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Seuils de l’image :

La photographie au carrefour des disciplines

Ouvrage collectif

Textes réunis et introduits par :

Yosra ZAGHDEN

2019
Comité scientifique :

- Fetah BENAMEUR, Maître de conférences, université de Sfax


- Mondher MTIBAA, Maître de conférences, université de Sfax
Sommaire

Avant-propos……………………………………………………………...……………..…5

Photographie et autobiographie : Interaction entre le lisible qui fait voir et le visible


qui narre…………….……………………………………….............................………….15
Wiem BENMOALLEM

Photographie et réalité augmentée : Une pratique de l’hybridation……………….... 39


Roya ZAGHDEN

La photographie de mode au-delà de ses frontières……………………….………….. 55


Naourez BEN HAMMOUDA

Le photomontage à l’épreuve de la psychanalyse…………………………………..…. 85


Sonia BEN ARAB

L’art de la photographie et l’interdisciplinarité en partage : coopérer pour


innover?..................................................................................................................... 107
Basma HNANA

"Manger à l’œil" : la photographie à l’épreuve du culinaire………………….……. 129


Raoudha BEN ARAB MOALLA

La pratique photographique à l’aune du pictural et du patrimonial……………...…149


Nadia HMANI MEJRI
Avant-propos

Face aux bifurcations considérables que connait la pratique photographique


aujourd‘hui, on est amené à dépasser la conception la limitant à l‘appareil de la
camera obscura produisant des images, pour l‘envisager comme un dispositif qui
induit une articulation des procédés techniques de la photographie avec divers
paramètres d‘ordre cognitif, social, psychologique, philosophique, politique,
littéraire…

La photographie appelle, en fait, à aller au-delà de la stricte approche


iconographique la réduisant à l‘image qu‘elle engendre pour questionner
l‘ontologie d‘un signe photographique ayant de multiples facettes. Cette
multiplicité due, en une grande part, à la bifurcation des implications
photographiques, touche un large champ d‘usages et d‘enjeux qui se rapportent au
climat d‘interdisciplinarité favorisé à l‘ère contemporaine.

La pratique de la photographie contemporaine désormais ouverte sur le


champ interdisciplinaire connait une extension d‘ordres formel et sémiotique qui
contredit la stricte conception moderne voyant en elle une pure production
indicielle. La porosité des limites – entre la photographie et d‘autres disciplines –
revendiquée par la pensée postmoderne est plutôt ce qui rend possible à chaque
pratique de se confronter à l‘altérité des codes sémiotiques de son partenaire. Il
s‘agit d‘envisager la photographie au sein d‘une étude transversale qui la traite
comme une forme d‘art loin d‘être autonome ; c‘est-à-dire comme une pratique qui
n‘acquiert sa plénitude que grâce aux recoupements qu‘elle tolère avec les autres
formes d‘art et à la perméabilité des frontières entre les différentes pratiques
artistiques et extra-artistiques qu‘elle croise.

La déviation que connait l‘histoire de la photographie lors de son passage


de ses origines modernes vers ses aboutissements contemporains, la répercute
comme une sorte de discipline dotée d‘un caractère paradoxal d‘autonomie et

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d‘hétéronomie, de disciplinarité et d‘interdisciplinarité. C‘est son ouverture sur
d‘autres disciplines qui fait de la photographie un véritable lieu carrefour devenu
incapable de dessiner ses contours qui s‘engagent dans une quête
d‘entrecroisements potentiels. Plus qu‘une création soumise à la logique
interdisciplinaire, la photographie peut être définie comme une incontestable
structure carrefour, un lieu de rencontre. Cette catégorie de photographie qui
s‘adonne au champ interdisciplinaire se veut une forme de création ouverte qui
tente de trouver dans les diverses disciplines avec lesquelles elle collabore, de
nouvelles pistes pour réactualiser ses propres enjeux et usages.

L‘interdisciplinarité sous-entend la collaboration qui implique que chaque


discipline se décale par rapport à elle-même pour pouvoir englober les expériences
et les savoirs de l‘autre et qu‘elle se dé-identifie tout en gardant sa propre identité.
Se créent donc de nouveaux territoires émergeant grâce à un double mouvement
d‘identification et de dé-identification. Ces nouveaux territoires sont à vrai dire de
nouvelles façons d‘aborder ses propres limites et des occasions qui se présentent
afin d‘explorer le terrain de l‘autre et de lui permettre de conquérir son propre
espace d‘action dans une sorte de déplacements réciproques.
L‘interdisciplinarité implique une création transversale favorisée grâce au
passage entre plusieurs disciplines de différents domaines et de différentes natures.
Ce passage que la photographie s‘aventure à parcourir, s‘effectue par un
mouvement complexe qui induit à la fois la fragmentation et l‘unification, le
morcellement et le fusionnement. L‘œuvre produite par l‘approche transversale est
une unité formée d‘éléments hétérogènes et disparates confrontés puis conciliés
pour pouvoir coexister dans une seule et même directive. C‘est dans ce sens que
l‘interdisciplinarité signifie la jonction aussi bien que la disjonction puisque les
limites sont visualisées pour souligner l‘union et, en même temps, pour ponctuer la
désarticulation d‘une œuvre photographique où la photographie n‘est pas la seule
génératrice du sens.
Face à la pluralité accrue des migrations photographiques, et face à
l‘éclosion grandissante d'œuvres interartistiques, on ne peut que mettre sur la

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sellette les enjeux qui émanent de ces créations. Si les réflexions touchant la scène
artistique contemporaine imprégnée par l‘esprit de l‘ouverture interdisciplinaire
sont assez abondantes, force est de constater que la photographie envisagée au sein
d‘une approche interartistique est peu abordée. C‘est alors pour questionner les
seuils de l‘image photographique qu‘un ensemble de chercheurs se sont réunis dans
cet ouvrage collectif traitant de la photographie en tant qu‘objet théorique qui
redessine ses propres frontières en les avançant comme des interfaces le reliant
avec diverses disciplines. A travers une panoplie de dix articles écrits en français et
en arabe, la réflexion théorique amorcée dans cet ouvrage tente de dégager les
problématiques relatives à la nature interdisciplinaire qui a imprégné la pratique
photographique ayant modifié ses stratégies esthétiques et réactualisé sa portée
conceptuelle.

- « Photographie et autobiographie : interaction entre le lisible qui fait


voir et le visible qui narre » est un article de la chercheuse Wiem
BENMOALLEM où elle aborde les croisements disciplinaires ayant lieu entre la
photographie et l‘autobiographie. Ces croisements permettent, selon la vision de
l‘auteure, une interversion des intérêts et des fonctions faisant que le lisible
s‘empare du rôle de faire voir et que le visible arrive à narrer.

L‘article propose une étude des mécanismes de « la reconstruction de


l‟image de soi et de son identité » qui se font via différentes formes de productions
autobiographiques usant le médium photographique selon diverses modalités. La
rencontre du photographique et du scriptural est notamment ressortie dans des
dispositifs photolittéraires prenant la forme de livres d‘artistes photographiques,
d‘enregistrements audio et vidéo qui proposent des autofictions, où raconter
l‘histoire de soi ne se dévoile pas comme ce qu‘il y a de plus sincère et véridique.
En fait, la photographie qui rencontre la narration littéraire dans l‘œuvre de Le
Gac, comme l‘a montrée l‘auteure, truque et ment lorsqu‘elle « retrace une scène
crédible » visant à « convaincre le spectateur ».
Les œuvres de Cindy Sherman, de Boltanski, de Beuys et de tant d‘autres
artistes ont été convoquées pour expliciter, dans une première partie de l‘article, les
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enjeux de l‘autobiographie comme une quête identitaire entre la réalité et la fiction
qui se fait via la pratique photographique. Le second chapitre de l‘article est
consacré à l‘étude des articulations entre texte et image au sein de cette pratique
qui se veut interdisciplinaire par excellence.

-C‘est aux implications de la réalité augmentée sur l‘image


photographique que la chercheuse Roya ZAGHDEN consacre son article
«Photographie et réalité augmentée : Une pratique de l’hybridation ». A cette
ère contemporaine où la techno-science informatique fait preuve d‘hégémonie, la
technologie de la RA use de l‘image photographique ; ceci appelle la chercheuse à
traiter de l‘incidence des TIC sur la pratique photographique.

Tout en garantissant sa place au sein des technologies de pointe, la


photographie persiste à s‘attacher à son rôle d‘enregistrement qui atteste d‘une
création artistique. La photographie favorise la combinaison du réel et du virtuel
afin de permettre au public de réagir en un temps réel et d‘une manière interactive,
mais, en fin de comptes elle n‘est qu‘une simple capture d‘écran, une photo-
souvenir qui enregistre une œuvre d‘art. Cette catégorie d‘image photographique
n‘est pas alors l‘œuvre d‘art mais elle est son enregistrement : c‘est ce qui pousse
la chercheuse à questionner les caractéristiques de cette image ayant un statut
ambigu.

-La chercheuse Naourez BEN HAMMOUDA, dans son article intitulé


« La photographie de mode au-delà de ses frontières… », traite de la
photographie qu‘elle considère comme « poreuse » et « dynamique ». Il s‘agit
d‘une photographie qui, selon son vœu « s‟empare de tout et de rien » et qui
s‘ouvre, en l‘occurrence sur le domaine de la mode non seulement dans le cadre de
la variation de ses référents pris en images mais surtout en étant « une figuration du
social dans toutes ses interactions et ses illusions, dans ses mythes comme dans ses
réalités et ses problématiques ».

Si la mode a interpelé le médium photographique dès son invention, ce


n‘était pas selon la chercheuse dans le strict but commercial de « faire vendre »
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mais plutôt aussi dans celui de « faire rêver ». C‘est dans ce sens qu‘elle
appréhende la discipline photographique dans son rapport au marketing, à la
sociologie et à la pratique artistique en misant sur les implications de la pratique
interdisciplinaire qui explique la profusion de la photographie de mode échappant
aux formes établies.

-Dans « Le photomontage à l’épreuve de la psychanalyse », article de la


chercheuse Sonia BEN ARAB, il s‘agit de décortiquer les modalités de rencontres
entre photographie et psychanalyse. L‘auteure mène une réflexion qui « se charge
de dévoiler les ambiguïtés des discours et parle ainsi à l‟insu du médium
photographique, dans son inattention, dans son inconscient ». Une détection des
manifestations du modèle psychanalytique au sein de la production plastique à
caractère photographique était alors mise en œuvre dans une approche qui s‘est
appuyée sur un cadre théorique puisant ses sources dans les propos de Freud, de
W.Benjamin et de Lazlö Moholy-Nagy. L‘approche théorique proposée a servi de
tremplin pour l‘expérience auto-poïétique menée par l‘auteure-artiste réservant une
grande importance à l‘ouverture de ses photomontages sur la psychanalyse en tant
qu‘une discipline qui l‘engage dans une expérience de l‘altérité, de l‘hors de soi
effectuée lors du croisement d‘une discipline autre.

La mutualisation des pratiques qui se fait au sein d‘un art se pratiquant


sous le sceau de l‘interdisciplinarité ne peut qu‘engendrer un empiètement de sens.
Cette mutualisation a confronté l‘auteure-artiste à une forte hésitation qui a rendu
difficile l‘inauguration de l‘acte créateur sous le poids d‘implications purement
psychologiques. S‘il s‘avère difficile d‘œuvrer en étant hanté par cette hésitation, la
meilleure solution de se mettre en acte ne serait-elle pas de mettre en œuvre cette
même hésitation ? La logique interdisciplinaire était, d‘ici, à la fois résistance et
hésitation, réduction et fermentation de l‘acte créateur.
-« L’art de la photographie et l’interdisciplinarité en partage :
coopérer pour innover? » est l‘intitulé de l‘article de la chercheuse Besma
HNANA qui explique l‘apport de la conception interdisciplinaire quand celle-ci
se rapporte à la pratique photographique profitant du vent nouveau que lui
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insuffle l‘industrie du numérique. « A la croisée d‟une pluralité de disciplines, la
photographie est devenue porteuse d‟enjeux esthétiques majeurs et a tiré profit de
plusieurs nouveautés techniques dans l'optique, la chimie, la mécanique jusqu'à
l'électronique et l'informatique », mentionne l‘auteure insistant sur les nouvelles
perspectives esthétiques d‘une photographie qui s‘expose à d‘autres disciplines
la faisant, par l‘occasion, manipuler diverses techniques innovantes.

Traitant de l‘impact des nouvelles techniques sur la photographie en tant


que discipline ouverte sur les aléas des autres spécialités, cet article propose
comme enjeu principal de « faire l‟expérimentation de la dynamique de
l‟évolution de ce système technique s‟il est en collaboration avec la dynamique
interdisciplinaire qui ne cesse de s‟accroitre au cours du temps, en faveur de la
création artistique ». Il s‘agit, en fait, d‘avancer une dynamique plutôt que
d‘analyser un résultat quand l‘affaire se rapporte au progrès technologique
caractérisé par son évolution incessante.

-« Manger à l’œil" : la photographie à l’épreuve du culinaire », est un


article où la chercheuse Raoudha BEN ARAB, emprunte à l‘exposition
« Manger à l‘œil » (Marseille, septembre 2018) la métaphore d‘un œil qui
mange faisant ainsi allusion à un mets appelant le regard au-delà des papilles
gustatives qu‘il est censé remuer. C‘est à la photographie culinaire comme
pratique favorisant le croisement de la discipline photographique et de la
spécialité culinaire que s‘intéresse cet article avançant la thèse qu‘une telle
photographie n‘est pas un simple enregistrement d‘un repas transformé en
souvenir.

L‘article se consacre à l‘étude de la photographie culinaire comme


pratique interdisciplinaire émergeante afin de détecter ses débuts, suivre son
évolution et marquer ses dénouements. Il ne s‘agit pas, pourtant, de se cantonner
d‘une histoire de la photographie culinaire ; une étude de ses enjeux reliés à ses
manifestations est plutôt ce qui a été mis en œuvre. Sont alors ressorties les
valeurs sociales reliées aux pratiques alimentaires considérées comme des

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dimensions culturelles par excellence. La représentation du manger dans l‘art en
général et plus spécifiquement en photographie est considérée par l‘auteure
comme l‘émanation du « sérieux de cet acte » ne pouvant être envisagé en
dehors de ses implications culturelles.

L‘enjeu culturel détecté dans la photographie culinaire est ce qui mène la


chercheuse à traiter cette catégorie de création comme une représentation
évolutive et susceptible d‘adopter, sous le sceau de l‘interdisciplinarité, les
élargissements conceptuels qui la mènent aux frontières du virtuel et du
socialement partagé.

-Dans son article intitulé « La pratique photographique à l’aune du


pictural et du patrimonial », la chercheuse Nadia HMANI aborde « la valeur du
document photographique » dans sa relation avec le patrimoine. Dans ce contexte,
elle envisage la photographie comme facteur de « réappropriation urbaine » qui
œuvre dans le but de la mise en valeur de l‘héritage national.
L‘auteure propose une lecture d‘une approche auto-poïétique où le
photographique côtoie le pictural pour dépoussiérer un héritage qui commence à
perdre son éclat. C‘est alors au croisement interdisciplinaire entre photographie,
peinture et patrimoine que se situe cette étude proposant une image hybride, une
sorte de photographie picturale qui occulte « une série d‟oppositions
(intérieur/extérieur, concave/convexe, dégagé/écrasé, signifié/signifiant,…) » pour
façonner une image « qui n‟est ni une imitation, ni une fantaisie mais qui passe
plutôt par le circuit du discours ». L‘image à caractère complexe que façonne
l‘artiste-auteure n‘a de présence qu‘au sein du discours interdisciplinaire qui
l‘avance, elle-même, comme un discours mis en image.

- Dans son article intitulé « ‫املشهد الفوثوغزافي بتونس ومشارف‬

‫»املعاصزة‬, le chercheur Fetah BEN AMEUR traite de la pratique photographique

qui a conquis la scène artistique tunisienne à l‘époque contemporaine. Le premier


volet de l‘article est consacré à une enquête historique traitant des premiers

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balbutiements de la photographie en Tunisie, de ses manifestations, des précurseurs
l‘ayant mise en œuvre et de son évolution jusqu‘à la révolution du peuple en 2011.
L‘auteur parle d‘une « révolution des objectifs » parallèle à cette autre révolution
du jasmin. Il s‘agit d‘une révolution digne d‘intérêt car elle a levé le voile sur une
réalité en ébullition et sur les soucis d‘un peuple en mutation. C‘est pour cela qu‘il
invite à reconsidérer une image accusée de trahison et à lui accorder plus de
confiance après le rôle qu‘elle a joué en documentant les agitations du peuple avec
une vision qui doit beaucoup à la plasticité.
Au carrefour de l‘artistique, du social et du politique, la photographie en
Tunisie se fraye un nouveau chemin qui la fait dépasser ses propres limites
techniques pour s‘ouvrir sur le quotidien palpitant et le personnel frémissant. C‘est
ainsi que l‘auteur traite de la photographie au cœur des problématiques
contemporaines de la création tunisienne.

- « ‫جماليات التصويز الفوثوغزافي من خالل عينات من التجارب‬

‫» الذاثية‬ est un article du chercheur Mondher MTIBAA qui évoque son

imprégnation par son environnement politique et socioculturel aussi bien que par
son entourage naturel à travers des exemples de sa pratique photographique
personnelle.
L‘auteur propose, en l‘occurrence, la création de ce qu‘il appelle « une
nouvelle réalité » qui se loge hors du commun. Il s‘agit de la création d‘images qui
interprètent le réel pour appeler, elles aussi, une interprétation qui scrute leurs
dimensions plastiques et conceptuelles.
L‘auteur compte beaucoup, dans cette approche auto-poïétique, sur la
subtilité de son regard plasticien capable d‘extraire à partir du réel, des recoins
inédits qu‘un regard profane ne remarque pas malgré leur omniprésence imposante.
C‘est au sein de l‘installation photographique créée par l‘artiste que
l‘image photographique s‘ouvre sur le champ interdisciplinaire et appelle des
lectures de différents spécialistes évoqués au sein de l‘article.

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- La chercheuse Nour KAMOUN traite dans son article intitulé

« ‫الحداثة‬ ‫ »الفوثوغزافيا التشكيلية في عالقتها بالتصويزي في فترة ما بعد‬de la


relation entre la photographie plasticienne avec la picturalité à l‘ère post-moderne.
La chercheuse s‘attarde sur les concepts du « photographique » et du « pictural »
pour faire la distinction entre une « photographie des photographes » et une
« photographie des artistes ». Cette distinction est ce qui permet à la photographie
de dépasser ses limites techniques conventionnelles pour s‘ouvrir sur le champ de
la picturalité donnant des occasions créatives inédites. L‘auteure s‘appuie, par
suite, sur une panoplie d‘exemples de la pratique artistique contemporaine pour
énumérer les différents recoupements pouvant avoir lieu entre la photographie et
les approches picturales.

Les études réunies dans cet ouvrage s‘adonnent à aborder la pratique


photographique dans le cadre interdisciplinaire que lui a imposé le contexte
contemporain. Des approches théoriques et des expériences auto-poïétiques sont
proposées dans une tentative de contourner la thématique ô combien ramifiée de
l‘interdisciplinarité. Les auteurs se sont, en fait, alignés à aborder la discipline
photographique à l‘aune d‘une logique interdisciplinaire qui la fait subir un double
mouvement de ramification et de croisement lors de leur quête à scruter les seuils
d‘une image photographique située au carrefour des disciplines.

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PHOTOGRAPHIE ET AUTOBIOGRAPHIE :

INTERACTION ENTRE LE LISIBLE QUI FAIT VOIR ET LE


VISIBLE QUI NARRE

Wiem BENMOALLEM

A l‘ère des réseaux sociaux, de l‘univers numérique qui a conquis le


royaume des images, du flux incessant de messages visuels et audiovisuels qui
inondent notre environnement le plus immédiat, la notion de vie privée cesse
pratiquement d‘exister. De plus en plus volontiers, les gens partagent des détails de
leur vie, même les plus intimes. Les émissions de téléréalité et les confessions
publiques captivent des milliers d‘auditeurs et de téléspectateurs. Quant à la
création littéraire, ce sont les écrits biographiques et autobiographiques qui
suscitent le plus d‘intérêt parmi les lecteurs contemporains. Par ailleurs, le récit
n‘est pas le procédé le plus adapté pour décrire une vie. On atteste aujourd‘hui à
une écriture de soi qui peut être combinée avec la photographie. La jonction de
l‘écrit et de la photographie au sein d‘un texte autobiographique a intéressé aussi
bien des plasticiens, des hommes de lettres que des hommes d‘images. La formule
a fait florès dans des champs divers, de façon qu‘elle se présente comme la matière
d‘une forme de brouillage des domaines traditionnellement institués. En effet, à
l‘époque contemporaine, les discours autobiographiques ne cessent de surprendre
le public non seulement grâce à la « subjectivité déclarée1 » de la représentation,
mais aussi grâce à ce que permet le pouvoir de se raconter de diversité d‘approches
créatives et interprétatives.

Le présent article se situe dans l‘étude de la reconstruction de l‘image de


soi et de son identité faite à travers des formes d‘expression autobiographique qui
incorporent, sous formes variées, l‘image photographique. L‘interaction entre le

1
Madeleine Ouellette-Michalska, Autofiction et dévoilement de soi, Essai, Montréal, XYZ éditeur,
coll. Documents, 2007, p. 13.
15
pictural et le scriptural donne une nouvelle dimension, voire une nouvelle
signification à ce type de création qui se veut de plus en plus souvent
interdisciplinaire. En fait, l‘intérêt est accordé notamment aux recherches des
artistes contemporains qui viennent interroger le dispositif photolittéraire dans leur
quête identitaire. Afin de comprendre la position de la photographie au sein de ces
différentes pistes autobiographiques, il est nécessaire de s‘interroger, tout d‘abord,
sur les propriétés représentationnelles de ce médium et se pencher sur son rapport à
la mémoire et à l‘écriture de soi. La jonction de ces composants qui sont
incontournables pour mener un voyage vers soi dans les créations
autobiographiques contemporaines semble, à première vue, simplifier le processus
de la représentation. Néanmoins, en réalité, cela ne le rend-il pas encore plus
complexe ?

1- L’autobiographie : une quête identitaire entre la réalité


et la fiction

Entreprendre un voyage vers soi qui « révèle l‟homme à lui-même…»1 ,


selon Georges Jacquemin, n‘est à aucun niveau ordinaire ou traditionnel. C‘est de
là que l‘encre coule d‘un autobiographe pour noircir maintes pages constituant son
histoire de vie. C‘est là aussi que réside la source où un artiste puise sa créativité et
ses idées pour reformuler en arts son être intérieur, son Moi. En effet,
l‘exceptionnalité de ce voyage se manifeste, par excellence, dans la structure
cyclique du circuit qui « part du Moi pour revenir, enrichi d‟autres espaces et
d‟autres temps, au Moi »2. C‘est donc, si l‘on peut dire, un aller-retour au Moi.
Mais, d‘abord, qu‘est-ce qui permet la révélation de Moi ? Quelle est la forme
autobiographique capable «d‟épouser les contours flous du moi que le sujet doit
dire »3.

1
Georges Jacquemin, Marguerite Yourcenar : Qui suis-je ?, Ed. La Manufacture, Lyon, 1985, p. 85.
2
Elena Real Ramos, « Le voyage dans l‟œuvre narrative de Marguerite Yourcenar», in
MargueriteYourcenar. Une écriture de la mémoire. Actes du colloque international «Marguerite
Yourcenar» qui s‘est déroulé à l‘Université de Tours en mai 1985. Textes réunis par Jean-Pierre et
Castellani Daniel Leuwers, Sud, hors-série, 1990, pp. 197-209 (surtout p. 206).
3
J.-Ph.Miraux, (1996), L‟autobiographie. Écriture de soi et sincérité, Nathan, Paris, 1996, p. 7.
16
L'autobiographie, comme son nom l'indique 1 , consiste à relater les
péripéties de la vie d'une personne consignées par soi-même. Dans ses ouvrages
théoriques fondateurs, L‟autobiographie en France et Le pacte autobiographique,
Philippe Lejeune propose un modèle-type de l‘autobiographie qui se révèle à partir
de critères principaux : l‘autobiographie est un « récit rétrospectif en prose que
quelqu‟un fait de sa propre existence quand il met l‟accent principal sur sa vie
individuelle, en particulier sur l‟histoire de sa personnalité »2. Lejeune constate
que cette forme d‘écriture a une longue tradition, car ses origines remontent au
XVIIIe siècle en Angleterre, en conquérant ultérieurement toute l‘Europe. C‘est
dès que l‘expérience personnelle prend une place si importante dans la création
littéraire, la popularité des récits de soi n‘a cessé de croître. Or, « la valeur
historique de ce genre n‟est pas en cause ici, mais bien son aspect esthétique :
l‟autobiographie a une forte puissance de suggestion d‟authenticité, du fait que
l‟auteur soit en quelque sorte intégré dans l‟œuvre. »3. Selon Lejeune, dans ce type
de discours où l‘auteur s‘identifie à la fois au narrateur et au protagoniste, le lecteur
doit être au courant de cette corrélation pour que « le pacte autobiographique»4
puisse être instauré. Toutefois, l‘interaction du lecteur avec le récit de soi a été
affectée de façon considérable par l‘inventivité au sein de la création
autobiographique.

En effet, ce genre de création qui s‘inspire de la vie personnelle ou, plutôt,


qui vise à la dépeindre, fait preuve d‘une inventivité époustouflante et connaît
aujourd‘hui des inclusions enrichissant, et/ou transgressant (délibérément ou non)
les normes génériques que propose le modèle de Lejeune. L‘autobiographie
contemporaine insère souvent des éléments appartenant à différents autres modes
d‘expression, ce qui engendre l‘expansion de ce genre et procrée une grande
diversité d‘approches.

1
L‘autobiographie consiste à écrire (graphein en grec), sa vie (bios), soi-même (auto).
2
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 14.
3
Etienne Souriau, Vocabulaire d‟esthétique, Quadrige / Presses Universitaires de France, Paris, 1999,
p.254.
4
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 24.
17
L‘état de foisonnement qui caractérise le type d‘écriture autobiographique
a été bien diagnostiqué par Julie Le Blanc : « l‟on ne manque pas d‟appellations
pour désigner les nombreux sous-genres autobiographiques qui foisonnent dans la
littérature depuis de nombreuses décennies : littérature personnelle ou intime,
témoignages autobiographiques, récits de soi, littérature du moi, histoires de vie,
documents vécus. Nombreuses sont les catégories qui, dans l‟histoire de la
littérature, désignent ce que l‟on nomme communément l‟écriture
autobiographique : journal, autobiographie, carnet, mémoires, souvenirs,
confessions, récit épistolaire »1.

Cependant, l‘autobiographie n‘est pas uniquement l‘affaire des littéraires.


Des artistes contemporains l‘ont adapté aussi à leurs différentes formes
d‘expression. La période charnière de cette nouvelle forme de récit de soi se situe
dans les années soixante-dix.

A l‘ère des images (photographiques, vidéographiques, de synthèse…), la


révélation du "moi" connaît une véritable expansion. A travers le prisme de la
photographie, Christian Boltanski et Jean Le Gac mettent en scène leurs vies, dans
des reconstitutions de faux souvenirs d‘enfance et des fragments de récits
autobiographiques illustrés2. Et c‘est au cours de cette période artistique radicale
(notamment à la fin des années soixante-dix) que Roland Barthes, Hervé Guibert et
Sophie Calle nous présentent des œuvres auto-narratives instituant la possibilité
d‘un "genre" photo-narratif hybride et cristallisant ce nouveau rapport, non
seulement entre récit et image, mais entre récit de soi et image de soi.

« La propension de nombreux artistes contemporains à faire de leur vie la


matière de leurs œuvres s‟accompagne d‟une référence à l‟autobiographie

1
Julie LeBlanc, « Introduction – écritures autobiographiques », L‘autobiographique, Toronto, Ed
Trintexte, 2006-2007, vol.1, p. 7.
2
Déjà en 1964, à l‘ARC, Musée d‘Art Moderne de la Ville de Paris, une première exposition avait mis
en scène les « mythologies quotidiennes », puissamment marquées par l‘esthétique du Pop‘art. En
1977, une deuxième édition est proposée dans les mêmes lieux, avec une forte présence des peintres
de la figuration narrative.

18
littéraire ou à "l‟autofiction" »1. En fait, ce procédé, qui s‘avère tellement naturel,
permet à l‘écriture de soi d‘être versatile et unique. Quoique, « texte et image sont
deux matériaux hétérogènes, et qu‟il n‟y a pas d‟équivalence, et encore moins
d‟identité, entre l‟un et l‟autre »2, comme le constate Véronique Montémont. Il
faudrait donc s‘interroger sur cette jonction entre les mots et les images qui parait
dans certains cas, indispensable pour les créations d‘ordre autobiographique. En
l‘occurrence, il serait important de savoir d‘où vient cette présomption que la
photographie et le texte s‘allient puissamment, se conjuguent et se supportent
puissamment, malgré tout ce qui les différencie ?

En général, il nous faut des mots pour pouvoir démêler le contenu saisi sur
les images, et des images pour pouvoir révéler ce qui ne peut être exprimé que
partiellement par la langue. Or, cette observation ne nous semble pas, d‘emblée,
quelque peu simpliste, surtout si la photographie sera considérée « beaucoup plus
qu‟une illustration : médiation de soi à soi, elle reconstruit, véritablement, un
monde »3.

Certes, il est assez évident que les photos et les mots se nourrissent les uns
les autres. Ils entretiennent un rapport de complémentarité. Cependant, « nul
besoin d‟une coprésence de l‟image et du texte pour que ce phénomène existe »4.
Mais quant à l‘interdépendance du pictural et du scriptural dans le discours
autobiographique, cette complémentarité acquiert également un autre sens, car ces
deux moyens de langage ont noué une relation spéciale. Texte et photo partagent
un matériau commun : l‘histoire individuelle. L‘un comme l‘autre est un
témoignage de vie. C‘est pourquoi, si on veut dépeindre une existence dans toute
son intégralité et intégrité, la jonction au sein de ces deux modes d‘expression
semble assez logique, tout à fait légitime, voire quasiment obligatoire.

1
Danièle Méaux, et Jean-Bernard Vray, Traces photographiques, traces autobiographiques,
Publications de l‘Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 2004, op. cit., p. 10.
2
Véronique Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », Le français d‘aujourd‘hui,
vol 2, no 161, 2008, p. 44.
3
Ibid., p. 46.
4
Martine Joly, Introduction à l‟analyse de l‟image, Nathan, Paris, 1993, p.106.
19
En outre, la prise des photos et la rédaction des récits de soi sont souvent
des procédés de lutte contre l‘oubli et l‘anéantissement.

En vue de revisiter et revivre le passé, certains se sont attelés à sauvegarder


leurs souvenirs qui sont d‘une importance cruciale dans leur découverte identitaire.
La mémoire fournit donc aux autobiographes du matériau interprétatif dont ils se
servent pour une meilleure connaissance de soi. D‘après JeanYves Tadié « la
fonction de la mémoire est de nous permettre de nous reconnaître en tant qu‟être
unique qui a existé et continue d‟exister. C‟est notre mémoire qui unifie notre
personnalité (…) » 1 . En effet, le dispositif de la mémoire est mobilisé non
seulement pour la conservation fidèle d‘un passé significatif, mais aussi pour
conditionner le présent et façonner le futur d‘un individu : « ce que nous percevons
du monde extérieur se transforme dans notre cerveau en sensations et impressions,
qui vont sans cesse constituer nos souvenirs, mais aussi modifier, réagencer, ceux
que nous possédions déjà. Ils sont la base de notre personnalité, de notre
imagination, de notre esprit créateur (…) »2. Dans la plupart des cas, une telle
scrutation rétrospective conduit à une perception renouvelée de soi.

Par crainte de perdre la mémoire et par la suite le monde et le fil même de


la vie, plusieurs artistes-autobiographes optent pour enregistrer ce qu‘ils
cherchaient désespérément à retenir. Certains finissent par ne plus saisir le monde
qu‘à travers les objectifs de leurs appareils photographiques ou de leurs
enregistrements audio et vidéo. La préoccupation essentielle de Jonas Mekas, par
exemple, est de disposer au spectateur-auditeur une exposition de sa vie et du
monde qui l‘entoure au moyen de l‘expression de sons et d‘images dans des
formats nouveaux et inédits. « J‟ai donc gravité autour des aspects personnels et
privés de la vie, de ma propre vie, de la vie de mes amis, en me tenant à l‟écart des
grands événements thématiques, dramatiques, psychologiques, politiques, etc.
L‟agitation du monde »3, exprimait Mekas. Il propose avec le livre d'artiste « A
Pétrarque » (date de publication : avril 2009), un journal intime rétrospectif,
1
Jean-Yves Tadiéet Marc Tadié, Sens de la mémoire, Gallimard, Paris,1999, p. 10-11.
2
Ibid., p. 295.
3
http://www.galeriedujour.com/expositions/0259_jonasmekas/jonasmekas_communique_francais.pdf
20
insérant un CD d'une pièce sonore inédite. Il nous convie à regarder autant qu'à
écouter une traversée autobiographique à partir de ses archives personnelles. Il
s‘agit d‘un geste double, il inclut une pièce sonore sur CD, conçue dans le cadre de
l'Atelier de Création Radiophonique de France Culture, qu'il poursuit à travers les
pages dans l'espace du livre par des dessins, photos et textes dédiés au poète
Pétrarque.

Jonas Mekas, A pétrarque, aux éditions DIS VOIR, Collection ZAGZIG dirigée par
Philippe Langlois & Frank Smith. Format 165X215 / Photos: 53 couleurs + 1 CD audio inclus /
Pages : 96.

Des pages de Petrarca /CD + livre

A l‘instar de Jonas Mekas, Jean Le Gac injecte des éléments de son histoire
personnelle dans son œuvre. À plusieurs reprises, il s‘est comparé à un archéologue
en remuant« le passé pour comprendre le présent»1. Tout le travail de Le Gac est
tissé de reprises et d‘échos qui retracent la vie de l‘artiste à travers des
combinaisons de plusieurs moyens d‘expression. « Je pense et ressens par la

1
Jean Le Gac, « Le carnet », in La Chasse au trésor de Jean Le Gac, RMN, Paris, 2007, ouvrage non
paginé.
21
peinture – l‟œil, la main, la matière – images, photos, bribes de textes, objets mixés
ensemble. Une sorte d‟opéra à mon échelle » 1 , confie Le Gac. Malgré cette
hétérogénéité, l‘artiste inscrit une forme de continuité entre ses travaux en s‘y
mettant en scène. La plus grande partie des œuvres de Jean Le Gac s‘organisent
autour de la figure protéiforme du peintre où se brouille les pistes
autobiographiques et autofictionnelles. Par le biais de la photographie, Le Gac
prête souvent son apparence à ce personnage récurrent qui est tout à la fois unique
et multiple, fictif et gorgée de « graphèmes » puisés de la vie même de l‘artiste.
L‘usage de la photographie fonctionne couramment comme argument d‘existence ;
sa nature indicielle2 en fait la garante de l‘authenticité de ce qu‘elle représente. On
s‘attend donc à ce que, lors de son jonction avec les mots au sein d‘un récit, le
cliché agisse comme témoignage de véridiction, qu‘il réalise un ancrage dans le
réel (et ce, notamment quand la création est d‘aspect biographique). Or, chez Le
Gac, il se pourrait que la photographie devienne une forme d‘une inéluctable virée
face à la réalité. Ses images, le plus souvent, ternes et floues, qui sont réalisées
normalement pour immortaliser un moment, retracer une scène crédible et bien
évidemment pour convaincre le spectateur, n‘acquièrent l‘intérêt qu‘à leur
articulation avec les mots. Elles se trouvent détournées en des dispositifs
complexes où le sens se perd dans une atmosphère d‘irréalité et d‘ambiguïté qui
imprègne les fragments de vécu de cet artiste. Se situer à mi-chemin entre la fable
et l‘autobiographie pour suggérer un itinéraire personnel, place Le Gac à proximité
d‘artistes qui exploitent diverses manières d‘autofictions pour se "façonner" une
identité d‘ordre artistique. Ils se sont pris comme "sujet" de leurs œuvres pour se
créer un destin, engendrer une autre représentation de soi, et ce, en nouant une
« fiction d‘événements et de faits strictement réels » comme l‘exprime Serge
Doubrovsky3, celui qui a baptisé ce genre. L‘invention d‘autobiographies, d‘alter

1
Jean Le Gac, in Evelyne Artaud, L‟Atelier de Jean Le Gac, Edition Thalia, Paris, 2010, p. 26.
2
Voir, entre autres, Roland Barthes, la Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du
Cinéma/Gallimard/Seuil, 1980.
3
Serge Doubrovsky, est un auteur assimilé par la critique au courant nommé « autofictif » dans, entre
autres, Fils (Galilée, 1977), Le livre brisé (Grasset, 1989), Un homme de passage (Grasset, 2011).
22
ego, de pseudonymes, voire de « mythologies personnelles »1 … est devenue une
pratique habituelle chez Gérard Gasiorowski2, Christian Boltanski, Joseph Beuys,...

L'œuvre de Joseph Beuys est qualifiée comme l'œuvre la plus


autobiographique de l'art d‘après-guerre, elle est également considérée comme une
autofiction permettant d'articuler les différents éléments qui la composent avec un
caractère métaphorique. Beuys utilise sa créativité, ses symboles, ses actions pour
édifier une "mythologie individuelle", à vocation thérapeutique qui le mènera à la
liberté.

Joseph Beuys, I like america and america likes me, circa 1975.
Quatre pages de photos. Signé en haut à droite sur l'une des pages. 35,5 × 55,5 cm.

Christian Boltanski a œuvré toute sa vie à manipuler les documents


photographiques qui renferment la notion de preuve. Mais, ce qui préoccupe
Boltanski, c‘est bien cette question de l‘identité du sujet-artiste. Si la photographie
lui a permis de se montrer, c‘était pour mieux travailler son image d‘artiste.
Boltanski recourt au médium photographique pour nous livrer une autobiographie
authentique et artistique. L‘authenticité prendrait, ainsi, une valeur différente qui

1
Harald Szeemann, l‘organisateur de la Documenta 5 de Kassel qui regroupait des artistes mêlés d'art
populaire ou d'Art brut, a employé en1972 le terme de « mythologie personnelle » pour désigner des
pratiques qui naissent du quotidien, mais qui étaient surélevées au rang de croyance, de nouvelles
mythologies.
2
Gérard Gasiorowski s‘est fabriqué une identité artistique en marge de l‘académisme contemporain.
L‘autofiction chez cet artiste a été un opérateur de transfert, lui permettant de puiser aux tréfonds de
son être. Il s‘est détaché de son œuvre et a entrepris un voyage en lui-même pour pouvoir assumer son
identité artistique.

23
n‘exige pas a priori une reproduction d‘une préalable réalité, mais surtout qu‘elle
produise la vérité propre de l‘artiste qui serait prête à tout, même au mensonge.

« Plus que toute autre, la photographie de Christian Boltanski montre ce


qui est faux, ou partiel, parcellaire, ou mensonger. Banal, stéréotypique, sans
consistance, susceptible de s‟affaisser, de se défaire. De se diluer dans la masse.
Ici la précarité du moi n‟est pas le signe d‟une fragilité à défendre, mais l‟indice
d‟une essentielle inconsistance- qui est interchangeable à l‟infini. »1

L'album de la famille -1939-1964


150 photographies noir et blanc encadrées de fer blanc, chaque étreuve 22x30 cm

«J‟ai toujours fait une équivalence entre un vêtement usagé, un nom, une
photographie de quelqu‟un ou maintenant, un battement de Cœur. C‟est un objet
qui renvoie à un sujet absent. Il y a eu quelqu‟un.

La photographie ne m'intéresse pas en tant que telle mais en tant que


mémoire d‟humain.»2

Boltanski révèle à travers l‘échange indifférencié des visages et des


histoires, une sorte de mythologie du singulier, du subjectif. Les images deviennent
ainsi « suffisamment imprécises pour qu‟elles soient les plus communes possible,
des images floues sur lesquelles le spectateur peut broder. »3

1
Dominique Baqué, La photographie plasticienne, un art paradoxal, Paris, Editions du Regard, 1998,
p. 267.
2
http://www.ladilettantelle.com/article-boltanski-christian-1944-124466967.html
3
Ibid., p. 268.
24
Christian Boltanski, Le Lycée Chases, 1987.
Dans ce recueil, Boltanski propose une série de photos de jeunes lycéens
représentant la classe de terminale d‘un lycée privé juif à Vienne en 1931. Ces
images ont été agrandies au point de les rendre floues et grenues, ce qui a pour
effet d‘évoquer des corps en décomposition.

Et c‘est sur le modèle de l‘album de famille qu‘était créé l‘Album


photographique de Christian Boltanski 1948-1956 qui rassemblait vingt-deux
clichés d‘une présumée enfance, rejouée avec humour par l‘artiste à l‘âge adulte,
suivis de légendes manuscrites à la première personne. Les scènes ressuscitées
renvoyaient aux vues d‘enfance de tout un chacun ; de sorte qu‘il s‘agissait moins

25
de la quête d‘une identité singulière qu‘à l‘approche d‘une image stéréotypée de
l‘enfance en général.

Christian Boltanski, L'Album photographique de Christian Boltanski, 1948-1956.


Cindy Sherman interrogent les codes régissant ordinairement les discours
autobiographiques, ainsi que le pouvoir de conviction de la photographie. Même si
elle est identifiable dans chaque photographie, derrière « la substantielle
consistance derrière l‟accident des situations, le fatras des poses et des
grimages »1, l‘artiste propose un moi fictif. Douglas Crimp déclare à son sujet
que : « (Les photographies) utilisent l‟art non pas pour révéler le vrai moi de
l‟artiste, mais pour montrer le moi comme une construction imaginaire. Il n‟y a
pas de vraie Cindy Sherman dans ces photographies : il n‟y a que les apparences
qu‟elle assume. »2

Cindy Sherman Untitled #153, 1985, photographie cibachrome, 170.8 x125.7cm.

1
Dominique Baqué, op.cit., p. 266.
2
Ibid.
26
De son côté, Hubert Renard 1 considère la fiction comme un outil très
efficace pour penser l‘art, la reproduction, l‘histoire, l‘archive, son identité
d‘artiste. Il déclare : « J‟aime l‟ambiguïté, pas pour elle-même, mais pour
s‟interroger sur la légitimité, la pertinence, le sens d‟une proposition. Mon travail
est bien réel, c‟est son sujet, son motif, qui est fiction » 2 . Il envisage par la
réécriture de l‘histoire à développer une réalité fictionnelle, lui donner une
crédibilité historique et lui permettre une existence matérielle. Hubert Renard
documente le travail d‘un Hubert Renard fictif, dont les productions et les
expositions sont médiatisées par l‘artiste avec un décalage d‘environ dix ans.

Hubert Renard,L’Exposition du bonheur (triptyque).Exposition, Nantes, Bretagne


Finance Investissement, 1989- (Hubert Renard, Paris-1999). Textes de Jean Dessabons et
Alain Farfall (12) p., illustrations noir et couleurs, dépliant central 3 volets, 25cm.

Sur le sujet d‘utiliser l‘art comme artifice au profit de projets identitaires,


Sophie Calle mène sa réflexion sur l‘autobiographie d‘une manière narrative
autofictionnelle et ludique. A travers « Une valise ludique »3, elle évoque son vécu

1
Hubert Renard est un artiste majeur du livre d‘artiste. Il produit des pratiques choisissant l‘archivage
et cherchant à rendre réelle une fiction. Son rôle consiste à simuler des situations artistiques, à
bousculer les notions d‘originalité et de reproductibilité, à présenter des modes de production des
objets d‘art en l‘absence même de ces objets. C‘est un processus par lequel l‘artiste s‘intéresse non de
l‘œuvre, mais de son contexte : la photographie documentaire, l‘architecture muséale, l‘article de
presse, le catalogue d‘exposition, etc.
2
Jérôme Dupeyrat, « Entretien avec Hubert Renard », in Entretiens - Perspectives contemporaines sur
les publications d‘artistes, Ed : Incertain Sens, Coll "Grise", vol.5, Rennes, 2017, p. 66.

3
La valise contient, outre la reproduction photographique au format A2 du « Faux mariage », un
matériel diversifié et complet pour appréhender son parcours artistique, susceptible de compléter
27
en jouant sur l‘ambiguïté des vrais-faux documents. Elle passe par un faux-moi
pour tromper le spectateur et lui fait croire à l‘authenticité de ses documents : récits
et images erronés, mais qui finalement permettent la révélation de son « moi ».

Documents du contenu de la valise :

L’agenda-classeur La reproduction du Faux Mariage

Nous remarquons ainsi que dans le but de représenter une existence


hétéroclite et unique, chaque artiste-autobiographe (quoi qu‘il tende davantage
dans sa création, soit vers le domaine littéraire ou artistique) conduit son
expression du « moi » dans une quête inédite accordée à sa personnalité, son
imagination et son esprit créateur.

l‘étude de l‘autobiographie au collège et au lycée. Des planches reproduisant des œuvres de Sophie
Calle, DVD du film de l‘artiste, DVD du documentaire conçu pour elle, des coffrets (Doubles-jeux,
Les Dormeurs, Où et quand ?), des livres, un agenda-classeur contenant une bibliographie sélective,
des extraits d‘articles et de textes divers consacrés à l‘artiste,…
28
2- Rencontre du visible et du lisible dans le cadre d’un
discours autobiographique

La combinaison de la photographie avec d‘autres formes d‘expression


mène à des conceptions hybrides et polystratifiées. C‘est « (…) la manière dont le
texte annexe ces images issues de différentes sources, pour les intégrer à un
dispositif d‟identification »1 qui définit le caractère et la signification de l‘œuvre.

L‘articulation entre le texte et les éléments picturaux n‘est pas toujours si


simple. L‘interaction constante entre ces moyens enrichit sans doute le discours
autobiographique, mais à la fois et contrairement à ce que l‘on peut penser,
complique le processus de la représentation, ainsi que l‘agencement, la lecture et la
réception de l‘œuvre. Car il s‘agit d‘une corrélation assez intense qui sous-entend
une métamorphose mutuelle. En effet, « les images engendrent des mots qui
engendrent des images dans un mouvement sans fin »2 de façon à ce que « les
images changent les textes donc, mais les textes, à leur tour, changent les
images »3, comme le constate Martine Joly. C‘est pourquoi le sens généré d‘une
représentation qui repose sur ces deux moyens d‘expression ne doit pas
inéluctablement rendre compte de l‘état réel. En fait, l‘image de soi créée dans le
processus de l‘écriture peut être arrangée, ou même maniée, de la même façon que
celle prise par un appareil photo. Par ailleurs, les photographies et les images
mentales analysées et développées lors d‘une narration de soi deviennent un
matériau autobiographique à valeur inestimable et unique. Ce rattachement du
visuel et de l‘écrit permet à l‘autobiographe d‘approfondir la réflexion sur soi, et
conduit à des créations qui surprennent non seulement par leurs structurations
formelles, mais aussi par ce qu‘elles divulguent ainsi que par leur résonance et leur
impact sur le lecteur.

Prendre connaissance d‘un ensemble composé de textes et de


photographies ne peut être assimilé à une activité de lecture ordinaire. Lorsqu‘il

1
Véronique Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 46.
2
Martine Joly, op. cit., p.106.
3
Ibid., p.115.
29
consulte l‘œuvre, le récepteur commence sans doute par laisser son regard errer
dans l‘espace imagé. Par le biais des images photographiques, l‘autobiographe
invite le lecteur à voir certaines scènes, endroits, visages,… à plonger son regard
dans sa vie un peu plus que ne le permettent les mots. Il lui accorde la possibilité
d‘en être le témoin. Et ce n‘est probablement que dans un second temps que ce
lecteur se rend à un examen plus ordonné en suivant de continuelles sautes du
régime visuel au régime textuel, du lisible au visible.

Chaque médium de représentation rebondit en une exploration de l‘autre.


La friction des deux langages au sein de l‘œuvre complique l‘exercice de la
réception en le soumettant à une certaine dysrythmie : alors que l‘image est l‘objet
d‘une perception assez rapide, le texte nécessite une appréhension linéaire qui
requiert plus de temps. A la liberté du regard recueillant quelques détails des
images photographiques, s‘oppose l‘avancée ordonnée le long de la chaîne verbale.
La présence des clichés brise la dynamique d‘une lecture continue. Le récepteur
doit constamment changer de modalité de lecture. Il réalise d‘incessants va-et-
vient, examinant sur les images ce que le texte exprime à leur sujet, inspectant les
mots pour savoir comment ils prennent en compte les photographies.

Dans le cas de certaines œuvres contemporaines qui présentent des formes


narratives complexes (telles que certains exemples évoqués antérieurement), le
lecteur-spectateur se trouve continuellement pris à contre-pied en oscillant entre
autobiographie et fiction : certains éléments tendent à prouver la véracité du récit,
tandis que d‘autres témoignent de son inauthenticité ; ébranlé par les perpétuels
démentis que lui inflige le dispositif élaboré par le créateur, le lecteur-spectateur se
mue en une sorte de détective qui traque les traces susceptibles de lui permettre de
se prononcer sur l‘authenticité (ou non) des faits ; néanmoins, l‘enquête s‘avère
complexe.

En revanche, même au niveau des discours narratifs qui se veulent


"véridiques" et en proximité avec la réalité, on pourrait supputer que celui qui
appréhende un dispositif mixte, a plus de travail à effectuer que celui qui lit un

30
texte simple ou qui perçoit une image seule. Il doit s‘assurer de la cohésion des
éléments constitutifs du rendu autobiographique. Le constat d‘un manque
d‘adhérence entre les mots et les images (même si ces derniers n‘entrent pas
réellement en contradiction) peut venir éveiller le sentiment de suspicion et
compromettre gravement la confiance du lecteur-spectateur. En d‘autres termes,
une autobiographie, qui en elle-même aurait pu être crédible, peut se trouver, par
l‘absence de liens suffisants entre le texte et les clichés, fragilisée, voire même
minée : force est de signaler l‘importance de ce qui se passe dans l‘interstice entre
les mots et les photographies.

En effet, le rapport texte/image est complexe, tout comme la lecture et la


réception de l‘œuvre autobiographique qui insère des photos. Les interactions entre
les photographies et l‘écriture de soi sont de différents ordres.

D‘après Danièle Méaux, « entre les clichés et les mots, il est des décalages
et des contrepoints ludiques, des mises en perspective ironiques qui amènent le
lecteur à interroger avec suspicion le fonctionnement du texte comme celui de
l‟image (…)» 1 . Néanmoins, elle explique que c‘est possible aussi de repérer
certaines parallèles dans l‘utilisation de l‘image photographique au sein d‘un texte
autobiographique : « Dans certains récits rétrospectifs, la photographie est
présentée comme pièce à conviction, label d‟authenticité ou encore source
d‟information sur le passé. (…) Mais le plus souvent, l‟empreinte photochimique se
révèle décevante, insuffisante et précaire ; elle contribue surtout, semble-t-il, par
sa nature à traduire une forme d‟aimantation vers le passé, de dynamique de
remontée vers l‟origine. »2

Avec ou sans commentaire les images photographiques, insérées dans un


contexte autobiographique, dont la qualité apparente est l‘authenticité des faits
racontés, n‘ajoutent pas uniquement la dimension documentaire ou référentielle.
Elles peuvent ne pas dévoiler ou expliquer leur sens entier. Elles gardent un peu de

1
Danièle Méaux, et Jean-Bernard Vray, op. cit., p. 10.
2
Ibid.
31
leur mystère. C‘est pourquoi elles apparaissent en même temps avec une mémoire
souvent sélective, comme la source d‘« une déformation supplémentaire »1.

Au lieu de conforter leur capacité respective à dépeindre le réel, la jonction


de l‘écrit et de la photographie semble plutôt la mettre en question. Le récit se
caractérise par un progrès logique, des événements relatés avec un lien causal,
tandis que « l‟instantanéité inhérente à l‟acte photographique » 2 provoque un
éclatement de l‘écrit et fragmente la représentation de soi. Les mots retrouvent
alors le pouvoir par leur habilité d‘accorder du sens à ce qui est muet, et ce sont
eux qui finalement vont animer les images et déterminer leur apport. Ils ont pour
but de faire ressortir ce qu‘elles que ces images dissimulent. Par conséquent, il y a
une tension inhérente entre les photos et les textes autobiographiques se
transmutant en un rapport paradoxal lors de leur fusion dans les récits : ces deux
procédés de représentation minent réciproquement leur aptitude représentationnelle
et génèrent des formes hybrides.

Selon Méaux, les images photographiques incorporées dans les textes


«apparaissent comme un objet problématique, qui articulent de manière complexe
ancrage dans le réel et ouverture à l‟imaginaire»3.

Par ailleurs, dans un certain nombre de travaux amorcés dès les années
soixante-dix, les photographies se conjuguent au texte pour produire des structures
narratives se situant à mi-chemin entre la fable et l‘autobiographie. Dans ces
œuvres, la valeur testimoniale des images parvient à activer le récit ; la
photographie ancre dans l‘expérience passée et agit à la fois comme embrayeur
fictionnel.

Les photos incluses dans une œuvre autobiographique devraient servir


normalement de support pour réécrire une histoire personnelle et pour proposer une

1
Sylvie Jopeck, La photographie et l‟(auto)biographie, Gallimard, Paris, 2004, p. 97.
2
Nicholas Fève, « Rhétorique de la photographie dans l‘autobiographie contemporaine : Des Histoires
vraies de Sophie Calle », dans Reading Images and Seeing words, Alan English, Rosalind Silvester
dir., Amsterdam, Rodopi, 2004 p. 162.
3
Danièle Méaux, et Jean-Bernard Vray, op. cit., p. 12.
32
vision cohérente et complète de soi. Cependant, cette tentation de saisir la vraie
nature de soi, avec la pluralité fournie des perceptions et représentations d‘une
même personne, introduit une certaine incohérence dans l‘élaboration du soi
autobiographique et cause de confusion représentationnelle. « Se mettre en scène
photographiquement, c‟est essayer de se rattraper, mais c‟est aussi contribuer à
une prolifération de soi-même »1 - constate Nicholas Fève. En outre, l‘éphémère de
la scène captée, ainsi que la délimitation temporelle et spatiale ne permettent
d‘accéder à ce qui transcende la photo, et de montrer un être humain dans toute son
intégralité.

Dans chaque éventualité, il y a une partie qui s‘échappe à la représentation.


Pour cette raison, les images pourraient être saisies comme métaphore visuelle d‘un
soi multiple et divisé. Au sein d‘une œuvre autobiographique, les photographies
forment un ensemble, dont le sens et l‘essence se trouvent insaisissables. Les mots
ont pour finalité donc de faire ressortir ce qu‘elles dissimulent.

L‘exploitation des images photographiques dans les œuvres


autobiographiques peut être dictée non seulement par le souci documentaire d‘une
représentation de soi, mais aussi par un usage plus artistique du médium.

Tout comme l‘écriture, la photographie est un médium de représentation


travaillé. L‘image photographique recadrée, agrandie, réduite, retouchée, truquée,
manipulée ne se contente plus seulement de fournir un discours véridictoire du
sujet identitaire. Désormais, elle est conçue en tant que « transformation du réel»2
plutôt qu‘en tant que son miroir neutre. En conséquence, la perception du médium
photographique subit une métamorphose totale. L‘objectivité de la reproduction
photographique est mise en question, et c‘est le côté esthétique qui captive de plus
en plus souvent l‘attention des autobiographes. Alors que c‘est au lecteur le choix
de faire une appréhension superficielle du contenu autobiographique et de n‘y voir
qu‘un reflet fiable des événements vécus, ou bien, de se plonger dans le décodage

1
Nicholas Fève, op. cit., p. 164.
2
Philippe Dubois, L‘acte photographique et autres essais, Nathan, Paris,1990. p. 31.
33
et l‘interprétation, donc dans la recherche du sens recelé, au-delà de ce qui est
représenté.

En effet, la tâche de livrer la réalité d‘une vie dans sa complexité se révèle


comme un vrai défi. Le sujet écrivant en est conscient et opte à travers son écriture
de soi pour affronter cette difficulté. Cependant, les objectifs personnels des
autobiographes, leurs expériences, leurs moyens ainsi que les résultats de leur
travail diffèrent d‘une pratique à une autre et ne cessent de surprendre les lecteurs.
« Il faut donc éviter de parler d‟un style ou même d‟une forme autobiographique,
car il n‟y a pas, en ce cas, de style ou de forme génériques »1.

En revanche, même s‘il y a certains recoupements sur le plan général dans


l‘usage du médium photographique dans le cadre de l‘écriture de soi, chaque
création autobiographique gardera de toute façon sa singularité, puisque chaque
histoire de vie est unique et chaque autobiographe admet son propre style.

Conclusion

Cette étude avait pour but d‘explorer la relation et les interactions entre le
médium photographique et l‘écriture autobiographique. Le survol de la recherche
théorique dévoile un trait important que l‘écriture de soi et la photographie ont en
commun. Le genre autobiographique était considéré au début comme la forme
d‘expression objective et authentique ; de même, le médium photographique, grâce
à ses capacités de transposer la réalité avec une exactitude jamais atteinte. Et
pourtant, ces deux médiums ont été identifiés par la suite comme la conception
subjective conditionnée de manière considérable par les interprétations, les choix et
les compétences individuels.

Ce rapport quelque peu incertain à l‘authenticité caractérise aussi la faculté


de la mémoire dont la capacité de sauvegarder les images mentales et tous autres
types de réminiscences de façon fidèle est limitée. Cependant, ces trois éléments,

1
Jean Starobisky, « Le style de l‘autobiographie », Poétique, no 3, 1970, p. 257.
34
qui dans aucun cas n‘assurent la véracité de la représentation, sont essentiels pour
mener une trajectoire vers soi et relater une vie.

En fait, l‘interaction entre le visible et le lisible, le réel et l‘irréel sera


unique pour chaque œuvre offrant une expérience de lecture incomparable. C‘est
pourquoi il est constamment intéressant de voir comment ces systèmes de
représentation s‘unissent dans la même visée de rendre compte d‘une vie complexe
faite d‘états d‘âme variables, en édifiant en même temps, de nouvelles formes
d‘expression et « de complexes mythologies individuelles ».1

En somme, l‘autobiographie qui interroge le processus de remémoration,


l‘approche à l‘écriture, la sensibilité esthétique, ainsi que le support utilisé par
chaque autobiographe se veut un genre où l‘inventivité expressive prospère et, par
conséquent, la nature et l‘impact de ce type de création semblent être insaisissables
et inclassables.

1
Danièle Méaux, et Jean-Bernard Vray, op. cit., p. 10.
35
Bibliographie

Ouvrages et articles cités

Baqué Dominique, La photographie plasticienne, un art paradoxal, Paris,


Editions du Regard, 1998.

Barthes Roland, la Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du


Cinéma/Gallimard/Seuil, 1980.

Dubois Philippe, L‘acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990.

Dupeyrat Jérôme, « Entretien avec Hubert Renard », in Entretiens -


Perspectives contemporaines sur les publications d‘artistes, Ed : Incertain Sens,
Coll "Grise", vol.5, Rennes, 2017.

Fève Nicholas, « Rhétorique de la photographie dans l‘autobiographie


contemporaine : Des Histoires vraies de Sophie Calle », dans Reading Images and
Seeing words, Alan English, Rosalind Silvester dir., Amsterdam, Rodopi, 2004.

Jacquemin Georges, Marguerite Yourcenar : Qui suis-je ?, La Manufacture,


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Joly Martine, Introduction à l‘analyse de l‘image, Nathan, Paris, 1993.

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Le Gac Jean, in Evelyne Artaud, L‘Atelier de Jean Le Gac, Edition Thalia,


Paris, 2010.

Le Gac Jean, « Le carnet », in La Chasse au trésor de Jean Le Gac, RMN,


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36
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2010.

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autobiographiques, Publications de l‘Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne,
2004.

Miraux J.-Ph., (1996), L‘autobiographie. Écriture de soi et sincérité, Nathan,


Paris, 1996.

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colloque international «Marguerite Yourcenar», l‘Université de Tours, mai
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Starobinski Jean, « Le style de l‘autobiographie », Poétique, no 3, 1970.

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37
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124466967.html

http://www.galeriedujour.com/expositions/0259_jonasmekas/jonasmekas_com
munique_francais.pdf

38
PHOTOGRAPHIE ET REALITE AUGMENTEE :
UNE PRATIQUE DE L’HYBRIDATION

Roya ZAGHDEN

C‘est au fur et à mesure que l‘ordinateur a commencé à donner à voir des


images de plus en plus réalistes et dotées de la possibilité d‘interagir
instantanément que ce soit avec celui qui les a créées ou bien celui auquel elles
sont destinées que l‘intuition d‘accéder à une dimension autre du réel, virtuelle
sans doute, s‘est confirmée. L‘art connaît avec l‘arrivée des nouvelles technologies
de la communication et de l‘information des mutations importantes voire des
bouleversements majeurs. «Internet, interactivité, connectivité, réseaux, […] sont
devenus les maîtres mots de notre quotidien»1, déclare Fred Forest. En fait, à l‘ère
actuelle de la technoscience informatique, la technologie de la réalité augmentée
représente un vecteur stratégique servant à montrer, analyser et appréhender
l‘incidence des technologies de l‘information et de la communication (TIC) sur la
pratique artistique contemporaine.

Cet article tente de mettre en relief le caractère transdisciplinaire de la


photographie à partir d‘un exemple très récent à savoir l‘œuvre de la réalité
augmentée et plus précisément la capture d‘écran. Pour ce faire, nous allons, tout
d‘abord, commencer par proposer une définition de la réalité augmentée en tant
que dispositif technologique émergent. Par la suite, nous allons aborder la question
de la mise en rapport de la technique photographique avec l‘œuvre de la réalité
augmentée. Tout en insistant sur le double rôle de la première dans le processus de
création de la deuxième, nous allons tenter, enfin, de démontrer comment et
pourquoi des analogies sont tout à fait envisageables entre, d‘une part, la capture

1
. F. Forest, Repenser lʼart et son enseignement. Les écoles de la vie, Paris, Ed.
LʼHarmattan, 2002, p. 32.

39
d‘écran et, d‘autre part, les œuvres du Land art, la photographie de la performance
et les œuvres de George Rousse.

1. Présentation de la réalité augmentée :

Dans la langue française, cette appellation n‘a pas de sens puisque cela
paraît délicat d‘augmenter la réalité. Le grand public s‘étant maintenant approprié
cette appellation, il serait vain de vouloir la changer. Cependant, il n‘est pas inutile
de proposer un nom qui pourrait mieux représenter ce système. En effet, si la
réalité est par définition tout ce qui existe, alors, à strictement parler, la réalité ne
peut pas être augmentée puisqu‘elle est déjà tout. Alors qu‘est-ce-qui est
augmenté? De prime abord, la réponse paraît évidente : ce n‘est pas la réalité mais
la perception de la réalité qui est augmentée. La réalité augmentée ne met pas en
œuvre une modification quantitative de la perception, mais c‘est bien
qualitativement qu‘elle est modifiée : elle lui donne un autre sens.

La réalité augmentée est à la base un concept né de l‘informatique, de


l‘optique et de la robotique. Elle « est interdisciplinaire et s‟appuie sur le
traitement du signal, la vision artificielle, la synthèse d‟images, les interfaces
homme-application, les technologies portables “wearable computers” et
l‟informatique pervasive “ubiquitous computing”. Par ailleurs, la réalité
augmentée concerne un large éventail d‟applications »1. Il a fallu attendre presque
trente ans après la création du premier système de réalité augmentée en 1965 par
l‘ingénieur Ivan Sutherland2pour qu‘une première discussion sur la définition de la
réalité augmentée soit proposée. Le terme « réalité augmentée » a été proposé en
1992 par Tom Caudell et David Mizell pour qualifier une application permettant
d‘aider des techniciens pour certaines opérations de maintenance dans le domaine
aéronautique. Par la suite, l‘expression a été précisée par Paul Milgram et Fumio

1
. M. Mallem, D. Roussel, « Réalité augmentée - Principes, technologies et applications,
L‘expertise technique et scientifique de référence », 2008, [en ligne] :
http://www.techniques-ingenieur.fr/base-documentaire/technologies-de-l-information-
th9/realite-virtuelle-42299210/realite-augmentee-te5920/
2
. I. Sutherlandestl‘auteur du fameux logiciel sketchpadqui, en 1966, a mis au point
―ultimate display‖.
40
Kishino dans leur article « Taxonomy of Mixed Reality Visual Displays » (1994).
Ils y décrivent un continuum entre le monde réel et le monde virtuel baptisé
« réalité mixte » où la réalité augmentée évolue du côté du monde réel, tandis que
la virtualité augmentée évolue du côté du monde virtuel (on y reviendra). Milgram
qualifie la réalité augmentée comme étant un système capable « d‟augmenter la
rétroaction naturelle de l‟opérateur avec des indices virtuels » ou encore comme
« une forme de réalité virtuelle où l‟afficheur tête-porté du participant est
transparent ».

Cette approche « technocentrique » a été confirmée en 1997 par Ronald T.


Azuma, chercheur à l‘Université de Caroline du Nord, qui a décrit le système de la
réalité augmentée (RA) en ces termes : « un système de RA complète le monde réel
avec des objets virtuels qui semblent coexister dans le même espace que le monde
réel »1. C‘est une définition qu‘il affinera quatre ans plus tard en déclarant que ce
système doit respecter trois règles fondamentales à savoir :

«Combiner le réel et le virtuel, interagir de manière interactive (en temps


réel) et être enregistré en 3 dimensions. Cette définition exclut donc les
simples collages en deux dimensions qui ne respectent pas la cohérence
3D, ainsi que la composition en post-production (effets spéciaux par
exemple) qui ne sont pas en temps réel. Par contre, elle n‟impose
aucune contrainte sur le réalisme photométrique des compositions (par
exemple, les objets virtuels peuvent être affichés en mode filaire). La
visualisation peut se faire à l‟aide de lunettes stéréoscopiques
particulières, qui permettent de voir la réalité en temps réel que les objets
synthétiques représentés en relief»2.

Il existe, aussi, plusieurs autres définitions comme par exemple celle


d‘Anders Backman qui décrit la réalité augmentée comme « la combinaison d‟une
scène réellement perçue, une scène virtuelle générée par l‟ordinateur et un

1
.Cité in thèse de doctorat de F. -Z. Azough, Modèle et expériences pour la visite des
musées en réalité augmentée sonore, sous la dir. de P. Cubaud, CNAM de Paris, 2014, p.
9.Cf. Aussi :R. Azuma, Y. Baillot, S. Feiner, ―Recentadvances in augmented reality‖, 2001,
[en ligne] : http://www.cc.gatech.edu/~blair/papers/ARsurveyCGA.pdf
2
. G. Simon, J.Decollogne, Intégrer images réelles et images 3D : Post-production et
réalité augmentée, Paris, Ed. Dunod, 2006, p. 123.
41
paradigme qui augmente la perception humaine en fournissant de l‟information qui
ne serait ordinairement pas détectable par les sens humains »1. Tandis que pour
James Richard Vallino, la réalité augmentée ne consiste pas uniquement à
superposer des images réelles et virtuelles du fait qu‘elle requiert une connaissance
détaillée de la relation entre les éléments du monde réel, la caméra et l‘utilisateur2.

La réalité augmentée est une technologie qui assure la coexistence, en


« temps réel » (nous y reviendrons), d‘éléments virtuels dans l‘environnement réel
tout en enrichissant la perception de celui-ci à travers des augmentations visuelles,
sonores, etc. Dans cette perspective, le virtuel semble acquérir une signification
tout à fait particulière. Ainsi, comme l‘écrit Bernard Jolivalt :

« Le virtuel n‟est plus, dans le contexte de la réalité augmentée, un pur


produit de l‟imaginaire, mais une voie d‟accès à un réel jusqu‟à présent
inaccessible de par sa nature, une totale redéfinition du réel dont certains
aspects signifiants seraient en valeur, ou encore une mise à portée de nos
sens des aspects particuliers du monde qui nous entoure ».3

Autrement dit, ayant comme but d‘augmenter la rétroaction naturelle de


l‘utilisateur avec le monde réel à l‘aide d‘indices virtuels, la réalité augmentée
incruste en « temps réel »4 du texte, des indicateurs 2D, des images de synthèse 3D,
des vidéos, etc. dans une scène réelle. Le spectateur se trouvera, dès lors, immergé
dans un environnement réel-virtuel ou «mixte» dans lequel il lui sera possible de

1
. A. Backman, ―Augmented reality‖, Dept. Computing Science, VR00 - AR, 2000, [en
ligne] : http://www8.cs.umu.se/kurser/TDBD12/HT00/lectures/ar.pdf
2
. J. Richard-Vallino, ―Interactive augmented reality‖, Rapport technique, sous la dir. de C.
M. Brown, Université de Rochester, NY, USA, 1998, [en ligne] :
http://www.se.rit.edu/~jrv/publications/VallinoThesis.pdf
3
. B.Jolivalt, La réalité virtuelle, Paris, Ed. P.U.F., 1995, p. 94.
4
. A part le domaine artistique, le « temps réel » est une notion qui, à l‘ère actuelle de la
numérisation de l‘information, concerne tous les autres domaines dans toutes les sociétés ;
et ce, en s‘impliquant dans presque tous genres d‘activités : politiques, économiques,
sociales, culturelles, etc. Cette nouvelle forme de temporalité possède donc une incidence
de tout premier ordre sur l‘œuvre de la réalité augmentée (Cf. E. Couchot, « Le temps réel
dans les dispositifs artistiques », in N. Nel (sous la dir. de), Les enjeux du virtuel, Paris, Ed.
L‘Harmattan, Coll. « Communication et Civilisation », 2001).
42
visualiser des informations créées numériquement. Ce faisant, la réalité augmentée
touche les cinq sens du spectateur et principalement la perception visuelle :
« Le concept de réalité augmentée vise à compléter notre perception du
monde réel, en y ajoutant des éléments fictifs, non perceptibles
naturellement. Ce concept est rendu possible par un système capable de
faire coexister spatialement et temporellement un monde virtuel avec
l‟environnement réel. Cette coexistence a pour objectif l‟enrichissement de
la perception de l‟utilisateur de son environnement réel par des
augmentations visuelles, sonores ou haptiques. La réalité augmentée est
interdisciplinaire et s‟appuie sur le traitement du signal, la vision
artificielle, la synthèse d‟images, les interfaces homme-application et les
technologies nomades »1.

En réalité, cette technologie a connu un rapide développement depuis


quelques années avec la démocratisation des smartphones et des tablettes,
embarquant une caméra et un environnement matériel assez puissant afin de créer
l‘environnement virtuel. Sur le principe, le rendu visuel de la réalité augmentée
peut être indirect, c‘est-à-dire via l‘écran d‘un appareil mobile (smartphone ou
tablette), ou direct via un casque ou des lunettes semi-transparentes, à l‘image du
prototype des Google Glass. En effet, la scène réelle peut être perçue soit via un
dispositif d‘affichage classique en vision directe (videosee-through) ; soit via des
lunettes semi-transparentes en vision indirecte (opticalsee-through), voire même en
télé-présence à travers un réseau. Dans la plupart des cas, il est nécessaire de
recalculer en « temps réel » les positions et orientations des objets virtuels pour
pouvoir les « recaler » par rapport aux objets réels de la scène.

2. Le double rôle de la photographie dans l’œuvre de la réalité


augmentée :

Pour les artistes de la réalité augmentée, la capture d‘écran représente


l‘étape finale de tout le processus de création de l‘œuvre. Elle constitue
l‘achèvement de l‘œuvre de la réalité augmentée en incarnant l‘aboutissement de
l‘acte d‘interactivité. A ce propos, Tamiko Thiel « […] considère que l‟œuvre de la

1
. « Etat de l‘art », Projet de Réalité augmentée à l‘Ensicaen, [en ligne] :
http://projetar.renous.fr/etat-de-lart/
43
réalité augmentée est achevée seulement lorsque le spectateur voit dans le contexte
de son site et - prend une capture d‟écran -, en adoptant exactement le même sens
du timing et de la juxtaposition qu‟un photographe exerce»1.Cette évocation de
l‘implication de la photographie dans l‘œuvre de la réalité augmentée nous amène à
se poser la question suivante : la capture d‘écran est-elle une photographie? Peut-
on définir l‘état final de l‘œuvre de la réalité augmentée comme étant une nouvelle
forme d‘image photographique?

L‘image photographique a pris de nouvelles dimensions avec les artistes de


la réalité augmentée qui interrogent « le rôle de la photographie dans l‟œuvre et sa
perception, notamment lorsque l‟on se demande si la photographie ne fait
qu‟attester la création artistique ou si elle est également œuvre en soi »2. A vrai
dire, la plupart d‘entre eux considèrent leurs captures d‘écran comme étant une
nouvelle forme d‘image photographique servant à illustrer l‘instant de la création
de l‘œuvre de la RA. Selon Mark Skwarek, l‘œuvre de la réalité augmentée « n‟est
pas une photographie... c‟est peut-être une forme de la photographie »3. Tandis
que Tamiko Thiel estime l‘état final de l‘œuvre de la réalité augmentée comme une
nouvelle forme de la photographie : « la photographie de la réalité augmentée
» 4 .Selon les propos de Thiel, celle-ciserait la capture d‘écran qui illustre la
juxtaposition du virtuel et du réel ; elle dépend de la prise de vue de
l‘«interacteur»5 dans un moment singulier où le virtuel se joint au réel: « “moment

1
. ―I consider the AR artwork to only be complete when the viewer views it - or takes a
screenshot - and sees it in the context of its site, engaging exactly the same sense of timing
and juxtaposition that a "real world" photographer exercises‖ (extraitd‘une interview faite
via e-mail le 03/05/2013avec l‘artiste T. Thiel. C‘est nous qui traduisons).

2
. Cité in « Land art : temps, espace ? », 27 juin 2013, in Arts et technologies
contemporaines, [en ligne] : https://artzerotrois.wordpress.com/2013/06/27/land-art-temps-
espace/

3
. ―no... not photography... its what the artist wants it to be- it could be a form
of Photography‖ (extraitd‘une interview faite via e-mail le 22/05/2013 avec l‘artiste
M.Skwarek. C‘est nous qui traduisons).
4
. ―… it AR photographyˮ (op. cit.).
5
. Selon B. Laurel, « l‘utilisateur est un terme trop froid, passif, et ne décrit finalement
qu‘une manipulation envers la machine [...] Nous utilisons ici ―interacteur‖ à la place d‘
44
de la chance” pour le photographe de la réalité augmentée à travers laquelle il
produit ses tensions artistiques » 1 . La photographie de l‘œuvre de la réalité
augmentée représente le« sens personnel de la synchronisation de l‟instant »2.Par
la même occasion, la photographie incarne la clôture de l‘acte d‘interactivité de
l‘interacteur avec l‘œuvre de la réalité augmentée dans l‘espace du musée. En effet,
après avoir orienté son smartphone en direction d‘un point précis de l‘espace
muséal donnant ainsi naissance à l‘œuvre de la réalité augmentée, l‘interacteur,
endossant le rôle d‘un photographe, passe à la prise d‘une capture d‘écran. Et celle-
ci sert à figer l‘instant de l‘augmentation de l‘espace muséal lors de l‘apparition
des éléments virtuels au sein de l‘espace réel.

L‘œuvre de la réalité augmentée peut être qualifiée d‘éphémère dans la


mesure où son apparition est censée être temporaire. Dès le moment de la
déconnection de l‘interacteur avec l‘application Layar, l‘œuvre de la réalité
augmentée disparaît ; seule l‘image photographique subsiste. En effet, l‘œuvre de
la réalité augmentée est fugitive : elle disparaît dès que l‘interacteur éteint
l‘application Layar. Elle ne dure que le temps de son apparition sur l‘écran du
smartphone. Les artistes de la réalité augmentée ne cherchent pas à produire une
œuvre pérenne, mais à créer une œuvre dans une temporalité courte ; son caractère
éphémère est souvent provoqué par les actes d‘interactivité de l‘interacteur avec
elle. A l‘instar des œuvres des avant-gardes du XXème siècle (Happenings, Art
corporel, Land art, In situ, Street art, etc.), l‘œuvre de la réalité augmentée est,
ainsi, caractérisée par son caractère éphémère. L‘art éphémère est, par définition,
un art qui ne laisse pas de trace directe dans l‘espace réel. Cette forme d‘art
se caractérise par sa brièveté et son aspect provisoire. Elle ne dure que le temps de

―utilisateur‖ [...] parce qu‘il permet d‘identifier pour l‘instant l‟être humain qui agit » (B.
Laurel, « Computers as Theatre », in Addison-Wesley, 1993, [en ligne] :
http://www.abstractmachine.net/lexique/texts/interaf.htm). Aussi, A. -G. Baboni-Schilingui
propose le terme d‘« interacteur » qui a justement le mérite de distinguer, entre autre, le
visiteur du monde virtuel du visiteur du musée, tout en englobant les installations ayant
recours à l‘interactivité numérique (cf. A. -G. Baboni-Schilingui, « Installations et
interactivité numérique », in Les Cahiers Numériques, vol. 1, n° 4, 2000, pp. 167-178).
1
. ―… "lucky moment" of the AR photographer to produce its artistic tensions‖ (op. cit.).
2
. ―… personal sense of timing and of the moment‖ (op. cit.).
45
sa réalisation tout en mettant en jeu le temps et l‘espace. Cependant, elle n‘est pas
destinée à rester ainsi, vu qu‘elle a été documentée ou illustrée par la photographie
ou par la vidéo. En effet, ces deux techniques constituent deux moyens de
conservation de l‘œuvre d‘art sans lesquels celle-ci ne pourra plus perdurer. Plus
précisément, elles conservent la trace de l‘œuvre, mais ne préservent pas l‘œuvre
elle-même. En réalité, pour garder une trace de leurs œuvres éphémères, la plupart
des artistes ont eu recours à la photographie. Afin de saisir l‘instant de création de
ce genre d‘œuvres précédant leur inéluctable disparition, la photographie demeure
un des moyens incontournables pour témoigner de la réalisation et de l‘existence de
ces œuvres. Le choix du médium photographique pour immortaliser les œuvres
d‘art éphémères revient, en fait, aux qualités de l‘image photographique elle-même
en tant que représentation fidèle de la réalité, reflet du monde réel. Les artistes
veulent que cette image soit dépourvue de tout artifice susceptible de nuire à la
mission principale de l‘image. En effet, l‘image photographique se base, ici, sur la
neutralité de la représentation, afin de nous montrer l‘œuvre d‘art éphémère comme
elle était avant qu‘elle ne disparaisse. Elle est, ainsi, un témoin de l‘existence de
l‘œuvre d‘art, une sorte de relique, une représentation d‘une création que nous ne
sommes plus en mesure d‘aborder physiquement. La photographie n‘est, dès lors,
qu‘un outil technique qui permet la conservation d‘un moment fugitif, un accès à
l‘intemporalité.

A ce propos, les œuvres du Land art sont des œuvres éphémères et vouées
à la disparition et à la destruction. Elles sont façonnées par des matériaux naturels
et sont inscrites de manière provisoire dans un environnement naturel. Elles
disparaissent progressivement sous l‘effet des aléas et des intempéries jusqu‘à
s‘estomper totalement. Les conditions climatiques qui entourent l‘œuvre peuvent
également accélérer cette disparition, comme est le cas, par exemple, de l‘œuvre
Incredible Serpentine Tree Root sd‘Andy Goldsworthy. Utilisant le sable comme
matériau, celle-ci nʼa duré que quelques heures. La photographie paraît alors, à ce
titre, indispensable pour sauver la mémoire de l‘œuvre d‘art afin de lui faire
accéder à l‘éternité. Nous pouvons citer, aussi, l‘exemple de la fameuse œuvre ou

46
site-monument Spiral Jetty(1970) de Robert Smithson. Il s‘agit d‘une œuvre
éphémère créée avec des pierres de basalte noire et de la terre même du site où elle
a été située. Dans l‘extrait ci-qui suit, Jean-Paul Brun1 revient sur quelques détails
de cette œuvre disparue ce qui démontre, encore une fois, l‘importance du support
photographique :

« [L‟œuvre d‟art est]construite sur un site localisé à quinze miles au sud-


ouest du Golden Spike National Historic Site, à Rozel Point, sur le
méandre nord du Grand Lac Salé. Elle se déroule sur cinq cent mètres de
large. 3000 mètres cubes de terre, de rocher, de cristaux de sel, de boue,
de sable, pesant quelque 6650 tonnes, sont déplacés dans un milieu
fortement salin et empli de bactéries et d‟algues, donnant à l‟eau une
coloration rouge... Spiral Jetty a été construite en pleine phase de
remontée du niveau des eux du lac, amorcée depuis 1963.Aussi dès 1971,
la spirale est recouverte par les eaux ».

Smithson a eu recours au texte mais aussi au film afin d‘immortaliser son


œuvre. Le rôle du film a consisté à figer l‘instant qui a précédé la disparition à
jamais de Spiral Jetty. « Le film, constate Jean-Paul Brun, est à la fois le récit et
également un travail représentatif de Smithson. La sculpture et le film sont en
relation comme Site et non Site, toutefois avec une nouvelle ampleur dans les
ressources et les références »2.

Nous estimons que la photographie de l‘œuvre de la réalité augmentée a


une ressemblance avec la photographie de la performance. Cette dernière requiert
« une certaine mise scène préalable à la prise photographique elle-même »3. Ainsi,
ce qui intéresse les artistes, ce n‘est pas l‘acte de prise de vue mais, plutôt, tout une
mise en scène qui mène à cet instant. La photographie n‘est alors qu‘un témoignage
d‘un geste. A ce propos, les portraits de Pierrot (Pierrot surpris, Pierrot et le
photographe, Pierrot courant, etc.) créés entre 1854 et 1855 (voir fig. 1, fig. 2 et

1
. J. -P. Brun, Nature, art contemporain et société : le land art comme analyseur du social,
Paris, Ed. L‘Harmattan, Coll. « Logiques sociales. Sociologie des arts », 2007, pp. 342-344.
2
. Ibid. p. 343.
3
. F. Choinière et M. Thériault (sous la dir. de), Point & shoot : performance et
photographie, Montréal, Ed. Dazibao, Coll. « Les Essais », 2005, p. 25.
47
fig.3) par Nadar sont parmi les premiers exemples de la photographie de
performance : « il s‟agit d‟une série totalement mise en scène, et dont l‟objet n‟est
pas de documenter une personne dans son apparence naturelle, posant pour la
postérité »1. Le photographe français accorde beaucoup d‘importance à la mise en
scène qui précède la prise de vue de ses portraits. Il adopte pour sa mise en scène :
« un acteur (soit le mine Charles Debrau), un même décor en arrière-plan (la toile
tendue du studio), et un costume (emblématique du Pierrot). De portrait en
portrait, ce qui varie, ce sont la posture et les gestes du personnage »2. Le propre
de la photographie de Nadar est de capter ces gestes, « un moment de rien, juste un
cadre et une action coupée du temps »3. La photographie de la performance est,
alors, une capture d‘une action artistique dans un lieu et un moment bien précis :
elle capte l‘instant de la mise en œuvre.

Fig. 1 : Gaspard-Félix Fig. 2 : Gaspard-Félix Fig. 3 : Gaspard-Félix


Tournachon, Pierrot Tournachon, Pierrot Tournachon, Pierrot plaidant,
photographe, Musée d’Orsay, Souffrant, Musée d’Orsay, Musée d’Orsay, 1854.
1854. 1854.

1
. Ibid., p. 25.
2
. Ibid., p. 26.
3
. Ibid.
48
A vrai dire, ces photographies captent le corps de Pierrot qui est entrain
d‘effectuer un acte bien précis. Elles représentent, de l‘aveu de Chantal Pontbriand,
ceci :

« […] un moment isolé dans le temps... un micro moment que l‟œil lui-
même n‟arrive pas à isoler, physiquement parlant. Ce moment de stase ;
c‟est ce qui équivaut à la pause photographique se déclenche, et où il capte
une action dans le temps. Dans la stase, le sujet est stationnaire. Il devient
lié au lieu et au temps de manière ultra-précise. Il est capturé dans un état
qui ne peut plus changer, et qui demeurera à tout jamais le même, sujet
hors de changement »1.

Ces dernières années, d‘autres artistes comme par exemple Beat Streuli,
Philip-Lorca di Corcia, Michael Snow, Raymond April, Douglas Gordon, ainsi que
des artistes de l‘histoire récente de la photographie tels que Marina Abramovic, Urs
Luthi, Vito Acconci ou encore Suzy Lake, ont élaboré « une mise en scène dans un
temps préalable à celui de la prise de vue ». Ils ont su prouver, à partir de leurs
travaux respectifs, que l‘acte photographique est« performé ». Ainsi, comme l‘écrit
Pontbriand :

« Le fort indice de performativité que l‟on trouve dans la photographie


contemporaine est un formidable exercice d‟exploration des méandres de la
conscience humaine. La photographie, qu‟elle soit elle-même d‟une
quelconque façon “performée”, ou document de performance, nous permet
de mieux saisir les affects qui traversent les temps présents. Dans le cas des
croisements interactifs de la photographie et de la performance, mieux vaut
inverser la proposition analytique J.L Austin, Quand dire, c'est faire, et
adopter plutôt la formule suivante : Quand faire, c‟est dire. Et ceci, tout en
gardant à l‟esprit que les énoncés peuvent être des actes en eux-mêmes »2

Ce mécanisme de la photographie de la performance a été repris par les artistes de


la réalité augmentée. Toutefois, tandis qu‘avec la photographie de performance, le
plus important est l‘acte performé, avec la photographie de la RA, c‘est plutôt
l‘acte d‘interactivité qui compte : le mécanisme demeure le même, sauf que le

1
. Ibid., p. 27.
2
. Ibid., p. 34.
49
corps du performant dans la première est remplacé dans la deuxième par les
éléments virtuels issus de l‘acte d‘interactivité.

La photographie est généralement considérée comme une technique qui


fournit la preuve que des actions ont eu lieu quelque part dans le réel à un moment
précis. Elle « offre le moyen de prélever un moment et de l‟encadrer »1 à travers
une image fixe. Elle représente, ainsi, « un document, une preuve (quoique
instable) que “ça a été”, que “ça s‟est produit” ou que “ça a été représenté” »2.
Dans le cadre de l‘œuvre de la réalité augmentée, elle semble immortaliser un
instant réellement in-photographiable parcequ‘irréel où le virtuel se superpose au
réel. Autrement dit, l‘image photographique se veut un témoignage des actes
d‘interactivité de l‘«interacteur» avec l‘œuvre de la réalité augmentée, c‘est-à-dire
qu‘elle fige l‘instant de création de celle-ci. Avec la réalité augmentée, la
photographie semble documenter l‘œuvre d‘art, mais cette dernière n‘existe que
pour être photographiée. Les artistes de la réalité augmentée se servent de la
documentation permise par la photographie pour inventer une forme d‘interaction
entre l‘œuvre d‘art et le spectateur. Ces œuvres cherchent à créer une espèce de
« dynamique consciente » entre œuvre et regardeur. Ace propos, nous pouvons
citer les Happenings d‘Allan Kaprow dans lesquels la photographie fait parfois
partie du scénario de l‘événement en soi : « Les photographies deviennent un
prolongement de la performance, une façon d'indexer la vision... les photographies
n‟étaient pas perçues ici comme documents mais comme fragments, comme
artefacts constituant un document partiel de l‟événement »3. En 1968, Kaprow crée
l‘action-performance Record II for Roger Shattuck (voir fig. 4) dans laquelle la
photographie occupe une place encore plus importante que l‘événement. A ce
propos, Pontbriand affirme :

1
. Ibid.
2
. Ibid., p. 64.
3
. Ibid, p. 78.
50
« Dans ce scénario, on pourrait dire que l‟art devient photographie par la
performance. Argenter des roches (Kaprow avait utilisé du papier
d'aluminium) renvoie au processus argentique requis pour produire une
photographie, soit classique épreuve aux halogénures d‟argent. La
documentation (“record” à laquelle réfère le titre semble privilégier la
photographie, sous-entendant par-là la rupture du temps opérée par les
photographies) et son remplacement par l‟image, cet artefact d‟une vision
arrêtée dans le temps, ne demandant “aucune explication”, et dispersée en
autant de fragments. Les photographies et le scénario deviennent la
performance »1.

Fig. 4 : Allan Kaprow, Record II for Roger Shattuck, 1986.


Avec cette action-performance, la photographie entre dans le processus de
création, elle est « performative »: elle est un fragment d‘« un contexte élargi de
recherche et de vision, un prolongement du corps comme site légitime de
l‟expérience et du savoir »2.

En réalité, la photographie de la réalité augmentée repose sur une question


centrale à savoir celle du point de vue. En fait, les œuvres de la réalité augmentée
ne sont visibles qu‘à partir d‘un point de vue donné : en dirigeant son appareil
Android vers un point précis de l‘espace, le visiteur pourra apercevoir, au niveau
de l‘écran, des éléments virtuels que le moindre déplacement entraînera

1
. Ibid., p. 79.
2
. Ibid., p. 80.
51
automatiquement leur disparition. Nous estimons que cette caractéristique de
l‘œuvre de la réalité augmentée repose sur le concept de l‘anamorphose1. Comme
nous le savons, ce concept a été déjà utilisé par plusieurs artistes dans l‘histoire de
l‘art dont notamment Hans Holbein le Jeune (voir Les ambassadeurs, 1533) et, tout
récemment, Georges Rousse. Les œuvres de ce dernier sont focalisées sur la
transformation des lieux. L‘artiste crée de nouveaux espaces grâce aux effets de la
perspective, de l‘anamorphose et de trompe l‘œil. A cet égard, nous estimons que
les photographies des œuvres de Georges Rousse tissent des rapports visuels étroits
avec celles des œuvres de la réalité augmentée ; et ce, à deux niveaux.

D‘abord, nous pouvons remarquer que le mécanisme gérant la prise de vue


photographique de l‘œuvre de la réalité augmentée entretient une analogie avec
celui en jeu dans les œuvres de Rousse. Dans les deux cas, l‘œuvre n‘est visible
qu‘à partir d‘un seul et unique point de vue.

Ensuite, les œuvres de Rousse semblent se tenir sur cette frontière non
moins équivoque entre la réalité et l‘illusion. Et elles acquièrent cette position en
joignant la peinture à la sculpture, en connectant l‘installation et l‘architecture à la
photographie. Ainsi, comme l‘écrit Pontbriand :

« D‟une manière de figuration libre à une abstraction nettement


géométrique, en passant par l‟utilisation de certains motifs comme des
mots, des fragments de texte, des détails de cartes topographiques, des
reproductions d‟édifices, etc., son œuvre s‟offre à voir dans une tension
entre différentes qualités antagonistes. Il y va en effet du distinct et de
l‟indistinct, du repéré et de l‟innommable, de l‟opaque et du transparent,

1
. « L‘anamorphose- le mot fait son apparition au XVIIe siècle mais en se rapportant à des
combinaisons connues auparavant- renverse ses éléments et ses principes ; au lieu d‘une
réduction à leurs limites visibles, c‘est une projection des formes hors d‘elles-mêmes et leur
dislocation de manière qu‘elles se redressent lorsqu‘elles sont vues d‘un point déterminé.
Le système est établi comme une curiosité technique, mais il contient une poétique de
l‘abstraction, un mécanisme puissant de l‘illusion optique et une philosophie de la réalité
factice. C‘est un rébus, un monstre, un prodige. Tout en appartenant au monde des
singularités qui, dans le fonds humain, a toujours eu un ―cabinet‖ et un refuge, il en déborde
souvent le cadre hermétique. Les jeux savants sont, par définition, quelque chose de plus »
(J. Baltrušaitis, Anamorphoses, ou Perspectives curieuses, Paris, Ed. O. Perrin, Coll. « Jeu
savant », 1955, p. 58).
52
du physique et du métaphysique, des ténèbres et de la lumière, de l‟ordre et
du chaos enfin »1.

De la même manière, les photographies des œuvres de la réalité augmentée


semblent se baser sur ces mêmes procédés de représentation : la superposition des
éléments virtuels à l‘espace réel de We AR in MoMA comme les éléments peints
dans les œuvres de Georges Rousse semblent créer comme une espèce de figure
éclatée. Toutefois, à l‘encontre des œuvres de Rousse qui n‘existent que sur la
surface du tirage photographique, les œuvres de la réalité augmentée existent sur
l‘écran du smartphone du spectateur : l‘anamorphose de l‘espace se donnant, ainsi,
en « temps réel ». Même si l‘espace constitue un élément de base dans le processus
de création de la photographie de la réalité augmentée, le but des artistes n‘est pas
de lui consacrer une image parfaite, ni de se placer simplement en admirateur de
ses composants. Ainsi, dans l‘œuvre de Tamiko Thiel Art Critic Face Matrix
(2010) (voir fig. 5), la photographie de la réalité augmentée fait allusion à une
métamorphose dans l‘espace du MoMA accordant, du coup, à celui-ci le statut
d‘œuvre d‘art. Par conséquent, les œuvres des artistes de la réalité augmentée ne
font qu‘exploiter la double spécificité de la photographie comme étant, à la fois,
témoignage d‘une action et le produit même de cette action.

1
. F. Choinière et M. Thériault (sous la dir. de), Point & shoot : performance et
photographie, op. cit., p. 18.
53
Fig. 5 : Tamiko Thiel, Art Critic Face Matrix, MoMA, 2010.

Références iconographiques :

Fig. 1: [en ligne] : http://parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-


carnavalet/oeuvres/portrait-de-charles-deburau-1829-1873-mime-en-pierrot-
photographe#infos-principales

Fig. 2 : [en ligne] : https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/adrien-alban-


tournachon_pierrot-souffrant_epreuve-sur-papier-sale_1854-061e6eea-cc9e-4452-
aa92-52701b1eeba3

Fig. 3 : [en ligne] : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10547601d.item

Fig. 4 : [en ligne] :


https://www.specificobject.com/objects/info.cfm?object_id=7526#.W6jZ-ntKjIU

Fig. 5 :[en ligne] : https://manifestarblog.wordpress.com/eyebeam-residency-


2012/eyebeam-residency-2012-work-sample-2/

54
LA PHOTOGRAPHIE DE MODE AU-DELA DE SES FRONTIERES…

Naourez BEN HAMMOUDA

« Chaque moment de l‟histoire voit naître

des modes d‟expression artistique particuliers,

correspondant au caractère politique,

aux manières de penser et aux goûts de l‟époque. »1

Le XIXème siècle se caractérise par des inventions et des innovations


techniques considérables qui vont profondément modifier les pratiques artistiques
et influencer notre manière de percevoir le monde qui nous entoure. L‘un des plus
grands apports de ce siècle est indéniablement la photographie. Dès son invention
en 1839 (Louis Jacques Mandé Daguerre, Nicéphore Niepce) jusqu‘à nos jours,
« l‟image dite fixe a transformé, voire bouleversé, un mode de rapport au réel en
introduisant un nouveau mode d‟expression et de représentation »2, accessible peu
à peu à un nombre croissant d‘individus.

D' après André Gunthert, « la photographie qui est un moyen technique et


mécanique de conserver une représentation graphique des moments, des objets ou
des gens mais aussi un moyen d'expression plus ou moins abstrait, portant la
signature de son auteur, le photographe, et dont l'objectivité est équivalente à
n'importe quelle œuvre artistique, est un territoire encore mal exploré et l'un des
objets les plus neufs de l‟investigation théorique.» 3 Et si à ces débuts, la

1
Gisèle Freund, Photographie et société, ed.Seuil, 1974, p.5.
2
Sylvaine Conord, Usages et fonctions de la photographie in Ethnologie française, 2007/1, Vol. 37,
p.11.

3
André Gunthert, La conquête de l‟instantané, archéologie de l‟imaginaire photographique en
France
(1841-1895), Thèse de doctorat d‘histoire de l‘art sous la direction d‘Hubert Damisch, soutenue en
février 1999, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p.107.
55
photographie a été considérée comme la copie de la réalité, les productions
scientifiques, anthropologiques, ethnologiques, sociales, etc. publiées depuis
presque un demi-siècle, témoignent du développement de ce champ où l‘image
photographique est envisagée plutôt comme un instrument de recherche à part
entière dans la compréhension du monde contemporain et de son histoire.

Le moment théorique des années 1970-1980 a consacré une approche de la


photo considérée comme un langage, avec les outils de la sémiologie (index,
dénotation, etc.)1. Ce paradigme linguistique/sémiologique va permettre à Barthes
de faire parler les images comme « faits sociaux ». Elles prennent alors leur place
dans les Mythologies, en tant qu‘objet de communication, d‘art et de culture (les
expositions photographiques, l‘affiche politique, la publicité, le photojournalisme,
etc.). Elles deviennent dans les années 1960 le lieu du « message photographique »
et de « la rhétorique des images » pour reprendre le titre de ses fameux articles
sémiologiques.

Récemment, l‘avènement de « l‘ère numérique » n‘a pas entraîné la


disparition de la photographie, s‘accompagnant même d‘une augmentation
d‘approches et de recherches sur le sujet photographique. Elles se sont diversifiées
depuis les années quatre-vingt, jusqu‘à concerner nombre de champs des sciences
humaines et sociales. Les études théoriques, qui mobilisent ainsi l‘attention
d‘autres disciplines que les arts plastiques ou les lettres modernes, ont renouvelé
l‘approche scientifique autour d‘une « ontologie de l‘image » 2 ou du signe
photographiques contribuant de cette manière, à ériger la photographie en un
véritable objet culturel aux multiples implications.

1
L‘étude de la nature du signe photographique, faut-il le rappeler, doit beaucoup aux articles de
Roland Barthes (1961, 1964, 1980), mais aussi à ceux de Rosalind Kraus (trad. Française en 1990), de
Philippe Dubois (1988) ou de Jean-Marie Schaeffer (1987).
2
André Bazin, Ontologie de l‟image photographique, in Qu‟est- ce que le cinéma ?, ed. Cerf, Paris,
2011, p. 14. Le texte lui-même date de 1945.
56
Avant même d‘être une image, la photographie, « enregistrement d‟une
situation lumineuse à un instant donné, est un processus » 1 , « produit d‟une
technique et d‟une action » 2 . « Résultante d‟une interaction médiatisée par le
dispositif technique, entre photographe et sujet(s) photographié(s) » 3 , constitue,
désormais, un mode de représentation spécifique ancré dans les pratiques et les
rapports sociaux de notre monde contemporain. Et même la question « La
photographie est-elle un art ? » qui a prévalu aux errements statutaires et
esthétiques du médium est réglée par l‘assimilation de la photo à l‘art
contemporain.

Poreuse et dynamique, la photographie devient, désormais, « un lieu de


passage pour toutes les pratiques artistiques contemporaines.»4 Qu‘il s‘agisse de
l‘art graphique, culinaire, architecturale, etc., la photographie s‘empare de tout et
de rien. « Pas une seule chose du monde qui n'ait été photographiée»5, affirme
Sontag. Grâce à sa position au carrefour de multiples disciplines, « la nécessaire
confrontation des questions techniques, sociales et esthétiques qu'elle impose est
porteuse de problématiques fécondes » 6 et en fait un domaine d'investigation
exemplaire pour « une exploration de la société.»7

Mais qu‘en est-il de la photographie de mode ?

En fait, quand on considère la photographie de mode à ses débuts, elle


apparaît toute entière au service de la promotion. Mais à l‘instar de la mode, la

1
Aumont Jacques, L‟image, ed. Nathan, Paris, 2001 (1990), p.125.
2
Dubois Philippe, L‟acte photographique, ed. Nathan Paris, 1990, p.9.
3
Terrenoire Jean-Paul, Images et sciences sociales : l‟objet et l‟outil in Revue française de sociologie,
Paris, 1985, p.198.

4
Voir Alexandre Castant, La photographie dans l'œil des passages, Paris, L'harmattan, 2004. La
constatation prolonge celle de Sontag qui, dans son ouvrage sur la photographie, observe que depuis
son invention en 1839, il n'est « pas une seule chose (du monde) qui n'ait été photographiée ». Avec
la photographie, « le monde entier peut tenir dans notre tête, sous la forme d'une anthologie d'images
», dit-elle.
5
Susan Sontag, Le monde de l‟image in Sur la photographie, trad. Ph. Blanchard, Paris, ed. Christian
Bourgois, 2008, p. 210.
6
André Gunthert, Éditorial in Études photographiques, 1 Novembre 1996, mis en ligne le 18
novembre 2002.
7
Howard S. Becker, Exploring Society Photographically, ed. University of Chicago Press, 1982,
p.31.
57
photographie de mode se réinvente sans cesse repoussant les frontières
commerciales à la quête de nouveaux terroirs. Alors ce genre photographique lié
principalement à l‘industrie et au commerce, pourra-t-il être lu et appréhendé
comme une figuration du social dans toutes ses interactions et ses illusions, dans
ses mythes comme dans ses réalités et ses problématiques?

Qu’est ce que la photographie de mode ?

Mentionnons tout d‘abord que la mode et la photographie sont deux


domaines qui partagent un point commun essentiel : ils reposent sur l‘image et le
visuel. Nulle surprise donc qu‘ils soient si étroitement liés depuis deux siècles.
« Depuis l'apparition de la photographie, la mode est son meilleur modèle.» 1 ,
explique ainsi Audrey Trabelsi, cofondatrice d'Art Photo Expo.

En effet, la photographie de mode existe depuis les premiers jours de


l'invention de la photographie, mais fait « figure de vulgaire intruse » 2 face à
l'illustration. Toutefois, et à partir des années 1930, la photographie s'impose peu à
peu au détriment de l'illustration3. D‘après Frédéric Monneyron, « la photographie
de la mode se développe dans le sillage immédiat de la photographie. On sait en
effet que, dès la fin du XIXe siècle, la photographie remplace la gravure de mode
qui avait connu en la personne d‟un dessinateur comme Gavarni un de ses artistes
les plus accomplis, et que rapidement voient le jour, pour le moins à Paris, des
studios spécialisés dans le domaine comme ceux des Reutlinger... »4

Mais en réalité, la photographie de mode ne prend son réel essor qu‘entre


1934 et 1958, lorsque le magazine Vogue (des éditions de Condé Nast) devient le
journal de la haute-couture publié à Paris, New York et Londres et que Harper‟s
Bazaar en est le concurrent direct avec Alexey Brodovitch comme directeur

1
Propos d‘Audrey Trabelsi, cofondatrice d'Art Photo Expo, extraits de l‘article en ligne In Fashion :
la photo de mode s'expose au Royal Monceau, www.grazia.fr
2
Nathalie Herschdorfer, Papier glacé : un siècle de photographie de mode chez Condé Nast,
ed.Thames & Hudson, Paris, 2012, p.9.
3
Cally Blackman, 100 ans d'illustration de mode, ed.Eyrolles, Paris, août 2007, p.11
4
Frédéric Monneyron, La photographie de mode. Un art souverain, ed.Presses Universitaires de
France, 2010, p.23.
58
artistique. Ces deux magazines vont avoir une influence considérable sur le
traitement de la mode mais aussi sur la photographie de mode.

Dès lors, les magazines de mode féminin les plus célèbres dans le monde
telles que Vanity Fair, Le Jardin des modes, Elles, Marie-Claire, etc., sollicitaient
les photographes qui savaient représenter leurs produits d‘une manière singulière.
Et depuis, « les plus belles créations des grands couturiers sont immortalisées sur
papier glacé dans les grands magazines. » 1 De nombreux photographes vont
utiliser la mode et le vêtement pour laisser parler leur créativité et façonner leur
propre style.

Nous pouvons ainsi devancer que la photographie de mode est quelque


peu à part dans le monde de la photographie. Tout d‘abord son sujet est non pas
l‘Homme, mais ce qui l‘accompagne, des vêtements la plupart du temps. En effet,
la photographie de mode désigne un genre de la photographie qui englobe un
ensemble de sujets relatifs à l'habillement de la personne, aux tendances et à la
mode : vêtements, bijoux, accessoires, etc. portés par des mannequins et réalisés
par des photographes de mode. Elle est recommandée principalement par et pour
les magazines ou la publicité, où elle développe au cours des années sa
propre esthétique par l'emploi de techniques spécifiques et la mise en scène de
lieux exotiques et d‘univers artistiques.

Elle a pour origine la couture et le commerce, et de nos jours, bien


qu'élevée au rang d'art, elle est toujours majoritairement destinée à la vente de
vêtements, d‘accessoires, de parfums ou de produits de beauté. Mario Testino
déclare à ce propos : « J‟aime bien l‟idée de la rencontre de l‟art et du commerce,
dans le sens où notre travail de photographes de mode – que vous l‟aimiez ou pas
– peut être réalisé très commercialement ou très artistiquement. Notre travail est
de faire acheter des vêtements. »2

1
Propos d‘Audrey Trabelsi, cofondatrice d'Art Photo Expo, extraits de l‘article en ligne In Fashion :
la photo de mode s'expose au Royal Monceau, www.grazia.fr
2
Frédéric Monneyron, La photographie de mode. Un art souverain, ed.Presses Universitaires de
France, 2010, p. 79.
59
La photographie de mode se définit donc par la destination commerciale de
ses images, sa fonction première est celle, économique ; de faire vendre, ou de
mieux faire vendre, en tout cas de contribuer à faire vendre. Elle est conçue pour
faire rêver, et crée, au travers d‘une réalité idéalisée, un univers ou une histoire
mettant en valeur des produits de la mode. Nathalie Marchetti confirme dans ce
sens que « la photographie de mode est pensée pour faire rêver. » 1 En
l‘occurrence, c‘est du côté de la réalité que nous serions enclins à l‘appréhender a
priori.

En fait, nous ne prétendons pas tracer un historique de la photographie de


mode ou de ses usages mais de la questionner dans ses enjeux et ses imaginaires,
d‘éclairer d‘autres facettes, d‘autres fonctions de la photographie de mode avec
tout ce qu‘elle peut avoir de rapports avec la société. Nous souhaitons que la
photographie de mode soit prise en compte dans son rapport aux réalités sociales,
de la considérer comme une représentation soigneusement mise en scène qui reflète
le réel, ainsi que la symbolique des époques et des tendances.

Au-delà du commerce…

Depuis son avènement, la photographie de mode était longtemps sous-


estimée de la part des chercheurs à cause de sa nature éphémère et commerciale, et
de ses sujets dits « superficiels » axés essentiellement sur les tendances de
l‘époque. Elle était souvent mise au service de la mode et du commerce, placée
sous l‘égide de l‘illusion et de la mise en scène de l‘artifice et de la théâtralisation.
« Les représentations qui ont fait, au fil des décennies, de la photographie de mode
le genre mineur d‟un art lui même mineur restent aujourd‟hui encore très
prégnantes. »2, affirme Frédéric Monneyron à ce propos.

1
Propos de Nathalie Marchetti extraits de L'express international, Numéros 3018 à 3034, ed. Groupe
Express, 2009, p. 71.
2
Frédéric Monneyron, La photographie de mode. Un art souverain, ed.Presses Universitaires de
France, 2010, p. 49.
60
En conséquence, le premier souci des photographes de mode fut
d‘échapper à la tutelle de « l‘industrie » et du commerce, laquelle avait annexé la
photographie à son vaste domaine. Ces derniers qui semblent au premier abord
respecter les codes de la mode, s‘en déjouent aussi rapidement pour explorer les
possibilités photographiques.

Les photographes de mode se sont alors émancipés pour exprimer


l'impalpable. À savoir, le désir. Ils ne promeuvent plus, ils inspirent. Ils ne vendent
pas, ils éveillent les sens. Un vent de liberté a soufflé dans les studios et les
photographes se sont sentis pousser des ailes. Ils n‘hésitent pas à tester les repères
visuels, explorer la couleur, et surtout, dépasser le propos commercial.

Le vêtement «n'est plus désormais qu'une pièce dans la composition de la


photographie» 1 , écrit Frédéric Monneyron dans son essai La photographie de
mode: un art souverain. Et l'univers du luxe de s'emparer pour exprimer son propre
ancrage culturel. La mode veut maintenant se raconter et le photographe est sa
plume. Ainsi Irving Penn, Richard Avedon, Helmut Newton ou encore Peter Knapp
ont su imposer leur regard dépassant le monde de la mode pour s‘imposer dans le
monde de la photographie. Ils nous font pénétrer sous la surface sociale, dans les
aspirations et les craintes des sociétés contemporaines.

Roland Barthes a compris que pour investir et comprendre la complexité


du langage et de la rhétorique de la photographie de mode, il fallait se livrer à une
étude approfondie. Il a proposé, dans Système de la mode, la définition suivante :
« la photographie de mode n‟est pas n‟importe quelle photographie, elle a peu de
rapport avec la photographie de presse ou la photographie d‟amateur, par
exemple ; elle comporte des unités et des règles spécifiques. […] Elle forme un
langage particulier, qui a sans doute son lexique et sa syntaxe, ses
propres tours interdits ou recommandés. »2

1
Ibid., p.79.
2
Barthes Roland, Système de la mode, ed.Seuil, 1967, p.13.
61
Alors la photographie de mode peut-t-elle évoluer de l‘état de « sous-art »
vers un véritable art avec ses techniques, son imaginaire et son propre langage qui
suit et traduit les mouvements sociaux et les influence à son tour ? Cantonné dans
sa seule fonction illustrative et commerciale, cet art de l‘éphémère serait-il en passe
d‘aller au-delà de ses frontières pour exprimer l‘impalpable, refléter les
préoccupations les plus partagées et témoigner de son époque ?

Dans son essai « Sociologie de la mode » Monneyron note que « La mode


est peut-être frivole, mais alors, cette frivolité n‟est pas sans vertu car elle figure –
mieux, préfigure – l‟état de la société. »1 Alors, si nous associons l‘intérêt d‘une
analyse de la mode en tant qu‘anticipation et une figuration du social à l‘intérêt de
l‘analyse d‘une photographie en tant que vecteur de nouvelles connaissances, alors
nous trouvons dans l‘analyse des images de mode un terrain privilégié pour l‘étude
des changements sociétaux.

Ainsi dans notre cas de l‘image de mode et de la photographie de mode,


nous sommes face à cette articulation de la vraisemblance et du symbolique, entre
la perception d‘une production visuelle descriptive d‘une forme de réalité du
vêtement et la signification culturelle et sociale d‘une représentation de la mode.
Les significations de l‘image de mode dépassent donc la simple interprétation de
détails formels du vêtement, et sa mise en scène dans un environnement
socialement et culturellement défini, nous met sur la voie d‘une étude approfondie.

Ce faisant, il nous a paru judicieux, dans le cadre de cet article, de


questionner les nouvelles frontières de cette pratique en (re)construction, que
constitue la photographie de mode, en allant à la rencontre des savoirs et des
expériences contemporaines où les vêtements et les attitudes sont autant des
portraits de l'époque. En fait, nous n‘allons pas aborder la photographie comme un
simple « outil d‘enregistrement», l‘approche et les médiations qui accompagnent le
travail des photographes ne sont plus seulement envisagées comme des données

1
Frédéric Monneyron, Sociologie de la mode, ed. Presses Universitaires de France, Paris, 2006, p.77.
62
abstraites : le photographe est indissociable du contexte socio-historique avec
lequel son travail trouve son intérêt.

Du rêve au discours….

Posant la photographie de mode comme une vraie « pensée symbolique du


social»1comme Monneyron nous l'indique, « […] la photographie de mode est, à
l‟évidence, plus encore illustrative et elle apparaît comme une vraie pensée
symbolique du social. Plutôt que d‟impliquer le seul contexte comme beaucoup de
photographies, d‟art ou non, elle implique aussi un corps et un vêtement, deux
éléments déjà lourdement chargés de significations sociales et symboliques. Par
conséquent, avec elle, c‟est toute une analyse sociologique qui peut être conduite,
mais une analyse sociologique de grande ampleur qui, loin de rester à la surface
des choses, pénètre sous cette surface. »2

C‘est la combinaison de l‘ensemble de ces systèmes arrangés en un seul


qui permet alors la traduction d‘un message, et bien au-delà du message de « ce qui
est à la mode » ou de ce qui se fait ou de ce qui ne se fait pas en matière de
vêtement, mais surtout, de manière subsidiaire, nous sommes face à un message
transmettant ce qui se fait et ce qui ne se fait pas en matière de paraitre et
d‘apparences.

En effet, depuis un siècle, la photographie de mode influence la


construction de l‘identité féminine et se développe autour de notions liées à la
beauté, à la séduction et à la culture de la jeunesse et du paraître. De la rêverie aux
fantasmes, la photographie de mode perturbe le temps, l'espace, sous prétexte
d'exhiber et de cacher. Elle n'évoque pas le réel, elle le convoque, le manipule,
l'articule permettant de fixer les évolutions stylistiques à travers les âges ainsi que
celles des goûts, du luxe, des désirs et des illusions.

1
Frédéric Monneyron, La photographie de mode. Un art souverain, ed.Presses Universitaires de
France, 2010, p. 67.
2
Ibid., p.156.
63
Comme le disait l‘historien James Laver, « l‟appareil photo [fut] la
première machine à imposer certains types de beauté »1. Ainsi, l'apparence est sans
doute la notion qui définit le mieux le rapport que la photographie entretient avec la
mode. Mais cette notion doit être élargie car elle ne concerne pas seulement les
aspects esthétiques ; la photographie de mode c‘est travailler sur l‘apparence mais
elle témoigne aussi de son époque. Ses images varient selon les préoccupations
esthétiques et sociales de l‘époque, dans une éternelle séduction.

L‘ensemble des images de mode, qu‘il s‘agisse de la presse spécialisée, de


la publicité, ou des icônes médiatiques (musicales, cinématographiques,
sportives…etc.) fournissent à notre inconscient une mosaïque de couleurs, de
formes, de symboles et de modèles sociaux qui déterminent nos comportements
vestimentaires, nos manières d‘être et de paraître. Pascal Bollon appelle à voir dans
la mode une « pensée sauvage du social. »2

A ce titre, durant les années 1960, époque marquée par la libération des
mœurs, un changement des mentalités où le féminisme commençait à poser et à
imposer son empreinte, avec des questions marquantes sur le stéréotype des
genres, de grands photographes vont utiliser la photographie de mode pour
témoigner de l‘évolution des mœurs et des enjeux de société. C‘était un tournant
majeur pour le rôle de l‘habit dans la photographie de mode : les photographes ne
cherchent plus à recouvrir le corps mais à le révéler, l‘exposer, le sublimer et
l‘exalter sans aucune retenue.

Désormais, les limites sont constamment repoussées dans la technique


comme dans les sujets et la provocation ne passe jamais de mode. Le corps de la
femme est devenu une clé de ce phénomène ; les photographes déshabillent pour
promouvoir les habits, ils transgressent les codes des genres, censurent puis
surexposent. Mentionnant à ce titre que l‘image de mode est le domaine d‘analyse

1
Nathalie Herschorfer, Papier glacé- Un siècle de photographie de mode chez Condé Nast, ed.
Thames & Hudson, octobre 2012, p.17.
2
Pascal Bollon, Morale du masque. Merveilleux, Zazous, dandys, Punks, etc., ed.Seuil, Paris, 1990,
p.184.
64
le plus approprié pour l‘étude des représentations du genre féminin ; elle est le lieu
« naturel » d‘expression des corps de femmes, lieu d‘identification et de fantasme,
de reconnaissance et de nouveautés.

Mais il n‘est pas question ici de faire un historique des représentations du


genre féminin à travers la mode et ses images, la photographie de mode suscite
notre intérêt plutôt en tant qu‘indicateur privilégié du social et de l‘imaginaire
collectif et en tant que source de nouvelles connaissances et diffuseur des
tendances culturelles.

Nous citons à ce propos « Dans les années 70, la sexualité et la violence, à


un degré moindre toutefois, devinrent des sujets privilégiés de la photographie de
mode. Le sexe était présent depuis toujours, mais de façon dissimulée. En se
dévoilant, la photographie de mode faisait directement référence à l‟état de la
société de l‟époque. »1

Maître dans le jeu de ces nouveaux codes, Guy Bourdin, pour ne pas citer
d‘autres, un avant-gardiste qui s‘en donne à cœur joie et photographie sans filtre la
femme sous toutes ses coutures et ses courbes. Ses photos de mode les plus
connues, pour la plupart parues dans Vogue France dans les années 70, témoignent
que le porno chic des années 2000 n'a rien de novateur. Ses clichés de mode, d‘une
sensualité troublante, dévoilent ce qui est caché pour célébrer le plaisir féminin.
L‘homosexualité, encore tabou à l'époque, était déjà abordée notamment via un
cliché sur lequel les lèvres de deux modèles semblent vouloir se rapprocher. Cette
sensualité peut paraître moins contrariante aujourd'hui, mais « il faut avoir
conscience qu'elle a pu choquer à l'époque », rapporte Shelly Verthime.

1
Harrison Martin, Apparence, la photographie de mode depuis 1945, ed.Chène, p.270.
65
Figure 1: The Guy Bourdin, Estate 2016 / Courtesy of Louise Alexander Gallery

Francine Crescent, grande prêtresse de la mode et ancienne rédactrice en


chef de Vogue français de 1961 à 1984, qualifie cet artiste de visionnaire. Elle dit à
ce propos : « Le travail de Guy Bourdin traite de la vie. Il savait avant tout le
monde que le sexe et la violence allaient devenir les facteurs les plus importants de
notre société. Mais je ne pense pas que ce qui l‟intéressait, ce qu‟il voulait décrire,
c‟était la vie. »1

Nous considérons donc l‘image de mode comme une sorte de répertoire de


connaissances, interprétable comme tout système de signes en convoquant le
partage d‘un langage commun au producteur et aux récepteurs, en faisant écho à un
imaginaire social préexistant à l‘expérience immédiate de la perception de l‘image.
Nous sommes alors face à une représentation médiatisée construite sur les bases de
représentations sociales connues et reconnues, mais nous sommes, considérant les
fonctions de l‘image et celles de la presse féminine, également face à une
proposition de mondes possibles, vraisemblables mais non nécessairement existant
en tant que tels dans la réalité vécue. Ces mondes possibles, oscillent entre
prescription aliénante pour les féministes et anticipations sociales pour les
défenseurs de la mode en tant que moyen d‘émancipation et de libération pour la
femme.

1
Alison M. Gingeras, Guy Bourdin, coll. 55, éd. Phaidon, p.13.

66
Les photographies de mode s‘élèvent ainsi au rang d‘indicateurs sociaux.
Audrey Trabelsi explique à ce titre : « Les photographie de mode ne laissent
personne indifférent et demeurent le reflet d'une époque et de la société»1. Ils sont
comme des anticipations sociales créatives, support de nouvelles connaissances. Il
faut entendre ces connaissances contenues dans l‘image dans le sens d‘une
encyclopédie de valeurs, de normes, de croyances, de transgressions ou bien de
comportements partagés par des audiences et des publics.

Dans ce même ordre d‘idée, Frédéric Monneyron notait: « Si la


photographie, comme la psychanalyse, nous permet de plonger dans les
profondeurs psychiques, elle nous permet aussi de plonger dans les profondeurs
sociétales. [...] c‟est que, à travers elle, peuvent se lire les mythes, les images et les
symboles, et, par suite, les grandes structures anthropologiques qui définissent une
époque et lui donne un sens. Elle est mieux, même, que le simple révélateur d‟un
inconscient collectif. »2

Ainsi, la photographie de mode est, bien évidemment, une représentation


soigneusement mise en scène qui appelle un déchiffrement interprétatif. Susan
Sontag avait bien pressenti la valeur informative des photographies et leur capacité
de définir et d‘inventorier ce qui existe. Sontag va plus loin encore en affirmant
que « les photographies fabriquent de l'histoire immédiate, de la sociologie
instantanée »3.

Nous citons dans ce contexte la fameuse campagne de chaussures Charles


jourdan baptisée « Walking Legs » et pour laquelle Bourdin a eu carte blanche en
1979, ce photographe décide de ne mettre en scène que des demi-jambes de
mannequins chaussées d‘escarpins. Ces parties du corps, que nous imaginons
appartenir à une femme, courent, posent sur le ponton d'une gare... Le résultat est
surprenant mais aussi intrigant. Pourquoi choisir d'estropier ce mannequin ? Etait-

1
Propos d‘Audrey Trabelsi, cofondatrice d'Art Photo Expo, extraits de l‘article en ligne In Fashion :
la photo de mode s'expose au Royal Monceau, www.grazia.fr.
2
Frédéric Monneyron, La photographie de mode. Un art souverain, ed.Presses Universitaires de
France, 2010, p. 155.
3
Susan Sontag, On photography, ed. Penguin, 1979, p. 91.
67
ce une manière de dénoncer avant l'heure l'objectivation à laquelle sont souvent
réduites les femmes ? Ou la violence dont elles sont victimes ?

Finalement, le spectateur en vient à oublier qu'il s'agit d'une publicité pour


les chaussures. « Bourdin privilégiait la narration à la beauté »1, à la mise en avant
du produit, explique Shelly Verthime. « Pour chaque photo, il se racontait une
histoire et voulait que celui qui regarde en imagine une également. » 2 C‘est
l‘imaginaire même de la photographie de mode qui devient l‘objet de l‘enquête : il
nous introduit sous la surface sociale, dans les désirs et les craintes des sociétés
contemporaines.

Figure 2: The Guy Bourdin, « Walking legs » de Guy Bourdin

La photographie de mode porte donc un véritable discours sociétal. Au-


delà du monde de la mode et du commerce, son esthétique peut même être mise au
service de faits divers touchant les sociétés contemporaines et de problématiques
d‘ordre écologique, politique, etc.

Clichés chics, détails chocs…

Selon Nathalie Marchetti, rédactrice en chef photo de l‘Express Styles à


Paris, « la photographie de mode s‟inspire de tout. Elle vampirise tout, regarde

1
Shelly Verthime, Guy Bourdin: Untouched, ed. Steidl Verlag, 2017, p.45

2
Ibid., p.45.
68
tout, parce que c‟est un milieu de création. »1 Elle rajoute : « une série mode est
belle ou intéressante justement quand elle va au-delà de la mode.»2 Effectivement,
depuis un certain temps, la photographie de mode s‘imprègne de tout ; tous les
sujets semblent être admissibles d‘où son immersion dans des faits de société et des
problématiques qui n‘ont rien à voir avec la mode. « Ce n‟est pas un problème de
remodeler dans son domaine quelque chose qui concerne la société et qui, à ce
titre, touche forcément photographes et artistes. »3, explique Nathalie Marchetti.

Mentionnant qu‘a notre époque actuelle, plusieurs conflits et catastrophes


d‘ordre humain, écologiques, politiques, etc., des guerres et des révolutions dans le
monde entier touchent voire menacent nos sociétés contemporaines. Nous
évoquons à ce propos la seconde guerre du Golfe en 2003, le violent séisme qui a
fait trembler la terre du Sichuan en Chine en 2008, la gigantesque marée noire dans
le golfe du Mexique en 2010, l‘affaire du viol collectif dans un autobus à New
Delhi en 2012, la crise des migrants et des réfugiés en 2015.

Ces tensions politiques, catastrophes humaines et écologiques, pour ne


citer d‘autres, marquent l‘actualité depuis une dizaine d‘années et ont été couvertes
par des médias et des photojournalistes du monde entier. Mais ce que nous
ignorons, c‘est qu‘elles ont aussi toutes envahi les pages de magazines de mode ou
de portfolios de photographes de mode indépendants, faisant couler beaucoup
d‘encre et provoquant de vives controverses auprès du public ;

« Make love not war », « State of Emergency», « Horror Story », « Water


& Oil » de Steven Meisel pour Vogue Italie, « The wrong turn » de Raj Shetye
publié sur le site Behance et plus récemment la série « Der Migrant » 4 du

1
Propos de Nathalie Marchetti extraits de L'express international, Numéros 3018 à 3034, ed. Groupe
Express, 2009, p. 74.

2
Ibid., p.75.
3
Ibid., p.75.
4
Le shooting de mode « Der Migrant » de Norbert Baksa a été dévoilé sur le site du photographe
ainsi que sur son compte Twitter le 5octobre 2015.

69
photographe hongrois Norbert Baksa dévoilée sur son site ainsi que sur son compte
Twitter ont suscité polémiques et avalanche de critiques, pour ne donner que
quelques exemples.

Figure 3: « State of Emergency » par Steven Meisel pour Vogue Italie 2006.

Figure 4: « Der Migrant » par Norbert Baksa, 5 octobre 2015.

Cyniques, démoniaques, effrayantes, scandaleuses, déplacées, ces


photographies de mode provoquent des chocs visuels loin des codes traditionnels
de l‘élégance et de la beauté. Ils ne sont pas au service de la femme, ni même des
maisons de couture. Qu‘a donc à faire la photographie de mode avec de telles
problématiques?

70
Figure 5: Photo du Shooting mode « Horror Story »1 de Steven Meisel pour Vogue
Italie, Avril 2014.

Pour Carlo Ducci, directeur de rubrique à Vogue Italie, cette rupture


consistant à classer dans des catégories distinctes mode et grandes problématiques
mondiales correspondrait en fait à un « embargo psychologique silencieux » qui
mérite d‘être levé: « il y a des situations spécifiques qui sont rarement couvertes
par les magazines de mode. Les faits sociaux extrêmes, les événements tels que les
catastrophes, les guerres et les news sont laissés de côté presque par principe. Ils
sont considérés comme trop durs, dans la mesure où ils évoquent et affectent de
manière excessive notre vie quotidienne. […] cela nous rend tous partenaires du
crime, nous coupant une fois pour toute de nos vies quotidiennes, comme si nous
avions couvert nos yeux avec un de ces masques de sommeil que nous portons en
avion.» 2 , déclarait-il en avril 2014 dans le numéro 764 de Vogue Italie, numéro
dans lequel figurait le shooting mode « Horror Story » de Steven Meisel
thématisant dans un réédition de film d‘horreur les violences domestiques endurées
par les femmes.

1
Les photos du shooting mode « Horror Story » de Steven Meisel pour Vogue Italie sont directement
inspirées des films d'horreur tel que « Shinning » de Stanley Kubrick avec la scène culte de la hache.
Les mannequins femmes sont mis en scène, et reproduisent des scènes de grandes violences avec
leurs maris avec des armes ensanglantées, des visages apeurés, une atmosphère glaciale et des pièces
de créateurs. Les mannequins portent des vêtements Miu Miu, Fendi, Balenciaga ou encore Marc
Jacobs.
2
Propos de Carlo Ducci, directeur de rubrique à Vogue Italie extraits du numéro 764 de Vogue Italie,
avril 2014.

71
La photographie de mode, un moyen d’expression comme un autre ?

Quand les photographes de mode tels que le hongrois Norbert Baksa et


l‘indien Raj Shetye furent dans l‘embarras de se défendre suite aux publications de
leurs shootings s‘inspirant respectivement de la crise des réfugiés à la frontière
hongroise et des viols collectifs en Inde, ils ont réclamé, auprès de la presse, que
les photographes de mode font aussi « partie de cette société » et qu‘ils se sentent,
au même titre que les artistes et les journalistes, touchés par ces crises et scandales.

« Je vis dans une société où quelque chose comme ça pourrait arriver à ma


mère, ma petite amie ou ma sœur. »1, expliquait Raj Shetye lors de son entretien
avec BuzzFeed. D‘après ce photographe, son « art » était un « mode de
communication » pour aborder la situation des femmes en Inde. Toutefois, ses
photos avaient ensuite disparu du site Behance, et le site du photographe n‘est plus
accessible depuis plusieurs jours.

Quant au shooting mode « Horror Story » de Steven Meisel, jugé auprès de


quelques critiques comme étant une « glamourisation » de la violence faites aux
femmes, la rédactrice en chef Franca Sozzani répond en disant que son but premier
en acceptant de publier ces clichés, était de bousculer les consciences, car la mode
aussi peut s'engager à sa façon, auprès des femmes.

Pour Franca Sozzani, le Vogue Italie est un magazine mode mais également
un médium par lequel elle tient à véhiculer des messages forts. Un défi qu'elle
souhaite relever en éditant ce shooting intitulé « Horror Movie » et qui vise à
choquer les récepteurs pour qu'ils se sentent davantage concernés par les violences
conjugales endurées par les femmes. Elle explique ainsi: « C‟est vraiment un
spectacle d‟horreur, ce que nous regardons et ce que nous voyons tous les jours

1
Propos de Raj Shetye lors de son entretien avec BuzzFeed, un site d'information et une société
américaine de médias Internet.

72
dans tous les journaux du monde, ceci montre que la femme est, jusqu‟à ce temps
là, fragile, elle peut être attaquée, maltraitée, tuée… »1

La photographie de mode apparaitrait ainsi comme un moyen d‘expression


parmi d‘autres pour éclairer situations de crise et faits de société. « Ils étaient avant
tout photographes et leur moyen d‟expression était la mode. » 2 note Frédéric
Monneyron. Norbert Baksa déclarait, à ce propos, sur son site avoir voulu « attirer
l‟attention sur la complexité du problème de ces gens », Raj Shetye affirmait de
son côté, toujours à BuzzFeed : « mon seul moyen de communication, c‟est la
photo. »3

Ne serait ce qu‘une vision exprimée et mise en scène par un auteur, d‘un


monde invraisemblable entretenant des relations variables avec la réalité. Comme
au cinéma, l‘auteur peut devenir provocateur en ayant recours à des scènes
controversées et grotesques afin d‘intensifier son récit.

Cherchant toujours à aller au-delà de ses frontières, la photographie de


mode peut même s‘insurger contre des sujets d‘ordre politique tels les shootings de
la marque italienne « United colors of Benetton » connue notamment pour
ses photographies de mode provocantes qui scandent certains messages d‘ordre
politique. Nous évoquons à ce titre sa campagne inédite pour la saison
automne/hiver 2018 qui s‘est engagée au profit d'un message de tolérance,
d'inclusion et d'égalité, valeurs fondatrices de l'enseigne.

1
Propos de Franca Sozzani pour le jounal en ligne The Independent.
2
Frédéric Monneyron, La photographie de mode, Un art souverain, ed. Presses Universitaires de
France, Paris, 2010, p.49.
3
Propos de Raj Shetye lors de son entretien avec BuzzFeed, un site d'information et une société
américaine de médias Internet.

73
Figure 6: Photo tirée de la campagne « Nudicome » du photographe Oliviero Toscani
pour United colors of Benetton, automne/hiver 2018.

A défaut de présenter les vêtements et les accessoires qui composeront la


nouvelle ligne, les modèles choisis sont d'origines différentes et posent entièrement
dévêtus et enlacés. Aucun vêtement ni accessoire de la nouvelle collection ne sont
présentés. Et pour cause, cette campagne a plus une visée politique que mode. En
effet, Benetton entend agir pour l'avenir et lutter "contre les guerres civiles, contre
les mafias et les violences identitaires propres aux villes, contre la férocité des
conflits ethniques, contre les guerres de civilisation et de religion, contre le
terrorisme et contre toutes les formes de racisme." Voici le texte qui accompagne
cette campagne baptisée « Nudicome » et signée par le photographe Oliviero
Toscani.

Ce dernier, revenu chez Benetton après plusieurs années d'absence, est à


l'origine des campagnes publicitaires controversées devenues la marque de fabrique
de la griffe italienne dans les années 80 et 90. Nous citons notamment les
photomontages provocateurs de la compagne intitulée « unhate »1 parmi lesquelles
figure une photo d‘un curé vêtu de noir embrassant sur la bouche une nonne tout en
1
Fin 2011, Benetton lance la campagne Unhate et diffuse une série de photomontages présentant
des chefs d'État en train de s'embrasser sur la bouche, pouvant tout aussi bien évoquer
les baisers strictement protocolaires qui étaient en usage entre les dirigeants de l'ex bloc de l'Est, que
des baisers à caractère sexuels (et homosexuels pour la plupart des visuels de la campagne). L'un
d'entre eux, qui suscite plus particulièrement une vive polémique, est un baiser entre le Pape Benoît
XVI et Ahmed el-Tayeb, l'imam de la mosquée al-Azhar du Caire. Face aux protestations et aux
menaces de poursuites pénales émises par le Vatican, Benetton fait marche arrière : le groupe présente
des excuses, supprime le photomontage de son site web et fait retirer les affiches correspondantes des
rues et des magasins.

74
blanc ou encore la série de photos « HIV positive » sortie à l‘automne 1993 pour lutter
contre le sida, montrant des individus tatoués de l'inscription « HIV Positive » sur
plusieurs parties de leur corps. Ces clichés, souvent sans aucun slogan, évoquant la
haine, la maladie, la discrimination, le racisme ou l'homosexualité emmènent la
mode à autre niveau, celui du militantisme.

Pour la firme italienne : « il s'agit d'images symboliques - avec une touche


d'espérance ironique et de provocation constructive - pour promouvoir une
réflexion sur la manière dont la politique, la foi, les idées, même si elles sont
opposées et diverses, peuvent amener au dialogue et à la médiation. » 1 Un
témoignage qui incite et invite à l‘incursion de la photographie de mode dans des
problématiques dépassant la mode. Des marques comme Diesel, Calvin Klein, et
bien d‘autres encore ont adopté une démarche similaire plus récemment.

Nous pouvons ainsi remarquer que, dans ces photographies de mode, les
traces de matérialité du vêtement et sa valeur d'usage sont estompées, pour ne
donner à voir que des mondes autonomes. Monneyron explique à ce propos : «
dans la photographie de mode contemporaine [...] le vêtement, qui n‟est bien
souvent que prétexte, est de plus ou plus oublié par le regard du spectateur, il
pourrait même être tentant de transformer cette addition en soustraction, et de
définir l‟imaginaire de la mode comme l‟imaginaire se formant autour d‟un
mannequin et d‟un contexte mais auquel on aurait enlevé toute référence au
vêtement.»2

Alors la photographie de mode, habituellement incarnée par des


silhouettes correspondant à des canons esthétiques et des idéaux de beauté, n‘est-
elle pas avant tout conçue pour faire rêver, sublimer et célébrer la beauté et mettre
en valeur des produits de la mode?

1
http://unhate.benetton.com/
2
Frédéric Monneyron, La photographie de mode, Un art souverain, ed. Presses Universitaires de
France, Paris, 2010, p.157.
75
Dans son essai « Le système de la mode » Roland Barthes notait à ce
propos : « le bon ton de la mode, qui lui interdit de rien proférer de disgracieux
esthétiquement ou moralement. » 1 Apparemment, à cette époque (entre 1957 et
1963), Barthes ne pouvait prévoir que la mode et notamment la photographie de
mode n‘allait pas tarder à devenir déplaisante et disgracieuse, esthétiquement et
moralement.

Tom Ang explique à ce propos : « Le beau monde dominait la scène dans


les années 60 et aujourd‟hui encore, nous exploitons la beauté glacée des modèles
élancés à la peau parfaite. Mais les styles évoluèrent et dès la fin du XXème siècle,
tout était accepté dans la photo de mode, y compris les images violontes,
sexuellement connotées et délibérémment laides. »2 La frontière entre le bon et le
mauvais goût, entre le glamour et le vulgaire ne tient, désormais, qu‘à un fil.

Selon Rachel K.Ward, doctoresse en Média et Communications spécialisée


dans les domaines de la mode, de l‘art et du luxe : « La photographie de mode est
une force englobante qui montre simplement tout extrême comme étant chic et
élégant. »3 Elle voit que « la mode est un cadre de maître qui tend à embellir et à
neutraliser les sujets qu‟elle met en scène, plus qu‟à les valoriser pour eux-mêmes.
Elle donne l‟impression de les valoriser, mais ne le fait pas. »4 Allant plus loin
Rachel explique qu‘« en recourant à un récit extrême, les vêtements sont mis au
premier plan, et sont donc à leur meilleur pour l‟industrie. »5

Alors ces images sont-elles une comédie et une « mascarade » de la réalité


visant tout simplement à mettre en valeur des vêtements ou sont-elles destinées à
transmettre un message, à informer, avertir et éduquer ? Si elles ont une vocation

1
Barthes Roland, Système de la mode, ed.Seuil, 1967, p.264.
2
Tom Ang, La photographie sous tous les angles, ed. Pearson Education, France, 2010, p.94.

3
Norberto Angeletti, Alberto Oliva, In Vogue: An Illustrated History of the World's Most Famous
Fashion Magazine, ed. Rizzoli, 2012, p.89.
4
Norberto Angeletti, Alberto Oliva, In Vogue: An Illustrated History of the World's Most Famous
Fashion Magazine, ed. Rizzoli, 2012, p.90.
5
Ibid., p.90.

76
éditoriale, elles ne consistent alors qu‘en une idée vaporisée, en une pensée
éphémère qui peut certes inspirer quelqu‘un, mais demeure le plus souvent peu
mémorable. »

De notre part, nous pensons que ces « regards » photographiques, bien


qu‘ils soient porteurs de messages sociaux, écologiques, humanistes et même
politiques, ne sont à leur tour que des stratégies de communication bien arrangées
et pensées, destinées à créer et à promouvoir des images de marque ; la mode
étant un portrait de la société, elle s‘approprierait ses mutations et ses
problématiques actuelles pour établir un dialogue entre des produits et des
consommateurs.

La subtilité et le charme de ces photographies de mode reposent donc sur


un jeu de déformation de la réalité qui prétend neutraliser la critique, en même
temps qu‘elle met en avant des produits. Nous croyons qu‘il y aura toujours cette
tension inéluctable entre le souci de mettre en évidence des problèmes d‘ordre
social, écologique, politique, etc. et la fonction première de la photographie de
mode, qui est de vendre des choses.

Force est de reconnaitre que, lorsque l‘enseigne, la marque ou le magazine


ont une large audience ou que le photographe bénéficie d‘une grande notoriété, la
photo peut dès lors faire écho et donner une visibilité bien réelle à des
problématiques actuelles où à des minorités culturelles.

Alors la photographie de mode peut-elle faire rêver de tout ?

Peut-être pas, mais il semble difficile de l‘empêcher de parler de tout. « La


mode est boulimique»1, tranche Nathalie Marchetti. Ne cessant de s‘approprier de
nouvelles thématiques et d‘exploiter de nouveaux champs, l‘image de mode se
mêle de tout et s‘insurge contre tout. Et « à chaque séance de pose, les

1
Propos de Nathalie Marchetti extraits de L'express international, Numéros 3018 à 3034, ed. Groupe
Express, 2009, p.81.
77
photographes de mode réinventent la beauté et l‟élégance en racontant la vie, en
témoignant de la société de leurs temps. »1

2
Alors « les photographies disent-elles la vérité ? » A ce sujet, le
journaliste Jena-Claude Germain constatait avec à-propos : « ainsi, comme les
sculpteurs antiques qui faisaient surgir de la pierre la justice armée, la Beauté
fatale ou la force brute, les photographes de mode tentent de présenter la Beauté
parfaite sans ride, sans cerne, sans histoire, vierge et pure. Et vetue évidemment
avec art et un gout indiscutable. Comme au temps de Botticelli, de Pérugin, de
Raphael, les photographes de mode sont des artistes attentifs et fidèles dont les
œuvres reflètent en effet nos idéaux. »3 De notre part nous croyons que ceci est
toujours une question ouverte, pour laquelle chaque photographe tente de trouver
sa propre réponse.

Conclusion :

« La photographie de mode, de Nadar à Franck Horvat, ď Erwin


Blumenfeld à William Klein, dans un déploiement de codes, d'artifices, d'exigences
techniques et de transgressions, d'impératifs et de profanations, montre assez bien
qu'en photographie il n'y a pas de sujet mais seulement des visions. »4 En effet, au-
delà d‘une technique, la photographie de mode montre aujourd‘hui sa variété
d‘intentions et de situations et témoigne du renouvellement perpétuel de ses modes
d‘expression. Les usages, les pratiques, ainsi que les procédés communicationnels,
sont ainsi interrogés dans leur capacité à illustrer le réel, le représenter, l‘exploiter
et le construire. De même, les photographes sont considérés comme des

1
Michel Lessard, La photographie témoin et servante de la mode in Cap-aux-diamants, Vol 4, N°2,
été 1988, p.62.
2
Howard S. Becker, Exploring Society Photographically, ed. University of Chicago Press, 1982,
p.37.
3
Michel Lessard, La photographie témoin et servante de la mode in Cap-aux-diamants, Vol 4, N°2,
été 1988, p.62
4
Denoyelle Françoise, Vanités-Photographies de mode des XIXe et XXe siècles (Préface de Robert
Delpire), in Réseaux, volume 11, n°62, 1993, dossier Les conventions, p. 208.
78
représentants d‘une culture, des représentants d‘imaginaires à l‘intérieur d‘une
culture.

Les travaux présentés dans cet article, laissent toute la place à des «
expériences photographiques» différentes, à des contextes dans lesquels les images
prennent sens, à des situations qui en expliquent les genèses. Nous supposons alors
que la croyance que «l‘appareil photo fait la photo » n‘est plus valable, ce sont
plutôt les « contextualités » et les « situations » photographiques qui créent des
regards avec les photographes. Penser ces « regards photographiques » nous
renseigne, en retour, sur notre humanité. Ils sont la traduction d‘un ressenti et d‘un
vécu, ce « miroir continué » des réalités sociales qui cristallise en lui les tensions et
les valeurs existant au sein des sociétés.

Il nous semble qu‘il est possible aujourd‘hui d‘esquisser une approche des
« regards photographiques », en envisageant ceux-ci comme « de véritables
dispositifs non seulement de savoir-faire mais aussi de communication, de
situations, d‟imaginaires, d‟expériences, de contextes sociaux, économiques voire
politiques. Autant de cadres de référence qui concernent une multiplicité de
dimensions sociales et culturelles.»1

A notre avis le regard sur cette discipline, longtemps sous-estimée à cause


de sa nature éphémère et commerciale, de ses sujets dits superficiels, doit changer
car la photographie de mode a su sublimer ses contraintes pour inventer de
véritables univers esthétiques, où les vêtements et les attitudes sont autant de
portraits de l'époque.

Se situant au carrefour de démarches à vocation sémiologique, économique


et artistique où s‘entrecroisent l‘individuel, l‘interpersonnel et le social, le sensible
et l'invisible, l‘imaginaire et le réel, la photographie de mode met en scène une

1
Voir Vancassel Paul, Les regards photographiques comme dispositifs anthropotechniques et
processus transindividuels, Thèse de doctorat en Sciences de l‘Information et de la Communication,
Université Européenne de Bretagne (Rennes 2), soutenue le 8 février 2008 (disponible sur
http://tel.archives-ouvertes.fr/ et en micro-fiches)

79
encyclopédie mouvante de corps, de postures, de parades, d‘univers, de références,
de valeurs, de normes, de croyances, de significations, mais aussi de transgressions
et de nouveautés. Il semble qu‘elle va toujours nous surprendre en restant
explicitement dans le périmètre tracé par ces critères.

Frédéric Monneyron témoigne à ce propos : « si l‟herméneutique des


images de mode permet de pénétrer dans les profondeurs sociétales et de découvrir
l‟état souterrain d‟une société qui serait resté difficilement accessible à une
analyse sociologique plus traditionnelle, elle ouvre également sur d‟autres
considérations et est riche de plusieurs enseignements. C‟est, en tout premier lieu,
le rôle et la fonction... »1

Et comme nous l‘avons vu, la photographie de mode avait déjà véhiculé,


depuis des années, sa part de surprises sans oublier, plus récemment, les blogs de
mode, le street-style et la photographie normcore2, pour n‘en citer que quelques-
unes. Ne cessant d‘explorer et d‘exploiter de nouveaux territoires, la photographie
de mode s‘infiltre désormais là où nous l‘attendions le moins. Elle met en scène
des égéries virtuelles qui ne pourront jamais exister en dehors de l‘image, s‘inscrit
dans des projets d‘arts plastiques où le vêtement revêt un rôle secondaire.

Audacieuse, elle flirte avec des problématiques assez glissantes. Et comme


chaque langage, nous croyons que la photographie de mode, ne cessera de
développer encore davantage d‘autre formes, d‘autres dialectes et traductions.

Il est toutefois nécessaire de se rappeler que la photographie de mode est


née de la volonté de l‘industrie et du commerce et qu‘elle reste à ce jour liée au
marketing et à la vente de vêtements. Selon Gisèle Freund, la photographie de

1
Frédéric Monneyron, La photographie de mode. Un art souverain, ed.Presses Universitaires de
France, 2010, p.177.
2
Le mot Normcore, fraîchement débarqué dans le langage des jeunes, est la contraction des mots
«normal» et «hardcore». Des termes assez opposés qui, une fois unis, militent pour un retour au non-
look, mais de façon presque exagérée.
80
mode « joue aussi un rôle dangereux comme manipulateur pour créer des besoins,
vendre les marchandises et façonner les esprits. »1

Alors quels nouveaux paradoxes nous préservera la photographie de mode


dans les décennies à venir ?

Bibliographie:

Ouvrages:

- Angeletti Norberto, Alberto Oliva, In Vogue: An Illustrated


History of the World's Most Famous Fashion Magazine, ed. Rizzoli, 2012.
- Ang Tom, La photographie sous tous les angles, ed. Pearson
Education, France, 2010.
- Aumont Jacques, L‟image, ed. Nathan, Paris, 2001 (1990).
- Bazin André, Ontologie de l‟image photographique, in Qu‟est- ce
que le cinéma ?, ed. Cerf, Paris, 2011.
- Barthes Roland, Système de la mode, ed.Seuil, 1967.
- Blackman Cally, 100 ans d'illustration de mode,
ed.Eyrolles, Paris, août 2007.
- Bollon Pascal, Morale du masque. Merveilleux, Zazous, dandys,
Punks, etc., ed.Seuil, Paris, 1990.
- Castant Alexandre, La photographie dans l'œil des passages, Paris,
L'harmattan, 2004.
- Conord Sylvaine, Usages et fonctions de la photographie
in Ethnologie française, 2007/1, Vol. 37.
- Denoyelle Françoise, Vanités-Photographies de mode des XIXe et
XXe siècles (Préface de Robert Delpire), in Réseaux, volume 11, n°62, 1993,
dossier Les conventions.

- Dubois Philippe, L‟acte photographique, ed. Nathan Paris, 1990.

1
Gisèle Freund, Photographie et société, ed.Seuil, 1974, p.204.
81
- Freund Gisèle, Photographie et société, ed.Seuil, 1974.
- Gingeras Alison M., Guy Bourdin, coll. 55, éd. Phaidon.
- Gunthert André, Éditorial in Études photographiques, 1996.
- Harrison Martin, Apparence, la photographie de mode depuis
1945, ed.Chène.
- Herschdorfer Nathalie, Papier glacé : un siècle de photographie de
mode chez Condé Nast, ed.Thames & Hudson, Paris, 2012.
- Howard S. Becker, Exploring Society Photographically, ed.
University of Chicago Press, 1982.
- Lessard Michel, La photographie témoin et servante de la mode in
Cap-aux-diamants, Vol 4, N°2, été 1988.
- Monneyron Frédéric, Sociologie de la mode, ed. Presses
Universitaires de France, Paris, 2006.
- Monneyron Frédéric, La photographie de mode. Un art souverain,
ed.Presses Universitaires de France, 2010.
- Susan Sontag, On photography, ed. Penguin, 1979.
- Sontag Susan, Le monde de l‟image in Sur la photographie, trad.
Ph. Blanchard, Paris, ed. Christian Bourgois, 2008.
- Terrenoire Jean-Paul, Images et sciences sociales : l‟objet et l‟outil
in Revue française de sociologie, Paris, 1985.
- Verthime Shelly, Guy Bourdin: Untouched, ed. Steidl Verlag,
2017.

Thèses de doctorat :

- Vancassel Paul, Les regards photographiques comme dispositifs


anthropotechniques et processus transindividuels, Thèse de doctorat en Sciences
de l‘Information et de la Communication, Université Européenne de Bretagne
(Rennes 2), soutenue le 8 février 2008 (disponible sur http://tel.archives-
ouvertes.fr/ et en micro-fiches)

82
- André Gunthert, La conquête de l‟instantané, archéologie de
l‟imaginaire photographique en France (1841-1895), Thèse de doctorat d‘histoire
de l‘art sous la direction d‘Hubert Damisch, soutenue en février 1999, Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales, p.107.

83
84
LE PHOTOMONTAGE A L’EPREUVE DE LA PSYCHANALYSE

Sonia BENARAB

La photographie, comme la vie, lieu d‘enjeux sémiotiques et sociaux est


par excellence la simultanéité d‘une présence et d‘une absence, de mensonges et de
vérités, de réel et d‘imaginaire. Elle fait l‘objet de réflexions où se croisent
plusieurs disciplines ; la psychanalyse est en l‘occurrence une discipline qui
rencontre la photographie dans plusieurs occasions et selon maintes modalités. De
toutes les approches que la photographie véhicule et des symptômes qu‘elle porte,
la réflexion se charge de dévoiler dans cette étude les ambiguïtés des discours et
parle ainsi à l‘insu de ce médium, dans son inattention, dans son inconscient.

L'approche présentée ici s‘inspire du modèle psychanalytique, qui permet


une mise au point sur les dérapages de l‘image, du regard et du sujet. La
photographie convoque notre inconscience du monde dans son processus même de
capter et percevoir le réel, de son enregistrement prélevé dans le réel qui se fait à
l‘intérieur de l‘appareil ensuite par la perte du réel qui a été et n‘est plus que nous
sommes et que nous ne serons plus.

Comme toute pulsion, la pulsion créatrice se constitue par une excitation


psychique qui ne provient pas du monde extérieur mais de l‘intérieur de
l‘organisme (comme la faim ou la soif). Elle se présente comme une excitation
instinctive ou un besoin de force constante, qui demande à être supprimée par la
satisfaction1. La pulsion créatrice est présente en chacun de nous, bébé, enfant ou
adulte. La première activité créatrice serait la rêverie éveillée. Vient ensuite le jeu
grâce auquel l‘enfant, met en scène son univers intérieur et façonne un monde

1
« Le concept de pulsion, dit Freud, nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le
somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l‘intérieur du corps et
parvenant au psychisme, comme une mesure de l‘exigence de travail qui est imposée au psychique en
conséquence de sa liaison au corporel. » Ibid., p. 18.
85
selon ses désirs pour impressionner ses parents. En effet, c‘est pour nous-mêmes et
pour l‘autre que nous créons1 avec cette anxiété pour cause d‘un jugement.

L‘art et l‘intention de l‘artiste n‘est-elle pas cette trace que veut laisser
l‘homme pour s‘immortaliser, jouir, communiquer, plaire, déplaire, irriter, ou
tourmenter ? Certes. En positionnant le ressort de cette exploration sur une forme
de psychologie, celle-ci révèle que l‘action humaine peut s‘avérer intentionnelle.
Cela vient, justement des intentions prénommées, qualifiées ou causées par cette
dite action. J‘en conclus que mes intentions dans mes langages photographiques,
seront identifiables par les usages de noms (espace, maison, intérieur, …) qui
forment et justifient dans le sujet la présence des objets photographiés. Dès lors,
mes intentions, mes états mentaux ou mes actes mentaux seront identifiés. Ils me
permettent de distinguer divers rapports à l‘image, diverses préoccupations de l‘art
photographique dans l‘analyse des clichés réalisés et « photomontés ». Rappelons
toutefois que l‘objectif ici n‘est pas de faire de la psychanalyse ou de l‘auto-
psychanalyse, mais de puiser dans quelques connaissances de cette discipline ce
qui permettrait de mieux comprendre et de mieux gérer le discours et l‘étude auto-
poïétique.

Une étude des rencontres théoriques et parfois métaphoriques entre


photographie et psychanalyse nous sert pour étayer notre champ de réflexion. Il
s‘agit, en fait, d‘analyser le cadre théorique permettant le rapprochement entre
photographie et psychanalyse afin de pouvoir, par suite, expliciter notre propre
pratique plastique située au niveau même de ce rapprochement.

1
Nous distinguons deux types de pulsions : les pulsions sexuelles qui sont nombreuses et ont pour but
l‘obtention du plaisir d‘organes, et les pulsions du moi ou d‘autoconservation. Pour Freud, créer, c‘est
détourner les pulsions sexuelles de leur but initial pour les placer au service de l‘art – un processus
qu‘il a appelé la sublimation. Dans son ouvrage « Ma vie et la psychanalyse », Freud a inventé la
psychanalyse appliquée pour tenter de résoudre le mystère de la création artistique, notamment en
analysant l‘œuvre de Léonard de Vinci.

86
I. Photographie et psychanalyse : cadre théorique
1. Image photographique et métaphores de la
psychanalyse :

« Empreinte de réel sans cesse elle se retourne vers et contre le réel qu'elle
enregistre. Parce qu'elle est ressemblante, elle démontre que la ressemblance ne
fait que mieux nous mettre à distance de la réalité du réel pour mieux nous en faire
prendre conscience. Plus la proximité avec les choses s'augmente et plus nous
connaissons l'irréductible différence qui rétablit les choses dans leur vérité propre.
(…) Les photographies convoquent le réel par leur ressemblance manquée » 1 .
C‘est ce vacillement qui s‘installe autour de la réalité se déguisant en image qui
supporte les réflexions de Francois Soulages et Gilles Perriot à travers le
psychiatrique2.

Serge Tisseron, de sa part, s‘interroge sur l‘inquiétante étrangeté du


refoulement par lequel la photographie présente un déjà vu inconnu. « Une
photographie qui nous touche le fait toujours en nous imposant un ensemble
complexe de sentiments organisés autour de deux pôles apparemment
contradictoires : “j'ai été ici”, et “pourtant quelque chose est différent” (…) Or de
ce point de vue la question pourrait bien être la suivante : ce que la photographie
une fois révélée me révèle, est-ce si sûr que mon regard ne l'avait jamais vu ? (…)
La pellicule, en isolant les éléments visuels de leur accompagnement poly-
sensoriel, pourrait bien opérer le même effet que le refoulement dans le psychisme
: une fois détaché de ses implications affectives, le souvenir refoulé revient
librement à la conscience, peut-être un peu comme l'image détachée de son
environnement naturel »3.

1
Jean Claude Lemagny, préface à « Photographie et inconscient », François Soulages et al.,
Séminaire de philosophie, octobre 1985-janvier 1986, Editions Osiris, 1986, p 7.
2
cf. François Soulages, « Photographie avant analyse » et Gilles Perriot, « La Psychiatrie révélée par
la photographie même », in Photographie et inconscient, op. cit. (à propos des usages psychiatriques
de la photographie au XIXème siècle, voir infra le chapitre sur le laboratoire scientifique : I.2.4).
3
Serge Tisseron, « La photographie entre certitude de réalité et souvenir sans image », in
Photographie et inconscient, op. cit., p 66. Daniel Sibony observe pour sa part que ce phénomène
d'inquiétante étrangeté est particulièrement sensible dans la photographie de famille, qui « rend
87
La photographie faisant une activité similaire à notre mémoire, présente
des images préalablement cachées, des images latentes enfouies par refoulement et
qui se laissaient autrefois entrevoir par les négatifs et aujourd‘hui se déposent dans
les cartes et mémoires des appareils numériques. La ressemblance de la
photographie à l‘appareil psychique fonctionne sur le mode du bloc-notes-magique
établi par Freud : Le bloc-notes-magique analogue au système psychique se
compose de trois couches : une couche de résine, un papier ciré translucide et une
feuille de celluloïd : influence, très remarquable, du système technique
photographique. Le fonctionnement commence en appuyant sur la feuille de
celluloïd qui protège le papier ciré, à son tour celui-ci collera à la résine pour
donner trace. Si l‘on décolle le papier ciré il ne reste plus de traces même si l‘on
voit de légères empreintes sur la résine. Ces trois couches du bloc-notes magique
correspondent 1 , aux trois couches du dispositif psychique : l‘inconscient, le
préconscient et le conscient. Le système préconscient-conscient correspond à la
feuille de celluloïd-papier ciré. Le celluloïd joue le rôle d‘inhibiteur de stimulus
pour diminuer l‘intensité des excitations. La couche de résine joue le rôle de
l‘inconscient qui conserve les traces durables après décollement des autres
couches.

L‘inquiétante familiarité, décrite par Marc Jimenez, est cette représentation


photographique qui surgit et s‘échappe, se décèle, et aussi ce mouvement éprouvé
par le sujet où parfois il se retrouve et d‘autres fois se perd. L‘expérience de la
photographie rappelle, en fait, le stade du miroir où l‘enfant se découvre pour la
première fois et se rend compte d‘un corps autre que celui de sa mère ou l‘autre
corps de sa mère. « C'est de cette expérience originelle que la perception de sa
propre image reste toujours marquée. Il ne reste plus qu'à s'y faire, et le miroir est
heureusement là pour nous habituer à notre apparence, ou plutôt à son reflet
inversé, puisque telle est l'image qu'il nous renvoie. Il appartient alors à la plus
anodine photographie, en nous proposant l'image redressée de notre identité telle

visible le nœud du transfert qui la porte ». Cf. Daniel Sibony, « Photo-transfert », in La Recherche
photographique,n°8, 1990, p 77.
1
Sigmund Freud, « Huit étude sur la mémoire et ses troubles », Édition Gallimard, 2010, p. 135.
88
que les autres la voient et non plus telle que le miroir nous la restitue, de raviver ce
questionnement dont notre premier reflet était d'abord l'objet. Questionnement qui
pourrait bien à son tour étendre son ombre sur la manière dont je reçois toute
photographie… »1

D‘après la psychanalyse freudienne, nous comprenons que l‘inconscient –


berceau des symptômes névrotiques et des rêves – est le terrain de liberté des
énergies psychiques et de l‘autonomie représentative. À bien des égards, il me
paraît intéressant de mesurer une discipline qui est de tradition humaine,
l‘inconscient, à un objet technique tel que l‘appareil photographique et de comparer
la photographie et l‘œuvre photographie à ses manifestations révélées. Il est
question d‘explorer l‘inconscient d‟un appareil manipulé par l‘homme et qui
parfois lui échappe. Je considère, ici, l‘Homme : celui qui crée et celui qui reçoit.
Prenons l‘exemple d‘un sujet en état d‘hypnose qui exécute un ordre reçu,
celui-ci avoue ignorer pourquoi il s‘exécute. Freud en dit que malgré leur puissance
les processus psychiques demeurent cachés à la conscience 2 . Il arrive à la
conclusion que toutes les fois qu‘il y a symptôme, il existe chez le patient certains
processus inconscients qui contiennent le sens de ce symptôme ; mais encore un
sens qui doit être inconscient pour que le symptôme se produise.
Après l‘éveil de l‘hypnose, dans certains cas, les patients peuvent se
rappeler l‘état dans lequel ils étaient et se remémorer les souvenirs qu‘ils ont dû
évoquer. En utilisant la méthode associative, qui se base sur l‘association libre des
idées, Freud essaye alors de ramener à la conscience des sujets les souvenirs.
Etendu sur un divan, dans une demi-obscurité, le patient est invité à se mettre dans
un état d‘auto-observation, et de raconter toutes ses perceptions internes :
sentiments, idées et souvenirs.
La psychanalyse suppose la division du psychique en conscient et
inconscient. Cependant, l‘élément psychique n‘est pas conscient d‘une manière
durable et une représentation peut par exemple en ce moment être consciente, ne
plus l‘être le moment suivant et le redevenir par la suite. Entre le premier état de
1
Tisseron, op. cit., p 66-67.
2
Jean-Claude Filloux, « L‟Inconscient », Édition Puf, 2009, p.31.
89
conscience et le dernier, la représentation est latente ou inconsciente, c‘est à dire :
capable en tout instant de devenir consciente.

2. L’image photographique : l’optique et le psychologique

La perception photographique et celle de l‘œil sont reliées par le résultat


d‘une image, mais les mécanismes qui les animent sont différents et n‘habitent pas
les mêmes corps : un corps mécanique ou numérique et l‘autre organique et vivant.
Sur la rétine en fond d‘œil, se trouvent des cellules réceptrices de lumière.
Elles comportent des molécules de pigment contenant une substance qui absorbe
des quantités minimales de lumière. Celle-ci se décompose par réaction chimique.
L‘opération effectuée, les molécules de pigment ne peuvent plus rien absorber. En
l‘absence de lumière, ces molécules se recomposeront graduellement et peuvent,
alors, se décomposer à nouveau. Il est établi que « la rétine est avant tout un
gigantesque laboratoire de chimie …ce qu‟on appelle image rétinienne n‟est pas la
projection optique obtenue sur le fond de l‟œil… cette image, qui est encore de
nature optique, est traitée par le système chimique rétinien, qui la transforme en
une information d‟une nature totalement différente. » 1 En effet, les récepteurs du
fond de l‘œil sont reliés à des cellules nerveuses qui se relaient pour former en
dernier lieu le nerf optique et partant de l‘œil, ce nerf arrive à une certaine partie du
cerveau pour le traitement final de l‘information.
Ces deux stades du système de la perception sont importants, et des plus
complexes. Jusqu‘à nos jours, « on ne sait toujours pas exactement comment
l‟information passe du stade chimique au stade nerveux. La nature même du signal
nerveux, qui n‟est que métaphoriquement comparable à un signal électrique,
n‟étant elle-même pas absolument claire »2.

Le problème de l‘a-perception, se trouve défini au point de convergence de


deux directions, l‘une vise l‘expérience sensorielle dans son acception de
déroulement d‘un procédé physique, et l‘autre suit le chemin de l‘interprétation
1
Jaques Aumont, « L‟Image », Édition Nathan, 1990, p.10.
2
Ibid., p. 11.
90
perceptive liée à chaque individu percevant. « Chaque perception est muable et
seulement probable ; si l‟on veut ce n‟est qu‟une opinion ; mais ce qui ne l‟est pas,
ce que chaque perception, même fausse, vérifie, c‟est l‟apparence de chaque
expérience au même monde… »1. Chaque individu percevant rend compte d‘une
perception unique, propre et précise d‘un même et seul monde. Ceci ramène à
concevoir la perception illusoire, puisque « chaque perception enveloppe la
possibilité de son remplacement par une autre et, donc, d‟une sorte de désaveu des
choses, mais cela veut dire aussi : chaque perception est le terme d‟une approche,
d‟une série d‟illusions… »2.

La photographie, avec ces auxiliaires que sont les ralentis, les


agrandissements, montre ce qui se passe. Elle seule nous renseigne sur cet
inconscient visuel… La technique « s‟approche des choses pour les fixer en gros
plan, avance la coupe de l‟image sur l‟axe du proche et du lointain qui nous sépare
des choses et nous relie à elles. Ou bien encore (…) le grossissement prolonge
l‟axe du proche et du lointain au-delà de ce que l‟œil peut voir… Ce changement
d‟échelle fait qu‟on ne sait plus très bien si on est devant, ou dans, ou derrière les
choses, comme on dit derrière le miroir » 3 . Cela ne s‘arrêtera pas ici avec la
technique photographique (technologie d‘enregistrement puis de représentation),
car les applications dérivées de la photographie montrent que ce moyen
technologique exploré, par exemple, dans le monde médical permet aussi de
montrer ce qui se passe.4
L‘optogramme 5, cette machine à fantasmes s‘apparente « à une extrême
fiction scientifique, à une irrésistible mise en scène du voir et de l‟être vu, du

1
Maurice Merleau-Ponty, « Le Visible et l‟invisible », Paris, Édition Gallimard, 1997, p. 64.
2
Ibid.
3
Christophe Joulanne, « Walter Benjamin. Sur l‟art et la photographie », présentation de Christophe
Joulanne, Paris, Édition Carré, 1997, p.8.
4
L'endoscopie photographique, la radiographie, les rayons X en sont l‘illustration. Sans oublier que
les sciences utilisent la photographie microscopique depuis longtemps comme ce fut le cas avec le
télescope. La thermographie représente les températures en images. La photographie aux ultraviolets
permet de détecter les faux documents ou aide à la restauration de tableaux... Plus poétique que
scientifique, au siècle dernier, l‘homme a espéré retrouver un assassin en photographiant le globe
oculaire disséqué de sa victime, obtenant ainsi un optogramme.
5
Philippe Dubois, « L‟Acte photographique », Paris, Édition Nathan, 1990, p. p. 213, 214.
91
croire et du faire croire, de l‟être et du non-être. » 1 Mais, aussi dans un cas
extrême du vouloir à tout prix dévoiler ce qui se passe ou ce qui s‟est passé.
Certes, l‟expérience est intéressante, néanmoins elle relève plus de l‟impossible
car, même si elle a été effectuée, ses résultats sont dans l‟imprécision et présentent
au spectateur une image quasi fantomatique. Serait-ce là un premier point commun
avec ce qui est à définir clairement : l‟inconscient, une notion inaccessible en soi
et qui n‟est, en aucun cas, la découverte progressive d‟une réalité définie de
disposition claire et non équivoque ! Car, l‟optogramme reste « l‟impossible
représentation d‟un irreprésentable » 2 , « trouver cet instant unique, cette faille
(impossible, rêvée) entre la vie et la mort, entre le visible et l‟invisible, c‟est-à-dire
finalement, entre le voir et le non-être. Je vois donc je ne suis pas. Entre les deux,
pas d‟échappée possible – rien qu‟un rêve, des fantômes : la photographie, c‟est la
fiction du fond de l‟œil »3.

« La photographie nous donne aussi loin que nos yeux peuvent l‟atteindre,
éventuellement la supervision, dans le temps et dans l‟espace. Une simple et sèche
énumération des éléments spécifiques photographiques (éléments purement
techniques et non artistiques) suffit pour deviner le pouvoir divin latent et pour
pronostiquer à quoi il conduit. » 4 Ce que Moholy-Nagy appelle 5 pouvoir divin

« L‘optogramme, comme l‘explique Philippe Dubois, est un fantasme scientifique qui a hanté la
seconde moitié du XIXe siècle. En 1870, le docteur Vernois, membre de la société de médecine légale
de Paris, présente la question de l‘optogramme dans un article de la Revue photographique des
hôpitaux de Paris intitulé « Etude photographique sur la rétine des sujets assassinés » dans le but de
retrouver l‘image des meurtriers : « En janvier 1869, M. le Dr Bourion, de Darney (Vosges), adressa à
notre secrétaire général une épreuve photographique portant la mention suivante : Cette photographie,
offerte par Dr Bourion, a été prise sur la rétine d‘une femme ayant été assassiné le 14 juin 1868. Elle
représente le moment où l‘assassin, après avoir frappé la mère, tue l‘enfant, tandis que le chien de la
maison se précipite vers la malheureuse petite victime. »
1
Ibid., p. 214.
2
Ibid., p. 215.
3
Ibid., p. 216.
4
Laszlo Moholy-Nagy, « Peinture photographie film et autre écrits sur la photographie », Édition
Jacqueline Chambon, Paris, 1993, pp. 192. 193.
5
Parallèlement aux procédés techniques photographiques ou auxiliaires de la photographie que
donne Benjamin, Moholy-Nagy cite quelques-unes des « variétés de la vision photographique5 » ou
ce que permet la technique photographique : tel que la vision par la création lumineuse : le
photogramme, la vision exacte des apparences : reportage, l‘instantané, la vision par un temps plus
long à l‘exposition, la vision microphotographique et philtrophotographie située dans des régions très
éloignées embrumés, enfumées et obscures : Photographie infra rouge, la vision par rayons X :
92
latent peut rejoindre ce que Walter Benjamin désigne par ce qui se passe ou
inconscient optique, qui pourrait se dire des aperceptions qui ont lieu et que nous
n‘avons pas conscience.
Les auxiliaires techniques que propose Benjamin et les variétés de la
vision photographique de Lazlö Moholy-Nagy restituent un deuxième état de
la chose qui se présente. Une double représentation se trouve dans un même et
unique objet. À partir de là, dès que la technique s‘interpose entre l‘œil et un objet
donné, celle-ci dévoile une autre nature. « La nature captée par la caméra est
forcée dans ses derniers retranchements, car elle demeure habituellement
invisible. »1
L‘analogie et les divergences subsistent entre l‘œil et l‘appareil
photographique. Il s‘agit, d‘abord, d‘optique et, surtout, d‘une question spécifique
à la vision concernant l‘objet vu dans son univers en trois dimensions, et l‘objet
photographié, produisant une image photographique sur un même plan en deux
dimensions.

L‘optique est la science de la vision, de la lumière et des couleurs. Pendant


de nombreuses années, l'optique a été l'étude du mécanisme de la vision qui «
résulte de trois opérations (distinctes et successives): des opérations optiques,
chimiques et nerveuses »2.
L‘œil humain fonctionne de la même manière que la camera obscura ou
chambre obscure : boîte noire qui présente une ouverture sur l‘une de ses parois3. Il

radiographie, la vision simultanée par la surimposition transparente : le procédé futur du


photomontage automatique, la déformation optique qui peut être produite automatiquement pendant la
prise de vues et après la prise par une manipulation mécanique et chimique du négatif.
1
Jean-Claude Chirollet, « Photo archaïsme du XXème siècle », Éditions L‘Harmattan, Paris, 2006,
p.134.
2
Aumont, « L‟Image », op. cit., p.8.
3
« Les rayons lumineux issus d‘une source…viennent frapper l‘objet…, qui en réfléchit une partie,
dans toutes les directions ; parmi les rayons restitués, réfléchis, un certain nombre pénètrent dans
l‘ouverture de la chambre obscure et vont former une image (inversée) de l‘objet sur sa paroi arrière.
La lumière étant très diffuse, une faible quantité seulement ne parvient jusque sur cette paroi : l‘image
est donc extrêmement pâle, et, si nous voulions, par exemple l‘enregistrer sur une plaque
photographique, il nous faudrait nécessairement un temps d‘exposition très long… C‘est pour palier à
ce défaut qu‘ont été, dès le 16ème siècle, inventées les lentilles convergentes : des morceaux de verre
spécialement taillés pour collecter la lumière sur toute leur surface et la concentrer en un point
unique. »Ibid., pp. 8,9.
93
suffit, donc, d‘assimiler l'œil au système optique suivant : une lentille convergente
de distance focale variable, le cristallin, une surface sensible sur laquelle se
forment les images, la rétine assimilée à un plan parallèle au cristallin, enfin, un
diaphragme, l'iris. Une analogie entre l‘œil humain et l‘appareil photographique
fait correspondre le cristallin à l‘objectif, l‘iris au diaphragme, la pupille à
l‘ouverture (du diaphragme), la rétine à la pellicule et l‘accommodation à la mise
au point.
Mais, « l‟appareil photographique n‟est pas un œil, encore moins une
paire d‟yeux. Il ne subit pas les transformations optiques, chimiques et nerveuses
qui frappent l‟œil et rendent sa vision sans cesse en mouvement et en changement.
Il n‟est pas frappé de la même manière par la lumière, les contrastes et les facteurs
temporels de la perception. Il n‟est pas habité en permanence par l‟attention et la
recherche visuelle.»1

II. Photographie et psychanalyse : approche auto-poïétique

- Le photomontage, souvenirs emmêlés…

La dépravation du regard photographique se fonde sur une extraction


répétée par laquelle l‘artiste fragmente le monde pour conspirer contre sa
décomposition. En réduisant le monde en images, la photographie débarrasse
l‘espace pour « donner de l‟objet une image capable de „„défouler‟‟, du fond de
notre inconscient… »2. L‘évidence est donc que l‘acte photographique n‘est pas
voué à conserver la mémoire du monde, mais plutôt à assouvir un besoin d‘anéantir
le réel (Fig.1) afin de rétablir, dans cet acte, la distance dorénavant impossible du
sujet à l‘objet. D‘ailleurs, en voulant me remémorer le monde pris dans mes
photographies, je n‘y arrive pas : les photocompositions ont pris le relais et se sont
substitués au monde. Parmi les chambres d‘hôtel, dans lesquels j‘ai pu séjourner,

1
François Soulages, « Esthétique de la photographie la perte et le reste », Éditions Nathan, Paris,
1998, p. 75.
2
G. Fernàndez Carrera, « La Photographie. Le Néant, digressions autour d'une mort occidentale »,
Presses universitaires de France, 1986, p 27.
94
une chambre peinte en bleu réside encore dans ma mémoire. Paradoxalement c‘est
une chambre que je n‘ai pas photographiée. Pour les autres chambres peintes en
vert et couleur saumon les souvenirs s‘emmêlent dans ma tête et seules les traces
de mes photocompositions surgissent.

Fig. 1 : « Chambre verte à Jugurtha », 2009, Photomontage 62/150 cm, Gafsa.

Ce photomontage, représentation de ma chambre d‘hôtel marqué par ma


présence, est ce qui me reste en mémoire et comme trace palpable de ce lieu. Reste
que ce n‘est plus le lieu ou l‘espace de la chambre figurant ici mais c‘est moi dans
mes photographies.

En me trouvant allongée sur le lit de la chambre d‘hôtel et en pensant au


spectateur regardant mes photomontages exposés dans une galerie, je fais un
parallèle avec l‘auto-observation et l‘association d‘idées. Ce dernier principe
consiste à un processus selon lequel une idée ou une image suscite l‘arrivée à la
conscience d‘une autre idée ou image : A qui est un état de conscience inducteur.
Pour moi, A serait cet ensemble de regards dans les espaces de la vie, qu‘ils soient
montés ou pas (Fig.2). Pour le spectateur ceci serait les photomontages de ces
espaces mêmes. A évoque B, un état de conscience induit, qui peut faire appel à
mes souvenirs d‘espaces de telle ou telle chambre que j‘ai habitée. Les
photomontages A pourraient invoquer les souvenirs du spectateur, rappeler l‘œuvre
d‘un autre artiste, induire un sentiment, etc. L‘enchainement ne s‘arrête pas
puisque B va se comporter lui-même comme inducteur en évoquant C, etc. …Nous
pouvons distinguer que cette association libre touche aussi bien la perception que

95
l‘imagination se caractérisant par un laisser-aller de l‘esprit à diverses évocations
successives.

- Le photomontage, souvenirs refoulés…


Le patient sujet à la psychanalyse doit respecter une règle fondamentale :
tout révéler sans faire un choix ou une exclusion. Mais, une difficulté à vouloir
décrire l‘intégralité des pensées a été constatée. Le patient décrit une sorte de
résistance face à certaines associations. Ces souvenirs, maintenus hors du champ
de la conscience, sont instinctivement refoulés. La psychothérapie est cette
combinaison de l‘association libre et de la lutte contre la résistance.

Fig. 2 : « Prises du regard 1 », 2010, Photomontage 72/120 cm, Gafsa.

Mon regard déconcerté ne peut s‘attarder à la découverte du lieu imprégné


de cette couleur qui m‘exaspère. Un lieu dans lequel, je ne veux pas être.

Fig. 3 : « Prises du regard 2 », 2014, Photographies (40/60cm), Al-Khobar.

96
Un chaos que présente ma cuisine qui me rappelle à l‘ordre d‘une activité
que je déteste plus que tout. Je rafle du regard et avec mon appareil photo pour
surmonter le quotidien.

Je me réfère à cette forme de discours pour, mes prises de vue et pour mes
photocompositions qui en découlent. Toutes les images que capte mon regard
(Fig.2-3), et dont je ne me souviens pas, sont là quelque part enfouies dans ma
mémoire. Mes clichés, prises de mes regards, sont stockés dans mes outils
numériques. Ces moments marquants reconstitués avec les logiciels informatiques,
représentant mes espaces sont cette forme agréable de mes résistances à décrypter.
L‘association à la résistance des formes artistiques est en rapport direct avec
l‘intensité psychique que je traverse dans certains espaces.

- Le photomontage, rêve dévoilé…


Le rêve est la continuité des émotions et des intérêts de la vie éveillée. Son
processus se déroule dans un mécanisme associatif. Les représentations récentes,
ignorées par la pensée de la veille, s‘associent à l‘intensité psychique d‘éléments
primitifs et antérieurs 1 . La psychanalyse permet de faire un rapprochement
concevant que les pensées venant de la veille se développent à l‘insu de la
conscience et se trouvent présentes et transformées. Ignorées pendant le jour, elles
ne peuvent parvenir à la conscience mais, continuent pour autant à se développer
jusqu‘au sommeil. Ainsi, chemineraient mes actions « intuitionnées » pendant mes
trajets entre sujet/objet, mes visites, mes moments de pause favorisant des
surgissements à mes travaux.
Le courant de mes pensées provoqué peut s‘éteindre ou continuer d‘exister.
Dans le premier cas, la chaîne de pensées se trouve dans un état d‘excitation
momentané puis s‘éteint, et la charge énergétique qui porte cette excitation se
diffuse dans différentes directions associatives congruentes. Dans le deuxième cas,

1
« L‟énigme du contenu du rêve, touffu et comprimé dans le moment le plus bref, nous a semblé
pouvoir s‟expliquer comme la brusque appréhension d‟une production psychique longtemps préparée
et achevée. » Sigmund Freud, « L‟Interprétation des rêves », Édition Puf, 1996, p. 501. Sachant que
l‘un des points importants à noter dans la théorie Freudienne c‘est que les désirs d‘origine infantile
sont le moteur essentiel pour la formation de tout rêve.
97
où l‘énergie cherche à se décharger pour se maintenir, elle se transforme en
investissement arrêté. Pour se maintenir, mes pensées arrêtées sont absorbées par
d‘autres représentations des désirs inconscients actifs. Elles s‘emparent de
l‘excitation des pensées laissées à elles-mêmes et font, dans un premier temps, la
liaison entre ces pensées et un désir inconscient. Le renforcement que subissent ces
pensées leur permet de surgir à la conscience1, et de se matérialiser d‘abord en
photographies (prises du regard) puis en photomontages.
Les différentes représentations étranges des rêves, sont capables de former
des représentations de grandes intensités. Projetée dans les procédés
photographiques, cette opération entraîne l‘accumulation d‘une suite de pensées sur
un seul élément représentatif (une photographie réalisée), et se déroule suivant les
mécanismes de compression ou de condensation 2 , de déplacement 3
, de
symbolisation et de dramatisation. Tous ces déterminants s‘accordant parfaitement
avec la photographie. Ces mécanismes opèrent dans le but d‘obtenir les intensités
nécessaires pour faire irruption dans le système perceptif par des représentations à
formes mixtes et anormales, des compromis4. Il s‘agit de simples manifestations de
l‘inconscient ou des irruptions de l‘inconscient dans la conscience comme des
lapsus, des oublis momentanés d‘objets ou de projets, de perte d‘objets, d‘actes
manqués et de fausses perceptions (non-perception ou aperception). Les instants de
ma vie réelle en tant que photographe se rassemblent en ces termes.

Selon la pensée freudienne la formation des rêves est due à deux processus
psychiques différents : l‘un intervient en créant des pensées de rêve semblables à

1
Par rapport aux pathologies, Freud affirme qu‘« à partir de là, le courant de pensées subit une série
de transformations, qui ne sont plus des processus psychiques normaux et dont le résultat surprenant
est une formation psychopathologique. ». Ibid., p. 506.
2
« Dans le processus de condensation, toute la cohésion psychique est transposée en intensité du
contenu représentatif. C‘est comme lorsque je mets en italique ou en caractères gras un mot qui me
paraît particulièrement important pour la compréhension d‘un texte. En parlant, je prononcerais ce
même mot plus haut et plus lentement que les autres, j‘insisterais ». Ibid.
3
Filloux, op. cit., p.71. « Il y déplacement lorsqu‘une pulsion substitue, à son objet propre, un autre
objet » … « L‘objet de la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Le but
d‘une pulsion est toujours la satisfaction ». Sigmund Freud, « Métapsychologie », Édition Gallimard,
2002, pp. 18. 19.
4
Les « compromis », se forment dans le but « de satisfaire partiellement, et la partie consciente de la
personnalité, et l‘inconscient domaine du refoulé : les formations de compromis, ce sont précisément
les symptômes névrotiques ».Sans que cela soit des symptômes névrotiques. Ibid., p.41.
98
celles de la veille et l‘autre procède à la manifestation de pensées étranges.
Comparons le processus de création des images, qu‘elles soient photographiques
ou autres, à celui de la formation des rêves. L‘accumulation d‘excitations, éprouvé
comme un déplaisir (être dans état d‘inconfort : situation imposée, chambre au
décor insupportable, taches ménagères détestables), provoque la répétition de
l‘expérience de satisfaction (d‘atteindre le plaisir esthétique) afin de diminuer
l‘excitation et atteindre le plaisir. Mais, il s‘avère que désirer (prendre des
photographies ou peindre) provient de l‘investissement du souvenir de satisfaction
qui pour se maintenir se trouve dans l‘incapacité de faire cesser le besoin d‘aboutir
à la satisfaction (sinon pourquoi prendre et reprendre des photographies, peindre et
repeindre autant de fois qu‘il est possible et nécessaire de le faire). C‘est ainsi que
parfois une autre activité entre en jeu pour interdire au souvenir de satisfaction
d‘atteindre la perception1 : le refoulement.
J‘utilise le photomontage dans le but de générer, par la représentation, des
espaces inexistants ou qui ne peuvent se présenter de la sorte dans le monde réel
(Fig.4). Dans cette pratique, je me soucie de dissiper au mieux le montage afin de
parfaire l‘illusion et de nourrir le vraisemblable. Le montage des photogrammes est
traité de façon numérique et ensuite imprimée donnant l‘impression au spectateur
d‘être devant une unité spatiale. Mais, au regard attardé de celle-ci, « un certain
nombre d‟éléments secondaires se font rapidement remarquer… un ensemble de
signes qui conspirent contre la lecture lisse de l‟image en lui conférant une
rugosité, une dimension d‟étrangeté, ou de suspicion. Provisoirement, nous
nommerons une telle conspiration, l‟Inconscient photographique »2.

Avant d‘appartenir au fait sensible, avant d‘être le résultat de la perception


subjective, l‘image est, en réalité, une apparence d‘un contraste très frappant de ce
que l‘on peut attendre du réel, une simple ironie et l‘illusion d‘un monde. Une

1
« Voilà jusqu‘où nous avons déjà conduit notre schéma de l‘appareil psychique ; les deux systèmes
sont le germe de ce que nous nommerons, dans l‘appareil achevé, l‘inconscient et le préconscient. ».
Ibid., p. 509.
2
Cette citation est prolongée par une note entre parenthèses disant : « (l‘expression appartient à
Benjamin mais, on le verra, elle est étendue, projetée, prolongée à des phénomènes auxquels, sans
doute, Benjamin n‘a jamais songé). » Ruiz, « Poétique du cinéma », op. cit., p. 55.
99
ironie que j‘ai pu vivre, expérimenter et enfin déjouer avec mes photomontages
(Fig.4). Les recherches théoriques et artistiques se sont toujours manifestées en
réponse à cette farce que : depuis les romantiques, et, bien avant depuis l‘antiquité,
les efforts se sont déployés afin de capter et varier les possibilités pouvant s‘offrir
dans les illusions et jeux de l‘optique. À cet égard, Platon avait dit dans « la
République » Livre VII1 que les images sont d‘abord les ombres, ensuite les reflets
qu‘on voit dans les eaux ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et
toutes les représentations de ce genre. Il entend que la réalité intelligible est le vrai
réel et que les objets du monde ne sont que des reflets.

Le développement lié à l'arrangement optique a apporté les plus sérieux et


exacts des exposés sur la concordance entre les jeux de la lumière et les
productions de l‘imaginaire, renvoyant ainsi aux possibilités qu‘offre l‘optique
dans la conquête de l‘imaginaire où les hommes se voyaient exaucer leur désir de
fixer les choses. C‘est peut-être dans ce reflet dans l‟eau que résident les ressources
originelles de cette invention technique qui puisaient les solutions de son énigme
dans celle du regard et des mécanismes de la vision.

Fig. 4: « Ma chambre à 10 ans d’intervalle », 2012, Photomontage 40/150 cm, Sfax.

Ce photomontage représente l‘espace d‘une chambre inexistante dans le


monde réel. Je peux la désigner comme figure de l‘inconscient photographique.

Dans « Poétique du cinéma » Raoul Ruiz développe la notion


d‘inconscient photographique par rapport à l‘image cinématographique. Jean-
Claude Chirollet s‘appuie sur l‘idée et déploie son discours surtout sur la

1
Platon, La République Livre I à X, établi et traduit par Émile Chambry, (1982/1989) Paris,
Gallimard éditeur, coll.Tel, 1992, Livre VII.
100
chronophotographie. Rosalind Krauss, en intitulant son ouvrage : « L‟inconscient
optique », relate l‘histoire de cette puissance visuelle nommée « inconscient
optique » tel une force indomptable et dérangeante n‘ayant jamais cessé de hanter
le champ du modernisme des années 20 aux années 50, et continue à le perturber
aujourd‘hui. Elle s‘appuie sur des artistes qui ont offert la meilleure représentation
de leurs fantasmes et de leurs obsessions, en proposant une appréhension de
l'œuvre dans sa structure même, dans l'immédiateté de la vision de son auteur.
La différence essentielle entre l‘œil et la machine réside dans la perception.
L‘impression en tant que moyen ou plutôt finalité de nos organes de sens peut être
altérée. Il arrive que la perception ne renvoie pas idéalement ce qui se passe :
percevoir sans s‘apercevoir. Pour donner un exemple : il m‘arrive parfois de tenir
conversation avec une personne en tête à tête, yeux dans les yeux : je la regarde me
parler, mais je n‘entends rien ou il me semble ne rien entendre et réalisant la
situation, j‘entends un mot, parfois le dernier. Les mots que j‘ai entendus auxquels
je n‘ai pas fait attention, ne se sont pas transformés en informations pour prendre
sens dans mon esprit. Il m‘arrive, aussi, dormant à l‘hôtel ou dans un endroit
inhabituel, au moment d‘un réveil nocturne ou au petit matin encore allongée sur le
lit, de penser découvrir la porte de la chambre à ma gauche comme c‘est le cas
chez moi (Fig.5). Je la cherche des yeux mais ne la perçois pas. La situation dure
quelques secondes, donnant une surimpression de deux espaces qui se créent dans
ma tête. C‘est une confusion inconsciente due à l‘entre-deux du sommeil-éveil qui
me fait perdre la conscience de l‘espace.

Fig. 5 : « Chambre Jugurtha-Sfax », 2012, Photomontage-Surimpression 100/100 cm,


Sfax.
101
Je me réveille au petit matin, je ne sais quoi voir, je suis transportée dans
mes perceptions vacillantes entre deux espaces qui me sont familiers. Transportée
par mes pensées dans un lieu, dans l‘inconscient photographique.

« Le regard photographique est souvent beaucoup plus précis que le


regard courant. Il donne à voir des éléments qui, sans lui, auraient été négligés. Il
prolonge et agrandit la vision humaine, mais par son caractère mécanique, il
contribue aussi à évincer l'observateur (le sujet). Plus il affirme sa supériorité,
plus il devient usurpateur. »1

Si je parle de perception, je ne peux éviter d‘évoquer l‘illusion et


spécialement celle reliée à l‘optique. L‘illusion reste une réalité intrinsèque à toute
image puisque, de toute évidence, une image est une illusion, une absence « vite
dénoncée lorsqu‟elle acquiert la moindre autonomie, (…), et le vraisemblable
dérive en faux-semblant »2. Cette réalité des images se confirme encore plus dans
le cas des figures d‘illusion.
Au regard d‘une photographie, est-t-il possible de lire entre ses lignes et
d‘avoir conscience de ce qu‘elle pourrait dénoter ou dévoiler ? Si lire un
photomontage représente la transcription d‘une figure de style se rapportant à une
rhétorique photographique, la photographie reste un lieu dont l‘exploitation est
inachevable. En utilisant le photomontage je m‘adonne à représenter mon monde
autrement. Le spectateur y verra en surface une des photographies possibles
restituée grâce aux outils mis à ma disposition.

La photographie semble avoir sa propre forme de rhétorique. Mais la


divergence de la rhétorique et du langage artistique peut expliquer, en partie, les
revers de la photographie et du photomontage dans une période passée. À ce jour,
si l‘œuvre photographique possède un intérêt culturel, c'est à la clarté et aux
imprévus de son agencement rhétorique qu'elle le doit et non pas à ce qu'elle peut
apporter d'information vraie. Une première analyse des images photographiées,

1
Rosalind Krauss, « Le photographique, Pour une théorie des écarts », Édition Macula, 1990, p122.
2
François Noudelmann, « Image et absence, Essai sur le regard », Édition L‘Hartmann, Paris, 1998,
p. 137.
102
dont celles des publicités, à l'aide des concepts rhétoriques a été proposée par
Roland Barthes1 quand il ajoutait que cette rhétorique ne pourrait être constituée
qu'à partir d'un inventaire assez large, mais qu'on pouvait « prévoir dès
maintenant qu'on y retrouverait quelques-unes des figures repérées autrefois par
les Anciens et les Classiques »2.

C'est un tel inventaire qui a permis de retrouver dans l'image


photographique et l‘image utilisée à des fins publicitaires, non pas quelques-unes,
mais toutes les figures classiques de la rhétorique. Il est apparu aussi que la plupart
des idées créatives qui sont à la base des meilleurs photomontages et des annonces
excitantes peuvent être interprétées comme la transposition (consciente ou non) des
figures classiques.

Fig. 6 : « Prise du regard 3», 2014, Photographies (30/40cm),Al Khobar.

Fig. 7 : « Entrée chez-moi », 2014, Photomontage 100/120 cm, Al-Khobar.

À cet ensemble de points de vues (Fig.6) correspond la perception de


l‘espace ci-contre (Fig.7). La perception que je porte sur l‘entrée, chez moi, me
semble traduire au mieux cette enclosure certainement grâce à ma référence à

1
Roland Barthes, « Rhétorique de l'image », in Communications, n°4, Paris, 1970, p. 40.
L‘analyse approfondie d'une annonce le conduisait à jeter les bases d'une « rhétorique de l‘image ».
2
Ibid., p. 50.
103
l‘espace matériel. Un tiers percevant mon photomontage, peux ne pas reconnaître
l‘architecture de l‘espace.

La rhétorique met en évidence deux ordres de langage : le langage propre


et le langage figuré. Acceptons que la figure soit une action qui fasse passer d'un
niveau de langage à l'autre. Ce qui est dit de façon figurée peut être dit de façon
directe, simple et neutre. Ce trajet d'un niveau à l'autre se réaliserait au moment de
la création, et à l‘instant de la réception. La représentation de mes espaces aurait pu
se faire simplement en une et seule photographie sans avoir recours à la figuration
du photomontage. Un photomontage qui se présente finalement sur une seule
surface en soudant à jamais les juxtapositions et chevauchements.

Mais qu'y a-t-il de plus dans la proposition figurée par rapport à la


proposition simple? Qu'est-ce qui, dans la proposition figurée, avertit qu'elle ne
doit pas être prise au mot ? Et si l'auditeur ou le spectateur restitue la proposition
simple, qu'a-t-il reçu de plus que si cette proposition simple avait été seule
prononcée : si l'on veut faire entendre une chose, pourquoi en dit-on une autre ?

La transgression apporte une satisfaction à un désir d‘interdit, et, parce


qu‘elle est fausse, elle est excusée. Les images, même mentales, sont dans
l‘immédiateté soient transcriptibles par l‘artiste photographe en un photomontage,
soit par métaphore en photographie et texte de légende une œuvre à voir et à lire.
L‘intuition est dans cette image photographiée et l‘intention de démonstration est
dans le photomontage explicatif (Fig. 6-7)

Toute figure de rhétorique pourrait s'analyser ainsi dans la transgression


erronée d'une norme. Suivant les cas, il s'agira des règles du langage, de la morale,
de la société, de la logique, du monde physique, de la réalité, etc.

Dans les images, les photographies et les photomontages, les normes de la


rhétorique sont surtout celles des réalités physiques, telles que les transmet la
représentation photographique. L'image rhétorisée, dans sa lecture immédiate,
s'associe au fantastique, au rêve, aux hallucinations quand la figure évolue en

104
métamorphose, répétition, dédoublement ou hyperboleen agrandissement, ellipse
en montage, etc.

Conclusion :

L‘inconscient optique ou photographique s‘oriente vers une dimension


psychologique. Il est, donc, adéquat de parler de perception et de non-perception
ou d‘aperception. C‘est là, certes une dimension relatant des niveaux perceptifs,
donc, par conséquent, des niveaux de conscience. Ceci étant, l‘inconscient accepté
par Benjamin, serait : la non conscience de la vision de ce qui peut et pourrait être
vu. Mais, « ... il y aurait donc place, croyons-nous, pour une psychanalyse indirecte
et seconde, qui chercherait toujours l‘inconscient sous le conscient, la valeur
subjective sous l‘évidence objective, la rêverie sous l‘expérience. On ne peut
étudier que ce que l‘on a rêvé.1 »

Au quotidien, déconstruire et reconstruire des apparences, en utilisant les


lieux et les objets qui me troublent, m‘ont absorbée dans leurs marges. Mes
expressions se sont fondées à partir du corpus photographique et ma vision
artistique, recueil de mes expériences quotidiennes reproduites et exemplifiées. En
tant que photographe j‘emploie des éléments des expériences sensibles afin de me
constituer un langage spécifique et une forme de récit métaphorique, fruits des
interactions entre vision et réflexion découvertes dans des interstices et dans des
fourmillements.

Le média photographique crée, en son principe, une situation où la relation


entre l‘objet et l‘interprétation devient instable, multiple et se prend elle-même
pour objet de la photographie. Avoir mis des mots sur des images et des récits sur
des photomontages a introduit une épistémologie des images qui a modifié la
perception de mes travaux : dialoguer sur l‘interprétation et l‘éventualité et
comprendre la possibilité des images. Les démarches sont, dès lors, choisies et
envisagées à partir et au sein de ces expériences personnelles grâce à la

1
Gaston Bachelard, « La Psychanalyse du feu, Le complexe de Novalis », (1949) Paris, Édition
Gallimard, coll. Folio essais, 1985, p 48.
105
photographie et aux photomontages dans ce rapport allant de l‘individu au collectif.
La sollicitation de la mémoire et l‘adaptation des souvenirs à ces travaux offre cette
compréhension de l‘espace-temps qui tisse les liens entre ce qui est visible et
l‘invisible. Donc, avec les archives photographiques reconstituées par
photomontage, se formule une réactualisation de certaines séquences de ma vie
comme une instance de vigilance, travail d‘inspection permettant l‘exposé,
l‘analyse, l‘évaluation, l‘explicitation, et enfin la légitimation de ma démarche. Le
trajet réel se précise entre des images vues ou intuitionnées et ce que je peux en
dire dans l‘explication non seulement du comment elles auraient été produites mais
aussi, du pourquoi.

106
L’ART DE LA PHOTOGRAPHIE ET L’INTERDISCIPLINARITE
EN PARTAGE : COOPERER POUR INNOVER?

Basma HNANA

L‘évolution hallucinante de la technologie a touché profondément


plusieurs domaines et disciplines qui ont vécu à leur tour des innovations
marquantes développées considérablement et perpétuellement. Parmi les
domaines touchés nous nous intéressons dans cette recherche au cas de la
photographie; pratique artistique ancrée dans notre monde présent. Cet art a
vécu des déploiements immenses et des mutations radicales au niveau de la
technique et ce, depuis l‘antiquité jusqu‘à nos jours. Il s‘est imposé dans de
nombreux domaines et est devenu indissociable de notre quotidien que ce soit
comme étant un constat du monde d‘aujourd‘hui ou comme une capture d‘un
moment personnel défini. Dans ce contexte Martine Frank définit la
photographie comme « un fragment de temps qui ne reviendra pas »1.Grâce à
cette évolution technologique cet art est devenu à la portée de tous, par
l‘intermédiaire des appareils numériques disponibles tels que les Smartphones
qui ont remplacé les appareils photos habituels. Il ne s‘agit plus d‘une pratique
artistique propre aux artistes-photographes, mais d‘une activité partagée par
tout le monde ayant ou n‘ayant pas une relation avec l‘art. Sur ce, les
professionnels tentent effectuer des prises de vues de plus en plus
exceptionnelles.

En effet, cette discipline a vécu des courants changeants, et son emploi a


connu plusieurs améliorations depuis son apparition où chaque période se
caractérise par des technologies, des aptitudes et des connaissances bien

1
L'âme du photographe: Comment donner un sens à vos images ?, David Du Chemin, Ed. Pearson,
2009, p.156.

107
déterminées. Actuellement la chambre noire a cédé sa place aux logiciels de
traitement d‘images et de retouches des photographies digitales et numériques.

En réalité, la photographie englobe deux grandes approches : la première


est réaliste, elle rassemble plusieurs thématiques telles que le naturalisme, la
photographie de reportage, le « photojournalisme 1
», l‘astrophysique, les
portraits…Il s‘agit d‘une présentation réelle d‘une scène sans intervention. La
photographie est alors admise en tant que « copie du réel », preuve irréfutable de
l‘existence des faits observés. La deuxième approche concerne la photographie
artistique. Il est question d'une représentation fictive du monde réel. Dans cette
approche, l‘artiste-photographe se sert de la réalité pour exprimer ses émotions,
ses sentiments, sa vision du monde et de la vie. Il exploite la réalité, lors de son
présent ou de son passé, pour transmettre ses opinions et dévoiler ses intuitions. La
photographie "quoi qu‟elle donne à voir et quelle que soit la manière, elle est
toujours invisible : ce n‟est pas elle qu‟on voit" écrit Roland Barthes. Selon lui,
cette relation au temps, indiquée comme « ça a été », expose la position indivisible
de la photographie qui juxtapose réel et passé, proliférant cette charge vulnérable
où se fusionnent réel et vivant, réel et présent, empilant d‘une accentuation et d‘un
éclat particulier la représentation authentique de ce qui a définitivement été,
privilégiant un langage hyper-réel.

Les deux approches se sont appuyées sur le monde palpable puisque les
scènes photographiées ont véritablement subsisté. Mais l‘énorme antinomie entre
les deux approches est que l‘une est une image authentique d‘un moment donné et
d‘un endroit bien déterminé et que l‘autre est une interprétation du monde réel.
D‘où, les disciplines photographiques ne sont pas toutes en rapport avec le volet
artistique puisque, quelques-unes reproduisent la réalité telle qu‘elle est, où le
photographe documente un fait précis.

Le mot « photographie » – écrire avec de la lumière — ne dit qu‘une


partie de ce procédé d‘expression. En effet, en méditant le processus
1
Actuellement le domaine des études du photojournalisme se renouvellent dans une perspective
focalisée sur les pratiques de presse plus que sur la catégorie de simple témoignage.
108
photographique, il semble clair que la photographie n‘est pas une discipline
autonome comme les autres filières du champ de l‘art Elle amalgame et fait
usage des connaissances, habilités et techniques multidisciplinaires (telles la
chimie, l‘optique, la mécanique, l‘informatique,…), s‘engageant au sein de
diverses sphères scientifiques et industrielles.

A la croisée d‘une pluralité de disciplines, la photographie est devenue


porteuse d‘enjeux esthétiques majeurs et a tiré profit de plusieurs nouveautés
techniques dans l'optique, la chimie, la mécanique jusqu'à l'électronique et
l'informatique. Donc, quelle aubaine sollicitée à cette discipline ? Qu‘aura-t-elle de
distinctif à l‘aune de l‘interdisciplinarité par rapport à son historique ? Quelles
sont les influences des révolutions techniques et technologiques sur l‘art de la
photographie et son essor ?

Le vécu de l‘art de la photographie, de la lumière à l‘écran, impose un


certain recul afin de dévoiler les facteurs primordiaux qui ont catalysé ce passage
rapide et ont offert un éventail de possibilités. L‘innovation recherchée
impatiemment dans le champ de l‘art est-elle en forte corrélation avec la
coopération disciplinaire ? Dépend-elle de la conjugaison de diverses disciplines
qui lui permettent de procréer des résultats inédits ?

I- La photographie à l’aune de l’interdisciplinarité :


quelle aubaine?

Deux siècles en arrière, figer un instant dans le temps grâce à une image
était irréalisable. Pourtant, maintenant, que l‘on soit spécialiste ou amateur,
enthousiaste ou simplement affairé de sauvegarder une trace de ses souvenirs,
l‘appareil photo est absolument l‘une des découvertes dont l‘utilisation est devenue
un besoin délié. Bourdieu affirme que « le besoin de photographier n‟est pas autre

109
chose qu‟un besoin de photographies qui, grâce à leur qualité de reproduction du
réel, témoignent et expriment la vérité du souvenir »1.

Inlassablement présente, la photo fait partie de notre quotidien, elle est


devenue de plus en plus populaire. Ce qu‘on peut oublier au cours du temps c‘est la
photographie qui le conserve à long terme. Elle est omniprésente urbi et orbi dans
une pluralité de domaines tels que la science, la politique, la médecine, la mode, la
publicité, l‘histoire, les médias d‘actualité,…

La photographie a été définie comme « l‟art d‟enregistrer d‟une façon


permanente, par des moyens physicochimiques, les images que forme la lumière
dans la chambre noire »2. Cette définition reste valable même avec l‘avènement de
la photographie numérique, codée par des suites de 0 et de 1, qui a marqué une
véritable révolution.

L‘image est donc indissociable des techniques qui ont permis sa


production. Celles-ci ont considérablement évolué depuis l‘invention de la
photographie au XIXe siècle. En effet l‘actualité de la photographie, qui deviendra
dépassée postérieurement par le développement incessant des technologies de
l‘image, est le fruit de toute une histoire de recherche scientifique et d‘évolution
technique, jalonnée d‘inventions décisives et courues. Et ce, depuis les nuits des
temps, comme l‘atteste cette citation de ‗Charles Chevalier‘3, issue d‘un traité qu‘il
publia en 1854 : « Lorsqu‟on étudie l‟histoire de la Photographie et que l‟on
cherche à se rendre compte des progrès que cet art fait chaque jour, on est surpris
de la bizarrerie des combinaisons imaginées par les chercheurs [...] »4.

1
Pierre Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales, Ed. Maison des sciences de l'homme,
2000, p.84.
2
Le Cours de photographie de René Bouillot 6e édition, Ed. Dunod, p.7, 2016.
3
Charles Chevalier : (1804-1859) ingénieur-opticien français. Il travaille dans l'effervescence
scientifique des années 1840-1850, à l'amélioration du procédé photographique.
4
Guide du photographe. Description et emploi raisonné des instruments d‘optique appliqués à la
photographie, documents historiques, Charles Chevalier, Paris, 1854, p. 1.
110
Dans le même contexte, Wim Wenders déclare qu‘ « avec l‟image
numérique, le rapport image-réalité est cassé pour toujours. Nous approchons une
époque où personne ne pourra dire si une image est vraie ou fausse »1.

En outre, la machine photographique est inlassablement vue comme un


outil répondant à une fonctionnalité bien définie. Composée de constituants
multiples, elle permet, par leur alliance logique, d‘accomplir une image dite
photographique. Ces constituants mettent en œuvre le principe physique, optique et
le principe chimique, essentiels à l‘accomplissement de l‘acte technique. Cela ne
fait que renforcer notre conviction que cet acte technique est assuré via un appareil
complexe basé sur des combinaisons minutieuses de structures compatibles les
unes aux autres pour se manifester en tant qu‘un ensemble cohérent et fonctionnel.
De nos jours « l‟appareil n‟est pas qu‟un appareil photographique, c‟est un
appareil numérique informatique. Cet appareil est un ordinateur ; il travaille et
peut travailler à l‟infini à partir d‟une matrice »2.

Un appareil photographique numérique actuel dispose d'un capteur


photographique électronique, qui convertit l'information reçue par ce support pour
la coder numériquement. Connecté à un ordinateur, il entraîne des changements
concrètement infinis sur les photographies. L‘acte photographique est notamment
assez complexe, il tient compte de plusieurs instructions et sollicite une stricte
méditation à une multitude d‘éléments. En effet, le contexte de la prise de vue, les
choix du cadrage photographique, la méthode de recueil des données visuelles, le
rôle de la prise de vue dans la relation vécue entre l‘observateur et son terrain sont
toujours interrogés et commentés. Les instructions varient entre la construction de
l‘image, le cadre / l‘hors-cadre, le format (horizontal, vertical, carré,
panoramique,…), le point de vue, l‘angle de vue, la profondeur du champ, le hors-
champ,…Tout cela nous fait dire qu‘écrire avec la lumière, pour les

1
. Florence de Méredieu, Arts et nouvelles technologies, Wim Wenders, Ed. Larousse, Québec-
Canada, 2005, p.197
2
Photographie contemporaine et art contemporain, sous la direction de François Soulages et Marc
Tamisier, Ed. Klincksiek, Paris, 2012, p.48.
111
professionnels, n‘est pas facile comme le croyait les amateurs. Si cette technique
avec son ampleur et sa richesse, entre dans un cadre collaboratif dégagée par
l‘interdisciplinarité et par l‘interconnexion entre les arts, quelle aubaine ajoutée lui
sera offerte ?

L‘objet de notre recherche est d‘en faire l‘expérimentation de la dynamique


de l‘évolution de ce système technique s‘il est en collaboration avec la dynamique
interdisciplinaire qui ne cesse de s‘accroitre au cours du temps, en faveur de la
création artistique. L‘acte photographique pourrait s‘accommoder à un nouveau
partage plus ample que sa capacité originelle et ayant à sa disposition un nouvel
ensemble de moyens de bord, dans un penchant interdisciplinaire aventureux,
inspirant, fertile et innovant. L‘art de la photographie ne peut en aucun cas se
spéculer loin de la distinction des approches et des pratiques qui lui assignent sens.
Les regards photographiques indiquent donc des agencements basés
essentiellement sur des conceptions rationnelles plutôt que sur des concepts
culturels et des conditions palpables. Il s'agit aussi d'examiner un ensemble de
notions, empruntées à des disciplines différentes. Ces conceptions entendent
rompre avec toute une approche accordant un intérêt aux seules images.

A partir des années 1960 la photographie est entrée dans le champ des arts
plastiques et elle n‘en n‘est jamais ressortie. Elle intègre dès lors, progressivement
les salles d‘exposition. Ayant envie d‘enrichir et de renouveler leurs approches
photographiques, plusieurs sont les photographes qui œuvrent autour du
développement de leurs expériences dans la perspective de l‘interconnexion des
disciplines pour une pratique plus prometteuse, équilibrée et plus inventive. De
même, nombreux sont les plasticiens qui exploitent l‘appareil photographique
comme médium d‘expression et peignent avec sa lumière au lieu du pinceau. Gina
Pane, body-artiste, intègre la photographie dans le processus de sa création et
déclare que : « La photographie, c‟est mon pinceau »1.

1
Entretien avec Bernard Marcadé, in Ceci n‘est pas de la photographie, Bordeaux, FRAC-Aquitaine,
1985, p.24.
112
On peut de même se rappeler de l‘artiste Man Ray qui s‘est offert un
appareil photographique pour reproduire ses propres œuvres d‘art. Ses
photographies le poussaient à la destruction des originales et au maintien des
reproductions uniquement. Il explique par ailleurs : « J‟ai commencé par être
peintre. En photographiant mes toiles, j‟ai découvert l‟intérêt de leur reproduction
en noir et blanc. Un jour, j‟en suis venu à détruire l‟original pour ne garder que la
reproduction. A partir de là, je n‟ai jamais cessé de croire que la peinture est une
forme d‟expression dépassée, et que la photographie la détrônera quand le public
sera visuellement éduqué… Pour moi, une chose est sûre- j‟ai besoin
d‟expérimenter sous une forme ou une autre. La photographie m‟en donne le
moyen, un moyen plus simple et plus rapide que la peinture» 1 . Au départ, la
photographie était, pour lui, un moyen d‘enregistrement et de sauvegarde de ses
pratiques artistiques, ensuite il peint pour photographier sa peinture, enfin la
photographie devient une finalité en soi, toute à fait autonome de la peinture. La
photographie de ses œuvres ne demeure plus en tant que simple enregistrement
pour faire un constat ou une autocritique, mais plutôt un enregistrement pour
développer les possibilités de condition de la même œuvre. Il abandonne, dès lors,
l‘esthétique de la peinture pour celle de l‘art de la photographie. Il désirait « être
totalement libéré de la peinture et de ses implications esthétiques » 2 . Cette
expérience peut mettre l‘index sur le cheminement de cet artiste, alternant entre la
peinture et la photo-peinture. Man Ray enracine la photographie et la peinture dans
la logique de sa création, on se trouve au cœur de la transdisciplinarité qui a pu
ouvrir de nouveaux horizons face à ce plasticien. On peut dire concernant cette
approche que la photographie de la peinture de Man Ray marque bien le passage de
la photographie comme document de l‘œuvre à la photographie de notation.

1
Cité in MAN RAY, Centre National de la Photographie, Photopoche n°33, 1992, p.5.
2
Idem, p.6.
113
Le Violon d’Ingres, 1924 Noire et Blanche, 1926

Photographies de Man Ray

Notons cependant que dans son cadre relationnel avec les autres formes de
l‘art, la photographie sert uniquement à l‘enregistrement de l‘œuvre. C‘est un
moyen pour garder la trace des nouvelles catégories de disciplines artistiques qui
ont émergé à partir des années 50, telles que l‘Arte-povera, le Land Art, le Body-
art, les Happenings, les installations et les performances, en vue d‘éterniser l‘Art.

La notion de l'éphémère est aussi très présente dans l'art contemporain. Ce


concept a entraîné la dématérialisation de l'art. En effet l‘enregistrement
photographique qui débute d‘une façon « passive » (comme mémoire et archive
assurant l‘omniprésence des œuvres et l‘omnitemporalité de leurs réceptions et de
leurs consultations), se meut, enfin, en un moyen, un outil et un lieu de la création
artistique, voire même un objectif pour l‘artiste et son œuvre. Nous constatons que
le rapport entre Photographie et Art est modifié et que les frontières, entre les deux
ont été franchies. Cette situation s'observe chez les actionnistes viennois, héritiers
d'une culture de la controverse et de la provocation. Le but de ces "performances"
n‘était pas tant de choquer la bourgeoisie, mais plutôt d‘éveiller sa conscience.
Dans ce cas on parle de photographie d‘œuvres d‘art et aussi de portraits d‘artistes.

De la même manière les body-artistes intègrent la photographie dans le


processus de leurs démarches. En effet, parmi-eux, il y a ceux qui réalisent leurs
actions en fonction des photographies qui seront prises. C‘est le cas de Gina Pane,

114
d‘Enrico Job, et tant d‘autres qui photographient leurs compositions et y
interviennent par un jeu d‘échelle pour réaliser une œuvre d‘art

Enrico Job, Gina Pane,


Participation officielle, Planche contact de L’Escalade non
LENSCULTURE MAGNUM anesthésiée, 1971

Les productions artistiques de l‘arte-povera peuvent être jugées


d‘éphémères à cause de la temporalité de leurs expositions et aussi à cause de la
fragilité des matériaux exploités. La photographie en tant que procédé coopère
comme moyen d‘enregistrement, loin de toute passivité, qui transmute l‘éphémère
en un concept d‘arts plastiques.

N'est-ce pas ici le cas de dire que dans la majorité des genres de
collaboration et d‘interconnexion, la photographie a un rôle actif. Elle intervient
sur la reproduction de l‘œuvre, qui ne soit pas fidèle à l‘originale. Elle intervient
dans la transformation, l‘authentification et le sauvegarde des interventions
chorégraphiques et des pratiques éphémères, puisque le photographe a sa propre
opinion, concernant le cadrage et l‘éventail des paramètres photographiques. La
photographie transforme l‘art et agit sur sa réception (les détails de traitement, les
dimensions réelles, l‘échelle des objets, l‘appartenance stylistique,…), et transmute

115
l‘œuvre d‘art de son monde palpable à un autre intangible, c‘est-à-dire d‘un monde
réel à un autre irréel, voire même de sa matérialité à son immatérialité.

Le photographe est alors un artiste faisant naître de nouveaux arts et des


styles inédits à partir des expériences vécues, indépendamment de sa propre
création photographique capitale. Il est derrière une richesse renouvelable de
création artistique sous la notion d‘art fictif qui marque l‘affiliation entre œuvres
tangibles et œuvres intangibles. Cependant, ces deux univers sont totalement
différents dans leurs essences. Mais l‘intention du photographe n‘est plus
«limitée » par une technique qui ne peut qu‘enregistrer le réel. Le regard a
désormais la possibilité de s‘incarner dans un nouveau genre de photographie,
une image-fiction plausible.

La photographie réunit, non seulement, tous les arts sans exception, mais le
plus important, c‘est qu‘elle les incorpore en elle et s‘en ravitaille. Elle assure dès
son invention l‘actualité des œuvres d‘art et rend contemporain et éternel tout type
d‘art, puis, elle devient incitatrice et dictatoriale face à l‘Art. Autrement dit, la
photographie est indispensable pour toutes les disciplines artistiques sans exception
c‘est-à-dire elle est essentielle à l‘art. Tout d‘abord parce qu'elle représente un
moyen pour l‘art, ensuite parce qu'elle a l‘opportunité d‘être une fin en soi de l‘art
actuel.

Les regards photographiques sont ainsi en quelque sorte un « objet


carrefour » qui peut permettre la rencontre de différentes disciplines scientifiques
(sociologie de l‘action, sociologie compréhensive, phénoménologie, pragmatique,
ethnométhodologie, anthropologie des techniques...) Les contextes socio-culturels
de ces regards s‘incitent, réciproquement, par l‘analyse des résultats des
représentations des pratiquants dans les contextes eux-mêmes. Les contextes socio-
culturels de ces regards tissés s‘approuvent, réciproquement, par l‘analyse des
résultats des représentations des pratiquants dans les contextes eux-mêmes. La
photographie peut, de ce fait, être contemplée comme un incontestable « objet

116
carrefour », espace de rencontre de différentes disciplines scientifiques et
artistiques.

II. Coopération disciplinaire en faveur de la dynamique de


l’innovation :

Les révolutions techniques et technologiques ont une majeure influence


violente et directe sur le développement de l‘art sous toutes ses formes.
Actuellement, l‘art s‘approprie de la fiction et vise à plonger le spectateur dans une
réalité virtuelle saisissant ses sens. Le numérique franchit les différentes formes
artistiques et unit les sensations. Le principe est d‘immerger le spectateur au cœur
des expériences plastiques et de solliciter ses sens dans une aventure de découverte
et de réception d'une pratique très sensorielle. Le spectateur est alors passé de la
contemplation à l‘immersion. Du coup, l‘art prolifère, il est vécu, perçu et médité
différemment.

Cette idée démontre bien ce que la science, conjuguée à l'art, peut nous
fournir de nouvelles technologies sensorielles. Ceci laisse penser que l‘art est une
pratique aussi physique que spirituelle. En fait, les sciences humaines et sociales
ont largement contribué à mettre en perspective les usages, les processus de
production comme de circulation des images, aboutissant à convertir la
photographie en un véritable objet culturel aux multiples implications
sociologiques. En effet, « les productions scientifiques publiées depuis la fin du
XXe siècle témoignent du développement de ce champ où l‟image photographique
est considérée comme un instrument de recherche à part entière dans la
compréhension du monde contemporain et de son histoire »1.

À présent, les sciences humaines saisissent la photographie comme « objet


d‘étude ». Une approche interdisciplinaire accepte actuellement d‘apercevoir la
construction d‘une approche de la conciliation didactique de la photographie.

1
Conord, Sylvaine. « Usages et fonctions de la photographie », Ethnologie française, vol. vol. 37, no.
1, 2007, pp. 11-22.
117
L‘avènement des technologies numériques a remis en question les acquis
de l‘Art et surtout il a détourné constitutionnellement et concrètement l‘art de la
photographie. En effet, l‘art de la photographie argentique amalgamé aux
technologies numériques est nommé photographie numérique. Si le numérique
ravage in extenso la photographie, c‘est parce que la photographie numérique
invente une toute autre circulation et investiture des photos issues d‘un appareil
ayant une nouvelle vision donc un nouveau possible aboutissant à une nouvelle
image. Avec un appareil numérique, la relation entre le photographe et le monde
change complètement, il n‘attend plus le développement de ses captures mais
plutôt il les consulte et les médite directement dans leur nouveau foyer à travers
l‘écran. L‘appareil n‘est plus un simple outil, mais plutôt un lieu de contemplation
et d‘intervention. Il s‘agit bien d‘un passage du réel à « l‘écranique »via un
appareil à multiple fonctions (photographique, numérique et informatique).

La photographie forme un objet de recherche omniprésent et même avec


l‘avènement de l‘ère numérique, les études à propos de cette discipline sont
devenues de plus en plus approfondies et n‘ont ni entraîné son écartement ni
imposé sa dévalorisation. Le numérique est alors à l‘origine des nouvelles
possibilités mises à la portée de la photographie. Le numérique a également un
rapport étroit avec le cinéma, la télévision, la vidéo, l‘informatique et l‘Internet.

Nous sommes persuadés que l‘appareil photo a vécu des développements


hallucinants. Les programmes qui y sont intégrés ont engendré des photographies
inédites et renouvelables. Et si ces dernières sont prises par satellite c‘est-à-dire des
photographies aériennes à haute définition, que sera le résultat des prises de vue
surtout en explorant les bienfaits de l‘informatique dans leurs traitements finals ?

Dans ce cadre, on peut prendre l‘exemple du fameux logiciel Google-Earth


qui se base essentiellement sur la conjugaison de l‘art de la photographie aux
sciences de l‘informatique en voie d‘une coopération disciplinaire en faveur de la
dynamique de l‘innovation, qui est notre problématique traitée. Mais quel est le
lien avec l‘art de la photographie comme discipline artistique ? Ici, l‘innovation est

118
peut être purement technique via un processus technologique. Le résultat est
l‘enregistrement de prises de vue de l‘ensemble de la terre en couleurs telles
qu‘elles sont dans la réalité.

Les prises de vue satellitaires ou aériennes des territoires telles


qu‘enregistrées sur Google-Earth dans sa spécificité où chaque détail géographique
est accessible par tout le monde de n‘importe quel endroit. Il s‘agit bien d‘un
portail public permettant l'accès à des services de recherche et de visualisation de
données géographiques ou géo-localisées.

Les images enregistrées sont le résultat obtenu par numérisation de clichés


aériens traités par des logiciels de traitement d‘images pour corriger les
inclinaisons des prises de vue, afin de parvenir à une carte plane, dont tous les
détails s‘avèrent été pris à la verticale typique, sur un terrain semblant être
absolument plat. Les milliers de photographies prises sont ensuite, assemblées en
mosaïques et les superpositions sont soustraites. Enfin, c‘est l‘homogénéisation
des couleurs qui charge la dernière étape par les bienfaits d‘un processus de
correction radiométrique.

L‘objectif suprême de la société Google est d‘agencer les éruditions du


monde entier et de les rendre consultables et utilisables mondialement. Pour
atteindre cet objectif, la cartographie mondiale présentée par Google est une base
sur laquelle s‘épargnent toutes les indications concentrées. Autrement dit, cette
cartographie est une voie d‘accessibilité à tout type de renseignement géo-localisé.
C‘est une voie omnipotente pour la recherche d‘informations localisées.

En effet, Google-Earth, le programme le plus réputé, utilise des photos


satellites qui saisissent toutes les longueurs d‘ondes, UV, IR, Radio etc..., et
explore des appareils numériques à des zooms allant jusqu‘à une précision de
quelques centimètres alors qu‘ils sont à une distance supérieure à 800 kilomètres de
la terre. Les photographies sont enregistrées sous plusieurs versions mises
gratuitement à la disposition de l‘internaute, telle que la version qui prend en

119
compte les systèmes de géolocalisation par satellite « GPS ». Ce programme offre à
l‘utilisateur un tour du monde en restant devant l‘écran de son ordinateur ; il est
régulièrement mis à jour, et propose de plus en plus de fonctions concernant la
détermination des coordonnées géographiques de chaque point appartenant à la
surface terrestre et les itinéraires entre une position donnée et un autre endroit.

Exemples de Satellites de photographie de la terre commandés par Google-Earth

Dans ce cadre impressionnant, on peut affirmer que la relation entre le


spectateur et l‘art de la photographie a trouvé de nouveaux échos et conduites loin
des cimaises des salles d‘exposition ou même des galeries virtuelles largement
répandues dans les dernières décennies. En effet, cette relation est tellement
réformée dans le sens positif du terme, que le spectateur a la possibilité d‘accéder
aux photographies satellitaires collectées et traitées à haute résolution. Son
assistance est donc active puisque les données visuelles qui sont affichées à l‘écran
ne suivent pas de trame linéaire ; il peut, éventuellement, changer d‘échelle,
changer de localité, suggérer un parcours de son choix, altérer et réunir les étendes
d‘informations.
L‘activité énigmatique du spectateur, dit encore dans ce cas internaute, au sein de
la représentation photographique remédier de l‘agissement médiatique affecté et
instauré par les bâtisseurs de Google-Earth, convoitant à approuver une pratique

120
interactive et personnifiée. L‘expérience est ainsi allégorique des carrefours entre
les logiques « hyper-médiatiques1 » et « cyber-médiatiques2 ».

On peut spécifier la composition intégrale de ce procédé médiatique, par la


mise d'un enchaînement perpétuel d‘images photographiques, et par l‘édification
d‘un espace ininterrompu et parfaitement régulier, se rapprochant des cohérences
cyber-médiatiques. Il s‘agit de maintenir une perception et une impression
d‘immersion chez l‘utilisateur.

Page d’accueil du logiciel de navigation « Google-Earth »,


Découverte virtuelle du monde via des photographies satellitaires.

Peut-être l‘évolution technologique et le développement du médium


numérique sont parmi les causes qui ont incité les gens à pratiquer l‘art de la
photographie. Ce déploiement du volet numérique a allégué une autre transaction,
celle des logiciels de traitements et des retouches. L‘éditeur graphique Photoshop
d‘Adobe permet la rectification et la correction d‘une photo sur ordinateur. Les
retouches peuvent toucher la saturation des couleurs, la netteté des photos, leurs
luminosités, leurs contrastes et les textures,…mais cela reste toujours des

1
Hypermédiatiques : C‘est un sous-concept de l‘univers numérique, dont il est le dérivé du
terme hypermédia. Il assimile un fondement analogique entre des images, du texte et du son dans une
interface de type écran. Les pratiques hypermédiatiques «sont caractérisées par des hyperliens, une
non-linéarité, la présence d‘une interactivité soutenue, l‘interconnexion, et une grande
hétérogénéité» : Bertrand Gervais, « Arts et littératures hypermédiatiques : éléments pour une
valorisation de la culture de l‟écran », Digital Studies/Le champ numérique, vol. 1, no 2, 21 février
2017.
2
Cyber médiatiques : Préfixe des termes ayant un rapport aux méditations ou pratiques humaines sur
le réseau Internet. C‘est relatif aux médias présents dans le cyberespace.
121
opérations effectuées sur les prises de vue originales. Cette action associe les
disciplines et opte pour leurs coopérations en faveur d‘une création artistique
innovée et renouvelée. Cette interdisciplinarité est basée sur l‘interconnexion entre
la photographie, les moyens du bord techniques, technologiques, numériques et les
sciences de l‘informatique. La sensibilité des artistes photographes, le
professionnalisme des concepteurs techniques et le savoir des informaticiens
favorisent une dynamique interdisciplinaire qui contribue au jaillissement d‘une
créativité spécifique entre les images photographiques et les rouages
algorithmiques. C'est notamment le cas du programme Google-Earth.
Au cours de cette étude nous avons tenté d'illustrer et de mettre en lumière
la méthodologie interdisciplinaire exploitée par l‘équipe d‘experts du logiciel
Google-Earth, et la figure ci-après illustre les interconnexions disciplinaires qui ont
modulé ce programme :

122
123
Les images photographiques représentent la principale attraction de ce
dispositif. Ce sont les principaux piliers mis à la portée d‘un grand public, elles
constituent un éventail de visualisation numérique des données au service de leur
organisation spatiale : « l‟objectif de la société Google est d‟organiser les savoirs
du monde entier et de les rendre disponibles et accessibles universellement. Face à
cet objectif, la carte du monde proposée par Google est une base sur laquelle
s‟accumulent tous les renseignements recueillis. En d‟autres termes, cette carte est
un chemin d‟accès à tout type d‟information localisée, c‟est-à-dire une voie
“royale” pour la recherche d‟informations localisées »1.

Ce genre de réflexions s‘enquête sur l‘importance référentielle qu‘il faut


donner au document photographique dans une approche scientifique, mais
également sur la disposition dont la photographie peut être exploitée pour s‘ouvrir
sur d‘autres grandeurs de l‘enquête, ou élucider d‘hétérogènes niveaux de la réalité.

Le choix de ce corpus de sources récentes et d‘exploitation massive a


permis de dégager le développement méthodologique des paramètres déployant la
dynamique de l‘innovation assidue à la filière photographique. Depuis son
invention en 1839, la photographie a attisé de nombreux débats quant à sa fonction
dans la vie sociale et dans divers autres domaines, ce qui a tissé les vocations
artistiques aux vocations scientifiques de l‘image photographique suite aux
hybridations et aux coopérations disciplinaires ouvrant les voies à l‘innovation
incessante et infinie : « La traditionnelle photographie argentique est, depuis peu,
largement supplanté par la photographie digitale (ou numérique). Celle-ci permet
toutes les hybridations, les métamorphoses, la multiplication et le « clonage » des
sujets. L‟humanité est entrée dans une ère de manipulation systématique de
l‟image ».2

1
Potentialité du géoweb, L'Internet sémantique géographique, Robert Laurini et Sylvie Servigne,
Dans L‘Espace géographique 2011, tome 40, p.110.
2
Florence de Méredieu, Arts et nouvelles technologies, Wim Wenders, Ed. Larousse, Québec-
Canada, 2005, p. 197.
124
En guise de conclusion et en remuant la chronique de la photographie vers
une méditation de ses emplois et de ses significations nous estimons que les
sciences offrent une diversité de disciplines. La permutation des regards théoriques
permettent une coopération pour l‘accomplissement d‘une méthodologie
interdisciplinaire. Cette interconnexion des approches représente un intérêt
scientifique et méthodologique pour toutes les sciences de l‘Homme.

CONCLUSION :

Depuis sa découverte, la photographie, a entretenu des relations tout à la


fois ardues et sombres avec l‘art. Nombreux sont les théoriciens et les critiques
d‘art et notamment les artistes qui ont défendu l‘idée de l‘interdépendance entre
l‘art et la photographie. L‘intérêt et la possible reconnaissance de la photographie
en tant qu‘art ne se manifesta donc qu‘assez tardivement. C'est dans une histoire
de la photographie suivie d'une étude de l'influence de cette technique sur la
peinture contemporaine que Dominique de Font-Réaulx note une « Ingratitude de
la peinture, qui refuse la plus petite place à la photographie, à qui elle doit tant ».1

Ce n‘est qu‘au début du XXème siècle avec l‘avènement du surréalisme que


la photographie s‘est répertoriée graduellement dans le champ de l‘art. La parvenue
du numérique, son déploiement sans relâche et sa révolution contribua,
effectivement, à l‘accroissement de fusion de la discipline photographique et de
son intégration dans le champ de l‘art contemporain.

Il est vrai qu‘avec les améliorations palpitantes dans le monde de


l‘informatique, le numérique a été intégré dans plusieurs appareils et s‘est immergé
dans notre quotidien et dans notre culture domestique. Toutes ces nouveautés

1
Painting and Photography: 1839-1914, Dominique de Font-Réaulx, Ed.Random House Incorporated,
2012 p.76.

125
techniques et comportementales sont positives ; on est dans un monde où tout sera
centralisé, fusionné au sein d‘un seul appareil.

La pratique photographique actuelle n‘est plus comme avant, nous


assistons à la naissance d'une figure récente de communication. En effet, la
conjonction entre la photographie numérique et l‘appareil téléphonique mobile
imprègne cette pratique artistique dans la vie journalière et notamment dans les
relations interpersonnelles. Cette nouvelle forme interdisciplinaire de
communication nous semble captivante pour consulter la place de l‘image dans son
versant perceptif et fictif.

La photographie est une véritable discipline artistique autonome différente


des autres puisqu‘elle s‘appuie sur des faits réels. Malgré qu‘il s‘agisse bien d‘une
interprétation du monde réel, la création photographique enfantée n‘a plus rien de
réel. Actuellement, la photographie englobe plusieurs genres, thèmes et disciplines.
Devenue un facteur artistique, elle assure l‘union des disciplines. Son rôle est
désormais au centre de la communication interpersonnelle, elle a opéré une
mutation de sa fonction sociale au quotidien. Ce qui est certain, c‘est que nous
sommes en présence d‘un changement radical du paradigme de cette discipline qui
nous confronte à une nouvelle culture, une nouvelle approche de l‘image et de
nouvelles frontières de cet art.

La photographie s‘expérimente en tant qu‘un « objet carrefour », objet


interdisciplinaire au métissage des approches et des rapports des sciences humaines
et sociales, non seulement comme « procédé de recherche », mais aussi comme
significatif des représentations et des styles de construction. L‘interdisciplinarité
des sciences de l‘information et de la communication et des approches
sociologiques et techniques, exprime continuellement l‘indispensabilité de la
composition d‘approches communes.

En conclusion de cette recherche, nous considérons que notre étude de la


photographie et des regards photographiques nous a amenés à considérer différents

126
cadres de référence (cadres scientifiques, « cadres techniques », cadres
médiatiques, contextes socio-culturels ou politiques…). Comme pratique artistique
interdisciplinaire, la photographie peut servir certainement comme jalon qui lie les
sciences humaines et sociales à une approche pluridimensionnelle pour repenser
l‘Homme.

127
Références bibliographiques :

Ouvrages individuels :

- Bernard Marcadé, Entretien, in Ceci n‘est pas de la photographie,


Bordeaux, FRAC-Aquitaine, 1985.Charles Chevalier, Guide du
photographe. Description et emploi raisonné des instruments d‘optique appliqués à
la photographie, documents historiques, Paris, 1854.
- David DuChemin, L'âme du photographe: Comment donner un
sens à vos images ? Ed. Pearson, 2009.
- Dominique de Font-Réaulx, Painting and Photography: 1839-1914,
Ed. Random House Incorporated, 2012.
- Florence de Méredieu, Arts et nouvelles technologies, Wim
Wenders, Ed. Larousse, Québec-Canada, 2005.
- MAN RAY, Centre National de la Photographie, Photopoche n°33,
1992, p.5.
- Pierre Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales, Ed.
Maison des sciences de l'homme, 2000.
- René Bouillot, Le Cours de photographie, 6e édition, Ed. Dunod,
2016.
- Conord, Sylvaine. « Usages et fonctions de la photographie »,
Ethnologie française, vol. vol. 37, no. 1, 2007.

Ouvrages collectifs :

- Photographie contemporaine et art contemporain, sous la direction


de François Soulages et Marc Tamisier, Ed. Klincksiek, Paris, 2012.

- Potentialité du géoweb, L'Internet sémantique géographique,


Robert Laurini et Sylvie Servigne, Dans L‘Espace géographique 2011, tome 40.

128
"MANGER A L’ŒIL"1 : LA PHOTOGRAPHIE A L’EPREUVE

DU CULINAIRE

Raoudha BEN ARAB MOALLA

« On pourrait se demander pourquoi, à l‟heure du caméscope, la


photographie garde autant de valeur. C‟est précisément son mutisme qui la sauve :
la photographie est silencieuse et par là, échappe encore au langage. Elle garde
un mystère que le film masque sous un flot de paroles ou de bruit.»2 , ainsi se
questionnait Michel Melot.

L‘image photographique est certes silencieuse mais elle est aussi inodore et
surtout insipide ! Généralement, l‘image d‘une odeur ou d‘un goût, est le souvenir
qu‘on en a. Mais la fixer visuellement dans une image photographique semblerait
impossible. Pourquoi les photographes s‘abstiennent-ils alors aujourd‘hui à ériger
la photographie culinaire comme une pratique qui commence à définir son propre
territoire dans le domaine de l‘art en tant que discipline à part entière ?

Jacques-Henri Lartigue (1894-1986), peintre et photographe français à


exprimé dans ses Mémoires sans mémoires : « Je suis triste de ne pouvoir
photographier les odeurs. J'aurais voulu, hier, photographier celles de l'armoire à
épicerie de Grand-Mère. » La photographie ne peut pas en effet fixer, et
transmettre l'odeur et la saveur d‘un plat cuisiné ! Nous sommes privés lorsqu'il
s'agit de décrire une odeur, de se souvenir d‘une saveur et de faire partager les
sensations qu'elle suscite. Une photographie en couleur d‘une orange est
certainement orange mais n‘a ni l‘odeur d‘une orange, ni le goût de celle-ci.

Ce que nous prétendons analyser dans cet article est la représentation du

1
Du 20 juillet jusqu‘au 30 septembre 2018, l‘exposition « Manger à l‘œil » s‘est installée au Mucem à
Marseille. Une exposition ludique qui raconte l‘histoire des habitudes alimentaires des Français de
1823 à nos jours, à travers près de deux siècles de photographies.
2
Michel MELOT, Dossier Image, BBF 2001 Paris, t.46, n°5. http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2001-
05-0015-001
129
manger dans l‘image photographique. La cuisine étant un acte culturel par
excellence qui ne se limite pas à la facette gastronomique, elle doit être considérée
dans ce qui détermine sa dimension symbolique et socioculturelle. « L‟artification
et la spectacularisation du culinaire »1 qui se fait via le médium photographique
n‘est pas, certes, sans rapport avec la société et ses mutations. La photographie
culinaire n‘est pas, pour cela, un simple enregistrement d‘un mets ou une fixation
d‘un souvenir censé s‘évanouir sous l‘emprise du temps. La rencontre du culinaire
et de la photographie comme deux disciplines différentes ne relève pas d‘une
simple variation des référents soumis à l‘enregistrement photographique. C‘est
plutôt à l‘émergence d‘une nouvelle discipline que l‘on assiste : il s‘agit ici de la
photographie culinaire comme discipline.

C‘est à l‘étude de cette discipline émergeante que se consacre cet article


suivant ses débuts, son évolution et ses aboutissements tout en tentant de donner
quelques éclairages sur ses enjeux et ses manifestations.

1- Pratiques alimentaires et valeurs sociales :


Manger se révèle comme un acte banal, relevant des actes de rapports entre
individus au quotidien, mais également, être un fait inné nécessaire. Se nourrir pour
survivre est une obligation.

Beaucoup d‘études se sont bâties sur le sujet du repas, celui de


l‘environnement et de l‘unité que représente la famille. En réalité, le fait de manger
est examiné comme un acte complexe. Pour cela, l‘étude des habitudes
alimentaires et du repas, est de plus en plus considérée comme importante et devant
s‘analyser dans nos psychologies et nos sociologies.

D‘ici, j‘ouvre la question du lien entre des pratiques alimentaires et des


valeurs sociales plus précisément en Tunisie. Je mets ainsi, en exergue divers actes
sociaux qui mettent en question d‘une part la notion du repas structuré et
l‘évolution de la consommation des mets, les normes sociales et les conditions de

1
Cohen, Évelyne, et Julia Csergo. « L'Artification du culinaire », Sociétés & Représentations, vol. 34,
no. 2, 2012, p. 7.
130
vie, d‘autre part. Ceci, en tenant compte des conditions qui suscitent des attitudes
devant la « table » de plus en plus diversifiées. Se nourrir est un besoin biologique
important et c'est aussi une activité sociale, culturelle, très respectée dans les
familles tunisiennes traditionnelles. Notre temps est différent de celui de nos
grands-parents. Avant, les femmes étaient ordinairement toutes des femmes au
foyer, qui s‘occupaient d‘une dizaine d‘enfants, préparaient à manger et faisaient le
ménage. Les maris étaient très exigeants, surtout en ce qui concerne la cuisine. Il
fallait faire attention que le repas ne soit ni salé, ni brûlé ; le risque pour ces
femmes étant un divorce. Aujourd‘hui, manger nécessite de mobiliser presque toute
la famille, y compris le mari.

Dans notre pays, les gens apprécient beaucoup les repas conviviaux en
famille ou entre amis, ce partage est même une exigence morale. Ce que nous
mangeons, et la manière dont nous le mangeons, ont un impact sur notre vie et nos
comportements. «Faire-la-cuisine est le support d‟une pratique élémentaire,
humble, obstinée, répétée dans le temps et dans l‟espace, enracinée dans le tissu
des relations aux autres et à soi-même, marquée par le “roman familial” et
l‟histoire de chacune, solidaire des souvenirs d‟enfance comme des rythmes et des
saisons.»1

Bien que le repas soit un moment de plaisir et de partage, nous nous


sommes de moins en moins attachés à la tradition du repas pris autour d‘une table,
tous les jours à la même heure. L‘acte de manger est certes bien plus qu‘une simple
consommation de la nourriture. Et les banales habitudes répétées du quotidien,
comme se rassembler pour partager un plat, deviennent plus constructifs puisqu‘ils
sont partagés. Ensemble, ils deviennent des instants d‘échanges d‘amour,
d‘attention, et une occasion idéale pour communiquer. «Chaque habitude
alimentaire compose un minuscule carrefour d‟histoires. »2

1
Michel DE CERTEAU, Luce GIARD, Pierre MAYOL, L‟Invention du quotidien, 2. Habiter,
cuisiner. Paris, Edition Gallimard, 1994. p. 221 - 222.
2
Ibid. p. 221 - 222.
131
2- La représentation du manger dans l’image
photographique :
Dans le sérieux de cet acte de manger, acte de survie et de quotidien,
beaucoup de photographes se sont élancés. Des photographies montrent des rituels
qui ont permis de distinguer des actes, des repas et des cultures différentes.

Au moyen de la photographie et loin des bouleversants témoignages du


photojournalisme, de nombreux clichés fixent le quotidien de leur auteur dans son
espace temps et ses espaces géographiques. Chacun avec son style, ses visions et
ses ambitions propres œuvre pour atteindre les réalisations de son intuition
artistique et apporter son regard particulier sur le monde qui l‘entoure.

« Laura Letinsky utilise la nature morte pour représenter les relations


humaines à travers les détails de la vie quotidienne et, simultanément, elle nous
incite à réfléchir à l‟acte de représentation picturale. Ses photographies de table
après repas font immédiatement penser aux natures mortes flamandes du XVIIème
siècle. Letinsky reprend à son compte la multiplicité des perspectives et des plans
propres à la peinture de nature morte, où les objets sont placés de façon
stratégique, afin que le spectateur perçoive intuitivement le potentiel narratif des
relations formelles qui les unissent. »1

Laura Letinsky, Sans titre n ° 38, de la série À peine plus que jamais, 2001

1
Charlotte COTTON, La Photographie dans l‟art contemporain, Traduit de l‘anglais par Pierre Saint
Jean, Londres, Edition Thomas & Hudson, 2005, p.132.

132
What I eat est le dernier recueil photographique de Peter Menzel qui fait
suite à la série What the world eats, réalisée avec sa femme Faith D'Aluisio.
Ensemble, ils ont parcouru le globe pour observer le rapport des hommes à la
nourriture. Les photos témoignent plus que tous, sur la pauvreté des pays du sud et
soulignent fortement le contraste avec les pays occidentaux. Ils ont remarqué aussi
que les plus pauvres avaient une alimentation plus riche en nutriments que les
occidentaux qui pourraient se permettre plus de produits frais par exemple. Cette
série d'images de Peter Menzel est pertinente et prouve que nous ne sommes pas
tous égaux devant le manger.

Peter Menzel, What I eat

Peter Menzel, What the world eats

Les photographes se sont intéressés à la photographie culinaire il y a bien


longtemps. Au fait, la photographie culinaire est un type de photographie qui vise à
réaliser des images attrayantes de nourriture. Ces images seront utilisées dans des
publicités, dans des menus de restaurants ou des livres de cuisine et de pâtisserie.

133
Photographies de plats, de fruits et de légumes, des images qui donnent
envie ! Chaque composition photographiée doit généralement ouvrir l‘appétit et
inspire sa propre cuisine mais aussi elle doit ouvrir les papilles et donner faim!

L‘objectif de la photographie culinaire est surtout de séduire et d‘inviter,


c‘est une image qui donne l‘eau à la bouche. Désormais on mange avec les yeux.

En France, la rencontre entre la cuisine et la photographie est célébrée


chaque année par le festival international de la photographie culinaire. Plus de 350
photographes plasticiens internationaux, depuis 2009, ont posé le regard sur nos
assiettes pour sublimer nos goûts et nos habitudes.

La photographie culinaire avait au départ une fonction illustrative pour


« mettre en avant les ingrédients, entretemps, elle est devenue beaucoup plus que
cela. Certains photographes ne se contentent pas de capturer l‟image de créations
de fine cuisine, mais y injectent leur propre vision. Et avec succès : leur jeu de
lumière, de couleurs et de textures produit des clichés qui oscillent entre l‟art et la
photographie. À l‟instar des images intemporelles du monde de la haute couture ou
de l‟automobile, elles deviennent à leur tour des icônes qui conjuguent esthétique
et plaisir des sens. »1

Mais avant cela, la photographie culinaire était avant tout une nature morte.
Cette mise en scène existe bien avant l‘apparition de la photographie. En effet, la
nature morte était utilisée comme sujet en peinture. De nombreux peintres se sont
prêtés à l‘exercice de la représentation des choses naturelles ou plus précisément
"cose naturali" comme l‘appelait Vasari.

Par la représentation de la nature morte, les peintres apprennent à gérer la


perspective mais aussi l‘ombre et la lumière. Et lorsque l‘invention de la
photographie fut, les artistes se sont intéressés à beaucoup de choses comme la

1
La photographie culinaire : manger avec les yeux, Contenu de Marque
(https://parismatch.be/author/cdemarque) | Publié le 21 juin 2017 | Mis à jour le 26 juin 2017
https://parismatch.be/lifestyle/voitures-et-mobilite/52465/photographie-culinaire-manger-yeux
134
représentation du mouvement et entre autres ils ont repris les codes de la nature
morte. L‘ombre et la lumière sont très importants pour obtenir une belle photo.
Cette technique de représentation des aliments a évolué pour s‘intéresser plus aux
aliments et moins aux artifices. « Mais qu‟est-ce exactement que la nature morte ?
Une définition est parfaite, c‟est celle de Charles Sterling, expert en la matière qui,
en 1952, écrivait : “ ...Une authentique nature morte naît le jour où un peintre
prend la décision fondamentale de choisir comme sujet et d‟organiser en une entité
plastique un groupe d‟objets. Qu‟en fonction du temps et du milieu où il travaille,
il les charge de toutes sortes d‟allusions spirituelles, ne change rien à son profond
dessein d‟artiste : celui de nous imposer son émotion poétique devant la beauté
qu‟il a entrevue dans ces objets et leur assemblages”. » Jean Turco ajoute qu‘ « Il
suffit de remplacer peintre par photographe et tout est dit ! Un genre à essayer,
absolument.»1

Récemment la photographie culinaire connait un fort succès. Des artistes


plasticiens et plus précisément des photographes, assemblent et dévoilent à travers
leur mise en scène de la nourriture, un univers personnel. « Le Festival
international de la photographie culinaire est l‟unique manifestation mondiale
grand public et professionnelle à exposer le travail de ces artistes internationaux
qui allient nourriture et photographie artistique. Cette année2, le thème novateur
alliant nourriture et haute couture pousse l‟esthétisation des aliments à son
paroxysme et dévoile des photographies étonnantes et élégantes. »3

1
Jean TURCO, La nature morte L‟art de l‟éclairage, Pearson Education France, 2012. p. 22.
2
2017.
3
FESTIVAL INTERNATIONAL DE LA PHOTOGRAPHIE CULINAIRE : GASTRONOMIE ET
HAUTE COUTURE À L‘HONNEUR - 6 NOVEMBRE 2017
https://phototrend.fr/2017/11/festival-international-de-la-photographie-culinaire-2017/

135
Jupe évasée Six Pans En Satin De Soie Imprimée FRANCESC GUILLAMET

En 2018, le photographe Patrick Rougereau a reçu le prix du Meilleur


Artiste de l'Année du festival international de la photographie culinaire, lors du
Chefs World Summit à Monaco.

La soupe aux truffes Elysée VGE de Paul Bocuse vue par Patrick Rougereau.

3- L’image photographique culinaire : enjeu de la fiction

Cette nouvelle esthétisation qu‘utilisent ces photographes répond à la


question : Pourquoi la nourriture a l‘air plus belle en photo que dans votre assiette ?
Avant de répondre à cette question, revenons aux changements que la photographie
culinaire a subis avec l‘apparition de la publicité.

La photographie a « ceci de particulier que, même ayant acquis un statut


privilégié au sein des arts dits officiels depuis plusieurs décennies, elle demeure

136
aussi une pratique populaire et commerciale, on pense à la publicité ou à la presse
et ce parallélisme donne lieu à des classifications de genres qui perdurent, voire se
renforcent. »1

L‘entrée en scène de la photographie dans la publicité dans les années 30, a


permis aux producteurs qui cherchent à donner la meilleure image de leurs
produits, de mieux vendre leurs stocks.

La publicité photographique se présente comme une discipline à part


entière, son apparition répond au désir de vouloir changer le regard que la
population porte sur le monde. Dans les années 50, on voit apparaitre une multitude
de clichés de produits de consommation de masse. A cette époque, c‘est
un phénomène nouveau.

L‘image photographique publicitaire est devenue très importante dans la


société. Donis Dondis le montre : « la plupart des choses que nous savons et que
nous apprenons, celles que nous achetons, celles auxquelles nous croyons, celles
que nous reconnaissons et désirons sont déterminées par la domination de la
psyché humaine par la photographie » (1974).

La photographie publicitaire est une forme d‘art qui représente notre


société. Certaines photographies, sont dignes d‘être une œuvre d‘art, d‘autres sont
réalisées uniquement dans un but commercial qui engendre la nécessité de l‘achat.

Devant des publicités pour des fast foods ou face à des affiches de
restaurants on a bien remarqué qu'il y a une grande différence entre ce qui est sur la
photo et ce que l'on va consommer. Cette différence varie et dépend des aliments et
des lieux où on les consomme.

Dans les photographies culinaires publicitaires, les aliments paraissent si


séduisants et appétissants. Des techniques sont utilisées par les photographes qui
rendent ces aliments totalement immangeables, mais beaux, et c'est l‘essentiel.

1
Jean LAUZON, La photographie malgré l'image, University of Ottawa Press, 2002. Préface.
137
*

Utiliser de la laque pour cheveux, du cirage pour chaussure, du papier


toilette pour gonfler une poule ! etc. s‘avère vraiment hallucinant. Tous les moyens
sont permis pour vendre.

Face à ce genre de photographie mensongère, beaucoup de "victimes" se


sont escroquées. « En santé publique, des travaux se sont développés en lien avec
les questions soulevées par le développement de l‟obésité dans de nombreux pays.
L‟hypothèse générale sous-jacente dans ces derniers travaux est que la publicité
serait un des déterminants de comportements alimentaires “malsains” et aurait de
ce fait, des effets négatifs sur la santé des populations, en particulier dans des
catégories sociales plus exposées et/ou fragiles (enfants, populations
1
défavorisées). »

*
https://hitek.fr/42/astuces-nourriture-publicite_4734
1
Louis-Georges Soler, Publicité et comportements alimentaires, Inra UR 1303 ALISS, Alimentation
et sciences sociales, Ivry sur Seine p. 473.
http://www.ipubli.inserm.fr/bitstream/handle/10608/6522/?sequence=22
138
La photographie est-elle une représentation fidèle de la réalité ? J‘entends
ici par réalité, le sujet photographié ou plus spécifiquement la chose placée devant
l‘objectif au moment de la prise photographique. Chaque photographie est une
affirmation de l‘existence d‘un instant, d‘une pose, d‘un lieu précis. La photo
devient un « miroir », un « témoin » de cet instant photographié.

Toute image photographique est considérée comme une trace d‘un réel qui
a déjà existé. Roland Barthes écrit : « …Au contraire de ces imitations, dans la
photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. » 1 Toutefois, la
photographie n'est pas qu‘une technique, c‘est avant tout un art, dont les buts sont
multiples: informer, communiquer, provoquer, remémorer, faire comprendre un
concept, etc. La liste pourrait s'étirer longuement. On peut dire que la photographie
est un moyen de communication qui transmet des émotions et une vision du
monde. Elle reste un outil qui sert à figer des instants, fixer des lieux, afin d'en
conserver la mémoire. « La photo apparaît ainsi, au sens fort, comme une tranche,
une tranche unique et singulière d‟espace-temps. »2. Aussi fait-on encore souvent
involontairement l'amalgame entre la réalité et l'image.

La photographie est aujourd'hui encore synonyme de vérité, d'exactitude et


de réalité. Elle est la preuve incontestable de l‘existence du « référent
photographique »3. Mais, la photographie n‘est forcément pas un miroir du réel,
c‘est surtout une transformation d‘un réel dans le sens où elle est une
représentation superficielle et qu‘elle voile des codes que peut dégager l‘espace
photographié ; en ce qui concerne la photographie en noir et blanc, elle réduit le
spectre de couleur en une palette de dégradés de gris. Philippe Dubois site une
réplique de Franz Kafka dans une conversation avec Janouch : « La photographie

1
BARTHES Roland. La chambre claire. Note sur la photographie. Paris, Cahiers du cinéma
Gallimard Seuil, 1980. Page : 120.
2
DUBOIS Philippe. L‟acte photographique et autres essais. Ed Nathan, Série Cinéma et image, 1990.
Page : 153.
3
BARTHES Roland. La chambre claire. Note sur la photographie. Paris, Cahiers du cinéma
Gallimard Seuil, 1980. Page : 119.
139
concentre le regard sur le superficiel. Ainsi elle obscurcit la vie secrète qui brille à
travers les contours des choses dans un jeu d‟ombre et de lumière. »1

Cela fait partie du développement de la photographie : la vérité du


mensonge ou la réalité de la fiction. Entre vrai et réel, mensonge et fiction, il existe
bien des différences. « VRAI » s‘oppose à « FAUX » afin de qualifier une
assertion ou un jugement. « “Réel” se dit communément de choses ou d‟états de
choses à propos desquels on veut lever un doute quant à une illusion ou une
tromperie possible. »2 Il peut être dit d‘un fait qu‘il est un « réel mensonge » ou un
« vrai mensonge ». Mais, posons-nous la question de cette façon : le mensonge est-
il fictionnel ? Ou encore : la fiction est-elle mensongère ? François Niney pose cet
ensemble de questions qui en ouvre d‘autres certainement. En réponse, l‘auteur
rend cette évidence qu‘une fiction n‘est ni un faux mensonge ni un vrai mensonge.

Dans le cas contraire, tous les réalisateurs de films de fiction seraient des
menteurs, des affabulateurs. L‘auteur expose deux adjectifs qui « découlent de
fiction : fictionnel et fictif. Si le premier qualificatif engage un monde parallèle et
nous y transporte passivement, l‟autre circonscrit un comportement qui fonctionne
comme un insert de fiction qui détourne temporairement (de) la réalité. »3

Hans Belting ajoute qu‘« A l‟heure des mass médias, nous ne


pardonnerons pas aux images de nous mentir, alors même que ce que nous y
cherchons n‟est pas ce que nous y voyons, mais plutôt ce que nous voudrions voir
de propres sous nos yeux, car l‟image convoque deux notions qu‟elle conjugue
jusqu‟à les rendre indissociables : la réalité et la croyance. » Pour le cinéma par
exemple, «l‟image animée semblait pouvoir permettre un enregistrement objectif

1
DUBOIS Philippe. L‟acte photographique et autres essais. Ed Nathan, Série Cinéma et image, 1990.
Page : 39.
2
François NINEY, Le Documentaire et ses faux-semblants, Paris, Edition Klincksieck, 2009, p.72.
3
Idem, p. 77.
140
des gestes et des objets loin des défaillances de la mémoire. »1 Les films étaient ces
germes des premiers documentaires mais qui ne durèrent pas longtemps.

Aujourd‘hui, nous sommes confrontés à des situations où le caractère


fictionnel prend de plus en plus de place. Devant tous les médias images, le monde
virtuel se crée continuant ses expansions, atteignant nos loisirs. Les jeux vidéo sont
les exemples majeurs qui rendent addictives toutes les générations, adultes et
enfants confondus. Tout est fait pour rendre vraie une réalité virtuelle devenue plus
intéressante que la confrontation avec notre vraie destinée.

Les menteurs ont dans toutes les cultures été stigmatisés ainsi, comme celui
qui se joue de la confiance, de la naïveté de l‘interlocuteur. Et, pourtant, nous
mentons !

Claudine Biland, en fait les descriptions nécessaires : « Fictions et réalités


sont mélangées mais choisir de dire les vérités peut porter à des conséquences
encore plus désastreuses et redoutables. Imaginer un monde sans mensonge est
bien plus terrifiant que le contraire, les gens qui disent tout sont bien peu
fréquentables... »2.

4- La photographie culinaire à l’heure d’internet :


On aperçoit aujourd‘hui sur les réseaux sociaux, l‘innombrable quantité de
photographies culinaires. Désormais, beaucoup de personnes adorent partager leurs
photos de nourriture.

Les gens ne se contentent plus de photographier leurs plats, mais surtout de


les poster sur Facebook, Instagram etc... Les photographies des plats cuisinés, ou
servis dans un restaurant, inondent les réseaux sociaux. Il y‘a même des pages et
des espaces dédiés exclusivement à des photos culinaires. Au début de la pratique
de la photographie culinaire, la fonction de l‘image était illustrative, elle mettait en

1
Marc-Henri PIAULT, Anthropologie et cinéma, Paris, Edition Nathan, 2000, p.13.
2
Claudine BILAND, Psychologie d‟un menteur, Paris, Odile Jacob éditions, 2004, Résumé quatrième
de couverture.

141
avant les ingrédients, les plats sans pour autant se soucier du jeu de lumière, de
couleurs, de compositions et de textures. Actuellement, elle combine esthétique et
plaisir des sens.

Les réseaux sociaux sont les plateformes de beaucoup de photographes


amateurs et on y trouve une infinité de photos affreuses, ce qui prouve qu‘il n‘est
pas facile de prendre une belle photo d‘un plat, de la nourriture. Ce qui donne lieu,
à une nouvelle sous-catégorie, avec sites spécialisés dans la photo de nourriture
dégoûtante comme celle de Martha Stewart.

Mais pourquoi photographier et partager sa nourriture ?

Ignorant complètement cette pratique auparavant, et suite à la visualisation


de quelques-unes de mes photographies, stockées dans la mémoire de mon
ordinateur, j‘ai réalisé un montage photographique intitulé : Manger ici et ailleurs.

Dans le montage photographique Manger ici et ailleurs, je me suis mise


face à une plus large représentation de temps. C‘est-à-dire, non seulement il y a une
représentation d‘un temps dans chaque photographie, mais aussi une autre
représentation d‘un temps séparant une photographie d‘une autre. Une sorte de
journal intime ou carnet de voyage : comme si tout se limitait à la gastronomie !

142
Manger ici et ailleurs.
Personnellement, je pense que ce qu‘on mange est le sujet le plus
"disponible" immédiatement pour se faire photographier, et est certainement suivi
par la nouvelle pratique du "Selfie", le dernier genre d‘autoportrait photographique
réalisé avec des Smartphones. C‘est moins grave de rater des photos de nourritures
que des Selfies.

On pourrait classer les photographies culinaires d‘amateurs comme un


genre d‘exhibitionnisme et une invitation de partage. Le smartphone enregistre et
fige parfaitement les images retenant tous les détails qui pourraient s‘évaporer dans
un oubli involontaire. Une forme de journal visuel s‘est installée et restitue le
rapport du photographe aux autres, aux spectateurs. À l‘inverse du journal intime
qui traite de la relation avec soi-même, les photographies publiées sur les comptes
essayent de représenter et de reproduire.

Le récit narratif d‘une vie pour un public. Sous prétexte de l‘ART, les
évènements artistiques du banal, du quotidien, du mythique et de la fiction
(autofiction) de la personne et de sa vie sont exposés. Peurs, bonheurs, aptitudes,
habitudes, malaises, ritournelles....tous ces éléments d‘une vie personnelle au
regard du social sont mis en évidence. « L‟appareil photo et la caméra font partie

143
intégrante du quotidien, ils en sont le témoin, fidèle et discret, qui rendra compte
de façon objective et authentique d‟une réalité sans fard.»1

Le quotidien est un sujet sociologique étudié depuis une grande centaine


d‘années à commencer par le philosophe de la sociologie Auguste Comte et les
auteurs que sont Max Weber2, Simmel, Durkheim et Karl Marx. Leur œuvre est
dominée par cette recherche sur la rationalité ; puis de nos jours Gilbert Durand,
Michel Maffesoli se sont penchés sur le sujet. Pour le travail de recherches sur le
corps dans la société contemporaine, le professeur Bernard Andrieux, par ses
travaux, aide à nous installer et nous comprendre dans la société urbanisée. C‘est
un sujet de représentation artistique possible, thème privilégié dans l‘art espagnol
de Goya et dans l‘art de l‘Europe Nord avec par exemple Breughel ou Rembrandt,
Fantin-Latour, les romantiques anglais...etc... Au cours du XXème siècle, le
quotidien est réellement présent dans les œuvres notamment chez Kurt Schwitters
et ses Merzbau (le premier à avoir sauté le pas : peinture / éléments réalistes),
Duchamp et Rauschenberg puis les « nouveaux réalistes ». La liste est longue. Ces
représentations du quotidien sont incorporées dans la structure des œuvres comme
éléments formels puis, chaque élément aura pris son autonomie artistique pour
s‘imposer de lui-même comme dans les œuvres sculptées de Marcel Duchamp,
Fischli & Weiss ou encore Florent Poujade3 pour la jeune génération. L‘émergence
de la performance d‘un art s‘appuyant sur des attitudes et des interactions avec le
public a poursuivi cette intégration du quotidien et des objets du quotidien. Les
reconstructions et les explorations du quotidien comme thèmes emblématiques de
leurs travaux sont une des particularités de leur savoir-faire.

La censure (autre forme d‘autocensure) interfère dans les choix, ne pouvant


pour des raisons innombrables et variées tout (ou vouloir tout) exposer.

1
Isabelle De Maison Rouge, Mythologies personnelles, l‟art contemporain et l‟intime, Paris, Éditions
SCALA, 2004, p.15
2
Max WEBER (1864/1920), sociologue et économiste avec Vilfredo PARETO ont mis sur pied la
sociologie moderne comme sciences contemporaines.

3
Florent POUJADE vit et travaille à Angoulême, (Charente) Il utilise essentiellement des matériaux
ferreux et des aciers de récupération. Son œuvre est très stylisée, figuration très personnelle.

144
Sur Instagram, avec la publication d‘une photographie, on associe souvent
et même très souvent le hashtag1, trop d‘hashtag et trop de mots.

A la manière d‘un document Photos-Légendes-Textes, qui voit sa


réalisation dans le but d‘informer et de ne pas mettre le spectateur en face d‘une
image (œuvre) où chacun interprètera de différentes manières l‘exposé. Comme
exemple, l‘univers de la publicité et du marketing où pour passer une annonce,
faire en sorte que cette dernière soit remarquée reste une nécessité. La technique est
surtout que toute photographie légendée par un hashtag et un mot, parait
automatiquement dans des pages publiques qui sont intitulés par ce mot même. Ce
qui augmente la chance d‘être encore vu et revue !!

Depuis une vingtaine d‘années, le mode « journal intime » a pris un essor


important dans la librairie et chez les éditeurs. Les textes d‘inspiration
autobiographique ont largement contribué au développement des réseaux sociaux
faisant changer les statuts : la pratique est sortie de sa clandestinité pour devenir un
objet, non seulement d‘études mais en complément des rencontres, colloques,
chroniques, ou simplement des amateurs. Philippe Lejeune enquête sur les
journaux personnels et intimes voire très intimes lus sur les ordinateurs, y compris
les espaces sociaux où sont inventées de nouvelles intimités conviviales (deux mots
qui ne devraient pas cohabiter) au fil des échanges entre diffuseurs plus ou moins
anonymes. L‘intimité cesse d‘être une image du retrait pour devenir un terrain de
partages et d‘échanges. La pratique du cyberjournal sur Internet s‘est développée
depuis le milieu des années 1990, quand cet espace de vie entre jeunes et adultes,
tenus sous des pseudonymes et cette façon de se cacher permettent des écritures
comme dans les cahiers ou les carnets cadenassés. Le commentaire comprend que
la sécurité virtuelle de ces cahiers intimes est aussi la représentation du cadenas
auquel est adjoint un mot de passe, sophistication du modèle. L‘internet permet
d‘éloigner la solitude ressentie en écrivant un cahier. La destination pour soi

1
Un symbole sous forme de croisillon qui, associé à un mot ou à un groupe de mots, regroupe toute
référence à ce même terme.
145
devient la destination pour quelqu‘un d‘autre ou quelques autres. : « C‟est un
milieu où on peut se faire des amis.»1

Ce mode d‘écriture et de réception des fantasmes ou des réalités, tenu sur


le Web, est une pratique devenue difficile à entretenir car elle est contraignante et
addictive. Cette façon demande une régularité dans la forme d‘écriture, dans la
mise à jour régulière du texte quand il faut plaire, savoir attirer les lecteurs,
conserver l‘esprit à fournir aux lecteurs. Mais, nous pouvons dire que l‘écriture sur
internet appartient à des gens ayant le besoin de se présenter aux autres, profitant
de l‘anonymat, pour exécuter un dévoilement, pratique animée du désir de vivre «
caché- montré », jeu de regard, jeu de double personnalité. On peut penser que
«parler », écrire sur l‘espace virtuel, même créer, c‘est, en premier, parler de soi
comme le font pratiquement tous les auteurs et artistes dans leurs premiers « bloc
note », « blog note ».

Internet ne fait que particulariser ce qui devrait rester personnel. Public et


intimité sont contradictoires et pourtant ne sont compris que dans ce sens du
mélange des genres. La majorité des cyber-diaristes écrivent pour se concevoir
eux-mêmes et entre eux dans une forme élémentaire. Ils veulent témoigner,
proposer à l‘extérieur quelque chose de personnel en vue de se confondre avec
l‘intériorité d‘autrui. Mais, cette apparente simplicité se heurte à la capacité à
supporter le regard de celui qui va lire.

Les images culinaires d‘amateurs sur instagram par exemple, dévoilent


leurs intimités, ce qu‘ils ont mangé, cuisiné et les restaurants qu‘ils ont visités. Ils
veulent montrer qu‘ils sont capables de préparer tel ou tel plat et qu‘ils sont fiers de
visiter tel ou tel restaurant.

En somme, le journal intime a bien changé depuis quelques années. Au fil


des ans, il est maintenant publié, lu et relu, tenu par une variété croissante de

1
Philippe LEJEUNE, Catherine BOGAERT, Le Journal intime histoire et anthologie, Paris, Edition
textuelles, 2006, p. 226.

146
diaristes d‘un peu partout. Nous lui reconnaissons des vertus thérapeutiques, il est
étudié dans les cours de littérature, il est un outil pédagogique et les internautes se
font plaisir dans leurs publications en ligne. Initialement et exclusivement écrit sur
papier, aujourd‘hui le support ne s‘arrête plus à cela. L‘évasion du monde du
papier par les diaristes apporte des solutions telles que la photographie (reportage
du quotidien ou journal intime), c‘est le compte-rendu du quotidien, résidu du
processus créateur.

Conclusion :

Pour Denis Roche, la photo est un art, un art silencieux qui permet
d‘explorer les figures du temps. Avec la photo, on montre, on fixe et le temps se
perd. C‘est une rencontre avec le perpétuel et l‘instantané. La photographie arrête
un moment de la vie. Avec la photographie culinaire on est face à une photographie
qui enregistre un mets qui existe dans le présent mais qui risque de disparaitre
après sa consommation ou de se transformer sous l‘effet du temps.

La photographie est aussi subversive et Barthes répond : « non lorsqu‟elle


effraye, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu‟elle est pensive»1 et lorsqu‘elle
devient cet « œil qui pense», elle doit être «silencieuse»2. Avec la photographie
conçue comme un « œil qui pense», le culinaire quitte la sphère du gastronomique
et rejoint celle de l‘art ; mieux, on est ici face à l‘émergence d‘une nouvelle
discipline à savoir la photographie culinaire.

La photographie culinaire comme l‘a traitée cet article a connu plusieurs


manifestations. Elle est enregistrement d‘une gastronomie mais aussi une façon de
penser le social. L‘avènement de l‘ère d‘internet a marqué un tournant dans la
pratique de cette photographie. En fait, les médias contribuent largement à fixer les
modes de pensée, à déterminer en grande partie les idées, les habitudes et les
coutumes. Ils sont devenus en quelque sorte les "juges de la vérité", ils décident et

1
BARTHES Roland. La chambre claire. Note sur la photographie. Paris, Cahiers du cinéma
Gallimard Seuil, 1980. Page : 65.
2
BARTHES Roland,opus cité, p.88.
147
dictent la mode, la consommation, les modes de vie. Ils établissent ce qui est juste
et ce qui est mal, et décident quels sont les événements importants et significatifs
dans le monde.

148
LA PRATIQUE PHOTOGRAPHIQUE A L’AUNE DU PICTURAL
ET DU PATRIMONIAL

Nadia HMANI MEJRI

Au sein des recherches qui portent un intérêt particulier à la question de l‘identité


et de la culture, la pratique artistique occupe une place prépondérante. Dans ce
cadre, et tout au long de cette étude, nous abordons les questions de la valeur du
document photographique et nous examinons les différents usages contribuant à
mettre en perspective la photographie comme vecteur culturel de médiation. Il
s‘agit d‘étudier les pratiques et les usages de la photographie comme occasion de
création et outil d‘investigation servant à l‘identification et à l‘étude des espaces.
La fonction médiatrice de l‘image photographique aborde l‘intérêt des réflexions
sur les pratiques artistiques et les thèmes qui lui sont liés. Et, autour de l‘étude des
usages de la photographie, le patrimoine propose un référentiel d‘enrichissement
par son intérêt accordé aux valeurs historiques du passé et aux valeurs artistiques
liées à la création humaine.
Il s‘agit alors de favoriser le dialogue entre l‘expérience sensible du référent par la
pratique photographique et la valorisation d‘un élément matériel ou immatériel
venant d‘être reconnus comme patrimoine.
Considéré comme indispensable à l‘identité et à la pérennité d‘une communauté
donnée, le patrimoine peut se définir comme l‘ensemble des richesses d‘ordre
culturel, matériel et immatériel. « Tout devient patrimoine : l'architecture, les
villes, le paysage, les bâtiments industriels, les équilibres écologiques, le code
génétique. »1, atteste Marc Guillaume.
Héritage du passé et témoin du monde présent, l‘accent mis sur la notion de
valorisation, permet d‘envisager le patrimoine comme digne d‘être sauvegardé et
mis en valeur afin d‘être partagé par tous et transmis aux générations futures en
fonction d'enjeux du présent.

1
-Marc Guillaume. 1980. La politique du patrimoine, Paris : Galilée.
149
1. Les composantes du patrimoine

La notion du patrimoine regroupe les aspects matériels et immatériels :

1. a/Des composantes matérielles

Les principaux thèmes qui sont abordés au patrimoine matériel sont


l‘architecture, l‘archéologie et le mobilier. Ce patrimoine inclut toutes les formes
de sites archéologiques, des monuments, mais aussi un intérêt pour le patrimoine
naturel lié au patrimoine culturel d‘une époque d'un temps écoulé avec les modes
de vie des gens et le contexte socio-économique dans lequel ils vivaient.

En Tunisie, on cite l'exemple des sites archéologiques et sites culturels, des


ensembles historiques et traditionnels, des musées, des lieux de culte de la
chrétienté,...

1. b/Des composantes immatérielles

Le patrimoine immatériel que constituent les traditions, les coutumes, les


pratiques et les croyances esthétiques et spirituelles ou autres expressions
artistiques telles que le folklore, dépend des goûts de chaque individu et de sa
façon de voir les choses. Se classent dans cette catégorie : les expressions
traditionnelles et populaires, les festivals et les manifestations culturelles, les
activités artisanales, les langues vernaculaires et la gastronomie.

II/ La photographie dans la réappropriation urbaine : mise en valeur


d'un héritage national
La sauvegarde du patrimoine artistique et culturel d‘une civilisation est par
définition ce qui est transmis à une personne ou à une collectivité. Transmission
effectuée par nos ancêtres. C'est-à-dire par les générations qui nous ont précédés.
Également, le patrimoine est perçu comme un héritage précieux commun à tous et
par conséquent voué à la conservation et à la transmission.

150
Notre idée force prend son point de départ dans ce qu‘on appelle,
« l‘objectif du développement durable » destiné à préserver les biens culturels des
générations à venir.

Ces facteurs, révèlent un jeu de pouvoirs générateurs de préservation, de


transgression et de défi mais parfois aussi de fructueuses rivalités ; celles des
visées destructives de certains fanatiques qui se sont permis des actes barbares au
sein du prestigieux musée de Moussoul.1
A ce propos que dire de l‘arc de triomphe de Palmyre ressuscité à Londres.
Mardi le 15Avril 2016, le maire de Londres a inauguré une réplique en pierre
d‘Egypte du célèbre arc de triomphe de Palmyre. A partir de photos du site et
d‘images de synthèse, des architectes ont réussi à le remodeler grâce à une
imprimante 3D (reconstitution virtuelle).
De mon point de vue, dans ce domaine des arts comme ailleurs, la culture
est le nerf de l‘action. D‘où l‘idée de la réappropriation urbaine qui va nous
permettre d‘appréhender le réel dans l‘infinité de ses possibles lectures. À ce souci
esthétique s‘ajoute ma préoccupation artistique.
Déjà, pour la recherche que j‘ai menée pour préparer mon Master, j‘ai
commencé à utiliser mon appareil photographique pour tenter de suggérer l‘idée de
provocation et véhiculer, à travers l‘image photographique, une identité visuelle
modifiée. Dans ce sens, deux grands centres d‘intérêt semblent mobiliser mon
attention : Le premier centre d‘intérêt concerne les remparts comme signe de notre
patrimoine. Le second concerne l‘espace pictural en tant qu‘espace de perception et
de représentation.
Je considère que la pratique d‘un art inspirée du patrimoine est non
seulement une identification de soi-même, mais aussi une forme de participation à
la valorisation d‘un héritage national. Je me suis préoccupée de prendre en charge

1
- Aujourd‘hui, les hommes de Daesh, en saccageant le musée de Mossoul, ne saccagent que leurs
reliques, leurs statues et leurs vestiges. A travers ces actes féroces, on s'attaque au patrimoine
mondial, à la raison d'être des musées, lieu de dialogue, de connaissance et de compréhension
mutuelle.

151
cet héritage tunisien défini par les remparts et de l‘intégrer dans un mouvement
pictural contemporain par l‘usage de la photographie.
Ainsi, loin de m‘inscrire dans une pratique plastique qui prendrait comme
continuité le modèle pictural, j‘ai souvent cherché l‘ambiguïté. En fait, je ne me
soucie pas de prendre un cadrage quotidien autant que de chercher à stimuler la
vision.
Mes préoccupations vont au-delà d‘un simple jeu visuel. J‘ai choisi par
exemple de jouer avec l‘ombre et de l‘exploiter. J‘entretiens, dans la recherche de
la prise de vue, une nouvelle représentation (l‘ombre portée, les plans, la
profondeur..).Ensuite, ce que l‘image montre n‘est pas la stricte réalité mais un
point de vue particulier qui donne une image reconstituée visuellement à partir de
l‘angle de vue, celui sous lequel mon appareil photos en a fixé la trace.
Le travail est mené en impliquant fortement l‘architecture dans l‘étude de
l‘aménagement de l‘espace qui permet, dès l‘étude architecturale, de prendre en
considération l‘environnement et de le traiter en étude d‘intérieur/d‘extérieur,
ouvertures/obstacles, concaves/convexes, pénétrations…De ce fait, en occupant
une certaine place dans l‘espace, dont l‘intervention ludique établit plutôt un réseau
de relations, j‘essaie de concevoir une topologie des formes architecturales.
Arrêts donc sur images, étalements dans l‘espace, etc…telles sont les
images photographiques proposées où s‘incarnent les relations du photographe
avec cet héritage urbain. La plupart des travaux font surgir une zone- limite où l‘on
peut questionner le statut de l‘image, celui de la captation et de la représentation.
Si le terme « photographie » peut renvoyer probablement à aménager un
nouvel espace de vision et une nouvelle possibilité de discernement, c‘est que, de
par sa construction et de sa conception, l‘intervention de l‘auteur (du photographe)
dépend largement de son esthétique personnelle, de sa sensibilité et de son rapport
avec le réel.
La photographie fait sans aucun doute partie intégrante du projet artistique
lui-même et de son concept autant que de sa réalisation. Elle est en mesure de
donner la lisibilité à « l‘architecture » (les remparts de Bab El Kasbade Sfax, El
Ribat de Monastir comme exemples).
152
1. Les forteresses côtières en Tunisie

"La fortification est un témoin important et assez expressif de ce que fut


l'art officiel tunisien."1
Les caractéristiques et l'évolution de la fortification sont intimement liées à
divers facteurs militaires. Son emplacement et son aménagement étaient toujours
étudiés à l'avance et conditionnés par sa position stratégique et les types
d'embarquements utilisées dans les guerres maritimes.
1. a/Historique des fortifications en Tunisie

Mis à part les berbères qui ont souvent construit des villages fortifiés sur
des versants montagneux et des ksours bien protégés, les fortifications et les
mesures de protection existaient dès les époques punique, romaine et byzantine tels
que le choix de l'emplacement, les enceintes et les ports militaires. Ces monuments
étaient chargés de surveiller la côte et de porter secours à la population. A titre
d'exemple on peut citer l'attaque des Byzantins chassés d'Ifriqiya puis de Sicile par
les Arabes. Ils ont été souvent à l'origine de la renaissance des villes après le
déclin de la vie urbaine à la fin de l'Antiquité. Ainsi, la figure d'un protecteur des
populations et gardien de la côte, est restée un modèle prégnant, remis plus tard au
goût du jour dans les époques troublées2.

Pour désigner les ouvrages défensifs, on trouve dans la littérature arabe du


moyen âge une multitude de termes: sour,qasr, mahris, hisn, galaa, marsad, dont il
semble impossible de leur assigner un contenu précis.3 Une classification à deux
catégories peut avoir lieu: qasr fortifié et qasr ribat. Cette classification se fonde
uniquement sur la qualité de la garnison occupant le monument et ne tient pas
nullement compte des disparités fonctionnelles et architecturales de ces forteresses.

1
-Jalloul Naji, les fortifications côtières ottomanes de la régence de Tunis (XVIe- XIXe siècles), 1995,
Zaghouan, Edition Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l‟information, p11
2
Guillemette Mansour ; 2003; Tunisie musée à ciel ouvert ; DAD édition; Tunis; p62
3
Idem ; p 83
153
 Le qasr fortifié ou rempart désigne un ouvrage destiné à
surveiller une région, son aménagement se fait loin de la ville et il est occupé
par des détachements de l'armée régulière.
 Le qasr ribat est une institution religieuse autant que défensive,
les ribats étaient des fortins entretenus par des communautés de dévots, là où
logent des "mourabitoun". Ces hommes avaient pour mission de répandre la
doctrine sunnite par l'exemple et par l'enseignement.
Notre travail consiste à établir, comme fondement, une démarche de la
prise en compte dans l‘élaboration technique au moyen de la photographie, de la
conception de l‘espace, extérieur ou intérieur. Ce travail est construit à partir de la
juxtaposition ou de la superposition de plans et de la manipulation des enjeux de
flou/ clair et net …)

Ouverture 1 Ouverture 2
Photo argentique Photo argentique
Dim 35x 60 cm (2002) Dim 35x 60 cm (2002)

Ces procédés interviennent pour modifier qualitativement l‘espace investi.


Si pour Daniel Buren, pour ce théoricien « exposer n‟est pas apposer sa marque,
mais donner à voir un espace, son fonctionnement et de le contester au besoin
jalonné par des étapes spectaculaires : c‟est souligner une caractéristique de
l‟espace ou une contradiction idéologique ou bien encore pour créer un espace de

154
toutes pièces. »1, alors le processus de mon projet est un jeu sur le lieu et les
ouvertures, intriguant par la présence virtuelle de la lumière et instaurant un rapport
nouveau entre le spectateur et l‘espace... (La recherche instinctive de l‘œil et de la
localisation de la lumière).De même, la recherche de Lucio Fontana à la fois
peintre et sculpteur italien d‘origine argentine et fondateur du mouvement
spatialiste associé à l‘art informel m‘a incitée à créer une analogie du projet et de
son œuvre « Spatialisme » : les incisions et les attestes (fentes) opposent à la
surface poreuse et sédimentée de la toile l‘épure d‘une réduction ad minima
procédant jusque-là à l‘addition (pour moi, le geste c‘est faire le zoom). L‘œuvre
de Fontana va se développer comme une pratique en négatifs, en quelque sorte en
creux.
Des ouvertures, des coupures et des fentes nettes se superposent,
stigmatisant l‘uniformité de la surface picturale, ouvrant ainsi dans l‘espace un
autre, non plus mathématique, mais plutôt physique qui, pour cela, s‘inscrit dans
une logique critique de l‘espace renaissant.
Grâce à l‘appareil photos, l‘image devient un environnement modulable et
un espace en soi. Autant dire que la photographie me permet, en quelque sorte, de
« recréer » l‘image, de la transposer dans une vision différente et de nous faire
saisir la manière dont je souhaiterais que le spectateur-lecteur la regarde, non pas
d‘une manière statique, mais en tournant autour car la forme change selon l‘angle
de vue.
C‘est la lumière, « saisie dans son rayonnement immédiat, fluctuant et
oscillant » 2
selon les propos de JOHN Garret, qui s‘attache à sonder la
caractéristique énigmatique, inquiétante et exceptionnelle du quotidien et à
conférer une aura à l‘habituel, l‘essentiel, à ses yeux est ailleurs : « Dans la
maîtrise des intensités lumineuses et le miracle optique du noir et blanc »3 vont
naître les rayonnements immatériels qui font appel à des sens cachés.

1
-Ageron Olivier, Cours d'Histoire de l'Art Contemporain Année 2005 / 2006 A.D.E.A. Olivier
Ageron BMPT Groupe ...Url : http://www.ageron.net/adea/contemporain/20052006.pdf
2
- John Garret, Maîtriser la photographie en noir et blanc (une approche pratique pour des résultats
professionnels), Editions La compagnie du livre, Paris 2006
3
- Idem
155
Fuite
Photo numérique
Dim 55 X 75 cm (2004)

Certes, la prise de vue représente l‘une des parties fascinantes de la


pratique de la photographie, mais la satisfaction suprême découle des soins qu'on
prend pour le montage d‘une épreuve et son encadrement. Ce sont des taches aussi
importantes pour moi que de prendre une photo.
Quand je me déplace pour trouver le meilleur point de vue, il me faut
savoir que chaque mouvement, même le plus anodin, correspond à un cadrage
différent et donc à des éléments nouveaux qui apparaissent dans le viseur ; ce qui
fera également varier les rapports entre le sujet, le premier plan et le fond. Ce
rapport n‘est qu‘une remise en question du mode de représentation de
l‘architecture, de son esthétique et des conventions qui s‘y rattachent. La masse des
volumes se décompose en plans découpés et assemblés, se libérant de la pesanteur
et créant ainsi des tensions énergétiques entre les différents composants du rempart.
La « profondeur », unique forme plastique de l‘espace, est créée par les vides et les
transparences de la lumière.
La photo, dans mon travail, est le constat d‘un lieu doublé d‘une action de
cadrage de la prise de vue de ce lieu et aussi du temps de cette prise de vue. Sa
fonction se résume à établir et à introduire des paramètres pour accéder à la lecture.
Parmi ces paramètres, on relève le contraste polaire qui consiste en une exposition
qui est déterminée sur les hautes-lumières.

156
Ouverture 3
Photo argentique
Dim 40 X 60 cm (2003)

Dans le domaine de la photographie, il n‘est pas toujours possible de


travailler dans les conditions d‘éclairage dur. La lumière du soleil, très dure, crée
de larges zones d‘ombre. Cette interdiction au mode de la photographie représente,
néanmoins, un avantage pour l‘accès du rendu plastique dans l‘élaboration de mon
projet. D‘ailleurs, Elliot Erwitt avait entrepris le projet colossal de photographier
les cents plus importants édifices des USA. A la fin de son œuvre, il suggère qu‘il
ne suffit pas de se rendre sur le lieu de la prise de vue et de faire la photo, il faut se
lever tôt pour voir le bâtiment dans la lumière du matin. Il faut tourner autour et
trouver les meilleurs angles de prise de vue. Il faut parfois, trouver un moyen de
présenter autrement la réalité1.
Au-delà du simple plaisir de produire la réalité, mes recherches sont
l‘occasion de tester mes questionnements sur le médium. Comme par exemple, la
question du matériau photographique : l‘image, la réalité ou la photographie elle-
même.

1
- Elliot Erwitt, New York, 1969, Phaidon Press; Editions : Collectors, 2002.
157
Fugue
Photo argentique
Dim 40 X 60 cm (2006)

Je ne me limite pas au seul geste de la prise de vue, mais j‘inclus aussi sa


réception. Aussitôt, photographier pour moi constitue un « acte-iconique » qui met
en doute la réalité.
Occultant une série d‘oppositions (intérieur/extérieur, concave/convexe,
dégagé/écrasé, signifié/signifiant,…), je propose une image picturale qui n‘est plus
ni une imitation, ni une fantaisie mais qui passe plutôt par le circuit du discours.
En fait, au moyen de la photographie, j‘essaie de transformer l‘espace
urbain (les remparts de Sfax) au gré de mon imagination. De mon intervention naît
l‘image, visible par plusieurs points et dont je garde la trace par une photographie.
A travers mon projet, je fais en sorte d‘introduire la vision de l‘espace
architectural au sein du mental et inversement, d‘incarner une pensée et de la situer
dans un lieu : c‘est cette sensation qui glisse insensiblement d‘une qualité à son
contraire, du convexe au concave, de l‘intérieur vers l‘extérieur. C‘est le moment
où tout s‘inverse.

158
Ouverture 4 Ouverture 5
Photo argentique Photo argentique
Dim 35x 60 cm (2002) Dim 35x 60 cm (2002)

Quoiqu‘un creux soit le plus souvent confiné à l‘intérieur d‘un volume pris
entre quatre murs, et comme la montre la figure ci-dessous, l‘image établie procède
d‘une manifestation hors norme et hors frontière. Il ne s‘agit plus d‘opérer entre
une mémoire (du creux) et un devenir, mais de donner à voir l‘image latente d‘une
situation concrète et d‘un constat de fait.
Cela va de soi pour les figures suivantes: du même lieu et du même trou, en
appliquant la même prise de vue, je déduis ainsi différentes compositions, ce qui
me permet de procéder à une vérification du bienfondé de ce qu‘il engage.

Réfléchissant sur la nature de ma pratique, il s‘est avéré que dans mes


photographies, la lumière et l‘espace constituent les termes fondateurs de
l‘élaboration du travail fait de procédures visuelles mettant en question le regard.
La lumière est, sans aucun doute, l‘élément fondateur et la matière propre
de tout mon travail. Ceci répond à la matière lumineuse qui se forme et se déforme,
se déchire et se recompose.
Les ombres, qui apparaissent et disparaissent, font et créent, pour l‘image
un nouveau monde, un autre univers : si le noir crée l‘aplat alors que la lumière
crée ou dissimule le volume.

159
Ainsi, par l‘impact de la photographie, je questionne la notion d‘intérieur et
d‘extérieur. En outre, il s‘agit de procéder à un usage d‘insertion : insertion pour
mieux incarner les usages du site. Par conséquent, l‘affirmation de l‘ombre et de
l‘ambigüité de l‘enveloppe font qu‘on hésiter entre l‘appartenance d‘un espace au-
dedans ou au dehors.

Conclusion :

Lors de cette réappropriation d‘un héritage urbain, à cette rétro-projection


dans les temps les plus reculés de l‘histoire d‘un site, j‘ai tenté d‘écrire une
pratique et de décrire une expérience
Imaginez… A l‘origine de la médina, se trouvent le désir et la mémoire.
Inscrire un projet dans une histoire, dans le temps et dans l‘espace. C‘est
un lieu, une cité, une organisation, un caravansérail qui construit avec ses
souvenirs, des émotions et des rêveries.
Imaginez…d‘abord, il y a les remparts, leur seule présence fait naître les
grands espaces. la vue des remparts est une promesse, la sérénité, les rencontres et
les plaisirs.
Imaginez…ensuite, la photographie en tant que médium apte de traduire la
double quête : présentation et re-présentation de l‘image.
Imaginez…, enfin, l‘appropriation de l‘architecture pour lui donner corps
et mémoire, en même temps qu‘une identité visuelle modifiée par le biais d‘une
logique photographique subjective axée sur l‘idée de provocation et de véhiculation
d‘un concept qui suscite toujours un débat.
Qu‘ils aient été écrivains, peintres, archéologues ou photographes, une
lignée d‘illustres interprètes face à la vue des remparts à la porte passée, dont on
ressent la protection, s‘ouvre alors un univers de lumières, de propositions.
Quand en 1914, Klee séjourne en Tunisie avec August Macke, IL s‘attaque
selon ses propres termes à « la synthèse architecture urbaine-architecture du

160
tableau »1. A Kairouan, il note dans son journal : « la couleur me possède […] je
suis peintre ».
Dans la même perspective on peut découvrir et aborder aussi directement
les peintures du défunt peintre Néjib Bel Khodja. C‘est, sans nul doute, grâce au
lien serré que l‘artiste noue, instinctivement, entre son approche esthétique
déterminée et un territoire strictement limité à l‘antique architecture de Tunis. Dans
la force de cette relation naît une œuvre qui explore le seuil clos d‘une ville et
quelques sites historiques localisés à la lisière de ses remparts. Il amalgame
caractère coufique et caractéristiques architectoniques de la médina de Tunis et
propose d‘opposer des lignes droites à des lignes courbes.
« La culture, c'est la mémoire du peuple, la conscience collective de la
continuité historique, le mode de penser et de vivre »2 certifie Milan kundera
Pour Mohamed Berriane la culture désigne « tout ce qui permet à l'homme
de s'élever au-dessus de la nature ou encore la manière d'une population de vivre
en société »3. A travers son héritage, celui qui se mesure avec l'échelle des dizaines
de siècles ; nous découvrons que notreTunisie est une destination diversifiée,
multidimensionnelle et multiculturelle... Elle est animée par un riche patrimoine
comme une sorte de témoignage sur son fameux passé.

1
- Paul Klee, Journal, traduction de Pierre Klossowski, éditions Grasset, 1959.
2
-De Milan Kundera / Le Monde - Janvier 1979. Entretien avec Milan Kundera : "Le Massacre de la
culture tchèque" ("Le Monde des livres" du 19 janvier 1979)
3
Mohamed Berriane ; 1997; Le tourisme culturel ; Ministère de la culture; p192
161
Bibliographie :
 Berriane Mohamed; 1997; Le tourisme culturel ; Ministère de la
culture.
 Elliot Erwitt, New York, 1969, Phaidon Press;
Editions: Collectors, 2002.
 Garret John, Maîtriser la photographie en noir et blanc (une
approche pratique pour des résultats professionnels), Editions La
compagnie du livre, Paris 2006.
 Guillaume Marc. 1980. La politique du patrimoine, Paris : Galilée.
Paul Klee, Journal, traduction de Pierre Klossowski, éditions Grasset,
1959.
 Jalloul Naji, les fortifications côtières ottomanes de la régence de
Tunis (XVIe- XIXe siècles), Zaghouan, Edition Fondation Temimi pour la
recherche scientifique et l‘information, Tunis 1995.
 Mansour Guillemette; Tunisie musée à ciel ouvert ; DAD édition;
Tunis; 2003.
 Mansour Guillemette, Tunisie mémoire de l‟humanité : sites et
monuments inscrits sur la liste du patrimoine culturel mondial, Simpact,
Tunis 2003.
 Poulot Dominique, patrimoine et modernité, Editions l'Harmattan,
2000.

Entretien :

De Milan Kundera / Le Monde - Janvier 1979. Entretien avec Milan


Kundera : "Le Massacre de la culture tchèque" ("Le Monde des livres" du 19
janvier 1979)

Site web :

Ageron Olivier, Cours d'Histoire de l'Art Contemporain Année 2005 / 2006


A.D.E.A. Olivier Ageron BMPT Groupe ...Url :
http://www.ageron.net/adea/contemporain/20052006.pdf

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