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UN SOCIOLOGUE À L'OPÉRA

Gilbert Durand

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2006/3 no 93 | pages 53 à 67
ISSN 0765-3697
ISBN 2804151816
DOI 10.3917/soc.093.0053
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-2006-3-page-53.htm
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Contributions

UN SOCIOLOGUE À L’OPÉRA
Gilbert DURAND

Résumé : Gilbert Durand nous offre dans ce texte un bel exercice de mythanalyse, tel qu’il
en développe les principes dans Figures mythiques et visages de l’œuvre. Au travers de
l’étude des éléments culturels et mythologiques de l’Opéra, du repérage de ses « intensi-
fications » successives au cours de l’histoire, Gilbert Durand nous démontre comment un
phénomène socio-culturel peut révéler l’épistémè d’une époque. Les sociétés du XVIe et du
XVIIe siècle d’une part, celle du Second Empire d’autre part, apparaissent alors « contem-
poraines » par l’égale importance qu’y prennent l’apparat et la théâtralité.
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Mots clés : Opéra, culture, mythanalyse, épistémè, apparat.

Abstract : In this article, Gilbert Durand offers us a beautiful exercise of mythanalyse, in


accordance with the principles that he exposed in Figures mythiques et visages de l’œuvre.
Studying the cultural and mythological elements of the Opera, locating its successive “inten-
sifications” during the history, Gilbert Durand shows us how a sociocultural phenomenon
can reveal the episteme of a society. The society of XVIth and XVIIth centuries on the one
hand, the Second Empire on the other hand, thus appears “contemporary” by the equal
importance of pageantry and theatricalness.
Keywords : Opera, culture, mythanalyse, Episteme, pageantry.

Lorsque le sociologue s’assied aux deuxièmes galeries du Palais Garnier, de la Scala,


du Bolchoï, du Festspielhaus de Bayreuth ou plus modestement dans ces modestes
salles « à l’italienne » que l’époque du Second Empire a léguées à l’Europe, il ne
devra jamais oublier que le comportement socio-culturel qu’il étudie ne se réduit pas
plus aux banalités que peut glaner sur le vif, en une coupe mince un questionnaire
rempli par un bon échantillon de spectateurs, d’ouvreuses ou de machinistes, qu’aux
préconceptions et aux « métaphores » dictées par les humeurs idéologiques en place.
L’Opéra est un phénomène de culture dont les structures et les fonctionnements mu-
sicaux, architecturaux, décoratifs, dont la pratique et le comportement sociaux qui
s’y rattachent débordent de beaucoup la simple vue sociographique ou idéologi-
que. L’objet « Opéra » (la confusion en français est significative) c’est, certes une
œuvre d’un genre musical spécifique, mais aussi un édifice public bien typé. C’est

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également une série de pratiques sociales : horaires des spectacles, choix des thè-
mes, architecture de la salle, querelles esthétiques n’y sont point indifférents. Non,
l’Opéra n’est pas une « chose » simple, mais un système compliqué, étalé dans le
temps de l’histoire intensifié ou minimisé selon l’époque ou les circonstances.

***

Si l’Opéra – comme tout fait social – n’est pas une chose, il n’est pas non plus
passible d’une approche quantitative sommaire. Toute démarche sociologique achop-
pe, nous le savons, sur le fameux problème d’appréciation posé par Durkheim : la
réalité sociale de l’Athènes du Ve siècle réside-t-elle dans l’immortel Socrate ou dans
les juges anonymes qui l’ont condamné à mort ? La métaphore mécaniste réifiante
ne se double-t-elle pas d’une métaphore que Sorokin taxerait de « quantophréni-
que », par laquelle finalement la forêt cache la spécificité de l’arbre. Si l’IFOP était
« comptée » à l’époque de Peau d’âne, gageons qu’elle décompterait bien moins
d’amateurs, bien moins même d’individus connaissant le mot et la chose de l’Opéra
qu’elle n’en peut recenser de nos jours à la sortie d’une bouche de métro (autre que
la station « Opéra » bien sûr !). Ne serait-ce pas que, dans la science de l’homme,
l’intensification d’un fait passe de loin son ampleur extensive, quantitative ? Bien plus,
un phénomène socio-culturel ne devient phénomène de masse ou même de bonne
moyenne statistique qu’au moment où il perd la plupart de ses « potentialités » – di-
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rait Lupasco – significatives et glisse du domaine de l’intérêt, voire de la passion
– que signalent les « querelles » – à celui d’une actualisation habituelle et machina-
le. Trop souvent – comme l’a montré le maître ès statistiques qu’est notre ami Alain
Girard –, le statisticien ne filtre dans sa pompe quantitative que ce qu’il y a de plus
insignifiant parce que de plus commun. Les confortables moyennes ne sont que les
signes extérieurs des richesses du sens. Il faut se défier d’une métaphore mercantile
– devenue par la suite règle d’éthique électorale – née d’un souci de Fermier Gé-
néral 1.
Certes, nous avons parfaitement conscience que de telles affirmations offus-
quent non seulement une liturgie scientiste bien établie mais encore choquent mal-
gré elles la morale égalitaire et le dogme de la « Volonté Générale », sacro-saint
depuis Rousseau. Le mot « élitisme » étant devenu de nos jours injurieux, utilisons
donc celui de « minorité agissante ». L’observation de l’objet social montre que ce
n’est pas le plus grand nombre d’adhésions, de connaissances – plus ou moins pro-
voquées par un « questionnaire » (qui n’est jamais, au grand jamais, innocent) – qui
dégage la signification socio-culturelle, mais sa pénétration dans les agents de déci-
sion de l’appareil social global. Minorité ô combien « agissante » que nous appel-
lerons ici « le Souverain » pour ne pas sacrifier au tic de la mode qui fantasme sur
« le Pouvoir », ce terrible arrière-monde de nos déboires démocratiques. C’est cette
prégnance d’un fait socio-culturel sur un petit nombre d’agents de décision qui cons-
titue un fait socio-culturel significatif et en marque l’intensité.

1. C’est Lavoisier, Fermier Général, qui « inventa » la statistique.

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Ainsi en va-t-il pour l’objet complexe qu’est l’Opéra. Il y eut certes, statisti-
quement, un important Opéra avant l’Opéra, mais pour ainsi dire actualisé dans les
mœurs, « banales » et sans reconnaissance sociale. De facto, bien avant d’être nom-
mé, bien avant de susciter d’ardentes querelles et d’être reconnu par la minorité
agissante dirigeant l’appareil social, un « théâtre réunissant à la fois drames, chants,
danses, symphonies, décors, machineries... », selon la définition de M. Brenet, a bel
et bien existé. Tragédie antique, drames liturgiques médiévaux, musiques de scène
des divertissements royaux et des masks anglais, ballets de cour semblent bien cons-
tituer un répertoire d’œuvres d’Opéra avant l’Opéra. En particulier dans l’Europe
chrétienne, les « Passions » ont été le tuteur culturel du « Chant dramatique » tout
tracé par le livret des Évangiles : la distribution des rôles entre différents chantres
est courante dès le XIVe siècle. Bien entendu, l’époque de la devotio moderna – soit
en gros les XIVe, XVe et XVIe siècles – sera friande de ces drames religieux chantés.
En bref, gageons qu’un relevé statistique des œuvres anonymes des XIIe et XIIIe siè-
cles, des œuvres postérieures d’Obrecht, de Paul de Ferrare, de Rupo, de Manfred
Barberini Lupus, de Paolo Isnardi, etc., pourrait fort bien indiquer que le genre Opéra
existait massivement bien avant l’Opéra ! Mais, pour ainsi dire, il existait à l’état de
diffusion statistique banale, le plus souvent annexé au chant d’Église. Œuvres nom-
breuses, populaires même, mais sans cette « empathie » qui les aurait singularisées
par rapport au contexte religieux et liturgique. Le drame lyrique était « actualisé »,
il ne prenait pas le relief d’une potentialisation, en drainant les caractères singuliers.
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C’est avec une soudaineté remarquable dans les ultimes années du XVIe siè-
cle et les toutes premières années du XVIIe, avec Cavalieri, Caccini, Cavalli, Péri et
Monteverdi, que naît la prise de conscience des potentialisations de l’Opéra. Cette
promotion n’a rien de quantitatif, bien mieux elle est à ses débuts à peine qualifiée
différemment et il est difficile de discerner ce qui distingue les premiers « opéras »,
ceux de Caccini et de Cavalieri, des « Intermèdes » de la Camerata Fiorentina des
années 1580-1590.
La vérité, c’est que cette originalité spécifique de l’Opéra naissant est subite-
ment intensifiée par la « minorité agissante » qui régit à la fois la société politique
et la société artistique et musicale. Sans oublier, à l’arrière-plan, le triomphe – pas-
sager : jusqu’au traité de Westphalie en 1648 – de la Contre-Réforme et la suren-
chère ornementale, spectaculaire de l’art dit Baroque. L’intensification culturelle qui
donne l’acte de naissance à l’Opéra se marque non par le pullulement d’auteurs
d’abord en Italie, puis – via les Vénitiens – en Allemagne, en Angleterre et en France
(après la longue et tenace opposition des Frondeurs à tout ce qui pouvait venir
dans le sillage de Mazarin...) mais bien plus par la qualité musicale et inventive des
créateurs de l’Opéra et par la qualité politique et sociale de ceux qui vont l’adopter,
au sein de querelles passionnées, et le promouvoir. L’Opéra – son nom l’indique,
véritable substitut du Grand Œuvre – atteint la souveraineté, atteint à la souverai-
neté.
En Italie, le génie de Monteverdi et ses quelque 15 opéras, éclipse de loin celui
de Caccini et de Péri, en France – avec les nuances du genre de la Comédie Ballet
ou de la Tragédie Musicale, la dictature du grand Lully (25 tragédies et comédies

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ballets, 30 ballets) tout au début du XVIIIe siècle et le prestige de Rameau (30 tragé-
dies, comédies, opéras-ballets) relayé par l’Allemand Gluck (31 « opéras italiens »,
20 « opéras français » et ballets) jalonnent le siècle de l’Opéra de créations prestigieu-
ses et de querelles passionnées. En Angleterre, c’est d’abord Purcell (18 « musiques
de scène » et « masks ») au XVIIe siècle puis Haendel (36 opéras) au XVIIIe siècle qui
intensifient le genre tant en qualité qu’en quantité, en Allemagne après la colossale
et inégalable production des œuvres vocales de Bach (186 chorales, 250 cantates
religieuses, 70 cantates profanes et surtout les 3 passions – juste retour de l’influence
de l’Opéra sur l’art sacré – et les 3 oratios de Noël, de Pâques et de l’Ascension),
le siècle des Lumières se clôt avec les quelque 25 opéras de Joseph Haydn et les
quelques 20 opéras de Mozart... Que dire du fameux librettiste Métastase, dont la vie
et la production couvrent tout le XVIIIe siècle (1698-1782) dont certains des 27 drami
per musica furent repris des dizaines de fois par les compositeurs : 68 fois Alexandre
aux Indes, 80 fois Anaxérès, 55 fois Demofoonte, 53 fois l’Olympiade, etc., sans
oublier la Clémence de Titus – célèbre par Mozart – qui sera reprise 41 fois...
À cette intensification du genre par les plus grands musiciens des XVIIe et XVIIIe
siècles répond l’intensification au niveau des « minorités agissantes » de la classe
politique, des cercles idéologiques et des théoriciens littéraires. Lorsque naît l’Opéra
à Mantoue, à Florence et à Rome, règne le Pape Clément VIII – un Aldobrandini
d’origine florentine –, l’admirateur du Tasse, cinq ans après c’est le fastueux Paul V
qui monte sur le trône, protecteur de Guido Reni, constructeur de Sainte-Marie de
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la Victoire ornée par le Bernin, de la Fontaine Pauline au Janicule, et surtout il con-
fia à l’architecte Maderno le soin de réaliser la façade de Saint-Pierre. Au faste de
Paul V succéda – après un court interrègne de Grégoire XV – le faste d’Urbain VIII
Barberini, l’ami de Galilée (Galilée dont le père, ne l’oublions pas, était musicien à la
célèbre Camerata Fiorentina), l’ami du Bernin, le constructeur de Castel Gondolfo
et surtout de l’exemplaire palais Barberini et du non moins exemplaire théâtre. Enfin,
n’oublions pas que ce sont les neveux de ce pape et leur protégé le cardinal Mazarin
qui, en exil en France (après la fâcheuse guerre de Castro contre les Farnèse), in-
troduisirent l’engouement pour l’opéra... et en particulier ce « parti italien » devint le
protecteur du futur surintendant et compositeur de la Chambre du Roi : J.-B. Lully.
La carrière de ce dernier est exemplaire de ce que nous appelons ici « l’intensifica-
tion » : le petit florentin, d’abord guitariste de la Grande Mademoiselle se rallie en
1652 au parti du Roi, Louis le Grand danse alors dans les ballets de son protégé et
– en compagnie d’Anne d’Autriche et de la Reine Marie-Thérèse – est « témoin »
et signe au mariage du surintendant. Ce dernier s’adjoint la collaboration des noms
les plus illustres du siècle : Molière, Corneille, Racine...
Ainsi, tant par la quantité des œuvres – quelque 1000 opéras compris de 1600
à 1750 – que par la qualité des compositeurs et l’empathie des « minorités agissan-
tes » qui mènent l’histoire de l’époque (derrière l’Aria de l’histoire qu’est l’Opéra, il
y a la Guerre de Trente Ans, la Fronde, l’affaire des Jansénistes, le Traité de West-
phalie suivi quarante ans plus tard de la Révocation de l’Édit de Nantes...), l’opéra
bénéficie du XVIIe au XVIIIe siècles de la plus notable « intensification » socio-culturelle.

***

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Cette « intensification » de l’Opéra allait curieusement se reproduire dans la


seconde moitié du XIXe siècle. D’où le danger d’une interprétation historico-sociale
qui sacrifie aux métaphores biologiques de la croissance ou du déclin 2. C’est forcer
la vérité que de considérer comme « sclérose » d’archéologie lyrique la période de
la génération de 1848 (nés au début du siècle : Berlioz 1803, Verdi et Wagner 1813,
Offenbach 1819, sans compter Gounod né en 1818 et Smetana en 1824, etc.) et
l’apogée des années 1870-1900 où elle se conjugue avec la génération de 1870
(Tchaïkowski né en 1840, Moussorgsky en 1839, Borodine en 1834, Boito en 1842,
sans compter Massenet en 1842, Bizet en 1838, etc.) et au coup sur coup voient le
jour des œuvres lyriques majeures comme : Boris Godounov (1869-1874), le Prince
Igor (1890), Eugène Oneguine (1879), Don Carlos (1867), Aïda (1871), Otello
(1887), Falstaff (1893), Tristan (1865), Les Maîtres Chanteurs (1868), La Tétralogie
(1869-1876), Parsifal (1882), Les Troyens (1863) sans oublier la Périchole (1868),
la Belle Hélène (1864) et les Contes d’Hoffmann (1881)...
Non la fin du XIXe siècle ne peut être taxée ni par la qualité, ni par la quantité,
ni par les attitudes sociales et les intensifications de « dernière période » de l’Opéra
non plus que de répétitive « archéologie lyrique ». Nous sommes là au contraire dans
une époque d’intensification où les plus grands noms de la musique, Verdi en Italie,
Wagner en Allemagne, Berlioz en France, Moussorgsky en Russie sont confortés par
les appuis les plus intenses des minorités dirigeantes : en France, le Second Empire
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a l’honneur de mettre en compétition des architectes prestigieux, Rohault de Fleury,
Viollet-le-Duc et Garnier pour la construction de l’Opéra de Paris (1860-1861). Le
Festspielhaus de Bayreuth doit autant à Richard Wagner qu’à Louis II de Bavière.
Le Palais de Garnier triomphant avec son insolent grand escalier sur le projet plus
fonctionnel de Viollet équilibre comme temple de l’apparat – sinon du « plaisir déli-
cat » 3, comme l’écrit un contemporain – les « monuments du travail » que sont les
grandes gares londoniennes. Tandis que Don Carlos est créé dans la fastueuse salle
de Garnier en 1867, Aïda est commandée par Ismaïl Pacha pour la célébration de
l’ouverture du Canal de Suez, et fut jouée dans le Théâtre italien du Caire ouvert
en 1867. Le livret avait été inspiré par le grand égyptologue français Mariette.
Si nous parlions le langage de Spengler, nous pourrions dire que le Second
Empire (en tant qu’époque européenne) est « contemporain » des triomphes de la
Contre-Réforme et du siècle de Louis XIV deux siècles et demi auparavant. Ces deux
moments culturels que signe la souveraineté de l’Opéra sont les points culminants
de deux sociétés de l’apparat : les ors et les marbres du palais Garnier font écho à
ceux de la Scala de Piermarini en 1776 et un siècle plus tôt à ceux de Versailles.
Certes, selon la théorie de Pareto, les élites ont « circulé » au cours de trois révolu-
tions et de deux restaurations, mais ce sont les petits-enfants des régicides de 1792
qui, un siècle plus tard, s’installent dans les loges somptuaires, les dorures, les cris-
taux qu’occupaient les ducs et les marquis de la Régence. Les proportions, les

2. C’est ce qui semble advenir à P.J. Salazar, Idéologies de l’Opéra, Paris, PUF, 1980.
3. C. Daly « Concours pour le Grand Opéra, note introductive ». Rev. Gén. de l’architec-
ture, 1861.

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décorations du Festspielhaus wagnérien – avec toutefois le romantique « abîme mys-


tique » en plus – sont les mêmes que celles de l’Opéra des Margraves de Bayreuth
construit par les frères Bibiena (1748). L’Opéra est vigoureusement vivant, floris-
sant à la fin du Second Empire.
Si les deux premiers obstacles épistémologiques à toute sociologie de surface sont
de sacrifier à l’image du jeu de billard – cher à Malebranche ! – et à une métaphore
mercantile de Fermier Général, le troisième obstacle et le plus tenace est de calquer
tout changement sur la fameuse métaphore biologique – vieil héritage laïcisé de
l’arbre de Jessé – où l’on voit se ranger sur un fil unidimensionnel de l’histoire nais-
sance, croissance, floraison – si ce n’est déclin et mort lorsque l’humeur sociologique
est pessimiste – du phénomène mal observé à travers les lunettes de tenaces idéo-
logies qui datent au moins – via Vico, Bossuet, Comte, Hegel et Marx – de Joachim
de Flore. Or il faut au moins affirmer avec Braudel, ce perspicace et patient obser-
vateur des longues durées historiques, que « les civilisations ne sont pas mortelles » 4.
Pas plus que les faits sociaux ne sont des choses, les sociétés ne sont des palmiers ou
des diplodocus. Bien mieux, contrairement à la paléontologie animale et végétale qui
constate plus fréquemment des disparitions d’espèces mais demeure fort incertaine
pour repérer les naissances et les apparitions (que l’on songe à l’odyssée chronologi-
que des hominiens qui ont peu à peu vu leur date de naissance rétrograder d’un
demi-million à douze millions d’années !), l’histoire socio-culturelle enregistre bien
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des naissances pour bien peu de décès véritables. Les institutions sociales peuvent
sombrer, mais les habitudes, les comportements culturels, les goûts et les langues
demeurent. Naissances et renaissances sont le pain séculaire du devenir socio-cul-
turel. Les sociétés n’existent que par ces potentialités de re-naissance que sont les
trésors culturels, et les « décadences », lorsqu’on se risque à les constater, n’en finis-
sent jamais... À partir d’un certain point de départ (« En ce jour, en ce lieu... ») sou-
vent légendaire ou fortement mythifié comme la prise de la Bastille ou la victoire
de Valmy ou – par le sujet qui nous concerne – l’Orfeo de Monteverdi (intensi-
fication première ou cristallisent – dirait Stendhal – toutes les « directions » et les
« actions » sociales) il y a le quasi infini flux et reflux des intensifications.
La période qui s’étend de la mort de Mozart (1791) à la génération mûre en
1850, malgré l’unique opéra de Beethoven, malgré les 11 opéras de Meyerber avant
le Prophète de 1849 et les quatre opéras « Second Empire », malgré les sept opéras
et les trois musiques de scène de Weber est une période de déflation de l’opéra par
rapport à celle qui précède et à celle qui la suit. Le néo-classicisme du style Empire
et de la Monarchie de Juillet n’est qu’un instant de déflation, voire d’intériorisation
de l’apparat. Ce style n’a rien de commun dans ses significations avec le « classi-
cisme » de Mansart, du Bernin ou de Le Brun. Malgré la pompe un peu obligée des
fêtes révolutionnaires et de l’Empire 5, l’accent romantique tombe plutôt sur le dra-
matique de l’épopée et l’intimisme romanesque et poétique. Napoléon lit Ossian.

4. Cf. F. Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969 et la féroce critique de
l’évolutionnisme social chez J. Servier, L’Homme et l’invisible, Paris, Imago Payot, 2e édi-
tion, 1980.
5. Cf. R. Bourgeois. Chateaubriant et la littérature Empire, Paris, Masson, 1972.

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Le contraste qui anime les cinquante premières années du XIXe siècle se joue entre
ce pseudo-néoclassicisme – cette économie des effets digne de Grandet, du Père
Saurel, et, pourquoi pas, du besogneux Bonaparte – et la fougue intimiste du roman-
tisme. Mais en aucune façon ce n’est là une « querelle » de l’apparaître comme
l’était celle au siècle précédent des glückistes et des piccinistes, comme le sera la
rivalité entre Garnier et Viollet-le-Duc. Ce siècle naissant, cette société en miettes,
a trop d’idées et de sentiments bouillonnants pour sacrifier au décor, voire au de-
corum de l’apparence. Ce n’est qu’autant qu’il reniera son siècle et sa patrie fran-
çaise que Stendhal sera – bien plus qu’un simple « romanticiste » – l’adorateur de
Cimarosa, de Mozart et du librettiste Métastase comme il se fera le résurrecteur
nostalgique des Chroniques italiennes des siècles de la Renaissance. En vérité le
demi-siècle « romantique » est plus constitué par des contrastes d’idées classiques,
rationnelles, économistes, bourgeoises et d’idées intimistes, baroques, « artistes », pro-
digues. Demi-siècle des idéologues, des idéologies et des dialectiques. Siècle que
Stendhal aura en horreur.
Le drame romantique, contrairement à la tragédie et à la comédie ballet « clas-
sique » (que l’on songe au Bourgeois Gentilhomme, à Esther, à Athalie), renvoie
l’expressivité musicale du côté de la musique pure. Les quarante premières années
du siècle voient à la fois la « bataille » d’Hernani et l’extension de la forme sonate
– mise en place au XVIIIe en contre-chant de l’exhibition lyrique – à la symphonie,
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au concerto, au quatuor et finalement au « poème symphonique ». L’histoire et la
sociologie de l’opéra doivent tenir compte de ce cyclone, de ces « basses pressions »
romantiques dans le domaine de l’apparat. « L’après Mozart » voit le prodigieux
développement de la musique pure, de la musique de chambre, de l’instrument
romantique par excellence : le piano de Beethoven, de Chopin, de Schumann. Du
lied de Schubert. Que pèsent les laborieux Die Verschworenen ou Der Vierjährige
Posten, voire Claudine Von Villa Bella (malgré le livret de Goethe...) de ce dernier
au regard des centaines de Lieder ?
La « contemporanéité » de l’opéra du XVIIe-XVIIIe siècles et de celui du Second
Empire ne tient pas à une sorte d’alternance – sorte de vis intrinseca – telle que celle
prêtée par Eugénie d’Ors 6 dans sa théorie des « éons », des entités baroque et clas-
sique qui se succéderaient de siècle en siècle. De même, l’on ne peut suivre la sys-
tématisation de Wölfflin opposant la linéarité classique à la picturalité baroque, le
plan aux profondeurs, les « formes fermées » aux « formes ouvertes », la multipli-
cité à l’unité, enfin la clarté classique à l’obscurité. À ce dernier propos nous remar-
quons souvent avec regret l’erreur qui consiste à appliquer nos propres catégories
structurales 7 – le « diurne » et le « nocturne » – à une alternance stylistique de l’his-
toire socio-culturelle. Cette fois, ce qui menace à nouveau l’enquête anthropologique,
c’est le substantialisme culturel ou le culturalisme tel que l’a connu la Volksoziologie.

6. E. d’Ors. Du baroque. Trad. franç., Paris, Gallimard, 1935. Cf. H. Wölfflin, Principes
fondamentaux de l’histoire de l’art (1915). Trad. franç., Paris, Gallimard, mars 1968.
7. Cf. G. Durand. Les structures anthropologiques de l’imaginaire (I960), Paris, Bordas,
1980.

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En vérité, ce qui constitue la viabilité d’une culture, voire d’une société, c’est l’équi-
libre en elle des grandes structures archétypales : il y a un nocturne, une « obscure
clarté » classique (que l’on songe à Georges de La Tour...) et une lumière baroque
qu’illustrent fort bien Rubens après Tintoret.
À vrai dire, ce qui peut alterner dans le devenir d’un ensemble socio-culturel, ce
sont moins des attitudes archétypiques, qui, elles, sont complémentaires et antago-
nistes comme Apollon et Dionysos dans la Grèce nietzschéenne... – car un moment
culturel monopolisé sur une seule structure serait « mortel » – que des agencements
d’attitudes, d’opinions « sociaux ». Ces ensembles constituant dans la psyché collec-
tive des mythes d’époque. Le balancement dialectique ne se fait pas plus entre clas-
siques et baroques, en témoigne le Grand Siècle, tout comme le Palais Garnier
– et pourquoi pas le Grand Palais ou la gare de l’Est ! – où s’allient colonnades
néoclassiques et envols des statues « baroques » de Carpeaux.
Le balancement que marque l’histoire se fait plutôt entre époques d’attitudes
sociales d’économie, de resserrement de l’apparaître – c’est-à-dire d’époques où
l’ensemble des styles se fait sévère, les morales intimistes, les politiques pragmati-
ques – et d’époques prodigues en apparat, en magnifications somptuaires de l’ap-
parence.
L’on pourrait dire en termes jungiens qu’il y a des époques introverties et ex-
traverties socialement parlant. Mais cette typologie ne recouvre pas exactement
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une archétypologie : il y a des marges de lumière dans l’illumination, l’inspiration,
l’intuition de l’introverti et des contrastes d’ombre, des ténèbres de théâtre dans l’at-
titude extravertie. Lorsqu’une culture, tout comme un individu réduit son champ
imaginaire à une seule structure archétypique, il y a blocage socio-culturel comme
blocage mental pathologique. Certes, tel segment mythique (mythème) prend plus
d’importance à tel ou tel moment culturel observé, mais il est presque toujours
compensé, dans le mythe même, par une séquence empruntée à un autre registre
archétypique : Omphale vient contrebalancer les travaux d’Hercule. Claude-Gilbert
Dubois 8 a cette magnifique expression pour qualifier l’époque qui va de la fin du
XVIe siècle et court encore au XVIIIe siècle : « profondeur de l’apparence ». Mais là
encore il ne faut pas se laisser arrêter par la pseudo-dialectique du baroque et du clas-
sique : tous deux constituent – disons avec le Bernin le « classique » et Borromini
le « baroque » selon Germain Bazin 9 – deux modalités conjointes d’un comporte-
ment de la psyché sociale : l’apparat. Il est bien significatif qu’au moins quatre des
cinq critères 10 dont use C.-G. Dubois pour cerner le « baroque » s’appliquent aussi
bien à l’univers classique de Versailles qu’à l’univers « baroque » du Palais Barberini.
Et l’Opéra, dans son intensification sociale aux XVIIe-XVIIIe siècles, comme dans
sa résurgence vigoureuse à la fin du XIXe est la signature de cet apparat. La profon-
deur de l’apparaître de ces moments socio-culturels est « indiquée » là. Peu importe

8. C.G. Dubois, Le baroque, profondeur de l’apparence, Paris, Larousse, 1973.


9. Germain Bazin, Le destin du baroque, Paris, Hachette, 1968.
10. C.G. Dubois, op. cit. : « goût du monumental », « volonté d’impressionnisme », « expres-
sion des richesses de l’univers », « superpositions décoratives ».

Sociétés n° 93 — 2006/3
GILBERT DURAND 61

que la musique qui exalte l’apparaître soit « classique » comme celle de Lully, de
Campra ou de Rameau ou « baroque » comme celle de Haendel ou de Mozart.
D’ailleurs, la distinction est souvent difficile, voire impossible : Gluck est-il « clas-
sique » par son économie d’ornements vocaux ou « baroque » par l’accentuation des
sentiments ? Peu importe que les piccinistes gagnent l’enjeu de l’intensification dans
les années 1980 contre les gluckistes, comme trente ans auparavant importait peu
la lutte des « bouffons » contre les tenants de l’opéra « français ». Ce qui compte so-
ciologiquement, c’est que le roi et la reine prennent passionnément parti l’un pour
l’opéra buffa et Pergolèse, l’autre pour la tradition de Rameau. Ce qui importe,
c’est que Grimm satirise l’opéra « français » (Le petit prophète de Boemischbroda,
1753) et que la favorite, la Pompadour contre-attaque avec Mondonville (Titon et
l’Aurore, 1753) ou Rameau et que Rousseau se querelle ouvertement par Encyclo-
pédie interposée avec Rameau et prenne violemment parti pour la musique italienne
(Lettre sur la musique française, 1753). Comme en 1777-1780, c’est que derrière
la cinquantaine d’opéras de Nicolas Piccini, toute la Cour s’enflamme et que le se-
crétaire des Bâtiments du Roi, Marmontel 11 (auteur de 30 livrets d’opéra) et la
Pompadour prennent parti pour lui contre Gluck qui était soutenu par son ancienne
élève Marie-Antoinette (n’était-il pas « Kaiserlich-Königlicher Hof compositeur » ?).
Toute la « minorité agissante » des lettres, des arts, de la politique s’engage profon-
dément dans ces querelles qui touchent à l’indice privilégié de l’apparat : l’Opéra.
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La même analyse pourrait être tentée, si nous en avions la place dans un simple
article, autour des quelque trente-cinq opéras de Verdi vers les années 1848-1860 :
les initiales du compositeur soulèvent les foules italiennes qui y entendent le cri de
ralliement du risorgimento « Vittorio Emmanuele Re D’Italia ». L’auteur de Un ballo
in maschera (1859) devint député puis sénateur de la jeune monarchie italienne.
Et que dire de Wagner le révolutionnaire de 1849, l’ami du passionné Louis II, le
protégé – tout comme Verdi – de Napoléon III contre l’imbécile chauvinisme du
Jockey Club, l’ami de Liszt, de Baudelaire, de Gobineau... Mais rien ne signe mieux
cette intensité socio-culturelle de l’opéra aux XVIIe-XVIIIe siècles comme durant le
Second Empire que ses effets si l’on peut dire sur « l’infrastructure » : la salle de
spectacle.
Très vite au XVIIe siècle l’on passe de la salle du théâtre olympique de Vicence
– calquée sur l’odéon antique et constituée de gradins face à une scène – au théâtre
des Tuileries construit par Gaspare Viganari en 1662 et où déjà la salle prend
l’insolite importance qu’elle gardera jusqu’à nos jours et où surtout le spectateur
enchâssé dans les loges – sortes de petites scènes ornées – devient à son tour spec-
tacle... comme le notera deux siècles plus tard Viollet-le-Duc : « la vue sur l’assis-
tance étant un des charmes du spectacle ». Ce prototype de tout théâtre d’opéra
sera imité à Bayreuth par les frères Bibiena (1748), par Piermarini à la Scala
(1777), par Gabriel à Versailles (1770), puis par Viollet-le-Duc, Wagner et Garnier
– ce dernier ajoutant encore une troisième zone d’apparat : le fameux grand esca-
lier et le grand foyer qui à eux seuls occupent le tiers de l’immense édifice – ; le

11. J.-F. Marmontel, Essai sur la révolution de la musique en France (1777).

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62 Un sociologue à l’Opéra

théâtre du Palais Farnèse à Parme de Giambattista Aleotti figurant la transition entre


le théâtre « à l’antique » et la nouvelle conception « à l’italienne » précisément à
l’époque de Monteverdi (1617-1618).
L’édifice du théâtre d’opéra est bien le lieu de l’apparaître et de l’apparat géné-
ralisé : rois et princes montent sur scène, mais la scène descend dans chaque loge,
et le spectacle continue dans les foyers et sur les escaliers monumentaux (le Casino
de Paris gardera la recette...). Le comble de cette théâtralité, c’est la fameuse
Extase de Sainte-Thérèse à Santa Maria de la Vittoria où le Bernin place de part et
d’autre la famille Cornaro assistant à la scène mystique dans deux loges de théâtre !
Il est bien significatif que plus des deux tiers des « loges » ne font pas face à la scène
mais se font face sur les deux grands côtés de la salle. Mais cette tendance à la spec-
tacularité – que soulignait déjà le théâtre au XVIe siècle finissant en Angleterre et
tout le théâtre « classique » français et espagnol par exemple – est considérable-
ment renforcée par la mise en musique des paroles et de l’action. Au fond, toutes
les querelles qu’anime et intensifie l’objet social opéra, « bouffons » contre « fran-
çais », glückistes contre piccinistes, wagnériens contre verdistes, debussystes contre
wagnériens, etc., ne sont que des tentatives de surenchère sur le sur-apparaître dont
la musique souligne les paroles devenues récitatifs ou airs et souligne l’action, le
« drame » devenu chorégraphie, même involontaire. D’où l’importance et le procon-
sulat des librettistes : que l’on songe à Métastase (dont les 27 livrets serviront au
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XVIIIe siècle à plus de 1000 opéras !), à Quinault, à Galuppi (l’adaptateur de Goldoni),
à Da Ponte, à Scribe, à Meilhac et Halévy... Nous n’insisterons pas ici sur ce gran-
dissement d’apparat que la musique donne au texte et aux attitudes, véritables
cothurnes lyriques, C.-G. Dubois comme Jean Roussel ayant repéré ailleurs cette
« hyperbole » de la théâtralité au XVIIe siècle. Notons cependant que cette amplifi-
cation de la parole et de l’action par le phrasé musical est l’une des préoccupations
fondamentales des siècles de l’opéra : A. Pirro 12 a bien montré quelle était celle de
J.-S. Bach, et le récent colloque de Royaumont sur Rameau a expérimentalement
mis en évidence le soin qu’apportaient compositeurs et librettistes à collaborer pour
créer un « dire » nouveau... Songeons aussi à Wagner librettiste de son œuvre lyrique.
Nous voudrions plutôt ici pénétrer jusqu’à leur fond ces moments culturels de
l’apparat, que signe par deux fois l’intensification de l’opéra dans notre société euro-
péenne. C’est ici qu’il faut vaincre une ultime métaphore/obstacle véritablement
mercantile : celle qui consiste à réduire un phénomène culturel à son « prix », son
infrastructure sociale. Métaphore tenace 13 qui, à l’inverse de l’entropie biologique
chère à Spengler, ferait de la civilisation matérielle le socle des superstructures cultu-
relles. Comme si la culture était le produit direct de la société ! Déjà C. Lalo s’in-
surgeait contre cette métaphore. Malraux après Unamuno se posait déjà le problème
du « chant » de l’histoire aussi « vrai » que la matérialité des événements. Bien en-
tendu, nous tournons à notre tour cet obstacle épistémologique : la culture est tout
aussi productive de sens, inspiratrice du social que la société est formatrice de culture.

12. A. Pirro, L’esthétique de Bach, Paris, 1907.


13. Cf. le livre déjà cité de P.J. Salazar, Idéologies de l’opéra.

Sociétés n° 93 — 2006/3
GILBERT DURAND 63

L’on pourrait avancer même que c’est de leur écart que naît le mouvement – cher à
Touraine – et même le changement social profond. L’entropie de l’histoire fait certes
crier la société, mais le chant de la culture entraîne l’histoire telle une irrépressible
« Marseillaise ». Pour saisir en sa profondeur le sens d’une manifestation sociale, il
faut faire appel aux contenus de la culture. Il est donc indispensable de doubler les
constats et les comptabilités historiques et sociologiques par une mythanalyse 14.
Or il est bien significatif que l’opéra naît en 1600 avec l’Euridice de Péri et
l’Euridice de Cacini et avec la paradigmatique Favola d’Orfeo (1607) de Monteverdi.
C’est encore sous le même signe d’Orphée que se placera la réforme gluckiste en
1762 (Orfeo ed Euridice). Tout comme il est significatif – nous l’avons longuement
montré ailleurs 15– que le XVIIe siècle finissant et le xviiie siècle « intensifient » dans
leurs livrets d’opéras, de ballets, de pantomimes le mythe de Psyché. Or le cœur
– le « mythème » central – du mythe de Psyché comme de celui d’Orphée, c’est la
tragédie du spectaculaire et de l’apparaître. Nous le disions ailleurs 16, il y a des me-
naces dans la clairvoyance, et une éthique du refus de voir et d’apparaître, une
éthique du voilement sinon de l’aveuglement.
Combien Stendhal « l’adorateur » de Métastase, le nostalgique du métier de li-
brettiste y fut sensible ! Psyché comme Orphée sont punis pour avoir voulu trop voir
malgré l’ordre des dieux. Mais combien ce mythologème est répandu – comme a
contrario – dans tout spectacle théâtral et a fortiori dans tout livret d’opéra ! Un dé-
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nombrement exhaustif serait ici nécessaire, y compris l’analyse des livrets les plus
prisés de Métastase. Par exemple, la Clémence de Titus qui en apparence – tout
comme Cinna ou la Clémence d’Auguste – n’est que la plate apologie du despo-
tisme « éclairé » (repris 40 fois avant Mozart !) est le chef-d’œuvre du quiproquo
– des vérités « masquées » – entre Titus et Vitellia. Que dire de l’opéra de Mozart
où le jeu du caché/dévoilé, les subterfuges des masques (Don Giovanni), des tra-
vestis (Cosi, le personnage de Chérubin, le final des Nozze) est quasi constant ? Et
Beaumarchais s’accorde aussi avec Rossini dans le déguisement d’Almaviva en
soldat ivre puis en maître de musique à l’acte I et l’acte II du Barbier de Séville...
Et lors de la renaissance de l’opéra au XIXe siècle finissant, outre la situation de
Psyché qu’occupé par exemple Eisa de Brabant à l’acte III de Lohengrin, outre
l’usage wagnérien du fameux « Tarnhelm » dans la Tétralogie, le déguisement de
Wotan en vagabond au premier acte de Siegfried, le fameux Bal masqué de Verdi est
le paradigme à plusieurs titres 17 du déguisement (acte I, déguisement de Riccardo
dans la cabane d’Ulrica la sorcière...) et du masque...

14. Sur la mythanalyse, cf. notre livre : Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris,
Berg. 1979.
15. G. Durand, L’âme tigrée, chapitre V, « Le regard de psyché », Paris, Denoël et Gonthier,
1980.
16. Nous avons longuement développé cette réflexion dans le chapitre H de la 2e partie
de Le décor mythique de la Chartreuse de Parme, « Psyché ou le complexe spectaculaire »,
Paris, José Corti. 3e éd., 1983.
17. Cet opéra de Verdi fut au cœur de l’intensification politique qui donna lieu à l’émeute
de janvier 1858 à Naples.

Sociétés n° 93 — 2006/3
64 Un sociologue à l’Opéra

Donc, au cœur même du « produit » social le plus significatif de l’apparat, l’opéra,


transparaît une inquiétude, une remise en question d’une sorte d’ethos de l’appa-
rence. Soulignons bien l’importance de ce constat : c’est le mythe qui devient ex-
plicatif d’un moment de toute une société, de toute une société historiquement
définie. Derrière le spectacle des masques, des dominos, des travestis – et de ce tra-
vestissement suprême qu’est la musique revêtant le drame ou la comédie –, sou-
dain la thématique et la mythanalyse font transparaître un doute, une remise en
question. Car finalement le sens que recèle en profondeur la tragédie de l’apparence,
c’est celui de l’inquiétude d’une société qui – après les phases d’intériorisation d’une
part que sont la devotio moderna aux XIVe, XVe, XVIe siècles et l’intimisme romanti-
que, d’autre part, après les rudes alertes des guerres de religion d’une part, de la
Terreur et des guerres napoléoniennes de l’autre – fonde son éthique comme son
épistémè sur l’apparence. Le fameux péché d’unidimensionnalité tant dénoncé de
nos jours – nos jours si néoromantiques ! – date de cette inquiétude des siècles de
l’apparat. C’est en ce point précis qu’il faut signaler la contexture paradoxale, donc
véritablement anthropologique, de l’indice sociologique que constitue l’opéra. La
conscience collective (je préférerais dire la Psyché, réunissant conscient et incons-
cient) du Grand Siècle ou du Second Empire est modelée par les valeurs de l’ap-
parence par son épistémè cartésienne ou positiviste, par l’éclat de ses réussites
sociales, technologiques : le génie de Vauban, de Le Nôtre, de Colbert contreba-
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lance celui d’Eiffel, de Viollet-le-Duc, par l’éthique de l’apparat, mais elle redoute
finalement de réduire le monde des valeurs à la surface des choses, à l’illusion de
la « res extensa ». Et si l’apparence, le paraître, l’apparat, le « phénomène », le fait,
n’étaient finalement qu’illusion ? Et si l’éthique du voir et du faire voir n’étaient
qu’une perversion ? N’y aurait-il pas un « effet pervers » de la clarté et de la distinc-
tion ?
Le surgissement de l’opéra, de la théâtralité – et par conséquent des « comple-
xes » de Psyché et d’Orphée – sont contemporains (nous l’avons montré ailleurs) 18
de l’émergence de l’épistémè opticienne de Galilée, de Huyghens, de Descartes,
de Loewenhoek ou de Spinoza, tout comme de l’épistémè positiviste de l’époque
Second Empire qui voit les progrès de l’optique qui permettent la microbiologie
pasteurienne, le développement de la photographie, l’invention du cinématographe
– datée de 1895 – le développement des grandes lunettes astronomiques avec l’uti-
lisation de l’analyse spectacle (1860 – Kirchoff et Bunsen). Telle semble bien être
la source d’angoisse et d’émerveillement – véritable fascinendum et tremendum qui
pour cela prend une dimension mythique – au XVIIe siècle comme au XIXe finissant :
à mesure que la conquête de l’apparence des choses s’est développée, s’est diluée
leur épaisseur, leur consistance s’est aplatie. L’univers tend à devenir une surface,
mais un corps qui n’est que surface n’est-il pas l’image fallacieuse d’un miroir ? L’ap-
parat ne serait-il qu’un décor ?
L’art du « trompe-l’œil » contamine aussi bien les fameux plafonds du père Pozzo
ou les « vanités » – qui portent si bien leur nom ! – de David Bailly (1640-1660),

18. G. Durand, L’âme tigrée, op. cit. ; cf. M. Milner, La fantasmagorie, Paris, PUF, 1982.

Sociétés n° 93 — 2006/3
GILBERT DURAND 65

voire les ready mades de l’ameublement baroque, que tous les hyper-réalismes de
la fin du XIXe siècle : celui très officiel de Wistler, mais aussi minutie de Meissonner,
et peut-être effort « réaliste » de l’impressionnisme et certainement de Manet.
Mais c’est dans le décor de théâtre que le trompe-l’œil triomphe dès le XVIIe siè-
cle avec les Giacomo Torelli, les M.A. Cesti, etc., et au XIXe siècle avec Circeret 19
et Joseph Hoffmann. Il faut noter sur ce point un détail technologique qui a son
importance : la faiblesse des éclairages (chandelles, puis tardivement bec Auer...)
facilite le trompe-l’œil qui porte en lui-même ses lumières et ses ombres. L’ap-
parition des projecteurs électriques bouleversera les jeux de cet hyper-réalisme.
N’oublions pas que jusqu’à l’adoption de l’électricité pour l’éclairage des théâtres,
d’une part la scène est faiblement éclairée par de simples lustres de herse et par la
« rampe », d’autre part la salle demeure éclairée aux chandelles pendant toute la
représentation, ce qui porte tout au long du spectacle ce dernier aussi bien sur la
scène que dans la salle.
C’est en ce point où pour une société sa vision du monde et son échelle des
valeurs courent le risque d’être aplaties sur l’unidimensionnalité de l’apparaître. Il
y a à la fois dans la psyché collective inflation « frénétique » 20 de ce dernier : l’ap-
paraître institue l’apparat, et à la fois inquiétude devant cette réduction paranoïa-
que à la « surface », d’où une mise en doute du bien-fondé de la Weltanschaung et
même de l’épistémè de l’apparence. S’installe alors dans cette théâtralité absolue
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de l’opéra, ce que Morel 21 repérait déjà au niveau de la simple tragédie : une théâ-
tralité de l’ambiguïté. En témoignent, bien sûr, et Calderon avec La vie est un songe,
et Corneille avec l’Illusion Comique, et Rotrou avec Saint-Genest, et surtout toute
l’affabulation de l’opéra dont les affabulations de Shakespeare, du Tasse, de l’Arioste
servent de modèles. The Fairy Queen de Purcell, Alcina de Haendel et enfin les pro-
diges de la Flûte enchantée de Mozart, entre cent autres, s’y réfèrent. Mais aussi ne
l’oublions pas, les rêveries de Madame Bovary, les fantasmagories de la Tentation
de Saint-Antoine 22, les fastes de Salambo, auxquels feront écho tant de « tenta-
tions » dans l’opéra de la fin du XIXe siècle, depuis l’Hérodiade (1881) et la Thaïs
(1894) de Massenet jusqu’à la Salomé de Richard Strauss... sans compter les gran-
des tentatrices que sont Manon Lescaut, la « traviata », la Vénus de Tannhaüser...
Car le « réalisme» de la théâtralité de l’apparence suscite, excite, « tente » l’irréa-
lisme du rêve.
Le paradoxe est évident au sein de ces sociétés sûres de l’apparence et qui la
manifestent par l’apparat : ce qui apparaît est-il finalement le critère des valeurs, et
nommément de la valeur même de la transparence, la vérité ? Telles sont bien les

19. Les plus grands artistes participèrent à l’intensification de l’opéra en se faisant décora-
teurs : Watteau, Boucher, Lesueur, Moreau, Isabey, sans oublier le créateur de la photo-
graphie commerciale, Daguerre.
20. Au sens bergsonien du terme. Cf. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la
religion.
21. Cf. J. Morel, La tragédie, Paris, Armand Colin, 1964.
22. Il est significatif que C.-G. Dubois ait choisi ce thème de la tentation de Saint-Antoine
chez Callot, pour illustrer l’âme du baroque.

Sociétés n° 93 — 2006/3
66 Un sociologue à l’Opéra

inquiétudes constantes d’un Descartes ne pouvant pas – tel le Sigismond de La Vie


est un Songe – différencier l’apparence du songe de l’apparence de l’état de veille.
Il y a dans ces sociétés de l’apparat un nivellement des valeurs sur l’étalon de l’ap-
paraître qui tôt ou tard laisse sourdre l’inquiétude : peut-on se satisfaire d’un
monde qui n’est que décor et théâtre et d’un homme qui n’est que travesti, masque,
mensonge ?
Souvent cette théâtralité suprême qu’est l’opéra tentera de sortir de l’impasse
en voulant faire monter le vérisme sur scène : expressionnisme du décor et du livret,
idéologie philosophique : mais ce sera là un opéra suicidaire. Suicide de l’apparat
où souvent nos meilleurs metteurs en scène – Stanislavski et Antoine ont fait
école... – se complaisent. Ce n’est pas la redondance archéologique de l’opéra au
XIXe siècle qui marque la fin (une fin, car tout peut recommencer en un nouveau
Second Empire) de l’opéra comme le croit P.-J. Salazar sacrifiant trop à la méta-
phore biologique. Ce qui éclipse l’opéra, c’est au contraire la perte de son sens
archéologique, historique, la perte de l’apparat : un opéra de quatre sous n’est plus
l’opéra. Déjà se sont complus dans le vérisme musiciens et librettistes : Berg, Menotti
surtout et même Debussy – par chauvinisme antiwagnérien ! – optent pour un cer-
tain vérisme des situations, un certain modernisme des intrigues et une certaine
trivialité du langage... Mais c’est que la société contemporaine – comme celle de
1792-1848 – n’est plus une société de l’apparat. Paradoxe des paradoxes : c’est la
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« Fée électricité », faite pour illuminer l’apparence, tout comme la dynamite du bon
Nobel était faite pour rapprocher les peuples (par les tunnels !), qui a permis le
mystère, la solitude, des salles obscures. Le projecteur et le commutateur ont per-
mis d’éteindre les lumières de salle et de focaliser une éclatante lumière, hors même
du « théâtre à l’italienne » sur des décors qui ne trompent plus l’œil. Et le cinéma
enfin avec sa salle obscure, avec son spectacle préfabriqué, a supprimé toute so-
cialité du spectacle. Que dire de la télévision, et surtout de cette déspectacularisa-
tion que constitue la mise en disques et en cassettes non seulement de la musique
pure, mais même du spectacle d’opéra ? Le sociologue n’a plus besoin de se ren-
dre au Palais Garnier. Don Giovanni est devenu film de grande production qui
passe dans les salles obscures. Et le sociologue peut aussi avoir son électrophone ou
sa « chaîne » Hifi. Ni Mozart, ni Da Ponte, ni la musique dramatique et lyrique ne
sont morts. Les œuvres de la culture sont immortelles. Mais l’opéra et son institu-
tion sociale ne survivent qu’à l’état de congères – coûteuses : les 11 000 m2 du
Palais Garnier qui en fait est le plus grand « opéra » du monde ne comptent pas
3000 places... Les sociétés sont donc plus fragiles que la culture. Le sociologue au
cours de cette réflexion sur un objet socio-culturel comme l’opéra peut faire l’examen
de conscience de sa propre science. Il doit refuser de se laisser trop académique-
ment embarquer sur des schémas épistémologiques épistémiques qui ne lui sont
point propres. Née au siècle de l’opéra renaissant sous le Second Empire, la socio-
logie doit se garder elle aussi des facilités de l’apparence. Se garder des métaphores
– voire des hyperboles – inadéquates et souvent périmées. Telle la « chose » bien
limitée dans l’espace et le temps de la physique classique, telles les « longues
chaînes » de raison si unidimensionnelles et qui gomment tout ressort paradoxal

Sociétés n° 93 — 2006/3
GILBERT DURAND 67

ou contradictoriel, aplatissent la causalité en un pur déterminisme factoriel, telle la


métaphore électorale des moyennes statistiques, telle la plus redoutable et la plus
vivace : celle du palmier de Jessé à l’inéluctable et intrinsèque floraison, ou celle
de diplodocus – à moins que ce ne soit Leviathan ! – disparu et sur lequel on vou-
drait pleurer la « mortalité » des civilisations. Que de placenta à percer, de cordons
à couper pour atteindre sinon une « vérité » sociologique, du moins pour participer
aux nouvelles images qu’inspire la science de notre temps, pour accorder la socio-
logie au moins aux métaphores de la physique de la fin du XXe siècle. C’est par ce
minimum de démystification de ses propres conceptualisations, c’est par cette « psy-
chanalyse » objective et par cette archéologie des « profils épistémologiques » des
mots et des choses de sa science que le sociologue doit commencer sa réflexion.

(1982)
Paru dans Sociétés, vol. 1, n° 1, Masson, 1984
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Sociétés n° 93 — 2006/3

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