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Annuaire de l’EHESS

Comptes rendus des cours et conférences 


2011
Annuaire 2009-2010

Anthropologie de l’art et du rapport à l’objet


Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/annuaire-ehess/20655
ISSN : 2431-8698

Éditeur
EHESS - École des hautes études en sciences sociales

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2011
Pagination : 389-392
ISSN : 0398-2025
 

Référence électronique
Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini, « Anthropologie de l’art et du rapport à l’objet », Annuaire de
l’EHESS [En ligne],  | 2011, mis en ligne le 15 juin 2015, consulté le 20 mai 2021. URL : http://
journals.openedition.org/annuaire-ehess/20655

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EHESS
Anthropologie de l’art et du rapport à l’objet 1

Anthropologie de l’art et du rapport


à l’objet
Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini

Brigitte Derlon, maîtresse de conférences

Anthropologie de l’art
1 À la différence de l’anthropologie de la parenté, du politique ou de l’économique qui
traitent de phénomènes dont la définition est simple, l’anthropologie de l’art porte sur
des objets mal définis. Leur délimitation problématique donne lieu à plusieurs pages
d’analyse dans la plupart des textes consacrés spécifiquement à la présentation de ce
domaine de recherche sans que leurs différents auteurs (Robert Layton, Howard
Morphy, Carlo Severi, Michèle Coquet...) ne s’accordent au terme de leurs réflexions. Ne
vont de soi ni l’usage et la définition du mort « art » en anthropologie, ni les classes, les
genres et l’origine géographique ou culturelle des arts étudiés par les spécialistes de ce
domaine.
2 Dans un premier temps, on a constaté le privilège accordé par ceux-ci aux expressions
plastiques et picturales sur les autres arts. En effet, la musique, la danse, le théâtre, la
littérature ou encore le cinéma – dont l’étude, il est vrai, nécessite des compétences
spécifiques – se distribuent en autant de domaines distincts, plus ou moins développés,
au sein de l’anthropologie. Deux invités ont permis de souligner le caractère artificiel et
regrettable de certains de ces découpages : Bernard Lortat-Jacob, en montrant
comment l’ethnomusicologie, moins technique qu’on ne l’imagine, était traversée
d’interrogations partagées par l’anthropologie de l’art ; Jean Jamin, en révélant
certaines corrélations inédites entre la littérature, la musique et la peinture de l’après-
guerre à travers son analyse du ballet La Création du monde (Blaise Cendrars, Darius
Milhaud, Fernand Léger).
3 Le séminaire s’est ensuite concentré sur l’utilisation et la définition du mot « art » en
anthropologie. Est-il légitime d’employer ce terme, forgé en Occident, pour désigner les

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Anthropologie de l’art et du rapport à l’objet 2

productions traditionnelles des sociétés non occidentales auxquelles sont restées


longtemps cantonnées les études anthropologiques ? Après avoir rappelé que
l’inexistence d’un concept ne saurait prouver l’inexistence des réalités qu’il recouvre,
nous avons balayé l’objection selon laquelle, les anthropologues s’intéressant
exclusivement aux objets non occidentaux tenus pour de l’art en Occident, l’utilisation
de ce terme traduirait leur ethnocentrisme. En effet, beaucoup d’entre eux ont travaillé
sur des productions peu susceptibles d’être reconnues par le monde de l’art : les
déguisements en feuillage périssable des danseurs, les décorations corporelles
humaines ou animales, l’ordonnancement des jardins mélanésiens, ou encore les
grandes ignames décorées de Nouvelle-Guinée que Ludovic Coupaye est venu présenter
– et dont l’analyse mobilise autant l’anthropologie de l’art que celle de la culture
matérielle. Rappelons d’autre part, comme l’intervention de Jessica de Largy Healy sur
l’art aborigène nous a invité à le faire, que certaines communautés non occidentales ne
conçoivent aucune rupture entre leurs productions rituelles anciennes et les pièces
qu’elles produisent désormais pour le marché de l’art international.
4 Un détour par les textes philosophiques d’Arthur Danto et de George Dickie consacrés à
la définition de l’art a permis de souligner, si besoin était, le caractère déjà
problématique de l’entreprise pour les productions occidentales, tout en montrant que
leurs conclusions ne pouvaient servir de base à l’élaboration d’une définition
transculturelle valable pour l’anthropologie. Quant aux propositions émanant des
anthropologues eux-mêmes, deux options ont été écartées. Tout d’abord celle de
Howard Morphy dont la définition transculturelle valorise les propriétés esthétiques et
sémantiques de l’art – et que l’on a critiquée en s’appuyant sur les travaux de Jean-
Marie Schaeffer. Ensuite, celle de Alfred Gell qui met en avant une définition théorique
originale à usage spécifiquement anthropologique, mais rend le mot « art »
potentiellement coextensif à tout ce qui existe et le vide de son sens sans bénéfice
heuristique. Les propositions les plus convaincantes à nos yeux sont celles qui,
pragmatiques, s’appuient sur la notion commune (et non théorique) d’art, à l’instar de
celles de Michèle Coquet et de Jean-Marie Schaeffer.

Brigitte Derlon, maîtresse de conférences


Monique Jeudy-Ballini, directrice de recherche au CNRS

L’ambivalence des objets : regards transculturels


5 QUEL regard les chercheurs (historiens, anthropologues, critiques d’art...) influencés par
le post colonialisme et le post modernisme, ont-ils porté sur la réception occidentale
des objets extra-européens ? Pour la majorité d’entre eux, apprécier ces objets pour
leurs propriétés esthétiques et en proposer des interprétations libres au mépris des
connaissances ethnologiques constitue une expression manifeste de l’hégémonie
occidentale. Fréquemment associé à une réflexion critique sur les musées et la
collection, ce positionnement s’explique par le refus des auteurs concernés de dissocier
l’appropriation interprétative des objets de leur appropriation matérielle liée à la
colonisation. Pour eux, la seule forme de réception légitime en la matière est celle qui
reste au plus près des significations autochtones.
6 En étudiant les textes marquants de ce courant de pensée (James Clifford, Sally Price,
Thomas McEvilley, Y. Michaud...), dont L’orientalisme d’Edward Saïd qui l’a inspiré, ainsi

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Anthropologie de l’art et du rapport à l’objet 3

que les écrits relatifs à des expositions ou créations de musées qui firent couler
beaucoup d’encre aux États-Unis ou en France, nous nous sommes aussi intéressées à la
façon dont ces auteurs traitaient les réinterprétations d’objets exogènes quand elles
sont pratiquées non plus par les anciens colonisateurs mais par les anciens colonisés.
Les uns les jugent tout aussi négativement, par exemple en renvoyant dos à dos la
satisfaction esthétique que nous tirons des objets papous exposés dans les musées et la
fonction esthétique que les Papous attribuent à nos emballages alimentaires en les
intégrant à leurs décorations corporelles. Les autres les considèrent positivement,
comme des signes réjouissants de la vitalité de groupes sociaux culturellement
hybrides, mais réinstaurent par ce traitement différentiel la dichotomie Nous/Eux
qu’ils critiquent par ailleurs. Dans les deux cas, les jugements portés sur les usages et
sens nouveaux attribués aux objets importés ne se départissent jamais d’une dimension
morale.
7 C’est ce que d’autres auteurs ont évité de faire en prenant simplement acte des
transformations que les objets subissent quand ils circulent d’un régime de valeur à un
autre. Également influencés par le postcolonialisme mais peu impliqués dans la critique
des musées, ils ont approché la question des interprétations des objets étrangers à
travers une réflexion sur le commerce transculturel lié à la colonisation ou à la
mondialisation. Montrer qu’au cours de ce qui s’apparente à une « vie sociale », les
objets sont susceptibles d’être des marchandises à un moment et des biens inaliénables
à un autre (Igor Kopytoff), c’est laisser penser que les usages et les interprétations
qu’en font les hommes ne sont pas contraints par les intentions de leurs producteurs.
Noter que plus la distance spatiale et cognitive entre la production et la consommation
des objets est grande, plus le savoir les concernant est partiel, différencié et empreint
de « mythologie » (Arjun Appadurai), c’est reconnaître implicitement le caractère
« naturel » des écarts interprétatifs souvent observés aux deux pôles de leur trajectoire
transculturelle. Enfin, avancer que lors des premières phases de la colonisation, un
parallèle existe entre la collecte européenne des artefacts indigènes et l’assimilation
par les indigènes des biens importés – les deux processus relevant pareillement d’une
forme de créativité qui a souvent modifié radicalement le sens des objets –, c’est voir
l’appropriation interprétative comme une réception productive et un phénomène
universel où s’abolit la différence entre Soi et l’Autre (N. Thomas). Qu’elle ait été
acquise par le vol ou à l’issue d’un échange équitable, la lance indigène transformée en
spécimen ethnographique confiné dans un musée a subi un processus similaire à celui
de la hache métallique européenne devenue un objet précieux offert aux dieux. Dans les
deux cas, s’effacent les intentions des producteurs de l’objet qui se trouve reconfiguré
dans les catégories de sa culture d’adoption.
8 En conclusion, nous avons donc remarqué que l’anthropologie d’inspiration
postcoloniale avait produit deux approches concurrentes des réinterprétations des
objets, sans qu’elles soient perçues telles et reliées l’une à l’autre, au point que certains
auteurs ont pu se référer à ces deux courants sans les percevoir comme contradictoires.

Publications
• Avec Monique Jeudy-Ballini, « L’Art d’Alfred Gell. De quelques raisons d’un
désenchantement », L’Homme, n° 193, 2010, p. 167-184.
• Avec Monique Jeudy-Ballini, « The Theory of Enchantment and the Enchantment of Theory.
The Art of Alfred Gell », Oceania, vol. 80, n° 2, juillet 2010, p. 129-142.

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INDEX
Thèmes : Anthropologie sociale‚ ethnographie et ethnologie

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