblées là par
le paterfamilias.
Le culte public des Pénates est une extrapolation du culte privé, sans doute le culte du foyer du roi devenu celui de l'État. Les
Romains honorent leurs Pénates dans l'Aedes deum Penatium de la Vélia, où les dieux étaient représentés comme deux jeunes
gens assis, mais aussi sans doute dans l'Aedes Vestae du Forum, dont la partie la plus secrète, le Penus Vestae, renfermait de
mystérieux sacra de provenance troyenne plus ou moins nettement affirmée. Le culte public des Pénates est en effet étroitement
lié à la légende des origines troyennes de Rome, selon laquelle Énée apporte et installe à Lavinium les Pénates troyens, fruit
d'une longue élaboration qui fait fusionner la légende de la venue d'Énée en Italie avec des éléments de la civilisation lavinate et
transforme à la fois le personnage d'Énée et l'identité de ses dieux. Rome a annexé à son profit cette tradition, et reconnaît en
Lavinium sa métropole, ce dont témoigne le pèlerinage annuel des magistrats romains à Lavinium, pour y sacrifier à Vesta et aux
Pénates. L'existence de trois cultes des Pénates publics s'explique par la superposition de deux légendes des origines,
troyennes et albaines, de Rome, à celle d'une fondation indigène.
Dubourdieu Annie. Les origines et le développement du culte des Pénates à Rome. Rome : École Française de Rome, 1989,
594 p. (Publications de l'École française de Rome, 118)
http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/monographie/efr_0000-0000_1989_ths_118_1
COLLECTION DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME
ANNIE DUBOURDIEU
LES ORIGINES
ET LE DÉVELOPPEMENT
ÉCOLEPALAIS
FRANÇAISE
1989
FARNESE
DE ROME
© - École française de Rome - 1989
ISSN 0223-5099
ISBN 2-7283-0162-X
Questa unione dei due culti nel tempio del Foro trova un preciso
riscontro a Lavinio, dove i magistrati romani sacrificavano ogni anno
Penatibus pariter ac Vestae. Questa analogia penso debba estendersi, a
mio avviso, alla tipologia stessa dell'edificio templare : infatti, secondo
Dionisio di Alicarnasso, i Penati di Lavinio si trovavano in una καλιάς,
cioè in un tempio circolare a forma di capanna, che corrisponde dun
que al tempio del Foro (che ha un rapporto strutturale con la capanna,
come è affermato dagli scrittori). La καλιάς di Lavinio è rappresentata,
in tale forma, nei medaglioni di Adriano e di Antonino Pio e in altre
fonti iconografiche.
L'analogia dei culti di Vesta e dei Penati a Lavinio e a Roma trova
spiegazione nella comune appartenenza alla civiltà latina (mentre non
mi sembra proponibile l'ipotesi di una priorità cronologica di Lavinio).
E quanto al fatto che i Penati di Lavinio venissero considerati Penati di
Roma, si deve trovarne la ragione, come è ben dimostrato dalla Du-
bourdieu, nella leggenda troiana e nel foedus del 338 con cui Roma
accettava il mito di una unità dei popoli latini che traeva origine da
Lavinio.
Particolare attenzione è dedicata al tempio dei Penati sulla Velia.
Anzitutto si affronta il problema della duplicità dei luoghi del culto in
Roma, e se ne trova la soluzione in una recente teoria che il tempio
della Velia debba la sua origine ad un ipotetico trasporto a Roma, nella
casa di Tulio Ostilio, dei Penati di Alba. Tuttavia possiamo domandarci
se sia veramente un problema questa duplicità dei luoghi di culto: non
abbiamo forse più luoghi di culto in Roma, per esempio, per la triade
Giove Giunone Minerva, per Giunone Regina, per Giove Statore, per
Èrcole Vincitore? Ma soprattutto è da osservare che non mancano
motivi precisi per spiegare un tempio particolare, autonomo, dei Penat
i; altro è il carattere arcaico, legato a Vesta e al penus, nel tempio di
Vesta, altro è quello del tempio sulla Velia quale ci è documentato da
Varrone e Dionisio di Alicarnasso. Né appare convincente il fatto che il
culto di una città distrutta sia stato posto nella casa privata di un re. Da
rilevare inoltre che non abbiamo testimonianze sull'esistenza di un cul
todei Penati ad Alba, e che è da dimostrare l'alta antichità del tempio
dei Penati sulla Velia.
Su questo tempio veliense, come è noto, sono state in questi ultimi
anni formulate nuove ipotesi : il tempio sarebbe da identificarsi con
l'edificio rotondo noto come tempio del divo Romolo; ovvero sarebbe
stato nell'area della basilica di Massenzio e quindi distrutto, mentre le
immagini dei Penati avrebbero preso posto nelle aule fiancheggianti il
PREFAZIONE IX
Ferdinando Castagnoli
AVANT-PROPOS
*
* *
8 De L.L. V, 144.
9 Hamburg-Gotha, t. 1, 1839; t. II, 1840.
INTRODUCTION 5
dans la tradition grecque d'une part, latine d'autre part. L'étude des
Pénates proprement dits n'occupe qu'une petite partie du second volu
mede l'ouvrage10, consacré aux dieux liés à Enée. Elle consiste en une
étude étymologique du mot Penates, dont R. H. Klausen affirme qu'il
est rattaché à la racine de penus sans toutefois expliquer le suffixe
-ates; le savant allemand étudie ensuite la signification de ces dieux
dans le culte privé, l'emplacement de leur culte dans la maison, la
valeur affective qui leur est accordée comme symboles de la prospérité
et de la pérennité de la famille; puis il passe à l'étude du culte public,
dans lequel il voit une extrapolation, à l'échelle de l'Etat romain, du
culte privé. Utilisant certaines des données littéraires dont nous dispo
sons, Virgile en particulier, R. H. Klausen accepte la légende du trans
fertdes Pénates de Troie en Italie par Enée, sans chercher à dater l'ap
parition de cette légende dans la tradition; les dieux d'Enée - et, sur ce
point encore, Klausen suit exactement Virgile - furent installés à Lavi-
nium par le héros troyen, et honorés là par les Romains qui se considé
raientcomme des descendants d'Enée; cependant, ce dernier culte, qui,
selon Klausen, ne fut jamais tout à fait oublié, tendit à s'effacer pro
gressivement au profit d'un culte des Pénates publics à Rome même,
sorte de duplication du culte lavinate. Sur l'identité des Pénates, Klau
senfait état des différentes spéculations antiques, sans chercher entre
elles une cohérence quelconque; il constate qu'à Rome même, il est cer
tain que les Pénates publics étaient au nombre de deux (R. H. Klausen
s'appuie là sur la description que fait Denys d'Halicarnasse des statues
cultuelles du temple de la Vèlia), couple qu'il rapproche de celui des
jumeaux fondateurs dans une démarche dont il nous semble qu'elle
annonce déjà celle de G. Dumézil11 un siècle plus tard. Klausen se bor
ne à constater qu'à côté de cette conception dualiste des Pénates, les
traditions antiques mentionnent une identification de nos dieux avec
ceux de la Triade Capitoline, et qu'il existe une tentative de définition
des Di Penates Consentes étrusques. Cet ouvrage, vieux d'un siècle et
demi, reste, au demeurant, fondamental pour l'étude de notre sujet.
Presque cinquante ans plus tard, G. Wissowa étudiait, dans un très
long article intitulé Die Ueberlief erung über die römischen Penaten 12, la
10 P. 620-662.
11 La religion romaine archaïque, 2e éd., Paris, 1974, p. 263-266.
12 in Hermes, 1886, XXII, p. 45 sq.; repris dans Gesammelte Abhandlungen zur römis
chenReligions und Stadtgeschichte, Munich, 1904, p. 95-128.
6 ORIGINES ET DEVELOPPEMENT DU CULTE DES PENATES A ROME
tradition littéraire concernant les Pénates et, plus précisément, les spé
culations des érudits anciens à leur sujet. Signalant que les traditions
antiques se présentaient de façon particulièrement confuse à travers
ces spéculations, il s'est efforcé d'en mener une critique comparative,
présentée d'abord sous la forme d'un tableau très clair, qui met en
regard trois versions de la tradition sur les Pénates : celle d'Arnobe, cel
lede Macrobe, et celle de Servius-Daniel ; les différents thèmes de cette
tradition sont désignés, dans le tableau, par des lettres, puis étudiés très
méthodiquement dans la suite de l'article; s'efforçant de retrouver la
source utilisée par ces trois commentateurs tardifs, dont les textes sont
très souvent voisins, voire semblables, G. Wissowa pense pouvoir l'iden
tifier chez l'érudit du IIIe siècle Cornelius Labeo, auteur du De Dis ani-
malibus ; c'est en grande partie à travers lui, selon G. Wissowa, que
nous sont connues les théories de Varron et de Nigidius Figulus; par la
comparaison et l'étude très serrée qu'il fait des différentes traditions,
Wissowa s'efforce aussi de mettre un nom, ou des noms, sous les tradi
tions présentées anonymement par nos trois commentateurs. Nous
avons, dans le cours de notre étude, largement utilisé ce travail.
Le lien très étroit qu'entretient le sujet de notre recherche avec le
problème des origines troyennes de Rome (Enée, dans une tradition
largement répandue, est supposé avoir apporté de Troie à Lavinium les
Pénates vénérés comme leurs par les Romains) a tout naturellement
amené les savants qui ont travaillé sur cette question à aborder le pro
blème des Pénates. En étudiant Les origines de la légende troyenne de
Rome13, J. Perret a minutieusement rassemblé et étudié les documents
littéraires qui attestent l'existence de la légende de la venue d'Enée en
Italie, le caractère d'ancêtre fondateur, et le culte que ce caractère
implique, donnés par les Romains au héros troyen. J. Perret pense que
cette légende est née vers le début du IIIe siècle avant J.-C, au temps de
la guerre contre Pyrrhus, et refuse de se fier aveuglément aux données
de l'annalistique et de l'historiographie romaines. L'organisation de
l'ensemble des traditions constituant la légende des origines troyennes
de Rome recevrait alors son plein épanouissement à une date relativ
ement tardive, à l'époque de César, puis d'Auguste, dans la mesure où
13 Paris, 1942.
INTRODUCTION 7
14 Le savant français est revenu sur ce problème dans Rome et les Troyens, REL, 49,
1972, p. 39-52.
15 Cette datation a parfois été contestée; voir infra, p. 199-201.
16 Baden-Baden, 1951.
17 Cf. aussi les comptes rendus de l'ouvrage faits par P. Boyancé, Les Pénates et l'a
ncienne religion romaine, REA, 54, 1952, p. 109-115; J. Heurgon, in Latomus, 11, 1952,
p. 231-233.
18 Heidelberg, 1959.
19 Bale, 1957.
8 ORIGINES ET DÉVELOPPEMENT DU CULTE DES PÉNATES À ROME
20 Cf. J. Heurgon, Note sur les sources de l'histoire romaine primitive : de l'hypercriti-
que à la réhabilitation de la tradition, in Rome et la Méditerranée occidentale, 2e éd., Paris,
1980, p. 378-385.
21 Pour une chronologie détaillée des découvertes, cf. F. Castagnoli, Lavinium I,
Rome, 1972, p. 36-37.
22 Early Rome and the Latins, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1964.
INTRODUCTION 9
I - L 'ETYMOLOGIE DE PENATES
1 De Nat. Deor. II, 68 : « les dieux Pénates, qui tirent leur nom soit du penus (tout ce
dont les hommes se nourrissent s'appelle penus), soit du fait qu'ils résident à l'intérieur;
de là vient que les poètes les appellent aussi penetrates ».
2 A. Ernout-A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4è éd., Paris,
1960, s.u. penus.
14 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
3 296 L.
4 A. Walde, Lateinisches Etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, 1906, p. 572;
F. Muller-Izn, Altitalisches Wörterbuch, Göttingen, 1926, p. 330; J. Pokorny, Indogermanis
ches Etymologisches Wörterbuch, Berne-Munich, 1948-59, p. 807; Α. Walde- J. Β. Hofmann,
Lateinisches Etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, 1930-35, p. 282; A. Ernout-A. Meillet,
loc. cit. ; ces formes de locatif sans désinence ont été étudiées par M. Leuman-J. B. Hof
mann, Lateinische Grammatik I, 2e éd., Munich, 1977, p. 412.
5 Dans ce dernier sens, penes est à peu près synonyme de apud, mais il est moins
usité que lui (on le trouve cependant chez Cicéron, Horace, Tite-Live); Festus (20 L) éta
blit une différence d'emploi entre les deux prépositions : apud et penes in hoc differunt,
quod alterum personam cum loco significai, alterum personam et dominum ac potestatem,
quod trahitur a penitus ; cette dernière explication, qui rapproche curieusement potestas
et penitus, se fonde peut-être sur un passage de Varron cité infra p. 15 n. 13.
6 Alt Germanien, Leipzig-Berlin, 1934, p. 98 n. 4.
7 R.E., XIX, 2, s.u. Penates, col. 419.
8 Eléments de phonétique et de morphologie du latin, Paris, 1970, p. 194.
9 N. AU. IV, 1, 2.
ETYMOLOGIE : PENATES ET PENUS 15
penus, i, attesté chez Piaute10. Nous avons, par conséquent, trois thè
mes dans ces formes : un thème sigmatique -os/es dans penus, oris, un
thème en —o/-e dans penus, i, un thème en -u, enfin, dans penus, us; le
mot a donc une morphologie multiple : trois genres et trois déclinai
sons11.
Sur la forme penus, i, Pen-ates a pu être formé par dérivation, à
l'aide du suffixe -aies ajouté au radical sans la voyelle thématique. On
forme de même, à partir d'Arpinum, Arpin-ates. Il est donc inutile de
supposer, comme l'a fait F. Borner12, l'existence d'une forme *penua-
tes, construite à partir du thème en -u, et d'où viendrait Penates13.
II - Sens de penus
Si l'on considère que les Pénates sont les «dieux du penus», il reste
à éclairer la signification de ce mot. Il est employé, nous l'avons vu,
dans deux acception : le Penus Vestae du sanctuaire de la déesse sur le
Forum est un locus, mais partout ailleurs, le mot désigne des provisions
de diverses sortes, et ses dérivés portent soit l'un, soit l'autre de ces
deux sèmes.
maux dont le maître se sert peut être considérée comme penus22, par
opposition, sans doute, à celle des bêtes utilisées dans les exploitations
agricoles.
Sur la nature des provisions constituant le penus, les doctrines des
juristes anciens, selon l'exposé qu'en fait Favorinus, paraissent diverger
davantage; d'après Q. Mucius Scaevola, le penus est quod esculentum
aut poculentum est, définition étroite, semblable à celle qu'en donne
Cicéron; au contraire, Catus Aelius et Servius Sulpicius, aux dires de
Favorinus, incluent dans le penus, outre boissons et aliments, des pro
duits utilisés dans la vie domestique comme l'encens et les bougies
{thus, cereos)23, et certains juristes y comprennent également ce qui
sert à préparer les provisions, comme le bois et le charbon24; dans cet
tedéfinition élargie, il faut mettre aussi la nourriture des animaux utili
séspar le maître.
Enfin, la troisième caractéristique des provisions que l'on peut lég
itimement désigner du terme de penus, selon Q. Mucius Scaevola cité
par Favorinus, est l'usage différé qui en est fait; le penus ne fait pas
l'objet d'une consommation immédiate, mais est tenu en réserve au
fond de la maison, et il est remarquable qu'un rapport étymologique
implicite soit établi ici entre penus et penitus, renforcé par l'emploi des
mots reconduntur et intus pour caractériser le mode de conservation
propre au penus25; il ne nous paraît pas douteux que l'auteur de cette
définition joue sur les deux sèmes contenus dans le radical pen-. L'usa
ge à long terme des provisions contenues dans le penus est également
suggéré dans un passage de Perse26, et nettement affirmé par Servius :
inter penus et cellarium hoc interest, quod cellarium est paucorum die-
22 IV, 1,21: etiam quod iumentorum causa apparatum esset quibus dominus uteretur;
sur Masurius Sabinus, voir Steinwenten, R.E., I A2, s.u. Sabinus, n°29, col. 1600-1601.
23 IV, 1, 20. Sur Catus Aelius, voir Klebs, R.E., I, 1, s.u. Aelius n° 58, col. 492-493; sur
Servius Sulpicius, Münzer et Kubier, R.E., IV, Al, s.u. Sulpicius n° 95 (Münzer, col. 851-
857, Kubier, col. 857-860).
24 Ibid.
25 IV, 1, 17 : nam quae ad edendum bibendumque in dies singulos prandii aut cenae
causa paratum, «penus» non sunt; sed ea potius, quae huiusce generis longae usionis gratia
contrahuntur et reconduntur, ex eo, quod non in promptu sint, sed intus et penitus habean-
tur, «penus» dicta est.
26 Sat. Ill, 73-75 :
Bisce nee inuideas quod multa fidelia putet
In locuplete penu defensis pinguibus Vmbris
Et piper et pernae, Marsi monumenta clientis.
ETYMOLOGIE : PENATES ET PENUS 19
rum, penus uero temporis longi27. Nous avons dit plus haut que la limi
te de ce long terme était, pour les juristes, une année28.
Dans tous les emplois que nous en avons relevés, penus désigne les
provisions elles-mêmes, non la réserve aux provisions. Le seul cas qui
prête à discussion est sans doute le passage de Perse : in locuplete penu
pourrait en effet désigner une pièce, ou une sorte d'armoire; mais il est
possible aussi de l'interpréter comme signifiant «parmi les provisions»,
«dans les provisions», et nous penchons plutôt pour cette interprétat
ion, en raison du caractère d'hapax que revêtirait une interprétation
spatiale du mot dans le vocabulaire profane.
Pour désigner le local où l'on conserve les provisions, on emploie
l'expression cella penaria, où la parenté entre penaria et penus est manif
este. Nous trouvons une mention de la cella penaria, au sens large de
«réserve à provisions», chez Cicéron : itaque ille M. Cato Sapiens cellam
penariam rei publicae nostrae, nutricem plebis Romanae Siciliani nomi-
nabat29. Mais d'autres emplois de l'expression permettent d'en préciser
le sens. Un autre texte de Cicéron établit une distinction entre trois
types de cellae : semper enim boni assiduìque domini cella uinaria, olear
ia, etiam penaria referta est30; l'idéal du bon propriétaire est donc
d'avoir trois réserves, parmi lesquelles la cella penaria se définit dans
un système d'opposition aux deux autres. A première vue, on pourrait
penser que les deux premières cellae contiennent les aliments liquides,
la cella penaria les aliments solides, notamment les céréales, comme la
désignation par cette expression de la Sicile, grand fournisseur de
Rome en blé31, invite à le faire. Mais ce passage du Cato Maior, censé
reproduire les paroles de Caton lui-même, doit plutôt être éclairé par
un rapprochement avec quelques lignes du De Agricultural·, patrem
familiae uillam rusticani bene aedificatam habere expedit, cellam olea-
riam, uinariam, dolia multa, uti lubeat caritatem exspectare. Seules sont
mentionnées les cellae contenant l'huile et le vin, réserves qui permett
ent au bon propriétaire d'attendre le moment où ces denrées atte
ignent leur cours le plus élevé {uti caritatem exspectare lubeat) pour les
mettre en vente; il faudrait donc comprendre que, par opposition, et
27 Ad Aen. I, 703.
28 L'expression penus annuus se trouve aussi chez Plaute (Pseud. 178).
29 Verr. II, 2, 5.
30 Cat. Mal, 56.
31 Cf. M. Finley, La Sicile antique, Paris, 1986, p. 129-130 (trad. J. Carlier).
32 De Agr., 3.
20 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
33 L'expression que l'on trouve chez Vitruve, cum penu cellas (VI, 150), dans la des
cription de la demeure grecque, ne nous semble pas pouvoir être considérée comme un
terme d'architecture désignant spécifiquement «la réserve aux provisions». Varron
consacre les dernières pages du 1. I des Res Rusticae à la conservation des fruits, mais il
n'y désigne pas comme cella penaria la réserve où on les entreposait.
34 De L. L. V, 162.
35 De L. L. V, 161 : cauum. aedium dictum, qui locus intra parietibus relinquebatur
patulus qui esset ad omnium usum.
36 268 L.
ETYMOLOGIE : PENATES ET PENUS 21
2) Le Penus Vestae
Les deux significations du mot penus renvoient, nous l'avons dit, à deux
séries de mots, construits sur le thème pen-, spécialisées l'une dans le
sens de «à l'intérieur de», l'autre de «nourriture»48. Ce sont, d'une
part, les mots formés sur penes, lui-même ancien locatif de penus, pré
position signifiant «à l'intérieur de», «chez»: l'adverbe penitus «à l'i
ntérieur de, au fond» (cf. funditus, radicitus, stirpitus), parfois employé
comme adjectif dans la langue archaïque et post-classique avec le sens
de «qui se trouve au fond»; penetro «pénétrer», formé sur penitus, d'où
penetralis «secret, retiré», et, tardifs, penetrabilis, penetrano et penetra-
tor; d'autre part, autour du sens de «nourriture, provisions», on a,
construits sur penus, penarius «où l'on range les vivres», et penator «ce
lui qui est chargé des vivres».
L'existence de deux sèmes pour cet ensemble de mots a conduit
A. Walde à supposer qu'ils sont construits sur deux thèmes49; il distin
gue un thème pen-, contraction de deux prépositions, έπί («sur») et en
(«dedans»), donnant une forme epen, puis pen, signifiant à peu près
«tout là-dedans»50; la contraction des deux prépositions serait un fait
isolé, spécifique du latin, et sans correspondant dans d'autres langues;
sur ce thème serait formé le mot penus au sens de «l'intérieur de la
maison», dont Penates serait un dérivé. A. Walde distingue ce penus
d'un mot homophone, signifiant «la réserve aux provisions», et qu'il
conviendrait de mettre en relation avec le lituanien penù, peneti «nourr
ir»,les messapiens πανία «l'abondance» et πανός = lat. panis; ce thè
me pa- se trouverait aussi dans le latin pascor. Ainsi, A. Walde suppose
que seul l'un des deux mots penus serait à l'origine du nom des Pénat
es,«dieux de l'intérieur de la maison»51.
Cette hypothèse n'a pas été reprise, et les savants qui ont, après
A. Walde, étudié l'étymologie de ces mots, les rattachent à un thème
unique, pen-, qu'ils rapprochent toutefois d'autres thèmes indo-euro
péens, mais sans indiquer clairement la relation existant entre ces dif
férentes familles de mots.
Ainsi, F. Muller-Izn52 considère que tous les mots qui nous intéres
sent,penus, penes, penitus, pénates, dérivent d'un seul radical pen-
signifiant «l'intérieur de»: penus désigne l'intérieur de la maison, ou
du temple dans l'expression Penus Vestae, et c'est sur ce dernier mot
qu'est formé, à l'aide du suffixe -ates, pénates «les dieux de l'intérieur
de la maison». Muller-Izn rapproche ce radical de ceux que citait, sans
en tirer de conclusion, Walde, pen-/pon- «travailler», et le lituanien
penù «nourriture», que lui-même met en relation d'une façon assez
curieuse: «travailler pour s'assurer de la nourriture»; malgré cette
série de rapprochements hasardeux, Muller-Izn n'explique pas la rela
tion sémantique qui existerait entre pen- «à l'intérieur de» et pen- «tra
vailler pour s'assurer de la nourriture».
Pour J. Pokorny53, penus, penes, pénates sont formés sur une base
unique pen-, mais le sens premier de cette dernière serait «nourrir»,
«nourriture», et aussi «dépôt de nourriture»; c'est grâce à ces sens
multiples du mot penus que se fait le passage du sens de « nourriture » à
celui d'« intérieur» : il désigne en effet soit «les provisions de bouche»,
soit «l'intérieur de la maison», où la nourriture était conservée; c'est ce
dernier sens que l'on trouve dans le locatif penes «chez», dans l'adject
if -adverbe penitus «profond, profondément», dans la désignation com
mepénates des «dieux de l'intérieur de la maison». J. Pokorny rappro
che ce thème du lituanien penù «nourriture», et de la base pa-.
J. B. Hoffman54 estime, pour sa part, que sur le radical pen- ont
été formés penus «l'intérieur de la maison», Penates «les dieux de l'int
érieur de la maison», le sème «à l'intérieur de» se trouvant aussi dans
penitus, penetro, etc. . . Ayant mis en doute l'explication donnée par
Walde de ce radical, consistant à voir en lui la contraction de deux pré
positions, Hofmann n'en propose aucune autre, et constate la fragilité
du rapprochement de ce radical avec la racine pen-/pon- «travail
ler»55;mais il estime aussi qu'il est bien difficile de refuser, comme
l'avait fait Walde, de considérer que penus «l'intérieur de la maison», et
penus «les provisions de bouche» sont le même mot; en ce denier sens,
penus lui paraît pouvoir être rapproché de la racine de pasco, mais il
constate que la relation entre pen- et pa- n'est pas claire56.
A. Ernout et A. Meillet57 renoncent à rapprocher le thème pen-
d'autres racines indo-européennes, et réussissent à rendre compte de la
relation entre les deux sens de penus, qui ne constitue pour eux qu'un
seul mot, par une explication historique : à l'origine, le mot aurait signi
fié«la partie intérieure de la maison», sens qu'il a conservé dans le
domaine religieux pour le Penus Vestae; mais à l'époque classique, il
signifie «les provisions de bouche», cachées à l'intérieur de la maison,
ce qui apparaît très clairement, notent-ils, dans la définition de Cicé-
ron : est ... quo uescuntur homines penus; les Pénates seraient «les
dieux dont les images sont conservées à l'intérieur de la maison»58;
domorum secreta, dicta penetralia aut ab eo quod est penitus, aut a penatibus) semble
considérer que penitus et pénates ne sont pas construits sur le même radical; voir infra
p. 29 sq.
59 P. 1326, s.u. penus.
60 Ovide, Fastes VI, 450; Liv., V, 40; Plut., Cam., 20; voir infra p. 454 sq.
26 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
du Palatin; S. M. Puglisi (op. cit., P. 66) émet avec prudence l'hypothèse selon laquelle ce
serait une carrière. Si on admet que le penus ait pu être une réserve souterraine, sa fonc
tion serait alors en partie celle du mundus, et W. Warde-Fowler (Mundus patet, JRS, 2,
1912, p. 52 sq) a proposé de voir dans le mundus non pas une fosse mettant en rapport
les vivants et les morts, mais le penus de la cité. Sur le mundus, voir F. Coarelli, Ara
Saturni, Mundus, Senaculum. La parte occidentale del Foro in età arcaica, DArch, 9-10,
1976-77, p. 346 sq; A. Magdelain, Le Pomerium archaïque et le mundus, REL, 54, 1977,
p. 71-109; A. Piganiol, Recherches sur les Jeux Romains, Strasbourg, 1923, p. 1-14.
65 Rom und Troia, p. 95-96.
66 Notamment G. Dumézil (La religion romaine archaïque, 2e éd., Paris, 1974, p. 322-
326), pour qui cette forme est l'expression du caractère terrestre de Vesta, qui règne dans
un espace non orienté et non inauguré, par opposition aux dieux célestes, dont les templa
sont définis par les quatre directions du ciel.
28 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
Le suffixe -as, -atis est défini par A. Ernout71 comme l'un des
«suffixes de dérivation, marquant la provenance ou l'appartenance, et
qui servent à former des ethniques», à côté de -no- (-ano-, -ino-,
-uno-), -ensis (-esis, iensis); A. Ernout note qu'il est moins usité que les
deux autres, et distingue trois catégories de mots dans lesquelles il
apparaît : ce sont d'abord les adjectifs dérivés de thèmes pronominaux,
cuias, «de quel pays», nostras, «de notre pays», uestras «de votre pays»,
et «d'autres dérivés» : Infernas et Supernas désignant la mer Adriatique
et la mer Tyrrhénienne, summas et infumas, ou infimas, «gens de la
plus haute ou de la plus basse qualité», optimates «les hommes du meil
leur rang» (dans ces derniers mots, selon A. Ernout, le sens local s'atté-
nuant pour faire place à un «sens moral»), Primas et Magnates «du pre
mier rang» et «les Grands» (formes tardives du latin d'église). A. Er
nout range dans cette série Pénates, où «penas est dérivé correctement
d'un thème pen- figurant dans penes, penitus, penus»72; une autre
catégorie, beaucoup mieux représentée que la première, est celle des
noms gentilices, indiquant l'identité des individus, en particulier des
affranchis, par un nom dérivé de celui de leur ville d'origine73. Ces
anthroponymes, cependant, ne sont qu'une extension d'un type de for-
de l'intérieur «dans la mesure où il est le cœur et le centre vital de tout»; penes nos est
voudrait dire non pas «il se trouve dans notre maison», mais «il est associé à la maison».
Cette valeur affective nous paraît certaine (cf. infra p. 51 sq.) pour certains emplois méto
nymiques de Penates, plus contestable pour les autres mots formés sur le thème pen-.
71 Le suffixe en-as, -atis, in Philologica III, Paris, 1965, p. 29. P. Monteil {op. cit.,
p. 194) note que ce suffixe, dérivé de thèmes en -a- du type Antemna-tes, a été utilisé, par
extension, dans d'autres thèmes, du type Arpin-ates.
72 Op. cit. p. 32; le mot, comme un certain nombre d'autres présentant ce suffixe,
n'est employé qu'au pluriel, malgré la possibilité morphologique d'un singulier* Penas
ou* Penatis, relevée par le jurisconsulte Antistius Labeo cité par Festus (298 L) : Penatis
singulariter Labeo Antistius posse dici putat qui pturaliter Penates dicantur; cum patiatur
proportio etiam dici, ut optimas, primas, Antias.
73 Ce procédé a été relevé par Varron, De L.L. VIII, 83 (cité par A. Ernout, op. cit.,
p. 33).
30 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
mation d'ethniques en -as, atis (comme Antias, Arpinas. . .), dont Pline,
au livre III de son Histoire Naturelle, nous fournit une longue liste : on
les rencontre dans le Bruttium, en Calabre, Apulie, Lucanie, Campanie,
dans le Latium et le Samnium, en Ombrie, en Ligurie, et dans la Celti
que.
Ce tableau des emplois du suffixe -as, -atis nous donne une pre
mière indication sur le sens qu'il est préférable de considérer comme
originel dans le thème pen-. Dans tous ses emplois, le suffixe -as
s'ajoute à une base à sens spatial, ce qui nous invite à donner à pen-,
dans la formation Penates, le sens de «la partie la plus retirée de la
maison». D'autre part, le suffixe -as, -atis exprime lui-même l'origi
ne74,et on ne peut guère songer à l'associer à un mot ne désignant pas
un lieu. Le sens de Penates est donc «ceux de l'intérieur de la maison»
ou «ceux de la réserve aux provisions», et non «ceux qui s'occupent des
provisions»; le suffixe -as n'entre pas dans la formation des noms
d'agent, et ce serait penatores, attesté, selon Festus, chez Caton, qui cor-
74 Seuls deux mots présentant ce suffixe ne semblent pas exprimer l'origine; c'est
anas, attesté chez Paulus-Festus (26 L : anatem dicebant morbum anuum), «incompréhens
ible» pour M. Leuman-J. B. Hofmann {op. cit., p. 233), «forme suspecte» ou «imaginat
ion de grammairien» pour A. Ernout {op. cit., p. 32); l'autre est sanates, défini par Pau
lus-Festus (475 L : Sanates dicti sunt, qui supra infraque Romam habitauerunt. Quod
nomen ideo his est inditum, quia, cum defecissent a Romanis, breui post in amicitiam,
quasi sanata mente, redierunt). S'agit-il du nom d'un peuple voisin de Rome, comme
supra infraque Romam pourrait le faire penser? Festus, en tout cas, ne met pas le mot
Sanates en rapport avec un nom de ville, mais en donne une étymologie évidemment fan
taisiste {sanata mente). Le témoignage d'Aulu-Gelle est assez sensiblement différent; un
jurisconsulte rapporte aux «réglementations archaïques des Douze Tables» les notions
juridiques suivantes {N. Att. XVI, 10) : proletarii et assidui et sanates et uades et subuades
et uiginti quinque asses et taliones furtorumque quaestio cum lance et lido. Il est clair que
les trois premiers termes font allusion à des catégories sociales, mais seules les deux pre
mières sont connues par ailleurs; M. Leuman et J.B.Hofmann {loc. cit.) y voient une
confusion avec sanatus; on trouve chez Pline la forme Manates, que M. Lejeune {Problè
mes de philologie vénète I-VI, RPh, 25, 1951, p. 222-223) attribue à une lecture fautive
d'une inscription du Ve siècle, «probablement apposée au lieu des réunions de la Ligue
latine»; selon ce même savant, Sanates a pour origine un mot vénète, l'ethnique Sainatis,
devenu en Vénétie une épithète divine, et, dans le Latium, l'ethnique Sanates. A. Ernout
{op. cit. p. 33) admet l'hypothèse d'un nom de peuplade. Il faut sans doute écarter, com
mele fait S. Weinstock {op. cit., col. 418) la suggestion de Norden {loc. cit.) selon laquelle
Penates désignerait à l'origine une classe sociale tôt disparue, ou les dieux de cette classe
sociale. P. Monteil {op. cit. p. 194) considère que les mots de la série optimates, summates,
infimates ont fini par désigner des classes sociales.
ETYMOLOGIE : PENATES ET PENUS 31
75 268 L : Penatores qui penus gestant. Cato aduersus M. Acilium quarta : postquam
na[ti]uitas e nauibus eduxi, non ex militions atque nantis piscatores et penatores feci. Peut-
être faut-il voir, dans cet unique emploi attesté de penatores, une création μη peu artifi
cielle, appelée par piscatores (cf. S. Weinstock, op. cit., col. 419); mais l'emploi du suffixe
reste, néanmoins, significatif.
76 Cf. A. Ernout, op. cit., p. 31-32.
77 Cf. A. Ernout, op. cit., p. 34-54; pour l'osco-ombrien, voir R. von Planta, Grammat
ik der Oskisch-Umbrischen Dialekte, 2e éd., Berlin-New-York, 1973, t. II, p. 51-52; pour
l'étrusque, W. Schulze, Zur Geschichte Lateinischer Eigennamen, 2e éd., Berlin-Zurich-
Dublin, 1966, p. 529.
78 Die Ethnike des alten Italiens, Zurich, 1951, p. 114.
79 hoc. cit.
32 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
tion des ethniques en -as, à partir du modèle observé dans les cognomi
na présentant ce suffixe, majoritairement d'origine étrusque; à quoi
A. Ernout objecte à juste titre qu'«il est impossible que la domination
étrusque ait été assez puissante et d'assez longue durée pour couvrir un
aussi vaste domaine»85, et que des ethniques en -as se trouvent dans
des régions qui n'ont jamais subi l'influence étrusque. Il conclut donc
qu'il faut raisonnablement supposer une commune origine au suffixe
-as en Italie et en Gaule, preuve possible, parmi d'autres, de la parenté
des langues parlées dans ces pays.
D'un côté, donc, on a un suffixe d'ethniques utilisé largement dans
un vaste domaine géographique, de l'autre, un emploi, dérivé du pre
mier, de ce suffixe exprimant l'origine, dans un petit nombre de mots,
anciennement attestés, et spécifiquement latins86, parmi lesquels il faut
ranger Penates.
L'étude du suffixe -ates nous a donc permis de préciser à la fois la
fonction propre des Pénates et le sens qu'il convient de donner à la
base pen- dans cet appellatif : elle désigne un lieu, le penus au sens de
«la partie la plus retirée de la maison»; les Pénates, de par leur nom,
sont les dieux d'un lieu, sont attachés à ce lieu, qu'ils protègent. Mais
leur dénomination exprime aussi leur ancienneté et leur origine pro
prement latine, deux caractéristiques essentielles de leur personnalité.
I - Penates et di pénates
3 Mere, 834 et 836; Phorm., 311. Chez ces deux écrivains, du reste, qui ne disent
jamais pénates seul, l'emploi de la formule di pénates s'explique très bien par la facilité
métrique qu'elle offre dans les vers iambiques.
4 Cette évolution a pu être facilitée par le fait que Penates, étant une formation or
iginel ement adjective, comme nostras, a peut-être suivi, dans son emploi comme substant
if, l'usage des ethniques du type Arpinates (cf. supra p. 31).
5 Fr. 3; cf. commentaire de M. Barchiesi (Nevio epico, Padoue, 1962, p. 368 sq.) pour
la construction assez délicate du génitif penatium. Voir aussi infra p. 47.
6 Ad Aen. II, 717 : (Aenean cum dis pena)tibus.
L'USAGE DU MOT PENATES DANS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE 37
Dans cet exemple encore, pénates est employé seul au sens métony
miquede «maison», ou plus précisément, puisqu'il s'agit d'un roi, de
«palais royal». On trouve des exemples analogues en prose9. Il semble
donc bien que, dans certains cas, l'utilisation de pénates dans un sens
métonymique, qui lui ôte son sens originel de «dieux du foyer», rende
difficile la présence du substantif di à côté de l'adjectif pénates. Mais
on ne saurait faire de cette constatation, qui se vérifie en effet pour un
certain nombre d'exemples, une règle imperative, car on pourrait trou
verdes cas nombreux où pénates a le sens précis de «dieux» et n'est pas
accompagné de di, comme dans l'exemple de Naevius que nous avons
mentionné plus haut; il est des cas où le sens métonymique n'exclut pas
la présence de di. On ne saurait donc voir dans l'opposition entre l'util
isation du mot pénates dans son sens propre et son acception métonymi
que une explication systématique de l'alternance di pénates /pénates.
Nous avons mené notre étude à partir d'un corpus de deux cents
emplois de pénates, dans une période allant de Plaute à Suétone. Exa-
7 II, 333-34 : «Elle est donnée pour remplir par sa fécondité d'autres pénates» (trad.
A. Bourgery, C.U.F., Paris, 1947).
8 Met. V, 660 : « Là régnait Lyncus. Il (= Triptolème) entre dans les Pénates de ce
roi» (trad. G. Lafaye, C.U.F., Paris, 1961).
9 Par exemple, Tacite, Ann., XIII, 4, 3.
38 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
minons tout d'abord la fréquence des emplois du mot chez ces auteurs :
y a-t-il une évolution historique de la fréquence d'emploi de pénates?
Peut-on dire qu'il apparaît plus volontiers chez certaines familles d'es
prit, dans certains genres littéraires, en poésie ou en prose?
L'étude de notre corpus ne nous permet guère de dire que le mot a
été plus employé à telle époque qu'à telle autre. On en trouve très peu
d'exemples avant l'époque cicéronienne (un exemple chez Naevius, un
chez Cassius Hemina, cité par Servius, deux exemples chez Plaute et un
exemple chez Térence seulement), beaucoup chez Cicéron (15), 24 chez
Ovide et Virgile, 27 chez Tite-Live, 16 chez Sénèque, 14 chez Lucain, 22
chez Tacite, et 43 chez Stace. Encore faut-il tenir compte, pour appréc
ierces chiffres, du fait que les œuvres de ces écrivains sont inégale
ment importantes et que la plus grande partie de l'œuvre de Naevius ou
de Cassius Hemina, par exemple, est perdue pour nous. Il est assez dif
ficile, donc, de voir une évolution historique de la fréquence d'emploi
du mot. On peut constater sa rareté chez Plaute et sa fréquence chez
Cicéron, mais doit-on dire pour autant qu'il était plus fréquemment
employé à l'époque cicéronienne? César ne l'utilise qu'une fois - dans
sa correspondance -, Catulle une fois aussi, et Lucrèce jamais. De la
même façon, pour la période impériale que nous avons considérée, Sta-
ce emploie le mot 43 fois, Apulée, jamais.
Il nous a semblé en revanche que, plus qu'à des différences de
mentalité dues à telle ou telle époque, la plus ou moins grande fréquen
ce des emplois du mot venait des différentes familles d'esprit auxquell
es appartenaient les écrivains, et surtout des différences entre les gen
res littéraires où pénates apparaît. C'est ainsi que l'on peut dire que le
mot est très rare chez les comiques (3 exemples) alors qu'il est fréquent
dans les tragédies de Sénèque (16 exemples). Encore l'exemple de l'em
ploi de pénates chez Plaute doit-il être examiné avec un peu d'attention.
Les deux emplois du mot chez cet auteur se trouvent dans la même
tirade, à deux vers d'intervalle10: Charinus, jeune homme de bonne
famille, va quitter la maison paternelle et s'exiler; au moment de son
départ, il adresse une invocation solennelle aux dieux de son foyer, par
mi lesquels les Pénates. Il n'y a donc rien là qui appartienne spécifique
ment au genre comique. L'origine sociale du personnage et les circons
tances dans lesquelles cette invocation est prononcée relèveraient plu-
tôt de la tragédie. Il semblerait donc qu'il y ait dans le mot pénates des
connotations qui le font préférer dans un langage théâtral noble.
On peut dire aussi que le mot est fréquent dans l'éloquence judi
ciaire (Cicéron), très fréquent chez les historiens (Tite-Live et Tacite).
Peut-être, là encore, la fréquente apparition du mot s'explique-t-elle par
une certaine hauteur de ton de ces œuvres. Une remarque que nous
pouvons faire à propos de la poésie semble aller dans le même sens : le
mot est fréquent dans l'épopée (Virgile et Lucain) et dans les «grands
poèmes» d'Ovide, comme les Métamorphoses, alors qu'il n'apparaît que
très rarement dans la poésie élégiaque, en particulier chez Ovide qui
n'offre que quelques exemples de pénates dans les Amores et les Tris
tes. En revanche, chez d'autres auteurs, cette opposition s'explique par
le contenu des œuvres, par les sujets abordés, plutôt que par une diffé
rence de ton entre les œuvres; c'est ainsi que Cicéron emploie fréquem
ment pénates dans ses discours, très rarement dans ses œuvres philoso
phiques, Sénèque fréquemment dans ses tragédies, jamais dans ses
ouvrages philosophiques.
Dans le corpus des citations du mot pénates sur lequel repose notre
étude, ce dernier, nous l'avons déjà vu, est employé tantôt au sens pro
pre de «dieux du penus y>, tantôt dans un sens métonymique, soit que
pénates désigne à la fois les dieux du penus et une autre entité, la mai
son ou la patrie par exemple, soit que pénates désigne uniquement une
entité différente de celle des «dieux du penus», auquel cas il y a méto
nymie complète.
Dans notre corpus, pénates est utilisé au sens de «dieux du penus»
74 fois, c'est-à-dire une fois sur trois environ. Nous pouvons donc déjà
constater que l'acception du mot dans son sens propre n'est pas la plus
courante. Employé en ce sens, pénates désigne les dieux de la maison,
du foyer. Parmi les très nombreux exemples que nous pourrions citer,
nous en avons choisi un de Catulle qui nous a semblé significatif :
Venistine domum ad tuos pénates
Fratresques unanimos anumque matrem?11.
11 Catulle, 9, 3-4 : «Es-tu de retour auprès de tes pénates, de tes frères si unis et de ta
vieille mère?» (Trad. G. Lafaye, C.U.F., Paris, 1932).
40 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
A notre avis, pénates représente ici les dieux du penus, mais aussi la
maison tout entière. On pourrait évidemment objecter à cette interpré
tation que domus est employé dans le vers suivant, et qu'il faut y voir
une opposition de sens entre domus et pénates. Nous pensons qu'il
s'agit plutôt d'une alternance destinée à éviter la répétition, et que les
deux termes sont presque synonymes, à cette nuance près que le pre
mier désigne, en plus de la maison à proprement parler, les dieux
domestiques.
Dans d'autres cas, pénates désigne, outre les dieux du foyer, la
patrie. C'est ainsi qu'on peut lire chez Cicéron : Exterminabit dues
12 Hist. Ill, 84, 3 : « pour le soldat, le véritable honneur était dans le camp ; là était sa
patrie, là étaient ses pénates» (Trad. H. Goelzer, C.U.F., Paris, 1921).
13 Met. VII, 575-6 : « Ils se roulent sur la terre ; chacun prit ses pénates, chacun
regarde sa demeure comme un séjour funeste» (trad. G. Lafaye, C.U.F., Paris, 1928).
L'USAGE DU MOT PENATES DANS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE 41
Il est tout à fait possible d'interpréter ici pénates comme «les dieux
du foyer». En effet, les associations de dieux (socii) sont connues par
ailleurs, et il est assez naturel de considérer qu'à l'occasion d'un mariag
e, les dieux des deux familles se trouvent associés16. Mais il n'est pas
douteux non plus qu'il faille donner au mot pénates un sens plus large
et qu'il désigne non seulement les dieux particuliers de la famille
d'Enée et de celle de Lycurgue, mais aussi, par extension, ces deux
familles elles-mêmes, le terme de socii s'appliquant parfois à la relation
conjugale17 et se justifiant tout particulièrement ici, à propos d'une
alliance politique entre deux grandes familles.
A côté de ces quelques exemples d'une métonymie partielle, nous
en trouvons de nombreux de métonymie totale, où pénates ne semble
plus désigner du tout les dieux du penus. Au sens métonymique, pénates
représente presque toujours la maison, comme on le voit chez Lucain,
évoquant l'austérité de Caton :
14 Sest., 30: «Un consul pourra-t-il bannir par un édit les citoyens romains loin de
leurs Pénates?» (trad. J. Cousin, C.U.F., Paris, 1965).
15 En. III, 15-16 : «nation liée à Troie depuis toujours, pénates alliés des nôtres tant
que notre fortune dura» (trad. J. Perret, C.U.F., Paris, 1977).
16 Pourtant, les divinités invoquées lors des cérémonies du mariage semblent plutôt
être celles qui ont pour fonction spécifique de protéger ce lien : cf. G. Dumézil, La rel
igion romaine archaïque, 2è éd., Paris, 1974, p. 603-604; id., Mariages indo-européens, Paris,
1979, p. 17 sq.; D. P. Harmon, The Family Festivals of Rome, A.N.R.W. II, Berlin-New-
York, 1978, p. 1598-1600.
17 Ovide, Mei. XIV, 678 : tori socium.
42 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
. . . magnique pénates
summouisse hiemem tectols.
18 Π, 384-5: «De grands pénates, un toit suffisant pour écarter l'orage» (trad.
A. Bourgery, ibid.). Magni pénates est peut-être à rapprocher de l'expression de Virgile
Penatibus et Magnis Dis (En. III, 12; VIII, 679).
19 Hist. I, 51,7 : «Le soldat se repaît l'imagination d'assaut donné aux villes, de terri
toires ravagés, de maisons pillées (trad. H. Goelzer, ibid).
20 Phéniciennes, 503-4 : «transfuge de la patrie, abrité par les pénates d'un roi étran
ger» (trad. L. Hermann, C.U.F., Paris 1924).
21 Sénèque, Phèdre, 89-91 : «Pourquoi m'ayant livrée en otage à un foyer qui m'est
odieux et m'ayant mariée à mon ennemi, me forces-tu à passer ma vie dans l'infortune et
dans les larmes ? » (trad. L. Hermann, ibid.).
22 Odes III, 14, 3-4: «César, de l'extrême Espagne, regagne victorieux, ses pénates»
(trad. F. Villeneuve C.U.F. Paris 1917).
L'USAGE DU MOT PENATES DANS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE 43
23 On trouve chez Stace (Silves III, 5, 12-13) un exemple tout à fait analogue où pénat
es évoque la terre natale du poète.
24 Ann. XIV, 61, 3-4: «Serait-ce parce qu'elle va donner une descendance légitime
aux pénates des Césars?» (trad. P. Wuilleumier, C.U.F., Paris, 1978).
25 D. P. Harmon, op. cit., p. 1596-1598.
26 En. III, 603-604. Je sais que je fus homme de la flotte des Grecs, j'avoue que j'ai
porté la guerre contre les Pénates d'Ilion» (trad. J. Perret, ibid.).
27 Ann. Ill, 34, 3: «On faisait aux femmes un petit nombre de concessions, qui,
n'étant pas même à charge pour le foyer de leurs époux, ne l'étaient assurément pas pour
les alliés» (trad. P. Wuilleumier, C.U.F., Paris, 1974).
44 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
son». Il est vrai, et l'exemple de Catulle que nous avons cité le montre
assez clairement, que le passage du sens propre à la métonymie est par
fois subtil. Il nous a semblé aussi que ce jeu sur le sens du mot n'a pas
toujours existé : pénates n'est jamais employé au sens semi-métonymi
que ou métonymique chez les auteurs les plus anciens, Naevius, Plaute,
Terence, Cassius Hemina; les premiers emplois métonymiques se trou
vent au Ier siècle, peut-être déjà chez Catulle, à coup sûr chez Cicéron,
après qui la métonymie est systématiquement présente.
28 Cat. IV, 18 : «c'est à nous qu'elle (la patrie) confie les autels des Pénates et le feu
de Vesta qui brûle éternellement» (trad. H. Bornecque et E. Bailly, C.U.F., Paris, 1961).
L'USAGE DU MOT PENATES DANS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE 45
Les Pénates sont associés ici avec les Grands Dieux, les deux noms
étant coordonnés par et. Le rapprochement entre ces deux groupes de
divinités est l'écho d'une tradition qui va même parfois, comme chez
Cassius Hemina et Servius, jusqu'à l'assimilation entre Pénates et
Grands Dieux31. On trouve une expression analogue dans un autre pas
sage de Y Enéide :
Hinc Augustus agens halos in proelia Caesar
cum patribus populoque, penatibus et magnis dis32.
29 Tacite, Ann. XV, 41, 1 : «Le temple de Jupiter Stator, voué par Romulus, le palais
royal de Numa et le sanctuaire de Vesta, avec les Pénates du peuple romain, furent
consumés» (trad. P. Wuilleumier, ibid.).
30 En. III, 11-12: «Exilé, je mets le cap sur le grand large avec mes compagnons,
mon fils, les Pénates et les Grands Dieux» (trad. J. Perret, ibid.); Cf. R. Schilling Penatibus
et Magnis Dis (Virgile, Enéide III, 13 et VIII, 679), Mise. E. Manni, VI, Rome 1980, p. 1963-
78.
31 Ce point très délicat sera repris ci-dessous, p. 285-92 ; 430-9.
32 VIII, 678-79 : «D'un côté Auguste César conduisant au combat les Italiens avec les
Pères et le peuple, les Pénates et les Grands Dieux» (trad. J. Perret, C.U.F., Paris, 1978).
33 Sest., 45.
46 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
du foyer, donc proches par le lieu de leur culte, et qu'en outre les deux
groupes de divinités présentent d'autres traits communs, notamment
d'être des ensembles au sein desquels ne se dégage aucune individualit
é. De ce rapprochement, on trouve un exemple chez Cicéron : Ista tua
pulchra Liberias deos Penates et familiäres meos Lares expulit, ut se ipse
tamquam in captivis sedibus collocar et?34. Il existe, à côté de ce texte,
beaucoup d'autres exemples de ce voisinage des Lares et Pénates35.
Les Pénates du culte public, comme ceux du culte privé, sont par
fois associés à des divinités dont les affinités avec eux sont moins évi
dentes. Ce sont, pour le culte public, Jupiter et Quirinus :
Mox ait : «O magnae qui moenia prospicis urbis
Tarpeia de rupe, Tonans, Phrygiique pénates
gentis Iuliae et rapii secreta Quirini. . .36.
34 Dont., 108 : «Ta belle liberté (= de Clodius) a-t-elle pu chasser mes dieux pénates
et mes lares domestiques, pour prendre place elle-même en terrain conquis?» (trad.
P. Wuilleumier, C.U.F., Paris, 1952).
35 Cf. notamment Lucain, VII, 397; Plaute, Mere, 834; Liv., I, 29, 4; Virgile, En. VIII,
543.
36 Lucain, I, 196-198 : «Bientôt il dit : «O toi qui regardes les murailles de la grande
ville du haut de la roche tarpéienne, Dieu du Tonnerre, pénates phrygiens de la famille
Julia, enlèvement mystérieux de Quirinus » (trad. A. Bourgery, ibid.).
37 Voir infra p. 210; 217; cf. P. Wuilleumier-H. Le Bonniec, M. Annaeus Lucanus, Bel-
lum Ciuile I (éd. comm., Coll. Erasme), Paris, 1962, p. 46.
L'USAGE DU MOT PENATES DANS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE 47
Il s'agit ici d'un serment dans lequel la dextra est invoquée comme
le symbole de la valeur religieuse inébranlable du serment; Genius,
dextra et Penates ont en commun d'être ce que l'interlocuteur possède
de plus personnel et de plus précieux.
Nous avons rencontré dans notre corpus des citations où pénates
était associé à des mots du vocabulaire religieux qui ne sont pas des
noms de dieux : ce sont, notamment, sacra et ara. De la première asso
ciation, nous avons un exemple chez Naevius, dans le premier emploi
connu de Pénates :
38 Ep. I, 7, 94-95 : « Aussi, par ton Génie, par ta main droite, par tes Dieux Pénates, je
t'en prie, je t'en supplie, rends-moi à ma première existence» (trad. F. Villeneuve, C.U.F.,
Paris, 1964); pour la valeur du Genius, voir G. Dumézil, op. cit., p. 362-69.
39 Cf. C. Goudineau, ΊΕΡΑΙ ΤΡΑΠΕΖΑΙ, MEFR, 79, 1967, p. 77.
40 Nevio epico, ibid. ; c'est cette construction que nous préférons. Cf. ci-dessous,
p. 85.
48 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
Le terme de sacra est ici assez imprécis et, comme dans l'exemple
de Naevius, la relation entre ce terme et les Pénates semble presque
une assimilation, au moins partielle, puisque les Pénates font partie des
objets sacrés emportés de Troie par Enée.
On rencontre enfin, chez Cicéron, deux exemples de ara associé à
pénates*1 : les arae en question sont celles de son culte personnel et pri
vé et il n'est pas surprenant qu'il les associe à ses Pénates.
Mais le mot pénates n'est pas toujours environné de mots apparte
nant au vocabulaire strictement religieux. Il arrive qu'il soit associé à
des mots qui, sans avoir un sens technique religieux, ont pourtant, par
leurs connotations, certains rapports avec les valeurs religieuses. Ce
sont, en particulier, les noms de parenté, qui figurent assez souvent à
côté de pénates. Par exemple, dans le texte de Catulle précédemment
cité :
Venistine domum ad tuos pénates
Fratresque unanimos anumque matrem43,
Penates est mis sur le même plan que fratres et mater. L'ensemble
de ces mots a une valeur sentimentale, est destiné à émouvoir : les
Pénates représentent la maison dans ce qu'elle a de plus attachant, et
l'attendrissement suscité par l'évocation des frères et de la mère est
fortement souligné par les mots unanimos et anum44. Mais le rappro
chement de pénates avec fratres et mater suggère en outre que l'on peut
être attaché à ses Pénates au même titre qu'à des membres de sa famill
e, que les Pénates, en quelque sorte, font partie du cercle de famille
dans ce qu'il a de plus émouvant. Nous trouvons une association tout à
fait analogue chez Virgile, lorsqu'Enée dit :
41 En. II, 294. «Troie te confie ses choses saintes et ses Pénates», (trad. J.Perret,
ibid.); malgré la traduction de J. Perret, nous ne pensons pas qu'il faille distinguer rad
icalement les sacra et les Pénates. Cf. ci-dessous, p. 183; 193-4.
42 Dom., 109; Sest., 145.
43 9, 3-4.
44 Voir E. Ellis, A Commentary on Catullus, Oxford, 1876, p. 22-23; A. Baehrens,
Catullus (éd. revue par K. P. Schulze), Leipzig, 1893, p. 112.
L'USAGE DU MOT PENATES DANS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE 49
Des noms propres figurent ici à côté des noms de parenté, ou les
remplacent, mais l'effet est le même : ils représentent ce qu'Enée a de
plus cher au monde. Dans ces deux exemples, étant donné le caractère
sacré des liens de famille, on ne peut pas dire qu'il y ait hétérogénéité
entre pénates et les mots qui l'environnent.
Il en va de même pour le mot focus, qui se trouve à plusieurs repri
sesdans nos textes, associé à pénates, par exemple dans Cicéron :
Nudum eicit domo atque focis patriis diisque penatibus praecipitem,
judices, exturbat46. Le focus, c'est évidemment le feu qui sert à cuire les
aliments et le mot a alors un sens profane, mais c'est aussi le foyer
autour duquel ont lieu les sacrifices de la religion domestique, et, com
meen français, il a une valeur affective.
Enfin, on trouve des exemples où pénates est associé à des mots qui
n'ont pas de valeur religieuse. Ce sont, en gros, ceux qui signifient
«maison», «cité», ou «territoire». Nous les avons classés dans cet ordre,
en allant de ceux qui sont le plus près de la réalité matérielle des Pénat
es (ceux qui signifient «maison») à ceux qui en sont le plus éloignés.
En effet, pénates est très fréquemment associé à domus ou, dans
quelques cas, à tectum47 pris métonymiquement au sens de «maison».
Ainsi, on lit chez Cicéron : Cum domum ac deos pénates suos ilio oppu
gnante defenderet48. Cette association s'explique par deux raisons. Tout
d'abord, il n'est pas surprenant que domus et pénates soient rapproc
hés,puisque les Pénates se trouvent à l'intérieur de la maison et sont
une sorte de symbole de la vie domestique. Mais de plus, il y a, là aussi,
une valeur sentimentale donnée à chacun des deux mots : la domus et
les pénates représentent ce que Milon a de plus cher. On trouve chez
Ovide une variante intéressante de domus, qui est torus :
45 En. II, 747-48 : «Ascagne, mon père Anchise, les Pénates troyens, je les confie à
mes compagnons » (trad. J. Perret, ibid.).
46 Rose. Amer., 23 : «il le jette nu hors de sa maison, il l'expulse, il le bannit, juges,
loin des foyers de ses ancêtres, loin de ses dieux pénates» (trad. H. de la Ville de Mir-
mont, C.U.F., Paris, 1921).
47 Par exemple, Liv., I, 29, 4.
48 Mil., 38 : « quand il défendait sa maison et ses pénates contre les attaques de Clo-
dius» (trad. A. Boulanger, C.U.F., Paris, 1967).
50 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
Domus est ici remplacé par torus, qui évoque les relations amour
euses de Corinne et du poète; cette substitution va tout à fait dans le
sens de l'analyse que nous avons faite précédemment à propos de l'a
ssociation de domus et de pénates : en effet, le torus et les pénates sont
symboliques de la vie commune d'Ovide et de Corinne, et représentent
donc ce à quoi le poète tient le plus.
Penates est parfois associé à des mots signifiant «cité», urbs ou
civitas, comme chez Tite-Live50: Si ... consensus aliqui patrum, non
Gallicum bellum, nos ab urbe, a penatibus nostris ablegatos tenet. Le
rapprochement de pénates et de urbe s'explique parce que Yurbs est
constituée par les maisons qui renferment les Pénates de chacun, mais
on peut aussi considérer que penatibus nostris désigne, outre les Pénat
es particuliers, les Pénates de l'Etat, et l'association est alors "des plus
naturelles.
Il arrive également que Penates soit environné de mots désignant
«la terre», «le territoire», comme tellus, arua, agri, rura. Par exemple,
on lit chez Tacite : delegata domus et penatium et agrorum cura feminis
senibusque et infirmissimo cuique ex familia51. Penatium s'oppose ici à
agrorum, comme l'intérieur de la maison a tout le domaine qui appart
ientau maître de maison, et penatium représente la vie domestique
dans ce qu'elle a d'intime, alors qu agrorum renvoie aux activités exté
rieures.
Enfin, aussi souvent qu'à des mots signifiant «la maison», pénates
est associé à des mots désignant « la patrie » : ce sont patria, patria terra,
solum patrium. Nous lisons par exemple chez Cicéron : Si in patriam, si
ad deos pénates redire properaret52. Certes, la patrie est le lieu où se
trouvent les dieux pénates de chacun, mais l'association des deux mots
49 Am. II, 11, 7-8 : «Voici que, fuyant le lit connu et nos pénates communs, Corinne
va s'engager sur ces chemins dangereux» (trad. H. Bornecque, C.U.F., 1930).
50 VII, 13, 8 : «Si c'est quelque entente des sénateurs et non la guerre gauloise qui
nous tient éloignés de la ville et de nos pénates» (trad. R. Bloch, C.U.F., Paris, 1968).
51 Germ., 15, 1 : «le soin de la maison, des pénates et des champs abandonné aux
femmes, aux vieillards, aux plus faibles de la famille» (trad. J. Perret, C.U.F., Paris,
1949).
52 Prov. Cons. 35 : «s'il avait hâte de retrouver sa patrie et ses pénates» (trad. J. Cous
in, C.U. F., Paris, 1962); cf. aussi Cicéron, Sest., 145; Salluste, Hist. 2, 47, 3; 2, 47, 4;
Tacite, Hist. Ill, 84, 3, etc.
L'USAGE DU MOT PENATES DANS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE 51
Atrée fait probablement brûler les corps de ses neveux sur le foyer
familial, près des effigies des Pénates. De même, les statuettes repré
sentant les Pénates sont assez souvent mentionnées, par exemple chez
Suétone : ultimo templis compluribus dona detraxit simulacraque ex
53 Oed., 708 : «Elle environne les pénates eux-mêmes de ses affreuses vapeurs» (trad.
L. Hermann, ibid.).
52 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
54 Nér., 32 : «en dernier lieu il dépouille une foule de temples des dons qu'ils avaient
reçus et fit fondre les statuettes d'or et d'argent, entre autres celles des dieux pénates, qui
plus tard furent rétablis par Galba» (trad. H. Ailloud, C.U.F., Paris, 1961).
55 Ann. XIV, 61, 3-4.
56 XXI, 63, 10 : «sans doute il est plus conforme à la majesté de son commandement
d'entrer en charge à Ariminum qu'à Rome et de prendre la robe prétexte dans un hôtel
qu'auprès de ses pénates » (trad. E. Lasserre).
57 XXX, 14, 2 et 3 : «cette hâte si téméraire que, le jour même où il avait vu cette
ennemie prisonnière, il l'avait unie à lui par le mariage, en accomplissant devant les
pénates de son ennemi le sacrifice nuptial (trad. E. Lasserre); voir supra p. 41.
58 Ann. V, 1, 3.
L'USAGE DU MOT PENATES DANS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE 53
Il se produit aussi que le nom des Pénates est cité en des circons
tances variées, où on ne l'aurait pas forcément attendu, et dont nous
nous efforcerons de trouver les caractères communs.
Le mot Penates est fréquemment usité lorsque quelqu'un revient
dans sa demeure. Par exemple, nous lisons dans Tite-Live, à propos
de Tullia, au moment où Servius vient d'être assassiné : contaminata
ipsa respersaque, tulisse ad pénates suos uirique sui60. Cet exemple
appelle deux remarques : tout d'abord, pénates est pris ici dans une
acception métonymique, au sens de domus; d'autre part, il s'agit de
circonstances dramatiques : un assassinat vient d'avoir lieu, et la fem
me dont il est question est couverte du sang de la victime, qui se
trouve de plus être son père. Ce sont d'ailleurs les Pénates qui ven
geront ce crime61.
De même, pénates est très souvent employé métonymiquement lors
qu'il s'agit d'expulser quelqu'un de sa maison. Ainsi on lit dans le De
Lege Agraria de Cicéron : se moueri possessionibus auitis suis sedibus ac
dis penatibus negant oportere62. Dans cette citation, pénates apparaît
dans un contexte destiné à souligner que cette dépossession serait
odieuse, parce que contraire à la tradition ancestrale (auitis) et l'accent
est mis sur le caractère sacré conféré à la propriété par le fait qu'elle
vient des ancêtres. Par ailleurs, il s'agit de circonstances tragiques,
d'une expulsion.
Le mot pénates apparaît très fréquemment à la place de domus
lorsque l'on décrit les effets de la guerre, par exemple chez Lucain :
59 Odes III, 23, 17-20: «si une main qui n'a rien à expier a touché l'autel, elle a pu,
sans qu'une victime somptueuse l'eût rendue plus agréable, apaiser les Pénates hostiles
avec un froment pieux et un grain de sel pétillant» (trad. F.Villeneuve, C.U.F., Paris,
1927).
60 Liv., I, 48, 7: «souillée elle-même par les éclaboussures, elle revient au foyer
conjugal» (trad. G. Baillet, C.U.F., Paris, 1958).
61 J. Heurgon, Tite-Live I (éd. comm.), Coll. Erasme, Paris, 1970, p. 162.
62 2, 57 : «ils déclarent qu'on ne doit pas les déposséder, les arracher à leur antique
résidence et à leurs dieux pénates» (trad. A. Boulanger, C.U.F., Paris, 1932).
54 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
63 Χ, 479-80 : « de toutes parts la guerre se fait pressante : déjà tombent dans l'int
érieur du palais des traits qui l'ébranlent» (trad. A. Bourgery, ibid.).
64 I, 29, 4; V, 53, 5; VI, 3, 3; VII, 13, 8; XXII, 3, 10.
65 II, 40, 7 : intra ilia moenia domus ac pénates mei sunt, mater coniunx liberique.
66 Le mot revient à trois reprises dans la bouche de Camille : V, 30, 6; V, 53, 5; V, 53,
8.
67 Sat. II, 3, 176.
68 Sénèque, Phéniciennes, 663.
69 Liv., I, 29, 4; II, 40, 7.
70 Cic, Dom., 144; Horace, Ep. I, 7, 94-95.
71 Cic, Rose. Amer., 23; Quinci., 83.
L'USAGE DU MOT PENATES DANS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE 55
*
* *
72 VI, 14, 7.
73 J. Bayet {Tite-Live, Histoire Romaine VI, C.U.F., Paris, 1966, p. 25) traduit pénates
par «foyer».
74 Par ex., Rose. Am., 23, pour le sens propre; Sest. 30, pour le sens métonymique.
56 ETYMOLOGIE ET USAGE DU MOT
Nous avons vu que l'on pouvait définir les Pénates comme «les
dieux du penus», ou, plus exactement «ceux du penus». Cette définition
implique l'existence d'un penus de la maison privée dans la religion
domestique, ou, dans la religion publique, du penus de l'Etat, le Penus
Vestae. Les témoignages antiques indiquent clairement l'existence de
deux catégories de Pénates : d'une part, il existe des Penates priuati,
mentionnés sous cette forme dans de nombreux textes, et nettement
définis comme tels par Tertullien1, en association avec les Lares:
priuatos enim deos, quos lares et pénates domestica consecratione perhi-
hetis; d'autre part, les textes littéraires et les inscriptions attestent
l'existence de Penates populi Romani, honorés par les Romains à Lavi-
nium, l'une des cités-mères de Rome, et aussi, selon le témoignage de
Tacite, dans le sanctuaire de Vesta2, où était ménagée une partie
secrète désignée comme Penus Vestae. L'existence de ces deux catégor
ies de Penates n'est pas pour nous surprendre, dans la mesure où il
s'agit de dieux domestiques, honorés au foyer, et où il y a un paralléli
sme évident entre le culte du foyer privé et celui du foyer de l'Etat, le
maître et la maîtresse de maison jouant un rôle comparable à celui des
prêtres et prêtresses de l'Etat; cette correspondance a été soulignée
notamment par Wissowa3.
Mais remarquer cette correspondance n'est pas aborder le problè
me le plus difficile, celui d'un éventuel rapport chronologique, d'une
relation de filiation, entre le culte des Penates priuati et celui des Penat
es publici. Sur ce point, deux théories s'opposent. Pour D. G. Orr, le
culte public des Pénates a existé dès les origines de Rome et a peut-être
précédé celui des Pénates privés : «II est possible que le culte domesti-
que soit une sorte de version miniature des rituels publics»4; G. Dumézi
l, au contraire, considère que «les Penates. . . ont sûrement été pro
mus du culte privé au culte public»5; question d'autant plus complexe
que les Pénates apparaissent très liés à Vesta6, voire confondus avec
elle7. G. Dumézil pourtant, à l'encontre de K. Latte8, voit dans la
déesse du feu une des divinités les plus anciennes de la religion publi
que9.
En face d'opinions aussi contradictoires, nous serions tenté d'invo
querle principe méthodologique de J. Bayet : «En commençant par les
aspects familiaux de la religion, on ne les suppose pas antérieurs aux
aspects tribaux ou fédératifs, ni plus purs qu'eux; on en constatera au
contraire l'hétérogénéité : obstinés sur certains points jusqu'à la scléros
e, sur d'autres sensibles aux variations sociales ou idéologiques. Mais
la première cellule humaine constitue un tout saisissable; une multiplic
ité de rapports s'y engagent, propres à faire concevoir la complexité
vivante de faits que l'analyse de la religion d'Etat est contrainte à dis
joindre»10. Cependant, le choix que nous avons fait de commencer
l'étude du culte des Pénates par la religion privée nous paraît justifié
par la nature même de ces dieux. En effet, chargés de la protection de
la réserve aux provisions, ils nous semblent étroitement rivés à la mai
son privée; l'emploi métonymique de leur nom explique en partie qu'ils
aient contribué à donner naissance aux Penates publici, dont l'existence
se justifie d'autre part très bien par la transformation des cultes du
foyer du roi en cultes d'Etat11. Le culte public n'est donc, croyons-
nous, qu'une extrapolation du culte privé.
On pourrait invoquer comme argument en faveur de l'antériorité
du culte public le fait que les Penates populi Romani sont liés à la
4 Roman Domestic Religion, A.N.R.W., II, 16, 2, Berlin-New- York, 1978, p. 1559.
5 La religion romaine archaïque, p. 359.
6 Cicéron {De Nat. Deor. II, 68) écrit : nec longe absunt ab hac ui (= Vesta) di Penat
es;selon le témoignage de Tacite (Ann. XV, 41), les Pénates étaient honorés à Rome dans
le sanctuaire de Vesta : cf. infra p. 467-70.
7 Macrobe, III, 14, 41; Servius, Ad Aen. II, 296; pour l'étude du sacrifice des magist
ratsromains à Vesta et aux Pénates, voir infra p. 355-61.
8 Römische Religionsgeschichte, Munich, 1960, p. 90.
9 Ibid.
10 Etude politique et psychologique de la religion romaine, Paris, 1957, p. 62.
11 S. Weinstock, R.E. XIX, 1, s.u. Penates, col. 441; F. Coarelli, // Foro Romano I:
Periodo arcaico, Rome, 1983, p. 70-71; cf. infra p. 519.
INTRODUCTION 61
I - La localisation du culte
3 Cf. G. Radke, Die dei pénates und Vesta in Rom, A.N. R.W. , II, 17, I, Berlin-New-
York, 1981, p. 253-255.
4 De Nat. Deor. II, 68 : di Penates, siue a penu ducto nomine. . . siue ab eo quod peni
tusinsident.
5 ,4c? Aen. II, 484; voir supra p. 24 η. 58.
LES RÉALITÉS DU CULTE DES PÉNATES PRIVÉS 65
6 R. C. Carrington, Notes on the building materials of Pompeii, JRS, 23, 1933, p. 125-
152; E. La Rocca-M, et A. de Vos, Guida archeologica di Pompei, Milan, 1976, p. 13 et 31.
7 G. K. Boyce, ibid.; A. Maiuri, L'ultima fase edilizia di Pompei, Rome, 1942; pour
une bibliographie plus complète, cf. Guida archeologica di Pompei, p. 349-354.
8 Les Pénates et l'ancienne religion romaine, REA, 54, 1952, p. 112.
9 Op. cit., p. 18: VI, 1, 1; VI, 15, 18; VII, 2, 20; IX, 8, 3 et 6; IX, 9, 6; Villa des
Colonnes de mosaïque.
10 VI, 15, 18 et VII, 2, 20.
11 VI, 1, 1.
12 VI, 1, 1 et IX, 9, 6.
13 G. K. Boyce, op. cit., pi. 41.
66 LES PÉNATES PRIVÉS
14 ix, 9, 6.
15 G. K. Boyce, op. cit., p. 91 ; cette hypothèse est reprise de A. Mau, Pompeji in Leben
und Kunst, 2e éd., Leipzig, 1908.
16 Par exemple I, 2, 6; I, 2, 19; I, 3, 8; V, 1, 18; V, 2, 3; VI, 1, 10; VII, 3, 11-12 etc. . .;
sur les 505 exemples de Pompéi étudies par G. K. Boyce, la chapelle des dieux domesti
ques se trouve dans la cuisine 90 fois, et plusieurs fois dans une petite pièce contigue à
cette dernière; en outre, il faut tenir compte de ce que cet ensemble comporte de nomb
reuses tabernae et cauponae où il n'y a pas toujours de «laraires».
17 Wandgemälde der vom Vesuv verschütteten Städte Campaniens, Leipzig, 1868.
18 Ad Aen. II, 469.
19 VII, 27, 5-6: «Que mes pénates s'engraissent joyeusement à la vapeur de son
fumet et qu'on déboise une hauteur pour le feu de ma cuisine en fête» (trad. H.-J. Izaac,
C.U.F., Paris, 1930).
20 Mais la fumée aura aussi pour effet de déposer de la graisse sur les images des
dieux (pinguescant est à prendre au sens métaphorique et au sens propre).
LES RÉALITÉS DU CULTE DES PÉNATES PRIVÉS 67
de ces dieux: cum focus ara sit deorum penatium21. Cette explication
permet d'éclairer une expression de Virgile, dans la description du
palais de Didon : l'une des tâches des cinquante servantes est de flam-
mis adolere penatis22; les parfums sont brûlés dans le foyer, où sont
vénérés les «Pénates» de la reine, selon l'interprétation d'A. Belles-
sort23; J. Perret va plus loin : il voit dans l'emploi de Penatis une méto
nymie pour culina, «et l'expression signifierait embraser la cuisine de
flammes, faire grand feu dans la cuisine»24. Du reste, nous avons vu
que pénates était souvent employé métonymiquement pour focus25.
Dans le vers qui précède immédiatement ceux que nous avons cités,
Martial dit du sanglier : iacet. . . nostris focis, où il ne nous semble pas
qu'il faille voir dans focis une métonymie; l'animal, tué, va être cuit
dans le foyer.
La cuisine n'est cependant pas la seule pièce où l'on trouve des
représentations des Pénates dans les maisons de Pompéi; il existe pour
leur image, ou l'autel de leur culte, une grande variété d'emplace
ments : l'atrium26, le péristyle ou le pseudo-péristyle27 un mur bordant
le jardin28 ou, beaucoup plus rarement, les fauces29, ou encore une
petite pièce, ou un recoin, attenant au tablinum30, peut-être une fois le
tablinum lui-même, mais l'identification de la base de maçonnerie com
meles restes d'un laraire n'est pas certaine31; peut-être faut-il voir une
cella penaria dans une petite pièce très étroite, voisine du triclinium,
dans une maison de Pompéi32 : la présence d'étagères, taillées dans le
33 ix, 2, 16.
34 VIII, 3, 14 C; la distinction entre cubiculum et sacellum donne parfois matière à
controverses ; à ce sujet, cf. G. K. Boyce, op. cit., p. 75 n. 2.
35 I, 3, 27; V, 3, 8; V, 4, 1, etc. ..
36 Sat., XXIX.
37 Voir E. Paratore, // Satyricon di Petronio II (Commento), Florence, 1933, p. 94-95.
LES RÉALITÉS DU CULTE DES PÉNATES PRIVÉS 69
II nous semble que cet état de choses est le résultat d'une double évolu
tion: de l'architecture de la maison privée d'une part, de la conception
des Pénates, d'autre part.
Dans l'une des plus anciennes maisons de Pompéi, la «Maison du
Chirurgien»38, datant du IVe siècle, les pièces constituent un seul corps
de bâtiments s'organisant autour de l'atrium, et le laraire des dieux
domestiques est dans la cuisine; c'est une peinture présentant deux
zones : dans la zone inférieure se trouvent deux serpents affrontés
symétriquement à un autel; dans la zone supérieure, le Genius versant
une libation sur un autel, à la droite duquel se tient un camillus; deux
figures indistinctes encadrent ce groupe central, mais on peut penser
avec quelque vraisemblance, étant donné la similitude avec l'iconogra
phie d'autres laraires, qu'il s'agit des Lares; au-dessus encore sont
représentés deux autres figures indistinctes : sans doute, croyons-nous,
les Pénates39. Servius, nous l'avons vu, considère la cuisine comme la
«pièce des Pénates». Dans la cabane primitive, constituée d'une unique
pièce, les Pénates ne pouvaient être honorés que dans cette dernière, si
l'on refuse toutefois l'hypothèse proposée par F. Borner d'une réserve
aux provisions distincte de la maison, dont les Pénates auraient été les
dieux. De toute façon, à supposer même que le penus de la maison pri
mitive ait été séparé du reste de l'espace domestique par des cloisons
d'osier tressé, comme le Penus de YAedes Vestae, les dieux du penus
n'en auraient pas moins été vénérés dans la pièce unique. Mais, à partir
du moment où la maison comporte plusieurs pièces à destination spé
cialisée, s'organisant autour de l'atrium, il faut expliquer que ce soit,
plus volontiers qu'ailleurs, dans la cuisine qu'on les ait honorés40. Leur
présence dans la cella penaria n'est attestée que dans un cas, peut-être
deux : cette pièce, petite, aveugle, au total plutôt ingrate, convenait sans
doute assez mal à l'importance qu'ont prise les Pénates. En revanche,
la localisation de leur culte dans la cuisine de préférence s'explique
sans doute par l'évolution du sens du mot penus. En effet, à partir du
moment (difficile à dater précisément, mais la définition de Cicéron, est
38 VI, 1, 10; cf. E. La Rocca-M. et A. de Voos, op. cit., p. 327; G. K. Boyce, op. cit.,
p. 43, n°135.
39 Cf. G. K. Boyce, ibid.
40 Selon D. G. Orr {op. cit., p. 1563), les Pénates étaient primitivement honorés dans
le penus, réserve aux provisions située derrière le foyer, au fond de l'atrium, et, dans le
temple de Vesta, le penus a dû servir à la fois de réserve pour les ingrédients du sacrifice
et de cuisine où on les apprêtait.
70 LES PÉNATES PRIVÉS
68 Cf. M. Floriani Squarciapino, s.u. Lares, Enciclopedia dell'Arte antica, IV, p. 482-
485.
69 C. L. Visconti, Del larario e del mitreo scoperti nell'Esquilino presso la Chiesa di
S. Martino ai Monti, BCAR 13, 1885, p. 27-38; F. Coarelli, Roma (Guide archeologiche
Laterza) Rome, 1980, p. 213.
70 Op. cit., p. 29.
71 C. L. Visconti, op. cit., p. 28; F. Coarelli, op. cit., p. 356.
72 // culto privato di Roma antica, Milan, 1896, p. 104.
76 LES PÉNATES PRIVÉS
pent seul enroulé autour de l'autel, les deux serpents affrontés enca
drant l'autel, le Genius représenté comme un jeune homme encadré par
les deux Lares. De plus, le Genius et les Lares d'un côté, les autres divi
nités domestiques de l'autre, sont assez fréquemment représentés à des
niveaux différents dans les peintures murales, les niches ou les aedicu-
lae, soit dans le sens de la hauteur - il y a différentes zones superpos
ées dans les panneaux - soit dans le sens de la profondeur : les uns
figurent en avant des autres.
1) Peintures et statuettes
représentés sous les deux formes, comme c'est le cas des Lares dans la
«Maison des Murs Rouges»80 où les Lares sont peints sur le mur du
fond de Yaedicula, et présents sur le devant de cette dernière, sous fo
rme de statuettes, et beaucoup plus petits. Pourtant, Lares et Genius -
surtout sous la forme d'un ou deux serpents - sont la plupart du temps
peints81.
Il en va de même pour les Pénates, représentés peints dans 60
laraires, et dont il n'existe que 27 exemples de statuettes trouvées, seu
les ou en groupes, dans des niches ou aediculae, 29 hors des chapelles
domestiques. Sauf dans un cas82 où une peinture murale représente les
Pénates, tandis que l'on a retrouvé des statuettes des Lares, c'est géné
ralement l'inverse qui se produit; ce fait peut du reste s'expliquer en
partie de la façon suivante : les Lares ont une identité plus strictement
définie que les Pénates, et leur nombre ne dépasse jamais deux; au
contraire, il était possible au maître de maison, à l'occasion de telle ou
telle circonstance, d'ajouter une nouvelle divinité au nombre de ses
Pénates, groupe de divinités à la définition plus vague, donc plus
accueillant; l'ajout d'une statuette sur le devant de la chapelle domesti
que était alors particulièrement facile. Néanmoins, sur un ensemble de
505 laraires, G. K. Boyce a relevé 60 exemples de Pénates peints, 27 de
statues des Pénates; 87 laraires seulement comportaient donc des ima
ges de nos dieux, et, même si l'on admet que les statuettes trouvées en
dehors des petits édifices de culte appartenaient en fait à certains d'en
treeux, on n'arrive qu'à un total de 116 chapelles domestiques ayant
comporté des représentations des Pénates; dans certaines des autres, la
décoration murale est complètement effacée, mais ni cela, ni la dispari
tion probable de statuettes ne nous semblent suffire pour affirmer que
toutes les chapelles de Pompéi ont contenu des images des Pénates.
Inversement, il est des laraires où les Pénates sont représentés peints,
sans être accompagnés d'autres divinités domestiques83; mais le plus
souvent (41 exemples), ils sont accompagnés des Lares et du Genius (21
exemples), du Genius seul (16 exemples), et, dans un seul cas, d'un Lare
unique : encore son identification est-elle douteuse84.
85 Sai., XIX; cf. J. Champeaux, Fortuna. Recherches sur le culte de la Fortune à Rome
et dans le monde romain, Coll. de École Française de Rome, 64, Rome, 1982, p. XXII-
XXIII.
80 LES PÉNATES PRIVÉS
la cité. Enfin, les divinités égyptiennes, qui occupent, dans notre cor
pus, une place non négligeable (12 exemples), montrent qu'à Pompéi,
comme à Rome, certaines divinités orientales avaient été adoptées dans
le culte domestique93, parfois même assimilées à des divinités romain
es, comme c'est le cas d'Isis-Fortuna (3 exemples dans ces peintures).
De même à Herculanum, les sanctuaires domestiques offrent des repré
sentations de divinités orientales, notamment Isis et Harpocratès94.
Dans les 60 laraires où les Pénates sont peints, ils sont 19 fois
représentés seuls, c'est-à-dire sans être accompagnés d'une autre divini
té domestique, Genius ou Lares; il n'existe que 11 exemples où soit
représenté un seul Penate : 4 fois Fortuna, 3 fois Hercule, 2 fois Jupit
er, 1 fois Bacchus, Cérès, Diane, Isis-Fortuna, Mercure, Sarnus, Vénus
Pompeiana, Vesta; en revanche, dans 26 laraires, on ne trouve qu'un
seul Penate, mais accompagné du Genius, des Lares, ou des deux. On
voit donc que ne figure qu'un seul Penate, accompagné ou non d'autres
divinités domestiques, dans 37 laraires, donc dans les trois quarts des
exemples à peu près, ce qui constitue sans doute un témoignage import
antsur l'histoire de l'évolution de la notion de «Pénates», dans la
mesure où, à l'origine, elle comporte une pluralité de dieux. Lorsque
plusieurs Pénates sont représentés, leur nombre va de 2 à 8; certaines
associations s'expliquent par des souvenirs mythologiques : Mars et
Vénus, Hercule et Bacchus, Minerve et Vulcain; celle de Vénus Pomp
eiana et du Sarnus reflète l'influence des cultes locaux; mais la plu
part n'expriment sans doute que les choix personnels du paterfamilias
ou de ses ancêtres. On peut noter aussi que, pour le nombre de dieux
représentés, on a 9 fois deux dieux, 1 fois trois dieux, 2 fois quatre
dieux, 1 fois huit dieux. Mais ces chiffres ne prennent pas en compte la
présence possible de statuettes, qui ont pu disparaître des laraires : par
exemple, dans un laraire où Bacchus et Fortuna sont représentés peints
comme Pénates95, à côté d'eux ont été trouvées sept statuettes, dont
l'une seulement a pu être identifiée à coup sûr comme une divinité,
Diane; de même, un laraire qui offre l'image de divinités égyptiennes
peintes96 contenait également deux statuettes d'Isis et d'Horus. On peut
simplement constater que, généralement, les Pénates n'étaient pas très
important joué, parmi les Pénates, par deux divinités locales, Vénus
Pompeiana et Sarnus; cela doit nous inciter à la prudence, en nous
empêchant de généraliser à l'Italie, et même d'appliquer à Rome, les
conclusions que l'on peut tirer des représentations des Pénates dans la
cité campanienne. Mais ils sont aussi limités dans le temps, et il est
clair que les laraires où les figures des Pénates sont aisément recon-
naissables privilégient une période qui va du Ier siècle avant J.-C. à 79
ap. J.-C. Exemple significatif, la «Maison du Chirurgien», dont les pein
tures du laraire ne nous sont plus connues que par un relevé de Piranè-
se102, nous montre, à côté du Genius et des Lares, deux figures de divi
nités impossibles à identifier. Aussi notre documentation reste-t-elle, en
définitive, très lacunaire, même dans un ensemble aussi bien conservé
que Pompéi; pour ne rien dire de l'époque archaïque, la religion privée
des IV-IIe siècles nous est extrêmement mal connue.
Nous avons vu que le lien entre les Pénates et le foyer était si fort
que Servius allait jusqu'à voir en ce dernier l'autel propre de nos
dieux103: en effet, attachés qu'ils sont à la partie la plus intime de la
maison, ils demeurent liés au centre même de la vie domestique, le
foyer, lui-même compris comme étant à la fois essentiel à la vie matér
ielle de la maisonnée - on y prépare les repas -, et primordial dans la
vie religieuse domestique - on y entretient le culte des dieux protec
teursde la maison. Nous avons d'ailleurs noté, en étudiant l'usage du
mot Penates combien, en dehors même de tout contexte religieux, il
était fréquemment cité à côté de focus, voire employé métonymique-
ment à sa place.
Cependant, si le foyer est l'autel des Pénates, il arrive souvent, dans
les laraires de Pompéi, que soit représenté un autel peint, parmi les
figures des dieux domestiques : un type iconographique particulièr
ement bien attesté est une peinture représentant un autel orné de feuil
lages, encadré par deux serpents104; mais on trouve de nombreuses
102 Antiquités de la Grande-Grèce, Pompeia I, pi. 20-21 (cité par G. K. Boyce, op. cit.,
p. 43).
103 Ad Aen XI, 211 : Cum focus ara sit deorum penatium.
104 G. K. Boyce, op. cit., pi. 9 fig. 1 et 2; pi. 16, fig. 1 ; pi. 24 fig. 1, etc. . .
84 LES PÉNATES PRIVÉS
variantes: serpent près de l'autel105 dont les anneaux sont aussi hauts
que ce dernier, ou enroulé autour de l'autel106, ces deux derniers types
étant du reste parfois réunis107; il n'est pas rare non plus que l'autel
soit représenté deux fois, soit sur le même plan108 soit dans deux plans
différents du laraire, une fois sur la bande supérieure, une fois sur la
bande inférieure109. Ces autels ne sont pas toujours dans la niche; ils
sont parfois aussi placés en-dessous d'elle. Dans certains laraires, on a
un autel de maçonnerie, soit placé directement dans la niche110, soit en-
dessous d'elle, accompagné d'un serpent peint111; ces autels véritables
se trouvent de préférence dans les sacraria, pièces sans doute unique
mentconsacrées au culte des dieux domestiques112. On peut donc sup
poser que ces autels peints ne peuvent être qu'une projection de ce
culte, ou, plus exactement, la transposition, dans le monde de la rel
igion domestique, des usages de la religion publique, où de grands sacri
fices s'accomplissaient sur des autels placés devant le temple des. dieux.
C'est ainsi que, dans une peinture murale placée sur un mur de cuisine,
on peut voir deux zones nettement séparées dans le sens de la haut
eur113 : en bas, deux serpents sont affrontés de chaque côté d'un autel
sur lequel sont posés des œufs et des fruits; en haut, deux Lares enca
drent une scène centrale, où les personnages s'ordonnent autour d'un
axe de symétrie constitué par un second autel, décoré de feuillages : à
gauche, un tibicen dont le pied est posé sur un scabellum, suivi par un
camillus, représenté beaucoup plus petit, conduisant vers l'autel un
porc; à droite, un Genius vêtu de la toge prétexte, tenant dans sa main
droite une corne d'abondance, derrière qui se tient un second camillus
en tunique blanche, tenant dans sa main droite des guirlandes ou des
bandelettes, dans la gauche un plat plat, sur lequel sont posées des bro
ches.
Il semble qu'en fait, le véritable lieu du culte des Pénates soit la
114 Op. cit., col. 426; cf. aussi A. De Marchi, op. cit., p. 114-119.
115 IEPAI ΤΡΑΠΕΖΑΙ, MEFR, 79, 1967, p. 77.
116 Fr. 3.
117 Cf. ci-dessus, p. 47.
118 Ibid.
119 En. II, 763-766 :
Hue undique Troia gaza
incensis erepta adytis, mensaeque deorum
crateresque auro solidi, captiuaque uestis
congeritur.
Il faut comprendre que les mensae deorum, de même peut-être que les cratères d'or,
sont arrachés des sanctuaires de Troie lors du sac de la ville.
86 LES PÉNATES PRIVÉS
130 ΐγ^ 4; 3 : «n faut que j'avoue qu'il y avait de l'argent chez C. Fabricius et Q. Aemi-
lius Dapus, premiers de leur siècle. En effet, chacun d'eux avait la patella et la salière des
dieux : mais Fabricius était plus somptueux en ce qu'il voulut que sa patella fût soutenue
par un pied de corne».
131 II, IV, 48 : «II fit servir un petit plat orné de figures en relief d'une rare beauté.
Aussitôt que Verres le vit, il n'hésita pas à enlever de la table de son hôte cet ornement
consacré aux dieux pénates et hospitaliers» (trad. G. Rabaud, C.U.F., Paris, 1959). Cf. auss
iF. Borner, Rom und Troia, Baden-Baden, 1951, p. 102-103.
LES RÉALITÉS DU CULTE DES PÉNATES PRIVÉS 89
132 Odes III, 23, 17-20 : «Si une main qui n'a rien à expier a touché l'autel, elle a pu,
sans qu'une victime somptueuse l'eût rendue plus agréable, apaiser des Pénates hostiles
avec un froment pieux et un grain de sel pétillant» (trad. F.Villeneuve, C.U.F., Paris,
1927).
133 Sat. 265.
134 J. André, L'alimentation et la cuisine à Rome, Paris, 1981, p. 191-193.
135 XXVI, 36, 6 : « en fait d'argent, pour les sénateurs qui ont siégé sur une chaise
curule, les ornements des harnais de leurs chevaux, plus une livre, afin de pouvoir garder
une salière et une coupe pour le culte» (trad. E. Lasserre, Paris, 1950).
136 III, 24-26 :
Sed rure paterno
Est tibi far modicum, purum et sine labe salinum
- Quid metuas ? - cultrixque foci secura patella est.
«Mais tu as sur le domaine paternel une récolte de blé majeure, tu as une salière
propre et sans tare - qu'as-tu à craindre? - et un modeste plat qui assure le culte du
foyer» (trad. A. Cartault, C.U.F., Paris, 1929).
137 A. De Marchi (pp. cit., p. 121) considère que le terme de salinum désignait à l'origi
ne non la salière, mais la patella elle-même, sur laquelle étaient placés le sel et les prémi
ces offerts aux dieux.
90 LES PÉNATES PRIVÉS
145 En. V, 61-63 : «Aceste, fils de Troie, vous offre à tous pour chaque navire un cou
ple de bœufs. Appelez au banquet les Pénates de nos pères et ceux qu'honore Aceste notre
hôte» (trad. J. Perret, op. cit.).
146 Comme Horace, Ovide les qualifie à'auersos {Tristes I, 3, 47) pour dire qu'ils parta
gentsa propre amertume pendant son exil.
CHAPITRE II
les qu'ils mettent en jeu, non pas la seule question des Pénates, mais les
conceptions d'ensemble de l'histoire de la religion romaine.
2 Roman Domestic Religion, A.N. R.W. , II, 16, 2, Berlin-New- York, 1978, p. 1563.
3 Har. Resp., 17, 37.
4 Odes II, 4, 15; III, 23, 19; D.G. Orr. s'appuie aussi sur l'exemple des laraires de
Pompéi.
5 En fait, Cicéron dit patrii penatesque dii, expression qui nous paraît en effet, com
meà D. G. Orr, désigner les seuls Pénates, ici du moins, car dans d'autres cas, il peut
s'agir de divinités différentes : cf. infra p. 95-8.
6 Notamment S. Weinstock, in R.E., XIX, 1, s.u. Penates, col. 421-422. G. Dumézil, au
contraire {op. cit. p. 360) souligne le peu d'exactitude de cette équivalence.
LES PÉNATES PRIVÉS : ESSAI D'INTERPRÉTATION 95
7 I, 67, 3 : « Les Romains appellent ces dieux les Pénates ; ceux qui traduisent ce
nom en grec disent, les uns, πατρφοι. . . ».
8 Mil, 38.
9 Cic, Quinci., 83 : De fundo expulsus, iam a suis dis penatibus praeceps eiectus. . .
10 Cic, Leg. Agr., 2, 57.
11 Cic, Phil., 12, 14.
12 Merc, 834.
13 Sat. II, 5, 4-6.
96 LES PÉNATES PRIVÉS
14 Par ex., Cic., Dom., 144; Phil, II, 30, 75; Lucain, IX, 230, etc. . .
15 Lucain, VII, 347.
16 Ovide, Tristes I, 5, 81.
17 Op. cit., col. 421-22.
18 Rom und Troia, Baden-Baden, 1951, p. 106-110.
LES PÉNATES PRIVÉS : ESSAI D'INTERPRÉTATION 97
19 Notons que F. Borner résout dans un sens assez proche de D. G. Orr {op. cit.,
p. 1559) le problème de la relation chronologique entre culte public et culte privé, le pre
mier, celui des di patrii, étant, selon lui, contemporain de l'autre tandis que Wissowa
soutient la thèse contraire {Die Ueberlieferung über die römischen Penateti, p. 96), reprise
par G. Dumézil {op. cit., p. 359).
20 Les Pénates et l'ancienne religion romaine, REA, 54, 1952, p. 133.
21 Gell., Ν. AU. IV, 17: Scaevola s'est préoccupé pour cette raison de le définir; cf.
supra p. 17-9.
98 LES PÉNATES PRIVÉS
ait pu qualifier de patrius et de patrii les dieux qui veillaient sur lui22. Il
est d'ailleurs curieux de constater qu'à côté de l'expression assez fr
équente pénates patrii que nous mentionnions plus haut, on trouve aussi
pénates et di patrii employée deux fois chez Cicéron23 : il est permis de
se demander s'il ne s'agit pas là d'un hendiadyn, ayant un effet d'amp
lification oratoire, comme c'est le cas, nous semble-t-il, dans un passa
ge de Tite-Live où la ferox Tullia exhorte Tarquin à revendiquer le trô
ne de Rome qui lui est dû : di te pénates patriique et patris imago et
domus regia et in domo regale solium et nomen Tarquinium créât uocat-
que regem24. Cette phrase nous paraît illustrer particulièrement bien la
confusion qui s'établit entre pénates, di patrii, et domus, le rappel de la
patris imago ordonnant du reste les termes autour de la figure du père,
dont Tarquin tient cet héritage à la fois matériel, religieux et affectif.
Sans doute aussi l'emploi très fréquent de Penates à côté at patria25, ou
de domus20 ou encore de focus21 a-t-il facilité cette assimilation des
Pénates avec les di patrii. Encore peut-on se demander si ces derniers
ont une existence réelle indépendamment des Pénates. L'expression
n'apparaît pas avant Cicéron, et nous semble pouvoir s'expliquer com
meune traduction latine des θεοί πατρώοι grecs, sans toutefois recou
vrirune notion religieuse bien précise, si ce n'est peut-être les Pénates,
avec lesquels, en définitive, les di patrii se confondent.
Parmi les divinités avec lesquelles les Pénates ont été associés ou
confondus, à côté des di patrii, on trouve aussi les diui parentum ou
diui parentes. Dans leur sens le plus strict, ces derniers sont les ancê-
22 On trouve aussi chez Tacite (Hist. Ill, 86, 8) l'expression in paternas pénates; de
même, Plaute écrit (Mere, 834) : Di Penates meum parentum ; si l'on interprète meum
parentum comme un génitif possessif, ainsi que le fait A. Ernout (Comédies, IV, C.U.F.,
Paris, 1956), il faut comprendre que les Pénates ici invoqués ont été reçus en héritage de
ses parents par le jeune Charinus.
23 Sest., 45; Har. Resp., 17, 37.
24 I, 47, 4. Ce n'est pas l'interprétation de J. Heurgon (Tite-Live I (éd. comm), Coll.
Erasme, Paris, 1970, p. 158), qui distingue di pénates «dieux de ton foyer» et di patrii
«dieux de ta patrie».
25 Par ex. Cic, Prov. Cons. 35; Salluste, Hist., 2, 47, 3; 2, 47, 4; Ovide Met. IX, 640;
Liv., VI, 14, 8; XXII, 3, 10; Sénèque, Phéniciennes, 557; 664; Tacite, Hist. Ill, 84, 3.
26 Par ex. Cic., Mil., 38; Liv. XXX, 13, 13.
27 Par ex. Cic., Sest., 145, etc.
LES PÉNATES PRIVÉS : ESSAI D'INTERPRÉTATION 99
28 260 L. : In régis Romuli et Tati legibus : «Si nurus. . . (nurus) sacra diuis parentum
estod». In Servi Tulli haec est : «Si parentum puer uerberit, ast olle plot assit paren(s) puer
diuis parentum sacer esto».
29 La religion romaine archaïque, p. 370.
30 Ad Aen. V, 64: «Les anciens étaient ensevelis dans leur propre demeure: de là
vient la coutume d'honorer les dieux Pénates dans les maisons».
31 Mere, 834.
32 Cf. A. Zadoks, Ancestral Portraiture in Rome, Amsterdam, 1932, passim; Ο. Vess-
berg, Studien zur Kunstgeschichte der römischen Republik, Lund, 1941, passim.; A. De
Franciscis, // ritratto romano a Pompei, Naples, 1951, notamment fig. 1 (sacellum avec des
imagines maiorum).
33 I, 47, 4.
100 LES PÉNATES PRIVÉS
3) Pénates et Lares
II est une autre catégorie d'êtres divins dont les Pénates ont été très
souvent rapprochés: les Lares; ils ont parfois même été confondus.
Tertullien les unit comme dieux du culte privé : priuatos enim deos,
quos lares et pénates domestica consecratione perhibetis40. Mais ce t
émoignage tardif ne fait que corroborer l'usage assez fréquent de la li
ttérature classique, où les Pénates sont invoqués à côté du Lar familiaris
ou des Lares : Ista tua pulchra Liberias deos Penates et familiäres meos
Lares expulit41. Il est remarquable que les Lares, comme les Pénates,
apparaissent à la fois dans le culte privé (Lar familiaris, au singulier,
ou les deux Lares figurés dans les peintures ou les sculptures des larai-
res de Pompéi) et dans le culte public (Lares compitales, Lares militares,
Lares praestites)42.
Cette association des Pénates et des Lares, ou du Lar familiaris, voi
re l'emploi de l'une ou l'autre expression dans des circonstances semb
lables, s'explique par les nombreux points communs entre ces deux
catégories de divinités43. A part le cas où l'on parle du Lar familiaris au
singulier, les Lares sont une collectivité d'êtres divins, tout comme les
Pénates. Le mot de «collectivité» paraît plus approprié, s'agissant des
Lares, que celui de «communauté indifférenciée», car il existe différent
es sortes de Lares : compitales, praestites, Lar familiaris. . . Il n'en reste
pas moins que nous avons affaire à deux groupes d'êtres divins qui
sont, dans la plupart des cas - et c'est, pour les Pénates, leur caractère
originel -, présentés collectivement sans différenciation d'individualit
é.
Un autre trait commun aux Pénates et aux Lares est d'être des divi
nités attachées à un lieu44. Les Pénates tirent leur nom de ce lieu, le
penus, et, par extension, leur domaine est devenu l'ensemble de la mai
son. Il en va de même pour les Lares, bien que la maison ne soit pas
leur unique séjour. Ils figurent parmi les dieux domestiques séjournant
auprès du foyer au même titre que les Pénates; du reste, il semble que,
dans les demeures de Pompéi, Pénates et Lares soient fréquemment
représentés côte à côte, soit dans les peintures, soit dans les statuettes
contenues dans les laraires; toutefois, nous avons noté que les uns et
les autres n'étaient pas toujours dans le même plan du laraire; d'autre
part, ils sont nettement différenciés du point de vue iconographique :
les Lares, comme nous l'avons vu dans le précédent chapitre, ont une
attitude et un costume bien particuliers, tandis que les Pénates ont le
costume ordinaire de la divinité avec laquelle ils sont identifiés, ce qui
revient à dire qu'ils n'ont pas de type iconographique spécifique.
Cette communauté de séjour dans la maison privée s'accompagne
d'une autre ressemblance, qui en est vraisemblablement la conséquenc
e : les Pénates et les Lares sont des divinités protectrices. Les uns et les
autres sont en principe bienveillants et, si nous avons vu précédemment
que les Pénates sont quelquefois présentés comme hostiles, cette attitu
de n'est pas une caractéristique de leur nature, mais bien plutôt le fruit
de circonstances qui ont justifié leur courroux. Nous avons montré
dans une précédente étude que les Pénates ont pour fonction de veiller
sur le penus, mais aussi sur le bien-être de la maisonnée d'une manière
générale. A cette vigilance matérielle s'ajoutent des fonctions relevant
de la protection morale et religieuse de la famille, qui expliquent en
partie la charge affective dont nous avons déjà à plusieurs reprises sou
ligné qu'elle accompagnait généralement la mention des Pénates. On
place leurs images sur la table où sont dressés les plats, dont une por
tion leur revient. De même, on met les statues des Lares sur la table45
et, lorsqu'un morceau de nourriture tombe au cours du repas, on le
pose sur la table, puis on le brûle au foyer devant les Lares46. Cette
part prise par les Pénates et les Lares aux repas qui réunissent l'ensem-
44 G. Piccaluga, pourtant (p. 82-96), voit là une raison de les opposer plutôt que de
les rapprocher : voir infra p. 107-8.
45 Pétrone, Sat., LX.
46 Pline, N.H., XXVIII, 27.
LES PÉNATES PRIVÉS : ESSAI D'INTERPRÉTATION 103
ble de la famille montre la place que ces dieux tiennent dans la religion
domestique.
De même, nous avons vu que les Pénates étaient fréquemment
invoqués lorsqu'on quittait, ou qu'on retrouvait sa maison, dont ils
représentent en quelque sorte toute la valeur affective et sentimentale,
et qu'ils désignent même souvent par métonymie. Nous avons des
exemples d'invocations aux Lares dans des circonstances analogues : on
s'adresse à eux au moment de partir en voyage47 et aussi au moment
où le fils disparu revient dans la maison de son père48. En arrivant
chez soi, on salue indifféremment, semble-t-il, les uns ou les autres.
Ainsi, chez Térence, un personnage qui regagne son logis déclare :
tandis qu'on lit chez Caton : paterfamilias ubi ad uülam uenit ubi harem
familiärem salutami50. Enfin, comme les Pénates, le Lar familiaris est
chargé de la protection du patrimoine familial et c'est à ces divinités
collectivement que dans le passage du Mercator que nous avons cité
plus haut, le jeune Charinus confie le bien hérité de ses pères au
moment de son départ pour l'exil :
ve que la famille qui habite cette maison n'a plus d'avenir53; comme
pour les Pénates, se séparer d'eux est particulièrement douloureux54.
Enfin, Pénates et Lares ont encore ceci de commun qu'ils sont les
uns et les autres apparentés, ou confondus, avec les esprits des ancê
tres morts. Nous avons dit plus haut que les Pénates étaient parfois
identifiés avec les di parentes, ou di parentum, dieux des parents morts
dont la nature exacte reste, comme l'a noté G. Dumézil55, assez obscur
e. Or, les Lares, eux aussi, ont été rapprochés de ces di parentum, ou
di Manes, notions qui semblent assez voisines56, et du reste l'une et
l'autre peu précises. Un commentaire de Servius affirme très clair
ement cette identification : Omnes in suis domibus sepeliebantur, unde
ortum est ut Lares colerentur in domibus : unde etiam umbras Laruas
uocamus a Laribus57. Ce texte nous intéresse particulièrement pour les
contradictions apparentes qu'il présente avec le témoignage du même
Servius cité plus haut à propos des Pénates. Le culte domestique des
Lares se trouve ici justifié par la coutume, imputée aux maiores, de
l'ensevelissement dans la maison, comme l'était le culte domestique des
Pénates. Cela implique, en fait, une identification des deux groupes de
dieux, Lares et Pénates, par l'intermédiaire d'une commune identifica
tion aux esprits divinisés des ancêtres morts. Cette assimilation des
Lares et des di parentes peut cependant être mise en relation avec un
certain nombre d'autres témoignages qui font des Lares des esprits
apparentés au monde infernal. Sans nous attarder ici à exposer en
détail les problèmes, d'ailleurs fort complexes58, posés par aspect de la
personnalité des Lares, nous nous bornerons à ceux qui peuvent nous
éclairer sur les rapports de ces dieux avec les Pénates. Le témoignage
de Servius concorde en partie avec un texte de Varron cité par Arnobe :
Varrò similiter haesitans nunc esse illos (= Lares) Mânes et ideo Maniam
matrem esse cognominatam Larum, nunc aerios rursus deos et heroes
53 Suétone, Caligula, 5.
54 Tibulle, II, 4, 53; Juvénal, VIII, 110.
55 Ibid.
56 Cf. J. Β. Jacobsen, Les Mânes (trad. Philippot), Paris, 1924 passim; D.P.Harmon,
op. cit., p. 1603.
57 Ad Aen. VI, 152: «Tous étaient ensevelis dans leurs maisons; de là vient que les
Lares sont honorés dans les maisons; à cause de cela aussi nous appelons les ombres
Laruae, de Lares».
58 Cf. G. Wissowa in Roschers Lexicon s.u. Lares; id., Religion und Kultus der Römer,
2e éd. Munich, 1912; Böhm, loc. cit.; G. Piccaluga, ibid.
LES PÉNATES PRIVÉS : ESSAI D'INTERPRÉTATION 105
59 Ad Nat. Ill, 41 : «Varron, hésitant lui aussi, dit tantôt qu'ils (= les Lares) sont les
Mânes et que pour cette raison la mère des Lares est nommée Mania, tantôt au contraire
déclare qu'ils sont les esprits aériens et sont nommés heroes, tantôt, suivant les opinions
des anciens, il affirme que les Lares sont les Laruae, c'est-à-dire en quelque sorte les
génies et les âmes des défunts ». Voir U. Pestalozza, Mater Larum et Acca Larentia, Reale
Istituto Lombardo di Scienze e Lettere, Rendiconti, XLVI, 1933.
60 De Civ. Dei VII, 6 : « Entre le cercle de la lune et les sommets des nuages et des
vents, il y a des âmes aériennes, mais on ne peut les voir que par l'esprit, pas par les yeux
et on les appelle héros, Lares, Genius». Cf. D. P. Harmon, op. cit., p. 1593-95.
61 Lars, largus et Lare Aineia, in Mélanges d'archéologie et d'histoire offerts à André
Piganiol, 1966, p. 655-664.
62 Ibid., p. 660; U. Pestalozza, loc. cit.
63 Ovide, Fastes III, 55-56.
64 Cf. Ovide, Fastes 1. 1 (trad. H. Le Bonniec), Catane, 1969, p. 162 η. 11.
106 LES PÉNATES PRIVÉS
vraisemblablement sur une tradition plus solide, sur laquelle s'est peut-
être appuyé Servius, qui, réunissant en une seule réalité religieuse le
Lar familiaris et les Lares en général, a fait du foyer le lieu du culte
funéraire primitif. Or, comme on a eu de plus en plus tendance à
confondre Lares et Pénates, pour toutes les raisons que nous avons
exposées, Servius a pu en déduire que les Pénates étaient assimilables
aux Mânes, et aux di parentum, et qu'ils étaient les âmes des membres
morts de la famille, enterrés dans la maison. Aussi nous semble-t-il que,
pour comprendre cette confusion, il faut retourner le raisonnement de
Servius: ce n'est pas «parce que» (unde orta est consuetudo. . .) les
morts étaient anciennement enterrés dans la maison, qu'on a honoré
les Pénates dans ses murs, mais parce que les uns et les autres ont pu
être, à des titres différents, honorés dans la maison, que Servius a cru
pouvoir les confondre, ce qu'il est le seul à avoir fait. En réalité, tout ce
qui touche au monde des morts a un côté inquiétant profondément
opposé à la nature des Pénates, alors qu'au contraire les Lares, en tant
qu'esprits chthoniens, peuvent être dangereux. C'est cette commune
identification des Lares et des Pénates aux âmes des ancêtres morts qui
a entraîné une confusion entre eux, en dépit de certaines différences
profondes de nature.
Les Pénates ont donc été rapprochés d'un certain nombre de plural
itésdivines, di patrii, di parentum, et Lares, ou identifiés avec elles. Ils
sont étymologiquement «ceux qui résident dans la partie la plus retirée
de la maison». Or, les pluralités divines dont nous avons parlé, quelles
que puissent être leurs différences avec les Pénates, ont en commun
avec eux de résider dans la maison, même si ce n'est pas leur unique
fonction et qu'elles n'en tirent pas leur nom : les di patrii résident dans
la maison ou la propriété de famille, ou, pour le culte public, dans la
patrie; les Lares résident en partie dans la maison, et, même si ce n'est
pas leur unique résidence, ils sont en tous les cas définis comme les
dieux d'un lieu; ce caractère est évidemment beaucoup moins net pour
les di parentum, mais il se peut que leur soit confusément liée l'idée
d'une résidence dans la maison, soit à cause de la présence des imagi
nes maiorum dans certains laraires89, soit que, dans les temps primitifs
on enterrât parfois les morts sous la hutte, soit encore parce qu'on pens
ait que, lorsqu'elles n'avaient pas été apaisées, lors des Parentalia, par
les sacrifices rituels, les âmes des morts venaient rôder autour de la
maison qu'ils avaient habitée de leur vivant90.
La notion de Pénates était assez vague pour pouvoir être confon
due avec d'autres, avec lesquelles elle offrait quelques parentés. Mais,
nous l'avons vu dans le précédent chapitre, elle s'est étendue au point
de désigner n'importe quel dieu choisi comme protecteur d'une mai
son, comme l'attestent les laraires de Pompéi. Ainsi, nous passons de
l'idée précise de dieux qui se définissent par leur localisation et leur
absence d'individualisation, à une extension de cette notion à toute divi
nité que le bon plaisir, les goûts, ou le métier d'un maître de maison
aura choisi pour «penate», ce qui justifie la définition des Pénates don
née par Servius : omnes dii qui domi coluntur91. Comment ont pu se
faire, d'une part, la confusion de la notion originelle des Pénates avec
les pluralités divines mentionnées plus haut et, d'autre part, l'extension
de cette notion à tous les dieux honorés dans la maison, c'est ce que
nous allons nous efforcer d'élucider à présent.
Nous avons vu92 que Penates était une formation adjective signi
fiant «ceux qui résident dans le penus», «ceux du penus». De par leur
nom, donc, les Pénates sont définis d'après leur localisation dans la
maison, ou plutôt dans «la partie la plus intime» de cette dernière, ce
qui reste encore assez imprécis. «Ce vague même», note P. Boyancé93,
«est en harmonie avec la tendance du Romain à définir très extérieure
ment la personnalité de son dieu, par la seule mention du lieu ou des
circonstances où s'exerce son activité. Si obscurs que soient des compos
és comme di indigetes, di nouensides, les éléments les plus clairs de ces
mots (indu-, -sides) paraissent bien relatifs au séjour, à la résiden
ce»94.Il faut sans doute reconnaître dans les Pénates des divinités qui,
comme les di indigetes et di nouensides dont les rapproche P. Boyancé,
appartiennent au fonds le plus ancien d'une religion spécifiquement
latine; nous avions déjà noté, du reste, ce caractère latin de nos dieux à
propos du suffixe en -as, -atis utilisé en dehors des noms ethniques;
dieux très anciens, spécifiquement latins, et, dans leur sens étymologi
que du moins, tout à fait indépendants de l'influence de la religion
grecque (il n'y a pas d'équivalent exact de Penates en grec), les Pénates
ont aussi en commun avec les di indigetes95 et di nouensides de se pré
senter comme une pluralité; sans nous attacher ici à examiner les pro
blèmes très difficiles posés par l'étude de ces divinités, particulièr
ement obscures, bornons-nous à rappeler que leur nom figurait dans un
certain nombre de formules rituelles, et notamment celle de la deuotio,
qui nous est connue par Tite-Live96: ils y sont cités au pluriel, sans
distinction d'individualité, et, bien que l'épithète d'Indiges ait été don
née à Enée et Sol, il semble qu'elle soit moins ancienne que la mention
collective des Indigetes97.
L'étymologie de leur nom définit donc les Pénates comme une col-
98 Ad Georg. I, 21.
99 Pour l'exposé et la critique de ces théories, cf. G. Dumézil, op. cit., p. 36-48.
100 Par exemple, pour les Indigitamenta présidant à la vie agricole, on a Insitor, Occa-
tor, Vervactor, etc. . .
101 Cf. supra p. 27-8.
102 Rom und Troia, p. 90 sq.
114 LES PÉNATES PRIVÉS
tecturaux font préférer cette interprétation à celle qui voit en elles des
«urnes-réserves aux provisions»: l'une d'elles, par exemple, trouvée
dans une tombe à puits de Grottaferrata, présente la figuration d'une
fenêtre rectangulaire, et des ouvertures pour laisser passer la fumée114.
Par conséquent, et indépendamment même de la signification des figu
rines à forme humaine retrouvées dans certaines d'entre elles, il nous
semble qu'il faut renoncer à l'hypothèse, pourtant séduisante, qui fait
reconnaître dans ces urnes des penora très anciens, présentés comme
siège des «Pénates» dans le culte privé.
Mais la signification que F. Borner donne aux figurines elles-mê
mes nous paraît pouvoir soulever des objections. Nous laisserons de
côté l'hypothèse selon laquelle des divinités «méditerranéennes» ont
toujours connu des représentations figurées, au contraire des divinités
«indogermaniques» : la question dépasse le cadre de cette étude. Mais,
nous l'avons vu, les Pénates se présentent toujours comme une pluralité
divine. Or, dans les urnes funéraires des Monts Albains, on a retrouvé,
semble-t-il, une seule statuette par urne, ou par doliolum115; même si
l'on pense, avec F. Borner, qu'il s'agit d'une divinité, et du dieu du gre
nier à blé, peut-on vraiment y voir l'ancêtre des Pénates, dont la plural
ité semble un des caractères essentiels? Cette première difficulté se
double d'une autre : les statuettes des tombes albaines sont soit mascul
ines, soit féminines; ce fait paraît en contradiction avec le genre du
mot Penates, toujours employé au masculin pluriel, ce qui implique
que, si le groupe peut comporter des déesses, il ne peut pas ne comport
er que des déesses. La présence de divinités féminines parmi les Pénat
es nous paraît un phénomène relativement tardif, datable du Ier siècle
avant J.-C; c'est ce que l'on voit dans les laraires de Pompéi; mais un
rapprochement avec quelques éléments du culte des Pénates publics
peut appuyer notre hypothèse. Denys d'Halicarnasse nous dit qu'on
voyait dans le temple des Pénates à Rome, sur la Vèlia, leurs statues
sous la forme de «deux jeunes gens. . ., ouvrages d'une facture ancien
ne»116; cette dernière expression exclut toute datation précise, mais
pour que Denys puisse s'exprimer en ces termes, il faut que les statues
lui soient apparues comme largement antérieures à son propre temps :
or, ce sont deux divinités masculines qui sont représentées. Enfin, en
114 Ibid., p. 74 n° 1.
115 Cf. F. von Duhn, Italische Gräbenkunde, p. 401-2.
116 I, 68, 2.
LES PÉNATES PRIVÉS : ESSAI D'INTERPRÉTATION 117
tout état de cause, il subsiste un vide de plusieurs siècles entre les ima
ges des tombes albaines et les premières attestations sûres du culte pri
vé des Pénates : IVe siècle avant J.-C. pour la plus ancienne attestation
iconographique, le laraire de la «Maison du Chirurgien» à Pompéi, IIIe
siècle avant J.-C. pour le fragment du texte de Naevius où figure la pre
mière mention de nos dieux. Pour sujette à caution qu'elle nous appar
aisse en définitive, la thèse de F. Borner nous semble avoir néanmoins
le très grand intérêt d'avoir su dégager une unité de la civilisation latia-
le, que les données archéologique qui ont suivi la publication de Rom
und Troia117 n'ont pu que confirmer: pour l'histoire des Pénates en
particulier, la mise en relation du culte romain et des trouvailles des
Monts Albains a permis de montrer les éléments historiques, attestés
par l'archéologie, sur lesquels s'est fondée la légende de la filiation
albaine de Rome.
En définitive, les figurines des tombes albaines nous paraissent
avoir été interprétées de facon beaucoup plus convaincante par H. Mïil-
ler-Karpe118 qui voit en elles, comme F. von Duhn, des figurines humain
es, et non des dieux : il s'agirait d'orants dont les gestes sont ceux de
la prière ou de l'offrande. H. Müller-Karpe, d'autre part, pense que ces
statues ne sont pas l'une des expressions du fonds indigène de la rel
igion romaine primitive119, et les compare, d'une facon tout à fait éclai
rante, avec des figurines analogues trouvées dans le monde égéen : elles
seraient la preuve de contacts très anciens entre des commerçants
venus de ces régions et l'Italie centrale120.
117 Cf. Ensemble des articles contenus dans le catalogue Civiltà del Lazio primitivo.
118 Vom Anfang Roms, Heidelberg, 1959, p. 76 sq.
119 Ibid., p. 51-56.
120 P. 81 sq.; voir pi. 21-25; pour l'élaboration de la civilisation latiale, voir J. Heur-
gon, Rome et la Méditerranée occidentale, 2e éd. Paris, 1980, p. 74-79. D'autre part, en
Etrurie, il ne semble pas qu'on trouve de représentation figurée de la divinité avant la fin
du VIIIe ou le début du VIIe siècle av. J.-C. : cf. A. Hus, Les Etrusques et leur destin, Paris,
1980, p. 119-120; M. Pallottino, Etruscologia, 7e éd., Milan, 1984, p. 325 sq.; id., Storia della
prima Italia, Milan, 1984, p. 55 sq.
118 LES PÉNATES PRIVÉS
la mesure où les Pénates sont à mettre parmi les dieux qui, résidant
dans la réserve aux provisions, veillent par là-même sur elle, et donc
sur le bien-être de la maison en général, on peut concevoir que la
représentation des Pénates sous la forme de deux dieux - ancienne
semble-t-il, peut-être attestée au IVe siècle sans qu'il soit possible de
préciser davantage - soit explicable par cette valeur symbolique de la
gémellité. Il faut sans doute croire d'ailleurs que, à l'époque où ils sont
représentés sous cette forme, les Pénates ont conservé leur personnalité
propre, et ne sont pas assimilés à d'autres divinités bien individualisées
par ailleurs : c'est le cas, selon nous, pour le culte public sur la Vèlia,
où le type iconographique des Pénates nous paraît non pas identique à
celui des Dioscures, comme on l'a dit souvent, mais tout à fait original
et exprimant la personnalité propre de ces dieux126; au demeurant, le
mauvais état de la peinture du laraire de la «Maison du Chirurgien» et
le caractère isolé de cet exemple, ne permettent que des hypothèses
prudentes127.
Tibur, Préneste, Lavinium, où les Pénates ont «un rôle analogue par rapport à Enée à
celui des frères Digidii ou Depidii par rapport à Caeculus»).
126 Cf. ci-dessous, p. 430 sq.
127 J. Heurgon {Recherches sur l'histoire, la religion et la civilisation de Capone préro
maine, 2e éd., Paris, 1970, p. 370-72), à propos d'une monnaie de Capoue représentant une
déesse double, note que ce phénomène de déboublement de la divinité est fréquent dans
le monde grec, mais qu'on en trouve aussi d'autres exemples en Italie, par exemple dans
le sanctuaire de la Fortune de Préneste. A propos de la double Fortune d'Antium,
J. Champeaux {op. cit., p. 169-174) a fort bien montré que ces «dyades divines» résultaient
de la duplication d'une divinité unique à l'origine, et que ce processus était attesté, non
seulement dans le monde italique ou méditerranéen, mais dans tous les polythéismes. Les
Pénates, néanmoins, semblent avoir été une pluralité dès leurs origines.
120 LES PÉNATES PRIVÉS
128 Cf. J. Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, Paris, 1957,
p. 121-122.
129 Voir supra p. 19.
TROISIÈME PARTIE
Bien que ces vers ne contiennent, en l'état où ils nous sont connus,
aucune réflexion ni sur l'origine ni sur la nature des Pénates, il est
curieux de souligner le hasard qui nous a fait parvenir cette première
attestation du mot dans le contexte d'usages de la religion privée, cer
tes, mais expressément rapportés au troyen Anchise, père de l'ancêtre
1 Fr. 3 (Ribbeck) ; on voit généralement dans ce passage (cf. G. Wissowa, Die Ueber-
lieferung über die römischen Penateti, Hermes, 23, 1886, p. 45 sq. = Gesammelte Abhan
dlungen zur römischen Religions und Stadt Geschichte, Munich, 1904, p. 104; M. Barchie-
si, Nevio epico, Padoue, 1962, p. 368 sq.) une transposition anachronique des usages du
paterfamilias romain au troyen Anchise.
124 LES PÉNATES PUBLICS
Timée
2 Cf. A. Momigliano, Atene nel III secolo a.C. e la scoperta di Roma nelle storia di
Timeo di Tauromenio, RSI, 71, 1959, p. 529-556; repris dans Terzo contributo alla storia
degli studi classici e del mondo antico. Storia e Litteratura, 108, 1, Rome, 1966, p. 23-53.
3 I, 67, 4 : «Concernant leur apparence et leur forme, l'historien Timée s'exprime en
ces termes : les objets sacrés conservés dans la partie secrète du sanctuaire de Lavinium
sont des caducées de fer de bronze, et de la poterie troyenne ; il tient ces informations des
habitants ».
LES TRADITIONS ANTIQUES SUR LES PÉNATES 125
Cassius Hemina
L'annaliste Cassius Hemina, vers la fin du IIe siècle av. J.-C, est le
premier auteur que nous connaissions à avoir mené une véritable
réflexion sur l'identité des Pénates, du moins ceux du culte public, dans
l'ouvrage qu'il consacra à l'histoire de Rome depuis Enée et la chute de
Troie. Mais l'ouvrage de Cassius Hemina ne nous étant parvenu que
par les fragments cités par des auteurs plus tardifs, il se pose à son
propos le problème, qui est celui de toute citation dans les textes anti
ques, de savoir ce qu'il faut exactement attribuer à l'annaliste dans le
texte qui nous est offert. Une première citation de Cassius Hemina nous
est fournie par le scholiaste de Vérone, en commentaire au passage de
l'Enéide où Virgile évoque le départ d'Enée et des siens après le sac de
Troie : après avoir résumé l'opinion de Varron, selon qui Enée avait
emmené son père et ses dieux Pénates, et celle d'Atticus, pour qui Enée
n'avait emmené qu'Anchise, les Pénates étant venus en Italie depuis
Samothrace, le scholiaste écrit : Additur etiam ab L. Cassio Censorio
miraculo magis Aenean patris (dignitate sanctio)rem inter hostes intac-
tum properauisse concessisque ei nautbus in Italiani nauigasse. Idem his-
toriarum libro I ait, Ilio capto (Aenean cum dis pena)tibus umeris impo-
sitis empisse duosque filios Ascanium et Eurybaten bracchio eius innixos
ante ora hostium praetergressos (dat)as etiam ei naues concessumque ut
quas uellet de nauibus securus ueheret*. Outre le prodige de Timpanite
que semble conférer à Enée sa piété envers sa famille et envers ses
dieux, ce passage affirme fortement l'origine troyenne des Pénates
honorés par la suite en Italie, où le fils d'Anchise et de Vénus les a
apportés. Il faut souligner que Cassius Hemina ne parle pas ici explic
itement des origines troyennes de Rome, mais qu'il se contente de
4 Ad Aen. II, 717 : «L. Cassius Censorius ajoute aussi qu'Enée, rendu plus sacré par
la dignité que lui conférait son père, s'était élancé indemne par un véritable prodige au
milieu des ennemis, et qu'on lui avait permis de se rendre en bateau jusqu'en Italie. Dans
le premier livre de ses Histoires le même auteur raconte qu'après la prise de Troie, Enée
s'est enfui avec ses dieux Pénates sur ses épaules, et est passé sous les yeux des ennemis
en tenant dans ses bras ses deux fils, Ascagne et Eurybate ; qu'on lui donna des navires, et
lui permit de prendre et d'emporter en toute sécurité ceux qu'il voudrait».
126 LES PÉNATES PUBLICS
désigner d'un nom spécifiquement latin, les Pénates, les dieux transfé
rés par Enée (Aenean cum dis penatibus umeris impositis). Cependant,
l'annaliste semble s'être intéressé non à la seule origine des Pénates,
mais aussi à leur histoire et à leur identité, comme en témoigne ce pas
sage de Servius-Daniel : alii autem, ut Cassius Hemina, dicunt deos
Penates ex Sam.oth.raca appellatos θεούς μεγάλους, θεούς δυνατούς, θεούς
χρηστούς5. Cette citation forme un complément à celle que nous
connaissons par le scholiaste de Vérone. D'une part, elle confirme l'i
ndication que nous avait donnée cette dernière : Cassius Hemina appelle
«Pénates» les dieux de Troie. D'autre part, notre passage fait plus part
iculièrement référence, dans l'histoire de ces dieux, à l'épisode samo-
thracien, dont nous verrons que les différentes traditions donnent des
interprétations fort divergentes. Servius-Daniel oppose du reste ici {alii
autem) Cassius Hemina et d'autres tenants, non nommés, de la même
tradition, à d'autres interprétations de l'identité des Pénates qui ont été
précédemment citées. D'après Servius-Daniel, Cassius Hemina semble
considérer qu'il existait des dieux appelés Pénates antérieurement à un
séjour qu'auraient fait ces derniers dans l'île de Samothrace, séjour qui
leur aurait valu d'autres dénominations, s'ajoutant, comme des synony
mes grecs, à celle, originelle, de «Pénates». C'est donc affirmer - et sur
ce point, comme nous le verrons, Cassius Hemina se sépare d'une autre
tradition suivie par Atticus et Varron6 - que, si l'on respecte l'ordre
chronologique, les Pénates sont venus de Troie à Samothrace, puis de
Samothrace en Italie, version à laquelle on aboutit en mettant en rela
tion les citations du scholiaste de Vérone et de l'interpolateur de Ser-
vius; les Pénates, selon Cassius Hemina, auraient donc séjourné à
Samothrace, apportés là de Troie par Enée, qui les aurait ensuite intro
duits en Italie. Un texte de Macrobe, citant lui aussi l'annaliste, en sem
ble une confirmation : Cassius uero Hemina dicit Samothracas deos eos-
demque Romanorum pénates proprie dici1. Sans doute ici peut-on
avoir des doutes sur la fidélité de la citation, car ce que l'on appelle les
5 Ad Aen. I, 378 : «mais d'autres, comme Cassius Hemina, disent que les dieux Pénat
estiennent de Samothrace leur appellation de «grands dieux», «dieux puissants», «dieux
bienfaisants ».
6 Cf. infra, p. 131.
7 Sat. Ill, 4, 9.
LES TRADITIONS ANTIQUES SUR LES PÉNATES 127
8 Sur les Cabires, voir Kern, in R.E., X, 2, s.u. Kabeiros und Kabeiroi, col. 1401-
1450; F. Chapouthier, Les Dioscures au service d'une déesse, Paris, 1935, p. 153-184;
B. Hemberg, Die Kabiren, Uppsala, 1950, passim.
9 Op. cit. p. 105.
10 Cf. infra, p. 131.
11 Ibid. et η. 9; G. Wissova s'appuie sur l'ouvrage de Wörner {Die Sage von den Wan
derungen des Aeneas bei Dionysos von Halicarnassos und Virgilius, Leipzig, 1882, p. 8)
selon qui la légende du débarquement d'Enée à Samothrace était bien connue en Grèce
dès la fin du Ve siècle.
12 439 L. : At Critolaus Saonem ex Samothrace, cum Aenea deos Penates qui Lauinium
transtulerit, saliare genus saltandi instituisse.
13 Ad Aen. VII, 207 : cum. . . Aeneas Italiani peteret, profectus ad Thraciam est et
Samothracas deos sustulit et pertulit secum ; Vili, 679 : magnos deos, quos Aeneas de Samo-
thracia sustulit.
128 LES PÉNATES PUBLICS
tion de θεοί μεγάλοι, dont Cassius Hemina nous dit qu'elle est l'une des
dénominations que les Pénates ont tirées de leur séjour à Samothrace,
dénomination qui, nous le verrons, a été l'une des raisons de leur ass
imilation aux Grands Dieux. Pourtant, si l'on examine de plus près le
texte de Cassius Hemina, tel qu'il est rapporté de façon presque analo
gue par le scholiaste de Vérone et par Macrobe, peut-être à travers un
intermédiaire commun, on s'aperçoit que cette désignation n'est qu'un
des trois termes grecs désignant les Pénates à Samothrace. L'existence
de ces trois désignations manifeste, en fait, l'impossibilité de rendre en
grec la notion, spécifiquement latine croyons-nous, de Pénates, pour
laquelle il n'y a pas d'équivalent dans le panthéon grec14. Si, dans l'es
prit de Cassius Hemina, les Pénates avaient été l'exact équivalent des
Grands Dieux - Cabires - Dioscures -, pourquoi n'aurait-il pas seul
ement fait état d'une désignation comme θεοί μεγάλοι, au lieu que la
triple dénomination qu'il cite (et qui n'est pas habituelle, dans ses deux
derniers termes, pour les Cabires-Dioscures), apparaît comme une ma
nière de cerner par différentes approches une notion intraduisible? En
revanche, nous n'avons conservé aucune citation de Cassius Hemina
concernant le transfert des Pénates de Samothrace à Rome, et le récit
qu'il faisait du débarquement d'Enée au Latium, connu par Solin15, ne
mentionne que le culte de Venus Frutis et le Palladium.
S'il y a tout lieu de penser que les traditions rapportées par Cassius
Hemina sur les Pénates ont de lointaines sources grecques, il n'est pas
indifférent de constater que notre annaliste a probablement vécu en un
temps où Rome a connu une forte hellénisation, en particulier autour
des Scipions16; G. Wissowa17 suggère même que Cassius Hemina a pu
connaître ces traditions, non pas directement, mais par l'intermédiaire
d'un grec de l'entourage du jeune Scipion.
δ' έξερμηνεύοντες
14 C'est ainsi aussi
εις την
que
'Ελλάδα
Denys γλώσσαν
d'Halicarnasse
τούνομα,
écrit,
οί àμένpropos
Πατρώους
de cesάποφαίνουσι,
mêmes dieuxοί: δε
oi
δ'
Γενεθλίους, είσί δ' οι Κτησίους, άλλοι δε' Μύχιους, οί Έρκείους (Ι, 67, 3) : « ceux qui
rendent ce nom en langue grecque traduisent par soit « dieux de la famille », « dieux de la
race», «dieux de la propriété», «dieux de l'intérieur de la maison», «dieux de l'enceinte
de la maison ».
15 II, 14.
16 Voir P. Grimai, Le siècle des Scipions, 2e éd., Paris, 1975, p. 27-37.
17 Op. cit., p. 105.
les traditions antiques sur les pénates 129
Varron 18
Après Cassius Hemina, dont l'œuvre ne nous est parvenue que sous
forme de très brefs fragments, c'est Varron qui, dans ce que nous
connaissons de la littérature latine, a mené la plus large réflexion sur
les Pénates, mais l'ouvrage dans lequel il en parlait, les Antiquités
Humaines, ne nous est connu que par les citations d'auteurs posté
rieurs19, notamment les commentateurs de l'Enéide.
On trouve chez Varron, attesté par plusieurs citations, l'épisode du
départ d'Enée après la chute de Troie. Chez Servius-Daniel : Varrò
rerum humanarum ait permissum a Graecis Aeneae, ut euaderet et quod
carum putaret auferret; illum patrem liberasse, cum Uli quibus similis
optio esset data aurum et argentum abstulissent. Sed Aeneae propter
admirationem iterum a Graecis concessum ut quod uellet auferret; illum
ut simile quod laudatum fuerat faceret, deos pénates abstulisse. Tune ei a
Graecis concessum ut et quos uellet secum et sua omnia liberaret20. Cette
évocation reprend les thèmes déjà présents chez Cassius Hemina : dé
sintéres ement d'Enée et piété envers son père et envers ses dieux
Pénates, tellement extraordinaires qu'ils lui assurent l'admiration de
ses plus furieux ennemis, et qu'ils sont récompensés; désignation com
me«Pénates» des dieux emportés de Troie; fuite d'Enée, de ses compag
nons, et de ses dieux, loin de Troie. Le scholiaste de Vérone cite pro
bablement le même passage de Varron, peut être connu de lui, comme
de l'interpolateur de Servius, par une source commune, Cornelius La-
beo, antiquaire du IIIe siècle, qui semble avoir été l'auteur d'une compil
ation sur les doctrines théologiques, le De dis animalibus, où il parlait
18 Cicéron ne nous a pas laissé de théorie sur la nature des Pénates publics, mais il a
le premier essayé de donner une explication étymologique du mot : nec longe absunt ab
hac ui (= Vesta) di Penates, siue a penu dueto nomine (est enim omne quo uescuntur
homines penus) siue ab eo quod penitus insident; ex quo etiam penetrates a poetis uocantur
{De Nat. Deor. II, 68). Voir supra p. 13.
19 Cf. l'étude très complète de A. J. Kleywegt, Varrò über die Penaten und die Grossen
Götter, in Medelelingen der Koninklijke Nederlandse Akademie, Amsterdam, 1972.
20 Ad Aen. II, 636 : «Varron, dans les Antiquités Humaines, dit qu'il fut accordé par
les Grecs à Enée de s'en aller et d'emporter ce qu'il avait de cher; il emmena son père
alors que les autres, à qui la même permission avait été donnée, avaient emporté de l'or
et de l'argent. L'admiration qu'en éprouvèrent les Grecs leur fit accorder une seconde
fois à Enée la permission d'emporter ce qu'il voulait; celui-ci, pour accomplir une action
semblable à celle qu'on avait admirée, emporta ses dieux pénates. Alors les Grecs lui
accordèrent d'emmener avec lui ceux qu'il voudrait, et tous ses biens».
1 30 LES PÉNATES PUBLICS
24 Ad Aen. III, 148 : Varrò sane rerum humanarum secundo ait Aeneam deos pénates
in Italiani reduxisse, quaedam lignea uel lapidea sigilla. . . Sane hos deos Dardanum ex
Samothracia in Phrygiam, Aeneam uero in Italiani transtulisse idem Varrò testatur.
25 Sat. Ill, 4, 7.
26 hoc. cit.
27 Ad Aen. II, 717.
1 32 LES PÉNATES PUBLICS
transfert des Pénates par Enée jusqu'en Italie était bien établie. Il sem
ble donc plutôt que la doctrine d'Atticus s'oppose à la fois à celle de
Cassius Hemina et à celle de Varron en ce que, si elle donne, comme
Varron, une origine samothracienne aux Pénates, elle leur ôte tout
caractère troyen autre que celui d'avoir été transférés en Italie par le
troyen Enée.
L'opinion de Varron sur les origines samothraciennes des Pénates
va amener, plus naturellement encore que chez Cassius Hemina, une
confusion entre les Pénates et les Grands Dieux de Samothrace, ce
qu'exprime sans ambiguïté un commentaire de Servius : Varrò quidem
unum esse dicit pénates et magnos deos; nam in basì scribebatur MA-
GNIS DIS28. Le socle en question (in basi) est très vraisemblablement29
celui des statues des dieux dans leur temple de la Vèlia, à Rome. Daniel
poursuit, en mentionnant un complément à cette doctine qu'il attribue
aussi à Varron, et à d'autres qu'il ne nomme pas : Varrò et alii complu-
res Magnos Deos adfirmant simulacra duo uirilia, Castoris et Pollucis, in
Samothracia ante portant sita, quibus naufragio liberati uota solue-
bant30. On aboutit donc ici à une double identification, attribuée par
les commentateurs de Virgile à Varron : d'une part, les Pénates sont
identiques aux Grands Dieux, d'autres part les Grands Dieux honorés à
Samothrace sont Castor et Pollux, présentés comme des dieux bienfai
sants,en particulier pour les marins. Evidemment, cette doctrine, pour
différente qu'elle soit de celle de Cassius Hemina, la rappelle sur cer
tains points : les Pénates et les dieux de Samothrace ont en commun la
dénomination de «Grands Dieux»; d'autre part, si Cassius Hemina,
d'après les fragments de son œuvre que nous connaissons, n'assimilait
pas les Pénates aux Dioscures, il proposait comme l'une des appella
tions grecques des Pénates le terme de θεοί χρηστοί «dieux bienfai
sants», ce qui n'est pas sans rappeler le rôle de Castor et Pollux à
Samothrace comme protecteurs des naufragés.
Or, comme l'a bien montré C. Peyre31, l'établissement de la doctri
ne varronienne sur l'identité des Grands Dieux de Samothrace fait diffi-
Denys d'Halicarnasse
43 I, 68, 1-2 : «A Rome, on montre un temple non loin du Forum en bordure du rac
courci qui mène aux Carinae ; il est rendu obscur par la hauteur de ce qui l'entoure (ou :
par sa hauteur) et n'est pas grand; l'endroit est appelé Vèlia dans la langue locale. Dans
ce temple se trouvent des images des dieux de Troie qu'il est permis à tous de voir, por
tant une inscription qui les désigne comme les Pénates : ce sont deux jeunes gens assis
tenant des lances, ouvrages d'une facture ancienne».
44 Ibid.
138 LES PÉNATES PUBLICS
NlGIDIUS FlGULUS
dieux Pénates, qu'Enée apporta avec lui, bien qu'en d'autres passages, le poète ait eu des
positions différentes, ayant suivi les diverses opinions de divers auteurs».
s« Ad Aen. II, 325.
59 III, 40 : « Le même auteur déclare dans le livre XVI, en suivant les « disciplines
étrusques», qu'il y a quatre sortes de Pénates, dont les uns sont ceux de Jupiter, les autres
ceux de Neptune, les troisièmes ceux des enfers, les quatrièmes ceux des hommes mort
els, disant là quelque chose d'inexplicable».
LES TRADITIONS ANTIQUES SUR LES PÉNATES 143
65 II, 325; l'identification de Cérès comme «penate étrusque» a été étudiée par H. Le
Bonniec, Le culte de Cérès des origines à la fin de la République, Paris, 1958, p. 26-27; celle
de Fortuna par J. Champeaux, Fortuna. Recherches sur le culte de la Fortune à Rome et
dans le monde romain (Coll. de l'École Française de Rome, 64), Rome, 1982, p. 229-231;
voir aussi M. Pallottino, Etruscologia, 7e éd., Milan, 1984, p. 330-331.
66 Cf. R. Bloch Quelques remarques sur Poséidon, Neptune et Nethuns, CRAI, 1981,
p. 341 sq.
67 Ad Aen. I, 378.
LES TRADITIONS ANTIQUES SUR LES PÉNATES 145
Enée; les prêtres chargés de la garde des sacra penatium auraient été
nommés Sai à Samothrace, Salii à Rome68. Daniel ajoute : quos tarnen
Penates alii Apollinem et Neptunum uolunt, alii, hastatos et in regia posi-
tos tradunt. Le mot tarnen indique que cette nouvelle définition s'oppo
se à la précédente, et il est fort probable que les alii sont Nigidius et
Cornelius Labeo, dont nous savons par ailleurs que la doctrine sur les
Pénates était connue de Daniel. Ce dernier veut-il nous donner à enten
dre par là qu'il oppose deux doctrines, celle qui assimile les Pénates
aux dieux de Samothrace d'une part, celle qui les définit comme Neptu
ne et Apollon, et dont Nigidius aurait été l'un des tenants, d'autre part?
Ce point est d'autant moins net que la dernière phrase de notre passage
oppose aux deux premières une troisième définition des Pénates, tou
jours sans référence d'auteur : ce sont des dieux armés de lances dont
les statues se trouvent dans la Regia. Nous pensons que l'interpolateur
de Servius désigne ainsi les statues des Pénates du temple de la Vèlia :
ils étaient, en effet, selon la description de Denys d'Halicarnasse, repré
sentés comme deux jeunes gens armés de lances, et la proximité de cet
tecolline et des bâtiments de la Regia69 explique sans doute la confu
sionfaite par Daniel. Or ces dieux, qu'une inscription gravée sur le
socle de leur statue désignait, selon Varron et Denys, comme les
«Grands Dieux», ont souvent été confondus avec les Dioscures, eux-
mêmes identifiés aux Cabires de Samothrace. Est-ce cette distinction
que Daniel veut établir ici? Nous pensons plutôt qu'il se contente d'énu-
mérer des définitions opposées des Pénates, qui sont, d'après ce passag
e, au moins au nombre de quatre, puisqu'immédiatement après il
mentionne la conception «étrusque», étudiée plus haut, de la triade
Cérès, Paies et Fortuna.
Il nous semble donc difficile d'assurer que ce passage contient une
quelconque allusion à l'opinion que Nigidius Figulus pouvait se faire
des Grands Dieux et de leurs relations avec les Pénates. S. Weinstock70
a fait remarquer que G. Wissowa avait peut-être abusivement attribué à
Nigidius un passage de Servius, à propos de la définition des Grands
Dieux71 : Varron, dit-il, pense que les Pénates sont la même chose que
68 Ad Aen. II, 325 : namque Samothraces horum Penatium antistites Saos uocabant,
qui postea a Romanis Salii appellati sunt : hi enim sacra penatium curabant.
69 F. Coarelli, Roma, (Guide archologiche Laterza), Rome, 1980, p. 77 sq.
70 R.E., XIX, I, s.u. Penates, col. 453.
71 III, 12.
1 46 LES PÉNATES PUBLICS
les Grands Dieux, puisqu'il est écrit MAGNIS DIS sur la base de leur
statue : pourtant, ajoute-t-il, ce titre peut être simplement honorifique
{potest tarnen hoc pro honore dici) et il oppose à celle qu'il attribue à
Varron une autre définition des Grands Dieux : nam dii magni sunt Iup-
piter, Minerva, Mercurius qui Romae colebantur, pénates uero apud Lau-
rolauinium72. G. Wissowa73 suggère une attribution de cette définition
des Grands Dieux à Nigidius, ce qui permettrait de voir chez le pytha
goricien une doctrine nettement opposée à celle de Varron : les Grands
Dieux seraient deux dieux de la Triade Capitoline, ou les trois, selon
Daniel, à laquelle s'ajoute Mercure, alors que les Pénates seraient Nep
tune et Apollon. Toutefois, ici, non plus que chez Daniel, il n'existe d'in
dice sûr qui permette d'attribuer cette conception à Nigidius. Il n'est
pas davantage possible de savoir si l'on doit attribuer la dernière
remarque citée (les Grands Dieux sont honorés à Rome, alors que les
Pénates le sont à Lavinium) à la même autorité, ou tout simplement à
Servius lui-même. Quoi qu'il en soit, on a le sentiment qu'on" a atteint
ici un degré de confusion tel entre toutes ces définitions des Pénates,
que le besoin d'une explication rationnelle et cohérente aboutit à des
affirmations que dément l'architecture religieuse, puisque le temple de
la Vèlia est désigné dans les texte comme Aedes deum Penatium, ce qui
prouve l'existence d'un culte des Pénates à Rome, quelles que soient les
origines et l'histoire des dieux qui en étaient l'objet.
75 Sat. Ill, 4, 7 : «Mais ceux qui mettent plus de soin à découvrir la vérité ont dit que
les Pénates sont les dieux par lesquels nous respirons, par lesquels nous avons un corps,
par lesquels nous possédons la raison. Ils ajoutent que Jupiter est l'éther moyen, Junon la
couche inférieure de l'air et de la terre, Minerve la partie la plus élevée de l'éther. Ils en
donnent comme preuve que Tarquin, fils de Démarate de Corinthe, initié aux mystères de
Samothrace, réunit ces trois divinités dans un même temple et sous le même toit» (Trad.
H. Bornecque).
76 L'ensemble de cette conception paraît inspirée du stoïcisme (cf. A. Rivaud, Histoi
re de la philosophie I : Des origines à la scholastique, 2è éd., remise à jour par G. Varet,
Paris, 1960, p. 381-400), et plus précisément de Chrysippe (Cf. E. Bréhier, Chrysippe et
148 LES PÉNATES PUBLICS
plus question ici des trois éléments qui définissaient les Pénates dans la
théorie attribuée à Nigidius Figulus, selon laquelle trois catégories d'en
treeux relevaient du ciel (Jupiter), de l'eau (Neptune), de la terre (les
enfers). Ici, seul l'air est en cause, avec tout de même une allusion à la
terre pour la partie la plus basse (imum aera cum terra). D'autre part,
ce triple principe constituant les Pénates est assimilé à Jupiter, Junon,
Minerve, c'est-à-dire à la Triade Capitoline. L'attribution à chacune des
divinités qui la composent de telle couche de l'éther peut surprendre;
en particulier la place médiane de Jupiter, alors qu'on l'attendrait plu
tôt dans les sommets, doit sans doute se comprendre par référence à la
représentation figurée de la Triade Capitoline, avec Jupiter au centre,
entouré de Junon et de Minerve. L'allusion faite au temple, dans la sui
tedu texte, suggère du reste cette explication. Enfin, l'origine de cette
triade constituant les Pénates n'a plus aucun rapport avec la légende
des origines troyennes de Rome, puisque son introduction est rapportée
à Tarquin l'Ancien, légendairement originaire de Corinthe, mais qui
avait passé une partie de sa vie à Tarquinia, d'où il tire son nom. C'est
donc affirmer l'origine étrusque des Pénates, ainsi que de la Triade
Capitoline, car il n'est pas douteux que l'indication finale de notre cita
tion {uno tempio ac sub eodem tecto numina memorata coniunxit) est
une allusion au temple à trois cellae du Capitole77. Nous voyons une
fois encore ici la force de l'influence qu'a eue la réflexion théologique
étrusque sur les spéculations des écrivains romains; malheureusement,
les indications très vagues de Macrobe nous laissent ignorer les noms
des tenants de cette conception, et donc sa date. Il nous faut aussi noter
la curieuse mention de la connaissance qu'aurait eue Tarquin des myst
ères de Samothrace {Samothracis religionibus mystice imbutus); quel
rapport cette indication a-t-elle avec le culte des Pénates? Faut-il en
l'ancien stoïcisme, 2è éd., Paris, 1951, p. 117-127). Il est clair, toutefois, - et la désignation
par le terme latin Penates de la divinité le montre -, qu'il s'agit d'une adaptation romaine
de la doctrine, probablement tardive, à en juger par la relative impropriété de cette défi
nition, bien éloignée de celle, généralement et couramment admise, de «dieux du
foyer ».
77 Les historiens romains, Tite-Live notamment (I, 55) attribuent à Tarquin le Super
be la construction du triple temple du Capitole, exécutée par des artisans étrusques (I,
56). Sur le caractère «étrusque» de la Triade Capitoline, cf. R. Bloch, Tite-Live, II, C.U.F.,
Paris, 1967, Appendice I : Le départ des Etrusques, p. 107; G. Dumézil, Mythe et Epopée III,
Paris, 1973, p. 204-206; id., La religion romaine archaïque, p. 317; id., Anchise foudroyé?
dans L'Oubli de l'Homme et l'Honneur des dieux, Paris, 1985, p. 160-161.
LES TRADITIONS ANTIQUES SUR LES PÉNATES 149
déduire qu'il existe, dans l'esprit des tenants de cette tradition, une
confusion entre Pénates et Grands Dieux de Samothrace? Il est impossi
ble de le dire78, non plus que de dater cette conception de nos dieux.
Macrobe la fait figurer dans un chapitre du livre III des Saturnales où
il se propose de montrer que Virgile emploie toujours le mot «Pénates»
en conformité parfaite avec la tradition concernant ces dieux. Il a, dans
les lignes précédentes, montré que Virgile suivait la tradition connue
par Varron à propos de l'histoire des Pénates, et, après notre passage,
il mentionne la conception des Pénates qu'avait Cassius Hemina et, là
encore, souligne la précision avec laquelle Virgile en a tenu compte.
Entre les deux est exposée cette tradition concernant la nature des
Pénates, point sur lequel, note Macrobe, Varron ne s'est pas expliqué
en même temps que sur leur histoire. D'autre part, bien que Virgile ne
reprenne pas exactement cette théorie, Macrobe s'efforce de montrer
que les dénominations que le poète applique à Junon sont à la fois ins
pirées de la doctrine de Cassius Hemina sur les Pénates et de leur iden
tification avec Jupiter, Junon et Minerve. Cela implique donc que cette
dernière doctrine est au moins contemporaine de Virgile, peut-être
antérieure à lui.
La comparaison avec un passage de Daniel montre que les deux
auteurs ont dû s'inspirer d'une source commune, qui pourrait bien
être, comme le suggère G. Wissowa, Cornelius Labeo : nonnulli tarnen
Penates esse dixerunt, per quos penitus spiramus et corpus habemus, et
animi rationem possidemus; eos autem esse Iouem aetherem medium,
Iunonem imum aera cum terra, summum aetheris cacumen Mineruam :
quos Tarquinius, Demarati Corinthii filius, Samothraciis religionibus
mystice imbutus uno tempio et sub eodem tecto coniunxit. His addidit et
Mercurium sermonum deum79. La doctrine est, on le voit, semblable à
celle que l'on trouvait dans Macrobe, également anonyme, tout en étant
attribuée à plusieurs auteurs (nonnulli), et exprimée dans des termes à
très peu près identiques; un seul point, important, montre une diver
gence entre deux témoignages : l'indication selon laquelle Tarquin au
rait ajouté à la triade de Pénates citée par Macrobe Mercure «dieu des
conversations», ce qui ramène à une conception quadripartite des Pé-
78 Selon Augustin (De Ciu. Dei VII, 28), Varron identifiait les mystérieux Grands
Dieux de Samothrace comme Jupiter, Junon, et Minerve, ce qui représenterait une nouv
elle incohérence par rapport à l'ensemble de sa doctrine.
79 Ad Aen. II, 296.
1 50 LES PÉNATES PUBLICS
Servius nous livre une tradition très semblable : his ergo quaeritur,
utrum Vesta edam de numero penatium sit, ac comes eorum accipiatur,
quod cum consules et praetores siue dictator abeunt magistratu, Lauini
sacra penatibus simul ac Vestae faciunt84. La parenté, voire l'identité,
entre Vesta et les Pénates trouve son expression, selon cette tradition,
dans le sacrifice accompli en l'honneur de l'ensemble de ces divinités à
Lavinium par les magistrats romains. Nos deux auteurs en voient aussi
une preuve dans la dénomination de potens que Virgile applique à Vest
a85, dénomination qui, selon certaines traditions, était donnée aux
Pénates86. Même si nous admettons, comme le fait G. Wissowa, que la
source commune de ces deux textes est l'érudit du IIIe siècle Cornelius
Labeo, cette tradition d'une parenté entre Vesta et les Pénates date au
moins du Ier siècle avant J.-C, puisque nous l'avons déjà trouvée, total
ement inexpliquée d'ailleurs, chez Cicéron : Nec longe absunt ab hac ui
(= Vesta) di Penates*1.
Martianus Capella
préteurs ou les dictateurs, lorsqu'ils entrent en charge, vont à Lavinium faire un sacrifice
aux Pénates en même temps qu'à Vesta» (Trad. H. Bornecque, op. cit.). Cf. infra p. 355-
61.
84 Ad Aen. II, 296.
85 En. II, 296 : Vestamque potentem.
86 Varron, cité par Probus, ad Verg. Bue. VI, 31; cf. R. Schilling, op. cit., p. 1974.
87 De Nat. Deor. II, 68.
88 La religion des Etrusques, p. 670.
1 52 LES PÉNATES PUBLICS
89 Op. cit., I, 41 : «Et bientôt le secrétaire de Jupiter reçoit l'ordre de réunir les habi
tants du ciel en fonction de leur rang et d'un protocole réglé, et en premier lieu les séna
teurs des dieux, qui étaient considérés comme les Pénates du Dieu Tonnant en personne,
et à qui, du fait que le secret céleste ne permet pas de publier leur nom, il donne un nom
venu du fait qu'ils agissent en accord, car ils promettent les choses tous en même
temps. »
90 Varron, Economie rurale I, C.U.F., Paris, 1978, commentaire, p. 94.
91 Ap. Arnobe III, 40.
LES TRADITIONS ANTIQUES SUR LES PÉNATES 153
92 i, 45.
93 Voir résumé des doctrines, et discussion in G. Dumézil, La religion des Etrusques,
p. 670-76; A. Pfiffig, op. cit., p. 121-127.
94 Loc. cit. ; G. Dury-Moyaers, Enée et Lavinium. A propos des découvertes archéologi
ques récentes, Coll. Latomus, vol. 174, Bruxelles, 1981, p. 194.
PREMIÈRE SECTION
LAVINIUM
INTRODUCTION
1 De L.L., V, 144.
2 La décadence de Lavinium, sensible dès le IIe siècle av. J.-C. dans les sanctuaires
et dans l'architecture civile, semble avoir été un mouvement irréversible, dont on peut
suggérer des explications variées : C. F. Giuliani, dans Enea nel Lazio. Archeologia e mito,
Catalogue de l'Exposition, Rome, 1981, p. 166.
158 LES PÉNATES PUBLICS
3 Les résultats des fouilles ont été publiés dans deux ouvrages majeurs : F. Casta
gnoli, Lavinium I : Topografia generale, fonti e storia delle ricerche, Rome, 1972; F. Casta
gnoli, L. Cozza, M. Fenelli, M. Guaitoli, A. La Regina, M. Mazzolani, E. Paribeni, F. Picar-
reta, P. Sommella, M. Torelli, Lavinium II : Le Tredici Are, Rome, 1975. Les éléments nou
veaux fournis par le site de Pratica di Mare ont naturellement donné lieu à de nombreus
es publications que nous signalerons le moment venu.
4 La Magna Grecia e i santuari del Lazio, in La Magna Grecia e Roma nell'età arcaica,
Atti dell'ottavo convegno di studi sulla Magna Grecia, (Tarente, octobre 1968), Naples,
1969, p. 11.
LAVINIUM 1 59
construction la plus récente, qui date du IVe siècle, a été refaite sur un
édifice du VIIe siècle dont il reste encore des traces; les treize autels ont
été édifiés du VIe au IVe siècle; la dédicace à Castor et Pollux date du
VIe siècle.
Mais les fouilles récentes de Lavinium, ainsi que celles qui ont été
menées parallèlement dans d'autres cités du Latium, et à Rome même,
nous conduisent aussi à envisager sous un jour nouveau le problème de
l'influence grecque dans le Latium. En effet, la présence de la légende
d'Enée à une époque ancienne à Lavinium, l'architecture des treize
autels, fortement influencée, nous le verrons, par les modèles grecs, et
l'attestation d'un culte à Castor et Pollux, héros venus de Grèce, mont
rent des liens très forts entre la Grèce, ou la Grande-Grèce, et le
Latium, dès les VII et VIe siècles. Or, on considérait jusqu'à présent que
l'influence de la Grèce sur le Latium s'était exercée essentiellement par
l'intermédiaire des Etrusques5. Les découvertes archéologiques récent
es, à Lavinium notamment, tendent à prouver plutôt que les Latins ont
reçu directement les importations grecques, ou du moins avec la Gran
de-Grèce pour médiateur, diminuant par là même le rôle que l'on attr
ibuait auparavant à l'Etrurie dans l'élaboration de la civilisation lati
ne6. C'est donc en tenant compte de ces données nouvelles qu'il nous
faudra éclairer l'apparent paradoxe par lequel Enée, héros troyen issu
des poèmes et légendes grecs apportés au Latium, y aurait établi les
Pénates, dieux spécifiquement latins et sans équivalent dans la religion
grecque.
1 En. VII, 120-122: «Salut, terre que me devaient les destins et vous aussi, dit-il,
salut, fidèles Pénates de Troie : ici est ma maison, ici ma patrie» (Trad. J. Perret, C.U.F.,
Paris, 1978).
2 En. III, 163 sq.
3 En. VII, 122-127.
4 Enée et Lavinium, RBPh, 55, 1977, p. 21 sq.
5 Lavinium I, Rome, 1972, p. 96.
1 62 LES PÉNATES PUBLICS
6 Cf. F. Castagnoli, La leggenda di Enea nel Lazio, Stud Rom, 30, 1982, p. 15.
7 Cf. G. Dury-Moyaers, Enée et Lavinium, A propos des découvertes archéologiques
récentes, Coll. Latornus, vol. 174, Bruxelles 1981, p. 99-127.
8 G. Dury-Moyaers {op. cit., p. 33-94) a donné une revue très complète des textes
littéraires concernant Enée, jusqu'à Virgile; pour notre part, nous avons plus particuli
èrement étudié les textes ayant trait au transfert des sacra.
9 XX, 307-308: «C'est le puissant Enée qui désormais régnera sur les Troyens -
Enée, et avec lui, tous les fils de son fils qui naîtront dans l'avenir» (trad. P. Mazon,
C.U. F., Paris, 1938). Cf. N. Horsfall, Some problems in the Aeneas legend, CQ, 29, 1979,
p. 372-390.
10 1008-1016.
11 Cf. G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 38-45.
12 Hymnes, C.U.F., Paris, 1936, p. 144-146 et 146 n. 1.
13 196-197.
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 163
33 Pour S. Mazzarino, au contraire, (// pensiero storico I, Bari, 1958, p. 587 η. 1), il
n'est pas douteux que ce mot, qui désignait «l'Occident», n'ait figuré dans le poème de
Stésichore.
34 G. K. Galinsky (Aeneas, Sicily and Rome, Princeton, 1969, p. 106 sq.) avait déjà sou
ligné ce fait.
35 Voir infra p. 196 sq.
36 I, 47, 6 et 48, 1.
37 Op. cit., p. 24.
38 Op. cit., p. 52. Au contraire, une position prudente est adoptée sur ce point par H.
Boas (Aeneas arrival in Latium, Amsterdam, 1938, p. 14). Enfin, selon G. Vallet (op. cit.,
p. 272 n. 5), « le nom d'Hespérie . . . désignait au temps de Stésichore la partie de l'Italie
qui s'étendait au-delà du monde habité par les Grecs».
39 T. J. Cornell (Aeneas'arrival in Italy, Liverpool Classical Monthly, 2, 1977, p. 77)
admet aussi que la tradition de la venue d'Enée en Occident puisse remonter à Stésichor
e.
168 LES PÉNATES PUBLICS
Misène aux côtés d'Enée ne nous paraît guère une preuve convaincante
non plus : d'une part, il existait une tradition associant les aventures
d'Enée et d'Ulysse en Italie, notamment chez Hellanicos, où ils sont les
fondateurs de Rome, ce qui expliquerait la présence de Misène ici;
d'autre part, comme le note J. Heurgon40, pourquoi le sculpteur aurait-
il emprunté à Virgile ce personnage tout à fait secondaire, s'il ne s'était
pas trouvé chez Stésichore? Enfin, il nous semble un peu arbitraire de
dire que le thème du transfert des sacra ne pouvait se trouver chez Sté
sichore, alors que la première mention en est faite par Hellanicos cité
par Denys d'Halicarnasse. Il n'y a pas plus de raison qu'il se soit trouvé
chez Hellanicos que chez Stésichore, et, de surcroît, si l'on met en dout
e la fidélité de Théodoros à l'œuvre de Stésichore, en alléguant des rai
sons de propagande politique, la même démarche peut aussi s'appli
querau résumé que nous donne Denys des Troika d'Hellanicos41. En
réalité, il ne nous paraît pas impossible que ces deux thèmes aient été
présents dans l'Ilioupersis de Stésichore. Il existe au VIe siècle de forts
courants d'échanges entre l'Italie méridionale et la Campanie toute
proche42. Or, certaines villes de Grande-Grèce ou de Sicile sont des fon
dations chalcidiennes43, et notamment Zancle, qui elle-même fonda
Himère44, patrie probable de Stésichore. La légende d'Enée était
connue dès cette date en Chalcidique, ainsi que l'atteste une monnaie
représentant la fuite d'Enée avec son père et son fils, frappée à Aineia,
cité supposée fondée par Enée, et qui porte son nom45. La légende
d'Enée a dû venir de Chalcidique dans les colonies d'Italie méridionale
et de Sicile, et d'autre part Γ« Occident» mentionné dans le titre donné
à la scène de l'embarquement d'Enée sur le relief peut fort bien
désigner la Campanie étrusquisée du VIe siècle, puissante voisine de la
Grande-Grèce que Stésichore ne pouvait sans doute ignorer. De sur-
52 Op. cit., p. 33 : A. Sadurska compare cette image à la description donnée par Ovi
de (Fastes V, 563-64) du groupe de marbre qui ornait le Forum d'Auguste; voir infra
p. 206.
53 Op. cit., p. 25.
54 Cf. A. Sadurska, op. cit., p. 35.
55 I, 72.
56 Cf. G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 53 sq. ; pour les relations entre Damastes et Hella
nicos, cf. S. Mazzarino, op. cit., p. 203-7.
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 171
2) Le IIIe siècle
Ensuite, ce n'est qu'au IIIe siècle, avec Timée, que nous trouvons à
nouveau dans la littérature grecque une illustration de la légende it
alienne d'Enée. Des différentes explications qui peuvent être avancées
pour cette éclipse de deux siècles, nous ne mentionnerons que celle-
ci58 : aux Ve et IVe siècles, les contacts entre les Grecs et l'Italie s'affai
blissent, mais sont rétablis au IIIe siècle du fait des conquêtes romaines.
Avec Timée59, nous avons pour la première fois un témoignage direct
sur le développement de la légende d'Enée en Italie, puisqu'il a eu l'o
ccasion de mener sur place une enquête auprès des indigènes : πυθέσθαι
δε αυτός ταΰτα έπί των έπιχωρίων. D'autre part, Timée est le premier
auteur, à notre connaissance, à rapporter expressément à Lavinium les
origines de la légende italienne d'Enée. Ce que l'on peut savoir du per
sonnage de Timée60 permet de mieux juger la portée de son témoignag
e. Ce Sicilien, qui vécut la plus grande partie de sa vie en exil à Athè
nes, qu'il admirait, écrivit à deux reprises sur Rome : une fois dans son
57 Pour le transfert des sacra chez Hellanicos d'après Denys, voir infra p. 490-3. Sans
évoquer le transfert des ιερά, Xénophon fait mention de la piété d'Enée envers son père,
qui lui valut la considération des Grecs : Αινείας δε σώσας, και αυτός τον πατέρα, δόξαν
ευσέβειας έξηνέγκατο ώστε και οί πολέμιοι μόνφ έκείνω ών έκράτησαν (Cyn. Ι, 15):
«Enée, pour avoir sauvé lui aussi son père, acquit un renom de piété, si bien qu'il fut le
seul des vaincus dans Troie à qui les ennemis permirent de n'être pas dépouillé de ses
armes» (trad. E. Delebecque, C.U.F., Paris, 1970).
58 Cf. G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 64-65.
59 Cité par Denys d'Halicarnasse, I, 67, 4.
60 Cf. A. Momigliano, Atene nel IH secolo a.C. e la scoperta di Roma nelle storie di
Timaeo di Tauromenio, RSI, 71, 1959, p. 529-556 = Terzo Contributo alla storia degli studi
classici e del mondo antico, Rome, 1966, I, p. 23-53.
172 LES PÉNATES PUBLICS
sur les Latins et les Dauniens, il fondera une cité avec trente tours, en
nombre égal aux petits de la truie noire qu'il transporta sur son navire
depuis les hauteurs de l'Ida et le pays de Dardanus, et qui mit au mon
deen une fois ce nombre de petits; dans une seule cité il placera son
image et celle des porcelets nourris de lait, façonnée en bronze; il cons
truira un sanctuaire à Myndia Pallènis et y installera les images des
dieux de sa patrie, que, négligeant femme, enfants, et tout le riche
ensemble de ses biens, il vénérera en même temps que son vieux père».
Le terme Βορειγόνοι72 désigne, selon T. Zielinsky73, «les peuples du
nord», qui sont, d'après ce texte74, les Latins et les Dauniens; J. Heur-
gon reconnaît dans ces derniers, à la lumière d'un texte de Denys d'Ha-
licarnasse, les Campaniens de l'est, et il note que l'ensemble de l'expres
sion désigne «par une anticipation hardie, un empire qui rassemblait
les Latins et les Campaniens». Quant à la «cité aux trente tours», dont
le nom n'est pas précisé, elle a donné lieu à diverses identifications;
J. Perret a proposé d'y reconnaître Albe et ses trente colonies75, mais
déjà R. H. Klausen76 avait suggéré qu'il s'agissait de Lavinium, ce que
confirment d'une part l'indication sur la présence d'une statue de bron
ze de la truie miraculeuse, dont Varron77 nous dit qu'elle existait enco
re de son temps sur le Forum de la cité78, d'autre part l'allusion, assez
δηκον Μυνδία Παλληνίδι / πατρώ' άγάλματ' έγκατοικιεϊ θεών, / α δη, παρώσας και δάμαρτα
καί τέκνα / και κτήσιν άλλην όμπίαν κειμηλίων / σύν τω γεραιω πατρί πρεσβειώσεται.
72 Cf. J. Heurgon, op. cit., p. 281; J. Perret, op. cit., p. 361-365.
73 Xenien der 40 sten. Versammlung deutscher Philologen, Munich, 1891, p. 41.
74 Pour lequel diverses corrections ont été proposées : cf. J. Heurgon, op. cit., p. 281
n. 5; G. D'Anna (Lycophron, Alex. 1254, in Studi in onore di A. Ardizzone, Rome, 1978,
p. 281-290) propose de lire «au-delà du Lacinio et des Dauniens», c'est-à-dire au nord de
la Calabre et des Pouilles (cité par F. Castagnoli, op. cit., p. 161 n. 8).
75 Op. cit., p. 350-351.
76 Aeneas und die Penaten, Hambourg-Gotha, 1839-40, p. 675 sq.; C. von Holzinger
{op. cit., p. 341) retient lui aussi cette identification; de même, G. W. Mooney, op. cit.,
p. 135.
77 Res Rusticae II. 4, 18.
78 Pour le commentaire sur la couleur de la truie aux trente porcelets, cf. C. von
Holzinger, loc. cit. ; A. W. Mair, op. cit., p. 424-425. D'autre part, A. Alföldi (Early Rome,
p. 272) souligne que la légende d'une truie miraculeuse est attestée dès le IIIe siècle à
Tuder, en Ombrie, sur une monnaie (A. Sambon, Les monnaies antiques de l'Italie, Paris,
1903, n° 156) où est représentée une truie avec trois porcelets; A. Alföldi rapproche cette
image des monnaies de Vespasien montrant la même scène, et estime que les trois petits
en représentent symboliquement trente; la truie mettant bas un grand nombre de porce-
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 175
obscure, aux trente tours, dont C. von Holzinger79 pense qu'elle symbol
ise les trente cités de la Ligue latine à la tête de laquelle se trouva sans
doute à un moment Lavinium. Fait capital, c'est la première mention
dans la littérature d'un lien entre Enée et Lavinium, mais, contraire
ment à ce que suggère G. K. Galinsky80, il nous paraît très probable
que ce lien existait déjà chez Timée : nous avons dit que la qualification
de Τρωικόν donnée par ce dernier à la poterie conservée dans d'adyton
du temple de Lavinium nous semblait suggérer implicitement une rela
tion entre Enée et la cité.
Le texte de Lycophron contient deux autres innovations, dont il est
difficile de préciser dans quelle mesure elles remontent à Timée, et,
peut-être, à travers lui, à une tradition locale lavinate, à côté d'éléments
déjà connus de la littérature antérieure : la piété d'Enée envers son père
et envers ses dieux, qu'il fait passer avant toute autre considération
familiale ou matérielle. La première de ces innovations est la désignat
ion comme πατρώ'άγάλματα θεών de ce qui, jusqu'au IIIe siècle, ne
nous est connu que par le terme vague de ίερά. Ces «images des dieux
de la patrie» que Lycophron met aux mains d'Enée lui ont-elles été sug
gérées par Timée? Nous nous bornerons ici81 à constater l'apparente
divergence entre les indications données par les deux écrivains, l'histo
rien voyant dans les Pénates de Lavinium «des caducées de fer et de
bronze et de la poterie troyenne», tandis que l'expression αγάλματα
θεών, employée par le poète, suggère beaucoup plus vraisemblablement
des représentations anthropomorphiques. Avec Lycophron, c'est la pre
mière fois que l'histoire des ίερά troyens est évoquée à peu près telle
que nous la trouverons chez Virgile : Enée installe au Latium, dans une
ville fondée par lui, les images des dieux de sa patrie. La seconde inno
vation est le lien établi chez Lycophron entre les «images des dieux de
la patrie» d'Enée et Athéna à Lavinium, puisque c'est dans le sanctuai
re de la déesse qu'Enée installe ses dieux; ce témoignage est essentiel,
car il est non seulement la première, mais l'unique attestation littéraire
lets semble donc un thème légendaire d'Italie centrale, prodige qui est gage de prospérité
pour la cité dans laquelle il s'accomplit.
79 Loc. cit.
80 Op. cit., p. 141 : «II ne peut en aucune façon être montré que Lycophron a ici
utilisé comme source Timée».
81 Cette question sera reprise ci-dessous, p. 264 sq.
1 76 LES PÉNATES PUBLICS
d'un culte d'Athéna à Lavinium82. Or, il semble bien que les découvert
es de 1977 à Pratica di Mare apportent une confirmation, sinon d'un
lien entre les Pénates et Athéna, du moins de l'existence d'un important
sanctuaire de la déesse à Lavinium83, ce qui constitue peut-être une
preuve de la présence de traditions locales lavinates dans le poème de
Lycophron, et, par là-même, de sa dépendance par rapport à Timée,
dont nous savons par Denys qu'il s'était rendu à Lavinium. Avec Timée
et Lycophron, nous avons un aspect tout à fait nouveau d'Enée dans la
littérature grecque : aux données grecques de la légende s'ajoutent des
éléments latins, lavinates, réfléchis par les deux écrivains grecs.
Au IIIe siècle, la légende du transport des ίερά par Enée de Troie
au Latium apparaît dans la littérature latine naissante. Elle était sans
doute évoquée par Naevius au Livre I du Bellum Punicum, avec d'au
tres éléments de la légende d'Enée. Il nous en est parvenu un fragment,
qui contient la première mention du mot Penates dans la littérature lati
ne :
Postquam auem aspexit in tempio Anchisa
sacra in mensa Penatium ordine ponuntur8*.
82 C'est ce qui l'a rendu suspect à J. Perret (op. cit., p. 353) qui refuse, de ce fait,
l'identification de Lavinium comme «la cité aux trente tours».
83 Cf. F. Castagnoli, // culto di Minerva a Lavinio, Accademia Nazionale dei Lincei,
Quaderno 246; Enea nel Lazio, p. 187 sq. ; C. Bearzot Atena Itonia Tritonia e Iliaca, in Poli
tica e religione nel primo scontro tra Roma e l'Oriente, Milan, 1982, p. 57-60; M. Torelli,
Lavinio e Roma. Riti iniziatici e matrimonio tra archeologia e storia, Rome, 1984, p. 19 sq.;
F. Castagnoli, Ancora sul culto di Minerva a Lavinio, BCACR, 90, 1, 1985, p. 7-12. '
84 Fr. 3 Barchiesi.
85 Pour le commentaire de ce passage, cf. M. Barchiesi, Nevio epico, Padoue, 1962,
p. 368 sq.
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 1 77
3) La tradition annalistique
92 In Schol. Verg, Ad Aen. II, 717 = fr. 5 Peter; voir supta p. 125-8.
93 On désignait par ce nom le sud de la péninsule, plus précisément le Bruttium, nom
antique de la Calabre : cf. G. Vallet, Rhégion et Zancle, p. 103.
94 La Magna Grecia e i santuari del Lazio, p. 24.
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 179
4) L'épanouissement de la légende
95 Ad Aen. II, 717 : «Dans le second livre de ses Histoires, Varron raconte qu'après la
prise de Troie, Enée occupa la citadelle avec un grand nombre de ses concitoyens, et
obtint, par une grande faveur de l'ennemi, la permission de se sauver. Aussi lui accorda-
t-on le droit d'emporter ce qu'il voulait; alors que tous les autres s'attardaient à choisir
de l'or et autres richesses, Enée chargea son père sur ses épaules; et lorsque les Achéens,
émus de cette piété, l'autorisèrent à revenir à Troie, Enée emporta sur ses épaules les
dieux Pénates figurés par des statuettes de bois, de pierre, et de terre cuite. Les Grecs,
stupéfaits d'admiration, l'autorisèrent à emporter tous ses biens, et Enée, refaisant plu
sieurs fois le trajet, enleva de Troie tous ses biens et les déposa dans ses navires ».
1 80 LES PÉNATES PUBLICS
aspect : piété filiale d'abord (Aenean patrem suum collo tulisse), qui va
valoir à Enée une seconde autorisation de retourner à Troie96, et lui
donner l'occasion de montrer cette fois sa piété envers les dieux (ac
deos Penates umeris extulisse). Certains éléments de ce récit rappellent
celui de Cassius Hemina : les sacra de Troie sont désignés comme des
Penates, et les termes mêmes par lesquels est évoqué Enée portant sur
ses épaules ses dieux Pénates rappellent aussi le texte de Cassius Hemi
na {Aenean cum dis Penatibus umeris impositis); mais nous ne retrou
vonspas ici le «groupe pyramidal»; les différents éléments de la pyra
mide sont dissociés, chacun d'entre eux figurant dans l'un des voyages
d'Enée des ruines de Troie au rivage : Anchise d'abord, les Pénates,
puis omnia sua, parmi lesquels il faut sans doute comprendre Ascagne.
Cette dissociation suscite une émotion devant le personnage d'Enée,
différente de celle que donnait la vision saisissante du raccourci formé
par le «groupe pyramidal»; elle permet de montrer que c'est précis
émentpar sa pietas, dans ses exercices successifs, qu'Enée a pu emport
er de Troie en ruines tout ce qui lui tenait à cœur. Mais, si la mise en
scène de l'exercice de cette pietas semble due à Varron, l'existence de
cette dernière comme caractéristique du personnage d'Enée remonte
peut-être à Stésichore, cependant que le thème du désintéressement
d'Enée, prêt à renoncer à ses richesses, se trouvait déjà exprimé chez
Lycophron97. Enfin, si la destination du voyage d'Enée n'est pas men
tionnée dans ce texte, elle est néanmoins formulée très clairement ai
lleurs chez Varron : Oppidum quod primum conditum in Latto stirpis
Romanae, Lauinium : nam ibi dii Penates nostri. Hoc a Latini filia, quae
coniuncta Aeneae, Lauinia, appellatum98 : Lavinium est le premier ét
ablissement troyen en Italie, le siège des Pénates apportés par Enée.
La même scène est évoquée, de facon beaucoup moins frappante,
chez Denys d'Halicarnasse, dont les Antiquités Romaines sont très la
rgement inspirées de Varron". L'épisode de la résistance d'Enée et de
ses compagnons dans la citadelle de Troie est longuement développé,
alors que le départ d'Enée proprement dit tient en quelques lignes :
96 Le thème de la piété filiale d'Enée et de l'admiration qu'elle suscita chez les enne
mis, était déjà présent chez Xénophon (Cyn. I, 15) : Voir supra p. 169; 171 n. 57.
97 Alex., 1263-65.
98 De L.L. V, 144.
99 Cf. Paul M. Martin, La propagande augustéenne dans les Antiquités Romaines de
Denys d'Halicarnasse, REL, 48, 1971, p. 162-175; E. Gabba, La «Storia di Roma arcaica» di
Dionigi d'Halicarnasso, A.N.R.W., II, 30, 3, Berlin-New- York, 1983, p. 799-816.
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 181
άπήει . . . αγόμενος επί ταΐς κρατίσταις συνωρίσι τόν τε πατέρα και θεούς
τους πατρφους γυναικά τε και τέκνα και των άλλων ει τι πλείστου άξιον
ήν σώμα ή χρήμα100. On trouve ici les mêmes éléments que dans les
documents précédents : le départ d'Enée avec son père, ses παθρωοι
θεοί, et son fils. Mais il s'agit d'une simple enumeration, qui ne se sou
cie pas de composition dramatique, ni ne cherche à susciter l'émotion;
elle comporte quelques détails que l'on ne trouve pas ailleurs : existen
ce de plusieurs enfants d'Enée à Troie, présence de sa femme Creuse;
en revanche, le terme du voyage d'Enée est très clairement indiqué
dans un passage voisin101; Enée et ses compagnons arrivent en Italie
près de l'embouchure du Tibre : les Aborigines, habitants du lieu, don
nent aux Troyens fugitifs des terres sur lesquelles Enée fonde la ville
de Lavinium, épisode sans doute directement inspiré du texte de Var-
ron cité plus haut.
Tite-Live, s'il mentionne au début de son ouvrage la légende de
l'établissement d'Enée en Italie102, ne donne aucun détail sur les condi
tions dans lesquelles le héros troyen a fui sa patrie. Ni Anchise, ni les
Pénates ne sont cités, et Ascagne est le fils, non du mariage troyen
d'Enée avec Creuse, mais de l'union d'Enée et de Lavinia en Italie.
C'est évidemment chez Virgile que l'épisode du transfert des sacra
de Troie en Italie par Enée reçoit la mise en œuvre la plus riche. Cela
s'explique par le rôle que jouent les sacra pour assurer la continuité
entre Troie, l'établissement fondé par les Troyens au Latium, et la futu
re Rome; leur présence en Italie fonde et justifie les prétentions des
Romains à être les héritiers des Troyens et celles de la Gens Iulia et
d'Auguste à détenir le pouvoir suprême; elle donne à l'histoire d'Enée
et de ses descendants une dimension religieuse et spirituelle.
Il y a quelques années, G. Dumézil avait montré de facon très
convaincante103 comment, au livre II de l'Enéide, se dévoile la mission
d'Enée, qui va opérer chez le héros une transformation complète. Dans
100 I, 46, 4 : « il partit . . . emportant avec lui, dans ses meilleurs attelages, son père,
son épouse, et ses enfants, et tout ce qui, être vivant ou bien, était le plus précieux».
101 I, 45, 1 : εις Λαύρεντον, αίγιαλον Λβοφιγίνων επί τω Τυρρηνικοί πελάγει κείμενον
(«vers Laurentum, rivage des Aborigines sur la mer Tyrrhénienne»).
102 I, 1, 1 sq.
103 Mythe et Epopée I, 2e éd., Paris, 1974: Enée et la première fonction, p. 384-393;
Genèse de la mission d'Enée au deuxième chant de l'Enéide, p. 393-403.
1 82 LES PÉNATES PUBLICS
un ouvrage plus récent104, il écrit : «le sujet du second chant n'est pas le
malheur de Troie en tant que tel, mais la mutation qu'il produit dans
l'âme d'Enée et qui fait d'un guerrier vaincu, désespéré, sans patrie, le
sauveur des Pénates et le dépositaire presque sacerdotal d'un grand
avenir». Le thème du transfert des sacra se développe du livre II, où
Enée évoque chez Didon la dernière nuit de Troie et son départ loin de
sa patrie, au livre VIII, où le Tibre lui apparaît en songe pour lui révé
lerqu'il a atteint le terme de son voyage fixé par les destins, la terre où
il devra établir les Pénates de Troie, et fonder une cité d'où ses descen
dantspartiront pour en fonder une autre, promise à l'empire du mond
e105.
C'est au moment même où se prépare la ruine de Troie que sa mis
sion est pour la première fois révélée à Enée. Les Troyens, trompés par
les paroles de Sinon, ont fait pénétrer le cheval des Grecs dans leur
ville, dont tous les habitants dorment paisiblement. Hector apparaît
alors en songe à Enée, lui annonce la ruine prochaine de Troie, lui
conseille de fuir et ajoute :
104 Mariages indo-européens. Quinze Questions Romaines, Paris, 1979 : Le coup de lan
cede Laocoon, p. 179-188.
105 Cf. H. Boas, Aeneas' arrival in Latium, p. 56 sq.
106 Π, 293-295 : « Troie te confie ses choses saintes et ses Pénates, prends-les comme
compagnons de tes destins, pour eux cherche une ville qu'au terme, après de longues
erreurs sur toutes les mers, tu instaureras, grande» (Trad. J. Perret, C.U.F., Paris, 1977).
107 R. G. Austin (Aeneidos, Liber Secundus, éd. comm., Oxford, 1964, p. 135) estime
que commendai, dont il rapproche l'emploi de celui qui en est fait par Properce (IV, 11,
73 sq.) « suggère la remise solennelle d'une charge, comme celle d'enfants par un père ou
une mère mourant».
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 183
113 II, 320-321 : «avec dans ses bras les objets saints, nos dieux vaincus, un enfant,
son petit-fils, qu'il traîne lui-même.» (op. cit.).
114 Cf. VIII, 11 : uictosque Penatis.
115 Servius (Ad Aen. II, 320) note que le sens du mot sacra, désignant, selon lui, les
objets saints de Troie, s'éclaire par le rapprochement avec les paroles d'Hector (II, 293).
R. G. Austin (op. cit., p. 144), s'appuyant sur un passage d'Augustin (De Ciu. Dei, I, 3),
affirme qu'il s'agit ici des Pénates de Troie, et rapproche, à juste titre croyons-nous, le
texte de Virgile d'une des scènes représentées sur la Tabula Iliaca du Musée du Capitole;
cf. infra p. 207.
116 II, 559-560 : «Alors pour la première fois une horreur atroce m'envahit; je demeur
ai sans mouvement» (op. cit.).
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 185
d'Enee, mais l'une des formes de sa pietas, son attention aux siens, se
manifeste ici. Cet élargissement du champ d'exercice de la pietas
d'Enée prend une ampleur particulière chez Virgile, à qui ce thème a
pu être inspiré par Cassius Hemina et Varron; rappelons que Lyco-
phron faisait à Enée un mérite de préférer ses dieux et son père à sa
femme et à ses enfants. La violence et la colère du héros vont s'expr
imer une dernière fois, lorsqu'il aperçoit Hélène117. Un désir de vengeanc
e et de meurtre s'empare de lui, et il aurait tué Hélène si Vénus ne lui
avait alors montré l'inutilité, l'absurdité de ce geste, impuissant à sau
ver Troie de la ruine ou à réparer ce désastre.
Dès lors tous les éléments sont en place pour qu'Enée accepte et
accomplisse sa mission. Il gagne la maison d'Anchise, ducente deo118, ce
qui lui permet d'éviter les traits des Grecs et souligne le caractère sacré
qui sera désormais le sien. Il a un dernier sursaut de colère guerrière,
qui est désarmé par Creuse, et, surtout, par le prodige qui s'accomplit
sur la personne d'Ascagne : l'aigrette de feu qui apparaît au-dessus de
sa tête le désigne comme l'élu des dieux, le porteur des espoirs de Troie
en ruines119. Ce prodige signifie que la race troyenne, en la personne
d'Ascagne, est promise à d'autres destinées, et que les dieux n'ont pas
abandonné Enée et sa famille. C'est bien ainsi d'ailleurs qu'il est inter
prété par Anchise, chez qui il suscite une soumission à la volonté divi
ne, dont il voit désormais qu'elle les protège, lui et les siens, comme
héritiers de Troie 12°. Enée va, lui aussi, comprendre que le prodige port
ele même message que le songe dans lequel Hector lui était apparu;
alors va se former le « groupe pyramidal » :
Ergo age, care pater, ceruici importere nostrae; . . .
mihi paruos lulus
sit cornes, et longe seruet uestigia coniunx . . .
Tu, genitor, cape sacra manu patriosque penatis;
me bello e tanto digressum et caede recenti
117 Π, 567-587. Notons que l'authenticité du passage concernant Hélène, que Servius
ne commente pas, a été vivement contestée. Voir un résumé de la discussion chez R. G.
Austin (op. cit., p. 217-218, avec bibliographie p. 219).
118 II, 632.
119 Cf. H. Boas, op. cit., p. 165 sq. Selon Virgile, Lavinia (En. VII, 71 sq.) et Octave
(En. VIII, 680 sq.) firent l'objet du même prodige. Mais la même tradition existait à pro
pos du roi Servius Tullius : voir J. Champeaux, Fortuna. Le culte de la Fortune à Rome et
dans le monde romain, Coll. de l'École Française de Rome, 64, Rome, 1982, p. 295-296.
120 II, 703.
186 LES PÉNATES PUBLICS
121 II, 707-720 : « Allons, père chéri, place-toi sur notre cou . . . que le petit Iule m'ac
compagne, et qu'un peu plus loin mon épouse suive bien notre marche . . . Toi, père,
prends dans tes mains les objets sacrés, les Pénates de nos ancêtres ; moi qui sors à peine
d'une guerre si rude et de ses carnages, je ne peux les toucher avant de m'être purifié
dans une eau vive» {op. cit.).
122 Mythe et Epopée I, p. 401.
123 II, 747.
124 II, 781 : et terram Hesperiam uenies.
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 187
134 Apollon tient une place essentielle dans le livre III (cf. R. D. Williams, op. cit.,
p. 19-20), et c'est lui encore dont l'oracle accueille Enée sur la côte italienne, au livre VI;
il est par ailleurs {En. VIII, 720) le protecteur d'Auguste : J. Gagé, Apollon romain. Essai
sur le culte d'Apollon et le développement du «ritus Graecus» à Rome des origines à August
e, Paris, 1955, p. 479-522; P. Boyancé, Apollon solaire, in Mélanges J. Carcopino, Paris,
1966, p. 149-170; J. Perret, Enéide, l. V-VIII,- C.U.F., Paris, 1978, Notes Complémentaires,
p. 165-166.
135 J. Carcopino, Virgile et les origines d'Ostie, 2è éd., Paris, 1968, p. 433 sq.
136 VII, 106.
137 VII, 120-122 : «Salut, terre que me devaient les destins, et vous aussi, dit-il, salut
fidèles Pénates de Troie, ici est ma maison, ici ma patrie» (op. cit.).
138 H. Boas, op. cit., p. 4-26.
139 Sur la présence d'Anchise, voir C. J. Fordyce, Aeneidos Libri VII-VIH, Oxford,
1977, p. 85 (éd. commentée).
190 LES PÉNATES PUBLICS
140 vil, 229-230 : « Nous demandons pour les dieux de notre patrie une modeste
demeure, un rivage paisible» (op. cit.).
141 Alex., 1261.
142 VIII, 11-12 : «qu'Enée arrivé avec une flotte y installe avec lui ses Pénates vaincus,
prétend que ses destins l'appellent à y être roi» (op. cit.).
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 191
Les termes de ce dernier vers sont très proches des mots que Virgil
e fait prononcer à Enée lorsqu'il invoque les Pénates après la mandu-
cation des tables146. Cette reprise est destinée à tirer Enée de son trou
ble, de ses hésitations, et l'effet en est renforcé par la répétition des
mots certa, certi, certi pénates contrastant évidemment avec uictos deos
et uictos pénates employés précédemment147. Un dieu local accueille
donc Enée et l'investit religieusement d'une souveraineté qui ne lui est
pas encore reconnue sur le plan politique et humain. Il lui apprend
aussi que s'est réalisé le prodige de la truie aux trente porcelets annonc
é par Hélénus au livre III. C'est alors seulement qu'Enée en apprend
Enée accomplit son sacrifice sacra ferens, nous dit Virgile156. Cette
expression, souvent négligée par les commentateurs, ou même les tra
ducteurs, présente quelques difficultés d'interprétation. Il nous semble
qu'elle peut être comprise de deux façons, en liaison avec le sens que
l'on donne à sacra et suos Penates151; tout d'abord, puisqu'il s'agit de
l'accomplissement d'un sacrifice, on pourrait penser que Virgile se
réfère aux réalités religieuses de son temps, et que sacra désigne les
objets cultuels nécessaires au sacrifice. Mais une autre interprétation
nous semble beaucoup plus satisfaisante, surtout si l'on accepte de voir
dans sacra et Penates une seule entité. Ce sont, en effet, les sacra et les
Pénates qu'Hector confie à la garde d'Enée lorsqu'il lui apparaît en
songe158, eux que Panthus emporte dans la citadelle quand Enée tente
de résister aux Grecs159, eux encore dont Enée, souillé, charge Anchise
lorsqu'il se décide à quitter Troie160. Le mot sacra pouvant désigner des
satuettes cultuelles, on peut penser que la présence des Pénates au
sacrifice de la truie miraculeuse est fortement suggérée ici. Certes, le
sens de ferens n'est pas très clair : «apportant les images de ses dieux»,
pour que les dieux de Troie assistent au sacrifice qui consacre l'arrivée
d'Enée sur la terre que lui ont destinée les destins nous paraît le sens le
plus probable. Sans doute peut-on objecter que la truie est immolée à
Junon, non aux Pénates, mais il paraît assez naturel que, comme le font
les Pénates du culte privé, les dieux de Troie assistent à tous les événe
ments de la vie domestique, surtout lorsqu'ils ont l'importance de
155 VIII 86-89 : « Tout au long de cette longue nuit, le Tibre a calmé ses flots tumul
tueux ; rappelant son cours, il s'est arrêté ; l'onde se tait ; comme en un lac paisible ou sur
des eaux dormantes, il étend sur le fleuve sa surface unie les rames n'ont plus à lutter»
(op. cit.).
156 VIII, 85.
157 II, 293.
158 II, 293.
159 II, 320.
160 II, 717.
194 LES PÉNATES PUBLICS
celui-ci : ils ont été les comités d'Enée pendant son voyage et assistent
au sacrifice destiné à célébrer la fin de leurs errances communes et à
désarmer la dernière hostilité à l'installation d'Enée au Latium, celle de
Junon161. On sait du reste que la victime est immolée en plein air, sur
un autel, hors de la présence de la statue du dieu destinataire du sacri
fice, située, elle, à l'intérieur du temple. Le texte de Virgile distingue les
sacra apportés par Enée - de petits objets -, de l'ara consacrée à Junon
sur lequel il immole la truie.
Les deux prodiges qui marquent l'arrivée d'Enée au Latium ne
sont pas une création de Virgile parmi les péripéties du transfert des
sacra. Ils sont l'un et l'autre mentionnés par Lycophron162 et par Denys
d'Halicarnasse163 : chez ce dernier la manducation des tables est annon
cée par une divinité mal déterminée, une nymphe, ou la Sibylle, où par
l'oracle de Dodone, avec la même signification que chez Virgile; Yomen
de la truie miraculeuse est mentionné aussi, avec quelques variantes de
détail, et il présage aussi la souveraineté de la race d'Enée sur le
Latium164.
Après le second prodige, Enée n'a plus de doute sur sa mission, et
le sacrifice de la truie marque une sorte de prise de possession religieu
se de la terre latine, accomplissement des fata devant lequel Junon elle-
même va s'incliner. Dans l'Enéide, l'histoire du transfert des sacra va
de pair avec la transformation du personnage d'Enée : l'un et l'autre se
font par étapes, et ne suivent pas une progression continue : les diffé
rentes escales des sacra en témoignent; et jusqu'aux derniers vers du
poème, Enée a recours aux armes, mais ce n'est plus alors que
contraint, pour accomplir les fata. Sa transformation, son dévouement
absolu à sa mission religieuse, se manifestent d'ailleurs par le fait que
c'est cette mission même qui le définit et délimite son apport dans le
pacte final qui l'associe à Latinus pour la souveraineté sur le Latium :
nec mihi regna peto : paribus se îegibus ambae
inuictae gentes aeterna in foedera mutant.
Sacra deosque dabo; socer arma Latinus habeto165.
161 Sur le sacrifice du porc aux Pénates, voir supra p. 90; de la truie, infra p. 213 sq.
162 Alex., 1250-52; 1255-60.
163 I, 55-56.
164 Voir C. J. Fordyce, op. cit., p. 208-210.
165 XII, 190-192 : «... et je ne demande pas la royauté pour moi : que sous des lois
égales les deux nations invaincues s'unissent dans une alliance éternelle. Leurs rites,
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 195
leurs dieux, je les leur donnerai moi-même ; que mon beau-père Latinus possède le pou
voir militaire» (trad. J. Perret, C.U.F., Paris, 1980).
166 Op. cit., Notes Complémentaires, p. 246; cf. aussi id., Le serment d'Enée et les évé
nements politiques de janvier 27, in Mélanges Durry, REL, 47 bis, 1969, p. 277-295.
167 II, 293. Le rapprochement de ces deux passages a été fait par J. Conington, The
Works of Virgil, vol. 3, Aen. VI-XII (éd. comm., revue par H. Nettleship), Hildesheim,
1963, p. 422-423.
196 LES PÉNATES PUBLICS
II - La tradition iconographique
1) Le VIe siècle
Le thème de la fuite d'Enée apparaît au VIe siècle sur les vases atti-
ques à figures noires et, au début du Ve siècle, sur les vases attiques à
figures rouges169. K. Schauenburg 17° en a relevé 52 exemples sur les
premiers, 5 sur les seconds. Ces figurations correspondent toutes à peu
près au même type iconographique : le groupe central est formé par
Enée portant Anchise sur ses épaules; il n'y a qu'une exception : sur un
lécythe à figures rouges trouvé à Gela171, Enée conduit son père par la
main; le vieillard marche derrière lui. L'aspect guerrier des deux per
sonnages est souligné : Enée porte toujours un casque, très souvent une
cuirasse et une lance, Anchise tient lui aussi parfois une lance. Ce grou
pe n'est jamais isolé, mais les personnages qui l'entourent varient : ce
sont soit des guerriers, soit une femme (sans doute Creuse), ou plu
sieurs femmes. Sur les 57 vases de notre corpus, Ascagne n'apparaît
que 1 1 fois, et sur 4 vases figurent autour d'Enée et d'Anchise plusieurs
enfants, ce qui est une attestation de la légende suivant laquelle Enée
aurait eu plusieurs enfants de son mariage troyen 172. Sur aucune de ces
peintures ne figure aux mains d'Anchise ou d'Enée la ciste ou le réci
pient contenant les sacra. Tous ces vases sont datés du dernier quart du
168 Cf. W. Fuchs, Die Bildgeschichte der Flucht des Aeneas, A.N.R.W., I, 4, Berlin-New-
York, 1973, p. 615-632.
169 Cf. J. D. Beazley, Attic Black-Figure Vase Painters, Oxford, 1956; Attic Red-Figure
Vase Painters, 2e ed., Oxford, 1963.
170 Aeneas und Rom, Gymnasium, 67, 1960, p. 176-191.
171 J. D. Beazley, Attic Red-Figure Vase Painters, 956.
172 Cf. Cassius Hemina, in Servius, Ad Aen., II, 717 (= fr. 5 Peter); cf. supra
p. 125 sq.
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 197
187 P. Zazoff (ibid.) voit dans l'objet tenu par Anchise non une ciste contenant les
sacra, mais un simple coffret où sont conservés des objets précieux. Cette interprétation,
qui ne nous convainc guère, est reprise par F. Castagnoli (La leggenda di Enea nel Lazio,
p. 4) ; pour F. Zevi (Note sulla leggenda di Enea in Italia, in Gli Etruschi a Roma, Incontro
di studio in onore di M. Pallottino, Rome, 1981, p. 153), la présence des sacra est caracté
ristique de l'iconographie italique de la fuite d'Enée, par opposition à ses représentations
grecques.
188 C. Praschniker, Parthenon Studien, Augsburg-Vienne, 1928, p. 107 sq.; G. Κ. Ga-
linsky, op. cit., p. 56; W. Fuchs, op. cit., p. 620.
189 G. Q. Gigliogli, Observazioni e monumenti relativi alla legenda delle origini di
Roma, BMIR, 12, 1941, p. 8-15; Ch. Picard, Un groupe archaïque étrusque: Enée portant
Anchise, RA, 21, 1944, p. 154-156; G. Bendinelli, Gruppo fittile di Enea ed Anchise prove
niente da Veio, RFIC, 26, 1948, p. 88-97; A. Alföldi, Die Trojanischen Urahnen . . ., p. 16-17;
F. Bömer, Rom und Troia, p. 14 sq.; P. J. Riis, Art in Etruria and Latium during the First
Half of the Fifth Century B.C., Entretiens sur l'Antiquité Classique, XIII, Les origines de la
République romaine, Vandoeuvres-Genève, 1967, p. 83; G. K. Galinsky, op. cit., p. 133-134;
M. Pallottino, loc. cit.; J. Perret, Rome et les Troyens, REL, 49, 1971, p. 41-43; M. Torelli,
C.R. de l'ouvrage de L. Vagnetti, // deposito votivo di Campetti a Veio, DArch, 7, 1973,
p. 396-404; G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 169-171.
190 II est impossible de dire si Enée est nu ou vêtu.
200 LES PÉNATES PUBLICS
épaules et serre ses deux bras autour du cou de son fils; pas de trace,
donc, des sacra dans ces célèbres statues, et Ascagne n'apparaît pas. La
datation de ces œuvres est très discutée; G. Bendinelli191 propose l'expl
ication suivante : autour de 470-460 a dû être érigé, près d'un des sanc
tuaires de Véies, un groupe de bronze, grec, représentant Enée et
Anchise; sur ce modèle, on a fabriqué, à partir de moules, des ex-voto
de terre cuite dont nos quatre statues sont un exemple, que G. Bendin
ellidate de la lère moitié du Ve siècle. A. Alföldi a d'abord accepté la
datation de H. Fuhrmann192, à savoir cette même moitié du siècle, puis,
plus prudemment, a renoncé à les situer précisément à l'intérieur du Ve
siècle193; ses critères ne sont d'ailleurs pas stylistiques : il pense que ces
statuettes ont été faites en un temps où Enée a pu être considéré com
meun fondateur, c'est-à-dire entre 500 et 400. Au contraire, J. Perret194,
s'appuyant sur une analyse proposée par M. Torelli195, suggère d'abais
ser cette date de presque un siècle : du point de vue stylistique d'abord,
il souligne la gaucherie de ces statues «comme ensommeillées»,
contrastant avec «l'art nerveux et expressif» des vases et des acrotères
du Ve siècle; du point de vue archéologique, il s'appuie sur un docu
ment fourni par l'un des inventeurs, qui estime impossible de dater les
statuettes du Ve ni même du IVe siècle, mais propose le IIIe siècle. Reve
nant sur ce problème, P. J. Riis196, par comparaison avec d'autres œu
vres étrusques et latines, situe très précisément ces statues dans le
second quart du Ve siècle. Cette datation haute nous paraît préférable.
La datation basse197, en effet, implique que ces statues ont été faites
sous l'influence de Rome. Or, le type de l'Enée romain, nous le verrons,
est différent : l'image de la fuite comporte généralement celle des sacra
et d'Ascagne, dont la présence avait une telle importance pour les
Romains; ces deux éléments, en revanche, n'intéressaient pas les Grecs,
214 Selon une tradition attestée pour la première fois chez Thucydide (VI, 2, 1-5),
Ségeste serait une fondation d'un groupe de Troyens qui avaient fui après la destruction
de la cité; cf. M. I. Finley, La Sicile antique, Londres, 1968, trad, franc. J. Carlier, Paris,
1986, p. 25-26.
215 Cf. ci-dessus, p. 129-136.
216 E. Sydenham, The Coinage of the Roman Republic, Londres, 1952, p. 168, n° 1013
(pi. 27).
217 Op. cit. p. 624.
218 L'interprétation est très délicate. Cf. W. Fuchs, op. cit., p. 625.
219 G. K. Galinsky, op. cit., p. 51; et p. 3-61 pour l'étude de la figure du pius Aeneas;
cf. aussi J.-P. Brisson, Le «pieux Enée», Latomus, 31, 1972, p. 379-412.
220 Notamment chez Denys d'Halicarnasse, I, 69, 2, cf. infra p. 460-7.
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 205
commencé dès 42, n'ait eu lieu qu'en 2 avant J.-C.226. Il se fonde d'abord
sur le fait qu'à partir de 28, Auguste effectua plusieurs voyages à Troie,
voyages dont l'influence se fait sentir, par exemple, dans la forme de
son mausolée. D'autre part, W. Fuchs met ce groupe statuaire en rela
tion avec un passage de Virgile, au livre II de l'Enéide, où Enée, lors de
son départ, évoque le tableau qu'il formera avec les siens227 : son père
sera sur ses épaules, et Iule les accompagnera; et il précise228 qu'Anchi-
se portera sacra patriosque penatis, que l'enfant le tiendra par la main
droite, et que lui-même aura les épaules couvertes d'une peau de lion.
Cette évocation semble à W. Fuchs une description tout à fait fidèle du
groupe du Forum d'Auguste; or, note-t-il, c'est entre 29 et 23 que Virgil
e a lu à Auguste des livres séparés de l'Enéide, et notamment le livre
II. Nous savons du reste que cette période semble correspondre à une
phase architecturale particulièrement active sur le Forum d'Auguste229.
Enfin, on a retrouvé un fragment de sculpture ayant sans doute appar
tenuà ce groupe, que l'on peut dater des mêmes années230. Un autre
témoignage littéraire, celui d'Ovide, est sans doute une allusion à ce
même groupe statuaire :
Hinc uidet Aenean oneratum pondère caro
et tot Iuleae nobilitatis auos;
hinc uidet Iliaden umeris ducis arma ferentem231.
226 P. Zanker, Forum Augustum, Tübingen, 1968, p. 5 sq.; F. Coarelli, Roma (Guide
Archeologiche Laterza), Rome, 1980, p. 104 sq.
227 En. II, 707-711.
228 En. II, 717-724.
229 Op. cit., p. 628 n. 64.
230 Op. cit., et P. Zanker, op. cit., pi. 35.
231 Fastes V, 563-65 : «Ici, il voit Enée chargé de son cher fardeau et maint ancêtre de
la lignée des Jules; là il voit le fils d'Ilia portant sur ses épaules les armes d'un chef
vaincu» (trad. H. Le Bonniec, Bologne, 1970).
232 Pompei alla luce dei scavi nuovi di Via dell'Abbondanza, Rome, 1953, I, p. 150 sq.
(fig. 183 et 184).
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 207
se, et vêtu d'un manteau sacerdotal dont un pli lui couvre la tête; l'e
xpression du visage est grave; derrière lui se tient un personnage très
mutilé : il n'en reste que le bras droit qui tient un bâton à nœuds, et un
morceau de l'épaule droite et du corps qui permet de voir qu'il porte
un manteau militaire; la tête a été rapportée sur le corps par G. Moretti
246.
Si l'identification du personnage central comme Enée ne soulève
guère de difficulté, il n'en va pas de même pour la figure de droite.
G. Moretti247 propose de voir en elle un compagnon d'Enée, le fidus
Achates, débarqué avec le héros troyen en Italie; il ne peut, selon lui,
s'agir d'Ascagne, que toute la tradition littéraire et iconographique pré
sente comme un enfant. Mais précisément, l'absence d'Ascagne, ou
Iule, dont la Gens Iulia tire son nom, sur ce relief destiné à célébrer la
dynastie naissante, surprend un peu. Aussi G. Moretti a-t-il supposé,
constatant que la partie du relief située au bas et à droite, contre le
pilastre, était vide, - compte tenu de ce que l'on peut reconstituer du
volume de la silhouette de droite -, qu'Achate tenait par la main Asca-
gne, ou que ce dernier se tenait à côté de lui, dans le coin droit en bas
du relief248. A l'appui de cette hypothèse, on peut faire valoir que l'e
nsemble de la scène offrirait alors une composition triangulaire, dont la
tête d'Enée, personnage essentiel, formerait le sommet; de chaque côté
de lui s'ordonneraient symétriquement deux figures, de hauteur dé
croissante en allant du sommet à la base du triangle : les deux camilli à
gauche, Achate et Ascagne à droite. Au contraire, S. Weinstock249 fait
remarquer que le personnage d'Achate est une invention de Virgile, et
qu'il est plus vraisemblable de penser qu'il s'agit d'Ascagne : car ce der
nier, qui était un enfant au moment du sac de Troie, peut fort bien être
un jeune adulte lors de l'arrivée des Troyens en Italie; il serait, d'autre
part, surprenant qu'Ascagne ne fût pas présent lors de cette célébration
solennelle. Cette interprétation soulève une difficulté, relevée du reste
par S. Weinstock lui-même : c'est que, s'il s'agit bien d'Ascagne, sa
représentation en adulte serait le seul exemple dans l'iconographie de
ce sacrifice, qui figure sur des médailles d'Antonin le Pieux250. Etant
251 Le personnage d'Hermès-Mercure est présent aussi aux côtés d'Enée et d'Anchise
sur la fresque de la Casa Omerica, datée de 30 avant J.-C. environ. Il y aurait donc conco
mitance dans l'apparition du personnage auprès des Enéades dans les représentations
figurées; dans les témoignages littéraires, seul Naevius le mentionne.
252 Op. cit., p. 215.
253 Op. cit., p. 305.
254 I, 56.
255 En. VIII, 81-85.
256 Pax and the Ara Pacis, p. 57.
212 LES PÉNATES PUBLICS
257 J. M. C. Toynbee, Roman Medaillons, New- York, 1944, pi. 25; Cf. F. Castagnoli,
Lavinium. I, fig. 80, 81, 82; Α. Alföldi {Early Rome, p. 272) montre que le nombre réduit
des porcelets figurés ne doit pas empêcher de reconnaître dans l'animal la truie aux tren
te porcelets.
258 Macrobe, III, 4, 11; Servius, Ad Aen., III, 12; cf. infra p. 355-61.
259 Comme le fait J. Carcopino, Virgile et les origines d'Ostie p. 607; selon R. Turcan
{Enee, Lavinium et les treize autels, RHR, 200, 1983, p. 51), «la truie n'est pas une victime
appropriée aux Pénates»; contra, voir A. De Marchi, // culto privato di Roma antica,
Milan, 1896, p. 138.
260 Cf. infra p. 424-5.
261 Ara Pads Augustae, Vienne, 1902.
262 Op. cit., p. 215. Sur les représentations des dieux dans les scènes de sacrifice, voir
E. Will, Le relief cultuel gréco-romain. Contribution à l'histoire de l'art de l'Empire romain,
Paris, 1955, p. 241.
ÈNEE ET LES PÉNATES : LE TRANSFERT DES SACRA 213
263 Cf. P. Gros, Aurea Templa. Recherches sur l'architecture religieuse de Rome à l'épo
qued'Auguste, Rome, 1976, p. 101 sq.
264 G. Wissowa, Religion und Kultus der Romer, 2e éd., Munich, 1912, p. 56; P. Gros,
op. cit., p. 155 sq.
265 Cf. supra p. 71 sq.; Hug, R.E. XII, s.u. lararium, col. 794-95.
214 LES PÉNATES PUBLICS
271 Cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome des origines à la fin de la République,
Paris, 1958, p. 82 : le sacrifice d'une truie «convient particulièrement à Cérès et à Tellus,
mais elle est sacrifiée à bon nombre de divinités, si bien que l'on n'ose rien affirmer».
272 E. Benveniste, Symbolisme social dans les cultes gréco-italiques, RHR, 86, 1945,
p. 12 sq.; G. Dumézil, Tarpéia, Paris, 1947, p. 142 sq.
273 Op. cit., p. 57.
274 Cf. infra, p. 355 sq.
216 LES PÉNATES PUBLICS
d'Enée représente une femme nourrissant deux enfants; quelle que soit
l'identité de cette dernière275, le relief célèbre la prospérité romaine; la
quatrième scène est à peu près complètement effacée276. L'ensemble
illustre donc à la fois la paix et l'abondance romaines, et les deux
reliefs de la façade représentent les deux fondateurs de la race romai
ne : Enée, l'ancêtre troyen, et son descendant, Romulus, fondateur de
Rome. L'association des deux personnages en des scènes symétriques
rappelle évidemment les peintures des Fullonica de Pompéi et les grou
pesstatuaires des niches centrales du Forum d'Auguste.
Les reliefs de Y Ara Pacis célèbrent la paix enfin établie par August
e. Ni Romulus, ni Enée ne sont représentés comme les guerriers qu'ils
sont dans certains épisodes de leur légende. Fait très rare dans l'icon
ographie du personnage, Enée ne porte pas un casque, mais le vêtement
sacerdotal : il est bien le pius Aeneas chanté par Virgile277; mais il y a
plus : l'expression de son visage, le traitement de sa barbe et de sa che
velure rappellent, comme le fait remarquer G. Moretti278, le type icono
graphique de Jupiter; Enée serait donc définitivement passé ici, pour
reprendre la terminologie de G. Dumézil, de la fonction guerrière à cel
le de la souveraineté, et même, il serait presque identifié au dieu de
cette fonction, Jupiter.
On voit comment la légende de la venue d'Enée au Latium et du
transfert des sacra s'est peu à peu élaborée et transformée dans la litt
érature et l'iconographie entre le VIe et le Ier siècle avant J.-C. Le destin
du héros troyen se précise peu à peu. Dans la plus ancienne attestation
littéraire du personnage d'Enée, l'Iliade, un avenir brillant est promis
au héros, sans que le poète dise où se réalisera cet avenir. Au VIe siècle,
avec Stésichore - si on accepte de considérer que la Tabula Iliaca illus
trebien son poème -, la terre promise à Enée est l'Hespérie, et au Ve
siècle, Hellanicos et Damastes parlent, selon Denys d'Halicarnasse, de
l'Italie. Aux IIIe et IIe siècles, ni les auteurs grecs ni les auteurs latins
n'ajouteront de précision supplémentaire et ce n'est qu'avec Varron,
puis Virgile, que la légende du débarquement d'Enée au Latium, et
plus précisément à l'emplacement de la future Lavinium, s'établit défi
nitivement.
1 De L.L. V, 144.
2 Pour une étude détaillée de la signification de ce sacrifice cf. ci-dessous, p. 355-61.
3 Ad Aen. II, 296.
4 III, 4, 11. Sur les deux leçons adeunt et abeunt, voir ci-dessous, p. 355-7.
220 LES PÉNATES PUBLICS
1) La tradition littéraire
δείμας δε
πατρω' αγάλματ'
σηκον Μυνδία
έγκατοικιεΐ
Παλληνίδι
θεών6.
5 I, 67, 4 : « Les objets sacrés contenus dans la partie secrète du sanctuaire de Lavi
nium sont des caducées de fer et de bronze et de la poterie troyenne».
6 1261-62: «Ayant construit un temple à Myndia Pallènis, il (Enée) y installera les
images des dieux de sa partrie»; cf. supra p. 172-6.
7 Les origines de la légende troyenne de Rome, Paris, 1942, p. 353; cf. Denys d'H., I,
49.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 221
souligné Holzinger8, par le fait qu'elle est par excellence une déesse
poliade, à Troie en particulier, et que l'établissement de son culte par
Enée dans la cité qu'il fonde en Italie est hautement symbolique du fait
que cette dernière est une nouvelle Troie. Le terme σηκός désigne «l'en
ceinte sacrée» plutôt que le temple lui-même9: c'est peut-être une
allusion aux cultes archaïques en plein air, ou au caractère hâtif, provi
soire, de ce premier établissement donné par le Troyen à Athéna; mais
sans doute ne faut-il pas chercher à attribuer un sens trop rigoureux
aux termes d'un texte volontairement énigmatique. A s'en tenir à cette
prophétie en tout cas, les πατρφοι θεοί d'Enée, en qui, croyons-nous, il
faut reconnaître les Pénates, n'ont pas à Lavinium de sanctuaire qui
leur soit propre : leurs images (αγάλματα) sont déposées dans celui
d'Athéna.
Quel crédit peut-on accorder à ce témoignage? Les obscurités et les
fantaisies qu'il contient ne doivent pas jeter sur lui un discrédit total.
Le culte d'Athéna, considérée comme une déesse troyenne, a été étudié
par G. Pugliese Carratelli 10, qui s'appuie sur un texte de Strabon; ce
dernier mentionne les cités d'Italie du sud qui passaient pour des ét
ablissements troyens et où étaient vénérées des statues d'Athéna Ilias
que l'on considérait comme «troyennes»11. Strabon évoque, non sans
ironie, la multiplicité de ces «Athénas troyennes», dont l'une se trouve
à Lavinium : και έν 'Ρώμη και έν Λαουϊνίω και έν Λουχερία και έν Σειρί-
τιδι Ίλιας 'Αθηνά καλείται, ώς εκείθεν κομισθεΐσα 12. Le fait qu'Enée
installe ses dieux ancestraux dans le temple d'Athéna est-il l'expression
d'un lien cultuel? C'est peu vraisemblable, car il n'existe aucune attes
tation d'un tel lien, si ce n'est, par l'intermédiaire, précisément, du per-
39 J. Toynbee, op. cit., p. 143, pi. XXV n. 4; F. Castagnoli, op. cit., p. 78 fig. 80; G.
Giorgi, La leggenda delle origini di Roma in un raro medaglione di Adriano, RIL, LVII,
1955, p. 84-87.
40 F. Gnecchi, op. cit., p. 22 η. 115, pi. 55, 8; F. Castagnoli, op. cit., p. 79 fig. 82.
41 A. Alföldi, op. cit., p. 273.
42 On se rappelle que Lycophron (Alex., 1252-1256) faisait allusion aux «trente tours»
de Lavinium, qu'il mettait en rapport avec le nombre de porcelets de la truie miraculeus
e : voir supra p. 173 sq.
43 Op. cit., p. 114.
44 Ibid.
228 LES PÉNATES PUBLICS
45 L'une est conservée au Musée Kestner de Hanovre (inv. 1170) (cf. F. Castagnoli,
op. cit., p. 79 fig. 83), l'autre au Musée d'Aquileia (ibid., p. 79 fig. 84).
46 Cf. F. Castagnoli, op. cit., p. 114.
47 Sur la lampe du Musée de Hanovre, une inscription sur la base du Palladium
désigne Enée, Anchise et Ascagne.
48 Cf. F. Castagnoli, op. cit., p. 115.
49 Auguste se présentait comme un nouveau Romulus (G. Radke, Quirinus. Eine Kri
tische Überprüfung der Überlieferung und ein Versuch, A.N. R.W. , II, 17, 1, Berlin-New-
York, 1981, p. 294-95), Hadrien comme un nouvel Auguste (J. Beaujeu, La religion romai
ne à l'apogée de l'Empire : I La politique religieuse des Antonins, Paris, 1955, p. 126-127 et
152 n. 2), et Antonin revivifia la légende des origines troyennes {ibid. p. 291-293); voir
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 229
non réaliste de ces images, qui synthétisent les différentes étapes chro
nologiques et géographiques des aventures d'Enée; aussi est-il possible
de penser que le temple rond est celui de Vesta sur le Forum, cette
représentation étant alors destinée à rappeler que Rome est la fille de
Lavinium.
En définitive, on voit combien l'interprétation des données littérai
res et iconographiques de la tradition concernant le sanctuaire des
Pénates est délicate. Aussi nous faut-il nous tourner vers l'archéologie
et les récentes découvertes faites sur le site de l'antique Lavinium pour
essayer d'y trouver des éléments susceptibles de nous éclairer.
62 A. Sommella Mura, La decorazione del tempio arcaico, PP, 32, 1977, p. 65.
63 F. Castagnoli, Sulla tipologia. . . p. 150.
64 F. Coarelli, Roma (Guide archeologiche Laterza), Rome, 1980, p. 50-52; L. Shoe,
op. cit., p. 104; F. Castagnoli, Sulla tipologia. . ., p. 151.
65 Op. cit., p. 94-97.
66 Op. cit., p. 349.
67 L. Cozza, op. cit., p. 93.
68 Lavinium : Compendio dei documenti archeologici, p. 357-59.
232 LES PÉNATES PUBLICS
Le premier problème posé par l'ensemble des treize autels est celui
de sa destination : ces autels sont-ils consacrés à autant de divinités
auxquelles on pouvait faire un sacrifice simultanément, ou au contraire
sont-ils dédiés à une même divinité par différentes cités, voire une
confédération de cités? En d'autres termes, il faut se demander si le
nombre de ces autels a une signification strictement religieuse, ou une
signification politique.
Le nombre des autels offre déjà une difficulté. Nous avons vu que
les fouilles en avaient mis au jour treize; le XIII est le plus ancien, et
situé à un niveau nettement inférieur à celui de l'autel voisin, le XII;
celui-ci appartient au dernier groupe d'autels construit pour compléter
69 Pour un schéma très clair de ces différents stades de construction de la série des
treize autels, cf. C. F. Giuliani - P. Sommella, op. cit., p. 358 fig. 2.
70 Cf. P. Sommella, in Lavinium II : Lo scavo stratigrafico delle platee, p. 82.
71 Lavinium II : Introduzione, p. 5.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 233
quels les magistrats romains venaient sacrifier une fois par an, et on
accomplissait le sacrifice sur les douze autels, dont le nombre corres
pondà celui des dieux; ce nombre serait une marque de l'influence de
la religion étrusque dans le Latium, à la suite probablement d'une
occupation, ou d'une domination politique. Cette hypothèse est ment
ionnée par F. Castagnoli78 avec des réserves, mais plus nettement sou
tenue par M. Torelli79. A l'appui de cette hypothèse, au premier abord
séduisante, on peut avancer plusieurs arguments. D'autres cultes de
Lavinium portent peut-être la marque d'une influence étrusque, avec
notamment, la présence de l'épiclèse Frutis donnée à Vénus dans cette
cité, interprétée comme la traduction étrusque de ΓΑφροδίτη grec
que80, et le nom de la déesse Juturne81. De plus, nous connaissons par
l'interpolateur de Servius une autre définition des Pénates étrusques :
Tusci Penates Cererem et Palem et Fortunam dicunt*2, liste à laquelle
Caesius, cité par Arnobe dans le texte mentionné plus haut, ajoutait
Genius Iouialis. Or, le culte de Cérès à Lavinium est attesté par le texte
d'une lex sacra gravée sur une lamelle de bronze découverte près d'un
des autels83 et on a trouvé une inscription dédiée à Fortuna sur un
socle de pierre84. Enfin, cette interprétation paraît permettre d'expli
quer de façon cohérente l'ensemble cultuel du temple et des autels.
Cependant, ces arguments en faveur de l'hypothèse d'un sanctuaire
et de douze autels influencés par la religion étrusque nous semblent
assez mal résister à un examen plus approfondi. Sans doute ne faut-il
78 Lavinium I, p. 108.
79 Un templum augurale d'età repubblicana a Bantia, Rend. Line. Série VIII, vol. XXI,
fase. 7-12, 1966, p. 313; id., compte rendu de l'ouvrage de L. Vagnetti, // deposito votivo
di Campetti a Veto, in DArch, VII, 1973, p. 400.
80 R. Schilling, La religion romaine de Vénus, 2e éd., Paris, 1982, p. 75-83; cf. ci-des
sous, p. 315-6.
81 Cf. K. Latte, Römische Religiongeschichte, Munich, 1960, p. 77.
82 Ad Aen. II, 325; voir supra p. 143-4.
83 R. Bloch, Une lex sacra de Lavinium et les origines de la Triade agraire de l'Aventin,
CRAI, 1954, p. 203-212; F. Castagnoli, Lavinium II : Iscrizioni, p. 443-44; Enea del Lazio,
p. 179-180; M. Guarducci, Legge sacra da un antico santuario di Lavinio, ArchClass, 3,
1951, p. 99-103; id., Ancora sulla legge sacra di Lavinio, ArchClass, 11, 1959, p. 204-211 ; id.,
Nuove osservazioni sulla lamina bronzea di Cerere a Lavinio, Mélanges J. Heurgon, Rome,
1976, p. 411-425; H. Le Bonniec, Le eulte de Cérès à Rome, Paris, 1958, appendice, p. 463-
66 : La lex sacra de Lavinium; id., Au dossier de la lex sacra trouvée à Lavinium, Mélanges
J. Heurgon p. 508-517; S. Weinstock, A lex sacra from Lavinium, 1RS, 42, 1952, p. 34-36.
84 F. Castagnoli, Lavinium I, p. 75; 112.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 235
85 L'étymologie de Frutis est très discutée: cf. infra p. 315-6; pour Iuturna, cf. A.
Alföldi, Early Rome, p. 270 sq.
86 Op. cit., p. 633.
87 Die Götter des Martianus Capella und der Bronzeleber von Piacenza, Gieszen, 1906,
p. 33-42; id., Die Etruskische Disciplin, Göteborg, 1906, I, p. 27 sq.
88 Rivista di Epigrafia Etrusca, SE, 22, 1948-49, p. 254.
89 Varron, Economie rurale, I, C.U.F., Paris, 1978, Commentaire p. 93-94, n. 8.
90 Notamment Augustin, De Ciu. Dei, IV, 23.
236 LES PÉNATES PUBLICS
91 R.R. i, 1, 4.
92 F. Coarelli, Guida archeologica di Roma, Milan, 1974, p. 50-51 ; 74.
93 Liv., XXII, 9, 10.
94 Gette question a fait l'objet de nombreux travaux, très bien analysés par F. Casta
gnoli, Lavinium I, p. 107 (η. 10 à 14 en particulier).
95 Op. cit., p. 312.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 237
l'érudition romaine qui aurait fait, au Ier siècle, la lumière sur leurs ori
gines étrusques. Il ne peut s'agir ici que d'hypothèses, que nous ne pou
vons, étant donné la complexité de la question, laisser de côté, mais qui
ne permettent pas d'affirmer pour les Pénates de Lavinium une origine
étrusque incontestable.
Néanmoins, il est surprenant, si les douze autels ont été dédiés à
douze Pénates inspirés par le modèle étrusque, qu'ils n'aient pas été
construits ensemble, et surtout que l'achèvement définitif de l'ensemb
le, constituant une série complète à peu près sans intervalle entre les
plates-formes des autels, se situe au IVe siècle, en un temps où la domi
nation étrusque sur Rome et le Latium ne se fait plus sentir depuis
longtemps96. Aussi l'hypothèse selon laquelle les douze autels de Lavi
nium seraient consacrés aux Pénates, douze divinités héritées de la rel
igion étrusque ou influencées par elle, nous paraît-elle séduisante, parce
qu'elle permet de résoudre avec élégance les deux problèmes essentiels
posées par l'ensemble cultuel (signification du nombre des autels, desti
nation de ces autels et du sanctuaire attenant), mais fragile.
Le chiffre douze peut aussi s'expliquer par une influence de la rel
igion grecque, dont l'apport dans la religion romaine à l'époque classi
queest depuis longtemps admis97; en ce qui concerne l'époque archaï
que, on accorde aujourd'hui une part de plus en plus importante à l'ap
port grec, parfois par l'intermédiaire de la Grande-Grèce, dans l'élabo
ration de la civilisation du Latium entre le VIe et le IVe siècles. Nous en
avons vu des exemples en étudiant la diffusion de la légende d'Enée de
Grèce en Italie. Les douze autels et le sanctuaire seraient alors dédiés
aux douze grands dieux hérités du dodékathéon grec98. G. Pugliese
Carratelli" a défendu cette thèse, en montrant que la Grande-Grèce a
souvent servi d'étape intermédiaire entre la Grèce et le Latium, notam
mentdans le domaine religieux. Il cite l'exemple de cultes grecs adopt
és par Rome : celui d'Hercule, de Diane sur l'Aventin, de la triade de
Demeter, Dionysos, et Korè. A Lavinium même, il relève des cas analo
guesd'adoption de dieux grecs : culte de Cérès attesté par la lex sacra,
dont les prescriptions rituelles lui semblent de caractère grec, et celui
100 F. Castagnoli, Lavinium II : Iscrizoni, p. 441-443 (avec une bibliographie); id., Enea
nel Lazio, p. 179-1800; ce problème sera étudié dans le chapitre suivant, p. 285-92.
101 De même, on a voulu voir dans la présence d'Enée à Lavinium tantôt une marque
de l'influence étrusque, tantôt au contraire on l'a considérée comme l'expression d'une
propagande anti-étrusque (cf. G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 165-179); G. Dumézil {Anchise
foudroyé? dans L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Paris, 1985, p. 160-161) suppos
e que la légende d'Enée, implantée en Italie centrale avant la domination étrusque sur
Rome, aurait pu focaliser, par la suite, la propagande anti-étrusque, et aurait «nourri la
résistance des Latins à l'hégémonie des Tarquins installés sur les sept collines».
102 Cf. L. Séchan et P. Leveque, Les Grandes Divinités de la Grèce, Paris, 1966, p. 26.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 239
Saliens, prêtres du dieu, et, aussi, avec le nombre des mois de l'année,
ou les signes du Zodiaque. A Rome, les Frères Arvales sont également
douze. Il est probable, en outre, qu'à ce chiffre s'attache une notion de
tout achevé, et par là, de perfection, comme en témoigne le passage de
Virgile très judicieusement cité par F. Castagnoli à ce propos107; il s'agit
de l'arrivée de Latinus en face des armées latine et troyenne :
Latinus. . .
cui tempora circum
aurati bis sex radii fulgentia cingunt,
Solis aui specimen . . . 108
nos, qui avait été obligé d'émigrer en Italie, la fondation dans ce pays
de douze cités à la tête desquelles se trouvait un chef unique, éponyme
de Tarquinia; cette cité se trouvait donc très probablement à la tête de
la ligue : δώδεκα πόλεις εκτισεν (= Tyrrhénos), οικιστή ν έπιστήσας
Τάρκωνα, αρ' ού Ταρκυνία ή πόλις. La permanence de cette ligue est
attestée au temps de Tarquin l'Ancien, puisque, selon Denys d'Halicar-
nasse, des ambassadeurs étrusques viennent apporter au roi douze
haches appartenant chacune au chef d'une des cités : και τους δώδεκα
πελέκεις έκόμισαν αύτω λαβόντες έξ έκαστης πόλεως ενα114. Denys ment
ionne une nouvelle soumission des douze cités étrusques (αί δώδεκα
πόλεις) à Rome sous le règne de Servius Tullius115.
Cette ligue des douze cités étrusques aurait servi de modèle, selon
F. Altheim116, à la réorganisation de la Ligue latine opérée par Servius
Tullius. La même idée a été reprise par M. Di Vietri117, qui explique la
mainmise de Rome sur la Ligue latine comme une conséquence de la
destruction d'Albe, qui exerçait jusqu'alors l'hégémonie. Selon elle, à
l'occasion de ce changement dans la direction de la Ligue, la nature
même de cette dernière aurait été modifiée : l'association à caractère
strictement religieux des Latins, sous la tutelle d'Albe et autour du
sanctuaire de Jupiter Latiaris sur le Mont Albain, serait devenue une
confédération politique dont Servius Tullius aurait pris le modèle sur
les Etrusques, et qui, à l'imitation de ceux-ci, aurait comporté douze
cités. Ce changement dans la direction et le caractère de la Ligue aurait
été facilité par la destruction d'Albe, et, conséquemment, la disparition
de la tutelle religieuse autour de laquelle s'organisait la confédération.
Pourtant, cette dernière aurait conservé une expression religieuse, avec
l'instauration du culte de Diane sur l'Aventin, que Denys d'Halicarnasse
rapporte en effet aux mêmes circonstances et au même roi118.
Ainsi s'établit une sorte de filiation dans un modèle de ligue à la
fois politique et religieuse119. Le modèle ionien de la dodécapole a inspi
ré la constitution de la confédération des douze cités étrusques, qu'a
114 III, 61, 2; voir R. Bloch, Appendice IV : les insignes du pouvoir à Rome, p. 122,
dans Tite-Live, II, C.U.F., Paris, 1967; P.-M. Martin, L'idée de royauté à Rome. De la Rome
royale au consensus républicain, Clermont-Ferrand, 1982, p. 122.
115 IV, 27, 4.
116 Op. cit., p. 69.
117 Una dodecapoli etrusco-romana al tempo di Servio Tullio?, SCO, 2, 1953, p. 79-82.
118 IV, 26, 4.
119 Cf. J. Heurgon, L'Etat étrusque, p. 87.
242 LES PÉNATES PUBLICS
120 Ajoutons que Diane reçoit, outre le culte de l'Aventin, un culte fédéral à Némi,
près d'Aricie (cf. F. H. Pairault, Diana Nemorensis, déesse latine, déesse hellénisée, MEFR,
81, 1969, p. 425-471).
121 C'est cette version que l'on trouve dans l'Origo Gentis Romanae : Ascanius comple-
tis in Lauinio triginta annis recondatus nouae urbis condendae tempus aduenisse ex numer
o porculorum, quos pepererat sus alba. . . ciuitatem communit (17, 1).
122 V. 1253-1260: «Au pays des Aborigènes, sur les Latins et les Dauniens, il fondera
une cité avec trente tours, en nombre égal aux petits de la truie noire qu'il transporta sur
son navire depuis les hauteurs de l'Ida et le pays de Dardanus, et qui mit au monde en
une fois ce nombre de petits; dans une seule cité il placera son image et celle des porcel
etsnourris de lait, façonnée en bronze»; voir supra p. 173-4; cf. aussi D. Briquel, L'oi
seau ominal, la louve de Mars, la truie féconde, MEFR, 88, 1976, p. 40 sq.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 243
128 V, 61, 3.
129 Cf. A. Alföldi, Early Rome, p. 53.
130 Lavinium I, p. 102.
131 Fr. 58 Peter = Priscian. IV n. 629 P.
132 Cf. F. Castagnoli, loc. cit.
133 Early Rome, p. 25 sq.
134 Op. cit., p. 102.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 245
135 IX, 42, 11 ; IV, 25, 7-8 (cf. A. Alföldi, op. cit., p. 28 n. 3 et 4).
136 VIII, 58, 1, cf. A. Alföldi, loc. cit.
137 Römische Geschichte, Berlin, 1926, p. 165.
138 Op. cit., p. 68 sq.
139 Compte rendu de l'ouvrage d'A. Alföldi, Early Rome, in JRS, 57, 1967,
p. 215 = Quarto contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome, 1969,
p. 496.
140 Lavinium, I, p. 102.
141 Op. cit., p. 47 sq.
142 Op. cit., p. 85 sq.
143 Municipium et ciuitas sine suffragio. L'organisation de la conquête jusqu'à la Guerr
e Sociale, Coll. de l'Ecole Française de Rome, 36, Rome, 1978, p. 66 n. 59.
246 LES PÉNATES PUBLICS
149 Cf. aussi F. Castagnoli, Sulla tipologia. . . p. 145 sq.; L. Cozza, Le tredici are : strut
tura et architectura, in Lavinium II, p. 89 sq.
150 Cf. M. Humbert, op. cit., p. 176-195; cf. infra p. 347 sq.
151 Das Heroon . . .. loc. cit.
152 Lo scavo stratigrafico delle platee, in Lavinium II, p. 81 sq.
248 LES PÉNATES PUBLICS
153 Pour une étude très détaillée, cf. P. Sommella, Lo scavo stratifrafico delle platee,
p. 83.
154 Dans un article récent (Enée, Lavinium et les treize autels, RHR, 200, 1983, p. 54-
61), R. Turcan propose un schéma explicatif plus souple du nombre des autels et de sa
signification : les bouleversements stratigraphiques qu'a connus le site rendent assez sus
pectes les conclusions trop rigides que l'on pourrait tirer des données du terrain; R. Tur
can admet néanmoins que le nombre des autels utilisés simultanément a pu passer de 13
à 12 (ce dernier chiffre au milieu du IVe siècle), ce en quoi il se rallie aux explications
proposées par les archéologues italiens (cf. C. F. Giuliani-P. Sommella, op. cit., p. 359); R.
Turcan pense pouvoir rendre compte de ce changement par les particularités propres du
calendrier lavinate, qui, selon Augustin citant Varron, aurait d'abord comporté treize
mois, mais aurait pu être ramené à douze au milieu du IVe siècle, lors de la dissolution de
la Ligue latine et de l'établissement de l'hégémonie romaine sur le Latium, événements
qui « durent s'accompagner de certaines mesures d'uniformisation et d'alignement sur les
institutions romaines» (op. cit., p. 61); selon R. Turcan, un rituel d'offrandes mensuelles
se pratiquait sur ces autels, dont chacun était réservé à un mois.
155 A. Alföldi (Early Rome, p. 89) remarque que les sanctuaires fédéraux - c'est le cas
de celui de Diane sur l'Aventin - ont pour caractéristique d'être situés à l'extérieur des
murs d'enceinte, ce qui s'explique par les privilèges d'exterritorialité dont il doivent bénéf
icier.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 249
C) La divinité dedicatane
163 CIL X, 797; Cf. J. Carcopino, Virgile et les origines d'Ostie, 2e éd., Paris, 1968,
p. 168 sq.
164 Cf. infra, p. 354-5; A. Alföldi Early Rome, p. 264-265 et n. 9.
165 Voir aussi Die Trojanischen Urahnen der Römer, Bale, 1957, p. 46 et n. 124-125; F.
Castagnoli {Lavinium I, p. 104 n. 5) approuve cette interprétation.
166 Cor., 29, 2: «Lavinium, où les Romains gardaient les emblèmes sacrés des dieux
de leurs ancêtres et d'où leur nation tirait son origine, puisque c'était la première ville
fondée par Enée» (trad. R. Flacelière et E. Chambry, C.U.F., Paris, 1964).
167 Denys d'Halicarnasse, I, 67, 3.
168 C. F. Giuliani - P. Sommella, op. cit., p. 366-368.
169 Op. cit., p. 367; id., Heroon di Enea a Lavinium, RPAAA4, 1971-72, p. 47-74; id.,
Das Heroon des Aeneas und die Topographie des antiken Lavinium, Gymnasium, 81, 1974,
p. 273-303; en revanche, J. Poucet (Le Latium protohistorique et archaïque II, AC, 48, 1979,
p. 181-182) est très réticent pour admettre cette identification, et exprime les mêmes
réserves dans Un culte d'Enée dans la région lavinate au quatrième siècle avant J.-C.?,
Hommages à Robert Schilling, Paris, 1983, ρ 187-201; de même G. Dury-Moyaers, op. cit.,
p. 212 n. 163.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 251
170 I, 64, 5.
171 La proximité des deux édifices fait aussi pencher L. Quilici (Roma primitiva e le
origini delle civiltà laziale, Rome, 1979, p. 135 sq.) pour une identification du sanctuaire
des Treize autels comme celui d'Indiges et des Pénates.
. m II, 52, 3.
173 E. Cary, traducteur de l'édition Loeb (Cambridge, 1968, p. 461), la traduit par un
singulier : « at the altar ».
252 LES PÉNATES PUBLICS
174 C. Peyre, Castor et Pollux et les Pénates pendant la période républicaine, MEFR, 74,
1962, p. 433-462; cf. infra p. 437-9.
175 A. Alföldi pense, pour sa part, qu'il a existé deux lieux de culte des Pénates à Lav
inium : d'une part, le sanctuaire fédéral des Treize autels {Early Rome, p. 265-267), où les
Pénates étaient identifiés aux Dioscures, réinterprétation modernisée de vieilles divinités
locales, vénérées d'autre part dans une petite chapelle représentée sur le relief de l'Ara
Pads (op. cit., p. 269).
176 Cf. supra, p. 41 sq.
177 Cf. aussi R. Turcan, op. cit., p. 57.
178 F. Castagnoli, Lavinium II : Introduzione, p. 4.
179 Macrobe, III, 4, 11; Servius-Daniel, Ad Aen. III, 12.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 253
189 L'autre se trouve dans Festus: Frutinal templum Veneris Fruti (80 L); mais cette
définition ne contient aucune indication sur la localisation du sanctuaire en question.
190 R. Schilling {La religion romaine de Vénus, 2e éd. Paris 1982, p, 75 sq.) donne au
mot une origine étrusque; cf. F. Castagnoli, Lavinium I, p. 106-107, pour un résumé des
différentes explications proposées.
191 432 L : «En effet les Italiques se voilent la tête à l'imitation d'Enée car ce dernier,
tandis qu'il faisait sur le rivage de Vager Laurens un sacrifice à sa mère Vénus, se couvrit
la tête afin qu'Ulysse ne le reconnût pas et ne lui fît pas interrompre le sacrifice, et évita
ainsi d'être vu par l'ennemi».
192 S.u. 'Αφροδίτη.
193 M. Torelli (Lavinio e Roma, p. 161) attache cependant une grande importance à
cette indication : il faudrait comprendre qu'Aphrodite έφιππος accompagne son fils jus
qu'à l'endroit où se couche le soleil, donnant ainsi au culte qui sera implanté en ce lieu
une connotation solaire qui l'oppose à la valeur lunaire de celui d'Aphrodite; les deux
divinités seraient associées dans les processus de maturation du vin, ce qui permet à
M. Torelli de donner de l'épiclèse Frutis une explication nouvelle : le mot serait à mettre
en relation avec defrutum («le vin nouveau»), Vénus Frutis étant alors définie comme
«celle qui fait fermenter le moût» (pp. cit., p. 172-173).
194 V, 3, 5 : «Au milieu entre Ostie et Antium se trouve Lavinium, qui possède un
sanctuaire d'Aphrodite commun à tous les peuples latins, mais commis aux soins des
Ardéates, qui le font entretenir par des intendants. Puis vient Laurentum, puis, en arrière
256 LES PÉNATES PUBLICS
de ces villes, Ardéa, établissement des Rutules à 70 stades de la mer, près du sanctuaire
d'Aphrodite où les Latins tiennent leur panégyrie. Les Samnites ont pillé ces lieux, mais
si l'on n'y voit que les vestiges des villes antiques, ces vestiges, du moins, ont été rendus
illustres par le séjour d'Enée, et par les cérémonies sacrées qu'on prétend remonter jus
qu'à cette époque reculée» (trad. F. Lasserre, C.U.P., Paris, 1967).
195 Nous n'aborderons pas ici le problème de la relation entre Lavinium et Lauren-
tum; nous renvoyons à J. Carcopino Virgile et les origines d'Ostie, p. 327; F. Castagnoli,
Lavinium I, p. 85-90.
196 Pour la question de l'administration de ce sanctuaire, cf. ci-dessous, p. 362 sq.
197 Pour R. Schilling (op. cit., p. 68) il a bien existé deux sanctuaires fédéraux de
Vénus-Aphrodite, l'un à Lavinium, le plus ancien, l'autre à Ardée, sorte de «filiale» du
temple de Lavinium ; au contraire, A. Alfoidi (Early Rome, p. 256 n. 7) et F. Castagnoli {op.
cit., p. 110-111) estiment invraisemblable l'existence de deux sanctuaires fédéraux de
Vénus à si peu de distance l'un de l'autre; bibliographie de la question in Lavinium I,
p. 110 n. 8.
198 III, 5, 56-7.
199 II, 4, 71.
200 Lavinium II : Introduzione, p. 5 ; le savant italien a repris cette même hypothèse
dans une conférence faite à E.P.H.E. le 13 mars 1982: Lavinium: Topographie. Cultes
intra et extra muros.
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 257
2) Le sanctuaire de l'est
201 Voir A. Dubourdieu, Le sanctuaire de Vénus à Lavinium, REL, 49, 1982, p. 83-
101.
202 Lavinium I, p. 37 et 111.
203 Cf. G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 153-158. Outre les objets présentés en septembre
1981 -janvier 1982 à Rome à l'exposition Enea nel Lazio (cf. Catalogue, p. 187-271) la
découverte du dépôt votif avait été brièvement commentée dans P. Sommella, Le dépôt de
statues votives découvert à Pratica di Mare, Archeologia, n° 116 mars 1978 p. 20-21 (trad. R.
Chevallier). La statue de Minerve a fait l'objet d'une publication détaillée : F. Castagnoli,
// culto di Minerva a Lavinio, Accademia Nazionale dei Lincei 1979, quaderno 246, p. 3-
14.
204 Enea nel Lazio p. 187-190.
205 R. Turcan (op. cit. p. 66) considère que le texte de Strabon (V, 3, 5) citant l'Aphro-
dision fédéral des Latins comme un sanctuaire encore en service au moment où il écrit
va à l'encontre de l'identification de ce monument avec le sanctuaire des Treize autels,
sûrement tombé en désuétude du temps du géographe, puisque Denys d'Halicarnasse,
son contemporain, ne mentionne pas l'édifice; le texte de Pline, infirmant le témoignage
de Strabon (quondam), évoque, selon R. Turcan, le temple situé entre Ardée et Antium,
non le sanctuaire des treize autels; contra : M. Torelli, op. cit., p. 157-173.
258 LES PÉNATES PUBLICS
209 Ces deux aspects de la déesse sont relevés par F. Castagnoli {Enea nel Lazio,
p. 189); M. Torelli, au contraire (Lavinio e Roma, p. 19-31), estime que le caractère essent
ielde la Minerve lavinate est celui de protectrice des initiations juvéniles.
210 Enea nel Lazio, p. 193-194, D 62.
211 Ibid., p. 193-194, D. 63.
212 Ibid., p. 194.
213 Notamment Cicéron, Scaur., 48 : Palladium illud quod quasi pignus nostrae saluas
atque imperi custodiis Vestae continetur; cf. ci-dessous p. 460-7.
214 Enea nel Lazio, p. 239-240, D 224; F. Castagnoli, ibid. p. 10-11.
215 F. Castagnoli, ibid., t. XI, fig. 3.
216 En. II, 171; II, 227; V, 615. Pour les différentes interprétations de cette épithète,
cf. F. Castagnoli, II culto. . ., p. 4-6; id., Enea nel Lazio, p. 191.
217 II, IV, 515; Vili, 39; XXIII, 183; Od., Ili, 78.
218 Théogonie, 893 ; 924.
219 F. Castagnoli, op. cit., p. 4 η. 5.
260 LES PÉNATES PUBLICS
220 Lazio, Roma e Magna Grecia prima del secolo quarto a.C, PP, 23, 1968 p. 324. Cf.
aussi C. Bearzot, loc. cit. ; M. Sordi, loc. cit. C. Cogrossi, loc. cit.
221 VI, 1, 14.
222 I, 57, 1.
223 Penatibus pariter et Vestae (Macrobe III, 4, 11); Penatibus simul et Vestae (Servius-
Daniel, Ad Aen. Ili, 12).
LE SANCTUAIRE DES PÉNATES À LAVINIUM 261
224 C'est l'hypothèse à laquelle est arrivé aujourd'hui F. Castagnoli (Ancora sul culto
di Minerva a Lavinio, BCAR, 90, 1985, p. 8-10), qui note qu'elle est conforme aux données
iconographiques des monnaies d'Antonin et d'Hadrien ; cf. supra p. 227-8.
225 P. Sommella, Lavinium. Rinvenimenti preistorici, Arch Class., 21, 1969, p. 18-33;
M. A. Fugazzola Delpino, L'età del bronzo, in Civiltà del Lazio primitivo, Rome, 1976,
p. 17-19; p. 65-67; G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 99 sq.
CHAPITRE III
IDENTITÉ ET HISTOIRE
DES PÉNATES DE LAVINIUM
1) Le témoignage de Timée
4 ι, 67, 4.
5 Ρ. Sommella, Lo scavo stratigrafico delle platee, in F. Castagnoli. . . Lavinium II : Le
Tredici Are, Rome, 1975, p. 45.
6 J. Perret, Les origines de la légende troyenne de Rome, Paris, 1942, p. 346; 441-
443.
7 Voir J. Gagé, Comment Enée est devenu l'ancêtre des Siluii albains?, MEFR, 88,
1976, p. 8.
8 I, 67, 4 : πυθέσθαι δε αυτός ταΰτα παρά των έπιχωρίων; cf. ci-dessus, p. 124-5.
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 265
μεν ό συγγραφεύς ώδε άποφαίνει · κηρύκεια σιδηρά και χαλκά και κέρα-
μον, Τρωικον είναι τα έν τοις άδύτοις τοις εν Λαουϊνίφ κείμενα ίερά9.
Avant d'essayer de voir quel type de relation les objets décrits par
Timée peuvent avoir avec la divinité, il convient de s'interroger sur leur
signification propre et d'abord sur celle de ces «caducées de fer et de
bronze», dont c'est l'unique mention, aussi bien dans le culte privé que
dans le culte public des Pénates. Le κηρύκειον, de par son nom même10
n'est pas défini autrement que par son appartenance au héraut, et cette
désignation comme «bâton de héraut» n'implique pas a priori de déco
ration particulière. Pourtant, dans la plupart des représentations figu
rées, ce qui distingue le caducée du simple bâton, ce sont les ornements
de son extrémité supérieure, qui se présentent comme des entrelace
ments assez compliqués, mais se ramenant à deux types à partir des
quels existent des variations11. On trouve d'une part, à l'extrémité du
bâton, un cercle surmonté d'un autre cercle ouvert, ou, d'un arc de cer
cle assez court, d'autre part deux bifurcations entrecroisées enroulées
le long de la partie supérieure du bâton12. On a cherché à ces formes
des explications. L'une d'elles a été suggérée à A. Legrand13 par le fait
que le caducée est le bâton d'Hermès, dieu qui «a d'abord été pâtre»;
or, ajoute-t-il à propos de la forme particulière du caducée, «les pâtres
grecs ont pu trouver naturellement cette forme en contournant des
scions laissés au bout d'une branche». Cette explication, qui nous semb
leplausible, ne prend en compte que l'aspect ornemental du caducée.
Aussi A. Legrand en propose-t-il également une autre, qui n'infirme du
reste pas la première. Le caducée présenterait la reproduction de mod
èles iconographiques antérieurs, empruntés à l'Orient; pour l'entr
ecroisement des rameaux, on peut songer à la figuration de l'arbre sacré
14 Sur le caducée dans les monuments phéniciens, cf. V. Bérard, Essai de méthode en
mythologie grecque. De l'origine des cultes arcadiens, Paris, 1894. Sur l'expansion phéni
cienne en Occident, G. Garbini, I Fenici in Occidente, SE, 34, 1966; p. 111-117; J. Heurgon,
Rome et la Méditerranée occidentale, 2e éd., Paris, 1980, p. 127-131 ; 145-149.
15 Cf. Gazette archéologique, 1879, p. 133 (cité par A. Legrand, op. cit., p. 1807 n. 13).
Selon A. Legrand (ibid. n. 19), le caducée est aussi un des hiéroglyphes des inscriptions
hittites.
16 A. Legrand, ibid., n. 21.
17 R. Cagnat et V. Chapot (Manuel d'Archéologie romaine I, Paris, 1916, p. 401) don
nent la même explication de cet emprunt : «... l'attribut habituel d'Hermès, le caducée,
emblème oriental que les Grecs avaient adopté à contre-sens ». Le caducée est attesté dans
l'art mycénien, comme on peut le voir sur un anneau d'or trouvé à l'Agora d'Athènes, où
il figure aux mains d'un personnage mal identifié (Ch. Picard, Les Religions préhelléni
ques, Paris, 1948, p. 255 n. 2).
18 Les religions de l'Afrique antique, Paris, 1954, p. 77-78.
19 La même remarque a été faite par M. Leglay, Saturne africain, Paris, 1966 (notam
mentpi. XVII fig. 1, pi. XXI, fig. 2; 3; 5).
20 Théogonie, 938-39.
21 Od. X, 319.
22 Β. Combet-Farnoux (Mercure romain. Le culte public de Mercure et la fonction merc
antile à Rome de la République archaïque à l'époque augustéenne, B.E.F.A.R., vol 238,
Rome, 1980, p. 343) note que κηρύκειον «était une forme adjective, qui dans l'expression
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 267
32 Cf. Heichelheim, in RE, XV, 1, s.u. Mercurius, col. 975-982. Dans les peintures qui
décorent l'entrée de la maison de Trimalcion {Sat., XXIX), le maître de maison est repré
senté, jeune, lors de son arrivée à Rome, un caducée à la main (caduceum tenebat); il
semble que ce soit une allusion à la fortune qu'il va faire dans le commerce, comme en
témoigne aussi, un peu plus loin, l'effigie de Mercure soulevant Trimalcion. Cf. aussi
B. Combet-Farnoux, op. cit., p. 426-431.
33 III, 52.
34 s.u. κηρύκειον.
35 Ad Aen. IV, 242 : uirga serpentes diuidit.
36 Ad Aen. VIII, 138 : caduceum Uli ideo adsignatur, quod fide media hostes in amici-
tiam conducati cf. Β. Combet-Farnoux, op. cit., p. 343-45.
37 hoc. cit. : serpentes ideo, introrsum spectantia capita habent ut significent inter se
legatos colloqui et conuenire debere.
38 Ibid. : quibus caduceis duo mala adduntur, unum Solis, aliud Lunae.
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 269
66 Cette suggestion, dont nous le remercions vivement, nous a été faite par M. A.
Hus.
67 P. Sommella, Lavinium. Rinvenimenti preistorici e protoistorici, AC, 21, 1969,
p. 18-33; M. A. Fugazzola Delpino - R. Peroni, Le fasi cultuali della protoistoria laziale, in
Lazio primitivo, Catalogue de l'Exposition, Rome, 1976, p. 17-25; G. Dury-Moyaers, Enee
et Lavinium. A propos des découvertes archéologiques récentes, Coll. Latomus, vol. 174,
Bruxelles, 1981, p. 99 sq. (avec bibliographie).
68 R. Peroni, Contatti tra il Lazio e il mondo miceneo, in Enea nel Lazio, Catalogue de
l'Exposition Rome, 1981, p. 87-89.
69 Op. cit., p. 87.
70 M. Pallottino (Storia della prima Italia, Milan, 1984, p. 59) note que la légende
d'Enée, comme tous les nostoi des héros de la Guerre de Troie, fait partie des apports
mycéniens en Italie à cette époque.
71 Voir infra p. 320 sq.
72 P. Sommella, Heroon di Enea a Lavinium, RPAA, 44, 1971-72, p. 47-74.
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 275
qualifiée de Τρωικόν. Car il nous paraît que cet adjectif est une allusion
aux origines troyenne, sinon de Rome, au moins de Lavinium, et qu'il
est appliqué, par les Lavinates, à des objets sacrés (ιερά) apportés par
Enée, selon la légende, jusqu'au Latium. A tout le moins, il implique la
tradition d'une venue des Troyens à Lavinium73, peut-être d'une fondat
ion de Lavinium par des Troyens. Peut-être aussi faut-il interpréter ce
κέραμος comme le vase, ou la ciste, qui était supposé renfermer les
sacra de Troie, et que l'on voit aux mains d'Anchise sur certaines repré
sentations, le scarabée étrusque de la Collection de Luynes notamment,
et aussi la Tabula Iliaca du Capitole, mais, également, sur l'amphore de
Vulci74 où un personnage identifié comme Creuse tient sur la tête un
vase allongé. M. Crawford75 propose de voir dans ce récipient la ciste
dans laquelle furent transférés les sacra troyens, met cette représentat
ion en rapport avec le texte de Timée, et établit, de plus, un paralléli
sme avec des faits romains, puisque, selon Tite-Live76, les sacra du
Penus Vestae furent cachés dans des doliola lors du siège de Rome par
les Gaulois en 390.
A la lumière de l'adjectif Τρωικός, les caducées de nos dieux nous
paraissent mieux s'expliquer, comme emblèmes de divinités errantes,
elles aussi d'origine troyenne. Il est tout à fait remarquable, d'ailleurs,
que ce soit dans la seule Lavinium, où les Pénates sont, à strictement
parler, des étrangers, qu'existe cette tradition concernant la présence
de caducées. Au demeurant, la signification originelle des caducées de
Lavinium a pu, elle aussi, se perdre, ou prêter à d'autres interprétat
ions, conformes à la nature ou aux attributions des Pénates, dont nous
suggérons l'une comme possible. Le caducée est l'emblème de Mercure,
comme messager des dieux, mais aussi, comme patron negotiorum om
nium77, dieu des marchands78; étant donné l'importance du commerce
du blé à Rome, il a été considéré également comme le dieu de l'appr
ovisionnement en blé79. Les Pénates étant «ceux de la réserve aux provi
sions», on peut avancer l'hypothèse selon laquelle les caducées de Lavi-
73 Cette tradition est confirmée, avant Timée même, par des témoignages littéraires
et iconographiques. Cf. ci-dessus, p. 162 sq.
74 Voir ci-dessus, p. 201 sq.
75 A Roman Representation of the κέραμος Τρωικός, JRS, 61, 1971, ρ. 153-154.
76 V, 40, 8 ; voir ci-dessous, p. 470-80.
77 Festus, 111 L.
78 G. Dumézil, La Religion romaine archaïque, 2e éd., Paris, 1974, p. 439-440.
79 Cf. Heichelheim, op. cit., col. 975-982.
276 LES PÉNATES PUBLICS
85 De Ciu. Dei IV, 31 : «Varron dit aussi que les anciens Romains honorèrent les
dieux sans images pendant plus de cent soixante-dix ans; si cette coutume, ajoute-t-il,
s'était maintenue, les dieux seraient vénérés avec plus de pureté».
86 I, 68, 1.
87 Op. cit., p. 61-65 et 99-110.
88 Op. cit., p. 102.
89 Dictionnaire étymologique de la langue latine, s.u. signum.
90 Les Pénates et l'ancienne religion romaine, REA, 54, 1952, p. 109-115.
278 LES PÉNATES PUBLICS
91 Alex., 1261-62.
92 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, I, Paris, 1968, s.u.
άγάλλομαι.
93 I, 67, 1-2.
94 P. Chantraine, op. cit., I, s.u. βρέτας; II, Paris, 1970, s.u. εζομαι.
95 F. Jacoby (F. Gr. Hist. Ill, Β, ρ. 566, Fr. 59) ne retient pas ces mots comme étant
de Timée, à qui il n'attribue que la description des ιερά.
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 279
96 // ruolo di Lavinio e di Alba Longa nei primi scrittori latini, in Problemi di lettera
turalatina arcaica, Rome, 1976, p. 68-73.
97 I, 67, 4.
98 Reconnaissons pourtant que si, dans ce même livre I des Antiquités Romaines,
Denys cite à deux reprises (I, 6, 1 ; I, 7, 1) le témoignage de Timée sans le critiquer, dans
une autre référence à l'historien sicilien (I, 74, 1), il constate que ce dernier établit un
synchronisme entre la fondation de Rome et celle de Carthage sans dire sur quel principe
il fonde une telle affirmation. La critique de Timée semble être de tradition chez les his
toriens anciens : on la trouve notamment chez Polybe (XII, 13-15).
280 LES PÉNATES PUBLICS
décrits par Timée, ont avec ces dieux, ni même s'ils en ont un; c'est
précisément la nature de ce rapport que nous voudrions éclairer un
peu à présent.
J. Perret" a mis en doute l'existence de ce lien puisque, selon lui,
Timée «a reconnu. . . la poterie troyenne, il aura apparemment vu dans
ces vases des présents offerts par Enée aux indigènes; les caducées de
fer ou de bronze lui ont paru se rapporter aux inévitables ambassades
qu'un nouveau venu comme Enée devait adresser aux occupants de la
terre où il voulait se fixer»; et, ajoute J. Perret, ce n'est que beaucoup
plus tard, avec Varron, dont s'est inspiré Denys, que ces objets, orig
inellement sans rapport avec eux, auraient été identifiés comme les
Pénates de Lavinium. Pourtant, il ne nous parait guère douteux que ces
sacra ont entretenu avec les Pénates une relation qui justifie leur com
mune présence dans le penetrale du sanctuaire de Lavinium. Nous
avons dit que nous croyions pouvoir considérer les caducées comme
l'emblème de personnages itinérants. D'autre part, Timée n'a pas vu
personnellement les objets, mais tient ses informations des Lavinates.
Ces derniers peuvent fort bien soit avoir fait une réponse volontair
ement énigmatique à propos de sacra interdits aux profanes, soit avoir
indiqué à l'historien ce que les images des Pénates avaient de plus sin
gulier, ce qui leur paraissait le plus caractéristique dans ces statues. Si
l'on accepte l'une ou l'autre de ces interprétations, on admettra que les
caducées n'étaient pas les Pénates, mais seulement leurs attributs.
Quant à la relation existant entre les Pénates et le κέραμος Τρωικός,
nous pensons qu'il faut exclure, comme pour les caducées, l'idée d'une
identification entre l'objet et les dieux100. Au demeurant, considérer le
κέραμος comme un objet rattaché au culte des Pénates, ainsi que l'i
nterprétation de G. d'Anna y invite, est une hypothèse plausible : à Lavi
nium, le culte de nos dieux semble étroitement lié à celui de Vesta,
comme le suggère l'attestation, chez Macrobe et Servius-Daniel, d'un
sacrifice commun; or, dans le culte de Vesta, les vases utilisés pour le
transport de l'eau sont l'objet de prescriptions rituelles extrêmement
strictes et doivent être, précisément, en terre cuite101. L'autre interprét
ation,suggérée par M. Crawford, est qu'il s'agit de la ciste sacrée où
comme semble le confirmer, sur le relief, le fait qu'ils sont assis, dans
une attitude calme et majestueuse. Certes, on peut dire que le caractère
d'itinérants n'est pas davantage conforme à leur nature, mais nous
avons déjà répondu à cette objection : les Pénates de Lavinium sont
troyens. Sur ce relief, les deux dieux sont vêtus d'un costume drapé
autour des jambes et sur les épaules, qui laisse à découvert une grande
partie du buste; la draperie est particulièrement bien modelée sur la
statuette de droite. Le vêtement doit être interprété, nous semble-t-il, en
fonction de l'ensemble de la scène, en particulier de ceux des autres
personnages : en contraste avec les vêtements des deux camilli et de la
silhouette très mutilée de droite, le costume des Pénates rappelle beau
coup celui d'Enée; l'effet de draperie autour de la taille et sur l'épaule
est le même. Peut-être faut-il y voir une intention, chez le sculpteur, de
marquer un décalage géographique et chronologique entre les deux
groupes de personnages; en habillant Enée et les Pénates de costumes
grecs111, il aurait voulu les reléguer dans un passé lointain, mythique
même, par rapport à son propre temps, dans lequel se situent en revan
cheles détails réalistes comme la présence des camilli et les objets
cultuels qu'ils ont dans les mains; cela peut être une façon de marquer
l'origine étrangère, lointaine, des Pénates, et il paraît en tout cas vra
isemblable que l'artiste ait voulu rappeler, par la ressemblance des cos
tumes, une certaine parenté entre Enée et les dieux qui assistent à cette
scène, parenté qui inviterait à penser qu'il s'agit des Pénates de Lavi
nium.
Un autre détail du relief nous paraît révéler l'origine étrangère des
deux dieux assis, origine conforme à ce que la tradition nous apprend
des Pénates de Lavinium : ils sont représentés la tête nue, ce qui paraît
confirmé par une indication de Servius; commentant le passage de
l'Enéide où les Pénates apparaissent en songe à Enée avec des uelatas
comas, Servius précise qu'il ne peut s'agir là que de bandelettes, puis
que les Pénates de Lavinium étaient nu-tête : nam dii qui erant apud
Laurolavinium non habebant uelatum caput112. Or, il semble que les
dieux «indigènes», c'est-à-dire dont le culte était considéré comme anté
rieur à l'arrivée d'Enée en Italie, avait la tête voilée : c'est le cas notam
mentd'Hercule à l'Ara Maxima. La tenue du sacrifiant est à l'image de
111 Cî.ibid.
112 Ad. Aen., III, 174; cependant, J. Perret (Enéide, 1. 1, C.U.F., Paris, 1977, p. 81) tra
duit cette expression par «leur chevelure voilée».
284 LES PÉNATES PUBLICS
113 Servius-Daniel, Ad Aen. VIII, 288; Macrobe III, 6, 16; voir B. Liou-Gille, Les cultes
«héroïques» romains, Paris, 1980, p. 17-18.
114 432 L; voir En. III, 404-7.
115 Au contraire, l'obligation rituelle de sacrifier à Hercule, à l'Ara Maxima, operto
capite est présenté comme une singularité ; pour le culte de l'Ara Maxima, voir J. Bayet,
Les origines de l'Hercule romain, Paris, 1926, p. 141-154.
116 Voir ci-dessus, p. 196-217.
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 285
117 Cette pratique paraît tout à fait singulière : les statues des dieux ne sont offertes
aux regards des profanes qu'en deux types de circonstances : elles sont sorties des cellae
des temples lors des lectisternes, et, lors des supplicationes selon le Graecus ritus, les tem
ples sont ouverts de façon permanente (G. Dumézil, La religion romaine archaïque, p. 358-
359).
118 Cf. infra, p. 424-6.
119 Nous empruntons à F. Castagnoli {Iscrizioni, in Lavinium H, p. 442-443) la liste
des abondants commentaires suscités par cette inscription : F. Castagnoli Dedica arcaica
lavinate a Castore e Polluce, SMSR, 30, 1959, p. 109 sq.; S. Weinstock, Two archaic inscrip
tions from Latium, JRS, 50, 1960, p. 112 sq.; R. Schilling, Les Castores romains à la lumière
des traditions indo-européennes, in Hommages. . . Dumézil (Coll. Latomus, 45), Bruxelles,
1960, p. 177 sq.; R. Bloch, L'origine du culte des Dioscures à Rome, RPh, 34, 1960, p. 182
sq.; id., Tite-Live et les premiers siècles de Rome, Paris, 1965, p. 88 sq.; id., in Acts of the
Fifth International Congress of Greek and Latin Epigraphy, Oxford, 1967, p. 180; G. Puglie
se Carratelli, PP, 17, 1962, p. 17 sq.; Α. Alföldi, Early Rome, p. 269 sq.; A. Degrassi, ILLRP
(lère ed. Berlin 1963) 1271a; id., Imagines (1965) 30; G. Radke, Zu der archaischen Inschrift
286 LES PÉNATES PUBLICS
von Madonnetta, Gioita, 42, 1964 p. 214 sq.; id., Die Götter Altitaliens, Münster, 1965,
p. 84; R. M. Ogilvie, A Commentary on Livy-Books 1-5, Oxford, 1965, p. 289; M. Guarducci,
in Mélanges. . . Piganiol, Paris, 1966, p. 1618; G. Dumézil, La Religion romaine archaïque,
p. 415-6; M. Lejeune, BSL, 62, 1967, p. 76 n. 2; J. Heurgon, Atti dell'VIII Convegno di Studi
sulla Magna Grecia, Naples, 1969, p. 19 sq.; C. De Simone, Die griechischen Entlehnungen
im Etruskischen, II, Wiesbaden, 1970, p. 91 n. 50; R. Lazzeroni, SSL, 11, 1971, p. 9 sq.;
R. Arena, RIL, 106, 1972, p. 445; R. Schilling, A.N.R.W., I, Berlin-New-York, 1972, p. 320.
On pourrait ajouter: N. Masquelier, Pénates et Dioscures, Latomus, 25, 1966, p. 88-98;
G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 198-205; F. Castagnoli, in Enea nel Lazio, Catalogue de l'Ex
position de Rome, Rome, 1981, p. 179-180; G. Radke, Archaisches Latin, Darmstadt, 1981,
p. 97 ; M. Torelli, Lavinio e Roma. Riti iniziatici e matrimonio tra archeologia e storia,
Rome, 1984, p. 163 sq.
120 F. Castagnoli, Lavinium II, p. 441.
121 Op. cit., p. 20.
122 Op. cit., p. 442; Enea nel Lazio, p. 179.
123 Cf. l'ensemble des travaux du congrès Lazio arcaico e mondo greco, PP, 32, 1977.
124 S. Weinstock, Two archaic inscriptions from Latium p. 114; F. Castagnoli, Lavi
nium I, p. 109.
125 R. Bloch, L'origine du culte des Dioscures à Rome, p. 186 sq.; J. Heurgon {op. cit.,
p. 22) pense aussi à une origine locrienne, avec Rhegium comme intermédiaire.
126 F. Castagnoli, Dedica arcaica lavinate a Castore e Polluce, p. 111 ; cf. J. Champeaux,
Fortuna. Le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain, Coll. de l'Ecole Française
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 287
de Rome, 64, Rome, 1982, p. 118-119, pour le parallèle à établir avec la Fortuna Primige
nia de Préneste, mère et fille de Jupiter.
127 Enea nel Lazio, p. 179.
128 Enea nel Lazio, p. 180.
129 Cf. supra p. 234.
130 Cf. supra p. 249 sq.
131 Le problème sera repris de façon plus complète ci-dessous p. 430-9.
132 C. Peyre, Castor et Pollux et les Pénates pendant la période républicaine, MEFR, 74,
1962, p. 433.
133 Cette interprétation a été contestée : voir C. Peyre, op. cit., p. 447-449.
288 LES PÉNATES PUBLICS
1) Eléments autochtones
Nous avons vu 152 que, par son thème pen-, le mot Penates désignait
à la fois «ceux de la partie la plus intime de la maison» et «ceux de la
réserve aux provisions», et que, d'autre part, le suffixe -aies ajouté à
et Virgile poursuit :
157 I, 57, 1.
158 voir supra, p. 216-7.
159 III, 4, 11 : «Virgile a appelé du même nom (de Pénates) Vesta aussi, qui, à coup
sûr, fait partie des Pénates ou est leur compagne».
160 Ad Aen. II, 296 : «On se demande donc si Vesta aussi fait partie des Pénates, ou si
elle est considérée comme leur compagne».
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 295
Vesta, et le feu qui la symbolise, sont donc présentés ici comme des
équivalents, presque des synonymes des sacra et des Pénates, et, du res
te, Hector va les chercher adytis penetralibus, «dans la partie la plus
retirée du sanctuaire», siège habituel des Pénates dont le nom même,
en relation étymologique avec penetralis, est suggéré par cet adjectif162.
A notre connaissance, il n'existe pas avant Virgile d'attestation d'une
telle assimilation entre Vesta et les Pénates troyens. Il est fort probable
que c'est la communauté de sanctuaire entre Vesta et les Pénates sur le
Forum, à Rome, et l'existence d'un sacrifice commun, à Lavinium, qui
ont amené Virgile à transformer ce lien en une identification, attestée
plus tard par Macrobe et Servius.
Vesta et les Pénates ont un autre point commun, spécifique, sem-
ble-t-il, du culte lavinate, probablement en relation avec le précédent.
On sait qu'au culte de Vesta est liée une très grande importance donnée
à la pureté, comme le montre, notamment, la chasteté exigée des Vestal
es163. L'interpolateur de Servius affirme qu'il existe une différence
entre les Grands Dieux, vénérés à Rome, et les Pénates, vénérés à Lavi
nium, mais que l'on qualifie eux aussi de Magni en raison de l'impor
tanceattachée à leur culte, qui elle-même s'explique par l'étendue de
leur pouvoir; à l'appui de cette dernière affirmation, il rapporte l'anec
dotesuivante : nam cum ambae uirgines in tempio deorum Lauini simul
dormirent, ea quae minus casta erat fulmine exanimata alteram nihil
sensisse1M. Les Pénates, divinités dédicataires du temple où dorment les
deux jeunes filles, punissent donc celle qui est minus casta, montrant
par là le prix qu'ils attachent à la pureté, ainsi que la capacité où ils
sont de la déceler chez ces jeunes filles. La relation établie par ce
témoignage entre les Pénates et la pureté, le fait que la scène est suppo-
161 II, 293 et 296-97 : « Troie te confie ses choses saintes et des Pénates. . . Ainsi dit-il,
et des profondeurs du sanctuaire, il apporte de ses mains les bandelettes, la puissante
Vesta et le feu éternel» (trad. J. Perret, C.U.F., Paris, 1981).
162 Cf. Cicéron, De Nat. Deor. II, 68 : (Penates) penitus insident; ex quo etiam penetrat
es a poetis uocantur.
163 Cf. C. Koch, R.E., Vili A 2, s.u. Vesta, col. 1732; G. De Sanctis, Storia dei Romani,
IV, 2, t. I, Florence, 1953, p. 164 sq.; G. Radke (Die dei pénates und Vesta in Rom,
A.N.R.W., II, 17, 1, Berlin-New- York; 1981, p. 367-368) relève le fait que les Vestales, qui
doivent être chastes, sont d'autre part chargées du culte du fascinus : cf. infra p. 458-60.
164 AdAen. III, 12.
296 LES PÉNATES PUBLICS
165 C. Koch, op. cit., col. 1718-20; G. Giannelli, // sacerdozio delle Vestali Romane, Flo
rence, 1913, p. 16 sq.
166 Gell., I, 12, 14; cf. G.Dumézil, Te, amata, capto, Quinze questions romaines, in
Mariages indo-européens, Paris, 1979, p. 241-243.
167 Uar. Resp., 12.
168 G. Dumézil, La Religion romaine archaïque, p. 322.
169 Cicéron, Sull, XXXI, 86; cf. C. Peyre, op. cit., p. 460.
ci-dessous, p. 454-70.
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 297
B) Le Numicus
cité182. Cette nécropole aurait été utilisée du Xe au VIIe siècle, donc jus
qu'à l'aube de l'époque archaïque où la ville de Lavinium va être entou
rée d'une muraille dont on a retrouvé d'importants fragments, ainsi
qu'une porte; une partie de cette enceinte date de l'extrême fin du VIIe
siècle183. Mais, pour notre propos, les vestiges les plus intéressants de
cette période se trouvent situés à une centaine de mètres au sud-est des
treize autels, avec les restes d'une tombe du VIIe siècle avant J.-C. Elle
comportait184 un caisson rectangulaire aux parois de cappellaccio, re
couvert de plaques de la même pierre. Le mobilier de terre cuite et de
métal qu'elle contenait, comparable, en moins riche, à celui de la tom
beBarberini de Préneste, était disposé tout autour du caisson, tandis
qu'un tumulus de 18 mètres de diamètre environ, au périmètre délimité
par de petits blocs de tuf, recouvrait le tout185. C'est le matériel trouvé à
l'intérieur de la tombe qui permet de dater la première phase architec
turale de cette dernière de l'époque orientalisante, plus précisément du
second quart du VIIe siècle186. Cette tombe, comme nous le verrons par
la suite, a été modifiée et reconstruite, et sa destination probablement
changée. Mais la nature du matériel funéraire datant du VIIe siècle
donne à penser qu'il s'agissait de la sépulture d'un personnage import
ant.
P. Sommella a proposé d'identifier cette tombe avec l'Hérôon
d'Enée évoqué par Denys d'Halicarnasse187. Pourtant, comme le souli
gneJ. Heurgon188, l'inscription que Denys a pu lire sur cette tombe et
qu'il nous a transmise ne mentionne pas le nom d'Enée : Πατρός θεοΰ
χθονίου, ος ποταμού Νουμικίου ρεϋμα διέπει, ce qui traduit probable
ment le latin Pater Deus Indiges Numicius. Il est permis de penser que
189 vin, 9, 6.
190 Dictionnaire étymologique de la langue latine, s.u. Indiges.
191 Religion und Kultus der Römer, 2e éd., Munich, 1912, p. 18-23.
192 La Religion romaine archaïque, p. 55 n. 1.
193 Le culte de l'Indiges à Lavinium, REL, 57, 1980, p. 59.
194 Pour la lecture de ce texte, cf. commentaire et références in R. Schilling, op. cit.,
p. 54 n. 1.
195 Gestirnverehrung im alten Italien, Frankfurt-am-Main, 1933, p. 99; cf. J. Cham-
peaux, Fortuna, p. 232.
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 301
196 C'est cette conception qu'a encore récemment réaffirmée F. Castagnoli (La leggen
da di Enea nel Lazio, p. 10-11; p. 13 η. 64). Voir aussi B. Liou-Gille, Cultes «héroïques
romains, p. 86 sq. ; pour M. Torelli (Lavinio e Roma, p. 173-176), le caractère solaire
d'Enée-Indiges à Lavinium est essentiel, et se voit aussi dans le culte romain à l'origine
duquel il se trouve, celui de Sol sur le Quirinal, dont le dies natalis est en plein été, le 9
août.
197 Cf. I. Cazzaniga, // frammento 61 degli Annali di Ennio : Quirinus-Indiges, PP, 29,
1974, p. 369.
198 I, 54, 2.
199 II existe un texte d'Arnobe qui atteste ce lien : Indigetes Uli qui in flumen repunt et
in alueis Numici cum ranis et pisciculis degunt (Adu. Nat. I, 36); il nous paraît sujet à
caution pour diverses raisons; il s'agit ici des di indigetes, non d'Indiges ni de Sol Indiges,
et ce commentaire tardif pourrait porter la marque de l'embarras d'Arnobe pour définir
les Indigetes, notion assez confuse apparemment pour les Romains eux-mêmes, et, d'au
trepart, n'être que l'écho de la légende, désormais bien établie, selon laquelle Enée, deve
nu Aeneas Indiges, était mort en tombant dans le Numicus.
200 Cf. F. Castagnoli, Lavinium I, p. 71-75.
302 LES PÉNATES PUBLICS
201 N. H. III, 5, 56; pour la lecture du texte, cf. F. Castagnoli, Lavinium I, p. 93 n. 10;
voir aussi B. Liou-Gille, op. cit., p. 99-116.
202 / luoghi connessi. . ., p. 235 sq. (voir carte p. 236); id., in Enea nel Lazio p. 167;
G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 143 sq.
203 Les sanctuaires du Latium archaïque, CRAI, 1977, p. 474.
204 I, 55, 2 : «au dieu, en remerciement pour les eaux»; sur l'association de l'eau et du
Soleil dans la légende d'Enée, voir infra p. 323 sq.
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 303
205 I, 55, 2.
206 Cette influence est sensible, nous l'avons vu, dans l'introduction à Lavinium du
culte de Castor et Pollux, au cours de la seconde moitié du VIe siècle. On la trouve aussi
dans la céramique d'importation : les mêmes dieux sont peut-être représentés allongés
sur une klinè, à l'intérieur d'une coupe laconienne datée du milieu du VIe siècle trouvée
dans la zone du sanctuaire des Treize autels (cf. E. Paribeni, Ceramica d'importazione, in
Lavinium II, p. 362-368; id., Enea nel Lazio, p. 177, D 10).
207 Cf. R. Schilling, op. cit. p. 63-64. I. Cazzaniga (ibid., passim) fait un parallèle entre
Indiges comme ancêtre fondateur à Lavinium, auquel fut assimilé Enée, et Quirinus-Indi-
ges à Rome; voir aussi J.-C. Richard, Le culte de «Sol» et les «Aurelii» : à propos de Paul
Fest. p. 22 L., Mélanges I. Heurgon II, Rome 1976, p. 917-919.
208 De Mens. 4, 155 : «Ils célébraient aussi une fête appelée Agonalia en l'honneur du
Soleil, protecteur du laurier et fondateur de race».
209 Op. cit., p. 61 et 64.
304 LES PÉNATES PUBLICS
sible dans l'apparence même du personnage : les douze rayons d'or qui
ceignent sa tête sont Solis aui specimen210; le Soleil est donc bien l'ancê
tre de la dynastie autochtone. D'autre part, Varron proposait de voir
une relation étymologique - vivement contestée par les modernes211 -
entre le nom du laurier, laurus, et celui des habitants primitifs de la
contrée où débarque Enée, les Laur entes : In (Auenti)no Lauretum ab
eo quod ibi sepultus est Tatius rex, qui ab Laurentibus interjectus est212.
Cette étymologie est reprise par Virgile, qui lie le laurier, non seul
ement au nom des habitants de l'endroit, mais aussi à l'acte même de la
fondation de la ville par Latinus :
215 Hésiode, Théogonie 1008 sq.; cf. commentaire de S. Weinstock sur ces généalogies
mythiques in Two archaic inscriptions front Latium, p. 117-118. C. Cogrossi {Atena Iliaca e
il culto degli eroi, in Politica e religione nel primo scontro tra Roma e l'oriente, Milan, 1982,
p. 89-98) suggère d'ailleurs que l'hérôon récemment découvert était à l'origine celui de
Latinus; cf. M. Sordi, Lavinio, Roma e il Palladio, ibid., p. 70. Au demeurant, il n'existe
aucune mention de ce monument dans les textes anciens, ni aucune attestation d'une
identification entre Latinus et Indiges.
216 Cf. B. Liou-Gille, op. cit., p. 7-8; R. Schilling, La déification à Rome. Tradition lati
neet influence grecque, REL, 57, 1981, p. 137-139.
306 LES PÉNATES PUBLICS
ture d'un personnage important. Or, cette tombe a été ouverte au VIe
siècle, comme en témoigne la présence d'une œnochoè de bucchero qui
ne peut dater d'avant la première moitié du VIe siècle217. On est en droit
de supposer que cette ouverture de la tombe, accompagnée du dépôt
d'une pièce au moins de nouveau mobilier funéraire, correspond à un
changement dans la destination du monument. C'est peut-être à ce
moment que se produit la fusion du concept originel d'Indiges et de
celle du héros fondateur, divinisé du fait même de cette fusion. Il n'est
pas encore, à cette date, assimilé à Enée, et il est assez probable qu'il ne
porte pas d'autre nom que celui d'Indiges. A l'appui de cette hypothèse,
nous voudrions avancer une fois encore l'inscription lue par Denys
d'Halicarnasse sur la tombe qu'il désigne comme l'Hérôon d'Enée :
Πατρός θεοΰ χθονίου. Ces trois termes nous semblent très exactement
s'appliquer à la tombe d'un héros fondateur divinisé. Le mot χθονίος,
comme le note R. Schilling218 «pouvait convenir à un culte funéraire» et
paraît donc approprié à une inscription figurant sur une tombe. Sans
qu'on puisse l'affirmer avec certitude, Denys doit traduire par ce terme
le mot Indiges, qu'il interprète dans un sens dont nous verrons qu'il est
définitivement établi à l'époque où sont écrites les Antiquités Romaines.
Θεός, traduction très probable de deus, suggère que le personnage
enseveli là a eu une vie terrestre, une vie de mortel, et a été divinisé
après sa mort. Quant à Πατήρ, qui rend à coup sûr un Pater dans l'in
scription originale, il exprime, selon nous, deux notions : d'une part, il
traduit l'idée que le personnage enterré dans cette tombe est l'ancêtre
de la race; mais d'autre part, le mot se comprend aussi en liaison avec
θεός (deus), car, comme le note G. Dumézil219, la qualification de pater
et de mater que l'on donne aux dieux dans la religion archaïque est une
marque de respect. On pourrait même penser que le mot pater, par son
ambivalence, a facilité l'assimilation de l'ancêtre fondateur avec une
divinité très ancienne220.
statue de Veiovis a été trouvée dans la zone des autels, ce qui est peut-être une confirmat
ion de l'hypothèse de C. Koch.
221 Op. cit., p. 22 L
222 voir supra p. 163 sq.
223 Voir supra p. 196.
224 Voir supra p. 197 sq.
225 Voir supra p. 201 sq.
226 C. F. Giuliani-P. Sommella, Compendio. . ., p. 368-370.
308 LES PÉNATES PUBLICS
227 Ibid.
228 Plan et schémas de reconstitution de l'édifice, ibid., p. 262-263.
229 M. Mazzolani, Terrecotte architettoniche, in Lavinium II, p. 175-178.
230 Cf. F. Castagnoli, Les sanctuaires du Latium archaïque, passim.
231 La Magna Grecia e i santuari del Lazio, notamment, p. 9-19.
232 I, 55, 1 ; cf. F. Borner, Rom und Troia, p. 18 sq.
233 Cf. F. Castagnoli, / luoghi connessi . . ., p. 246. J. Heurgon, ibid. ; F. Zevi (Note sulla
leggenda di Enea in Italia, in Gli Etruschi a Roma, Incontro di studio in onore di M. Pallot-
tino, Rome, 1981, p. 154-156) a une vision plus nuancée du rôle portuaire de Lavinium,
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 309
dans des situations analogues, Antium et Ardée, par exemple. Pour cet
tedernière, la similitude avec Lavinium est frappante : les deux villes
sont situées à l'intérieur des terres à peu près à la même distance de la
côte, et présentent l'une et l'autre une escale côtière, Troia pour Lavi
nium, Castrum Inui pour Ardée.
En tout état de cause, il n'existe, à Lavinium même, aucun témoi
gnage attestant la présence d'Enée dès le VIe siècle, alors que la vulgate
des origines troyennes de Rome le présente comme le fondateur de la
cité; en revanche, les deux documents iconographiques les plus anciens
montrant Enée et les sacra sont étrusques : pour l'un, le scarabée de la
Collection de Luynes, cette origine n'est que probable234; elle est certai
ne pour l'amphore de Vulci, mais, ici, c'est l'identification du doliolum
comme ciste sacrée qui peut être mise en doute, bien que l'argumentat
ion d'A. Alföldi en faveur de cette identification nous paraisse très
convaincante.
Il s'est instauré dans le monde savant un débat passionné pour
savoir si les origines de la légende d'Enée, et également, des sacra
troyens, sont étrusques ou lavinates. Le partisan le plus convaincu des
origines étrusques est sans douté A. Alföldi dont nous résumons briève
ment ici l'argumentation235. Dans la tradition littéraire grecque, avec
Stésichore et Alcimos, les Etrusques sont présentés comme des descen
dantsdes Troyens, et ce fait se trouve confirmé par l'iconographie,
notamment par l'amphore trouvée à Tragliatella, dans les environs de
Caeré, représentant le Lusus Troiae : on peut y voir, à côté de l'image
de deux jeunes cavaliers, le dessin d'un labyrinthe dans lequel est
écrit le mot Truia, désignation de Troie dans la langue étrusque236; le
mot, ainsi que le rituel du Lusus Troiae, aurait été introduit dans le
Latium par les Etrusques, et serait à mettre en relation avec l'organisa
tion de la cavalerie dans l'armée romaine sous les rois étrusques. La
présence du thème de la fuite d'Enée dans les vases attiques trouvés en
Etrurie fournit un argument qui va dans le même sens : les peintres
incontestable, admet-il, à l'époque archaïque, plus douteux aux IV-IIIe siècles, ce qui le
conduit à placer l'apparition de la légende du débarquement d'Enée au Latium à une
date haute.
23" Cf. supra p. 198-9.
235 Die Trojanischen Urahnen der Römer, Bale, 1957, p. 14 sq.; thèse reprise dans Earl
yRome, p. 278-287 (avec bibliographie de la question p. 278 n. 2).
236 Voir aussi F. Bömer, Rom und Troia, p. 19; F. Castagnoli, La leggenda di Enea nel
Lazio, p. 6.
310 LES PÉNATES PUBLICS
Sicile, où les Elymes seraient considérés par les Etrusques comme leurs
ancêtres, ou leurs parents. Cependant, il nous semble qu'il faut se gar
der de la tentation de vouloir établir la chronologie et l'itinéraire d'une
légende d'Enée, porteur des Pénates et fondateur d'une nouvelle Troie,
dont tous les éléments auraient été donnés dès l'origine; d'autre part,
s'il est certain que l'histoire politique de l'Italie centrale entre le VIe et
le IVe siècle a eu de fortes incidences sur les lieux d'implantation et la
formulation de la légende, il est à l'heure actuelle très difficile de déli
miter exactement, dans le temps et dans l'espace, les apports grecs et
étrusques dans l'élaboration de la civilisation latine242.
Les arguments sur lesquels s'appuie la thèse donnant à la légende
d'Enée en Italie des origines étrusques sont essentiellement d'ordre ic
onographique. Or, il faut examiner avec beaucoup de prudence ces
documents. L'amphore de Tragliatella est d'une interprétation délicate,
et G. K. Galinsky, qui en tient pourtant pour une origine étrusque de la
légende d'Enée, conteste qu'il faille voir dans le mot Truia une allusion
à la cité de Priam, et considère au contraire qu'il désigne simplement
une place fortifiée243, en notant d'autre part que le sens de l'ensemble
des scènes représentées reste mystérieux, et que certaines sont manifes
tementerotiques. La datation du scarabée étrusque de la Collection de
Luynes, comme des statuettes de Véies, est également très discutée.
M. Pallottino244 reconnaît dans les caractères stylistiques de l'intaille
une expression de l'art tardo-archaïque du début du Ve siècle, tandis
qu'il propose le milieu du Ve siècle pour le groupe de terre cuite repré
sentant Enée et Anchise; enfin, les acrotères de Véies, si tant est que
l'on puisse admettre (ce que le savant italien, nous l'avons rappelé,
conteste par ailleurs) que l'un d'eux représentait Enée et Anchise,
datent du Ve siècle. De la sorte, nous semble-t-il, on arrive assez bien à
se représenter l'histoire du thème iconographique de la fuite d'Enée en
Etrurie : dans la seconde moitié du VIe siècle, comme l'atteste la décou
verte des 17 vases attiques traitant ce sujet, les ateliers grecs font
connaître la figure d'Enée, qui est ensuite reprise, vers le début du Ve
siècle, par les artistes locaux. Il n'y a donc pas coïncidence, ainsi que le
242 Cf. l'ensemble des études contenues dans Lazio arcaico et mondo greco, PP, 32,
1977.
243 Aeneas, Sicily and Rome, p. 121-122, et p. 122 n. 47 pour la bibliographic
244 Compte rendu de l'ouvrage d'A. Alföldi, Die Trojanischen Urahnen der Römer, in
SE, 26, 1958, p. 336-339.
IDENTITÉ ET HISTOIRE DES PÉNATES DE LAVINIUM 313
245 G. Dury-Moyaers (op. cit., p. 173) aboutit à une conclusion analogue: «Si les
Etrusques ont reçu le personnage d'Enée dès la fin du VIe siècle, ils ne l'ont intégré à leur
culture que durant la première moitié du Ve siècle. C'est seulement à partir de ce
moment qu'ils sont susceptibles de l'avoir transmis aux Latins. Or à cette époque, l'i
nfluence étrusque dans le Latium diminue, et l'on voit mal les Latins accueillir un héros
«vénéré» par ceux dont ils essaient de limiter l'influence sur leurs territoires».
246 Ibid.
247 Op. cit., p. 338.
248 Rome et les Troyens, REL, 40, 1971, p. 41-43; la même idée est exprimée chez un
certain nombre de critiques : cf. J. Poucet, op. cit., II, p. 181, n. 77.
249 Cf. J. Perret, Rome et les Troyens, p. 43 ; T. J. Cornell, Aeneas and the Twins,
PCPhS, 201, 1975 p. 13; F. Castagnoli, La leggenda di Enea nel Lazio, p. 3-4.
314 LES PÉNATES PUBLICS
semble avoir tenu une place aussi importante que celle d'Enée250. Enf
in, un certain flottement dans le traitement iconographique du thème
donne à penser que le personnage d'Enée, dont le nom ne figure du
reste dans aucun document étrusque archaïque, n'avait pas en Etrurie
l'importance qu'A. Alföldi et G. K. Galinsky veulent lui accorder : le
type, assez grossièrement façonné, quoique émouvant, des statuettes de
Véies, où les sacra ne figurent pas aux mains d'Anchise, est très diffé
rent de celui du scarabée, d'une facture fine et d'un modelé délicat, et
sur lequel apparaît pour la première fois la ciste tenue par Anchise251.
Nous sommes donc en face de deux faits troublants : d'une part,
l'absence d'attestations de la légende d'Enée à Lavinium avant le IVe
siècle, d'autre part la présence de cette légende en Etrurie dès la fin du
VIe siècle ou le début du Ve siècle. Nul doute en tout cas - et les vases
attiques importés en témoignent - que la légende soit apparue en Italie
centrale sous l'influence de la Grèce. L'absence de documents iconogra
phiques ne prouve d'ailleurs pas que la légende d'Enée, non comme
héros fondateur, mais comme rescapé de la Guerre de Troie, ait été
inconnue à Lavinium à l'époque archaïque. Il faut, plutôt que de cher
cher à assigner une primauté à telle ou telle influence, se représenter la
civilisation du Latium comme une «koinè culturelle», suivant l'expres
sion de J. Poucet252. Au VIe siècle, le personnage d'Enée est introduit en
Italie, mais peut-être simultanément dans le Latium et en Etrurie méri
dionale253, parmi beaucoup d'autres éléments de la culture grecque.
J. Heurgon254 a insisté sur l'importance jouée par le trafic maritime sur
ces côtes, trafic qui a permis la pénétration de la civilisation grecque :
les villes portuaires ont naturellement joué un rôle de premier plan
dans ce processus, parmi lesquelles Caeré pour l'Etrurie méridionale,
et Lavinium pour le nord du Latium. Les navigateurs, remarque
255 Cf. aussi G. Vallet, Rhégion et Zancle, Paris, 1958, p. 309 sq.
256 In Denys d'Halicarnasse, I, 47, 6 et 48, 1.
257 Voir ci-dessus, p. 197.
258 Lavinium I, p. 110-111; Lavinium II, p. 5.
259 Strabon V, 3, 5; Cassius Hemina cité par Solin, II, 14.
260 Cassius Hemina, in Solin, II, 14.
261 R. Schilling, {La religion romaine de Vénus, 2e éd., Paris, 1982, p. 83-84) reconnaît
à Lavinium un rôle de premier plan dans la diffusion du culte.
262 80 L.
316 LES PÉNATES PUBLICS
Lazio, p. 9), F. Castagnoli estime que le toponyme est une conséquence de l'introduction
de la légende d'Enée, et non l'inverse.
CHAPITRE IV
1 De L.L. V, 144.
2 VIII, 49, 6.
320 LES PÉNATES PUBLICS
1) Développements architecturaux
2) Aeneas Indiges
dans le fleuve, qui lui a alors été consacré, indique ailleurs Servius : in
quo (= le Numicus) repertum est cadauer Aeneae et consecration31. Tite-
Live mentionne la mort d'Enée au même endroit et dans les mêmes ci
rconstances, en ajoutant que le Troyen a été enterré, ou qu'on lui a const
ruit un cénotaphe, près du Numicus, où il est vénéré sous le nom de
Jupiter Indiges : situs est (= Enée mort)... super Numicum f lumen :
louent Indigetem appellant32; toutefois, Tite-Live refuse de reprendre
tout à fait à son compte cette apothéose et même le nom sous lequel on
désigne le Troyen mort (quemcumque eum dici ius fasque est)33; Denys
d'Halicarnasse donne davantage de précisions34: quand la nuit qui a
séparé les deux armées fait place au jour, et que les Troyens constatent
la disparition d'Enée, certains expliquent ce fait comme une apothéose
(οί μεν είς θεούς μεταστήναι εϊκαζον), d'autres pensent qu'Enée est
tombé dans le fleuve (οί δ' έν τω ποταμφ. . . διαφθαρήναι). Mais surtout,
indépendamment du fleuve qui garde présent le souvenir du héros divi
nisé, les compagnons d'Enée construisent en son honneur un hérôon
qui exprime clairement l'identification du mort avec le Numicus, puis
qu'on pouvait y lire, selon Denys, l'inscription suivante : Πατρός θεοϋ
χθονίου, ος πόταμου Νομικίου ρεΰμα διέπει35. L'étranger Enée est donc
assimilé, après sa mort, au lieu même où il a fini sa vie, identifié au
fleuve le plus important de la région de Lavinium. C'est non pas identi
fié au fleuve, mais associé à lui, qu'il est représenté sur la ciste Pasinati
de Préneste36: Enée est au centre de la scène, en haut, symétrique
d'une divinité fluviale allongée en bas, dans laquelle on reconnaît le
Numicus; le dieu tient à la main une gerbe de roseaux, qui rappelle le
37 Par exemple, Orig. Gent. Rom. 10, 12, 4 : peruenisse (Aenean) ad duo stagna aquae
salsae uicina inter se.
38 I, 55, 1 : «Lorsqu'ils eurent jeté l'ancre à Lavinium et qu'ils eurent monté leurs
tentes près du rivage, avant toute chose, les hommes torturés par la soif - car l'endroit ne
possédait pas d'eau douce (je dis ce que j'ai appris des habitants), virent surgir spontané
ment hors de terre des sources de l'eau la plus douce, dont se désaltéra toute l'armée et
dont l'endroit fut baigné de toute part, car l'eau s'écoula des sources jusqu'à la mer».
39 I, 55, 2 : «Aujourd'hui cependant les sources ne sont plus assez abondantes pour
déborder, mais il y a juste un mince filet d'eau recueilli dans un endroit creux, dont les
habitants disent qu'il est consacré au Soleil; et près de lui se trouvent deux autels, l'un
tourné vers l'est, l'autre vers l'ouest, constructions troyennes sur lesquelles, selon la
légende, Enée offrit le premier sacrifice au dieu en remerciement de l'eau ».
ROME ET LES PÉNATES DE LAVINIUM 327
peu plus haut, dans son récit, Denys note : το χωρίον εξ φ κατεστρατο-
πεδεύσατο εξ εκείνου Τροία καλείται40. Le toponyme de Troia comme
lieu du débarquement d'Enée en Italie est bien attesté par ailleurs chez
les auteurs latins : ab Sicilia classe ad Laurentum agrum tenuisse. Troia
et huic loco nomen est41, peut-on lire chez Tite-Live, et chez Festus :
Troia. . . locus in agro Laurente, quo primum Italiae Aeneas cum suis
constituit42. Le lieu-dit Troia, où a eu lieu le prodige du surgissement
de l'eau, est mis également en relation avec le Numicus par Dion Cas-
sius : περί Λαυρέντον δέ προσώκειλε (= Enee) το και Τροίαν καλού
μενη ν, περί Νουμίκιον ποταμόν43. En ce lieu, consacré par Enée au
Soleil, on construisit un sanctuaire à Sol Indiges, connu par la mention
qu'en fait Pline l'Ancien; énumérant les villes et lieux-dits de la côte du
Latium entre Ostie et Ardée, il cite, après la première de ces cités, opp
idum Laurentum (= Lavinium) locus solis Indigetis, amnis Numtcius44.
On remarque ici que l'emplacement consacré au Soleil se trouve entre
Lavinium et le Numicus ce qui est en partie confirmé par une remar
que de Denys, selon qui Troia serait à quatre stades de la mer45, et à
vingt-quatre stades de la colline où se réfugie la truie miraculeuse
qu'Enée doit sacrifier, et qui est l'emplacement de la future Lavinium :
l'animal y met bas les trente porcelets46. Même en tenant compte du
changement de la configuration de la côte depuis l'Antiquité, on est
parvenu à identifier comme le sanctuaire de Sol Indiges les restes d'un
bâtiment découvert sur la zone côtière au sud-est de Lavinium, et un
peu au nord de l'embouchure du Fosso di Pratica47. Cet endroit, ratta
chéau souvenir du débarquement d'Enée, ne doit pas être confondu
avec l'emplacement de l'hérôon; Denys, excellent observateur de ces
lieux, qu'il a lui-même visités et sur lesquels il s'est informé auprès des
habitants, les différencie nettement, et par leur signification, et par
40 I, 53, 3 : «L'endroit où ils (= les Troyens) installèrent leur camp s'appelle depuis
ce temps Troia»; cf. supra p. 316.
41 I, 1, 4.
42 504 L.
43 Fr. 1, in Tzetzes, Ad Lyc, 1232.
44 N.H., III, 5, 56; certains éditeurs ont corrigé Locus Solis en Lucus louis.
45 I, 53, 3; cela fait une distance de 708 mètres.
46 I, 56, 2; vingt-quatre stades = 4.262 mètres; supra p. 174-5.
47 Cf. F. Castagnoli, / luoghi connessi..., p. 237-240. On se rappelle (cf. ci-dessus
p. 302) que le sanctuaire a dû être élevé à l'emplacement où se tenait plus anciennement
un culte en plein air.
328 LES PÉNATES PUBLICS
48 I, 64, 5.
« Fastes III, 655-56 :
Placidi sum Nympha Numici :
amne perenne latens Anna Perenna uocor.
50 Pun. VIII, 179-200.
51 Le lien étroit existant entre Anna Perenna et le Numicus avait été souligné par
R. H. Klausen {Aeneas und die Penaten II, Hambourg-Gotha, 1839-40, p. 719), pour qui
Anna Perenna est une nymphe dont le culte est attesté à Lavinium, Albe, et Rome; F.
Castagnoli {Lavinium I, Rome, 1972, p. 111, et n. 5 pour les références bibliographiques)
pense qu'elle est liée au Numicus, mais reste réservé sur sa nature, discutée, et n'accorde
guère de valeur au témoignage d'Ovide, en raison de l'identité que le poète postule entre
la nymphe et la sœur de Didon; M. Torelli {Lavinio e Roma, Rome, 1984, p. 63), estimant,
au contraire, qu'il faut accorder la plus grande foi aux vers d'Ovide et aux différentes
explications étiologiques qu'ils contiennent, réaffirme, à la suite du poète, les liens étroits
d'Anna et du Numicus, mais considère comme un motif secondaire l'identification des
deux «Anna»; D. Porte, enfin {L'étiologie religieuse dans les Fastes d'Ovide, Paris, 1985,
p. 142-150), considère que tout le passage est un pastiche de l'Enéide, une sorte de «suite
du chant IV» qui réussit à «opérer une assimilation complète entre Enée et Anna»
(p. 145); dans cette perspective, le lien entre Anna et le Numicus est, non la cause, mais la
conséquence de Γ« assimilation » effectuée entre Anna et Enée. Sans vouloir nous pronon-
ROME ET LES PÉNATES DE LAVINIUM 329
cer ici sur les arguments littéraires qui soutiennent cette hypothèse - le goût d'Ovide
pour le pastiche, par exemple -, nous pensons que des arguments d'ordre géographique
et religieux peuvent lui être opposés; la région de Lavinium abrite, dans l'Antiquité, de
nombreuses sources et cours d'eau : Numicus, sources de la zone du sanctuaire des Trei
zeautels et de l'hérôon (F. Castagnoli, op. cit., p. 11); d'autre part, les cultes les plus
anciens de Lavinium s'adressent à des divinités liées aux eaux, Sol Indiges, Vesta, Juturne
(G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 105); enfin, les fêtes d'Anna Perenna à Rome se déroulent -
selon le témoignage d'Ovide, il est vrai -, sur les rives du Tibre. Nous estimons donc pré
férable de considérer que c'est la relation d'Anna Perenna avec l'eau du Numicus qui a
suggéré à Ovide le rapprochement avec Enée, renforcé - et c'est peut-être là une inven
tionde son cru -, par l'identification de la nymphe et de la sœur de Didon.
52 / luoghi connessi . . ., p. 244.
53 Ad Aen. VII, 150.
54 Cf. M. Guarducci, Enea e Vesta, MDAI (R), 78, 1971, p. 73-118.
55 Cf. G. Radke, Die dei pénates und Vesta in Rom, A.N. R.W. , II, 17, 1, Berlin-New-
York, 1981, p. 344-373.
330 LES PÉNATES PUBLICS
renseigne guère sur la nature des Pénates, puisque Vesta est purement
et simplement confondue avec eux. Cette identification, dans le culte
public, est peut-être l'équivalent de ce qui s'est produit dans le culte
privé, où, comme le montrent les sacello, de Pompéi, le nom de Pénates
a fini par désigner toutes les divinités protectrices de telle maison, divi
nités dotées par ailleurs d'une personnalité propre.
C'est précisément ce lien des Pénates avec une divinité liée à l'eau -
Enée, et, très différemment, Vesta -, qui a permis à certains comment
ateursd'assimiler les Pénates aux Dioscures, sur le modèle des faits
romains. En effet, Castor et Pollux sont venus en aide à l'armée romai
ne pendant la bataille du lac Régule; la légende raconte56 qu'au soir de
cette bataille, les jumeaux apparaissent à Rome à la fontaine Juturne,
où ils abreuvent leurs chevaux; des deniers émis en 92 environ par la
Gens Postumia illustrent cet épisode57. Le temple consacré aux Dioscu
res à la suite de cette bataille est du reste situé tout à côté de la fontai
ne Juturne sur le Forum, mais aussi très près du sanctuaire de Vesta.
Or Juturne est une divinité originaire de Lavinium. Elle est, chez Virgil
e la sœur de Turnus, aimée de Jupiter et transformée en fontaine
. . . deam, stagnis quae fluminihus sonoris
praesidet58.
59 A. Alföldi (Early Rome, p. 270), remarque que quatre cultes originaires de Lavi
nium, ceux des Pénates, de Vesta, des Dioscures, et de Juturne, se trouvent réunis dans
un espace assez concentré du Forum Romain, et pense que cela découle du rôle préémi
nent de Lavinium dans le Latium de l'époque archaïque.
60 Denys d'Halicarnasse, I, 55, 2: «On raconte qu'Enée accomplit en l'honneur du
dieu le premier sacrifice en remerciement des eaux».
61 I, 55, 2 «Les habitants disent qu'elle est consacrée au Soleil».
62 Voir ci-dessus, p. 302 sq.
332 LES PÉNATES PUBLICS
63 Cf. F. Castagnoli, La leggenda di Enea nel Lazio, p. 1 1 sq. ; Dans certains aspects du
mythe d'Héraklès, on trouve cette même association de l'eau et du soleil : voir F. Bader,
Les Travaux d'Héraklès, dans R. Bloch, F. Bader, D. Briquel, F. Guillaumont, D'Héraklès à
Poséidon. Mythologie et protohistoire, Paris, 1985, p. 94-95.
64 Herôon di Enea a Lavinium, p. 70-74.
ROME ET LES PÉNATES DE LAVINIUM 333
65 Tre cippi arcaici con inscrizioni votive, BCAR, 72, 1946-48, p. 3-10; cf. J. Cham-
peaux, Fortuna. Le eulte de la Fortune à Rome et dans le monde romain, Coll. de l'Ecole
Française de Rome, 64, Rome, 1982, p. 436 sq.
66 Cippo arcaico con dedica a Enea, BCAR, 76, 1956-58, p. 3 sq.
67 Lare Aineia?, MDAI (R), 77, 1970, p. 1-9.
68 Two arcate inscriptions from Latium, JRS. 50, 1960, p. 1-118.
69 Enea e Vesta, p. 73-89; voir aussi G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 240-246.
70 J. Heurgon, Lars, largus, et Lare Aineia, in Mélanges d'archéologie et d'histoire
offerts à A. Piganiol, Paris, 1966, p. 655-664.
71 Ibid., p. 660.
72 XIX, 2.
334 LES PÉNATES PUBLICS
rappelle, chez Plaute73, une variante très intéressante pour notre pro
pos : familiai Lar pater; cette expression, selon S. Weinstock, contient
l'idée de divinité (lar), celle d'ancêtre (pater) de la famille (familiai),
mais on peut étendre cette dernière notion jusqu'à la race, au peuple,
et, alors elle s'appliquerait parfaitement à Enée tel que nous le présente
la tradition littéraire du Ier siècle que nous mentionnions plus haut. Ains
il'inscription du cippe de Tor Tignosa non seulement attesterait que,
dès le IVe siècle, Enée était divinisé et considéré comme l'ancêtre fon
dateur, mais, dans sa formulation même, elle serait l'équivalent d'Ae-
neas Pater, et de Pater Indiges. Tirant toutes les conséquences de cette
assimilation, S. Weinstock en vient à voir dans Indiges et di Indigetes
une notion originelle d'« ancêtre»74.
L'ensemble de cette brillante démonstration nous paraît assez
convaincant, et en particulier l'idée qu'Enée était divinisé comme ancê
tredès le IVe siècle. La proximité de Tor Tignosa et de Lavinium per
met de penser qu'il en était de même dans la cité des Laurentes, d'au
tant plus que sa situation, plus proche encore de la mer, a dû la rendre
plus perméable aux influences grecques qui ont introduit à la fois le
personnage d'Enée et la notion de héros-fondateur. En revanche, l'i
nterprétation du mot pater n'a pas valeur de preuve déterminante, dans
la mesure où il nous semble ambigu et peut parfois exprimer le respect,
non la reconnaissance d'une paternité véritable; il n'en reste pas moins
que cette ambiguïté même a pu favoriser les assimilations. D'autre
part, si au IVe siècle Lar et Indiges ont pu désigner le même Enée, il est
peut-être un peu imprudent d'en conclure qu'ils sont équivalents, et
que les di Indigetes ne sont autres que les Lares75. Ce qui nous paraît
plus vraisemblable, c'est que les deux mots de Lar et d'Indiges avaient à
la fois assez de prestige et assez de flou pour s'appliquer à Enée. De
Lar, J. Heurgon dit qu'«il n'exprimerait en fait qu'une vénération indis
tincte en présence de certaines manifestations de la puissance divi
ne»76. Indiges désignait à l'origine une divinité solaire, mais le mot a
fini par devenir lui aussi assez vague. Cependant, il n'est pas possible,
en l'état actuel de notre documentation, d'affirmer qu'antérieurement
au IVe siècle, ni même après cette date, Lar et Indiges étaient synony
mes.
La découverte et l'interprétation de ce cippe tendent donc à prou
verque, malgré les réserves émises par certains savants77, il a existé
dès le IVe siècle un culte d'Enée dans la région de Lavinium. Néan
moins, pour identifier l'hérôon découvert près de Pratica di Mare avec
le monument décrit par Denys, deux difficultés subsistent. La première
est que l'on n'a pas retrouvé l'inscription que Denys a traduite en grec,
ce qui laisse évidemment planer un doute sur la destination exacte du
monument; l'autre, qui est liée à la première, est de savoir si le monu
ment mis au jour était réellement considéré comme l'Hérôon d'Enée
antérieurement au Ier siècle. J. Poucet78, nous l'avons vu, insiste sur le
fait, indéniable, que le nom d'Enée n'apparaissant pas dans l'inscrip
tion citée par Denys, il peut fort bien s'agir de la sépulture d'un héros
local dont l'assimilation à Enée ne s'est faite qu'au Ier siècle, au mo
ment où la légende des origines troyennes de Lavinium et de Rome est
définitivement établie. Nous avons dit plus haut que les mots employés
par Denys, Πατρός θεού χθονίου, nous semblaient traduire le latin Pater
Indiges ; d'autre part, cette divinité est mise en relation avec le Numicus
(ος ποταμού Νομικίου ρεΰμα διέπει). Certes, comme le note J. Perret, «il
importe de ne pas glisser, sans s'en apercevoir, d'une affirmation à une
autre»79, mais plutôt que d'une série d'équivalences, il nous semble
qu'on peut parler ici d'un faisceau de convergences. Le cippe de Tor
Tignosa atteste dès le IVe siècle la divinisation d'Enée comme ancêtre
fondateur; nous savons qu'au Ier siècle, Enée était assimilé à l'ancienne
divinité locale Indiges, dont Denys nous apprend qu'on le vénérait à
Lavinium dans un hérôon; les découvertes récentes mettent au jour à
Lavinium un hérôon du IVe siècle. Il nous paraît donc qu'on peut avec
quelque vraisemblance avancer l'hypothèse - en insistant, bien sûr sur
l'incertitude qui subsiste du fait de l'absence de preuve archéologique
77 J. Perret, Rome et les Troyens, REL, 49, 1971, p. 48 n. 1 ; J. Poucet, op. cit., II,
p. 183; T. J. Cornell, loc. cit.
78 Op. cit., II, p. 181-183. J. Heurgon {Les récentes découvertes archéologiques dans le
Latium, IL, 27, 1975, p. 126-129) avait déjà souligné ce fait.
79 Op. cit., p. 43.
336 LES PÉNATES PUBLICS
irréfutable - qu'il s'agit bien de l'Hérôon d'Enée devenu dès le IVe siè
cle l'ancêtre fondateur adoré sous le nom d'Indiges30.
Nous en arrivons ainsi à ce qui nous sembl