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Le musée virtuel à l’épreuve du terrorisme 

:
Esthétiques du perdu et du substitut
Le « Project Mosul » comme exemple
Yosra ZAGHDEN

S’il connait aujourd’hui une plénitude incontestable, ceci ne fait pas épargner au musée le
risque de sa dé-définition souvent affublée de « démuséalisation ». La prolifération
contemporaine des musées est donc aussi, paradoxalement, à comprendre comme une pensée
anti-musée qui adosse cette autre doctrine moderne voyant en lui un cimetière et un mausolée
de l’art.
La prolifération des technologies dites nouvelles marque une ère inédite de notre rapport au
musée où le réel s’imbrique au virtuel jusqu’à produire une quasi superposition de ces deux
expériences. Ceci n’est pas sans conséquences sur notre rapport à l’espace et au temps
muséaux rendus abstraits pour induire à une certaine ubiquité.
Les représentations qu’on dispose du musée virtuel sont dans la majorité des cas celles qui
font de lui le complément du musée réel. Le musée virtuel n’est donc que l’analogue fictif
qui évoque la balade réelle dans l’espace muséal sans pouvoir s’y substituer ; dès lors c’est la
sémantique muséologique qui mérite d’être repensée. Mais quand l’expérience virtuelle vient
se substituer à la réalité condamnée à la disparition, qu’en est-il de cette sémantique ?
Si on considère le musée comme un lieu symbolique, on peut dire que les actes terroristes
ayant eu lieu aux musées du monde arabe ne relèvent pas seulement d’une logique du pillage,
mais sont aussi un message adressé au monde occidental là où le musée incarne un lieu sacré.
La restauration virtuelle de ces musées représente une réponse aux extrémistes. Elle crée ainsi
des substituts numériques pour les œuvres détruites. Le « Projet Mossoul », comme étant
ébauche d’un musée en ligne visant à restituer des œuvres devenues irrévocables car atteintes
par les actes barbares des combattants de l’Etat Islamique, subira dans nos propos une
attention particulière. La réflexion dédiée à ce projet sera une tentative de questionnement à
propos d’une diffusion virtuelle visant le salut de l’art mais risquant de se mouvoir en une
approche assez nocive qui est le terrorisme lui-même. Etant donné que le croisement de l’art
avec le numérique est à l’origine de mutations multiples, lesquelles déclenchent de nombreux
débats sur la menace de mort du musée physique, les droits d’auteur, les conditions de
diffusion, la problématique de l’exposition… la prolifération des institutions muséales
virtuelles serait-elle considérée aujourd’hui comme preuve de l’écroulement du musée ?
Sauver les œuvres serait-il alors sacrifier le musée ?

I- Du musée réel au musée virtuel :

Le musée est une notion éminemment moderne qui émane de la philosophie des Lumières
voulant répertorier le monde dans une érudite classification encyclopédique. Selon Dominique
Poulot « L’image du musée s’impose alors à tous comme emblème de la modernité, car elle
satisfait les discours les plus divers : les idéaux de l’atelier, les soucis de l’administration et
l’imaginaire de la république des lettres »1. Après la Révolution française, les trésors des
églises et des hôtels deviennent des appartenances, des musées et des fonds des bibliothèques
publiques. La constitution des musées était donc par des collections particulières des rois et
des princes rendues publiques. C’est alors que l’acte de rendre publics des biens particuliers a
non seulement donné aux musées leurs raison d’être mais aussi, les a affublés de mausolées et
parfois même de cimetières permettant à la mort de saisir le vif en retirant l’art de son
contexte originel et en le recontextualisant dans un contexte muséal froid et aseptique qui le
dénature. Conçu pour être un aide-mémoire qui maîtrise le temps et le prive de la dispersion,
le musée traditionnel est accusé d’être plutôt un « anti-mémoire »2 qui oblitère plus qu’il ne
révèle.
L’omniprésence des nouvelles technologies dans le champ artistique contemporain est
indéniable. Celles-ci s’insèrent dans le processus créatif pour produire des œuvres dites
numériques. Il s’agit, pour ces œuvres, de mobiliser les possibilités de l’informatique, en
amont de la production. En aval, ces possibilités servent à numériser toute catégorie d’œuvres
d’art pour agir sur les processus de leur diffusion et de leur transmission. Selon Milton Santos,
Internet « C'est le lieu qui offre au mouvement du monde la possibilité de sa réalisation la
plus efficace. Pour devenir espace, le monde dépend des virtualités du lieu » 3. La
numérisation de l’image lui confère, en effet, une fluidité et une mobilité toutes deux poussées
à leur paroxysme. L’image numérisée s’intègre dans les microcircuits de l’ordinateur ou dans
le réseau Internet pour être une matrice de valeurs numériques4 qui incarne, selon le vœu

1
POULOT, Dominique. Patrimoine et modernité. Paris : L’Harmattan, 1998, p.13.
2
DAGOGNET, François. Le musée sans fin. Seyssel : Champ Vallon, 1984.
3
SANTOS, Milton. La Nature de l'espace : Techniques et temps, raison et émotion. Paris : L'Harmattan, 1997, p.
242.
4
 "C'est une image entièrement calculée par ordinateur. Alors que les techniques précédentes, comme la photo,
le cinéma ou la télévision consistent à enregistrer la trace lumineuse d'objets préexistants, la synthèse
numérique donne à voir des objets, d'apparence réelle ou imaginaires, qui existent seulement sous forme de
nombres et qui sont les plus purs produits d'algorithmes.[...] De là un nouvel ordre visuel apparaît, qui n'est
d’Edmond Couchot un « phénomène translocal »5 où l’image numérique ne peut ni être
localisée, ni exister dans un lieu déterminé bien qu’elle nécessite un lieu pour être visualisée.
La médiation technologique est à l’origine de transformations majeures dans les rapports qui
s’engagent entre les œuvres et le public 6. L’œuvre gît là-bas dans cet univers virtuel de
numérisation binaire, dans un espace-temps suspendu, dans les ténèbres de l’oubli et du néant
jusqu’à ce qu’intervienne un spectateur. Elle dépend intrinsèquement de son public dont le
rôle crucial consiste à la faire exister par un acte extrêmement négligeable de déclic mais
énormément significatif en l’emportant du néant vers l’existence, de l’existence en puissance
vers l’existence en acte. Pour la philosophie scolastique, le virtuel est ce qui n’existe pas en
acte mais en puissance et ce qui se penche à s’actualiser sans pour autant se concrétiser d’une
manière effective : dans ce sens existe dans une graine un arbre présent d’une manière
virtuelle. Le virtuel s’oppose alors à l’actuel et non pas au réel. En œuvrant au sein de cette
doctrine, on pourra déduire que le musée virtuel n’est pas l’opposé du musée réel et que la
visite virtuelle ne remplace en rien la visite d’un musée réel mais propose des offres que ce
dernier ne possède pas. (Zoom, visualisation en 3D, accès à des œuvres non exposées, ou
inexistantes car elles sont prêtées à d’autres musées…, permettre une collaboration de
plusieurs musées…).
En 2011, Google lance le projet d’un musée virtuel qui contient 32000 œuvres provenant de
151 musées de 40 pays. Les distances entre ces pays, et entre eux et le reste du globe terrestre
sont abolies pour que les œuvres concernées puissent circuler sans aucune contrainte d’espace
et de temps. L’accès à ces œuvres ne demande ni déplacement ni respect des horaires des
musées. On peut tous accéder à ces œuvres de n’importe où et à n’importe quel moment à
plus fondé sur la notion de Représentation, mais sur la notion de Simulation." COUCHOT, Edmond. Images. De
l'optique au numérique. Paris : Hermès, 1988. p.11.
5
"L'image, prend toujours la forme abstraite, dans la mémoire de l'ordinateur, d'une Matrice, c'est à dire un
tableau de nombres composé de colonnes et de rangées. [...] Ces nombres eux mêmes étant physiquement des
micro-impulsions électroniques. L'organisation sous forme de matrice mathématique intervient tout au long du
processus de synthèse. [...] La notion d'image-matrice ne désigne donc pas seulement l'image affichée sur
l'écran, ni la mémoire image dont elle est la traduction complète ou partielle, mais l'ensemble du processus qui
la génèrent, une totalité infiniment plus vaste et invisible." ... ''L'original est le contenu numérique, l'information
(au sens de la théorie mathématique de l'information) et pas le support (transitoire) dans lequel il peut
s'incarner. En parlant d'une image numérique, on peut fixer ses valeurs numériques sur une mémoire plus ou
moins permanente, mais elle est vouée à subir un très grand nombre d'opérations qui ne sont en définitive que
des déplacements de micro-impulsions électroniques à l'intérieur des circuits de l'ordinateur (et de ses
périphériques) et éventuellement dans le réseau auquel celui-ci est connecté. Sans cesse délocalisée /
relocalisée, l'image numérique est un phénomène translocal." Ibid, 192-197.
6
« Les techniques informatiques et télématiques sont à l'origine d'un changement radical dans la morphogenèse
et la communication des images. Ce changement affecte non seulement les composantes formelles de l'image et
la façon dont elle est transmise, conservée ou reproduite, il affecte aussi la perception de l'image et plus
généralement la manière dont la pensée figurative travaille. Le phénomène a très largement dépassé le domaine
spécialisé du laboratoire ; il intéresse maintenant certains aspects, de plus en plus nombreux, de nos activités
professionnelles, de notre vie familiale et personnelle, de nos loisirs. » COUCHOT, Edmond. Image puissance
image. Revue d'Esthétique, n°7, juin 1984, p. 123.
condition qu’on soit armé par un ordinateur connecté au réseau internet. Une majorité des
institutions muséales s’inscrit dans ce projet de création de musées virtuels pour mettre leurs
collections à la disposition des internautes et gérer une nouvelle relation œuvre/spectateur via
l’écran.
La visite réelle ne peut pas être remplacée mais ceci ne prive pas les expositions virtuelles de
leur attractivité car elles proposent des offres exclusives qui ne peuvent pas être
concurrencées par un musée physique. Avec les musées virtuels, la culture est à tous, des
lieux inaccessibles sont exhibés, des œuvres éphémères sont immortalisées et des détails
invisibles à l’œil nu sont facilement perceptibles. Pour mettre à jour ces performances,
plusieurs technologies se trouvent mobilisées telles que les prises de vues panoramiques de
360°, la modélisation 3D, les enregistrements vidéo Real Player, les numérisations au format
gigapixel, la réalité augmentée…. Toutes ces technologies sont adoptées entre autres par
l’application Google Art Project permettant de fréquenter dix-sept musées tout en étant
confortablement assis devant l’écran de son ordinateur. Se cultiver dépend d’un simple déclic
permettant de voyager en un clin d’œil du MoMa à New York au château de Versailles à Paris
sauf que ce simple déclic engendre des agitations complexes.
Une technique d’ultra-haute définition est utilisée pour photographier les œuvres permettant
ainsi de zoomer un détail de 1 cm2 pour le faire correspondre à un mur digital de presque
33m2. Une vision très rapprochée qui hypertrophie les détails dans une précision inégalée rend
inutile et désuète l’utilisation d’une loupe pour magnifier des zones imperceptibles à l’œil nu.
La « Moisson » (1565) de Bruegel exposée à New York au Metropolitan Museum of Art,
ainsi reproduite, est visualisée dans ses particularités les plus intimes. Son affichage
numérique dévoile des figures masquées des moines se baignant dans la rivière qui se
dénoncent alors après avoir été imperceptibles7.
En proposant des données plus précises que celles fournies par les musées réels et des outils
technologiques dévoilant les faces cachées des œuvres ; les musées virtuels se veulent un
enrichissement complémentaire des musées réels.
7
« L’œuvre intégrale ne fait plus « système » de manière évidente ; elle se subdivise en une multiplicité
d’œuvres secrètes, quasi autonomes. Les zooms successifs sur des fragments de peinture de différentes tailles,
réalisés selon des orientations spatiales, des distances et des éclairages variables, engendrent un sentiment
d’énigme et d’intimité subjective- analogue à celui provoqué par la « caméra subjective » cinématographique-,
accompagné d’une déstabilisation de l’attention visuelle. La fonction narrative et esthétique de la « loupe
numérique », tout comme celle de l’objectif cinématographique, autorisant la prise de vue très rapprochée, c’est
de mettre en relief « l’anecdotique » - l’ultime détail- pour le faire apparaître comme le reflet de « l’essentiel »,
du sens et de la valeur artistique de l’œuvre intégrale, tout en provoquant une étrange émotion esthétique liée à
une vision intimiste, émotion sans équivalent avec celle produite par la perception de l’œuvre originale,
installée sur les cimaises du musée comme un objet de vénération religieuse, à distance « respectable » du
visiteur admiratif, interrogateur, ou parfois indifférent… ». CHIROLLET, Jean-Claude. L'art dématérialisé:
reproduction numérique et argentique. Bruxelles : Editions Mardaga, 2008, p.188.
Les musées virtuels interpellent un public très large réunissant celui des musées physiques
mais aussi les passionnés du Web qui se trouvent, inopinément, impliqués dans la dynamique
innovante des hyperliens rencontrés aux replis d’une navigation et qui créent une nouvelle ère
d’acquisition du savoir. Ainsi, les musées virtuels enflent la proposition culturelle et tentent
de satisfaire la curiosité des personnes les plus diversifiées en leur épargnant la peine du
déplacement physique et les charges financières et en leur permettant de déguster l’art malgré
leur temps surchargé. La prolifération du réseau créé par Google Art Project, par exemple, a
haussé le nombre des visiteurs virtuels sans diminuer celui des spectateurs physiques qui se
trouvent, au contraire, multipliés après le lancement des expériences virtuelles fonctionnant
entant que promotion du musée réel. Ceci adosse la thèse voulant que l’expérience virtuelle
ne puisse être considérée que comme préparation ou complément de la visite réelle. Conçue
comme une visite différente de l’expérience réelle, la déambulation virtuelle dans les musées
du Web est donc un facteur moussant la renommée des musées en guise d’augmenter le
nombre des visiteurs qui arrivent à dépasser ceux qui les fréquentent d’habitude (comme les
étudiants, les chercheurs, les artistes, les amateurs d’art, les touristes) pour toucher un public
large englobant théoriquement tous les utilisateurs d’Internet.

II-Le musée virtuel, d’un complément à un substitut : exemple du « Mosul Project ».

Internet, en tant que lieu de monstration de l’art, se définit comme un paradoxe dérisoire d’un
lieu qui ne possède pas les caractéristiques du lieu, un lieu qui se dénie lui-même comme lieu,
un lieu démuni de lieu ; un non-lieu. On est face à une logique aporétique quand on essaye
d’envisager la monstration d’un art ayant une présence objectale qui nécessite de le situer
dans un espace-temps identifiable par une géométrie mesurable et une topographie
commensurable via l’interface virtuelle. Internet, comme non-lieu, ne correspond pas à des
mesures envisageables dans le cadre de notre espace conventionnel. Le non-lieu se définit par
une auto-négation, une dénégation du lieu car l’espace que propose le réseau Internet est sans
espace, un espace virtuel. Etre dans le non-lieu c’est aussi œuvrer au sein de la problématique
du lieu ; le non-lieu est en fait une négation du lieu en guise de sa re-configuration.
Quelle nature faut-il pour un espace muséal qui s’affiche sur l’écran de l’ordinateur ? Est-ce
un espace métaphorique qui représente un espace réel ou s’agit-il d’un espace abstrait ? Est-il
lieu de parler de cet espace comme lieu, ou a-t-on plutôt affaire à un non-lieu ? Entre lieu et
non-lieu on vacille toujours dans les limites circonscrites par la problématique du lieu. Dès
que l’on adopte Internet comme soubassement, il est possible de passer du lieu au site et cela
devient plus aisé d’envisager le nouvel espace dans ses flottements, dans ses palpitations entre
arrivée et départ, manifestation et esquive.
La conception qu’ont les internautes pour les musées en ligne est souvent celle de non-lieux
complémentaires de ces autres lieux physiques. Les premiers servent de promotion pour les
seconds en offrant des informations exactes sans avoir besoin de se déplacer telles que les
horaires d’ouverture, les tarifs d’entrée, les réservations en ligne, les expositions
occasionnelles, les visites guidées… La conception des utilisateurs pour les musées virtuels
est aussi, dans la majorité des cas, parallèle à celle du musée réel dans le sens que l’espace
virtuel soit une sorte de reconstruction métaphorique de l’espace physique et que la navigation
sur internet permette une expérience semblable à une vraie randonnée dans une salle
d’exposition. Mais quand le musée virtuel dépasse son rôle de complément pour devenir le
substitut du musée réel disparu pour toujours, celui-ci ferait-il office de noble protecteur ou
d’un piètre ersatz ? La substitution serait-elle une déperdition ?
Suite à la vidéo diffusée par l’Etat Islamique visualisant les actes de pillage qui ont touché les
œuvres assyriennes et hellénistiques au musée de Mossoul, une plate-forme, le « Project
Mosul » a été créée en réaction. Comme l’explique Marinos Ioannides sur le site du projet :
« il est possible de recréer virtuellement les objets perdus à travers […] le crowdsourcing
[…] Si nous obtenons suffisamment de photographies et d’images numérisées, nous pourrons
reconstituer les objets et créer des copies numériques. Ce musée virtuel permettra d’identifier
les œuvres qui ont été volées et surtout de garder une trace de ces vestiges qui ont été
massacrés. »8
Comme réponse prompte et explicite à la destruction d’un patrimoine humain, le projet
propose la création de substituts numériques pour des œuvres détruites. La restauration
virtuelle du musée est donc une réponse aux extrémistes. Mathew Vincent et Chance
Coughenour, deux étudiants ayant obtenu une bourse du Réseau de formation pour le
patrimoine culturel numérique à la commission européenne et étant supportés par l’Initial
training network for digital heritage, lancent le projet Mossoul qui consiste en une
restauration virtuelle en 3D des œuvres ravagées. La production participative ou le
« crowdsourcing » est la méthode via laquelle tout internaute peut contribuer au projet en
déposant des photos des œuvres disparues pour pouvoir les reconstruire en 3D, 800 000
visites de la plate-forme ont été effectuées en quelques jours pour que soit reconstituée la
première statue, celle du Lion de Mossoul.

8
VINCENT, Matthew. Rekrei. [en ligne]. Disponible sur :< https://projectmosul.org/press> (Consulté le
05/01/2017)
Aux lendemains de l’attentat du Musée du Bardo à Tunis et du pillage des œuvres du musée
de Mossoul en Irak, les mesures de sécurité et de surveillance se sont renforcées aux
institutions muséales. Le Musée Juif de Bruxelles dédie, par exemple, le quart de son budget
total à la sécurité. Au musée du Louvre, des portiques de détection des métaux, des caméras
de surveillance, des magnétomètres, des tunnels d’inspection aux rayons X s’ajoutent à la
sécurité dispensée par des agents humains… Le 14 Juillet 2015, l’accès au Louvre était
interdit pour des raisons de sécurité alors que la date était prévue comme une journée de
portes ouvertes comme elle l’a été depuis toujours… Au Musée d’Orsay et au Quai Branly, le
nombre des entrées est limité pour mieux contrôler le flux des visiteurs… Plusieurs mesures
ont donc été inventées pour étayer les règles de sûreté et les garanties de pérennité adoptées
par les musées. Le musée virtuel en est une.
Le musée ne peut aucunement être considéré comme un service public, il est plutôt un lieu
symbolique où se croisent différentes pensées et coexistent différentes cultures pour
déboucher sur leur totalisation. S’attaquer aux musées signifie-t-il détruire le patrimoine
culturel d’un pays ou est-ce cibler le monde moderne en son cœur ? Selon le sociologue
Raphael Liogier9, directeur de l’Observatoire du religieux à l’Institut d’études politiques
d’Aix-en-Provence, le musée est le symbole de la société moderne et le djihadisme qui s’y
attaque délaisse délibérément les lieux de pouvoir politique et les lieux de culte pour viser la
société en son cœur. En pillant les musées, le terrorisme frappe donc la société. Le musée est
en fait, ce que les islamistes peuvent détester le plus car il incarne un lieu où s’acquièrent les
savoirs, pires ennemis des barbares.
Les attaques de Daesh ayant lieu au musée de Mossoul en Irak le 26 février 2015 sont en cela,
acte de communication visant anéantir toute communication sortant de leur cadre. Il s’agit
d’une stratégie de dialogue avec l’occident là où le musée compte le plus et est considéré
comme un lieu sacré de pèlerinage culturel. C’est une manière de véhiculer l’idée que cet
occident est si proche des terroristes et qu’il est susceptible d’être atteint en ravageant les
structures internes qui gèrent les sociétés. S’attaquer aux musées coïncide-t-il à une lutte
contre la culture en général ? Est-ce viser l’humanité dans ce qu’elle a de plus important ? Le
musée est-il le maillon faible de l’imaginaire collectif ? Viser ce maillon est-elle une façon

9
« On est passé d’un djihadisme qui frappait les lieux de pouvoir économique, politique ou religieux à un
djihadisme qui s’attaque aux grands symboles de la société civile moderne, et le musée en est l’expression
suprême… le rêve de coexistence entre différents modes de pensée et d’être. C’est l’incarnation de la
globalisation et de l’impérialisme, du croisement culturel, qu’ils exècrent. » AZIMI, Roxana. Les musées face
aux risques terroristes.  [en ligne]. (modifié le 26 mars 2015) Disponible sur :<
https://www.lemonde.fr/arts/article/2015/03/27/les-musees-face-au-
risqueterroriste_4602762_1655012.html> (Consulté le 15/03/2017)
implicite pour menacer l’humanité à partir du lieu d’où elle acquiert une part de son humanité,
car l’Homme n’est-il pas un être culturel par excellence ?
La restitution numérique du musée de Mossoul est aussi un acte de communication. Il s’agit
d’un message crypté adressé aux extrémistes pour prouver que la vie persiste et que l’art
triomphe malgré leur atrocité. Reste à se demander si la substitution et la diffusion virtuelles
visant la démocratisation et le salut de l’art ne se meuvent pas en une approche assez nocive
pour le musée que le terrorisme lui-même. La numérisation des œuvres d’art appartenant
désormais au musée virtuel est-elle une stratégie de salut du musée en le conservant
virtuellement ? Ou est-ce que la substitution n’est que l’autre face de la déperdition ? La
terreur de la terreur n’est-elle pas plus nocive que la terreur elle-même ? Le musée virtuel créé
en riposte aux actes du pillage qui menacent les musées réels est-il en lui-même menace ?
Internet expose l’art en enlevant les barrières concrètes séparant le public de l’œuvre ; celles
du prix et de la distance. Pourtant, elle est, pour l’art, à la fois privilège et risque, propagation
et banalisation. Les risques se multiplient lorsque cet art disparait irrémédiablement et ne
persistent que sa trace virtuelle et son substitut numérique comme c’est le cas pour le musée
de Mossoul. A cet égard, seront ressorties dans ce qui suit les conséquences auxquelles
s’expose l’art sous l’influence de sa diffusion via internet où : l’art subit sa dématérialisation,
la technologie prime sur l’œuvre et la diffusion se transmute en une massification. Ces
conséquences seront traitées dans le cadre d’une esthétique dite du perdu et du substitut où le
musée virtuel de Mossoul conçu comme une substitution d’un musée physique perdu se meut
en une déperdition qui affecte le musée aussi bien que la collection qu’il contient.

III- Esthétique du perdu et du substitut :


1- De la dématérialisation de l’art :

C’est à Lucy Lippard et John Chandler que l’on doit le lancement de la notion de
dématérialisation dans leur article inaugural publié en 1968 et intitulé « The Dematerialization
of Art »10. Par dématérialisation, ils comprennent une tendance qui a proliféré aux années
1960, « un art ultra conceptuel qui met l’accent presque exclusivement sur le processus de
pensée »11. En ce qui concerne la collection du musée de Mossoul, la première conséquence

10
LIPPARD, Lucy. CHANDLER, John. « The Dematerialization of Art », Art International, vol. 12, n°2, févr.
1968, p. 31-36 ; article écrit en 1967, publié en 1968 et repris dans : Lippard, Lucy. Changing: Essays in Art
Criticism, New York : Dutton, 1974, pp. 225-276.
11
Ibid, p. 31 : « an ultra-conceptual art that emphasizes the thinking process almost exclusively ».
serait aussi celle de la dématérialisation. Celle-ci peut circuler grâce à internet sans bornes ni
limites en faisant ses œuvres encourir une dématérialisation les classant, toutes, quelle que
soit leur nature, dans le pan des arts dits fictifs 12, selon André Malraux. L’œuvre est
déterritorialisée et sa présence objectale est substituée par une existence fantomale. Internet
transforme la réception d’une œuvre d’art en rapprochant entre eux des travaux qui ne
pourraient pas, normalement, être associés. En effet, le mode de la réception des œuvres à
travers le réseau internet présente une nouvelle contextualisation des œuvres
décontextualisées. Tout un rapport s’engage entre des œuvres ayant chacune ses propriétés
intrinsèques.
Vers la moitié du siècle dernier, André Malraux avait forgé le concept du « Musée
Imaginaire »13 pour légitimer le rapprochement d’œuvres appartenant à différentes formes
d’art entre elles. Selon Malraux, le contact entre les œuvres exposées dans un même musée est
à l’origine d’une certaine interaction qui les mène à exister autrement. Les différences
s’estompent pour que soit dénigrée toute classification qui répertorie l’œuvre selon une forme
connue et pour que triomphent les arts fictifs englobant toute œuvre qui franchit le seuil du
musée tel que conçu par Malraux14. Le musée de Malraux prophétise le musée virtuel en
partageant avec lui la propriété d’être un espace symbolique qui renvoie sur un autre espace
réel et qui le questionne.
La conservation de l’art, rendue possible grâce au Musée Imaginaire, rapproche des œuvres
éloignées sans pourtant modifier le lieu de leur exposition. C’est par le moyen de la
photographie, de l’imprimerie, des magazines et des livres que l’œuvre d’art entre au Musée
Imaginaire. L’entrée au musée virtuel, elle, se fait par le biais de la numérisation. Toutes les
œuvres appartenant à n’importe quelle forme d’art sont soumises à une conversion binaire les
rendant similaires à toutes les autres œuvres numérisées. L’œuvre perd ainsi de son apparence
et surtout de son essence.
12
La photographie est, selon Malraux, à l’origine de la création des arts fictifs. Par « arts fictifs » on entend cet
assemblage photographique des œuvres présentant plusieurs différences sur le plan de leur localisation, leur
temporalité, leur photographe… Par la photographie, ces œuvres se regroupent car elles appartiennent, d’emblée,
à un même art photographique. Cette appartenance n’est pas pourtant réelle car l’art auquel se réfèrent ces
œuvres est lui-même irréel, fictif. L’œuvre risque alors de perdre sa spécificité en devenant photographie donc
une œuvre fictive. Cette œuvre commence par entrer dans le monde photographique des formes mais elle ne
tarde pas à passer vers l’univers des formes photographiques. Elle débute par se transformer en une
photographie, un substitut mais ce même substitut tente de dénigrer son appartenance à l’art pour s’inscrire au
pan des arts fictifs.
13
MALRAUX, André. Le Musée Imaginaire. Paris : Gallimard, 1965.
14
« Dans un album, un livre d’art, les objets sont en majorité reproduits au même format ; à la rigueur, un
bouddha rupestre de vingt mètres s’y trouve quatre fois plus grand qu’une Tanagra… Les œuvres perdent leur
échelle. Il est sans importance qu’une grande statue devienne petite : elle se transforme ainsi en document banal,
et nous ne nous y méprenons guère. Mais l’agrandissement des sceaux, des monnaies, des amulettes, des
figurines, crée de véritables arts fictifs. » Ibid, p.96.
Avec l’expérience cybernétique du musée de Mossoul, ce sont les systèmes de représentation
et les modes d’appréhension des œuvres qui se trouvent modifiés. Les œuvres réelles
numérisées appartiennent désormais au pan des œuvres virtuelles, et c’est cette virtualisation
qui légitime leur parité voire même leur amalgame. Le projet Mossoul crée, en fait, une
expérience inédite dans la lecture des œuvres du musée ruiné en les rapprochant entre elles
mais ce qu’il se retrouve inapte à restituer c’est l’émotion ressentie devant l’œuvre réelle.
L’œuvre dématérialisée est en effet privée de sa présence objectale mais aussi d’une part de
son sens qui ne peut être accessible qu’en ayant contact avec l’œuvre réelle. Le contact de
l’original suscite l’émotion, le rapport à la copie est ce qui permet seulement de construire une
connaissance. C’est ainsi que le substitut numérique comme prolongement de la réalité
accroisse le risque de dissolution du musée exposé à une perte d’aura.
Une grande part des œuvres du musée de Mossoul ne nous est transmise et donc n’existe que
grâce à la photographie (les images photographiques sont obtenues après le lancement du
« crowdsourcing » qui consiste à un appel à contribution des internautes disposant de photos
des œuvres du musée) qui lui permet d’entrer au musée virtuel. Certes, assiste-t-on à une
transformation des modalités de la réception des œuvres photographiées étant donné que le
rapport photographique dématérialisé se substitue au rapport direct avec l’œuvre. Le musée
auquel on a affaire sera donc, selon le vœu de Malraux, un Musée Imaginaire différent du
musée traditionnel dans son mode d’être et dans sa présentation des œuvres.
Comme preuve de l’existence de l’œuvre, constat de sa présence à un certain moment dans un
certain lieu, la photographie répond à la doctrine de Barthes, celle du « ça a été ». C’est donc
un principe d’attestation qui lie photographie et œuvres d’art au sein de l’esthétique de
l’enregistrement : la photo certifie, authentifie. Au moins pour le sens commun, la
photographie ne peut pas mentir car elle satisfait ce besoin à la fois latent et insistant de voir
pour croire. La photographie, dans ce sens, est censée nous montrer l’œuvre qui a vraiment eu
lieu comme si nous assistions à son exposition au musée réel. Elle nous offre ce don
d’ubiquité car nous serions dans cet autre lieu, au cours de cet autre temps qui ont vraiment
existé mais où nous n’étions peut-être guère. Nous sommes certes conscients de tous les codes
qui animent la photographie mais l’illusionnisme du miroir photographique ne cesse
d’engendrer en nous un sentiment de réalité incontournable duquel on n’arrive pas à nous
nous débarrasser. La notion de « genèse automatique »15 chère à Bazin correspond ici à l’idée
15
« Cette genèse automatique a bouleversé radicalement la psychologie de l’image. L’objectivité de la
photographie lui confère une puissance de crédibilité absente de toute œuvre picturale. Quelles que soient les
objections de notre esprit critique, nous sommes obligés de croire à l’existence de l’objet représenté. [...] La
photographie bénéficie d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction », « Ontologie de l’image
photographique » (1945), in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1975, t. 1, p. 11-19.
du « message sans code »16 de Barthes. Mais que transmet la photographie ? Quel est le
contenu des messages qu’elle émet ? L’ambiguïté que génère la photographie est due à la
nature de l’image indiciaire dotée d’une certaine authenticité car elle est strictement
déterminée par son référent : elle est trace d’un réel. La situation est embarrassante devant
cette inquiétante étrangeté : une image index qui émane donc littéralement de son référent
mais qui engendre en nous une volonté pressante de déchiffrer les codes d’un message dit
« sans code ».
Photographier est trancher dans le vif pour perpétuer la mort, interrompre le temps pour
éterniser l’instant. On a ainsi affaire à un jeu qui paraît essentiellement paradoxal car n’a-t-on
pas besoin de faire disparaître l’œuvre / référent, « la tuer » pour la sauver de la disparition,
faire pétrifier l’instant pour le conserver, le préserver de la perte ? Mais n’aura-t-on pas ainsi
affaire à une autre sorte de perte ? Car le référent, l’œuvre photographiée ne perdra-t-elle pas
ses caractéristiques intrinsèques, puisqu’on la traitera désormais en tant que souvenir d’une
œuvre disparue irrémédiablement et non pas comme une œuvre réellement présente ?
La photo renvoie-t-elle l’œuvre / référent aux oubliettes en la transformant en un simple
souvenir ? Car l’œuvre ne s’affiche-t-elle pas pour disparaître en modifiant son mode
d’existence : d’une œuvre littérale à une œuvre photographiée et dématérialisée ?
La mémoire photographique, le souvenir visualisé n’est-il pas uniquement le souvenir d’une
portion d’espace-temps sélectionnée ? Tout cet autre flux temporel de l’œuvre telle qu’elle
existait dans le musée réel de Mossoul n’est-il pas hors de notre atteinte car il reste non
photographié, non figurant dans cet écran du souvenir que présente la photo ? Et, ce souvenir
en tant qu’écran sélectif ne risque-t-il pas de devenir, dans certains cas, un oubli ?
Une temporalité s’érige contre une autre. Le moment isolé par le geste du déclic quitte le
temps réel, chronique et évolutif, celui de l’œuvre réelle et rejoint une autre temporalité figée,
infinie. C’est une temporalité symbolique, une temporalité de la représentation.
Le déclic, ce geste qui paraît a priori d’une banalité imposante est à vrai dire à l’origine de
maintes métamorphoses majeures qui peuvent affecter les œuvres du musée de Mossoul. Ces
dernières risquent de passer du pan de la réalité vers celui du souvenir, quitter ainsi l’habituel
16
« Le paradoxe photographique, ce serait alors la coexistence de deux messages, l’un sans code (ce serait
l’analogue photographique), et l’autre à code (ce serait l’« art », ou le traitement, ou l’« écriture », ou la
rhétorique de la photographie) ; structurellement, le paradoxe n’est évidemment pas la collusion d’un message
dénoté et d’un message connoté : c’est là le statut probablement fatal de toutes les communications de masse ;
c’est que le message connoté (ou codé) se développe ici à partir d’un message sans code. Ce paradoxe
structurel coïncide avec un paradoxe éthique : lorsqu’on veut être « neutre, objectif », on s’efforce de copier
minutieusement le réel, comme si l’ana logique était un facteur de résistance à l’investissement des valeurs
(c’est du moins la définition du « réalisme » esthétique) : comment donc la photographie peut-elle être à la fois
« objective » et « investie », naturelle et culturelle ? ». BARTHES, Roland. L’obvie et l’obtus. essais critiques 3,
Paris : Editions du Seuil, 1982, pp.12-13.
pour rejoindre le particulier mais surtout franchir, irréductiblement, la continuité du réel vers
le perpétuel de la fiction et de la représentation photographique.
En rendant meilleures les conditions d’accès à l’œuvre, le musée virtuel de Mossoul visualisé
via l’écran se fait une entrave à l’expérimentation directe. Quand la relation physique établie
avec le musée/lieu se décline c’est aussi une part de la relation à l’art qui succombe. La visite
virtuelle s’effectue en temps réel mais qui prive l’approche de l’art d’une expérience de
l’espace-temps réel relatif à l’art. Le temps réel qu’offre Internet est en effet différent du
temps réel de l’art ; si le premier appartient au commun des mortels, le second a attrait au
temps de la fiction artistique vécue dans une situation effective.
Dans un espace fictif et en un temps réel, le visiteur accède aux œuvres du musée virtuel. Son
expérience est éloignée de l’espace-temps du musée réel. L’espace est déterritorialisé, le
temps est dématérialisé, l’œuvre est évanescente. L’espace, le temps et l’œuvre appartiennent
désormais à un même monde, le monde fictif de la virtualité.

2- La technologie qui prime :

Les technologies permettant la diffusion des œuvres d’art au sein du musée virtuel de
Mossoul sont une modification du mode de présentation de l’œuvre aussi bien qu’une
transformation de son contenu. Ces technologies mobilisées prônent-elles une facilité
d’utilisation qui se pratique au détriment de la réflexion esthétique ? La facilité de navigation
est-elle une banalisation de l’art auquel se superposent des dispositifs numériques
normalement utilisés pour le visualiser? Une confusion ne se crée-t-elle pas entre les
technologies numériques en tant que moyen pour montrer l’œuvre et l’œuvre elle-même
numérisée ? Ou est-ce-que l’aisance d’utilisation des moyens multimédia n’est que facilitation
des processus de participation active de la part des visiteurs ? En passant de l’in-situ à l’in-
visu, l’expérimentation de l’œuvre se trouve-t-elle améliorée ou bousculée par des obstacles la
privant de l’approche directe ? Cette catégorie de musées virtuels est-elle ce qui change le
mode de diffusion des œuvres d’art ou ce qui touche à leur essence ?
Comme deuxième conséquence de la monstration des œuvres du musée de Mossoul via
Internet, on aura donc une technologie qui prime sur l’œuvre. En usant du réseau internet
comme moyen de diffusion, le discours de la massification parie sur la technologie plutôt que
sur l’œuvre. Ce sont, en fait, les moyens favorisant la monstration qui l’emportent sur l’œuvre
censée être montrée. Il s’agit d’une monstration de la monstration ou c’est l’exposition qui se
surexpose pour que le plus important coïncide au niveau de l’interactivité conçue par les
designers des Web musées et que les internautes suivent pour accéder à l’œuvre plutôt qu’à
l’œuvre elle-même. C’est l’efficience de la technologie qui prévaut sur la pertinence de
l’œuvre. Dans ce sens, internet n’est pas conçue seulement comme un espace de diffusion
mais surtout de communication, de partage et d’échange.
Les hyperliens créent une dynamisation innovante faisant de l’acte de l’appropriation des
savoirs une nouvelle expérience qui n’est pas sans rappeler celle de la navigation sur internet
où les utilisateurs ne font souvent que survoler les connaissances sans les digérer. En fait, les
hyperliens comptent plus entant que dynamique qu’entend qu’innovation dans le mode de
lecture de l’œuvre d’art en misant sur les moyens qui servent à l’approche beaucoup plus que
sur l’approche elle-même. La visite du musée est ainsi ce qui repose sur une logique de
l’utilité beaucoup plus que sur celle de l’expérience esthétique et les internautes sont des
usagers de l’art plutôt que des intéressés.
Pour cette cause, le musée virtuel de Mossoul peut être considéré comme un musée qui
propose une expérience perceptive appauvrie loin d’être à l’origine d’une réflexion critique
car il se veut un musée prolongeant la pratique informatique habituelle des internautes sans
être le fruit d’une muséographie pragmatique créant un espace discursif singulier qui se
focalise sur l’œuvre aussi bien que sur l’espace muséal qui la contient.
L’air nouveau, relatif aux technologies retentissantes, qui circule dans le domaine de l’art
entraine avec lui des nouveautés censées être enrichissantes dans l’élargissement du territoire
des collections et de leur réceptivité. La massification résultante est, en revanche, considérée
comme une politique qui parie sur la puissance technologique beaucoup plus que sur la
puissance de l’œuvre. Quand l’élargissement insinue la dilution et sont abolis les confins et
bousculées les entraves, tout devient tolérable. Serait-ce une utopie démocratique que prône la
virtualisation du musée ? Ou est-ce une pseudo démocratisation qui emmêle et brouille tout ?
L’élargissement se fait dilution et la dilution mène à une massification qui engendre, de sa
part, un art informe, insaisissable, un art sans définition où le public équivaut le non-public,
où l’initié côtoie le profane et où le patrimoine se superpose à l’art pour aboutir à une
malheureuse osmose.
La prolifération contemporaine des musées ne correspond pas à une nostalgie du musée
aliénant et asphyxiant par l’excès d’inventorisation qui dévitalise les œuvres. L’essor du
musée est plutôt le produit d’une institution prise d’assaut par le public. La vigilance est donc
de mise entre une fréquentation massive et une fréquentation démocratique d’un musée qui
tente de concurrencer les parcs d’attraction en termes de taux des visiteurs car c’est la logique
du divertissement qui risque de prendre le coup et de convertir le musée en un parc à vocation
culturelle. Si les discours militants de la démocratisation ont la valeur de l’art comme point de
mire, l’accès à la culture via Internet parie plutôt sur la puissance des moyens technologiques
permettant cet accès démocratique prôné aux productions culturelles. L’approche du musée
virtuel de Mossoul doit donc englober une étude sociétale des nouvelles technologies, des
nouvelles pratiques qu’elles engendrent et s’étendre pour inclure une approche de leurs
répercussions sur la perception, et sur l’essence de l’art.
La virtualisation et la reconfiguration du musée de Mossoul en termes de démocratisation
déterritorialisante sont à la fois opportunité et menace. Une nouvelle ampleur incontrôlable
affilie une audience potentielle croissante dans une démocratisation à l’épreuve de la
banalisation voire même de la massification. La création du musée virtuel de Mossoul se fait
ainsi à la fois démocratisation et banalisation, propagation et massification.

IV- De la scénographie muséale à l’épreuve de la virtualité :

Définir le musée comme un espace signifiant à construire, c’est dépasser son acceptation
archaïque comme un cabinet de curiosités rassemblant un tout hétéroclite pour satisfaire une
soif au savoir. A la connaissance s’ajoute la quête d’une jouissance, celle qu’un public
acquiert lors de sa déambulation dans l’espace muséal qui, loin de ses données
topographiques, ne peut qu’être envisagé comme un dispositif de communication purement
discursif. Marcher, s’arrêter, s’approcher, s’éloigner, voir, lire, toucher, discuter, réfléchir,
comparer… c’est un voyage qu’effectue le visiteur du musée. « Quand, naguère, l’exposition
trouvait ses caractéristiques dans le musée qui la montait, aujourd’hui c’est bien davantage
l’exposition qui peut donner au musée son caractère emblématique »17.
En prenant forme, la mise en espace des œuvres d’art fait sens et l’exposition s’érige comme
média développant un langage adressé au public. Grâce à l’exposition, promue en média, la
sensibilité se trouve réhabilitée. Couleurs, lumières, cadres, socles, cimaises, sons, éléments
architecturaux… sont des outils de contextualisation cherchant à susciter les émotions du
public centrées sur le parcours pour étayer celles concernant l’œuvre.
La propension à compter l’exposition comme média est ce qu’on doit à Jean Davallon d’après
son texte « Pourquoi considérer l’exposition comme un média  ? »18. Selon l’auteur, est média,
tout moyen d’échange considéré comme « fait communicationnel » capable de dialoguer sans

17
POULOT, Dominique. Musée et muséologie. Paris : La Découverte, 2005, p. 16.
18
DAVALLON, Jean. « Pourquoi considérer l’exposition comme un média ? », in Médiamorphoses, n° 9,
novembre 2003, p. 26.
pour autant s’inscrire dans le verbal. Au sens de Davallon, l’exposition est un média car elle
est un lieu19 où des effets naissent des échanges et où la communication est outil de
scénographie mobilisée pour réhabiliter la sensibilité qu’on puisse avoir du musée. Selon
Davallon « Une exposition est avant tout un objet issu de la mise en œuvre d’une technique.
Elle est un artefact. A ce titre, elle répond donc à une intention, c’est-à-dire à un but ou à une
volonté, de produire un effet. La chose est difficile à nier. Toute la question est de savoir ce
qui est visé par cette intention ou, si on veut, quelle est la fonction assignée à l’exposition »20.

Profonde est la signification que génère la scénographie dans le discours de l’exposition, elle
est selon J.-P. Laurent « une affaire d’intelligence mais aussi de coeur et d’imagination. C’est
une chaleur qu’il convient de faire partager »21. Ce discours ne peut pas donc se limiter à un
assemblage d’œuvres car l’exposition s’étend à une expérimentation de l’espace qu’elle
ordonne22. La scénographie de l’espace muséal ayant pris un nouvel élan depuis les années 70
est encore à reconsidérer avec l’avènement des nouvelles technologies et c’est à la conversion
que l’exposition s’adonne que doit être dédiée une réflexion critique sur les rouages de la
scénographie contemporaine. Si elle présente un enrichissement de l’offre artistique, la
virtualisation des musées ne manque pas de leur nuire en aplatissant leur scénographie. C’est
pour cela que la stratégie adoptée par les responsables du Louvre, par exemple, a refusé son
affiliation dans le projet culturel de Google Art Project qu’ils considèrent comme inutile et
nuisible. Selon une conseillère d’Aurélie Flippetti ministre de la culture et de la
communication en France : « Il y a un risque de constituer un You Tube des musées, avec des
produits d’appel en tête de gondole. La scénographie est plate. L’approche consumériste, pas

19
Le média est un « lieu d’interaction entre le récepteur et les objets, images, etc […] » et un « lieu de
production de discours social » DAVALLON, Jean. L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et de
médiation symbolique. Paris : L’Harmattan, « Communication » 1999, p.233.
20
Ibid, p.9.
21
LAURENT, J.-P. Le musée, espace du temps, in Vagues : anthologie de la nouvelle muséologie, (Desvallées,
A. dir.), Lyon , 1994, p.35.
22
« En effet, d’un côté, nous l’avons vu, il s’agit bien d’un agencement matériel dont les caractéristiques
techniques déterminent la relation qui pourra s’établir entre les visiteurs et ce qui est présenté. A ceci près que
la médiatisation correspond ici à l’organisation de l’espace même où se trouve la chose à découvrir, à
apprécier, à connaitre, et dans lequel pénètre le récepteur. Il ne faudrait pas croire cependant que cette forme
minimale de médiatisation est pour autant transparente. Comme dans les autres médias, la transparence reste
un effet de la médiatisation elle-même. La simple « disposition » des choses dans l’espace oriente le visiteur
tant d’un point de vue pratique (comment entrer en relation, comment se « brancher ») que conceptuel,
puisqu’elle confère forcément une signification à ce qui est présenté. Agencement matériel et organisation
conceptuelle sont indissolublement liés dans le fait de prendre en charge le visiteur, de s’adresser à lui. Et c’est
cet usage d’un agencement technique en vue de la réception de quelque chose par quelqu’un qui me semble un
des aspects constitutifs d’un média. » Ibid, pp. 36-37.
scientifique. Cela explique sans doute les réticences du Louvre, qui n’a pas rejoint le projet.
Il n’y a que 8 musées publics dans le Google Art Projet »23.
La réflexion sur l’espace comme langage, recherchée par les scénographes se résume
généralement en une banale mise en circulation de connaissances quand l’affaire se rapporte
au musée virtuel assumant la fonction de médiation des savoirs qui se fait par le biais d’une
mise en structure formelle de la perception. Le musée en ligne de Mossoul, par exemple,
favorise le sens de la découverte au détriment d’une expérience esthétique de la
contemplation. Dans ce sens, les designers de Web mettent en œuvre plusieurs outils pour
appréhender les œuvres comme les hyperliens, les icônes interactives, les rubriques
ergonomiques créant une dynamique attractive qui permet de collecter les informations avec
une méthode innovante et ludique ne tenant pas essentiellement compte de l’expérience
esthétique. L’œuvre numérisée s’affilie désormais dans un dispositif multimédia la faisant
occuper l’espace et la durée d’une manière libre qui l’éloigne des œuvres classiques achevées
et la rapprochent de la catégorie des expériences qui se dérobent chemin faisant.
Les images suivantes sont des captures d’écran où figurent quelques œuvres telles qu’elles se
présentent dans le musée virtuel de Mossoul. Ce musée présente la possibilité de voir la même
œuvre de différents points de vue comme dans l’exemple de la sculpture du lion de AL-LAT
et ceci est un point fort du musée surtout que les images sont présentées en très haute
définition ce qui permet à l’internaute de zoomer sur des détails qui se montrent d’une façon
qu’une loupe n’aurait pas pu offrir lors d’une visite réelle du musée physique. Ce qu’on peut
constater aussi dans ces captures d’écran c’est le détachement total des œuvres par rapport
aux fonds qui se présentent en un noir uni ou en une panoplie de couleurs. Ceci fait que la
relation entre les œuvres et l’espace qui les contient soit totalement anéantie et que toute
scénographie muséale soit dénigrée.
Ce qu’on peut déduire est que le musée virtuel de Mossoul s’affiche comme un catalogue mis
en ligne ou comme une visite à 360° des salles d’un musée sans manifester la moindre mise
en scène des œuvres exposées ce qui contredit toute définition du musée
se voulant un espace discursif par excellence où sont présentées des œuvres d’art.

LES ECHOS. Dans les entrailles du musée virtuel de Google. [en ligne]. (modifié en mars 2014)
23

Disponible sur :< http://www.lesechos.fr/04/03/2014/lesechos.fr/0203351718219_dans-les-entrailles-


du-musee-virtuel-de-google.htm (Consulté le 09/04/2017)
Captures d’écran d’après le site https://projectmosul.org/gallery

Le musée virtuel de Mossoul comme espace de conservation où les œuvres sont répertoriées
selon une logique de la documentation s’éloigne du musée comme exposition et espace de
langage. Pour qu’il ait son sens en une plénitude approuvée, le musée est un espace où se
conjugue le souci de la conservation à celui de l’exposition. Quand la conservation est
certifiée, ce sont les œuvres qui gagnent de leur persistance. Il s’agit certes d’une persistance
particulière car ces œuvres n’existent plus de la même manière au sein du musée virtuel mais
l’essentiel c’est qu’elles demeurent. Le musée, quant à lui, se dissipe pour toujours. Avec le
musée virtuel de Mossoul c’est l’espace muséal qui s’éclipse en deux occasions ; la première
lorsque le musée perd sa présence physique et la seconde quand la mise en espace des œuvres
se trouve réduite à ce qu’elle a de plus rudimentaire.
Le musée virtuel est, à ne pas oublier, un musée et l’exposition préfigure avant tout comme
œuvre. Nulle perversité ici ; quand un musée virtuel ignore toute muséographie et dénigre
l’exposition comme média, est-il lieu de parler de ce musée virtuel entant que musée ?
L’espace virtuel mis en ligne n’est-il que catalogue et stratégie de publication de l’art ? Le
musée virtuel n’est-il qu’un pas en arrière faisant retourner le musée à la conception de
laquelle il émane et de laquelle il s’est affranchi ; celle du cabinet des curiosités ? Le projet du
musée virtuel de Mossoul, est-il alors une nouvelle tentative de muséalisation ou une
inscription du musée dans un patrimoine humain ? Ce musée virtuel est-il une tentative pour
pérenniser l’art ou de le convertir en un patrimoine dénué de sa valeur esthétique intrinsèque ?
Le projet du musée virtuel de Mossoul est un projet sophistiqué sur le plan technologique
mais qui ne peut pas quand même être considéré comme un espace remplissant toutes les
fonctions muséales normalement attendues d’un musée. En effet, ce projet visualise l’art en
usant de moyens numériques de pointe sans pourtant développer les possibilités du média
scénographique. La scénographie est plate et banale, elle fait du musée virtuel un produit
consommable, qui est loin d’être le résultat d’une approche scientifique de ce qu’est la
muséographie. Le souci majeur des concepteurs du projet Mossoul se résume à restituer la
collection détruite sans concevoir l’espace muséal contenant comme un espace qui contribue à
la construction du sens de ces œuvres et de l’expérience esthétique vécue. Si elle émane d’une
noble cause de préservation d’un patrimoine humain, la dissociation des œuvres de leur
espace contenant reflète une incompréhension du sens de la muséologie ne pouvant être limité
à un entassement d’œuvres d’art dans un espace quelconque.
Si la scénographie est comptée parmi les conditions essentielles de la mise en place de
l’exposition considérée, elle, comme l’une des missions majeures d’un musée,
l’anéantissement de l’exposition rendue une marginalité muséographique n’est à vrai dire que
marginalisation du musée lui-même.

Conclusion :
Avec l’invasion du numérique pour tous les détails de notre vie, il n’est guère étonnant que les
musées usent des nouvelles technologies pour communiquer leurs collections au public. La
virtualisation est une stratégie que suit le musée pour rendre plus efficace la publication de ses
contenus ; or, le musée virtuel n’atteint pas toujours le seuil des attentes de ses utilisateurs. Le
musée virtuel de Mossoul est un exemple flagrant témoignant que la virtualisation est loin
d’être un simple déplacement d’un lieu vers un autre ou du musée réel comme lieu vers ce
non-lieu que présente le réseau internet mais on est dans la nécessité de traiter l’impact du lieu
de l’exposition sur son essence.
Les changements qui ont touché le musée de Mossoul dans sa version virtuelle ne se résument
pas aux modes de conservation des œuvres et aux conditions de leur mise en vue, mais la
mutation majeure est celle qui affecte le statut même du musée. Il faudrait ici faire la
différence entre l’accès à l’art et les circonstances relatives à son assimilation pour pouvoir
comprendre les rouages des discours célébrant le triomphe des musées contemporains qui
s’opposent à ces autres discours sonnant l’alerte de la démuséalisation.

Il s’avère indéniable que l’expérience numérique de muséalisation demande de revisiter les


pratiques et les enjeux muséographiques usés et un changement important est à réfléchir. La
mise en espace des œuvres dans le contexte numérique est différente de celle qui s’effectue
dans le milieu réel et c’est pour cela qu’elle nécessite la mobilisation de méthodes
muséographiques qui lui soient appropriées et qui œuvrent de concert avec les outils
technologiques.

Bibliographie :
- BARTHES, Roland. L’obvie et l’obtus. Essais critiques 3, Paris : Editions du Seuil,
1982.
- CHIROLLET, Jean-Claude. L'art dématérialisé: reproduction numérique et
argentique. Bruxelles : Editions Mardaga, 2008.
- DAGOGNET, François. Le musée sans fin. Seyssel : Champ Vallon, 1984.
- DAVALLON, Jean. L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et de
médiation symbolique. Paris : L’Harmattan, « Communication », 1999.
- MALRAUX, André. Le Musée Imaginaire. Paris : Gallimard, 1965.
- POULOT, Dominique. Musée et muséologie. Paris : La Découverte, 2005
- POULOT, Dominique. Patrimoine et modernité. Paris : L’Harmattan, 1998
- SANTOS, Milton. La Nature de l'espace : Techniques et temps, raison et émotion.
Paris : L'Harmattan, 1997.

Webographie :
- AZIMI, Roxana. Les musées face aux risques terroristes.  [en ligne]. (modifié le 26
mars 2015) Disponible sur :< https://www.lemonde.fr/arts/article/2015/03/27/les-
musees-face-au-risqueterroriste_4602762_1655012.html>
- LES ECHOS. Dans les entrailles du musée virtuel de Google. [en ligne]. (modifié en
mars 2014) Disponible sur :<
http://www.lesechos.fr/04/03/2014/lesechos.fr/0203351718219_dans-les-entrailles-du-
musee-virtuel-de-google.htm
- VINCENT, Matthew. Rekrei. [en ligne]. Disponible sur :<
https://projectmosul.org/press>

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