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ANALYSE LINEAIRE DU POEME « 

LE PONT MIRABEAU »

La poésie de Guillaume Apollinaire est placée sous le signe d’un lyrisme nouveau. Alcools,
recueil publié en 1913, s’inscrit dans ce lyrisme de la modernité. « Le Pont Mirabeau », 2ème poème
du recueil, arrive juste après « Zone » tardivement et délibérément placé en exergue (au début).
« Le Pont Mirabeau » participe d’un ensemble de poèmes qui, dans le recueil, évoquent la relation
amoureuse du poète avec l’artiste peintre Marie Laurencin. Il est redevable à une certaine tradition et
relève de l’élégie, une forme connue depuis l’Antiquité. Le poème jette un regard rétrospectif
douloureux sur la fin d’un amour. Le défi pour Apollinaire est double : rendre hommage à la femme
aimée et demeurer fidèle à ses engagements envers une nouvelle esthétique. Le poème long de 24
vers exprime la fugacité des sentiments en s’emparant d’un topos littéraire qui est le motif de l’eau
qui court. L’auteur reprend également un topos élégiaque celui de la disparition de l’amour liée avec
l’expérience négative du temps. Sur une musique triste, le poème déplore l’échec amoureux avec
Marie Laurencin.

Problématique : Comment Apollinaire en s’appropriant un cliché poétique exprime-t-il la douleur de


la rupture amoureuse ?

Les enjeux : Montrer que c’est un poème lyrique et élégiaque


Montrer que le poète lie tradition et nouveauté

1er quatrain – La fin d’un amour et la nostalgie d’un temps révolu


- Le poème débute par la localisation très parisienne « Sous le pont Mirabeau », construit à la fin
du XIXème siècle, « la Seine » > effet de réel, effet d’authenticité.
- « le pont » > structure métallique > signe de modernité  + symbole de rapprochement
- Le poète oriente le regard du lecteur vers le fleuve par le biais de la préposition « sous ». L’enjeu
> L’eau = métaphore du temps qui passe > le « tempus fugit » > topos littéraire.
- Le poème s’ouvre avec une ambiguïté syntaxique. Le mot « amours » peut être lu comme le
sujet inversé du verbe « coule » [le verbe s’accordant à la latine avec le sujet le plus proche à
savoir « la Seine »] ou bien le complément d’objet indirect du verbe « souvenir » [Et nos amours /
Faut-il qu’il m’en souvienne » ?] Non seulement dans cette strophe les enjambements sont
source d’équivoques ; mais l’ambiguïté grammaticale et sémantique [Définition du mot
« sémantique » : c’est l’étude du sens des mots et analyse des mécanismes qui permettent l’interprétation
des énoncés] est induite par la suppression de la ponctuation. Ainsi le rythme du poème, et sa
sémantique sont laissés à la libre appréciation du lecteur. > signe de modernité de l’écriture.
Par ailleurs, « coule la Seine / Et nos amours » > la conjonction de coordination « et » montre
que le temps a un impact négatif sur l’amour qui tout comme le temps « coule » ; le déterminant
possessif pluriel « nos » montre que le poète s’accroche toujours à l’idée d’un temps heureux
lorsque les amants s’aimaient.
Le vers 3 « Faut-il qu’il m’en souvienne » > introduit le motif du souvenir.

« La joie venait toujours après la peine » > antithèse ; « joie » / « peine » > les deux bornes du
vers ; souvenir de joie victorieuse > usage de l’imparfait pour dire un temps révolu.
- La plainte se devine dans la sonorité > Assonance en [ou] : « sous », « coule », « amours »,
« souvienne », « toujours ».

 Ainsi ce 1er quatrain dit la fin de l’amour et la nostalgie du poète.

1er refrain – Indice d’une chanson mélancolique


La chanson est une forme poétique qui remonte au Moyen Âge.
Le refrain ici, venant après le 1er couplet, amplifie la donnée initiale du poème en énonçant un
constat qui articule passé / présent. On y retrouve le champ lexical du temps (« la nuit », « sonne
l’heure », « les jours ») qui conforte le poème dans ce thème.
Le refrain participe également à la litanie mélancolique et nostalgique du poème.
- La musicalité > Avec des vers de 4, 6, 7 et 10 syllabes dans le quatrain, la musicalité particulière
du poème est fondée sur l’hétérométrie (=plusieurs types de mètres ; le mètre = la longueur du
vers). Ainsi le rythme semble rebondir d’un vers à l’autre. Mais ce n’est pas pour autant qu’on ne
retrouve pas une certaine régularité notamment dans le refrain. Le distique (strophe de 2 vers) se
compose de deux heptasyllabes (mètre de 7 syllabes), exploitant la musicalité du mètre impair.
- La présence du refrain apparente le poème à une chanson. Un distique repris par trois fois.
- La présence du « je » participe également à la tonalité lyrique. « je demeure" montre la solitude
du poète > pronom personnel singulier.

2ème quatrain – La présence muette et la lassitude des amants


- Le face à face amoureux, représenté par les mains entrelacées qui figurent un pont, établit une
fusion symbolique entre le couple et le décor. La personnification « l’onde si lasse » attribue au
fleuve la lassitude des amants et opère la fusion. Cette lassitude est accentuée par l’adverbe
intensif « si » > exprime la mélancolie.
- L’impératif du vers 7 « restons », la métaphore « Le pont de nos bras » ainsi que l’adjectif
qualificatif « éternels » suggèrent le désir de permanence =/= s'oppose à l'écoulement de l'eau.
- De plus, le verbe « passer » conjugué au présent de l’indicatif contribue d’une certaine manière à
« réanimer » le couple aux yeux du poète car elle rend la scène plus vivante.
- L’intimité amoureuse et la mélancolie qui émanent de ce quatrain sont amené par la répétition
dans les expressions « mains dans les mains » ou encore « face à face », l’usage de la 1ère
personne du pluriel « nos » ainsi que l’hyperbole « Des éternels regards » > souvenir d’un
bonheur passé.
- Le lyrisme est renforcé par la musicalité > l’assonance en [on] dans les mots « restons », « pont »
et « onde » > exprime une certaine langueur.
- On distingue le champ lexical du corps : « mains » et « face » et plus loin au vers 9 « bras » >
illustre la proximité voire la complicité du couple car ils se tiennent la main et se regardent droit
dans les yeux. On peut noter aussi que la double répétition « mains dans les mains » et « face à
face », l’accentue car elle donne cette impression de miroir et le fait que la structure soit double «
mains / mains » « face / face » semble d’une certaine manière représenter le couple.
 Ce quatrain est empreint de mélancolie et de nostalgie d’une intimité qui n’est plus.

2ème refrain
Le refrain, quoique par nature répétitif, introduit cependant en fonction des endroits où il apparait, des
nuances au niveau sémantique (au niveau du sens).
- L’affirmation de « je demeure » peut revêtir une valeur positive : marque de fidélité, de constance.
A l’encontre des images mouvantes, le poète exprime le sentiment de la permanence de son
propre être par le biais de la répétition obsédante de « je demeure » auquel correspond l’image
du pont symbolisant la fixité, la pérennité au-dessus du flot continu.
- Cette expression est à nouveau chargée d’ambiguïté : s’agit-il de déplorer le décalage entre la
fugacité généralisée et la permanence du « je » subissant la « lenteur » d’une vie monotone ? Ou
bien d’affirmer malgré tout un énergique sentiment de continuité et de résistance à la souffrance ?
Les deux sens coexistent.

3ème quatrain – La persistance d’une illusion malgré la faillite de l’amour


V13 – 15 > Le poète développe la traditionnelle comparaison entre l’écoulement de l’eau et la fuite du
temps, en le liant à la disparition du sentiment amoureux. La fuite du fleuve, du temps et de l’amour
est marquée par la même lenteur inexorable et irréversible v15. L’emploi du présent (« va » et
« est ») > souligne la continuité de ces flux.
« L’amour s’en va » est l’écho de « Les jours s’en vont ». Dans cette expression, le poète évoque
conjointement les deux thèmes les plus exploités de la poésie lyrique à savoir l’amour et la fuite du
temps sans oublier la solitude car l’idée du couple s’est évanouie ; cette strophe nous fait passer de
« nos amours » à « L’amour », le pluriel a disparu au profit du singulier.
L’anaphore + personnification « L’amour s’en va »
Personnification qui sous-entend que c’est Marie qui s’en va > accentue l’idée de solitude
Anaphore > musicalement accentue la dimension élégiaque > la plainte amoureuse.
V15 – 16 > un chiasme des sonorités « Comme la vie est lente / Et comme l’Espérance est
violente » ([vi] + [e] // [e] + [vi]) > fait ressortir l’antithèse entre la lascivité (= la lenteur) de l’existence
voire sa douceur et la brutalité de l’espoir. Ce jeu sur la sonorité est doublé d’une paronomase (=
sonorité proche) > « vie est lente » et « violente ». Le vers 16 traduit le désir et l’espoir d’une
reconquête, d’un retour aux amours anciennes.
Par ailleurs, la diérèse sur l’adjectif « v-i-o-lente » à la rime qui complète bizarrement le nom
« Espérance » dit l’ébranlement du poète après la rupture.
Le terme « Esperance » est ici doté d’une majuscule. Elle est l’indice d’allégorie ; ce signal
graphique qui vaut accentuation marque l’espoir immense de la résurrection d’un amour défunt.
Autre hypothèse > Apollinaire prête à ce mot le sens biblique > le poète est un croyant qui, comme sa
foi le demande, le fait attendre malgré la souffrance.
- L’absence de ponctuation imite la fluidité de « cette eau courante » et instaure un rythme lent
amené par la triple répétition monotone de « comme » et précisé par l’adjectif « lente ».
« comme » > on peut émettre l’hypothèse que c’est une exclamation exprimant la lassitude du
poète.
- Nous pouvons aussi interpréter l’adjectif « lente » comme une référence à la théorie de la
relativité du temps, qui enseignent que le temps passe vite lorsqu’on s’amuse, cependant à
l'inverse le temps passe plus lentement lorsque l’on souffre.

 Ce quatrain traduit la solitude du poète qui espère malgré les circonstances.

3ème refrain
Ce refrain fait résonner la note du désespoir puisque l’Espérance elle-même est violence et douleur.

4ème quatrain – Une perte irrémédiable


Le temps a fait son œuvre et définitivement ruine l’espoir d’un retour de l’ancienne passion. On y
retrouve le champ lexical du temps aux vers 19 – 20 : « jours », « semaines », « temps » > qui donne
du temps une vision amplifiée (gradation). Le motif du passage du temps est accentué par le
polyptote (= procédé de répétition de formes différentes d’un même mot) « Passent » et « passé ».
Le vers initial (« Sous le pont Mirabeau coule la Seine ») est répété à la fin de ce dernier quatrain,
créant une structure circulaire. Il résonne comme la confirmation d’un écoulement et d’un
changement. C’est l’image de l’effacement de l’amour. Ce vers remplit également une fonction de
clôture : il boucle le texte, marquant par-là l’achèvement d’un cycle.
L’anaphore « ni » = la construction double de la négation par le biais de la conjonction de
coordination « ni » > la négation syntaxique > ici ne laisse aucun doute sur l’impossibilité de retenir
le temps et les amours.
« Ni les amours reviennent » - le pluriel ici > un dépassement > il ne s’agit pas seulement de son
amour pour Marie Laurencin.
Le présent dans cette strophe a une valeur de vérité générale.
 Le poète prend acte du passé et a la conscience douloureuse du passage du temps et de
son impact désastreux sur le sentiment amoureux.

Le refrain final
Le sens du refrain s’affine. La dernière strophe vient couronner le constat d’une perte irrémédiable :
l’amour ne renaît pas de ses cendres. Dès lors, le « je demeure » final peut être compris comme la
manifestation d’une solitude profonde.

Conclusion
L’enjeu du poème « Le pont Mirabeau » malgré son titre n’est pas spatial mais bien temporel. Le
texte épouse une progression qui résume un destin sentimental. Le poète y évoque la fin d’un
amour. Cette progression illustre la thématique mélancolique de la perte et de l’abandon qui
caractérise la condition du « Mal-aimé ». Le poème met en scène la figure du poète esseulé,
souffrant, victime du désamour. La déploration mélancolique de la fuite du temps et des amours
s’exprime dans un poème nostalgique qui chante le regret d’un amour perdu. Ainsi se vérifient les
tonalités élégiaque et lyrique. Mais il serait faux d’affirmer que le poète se limite à reprendre un
cliché littéraire dans une forme ancienne. La modernité s’immisce subtilement dans l’écriture à
travers la dislocation grammaticale et syntaxique, la suppression de la ponctuation et une référence
« monumentale » (le pont) à la vie moderne, renouvelant ainsi la veine lyrique élégiaque.

Ouvertures possibles (Attention ! Une ouverture suffit)


 « Le pont Mirabeau » annonce la thématique du mal-aimé qui sera développée dans le 3 ème poème du
recueil, « La chanson du Mal-Aimé ».
 « Marie » car on y retrouve les motifs principaux déjà vus dans « Le pont Mirabeau » à savoir : la condition
du mal-aimé, le sentiment d’abandon, la conscience mélancolique.

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