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Dialogues Stratégiques

La place de l’Inde sur l’échiquier mondial :


entre ambitions et fragilités
L’Afrique centrale face aux enjeux
économiques, géopolitiques et sécuritaires

Auteurs :

Abdelhak Bassou
Pascal Chaigneau
Jérôme Evrard
Thierry Garcin
Ihssane Guennoun
Jacques Gravereaux
Larabi Jaidi
Moubarack Lo
Mohammed Loulichki
Jamal Machrouh
Rodolphe Monnet
Fathallah Oualalou
Florent Parmentier
Francis Perrin
El Mostapha Rezrazi
Henri-Louis Védie

Coordination de l’ouvrage :
Pascal Chaigneau, Maha Skah et Youssef Tobi
Dialogues Stratégiques
• La place de l’Inde sur l’échiquier mondial : entre ambitions et fragilités
• L’Afrique centrale face aux enjeux économiques, géopolitiques et sécuritaires

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ici sont celles des auteurs et ne doivent pas être attribuées à HEC Center for Geopolitics
ou à OCP Policy Center.

Coordination de l’ouvrage
Pascal Chaigneau, Directeur, Centre HEC de Géopolitique
Maha Skah, Program Officer, OCP Policy Center
Youssef Tobi, Research Assistant, OCP Policy Center

Edition de la publication
Rim Riouch, Program Assistant, OCP Policy Center

Contact :

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Email : contact@ocppc.ma
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ISBN : 978-9920-746-03-8
Dépôt Légal : 2018MO3617

4 DIALOGUES STRATÉGIQUES
Sommaire

Liste des auteurs ..........................................................................................................8


Liste des abréviations .................................................................................................9
A propos d’HEC Center for Geopolitics ..................................................................11
A propos d’OCP Policy Center...................................................................................11
Introduction .................................................................................................................13

PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ÉCHIQUIER MONDIAL : ENTRE


AMBITIONS ET FRAGILITÉS..........................................................................21

I : ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA


MODI..............................................................................................................................23

• La doctrine Narendra Modi : ancrage régional et cap vers l’Afrique ....................23


Ihssane Guennoun

• Analyse des forces et des faiblesses de l’Inde de Narendra Modi .......................35


Rodolphe Monnet

II : STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR


MONDIAL......................................................................................................................49

• Stratégie africaine de l’Inde : Le modèle d’un grand acteur mondial ....................49


Rodolphe Monnet

• Evaluation de la stratégie économique de l’Inde en Afrique .................................65


Moubarack LO

III : LES RELATIONS INDE-CHINE.............................................................................75

• Rivalités, coexistence, et perspectives de coopération sino-indienne...................75


El Mostafa Rezrazi

• L’inde et la Chine, quand la géostratégie sépare, l’économie rapproche ..............93


Fathallah Oualalou

DIALOGUES STRATÉGIQUES 5
• La rivalité stratégique entre la Chine et L’Inde.....................................................111
Jacques Gravereau

IV : L’EVOLUTION DU PARTENARIAT INDE – ETATS UNIS ET INDE- RUSSIE.117

• La relation Inde-États-Unis : du pragmatisme avant tout ....................................117


Thierry Garcin

• Russie – Inde : de la proximité traditionnelle à un possible éloignement ..........123


Florent Parmentier

PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT,


LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR..................................131

• La nouvelle physionomie du continent africain....................................................133

V : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES


ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR..................................................................137

• L’économie de L’Afrique centrale .........................................................................137


Henri-Louis Védie

• L’Afrique des Grand Lacs : Entre défaillances de l’Etat, logiques économiques et


jeux de pouvoir .....................................................................................................147
Larabi Jaidi

VI : AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU


CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES  ...............173

• Afrique centrale : Les enjeux sécuritaires ............................................................173


Jérôme Evrard

• Crise en République centrafricaine : Ayant toujours été failli, l’Etat liquéfié .....177
Abdelhak Bassou

• La République centrafricaine : Entre les pesanteurs du passé et les incertitudes de


l’avenir...................................................................................................................187
Mohammed Loulichki

6 DIALOGUES STRATÉGIQUES
VII : JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES
RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR LE
PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE ..................................................203

• Afrique centrale : hydrocarbures et jeu des acteurs extérieurs............................203


Francis Perrin

• Tendances lourdes du processus d’intégration au sein de la communauté


économique des Etats de l’Afrique centrale.........................................................213
Jamal Machrouh

DIALOGUES STRATÉGIQUES 7
Liste des auteurs

• Abdelhak Bassou, Expert en sécurité et Senior Fellow OCP Policy Center


• Pascal Chaigneau, Directeur, Centre HEC de Géopolitique
• Jérôme Evrard, Chercheur, Centre HEC de Géopolitique
• Thierry Garcin, Chercheur, Centre HEC de Géopolitique
• Ihssane Guennoun, Program Officer, OCP Policy Center
• Jacques Gravereaux, Président d’honneur d’HEC Eurasia Institute
• Larabi Jaidi, Senior Fellow OCP Policy Center
• Moubarack Lo, Senior Fellow OCP Policy Center
• Mohammed Loulichki, Senior Fellow OCP Policy Center
• Jamal Machrouh, Senior Fellow OCP Policy Center
• Rodolphe Monnet, Chargé de mission au Secrétariat général de la défense nationale
• Fathallah Oualalou, Senior Fellow OCP Policy Center
• Florent Parmentier, Professeur Science Po Paris
• Francis Perrin, Senior Fellow OCP Policy Center
• El Mostapha Rezrazi, Senior Fellow OCP Policy Center
• Henri-Louis Védie, Professeur Emérite HEC Paris

8 DIALOGUES STRATÉGIQUES
Liste des abréviations
AAGC Asia-Africa Growth Corridor
AGNU Assemblée Générale des Nations Unies
AIIB Asian Infrastructure Investment Bank
APSA Architecture de Paix et de Sécurité de l’Union africaine
AQIS Al-Qaeda in the Indian Subcontinent
ASEAN Association des nations de l’Asie du Sud-Est
BAD Banque africaine de développement
BJP Bharatiya Janata Party
BRI Belt & Road Initiative (nouvelle route de la soie ou la Ceinture et la Route)
BRICS Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud
CDS Commission de Défense et de Sécurité
CEDEAO Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest
CEEAC Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale
CEMAC Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale
CEPGL Communauté Economique des Pays des Grands Lacs
CIRGL Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs
CNPC China National Petroleum Corporation
CNT Conseil national de transition de la Centrafrique
CNUCED Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement
COMESA Common Market for Eastern and Southern Africa
COPAX Conseil de Paix et de Sécurité de l’Afrique Centrale
CPEC Corridor économique sino-pakistanais
CPJP Convention des patriotes pour la justice et la paix
DDRR Désarmement, Démobilisation, Réintégration et Rapatriement
EAC East African Community
ECCA Economic Community of Central African States
ECOWAS Economic Community of West African States
EOR Enhanced Oil Recovery
FDPC Front Démocratique pour le Peuple Centrafricain
FMI Fonds Monétaire International
FOCAC Forum sur la coopération sino-africaine
FOMAC Force Multinationale de l’Afrique centrale
FOMUC Force Multinationale en Centrafrique
GIS-RCA Groupe International de Soutien à la République centrafricaine

DIALOGUES STRATÉGIQUES 9
GNL Gaz naturel liquéfié
GST Good and Services Tax
HIPC Heavily Indebted Per Contries
IAS India-Africa Summit.
IDE Investissements Directs Etrangers
LRA L’Armée de Résistance du Seigneur
MARAC Mécanisme d’Alerte Rapide de l’Afrique Centrale
MESAN du Mouvement pour l’évolution sociale de l’Afrique noire
MICOPAX Mission de consolidation de la paix en Centrafrique
MINUSCA Mission Multidimensionnelle des Nations Unis pour la stabilisation en Centrafrique
MISCA Mission Internationale de Soutien à la Centrafrique
MLCJ Mouvement des Libérateurs Centrafricains pour la Justice
MOU Memorandum of Understanding
NEPAD New Partnership for Africa’s Development
OCDE Organisation de coopération et de développement économiques
OCS Organisation de coopération de Shanghai
OMC Organisation Mondiale du Commerce
ONG Organisation non gouvernementale
ONU Organisation des Nations Unies
OPEP Organisation des pays exportateurs de pétrole
OTAN Organisation du traité de l’Atlantique nord
PMA Pays les Moins Avancés
RCA République Centrafricaine
RDC République Démocratique du Congo
SACU Southern African Custom Union
SADC Southern African Development Community
SNH Société Nationale des Hydrocarbures du Cameroun
SNPC Société Nationale des Pétroles du Congo
TICAD Tokyo International Conference on African Development
UA Union africaine
UE Union européenne
UFDR Union des Forces Démocratiques pour le Rassemblement
URSS Union des républiques socialistes soviétiques
A propos d’HEC Center for Geopolitics
L’émergence d’une géopolitique de plus en plus complexe et le constat d’une géo-
économie en plein bouleversement ont conduit le groupe HEC, en 2013, à créer le
Centre HEC de Géopolitique. Il a pour objectif principal de sensibiliser et de former
les dirigeants des secteurs privé et public aux nouveaux défis allant du risque pays
à l’analyse prospective. Lieu de formation, de dialogue et de réflexion, ouvert aux
responsables d’entreprise, décideurs politiques et experts internationaux, le Centre HEC
de Géopolitique se veut un forum sur les enjeux géoéconomiques et géostratégiques qui
déterminent un environnement international en constante mutation. Il vise à rendre la
géostratégie et la géopolitique plus opérationnelles en servant de « trait d’union » entre
le secteur privé, le secteur public et le monde académique, et en s’efforçant de faire
dialoguer différentes disciplines et méthodologies.

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A propos d’OCP Policy Center


OCP Policy Center est un think tank marocain qui a pour mission la promotion
du partage de connaissances et la contribution à une réflexion enrichie sur les
problématiques économiques et les enjeux géopolitiques à l’œuvre sur la scène
internationale. En apportant une perspective du Sud sur des questions stratégiques à
l’échelle régionale et mondiale auxquelles sont confrontés les pays en développement
et émergents, OCP Policy Center vise à offrir une réelle valeur ajoutée en contribuant à
l’analyse de politiques publiques pour informer la prise de décision à travers ses quatre
programmes de recherche portant sur l’agriculture, l’environnement et la sécurité
alimentaire, l’économie et le développement social, la finance des matières premières,
ainsi que la géopolitique et les relations internationales. L’OCP Policy Center vise à
favoriser la coopération internationale pour le développement des pays de l’hémisphère
sud, et à produire une réflexion prospective sur les actions et stratégies à entreprendre
dans les économies émergentes, et plus largement, pour tous les acteurs engagés dans
le processus de croissance et de développement national et régional. A cet effet, le
think tank se fonde sur une recherche indépendante et un réseau solide de chercheurs
internes et externes.

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DIALOGUES STRATÉGIQUES 11
Introduction

PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL :


ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

L’Inde est régulièrement désignée comme « la plus grande démocratie au monde ».


Ce pays à la taille colossale jouit à la fois d’une position géographique avantageuse lui
permettant de prétendre à un leadership économique et de s’ériger en tant que « bureau
du monde » grâce à l’exportation des services, tout en étant confronté à un voisinage
aux rapports de forces complexes qui concurrencent cette ambition. Faisant face à de
nombreux défis au niveau international, y compris une rivalité persistante avec son
voisin chinois.

I : ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA


MODI

N’ayant jamais exercé de fonction ministérielle avant son élection au poste de


Premier ministre en 2014, Narendra Modi est devenu l’homme fort du pays en marquant
un tournant dans la politique étrangère indienne, notamment vis-à-vis du continent
africain, et en rendant son pays plus libéral et plus attractif. Cette première partie
examine les forces et faiblesses de l’Inde sous Modi.

En premier lieu, Ihssane Guennoun démontre comment le renouveau de la politique


étrangère indienne s’ancre dans son contexte régional et puise dans l’histoire du pays
pour se réapproprier une place de choix en Afrique. Passant en revue la Act East Policy,
l’auteur met en exergue la relation de rivalité géopolitique de l’Inde avec son voisinage
proche. En examinant la place de l’Inde en Afrique, l’auteur rappelle le rôle prédominant
de l’économie dans les interactions indo-africaines. Les limites de cette politique sont
discutées pour ensuite explorer des pistes de réflexions quant aux réformes internes qui
permettraient au pays d’accéder à statut de puissance sur la scène internationale et au
sein du continent africain.

En deuxième lieu, fort de son expérience sur le terrain, Rodolphe Monnet propose
une rétrospective de l’année politique indienne en se focalisant sur trois axes cardinaux :
la politique intérieure, la politique étrangère et la politique économique. L’auteur se
penche sur la complexité du système politique national et examine la force des partis

DIALOGUES STRATÉGIQUES 13
régionaux qui disposent d’une légitimité grandissante. Il considère qu’il est nécessaire
de renforcer les compétences de l’administration publique indienne afin de suivre la
course à l’émergence économique. Concernant la politique étrangère, Rodolphe Monnet
relève la prégnance de la Chine dans la doctrine indienne. Son refus de participer à
l’initiative de la nouvelle Route de la Soie incarne la détermination de l’Inde de ne pas
voir sa souveraineté limitée à un voisinage proche. Malgré une tradition ancrée d’idéaux,
la politique étrangère de Modi fait ainsi preuve de beaucoup de réalisme, notamment
avec le rapprochement avec le Japon et la posture méfiante envers le Pakistan. Pour ce
qui est de l’aspect économique, l’auteur salue la libéralisation de l’économie indienne et
les initiatives telles que la démonétisation, la nouvelle taxe sur les biens et services, ou
encore les efforts visant à favoriser l’épargne. Le texte rappelle néanmoins le risque des
actifs toxiques dans le secteur bancaire indien. L’auteur conclut que l’Inde demeure un
terreau fertile pour l’analyse géopolitique, avec un espace politique interne dynamique
et une politique étrangère multidimensionnelle. Ceci contribue à la complexification des
rapports entre l’Inde et les pays voisins, et accroit la difficulté de lisibilité du paysage
politique indien à l’approche des prochaines élections de 2019.

II : STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR


MONDIAL

L’Inde a su capitaliser sur l’historicité de sa relation avec l’Afrique pour réinvestir


peu à peu le continent. En tant qu’ancien leader du mouvement des non-alignés, l’Inde
semble osciller entre l’attrait de son histoire et le pragmatisme économique. C’est
dans cette optique que sont analysés ici les tenants et les aboutissants de la stratégie
africaine de l’Inde en tant que grand acteur mondial.

Rodolphe Monnet met en exergue la volonté de puissance indienne en analysant les


piliers de sa politique étrangère au regard de l’évolution de la relation indo-africaine.
Débutant par une proximité historique faite de mouvements humains, le lien politique
entre les deux géants démographiques s’est d’abord construit au travers du mouvement
des non-alignés. L’auteur explique que ce lien perdure non seulement dans la doctrine
indienne, mais aussi dans la façon dont celle-ci conçoit le continent africain. Malgré une
période tumultueuse suite aux décolonisations, un renouveau s’est amorcé entre l’Inde
et l’Afrique depuis les années 2000, avec comme principal enjeu l’intégration de l’Inde
au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Le texte conclut que l’Inde doit se pencher
sur trois grands chantiers afin de capitaliser sur son nouveau rôle à l’échelle mondiale,
l’Afrique étant pour l’auteur un excellent exemple de ce que la politique étrangère
indienne peut accomplir.

14 DIALOGUES STRATÉGIQUES
Moubarack Lo met quant à lui en évidence la montée en puissance de l’Inde sur la
scène internationale et sa concomitance avec les bonnes performances économiques
du pays. Tout en évoquant les atouts de l’Inde en Afrique, l’auteur analyse la forte
concurrence sur les marchés africains ainsi que leur intérêt commun pour des pays
riches en ressources naturelles. Ce texte offre une analyse complète de la stratégie
économique de l’Inde sur le continent africain et esquisse des pistes de réflexion pour
renforcer la coopération entre l’Inde et les pays africains.

III : LES RELATIONS INDE-CHINE

L’Inde et la Chine sont à la fois voisins et rivaux. Face à la stratégie chinoise


d’expansion, l’Inde tente de réagir et de conserver son influence géostratégique sur des
zones qui semblent tomber sous l’influence chinoise. Dans cette partie, cette relation
complexe entre les deux géants économiques est approfondie sur les plans politique et
économique.

El Mostafa Rezrazi revient sur l’historique de la relation sino-indienne - deux géants


asiatiques qui représentent 35% de l’humanité et un quart de l’économie mondiale - qui
se caractérise par une longue dynamique rythmée de coopération et de rivalités. Son
texte explique pourquoi ces relations sont si complexes qu’elles ne suivent pas les règles
classiques régissant les relations entre les pays voisins. Si la période postcoloniale
a aiguisé les tensions entre les pays concurrents avec l’émergence d’une nouvelle
donne géopolitique et l’apparition de nouveaux conflits, la nature structurelle des deux
États, à la fois en termes de positionnement géographique, de poids démographique,
et de stature politique dans la zone d’Eurasie, continue d’alimenter les tensions à
l’origine, entre autres, de litiges frontaliers, d’une gestion conflictuelle des ressources
hydrauliques, et de l’inquiétude d’une hégémonie régionale. Détaillant les implications
de la nouvelle politique diplomatique et commerciale de la Chine dans le cadre de la
nouvelle Route de la Soie, l’auteur explique l’opposition de l’Inde à ce corridor. Il conclut
en mettant en exergue les intersections d’équilibre entre les deux pays qui ont intérêt à
maintenir la sécurité régionale et à résoudre leurs problèmes commerciaux.

Fathallah Oualalou illustre cette rivalité en démontrant comment les relations entre
ces pays sont à la fois complexes et fascinantes, caractérisées par des intérêts communs,
et par des ambitions concurrentes. L’auteur analyse les différents facteurs d’asymétrie
au niveau économique et explique comment la Chine et l’Inde, respectivement « atelier
du monde » et « bureau du monde », perçoivent leurs places dans le monde et souhaitent
façonner leurs rôles au sein des institutions internationales. Malgré une opposition

DIALOGUES STRATÉGIQUES 15
évidente au niveau géopolitique, les deux pays aspirent tous les deux à une réforme du
système de gouvernance mondial. L’auteur estime que l’interdépendance économique
entre l’Inde et la Chine est à prendre en exemple car elle permet à des pays ayant des
desseins géopolitiques divergents d’avoir un grand intérêt à coopérer économiquement.

En dernier lieu, Jacques Gravereau expose ici les différentes dimensions de la rivalité
stratégique entre la Chine et l’Inde. Malgré un PIB nettement favorable à la Chine, l’Inde
continue de rivaliser à plusieurs niveaux. Ajouté à cela, l’auteur aborde les différents
contentieux territoriaux et l’encerclement chinois rendu possible par l’opposition entre
les deux géants asiatiques. Dans un contexte marqué par la montée d’un nationalisme
indien plus virulent depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, l’auteur conclut que
ce contentieux ne laisse présager aucun espoir de détente à court terme.

IV : L’EVOLUTION DU PARTENARIAT INDE – ETATS-UNIS ET INDE – RUSSIE

L’Inde s’est souvent retrouvée tiraillée entre la Russie et les Etats-Unis.


Historiquement non alignée, l’Inde se rapproche aujourd’hui des Etats-Unis afin de se
prémunir d’une possible hégémonie chinoise et réaffirme ses relations avec la Russie
qui retrouve un rôle clef sur la scène internationale ces dernières années.

Thierry Garcin démontre cet aspect de la politique étrangère indienne en évoquant


la pertinence du pragmatisme indien à l’égard des Etats-Unis. Bien qu’appesanti par
une histoire complexe et une dépendance vis-à-vis de son environnement géopolitique,
l’auteur explique que l’Inde a toujours ressenti un besoin de proximité avec les Etats-
Unis. Cela se justifie notamment par une méfiance commune vis-à-vis de la Chine,
ainsi que par la présence d’une importante diaspora indienne sur le sol américain. Le
texte examine l’importance de pays comme le Pakistan, l’Arabie Saoudite ou encore
le Bangladesh dans la conduite de la politique étrangère indienne, et leurs impacts
sur la relation indo-américaine, au même titre que l’expansion chinoise dans l’océan
Indien. Au final, l’auteur conclut que l’élection de Donald Trump oppose deux visions des
relations internationales qui pèsent sur l’équilibre fragile qu’entretient l’Inde au sein de
son continent.

Florent Parmentier, quant à lui, analyse les relations indo-russes, caractérisées par
le paradoxe d’une proximité et d’un éloignement. L’auteur revient sur la force historique
des relations entre les deux géants, basée sur un héritage anti-impérialiste commun et
une proximité géopolitique et idéologique. Malgré la volonté de renforcer ces relations
et une forte présence économique russe en Inde, l’auteur démontre que les dynamiques

16 DIALOGUES STRATÉGIQUES
actuelles tendent davantage vers un éloignement que vers un rapprochement. En effet,
tant par rapport à la conduite à adopter face à la puissance chinoise, que face au Pakistan
à la fois pays frère et ennemi, les deux pays divergent. Bien que la coopération soit
maintenue dans les secteurs stratégiques, tels que l’armement ou le spatial, l’auteur
met en exergue la parcimonie des rapports liant les sociétés russe et indienne. Au
final, le texte dresse trois scénarios pour démontrer « un grand jeu » dans la région, non
seulement entre l’Inde, la Russie et la Chine, mais aussi entre ce bloc qui pourrait s’unir
et les Etats-Unis.

PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE


L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

L’Afrique centrale est depuis des années le théatre non seulement de conflits mais
aussi de tiraillements institutionnels dus à la faillite de plusieurs Etats de la zone. Riche
en ressources naturelles, cette partie de l’Afrique est sujette à plusieurs formes de
menaces sécuritaires, tandis qu’elle continue de sous-performer au niveau économique
et social. Dans cette partie, les auteurs tentent ici d’éclaircir les enjeux derrière les jeux
de pouvoir afin de dégager les logiques économiques des acteurs.

V : L’AFRIQUE CENTRALE : FACTEURS STRUCTURELS DE LA DÉFAILLANCE


DES ETATS D’AFRIQUE CENTRALE

Henri-Louis Védie se penche ici sur l’économie de huit pays d’Afrique centrale.
Bien qu’ils disposent de ressources minières et pétrolières diversifiées, l’auteur
démontre que les résultats économiques de ces pays demeurent en deçà du potentiel
et résultat escomptés. Passant en revue l’ampleur des ressources naturelles ainsi
que les principaux indicateurs socio-économiques qui caractérisent ces pays, ce texte
explique les raisons du paradoxe des résultats économiques décevants. En particulier,
l’auteur met en évidence les fragilités politiques et sécuritaires à l’œuvre et démontre
l’importance de la capacité à attirer des investissements étrangers en vue de marquer
la fin de l’insécurité et de l’affairisme dans cette zone riche en ressources.

Pour sa part, Larabi Jaidi se penche sur les causes structurelles de la défaillance
des Etats de la région des Grands Lacs en mettant en lien les logiques économiques
dysfonctionnelles et les jeux de pouvoir souvent sources de violences. En décrivant le
processus de mise en place d’une économie de guerre qui s’alimente du conflit et s’en
accommode, ce texte expose les jeux de pouvoir de la région et leurs incidences sur

DIALOGUES STRATÉGIQUES 17
la paix et la sécurité du continent mais aussi à l’échelle globale. L’auteur prône une
solution régionale à caractère multidimensionnel dans l’Afrique des Grands Lacs.

VI : AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE


DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

La question de la sécurité en Afrique centrale demeure au cœur du défi de


développement dans la zone. Les enjeux sécuritaires sont analysés ici d’un point de vue
géopolitique tout en les liant à la politique interne des pays en proie à l’instabilité et
au chaos.

C’est dans ce sens que Jérôme Evrard évoque la dissémination des menaces
nationales et transnationales en Afrique centrale en tant que zone géopolitique. Son
texte revient sur les enjeux sécuritaires de la région, notamment au Tchad qui est un
acteur majeur de la lutte anti-terroriste dans le cadre du G5 Sahel, qui se réverbèrent
hors des frontières nationales pour impacter l’ensemble de la région. Alors qu’un
climat instable règne en Libye, l’auteur explique pourquoi le Tchad revêt une importance
géostratégique. Les régimes gabonais, camerounais et congolais sont ainsi décrits
comme « bloqués », tant à cause des tensions séparatistes communes à l’histoire de
la décolonisation que par les pressions aux frontières centrafricaines. Cette analyse
explique pourquoi la région d’Afrique centrale demeure en proie à un ensemble de
crises qui malgré leur diversité se rejoignent toutes dans une zone d’action commune.

Abdelhak Bassou expose ensuite de façon cristalline la chronicité des crises en


Centrafrique. Le chaos qui règne dans le pays est attribué à quatre facteurs principaux
qui façonnent la politique centrafricaine et l’empêche de construire un réel Etat.
Selon l’auteur, cette liquéfaction de l’appareil étatique s’opère, en premier lieu, par
l’ethnicisme qui est à l’origine d’une mauvaise gouvernance. La religion et l’ingérence
étrangère sont également analysées comme contributrices à l’instabilité de ce pays,
qui a toujours eu des difficultés à gérer ses frontières et à s’affirmer face à ses voisins.
L’auteur expose enfin une nouvelle donne géopolitique dans le pays, avec notamment la
présence de nouvelles puissances mondiales.

Mohammed Loulichki s’intéresse plus particulièrement à la situation en République


centrafricaine, où de nombreux actes de violence ont été perpétrés par des groupes
armés et où une menace de partition continue de planer sur le pays. En revenant sur
les atouts naturels et stratégiques dont dispose le pays, l’auteur énumère les causes
profondes à l’origine des multiples crises qui se sont succédées depuis l’indépendance

18 DIALOGUES STRATÉGIQUES
du pays (lutte pour le pouvoir, mainmise sur les ressources naturelles, fragilités des
structures étatiques, culture de la violence), dont le non-traitement des causes sous-
jacentes en explique la résurgence et la répétition. Afin d’appréhender la complexité de
la situation actuelle, l’auteur met en évidence le jeu de pouvoirs des acteurs extérieurs,
notamment la France et le Tchad, qui n’ont cessé de peser sur la scène politique
centrafricaine et rappelle les conséquences de la crise de 2013 opposant les Séléka
et les Anti-Balaka. Passant en revue les différents efforts de sortie de crise et leurs
limites inhérentes, M. Loulichki démontre que malgré une légère amélioration, le pays
demeure partagé en zones d’influence fluctuantes entre les groupes armés qui profitent
de l’instabilité politique et sécuritaire qui sévit l’ensemble de la région, et du vide laissé
par le retrait de l’opération Sangaris en octobre 2016.

VII : JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES


RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR LE
PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

La place des acteurs internationaux dans la zone est éminemment importante compte
tenu de l’intérêt grandissant pour les ressources naturelles qui y regorgent. Dans cette
dernière partie, les auteurs analysent le jeu des acteurs extérieurs pour l’exploitation de
ces ressources en dégageant des mécanismes internes et externes qui déterminent la
place de ces acteurs dans la zone.

Dans un premier temps, Francis Perrin décrit la place de l’Afrique centrale sur la
scène africaine et mondiale des hydrocarbures (pétrole et gaz naturel) avant d’évoquer
le rôle des grandes compagnies pétrolières internationales dans la région. En effet, sur
les onze pays de l’Afrique centrale, sept sont actuellement producteurs de pétrole brut
ou de gaz naturel. L’auteur affirme que, en dehors de l’Angola, l’intérêt des compagnies
pétrolières internationales pour l’Afrique centrale reste assez limité étant donné que ses
ressources et réserves ne sont pas considérables, que la production pétrolière décline
dans de nombreux pays, et au vu des risques politiques importants en RCA, RDC et au
Burundi. Ceci est contrasté avec un intérêt grandissant des acteurs pétroliers étrangers
pour l’Angola.

Par la suite, Jamal Machrouh appréhende les tendances lourdes qui rythment le
processus d’intégration dans la région de l’Afrique centrale. Tour à tour, l’importance
stratégique de la région, son processus de construction communautaire, l’état des
réalisations des objectifs fixés dans le domaine de l’intégration économique et de
la coopération politique et sécuritaire y sont exposés. L’auteur présente par la suite

DIALOGUES STRATÉGIQUES 19
un certain nombre de recommandations stratégiques susceptibles de booster la
construction communautaire à travers une volonté politique et la mise en place d’un
arsenal légal qui régule l’activité économique de cette zone.

20 DIALOGUES STRATÉGIQUES
Partie I
LA PLACE DE L’INDE SUR
L’ÉCHIQUIER MONDIAL :
ENTRE AMBITIONS ET
FRAGILITÉS
I : ANALYSE DES FORCES ET DES
FAIBLESSES DE L’INDE DE
NARENDRA MODI

La doctrine Narendra Modi : ancrage régional


et cap vers l’Afrique
Ihssane Guennoun 

Introduction

Après l’arrivée de Narendra Modi comme Premier ministre en 2014, la politique


étrangère de l’Inde a connu un véritable tournant. Avec une multiplication des visites
officielles dans 53 pays depuis sa nomination, Modi avait pour objectif la refonte de
la politique étrangère de l’Inde. Il ambitionnait de transformer les relations avec les
pays voisins1, y compris avec la Chine et le Pakistan. Cet objectif nous interpelle sur
les fondamentaux de cette « nouvelle » politique étrangère ainsi que sur ses limites.
Comment se déclinent donc les forces du gouvernement Modi et comment parvient-il à
mitiger ses faiblesses ?

Dans sa vision de la politique étrangère, Modi vise à renforcer le positionnement


de l’Inde en tant qu’acteur et partenaire économique majeur dans la région. Ainsi,
nous examinerons dans cet article deux tendances - parmi d’autres - de sa politique
étrangère. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la politique du ‘Act East
Policy’ avant de nous pencher dans un second temps sur le revirement de la politique
étrangère vers l’Afrique.

1  Volonté affichée en invitant les chefs d’Etats des pays voisins, Inde inclus, à son investiture. Lors du
discours du 15 août 2014, à l’occasion du 68ème anniversaire de l’indépendance, Modi a réaffirmé l’importance
de la coopération avec les pays voisins en rappelant la nostalgie du « combat mené ensemble pour la liberté » ; «
We were together » (https://www.narendramodi.in/text-of-pms-speech-at-red-fort-6464).

DIALOGUES STRATÉGIQUES 23
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

I. Le ‘Act East Policy’ : le renouveau d’une politique


historique
La politique de Narendra Modi en Asie du Sud-Est doit concilier entre différents
enjeux. D’une part, celui de servir l’agenda politique de son parti, et d’autre part, le devoir
de servir les intérêts nationaux du pays. Dans le sillage de la politique Look East Policy
initiée par le gouvernement du Premier ministre P.V. Narasimha Rao dans les années
1990 et poursuivie par ses successeurs PM Vajpayee et PM Singh, Narendra Modi a
voulu se démarquer en faisant la promotion du Act East Policy, vision inaugurée en
novembre 2014 censée donner à la politique étrangère régionale encore plus d’ampleur.

En réponse à l’influence stratégique de la Chine en Asie, Narendra Modi a mis


l’accent sur une coopération plus accrue avec les pays asiatiques, notamment par
l’amélioration des relations avec les pays voisins, et par le développement du rôle de
l’Inde dans l’ASEAN.

1. Inde : focus sur l’amélioration des relations avec les pays


voisins

L’Inde de Modi s’est efforcée à améliorer les relations avec ses voisins de taille
plus modestes qui suivent le courant de Sangh Parivar, considéré comme faisant
partie de l’India Holy Land. En effet, le Premier ministre cherche à transformer les
frontières hostiles en pont pour le développement du libre-échange et du commerce2.

Si l’on commence par le Népal, on observe que la Chine y a marqué sa présence


contrairement à l’Inde. Le Premier ministre Modi a été le premier dirigeant indien à
y effectuer une visite en 2014 après plus de 17 années d’absence. Cette initiative est
révélatrice d’une nouvelle ambition diplomatique davantage axée sur des priorités
régionales. Durant sa visite, il a été clair qu’il n’y aura pas d’ingérence dans les affaires
internes du pays. Par ailleurs, la Ministre des Affaires Extérieures, Sushma Swaraj,
a assuré que l’Inde n’agissait pas en qualité de « big brother » mais plutôt en qualité
de « elder brother ». Aujourd’hui, l’Inde est très intéressée par le potentiel d’énergie

2  Entre 2000 et 2008, l’Inde a élargi la portée géographique de sa stratégie vers l’Est afin d’inclure la zone
allant du Japon à l’Australie. Elle a également ajouté une dimension militaire à sa politique en positionnant
sa marine dans la mer de Chine méridionale, en autorisant les forces aériennes et terrestres de Singapour à
s’entraîner sur le sol indien, et en effectuant des exercices conjoints avec différents pays de l’ASEAN.

24 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

hydroélectrique du Népal3 et continue de surveiller l’influence politique et économique


de la Chine dans le pays. Le Premier ministre Narendra Modi a également soutenu le
gouvernement népalais pendant l’adoption de sa nouvelle constitution en 2015.

Du côté du Bangladesh, la coopération entre les deux pays se fait notamment sur
le plan militaire ainsi que sur celui de l’intelligence. L’Inde et le Bangladesh s’unissent
également pour lutter contre l’extrémisme islamiste et contre les soulèvements des
assamais4 qui se tournaient vers le Bangladesh pour obtenir des financements5. L’Inde a
également adopté sous Modi un accord de délimitation des terres avec le Bangladesh
sur les enclaves localisées de part et d’autre des deux pays6.

Au Sri Lanka, la priorité de l’Inde est la résolution de la crise tamoule qui continue de
perturber le climat indien. Les Tamouls constituent près de 6% de la population indienne
et environ 15.5% de la population sri lankaise. Par ailleurs, la majorité des Tamouls
de l’Inde vivent dans le Tamul Nadu, Etat indien situé à 30 kilomètres du Sri Lanka
et qui regroupe 60 millions de Tamouls. Après une intervention de la Force Indienne
de Maintien de la Paix dans un contexte de guerre civile qui a duré près de 3 ans au
Sri Lanka7 et qui n’a pas débouché sur les résultats escomptés, la nouvelle stratégie
indienne était donc de rapprocher les deux armées ainsi que les deux marines ce qui
vient se greffer à la stratégie indienne dans l’océan Pacifique8.

Historiquement, la politique étrangère et la politique de défense du Bhoutan étaient


grandement influencées par l’Inde. Il faut dire que le Bhoutan, qui était une monarchie
absolue, a tenu ses premières élections parlementaires en 2007. Avec cette ouverture
démocratique, l’Inde continue de s’adapter à un pays où l’opinion publique compte

3  Speech of Modi in Nepal, His trip to Nepal this week, the first by an Indian prime minister in 17 years, is an
unambiguous shift in New Delhi’s diplomatic priorities, long obsessed with wooing the West.
4  Les affrontements entre l’ethnie bodo et les musulmans auraient tué 78 personnes et provoqué le départ
de plus de 400 000 autres
5  Au Bangladesh, l’Inde cherche à interagir avec l’ensemble des principaux partis politiques, à l’exception
du parti islamiste. Elle s’attache également à assurer la primauté des partis démocratiques, car les périodes de
régime militaire au Bangladesh ont connu une augmentation sous l’influence d’Islamabad et de Beijing. New
Delhi a également libéralisé les échanges commerciaux entre les deux pays, afin de permettre à la communauté
entrepreneuriale bangladaise inexpérimentée de profiter de bonnes relations avec l’Inde.
6  “India-Bangladesh Land Boundary Agreement (LBA)”, accord ratifié le 6 juin 2015; https://www.mea.gov.
in/Uploads/PublicationDocs/24529_LBA_MEA_Booklet_final.pdf
7  L’intervention de l’Inde a duré près de 3 ans de 1987 à 1990
8  Inde tries to get military basis in Seychelles, Oman and Singapore in fight for regional military supremacy
with China
https://www.cnbc.com/2018/02/28/military-china-and-india-compete-over-bases-around-indian-ocean.html

DIALOGUES STRATÉGIQUES 25
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

davantage en raison de la présence de partis politiques.

Pour ce qui est du Myanmar, l’enjeu pour l’Inde est de stabiliser la région du Nord-
Est qui est en proie à de nombreuses insurrections, particulièrement dans l’Etat du
Nagaland. L’armée du Myanmar a beaucoup collaboré avec l’Inde dans l’organisation
de négociations avec la population Nagas. L’Inde a réussi à obtenir le refus du Myanmar
d’accorder le refuge politique à cette population. Sur le volet commercial, l’Inde est
présente au travers d’investissements, essentiellement dans la construction d’axes
routiers et ferroviaires.

Finalement, avec la nouvelle politique étrangère de Modi qui s’intéresse davantage


aux pays voisins, l’Inde tente d’asseoir une influence régionale tout en maitrisant les
différents défis auxquels la région est confrontée. A terme, l’ambition de Modi est
d’intégrer économiquement le Népal, le Bhoutan, le Bangladesh, voire le Myanmar. Au
Népal et au Bhoutan, l’Inde considère que sa priorité est la stabilisation de ces pays,
condition nécessaire pour mieux approcher les différends frontaliers avec la Chine.
Un autre défi en cours pour le Premier ministre Modi est de favoriser la coopération
stratégique avec les Maldives et le Sri Lanka. Cela permettra à son gouvernement de
dominer l’océan Indien et d’aboutir progressivement à la résolution de la crise tamoule.

2. Place de l’Inde dans l’ASEAN

Les pays de l’ASEAN constituent également un intérêt croissant pour l’Inde de


Modi. Excepté le Myanmar, les pays membres de l’ASEAN ne sont pas très proches de
l’Inde mais se situent dans une zone maritime stratégique, qui est celle de la mer de
Chine méridionale, où la Chine étend son influence économique, militaire et maritime. A
l’occasion du dernier sommet Inde-ASEAN de janvier 2018, New Delhi a appelé les pays
membres à discuter du renforcement de la coopération sur la sécurité maritime dans la
région, actuellement dominée par la Chine9.

Le partenariat Inde-ASEAN remonte à près de 25 ans et se traduit par près


d’une trentaine de plateformes de dialogues qui ont lieu régulièrement, y compris 7
Conférences Ministérielles. On peut évoquer les sommets Inde-ASEAN qui en sont à leur

9  Déclaration au Sommet de l’ASEAN: “Delhi Declaration of the ASEAN-India Commemorative Summit


to Mark the 25th Anniversary Of ASEAN-India Dialogue Relations”; sécurité et coopération maritime: al. 6-8
et al. 17-18, 25 janv. 2018; (consultable sur http://asean.org/storage/2018/01/Delhi-Declaration_Adopted-25-
Jan-2018.pdf)

26 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

16e édition ainsi que par le Delhi Dialogue qui constitue une plateforme dans laquelle le
gouvernement indien fait rencontrer les membres de l’ASEAN avec des décideurs, des
académiciens et des membres du secteur privé et des industries. L’intérêt croissant de
l’Inde mais aussi de la Chine pour les pays de cette région s’explique par l’émergence
de la classe moyenne depuis 2000 ainsi que par l’évolution de leur positionnement dans
le commerce international.

La relation de partenariat de l’Inde avec l’ASEAN a graduellement évolué.


Elle concernait au départ un partenariat sectoriel avant de devenir un partenariat
de dialogue portant sur des thèmes d’intérêts communs. Aujourd’hui, la relation
entre l’Inde et l’ASEAN a atteint le niveau d’un partenariat stratégique à travers les
différents sommets10. Les pays de l’ASEAN sont surtout intéressés par le commerce,
les investissements et ont du potentiel d’intégration. Ils ont également besoin de plus
de connectivité entre eux (aérienne et maritime notamment) ce qui explique l’initiative
trilatérale d’autoroutes entre l’Inde11, le Myanmar et la Thaïlande12 d’une longueur de
1 360 kilomètres. Des discussions sont également en cours pour étendre le projet au
Laos, au Cambodge et au Vietnam. L’engagement entre l’Inde et l’ASEAN se décline
aussi sous forme de plans d’action, dont la première phase (2004-2010) a été adoptée
au 3e Sommet ASEAN-Inde en Novembre 2004 à Laos, et le plan d’action actuel en est
à sa 3e phase. Il comporte des fonds de financement pour différents types de projets13.

D’autres secteurs sont également au centre de la coopération entre l’Inde et


l’ASEAN, notamment l’agriculture, le tourisme, les questions environnementales, la
promotion des PMEs ainsi que les énergies renouvelables. Les initiatives encourageant
les dialogues entre les peuples des deux parties sont également à l’ordre du jour à

10  ASEAN-India Commemorative Summit 2012; Ministry of External Affairs, Government of India; https://
mea.gov.in/in-focus-article.htm?20295/ASEANIndia+Commemorative+Summit+2012
11  Moreh, Manipur, India
12  Mae Sot, District south of Chang Mai and North West of Thailand
13  ASEAN-India Fund: India announced a contribution of USD 50 million to ASEAN-India Fund at the 14th
ASEAN-India Summit in 2016, to support implementation of the ASEAN-India Plan of Action 2016-20.
ASEAN-India Science & Technology Fund: Set up in 2007 with an initial corpus of US$ 1 million, this fund was
increased to US $ 5 Million in the 13th Summit in 2015.
ASEAN-India Green Fund: This fund was also established in 2007 with US$ 5 million for funding pilot projects
to promote adaptation and mitigation technologies in the field of climate change.
ASEAN-India Project Development Fund: A Rs. 500 crore Special Purpose Vehicle, later designated as Project
Development Fund, was announced at the 12th India-ASEAN Summit at Nay Pee Taw, Myanmar in 2014 to
develop manufacturing hubs in CLMV countries.
PM announced a line of credit of US $ 1 Billion for projects in connectivity at the 13th ASEAN-India Summit in
2015, but up until January, nothing done yet.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 27
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

travers des échanges de parlementaires, d’étudiants, de think tanks, etc.

Cependant, les rivalités individuelles entre les pays entravent parfois ces
opportunités de développement multilatéral. Ainsi, l’Inde pourrait tirer profit de cette
situation pour impliquer les pays de l’ASEAN dans la géopolitique régionale et par
conséquent jouer un rôle important dans l’évolution de l’équilibre du pouvoir.

Cependant, les résultats de la diplomatie de Modi restent mitigés. Malgré la


rencontre avec les chefs d’Etats de l’ASEAN en Janvier 2018 à l’occasion du sommet
Inde-ASEAN à New Delhi, peu de progrès ont été réalisés sur l’extradition de Zakir
Naik, islamiste indien accusé par le gouvernement de soutenir le terrorisme,  depuis
la Malaisie. En ce qui concerne la récente crise aux Maldives14, le gouvernement
de Modi est toujours en phase de réflexion quant à son mode opératoire, avec les
prochaines élections de septembre 2018 en ligne de mire. Dans ce sens, l’Inde a
condamné le décret de l’Etat d’urgence, qui a finalement duré 45 jours, sans pour
autant répondre aux appels de l’opposition réclamant une intervention aux Maldives15.
Durant cette période, le Premier ministre faisait face à un paradoxe ; son intervention
constituerait une violation du droit international auquel il a lui-même eu recours pour
sauver la vie de l’un de ses concitoyens en Mai 2017 d’une peine capitale au Pakistan.
Lorsque le chef de l’armée pakistanaise s’était rendu aux Maldives, cela avait démontré
une coopération entre le Pakistan et la Chine au sujet d’une politique de l’Asie du Sud-
Est et dans l’océan Indien. Finalement, Narendra Modi s’était abstenu d’intervenir
lorsque la Chine a déployé ses navires militaires dans les eaux territoriales des Maldives
dans un but dissuasif. D’un point de vue politique également, l’attachement fort de
l’Inde à sa souveraineté l’empêche de devenir un acteur multilatéral important. Cette
préoccupation se reflète dans la vision de Modi qui préfère les accords bilatéraux aux
accords multilatéraux. Cette préférence pour les relations bilatérales s’explique aussi
par le fait que nombre de pays membres de l’ASEAN entretiennent déjà des relations
avec la Chine.

En ce qui concerne les échanges commerciaux et les investissements, il faut dire que
la Chine continue de dominer dans ses relations avec l’ASEAN. Depuis le lancement de
la zone de libre-échange en 2010, les échanges commerciaux entre la Chine et l’ASEAN

14  Président Abdulla Yameen a désobéi au jugement de la Cour Suprême de relâcher 9 détenus politiques
et de rétablir 12 membres du parlement car cela mettrait en accusation Yameen. Il a également fait arrêter deux
Chiefs Justices de la Cour Suprême
15  Press Release on the situation in Maldives; Ministry of External Affairs, Government of India; http://www.
mea.gov.in/press-releases.htm?dtl/29501/Press_Release_on_situation_in_Maldives

28 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

seraient passés de près de $300 milliards en 2010 à $470 milliards en 2015 et près de
$514,8 milliards en 2017. Du côté des échanges Inde-ASEAN, ils sont beaucoup plus
modestes avec près de $71,6 milliards en 2017.

Figure. 1 : Échanges commerciaux Inde-ASEAN

Source : Calcul de l’auteur. Données du Ministère des Affaires Extérieures de l’Inde & “Strengthening
ASEAN-India Partnership : Trends and Future Prospects” Rapport de Bank of India ; Janv. 2018 p. 59

Pour ce qui est des défis qui font que la relation Inde-ASEAN n’est pas à son optimum,
on peut noter la persistance d’incompréhensions de part et d’autre. Pour l’ASEAN, l’Inde
n’a pas suffisamment intégré le fonctionnement de l’organisation, tandis que l’Inde
considère la bureaucratie de l’ASEAN trop complexe.

Pour conclure sur la relation Inde-ASEAN, il faut noter deux ambitions principales
de l’Inde. L’Inde a une ambition économique d’une part, sécuritaire et militaire d’autre
part. Sur le premier point, l’Inde est très intéressée par les marchés des pays membres
mais aussi par les investissements bilatéraux. Du côté sécuritaire, l’Inde a une stratégie
large dans l’océan Indien qui la pousse à renforcer ses relations militaires avec les
Etats côtiers tels que la Thaïlande. Elle développe également des relations avec les
pays côtiers de la mer de Chine méridionale pour anticiper les manœuvres navales de la
Chine dans l’océan Indien.

II. Revirement de la politique étrangère vers l’Afrique


L’engagement entre l’Inde et l’Afrique prend de l’ampleur ces dernières années bien
qu’il ne soit pas récent avec la couverture de domaines de coopération plus larges. La
relation entre l’Inde et l’Afrique remonte à l’Antiquité grâce à la situation géographique
entre l’Inde et la Corne de l’Afrique. Cette relation existait aussi pendant la période

DIALOGUES STRATÉGIQUES 29
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

coloniale et tout au long de la période de décolonisation, où de nombreux États africains


se joignaient au mouvement non aligné de l’Inde avec l’Égypte, le Ghana, la Yougoslavie
et l’Indonésie dans leur lutte commune contre le colonialisme. En effet, les peuples
d’Afrique et d’Inde étaient liés par un objectif commun qui était de se libérer du joug du
colonialisme16. C’est dans cette perspective que l’Inde a réussi à sceller des partenariats
avec des pays africains et ainsi d’étendre son aire d’influence.

L’Inde et l’Afrique s’orientent vers un nouveau type de coopération sur des questions
non seulement communes aux deux mais aussi mondiales comme l’extrémisme violent,
les négociations commerciales de l’OMC, le changement climatique, etc. Les deux parties
cherchent également à collaborer pour améliorer leur développement socioéconomique
et fournir de meilleures vies à leurs populations. Comme les deux se développent
économiquement, leurs populations exigent davantage de bonne gouvernance, de
démocratie et de droits sociaux. Leur croissance économique alimente également les
demandes des classes moyennes émergentes pour plus de biens et de services.

L’Afrique accueille environ 2,6 millions d’Indiens sur 46 de ses pays, ce qui représente
environ 12% de la diaspora indienne totale. Nous allons donc nous intéresser à
l’engagement de l’Inde en Afrique à travers deux piliers avant de nous pencher sur les
limites de cette approche.

1. Approche commerciale

L’Inde dans sa motivation pour plus de croissance économique combinée à sa rivalité


géopolitique avec la Chine a fait de l’essor des exportations en Afrique un objectif
stratégique. Depuis 2004, l’Inde tente de diversifier ses approvisionnements pétroliers
en encourageant des entreprises nationales à se tourner vers les marchés africains
pour négocier des concessions d’exploitation pétrolière en échange de crédits liés au
développement de projets socioéconomiques. En 2015, les échanges commerciaux entre
l’Inde et l’Afrique sont estimés à $75 milliards (selon la BAD). Aujourd’hui, l’Inde est le
quatrième plus grand partenaire commercial de l’Afrique, avec un volume d’affaires qui
a atteint environ $70 milliards en 2014 et 2015 et une volonté continue d’échanger avec
le continent (malgré l’alternance politique indienne.17) (dépassée de loin par la Chine et
ses $220 milliards).

16  A.K. Dubey and A. Biswas (eds.), India and Africa’s Partnership ; p.13-18
17  “Africa possesses all the prerequisites to become a major growth pole of the world in the 21st century.
We will work with Africa to enable it to realize this potential”. (Ex PM indien Manmohan Singh)

30 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

Figure. 2 : Échanges commerciaux Inde-Afrique

Source : Calcul de l’auteur. Données du Département du Commerce, Gouvernement indien, & “Deepening
Africa-India trade and investment partnership” ; Rapport de la CEA, ONU; Mars 2018

Malgré cette amélioration des échanges économiques, la sécurité alimentaire


demeure également un défi commun pour les deux parties. L’Afrique est un grand
exportateur vers l’Inde de lentilles, d’haricots et de petits pois étant donné que l’Inde
n’est pas autosuffisante sur ce type de cultures.

Dans son approche en Afrique, l’Inde se distingue par un soft power affirmé à
travers l’implantation de banques indiennes ainsi que l’octroi de lignes de crédit de
l’EximBank qui constitue l’un des acteurs majeurs de la politique africaine de l’Inde.
Ces lignes de crédit octroyées par la banque indienne d’import-export imposent aux
pays les recevant d’effectuer 85% de leurs achats en Inde ce qui constitue un élément
clé du développement de l’investissement indien en Afrique et une ouverture pour
les entreprises indiennes en Afrique. Parmi ces projets, beaucoup ont porté sur les
infrastructures publiques et l’électricité, financés en totalité ou en partie par les lignes
de crédit indiennes.18 A l’occasion du Sommet Inde-Afrique de 2015, le Premier ministre
Modi a annoncé $10 milliards de prêts à conditions préférentielles en faveur de l’Afrique
pour les cinq prochaines années.

2. Approche diplomatique

Depuis Rajiv Gandhi dans les années 1980, le Premier ministre Modi est le premier
dirigeant à s’intéresser à l’Afrique. Modi a combiné sa volonté politique à du soft power
ainsi qu’à des moyens financiers pour étendre son influence en Afrique.

18  Les sociétés ferroviaires RITES et IRCON ont par exemple développé leur présence dans des pays tels que
le Kenya, le Mozambique, le Sénégal ou le Soudan.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 31
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

La culture commune d’ancien colonisé et de non-aligné est toujours d’actualité entre


l’Inde et l’Afrique. Ce passé qui les regroupe est aujourd’hui utilisé comme outil de
multilatéralisme dans les instances internationales telles que l’ONU. En effet, beaucoup
de pays africains voient l’Inde comme un partenaire sérieux et fiable sur un certain
nombre de questions (militaire, lutte anti-terrorisme etc.) Au-delà des simples échanges
commerciaux, l’Inde continue de véhiculer en Afrique les valeurs gandhiennes de
coopération équitable, d’échange d’idées et de services. C’est en ce sens que l’Inde se
distingue de la Chine dans sa relation avec l’Afrique, particulièrement depuis l’arrivée
de Modi au pouvoir.

L’Inde et l’Afrique disposent de plusieurs plateformes de coopération. On peut citer


le sommet Inde-Afrique qui a lieu une fois tous les trois ans. Il y a également le Asia
Africa Growth Corridor (AAGC) lancé en mai 2017 en réaction à la nouvelle route de la
soie chinoise. Le projet a été développé avec la coopération de l’Inde et du Japon et
l’appui de think tanks de la région qui ont développé la vision du projet.

Pour prendre un exemple de coopération concret, on peut évoquer la visite de Modi


au Kenya en Juillet 2016 durant laquelle les deux pays ont signé sept accords, dont un
Mémorandum d’Entente (MoU) sur la coopération en matière de défense19.

En revanche, l’approche de l’Inde en Afrique a des limites sur lesquelles nous allons
nous pencher.

3. Limites de l’approche de l’Inde en Afrique

En raison de la multiplicité des acteurs dans le contexte de l’institutionnalisation de


la coopération Sud-Sud, conclure des partenariats a souvent été un défi. L’Afrique de
son côté a de grandes attentes de la part de l’Inde, ce qui explique plusieurs visites de
dirigeants africains en Inde dernièrement. Les leaders africains encouragent d’ailleurs
beaucoup l’Inde à mettre en œuvre les promesses faites durant les différentes visites.
Cependant, l’Inde n’a pas effectué autant de visites en échange. (A titre d’exemple,
la visite de Modi au Mozambique a eu lieu 34 ans après la visite indienne précédente
au pays, au Kenya c’était après 35 ans et en Afrique du Sud après 10 ans d’absence).
Cependant, deux éléments représentent des limites de l’approche de l’Inde en Afrique :

19  Communiqué de presse de l’Inde et du Kenya Durant la visite de Modi au ; 11 juillet 2016; https://
www.narendramodi.in/joint-communique-between-india-and-kenya-during-the-visit-of-prime-minister-to-kenya-
july-11-2016--499366

32 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

• En Afrique, les entreprises indiennes sont souvent perçues comme prédatrices des
ressources naturelles et des richesses locales ;
• Une autre question qui ternit l’image de l’Inde en Afrique, particulièrement auprès
de l’opinion publique est celle des violences raciales.20

III. Conclusion : des défis qui subsistent en interne et à


l’international
A l’arrivée de Modi au pouvoir, les attentes de la population étaient importantes.
Il fallait redresser la croissance économique tout en maitrisant l’inflation, améliorer
l’accès à la santé, à l’éducation et au logement. Il fallait également éradiquer, ou du
moins, réduire la corruption endémique et revoir la politique fiscale du pays. Pour rappel,
seul 3% de la population dispose d’un revenu imposable.

En termes de croissance économique, l’évolution annuelle du PIB est passée de


5,4% en 2012 8% en 2015. L’inflation s’est réduite également pour passer de plus de
8% en 2012 à près de 4,5% en 2018. Pour ce qui est du secteur de la santé, le ModiCare
annoncé en 2014 avait été reporté en raison de restrictions budgétaires. Plus récemment,
le gouvernement a annoncé en février qu’il prévoit de fournir une assurance maladie à
500 millions d’Indiens d’environ 6 250€ par an et par personne. Il reste à savoir si le
projet sera implémenté et suffisamment financé quand on sait qu’en 2014, les dépenses
publiques annuelles en matière de santé par individu ne dépassent pas les 214€. En
juillet 2017, l’Inde a implémenté le projet de taxe unifiée, le Good & Services Tax sur
l’ensemble des 29 Etats Fédéraux. A l’annonce de ce projet, beaucoup de commerçants
s’étaient mis à liquider leurs produits afin d’éviter la double taxation.

Cependant, le gouvernement de Modi est toujours confronté à trois défis internes. Le


premier est la bureaucratie conservatrice de la politique étrangère de l’Inde, ce qui ne
laisse pas beaucoup de marge de manœuvre à Modi pour y apporter des changements.
Le second est relatif aux contraintes économiques de l’Inde qui ne semblent pas
s’améliorer malgré la reprise économique et qui empêchent l’Inde de projeter son
pouvoir à l’extérieur. Le troisième est lié au parti du BJP, qui bien qu’il jouisse d’une
majorité absolue au parlement, n’a pas son mot à dire dans certains Etats Fédéraux qui

20  Un professeur congolais tué à coups de pierre à New Delhi ; Une étudiante tanzanienne frappée et à demi
dénudée par la foule ; Agressions contre des Africains : « En Inde, mieux vaut avoir la peau claire », explique un
universitaire ; RDC : tensions communautaires à Kinshasa après le meurtre d’une Congolaise en Inde

DIALOGUES STRATÉGIQUES 33
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

sont gouvernés par d’autres partis.

Sur le plan externe, il y a eu des développements dans les relations Inde-Chine mais
aussi Inde et Etats-Unis.

Les Etats-Unis de Bush considéraient l’Inde comme un rempart contre la montée en


puissance de la Chine. L’Inde avait également intérêt à collaborer avec les Etats Unis
pour assurer son développement et se positionner dans un ordre dirigé par les Etats-
Unis. Les relations des Etats-Unis avec la Chine sous Obama n’étaient pas vues d’un bon
œil par l’Inde. Mais aujourd’hui, si la relation entre les deux pays est bien établie (les
Etats-Unis sont le 1er partenaire commercial en termes d’exportations et 4e en termes
d’importations21), la vision de Modi va toujours dans le sens de plus de coopération
avec les Etats-Unis. Le Premier ministre continue de croire que l’engagement avec les
Etats-Unis constitue une protection contre l’hégémonie chinoise. En revanche, si Modi
et Trump semblent bien s’entendre et affichent un réchauffement des relations de leurs
deux pays, beaucoup d’instabilité persiste dans la relation, essentiellement du côté
américain. Modi a promis de remettre sur les rails l’environnement commercial indien
pour favoriser les investissements américains. Sur un plan régional, l’alliance Inde-
Etats-Unis reste motivée par des implications militaires et économiques pour contrer
la politique chinoise en Asie qui représente à la fois une opportunité économique mais
aussi une menace sécuritaire pour la région.

La relation entre l’Inde et la Chine, continue quant à elle d’être teintée de rivalités
persistantes bien que les deux pays coopèrent dans un cadre multilatéral22. L’Inde affiche
toujours son rejet du projet chinois de la Ceinture et la Routepour plusieurs raisons,
notamment de souveraineté relative au corridor économique entre la Chine et le
Pakistan23. Cette rivalité avec la Chine s’illustre également sur les plans militaire,
politique et stratégique grandissant entre la Chine et le Pakistan portant sur la
coopération nucléaire, économique, maritime et militaire. Cependant, Modi essaye de
donner une nouvelle impulsion aux relations économiques pour permettre à l’économie
chinoise de pénétrer le marché indien. Si les échanges commerciaux sont importants,
les investissements directs à l’étrangers restent faibles24.

21 http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEchangesPays?codePays=IND
22  Changements climatiques, dans le cadre du groupe de pression BASIC (Brésil, Afrique du Sud, Inde et
Chine) des économies émergentes.
23  Le corridor proposé traverse le Cachemire et le Gilgit-Baltistan occupés par le Pakistan selon l’Inde.
24  Inférieur à un milliard de dollars

34 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

Analyse des Forces et des Faiblesses de l’Inde


de Narendra Modi
Rodolphe Monnet

Alors que Narendra Modi vient de fêter son quatrième anniversaire comme Premier
ministre de l’Inde, cette célébration sonne comme un bilan à l’heure où il va remettre
en jeu son mandat, en avril 2019. L’analyse des forces et des faiblesses de l’Inde de
Narendra Modi appelle donc une rétrospection pour mieux les mettre en relief.

Trois thématiques apparaissent pertinentes pour cela  : la politique intérieure, la


politique extérieure et la politique économique. Toutes trois ont des hauts et des bas et
il est donc intéressant d’en apprécier la dynamique.

I. Une politique intérieure très animée mais dominée


par la stature nationale de Modi

1. Les victoires politiques de Modi lors des différentes


élections régionales : l’exemple de l’Uttar Pradesh

Le résultat des élections dans l’Uttar Pradesh (Etat du centre de l’Inde – 204 millions
d’hab.) était considéré, avant les résultats, comme une étape importante pour la
deuxième moitié du mandat du Premier ministre indien, Narendra Modi. Trois enjeux se
dessinaient alors : d’image puisqu’il s’agit de conquérir une victoire au sein du principal
corps électoral indien (140 millions de votants), de légitimité politique car, parmi les
circonscriptions de cet Etat, il y a la fameuse circonscription de Rae Bareli c’est-à-dire
celle de la famille Gandhi et, enfin, politique eu égard au message envoyé au reste du
pays car cet Etat fait la synthèse des conflits sociaux, ethniques et religieux d’une Inde
secouée par des agitations multiples.

Alors que l’Uttar Pradesh était un fief de l’opposition, le BJP a remporté 312 sièges
sur les 403 composant l’assemblée législative de cet Etat. Cette victoire est d’autant
plus flamboyante qu’il n’en détenait que 47 lors de la précédente législature et que le
contexte économique était tendu, notamment du fait de la démonétisation (cf. note de
février 2017). Cette victoire va permettre au BJP d’envoyer, en 2018, 31 sièges « BJP » à

DIALOGUES STRATÉGIQUES 35
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

la chambre haute de l’Union indienne. Cette arrivée de nouveaux sièges va accroitre sa


recherche de représentativité dans une assemblée où le BJP est minoritaire et empêché
de faire adopter les réformes souhaitées.

Le parti majoritaire a également remporté le scrutin dans l’Uttarakhand et a gardé le


contrôle de l’Etat de Goa grâce à ses différentes alliances politiques. Dans le Manipur,
il est parvenu à entrer au gouvernement pour la première fois et devrait pouvoir y former
un gouvernement de coalition. En revanche, dans le Punjab c’est le parti d’opposition,
l’Indian National Congress Party, qui a obtenu la majorité des sièges.

Le BJP et ses alliés dirigent désormais 17 des 29 Etats et deux Territoires Unis sur
sept.

2. Le poids des partis régionaux, l’exemple du Bihar et du Tamil


Nadu : Le Bihar, toujours imprenable

Forte de son succès en 2014, la stratégie électorale du BJP au Bihar était de diviser
le camp adverse en marginalisant le Congrès tout en convoitant les votes des basses
castes, principal corps électoral de cet Etat pauvre du centre nord-est de l’Inde. Or la
BJP a perdu au profit d’un hiérarque local (ticket Lalu-Kumar) qui a mené campagne sur
le thème « le Bihar aux biharis». Les votes des basses castes se son été dirigés vers
celui-ci, y compris au détriment du Congrès.

Malgré la mobilisation du BJP et des membres du Gouvernement, la défaite a été


cuisante et a été présentée comme un échec de Modi et de son fidèle lieutenant, Amit
Shah (président du BJP). Au lendemain de ce déboire électoral, les commentateurs
ont fustigé les défaillances du BJP et notamment celle d’Amit Shah. Ils lui donnaient
peu d’avenir à la tête du parti. Au BJP, les opposants internes de Modi se sont alors
mis en marche pour contester le leadership d’Amit Shah, donc de celui de Modi. Le
premier d’entre eux est Rajnath Singh (actuel ministre de l’intérieur). Ce dernier s’est
présenté contre Amit Shah à l’élection du nouveau président du parti. Or celui a été
battu largement par Amit Shah mi-janvier, lequel conserve la main mise sur le parti,
rabrouant ainsi l’opposition interne et consolidant la légitimité de Modi.

Un Tamil Nadu toujours aux mains de l’AIADMK retrouvant son calme après
le décès de Jayalalithaa

Quelques mois après avoir été élue ministre en chef du Tamil Nadu (Etat du Sud-est

36 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

– 80 millions d’hab.) comme chef de file de son parti (AIADMK- 37 élus à la Lok Sabha),
Jayalalithaa est décédée de mort naturelle. Elle a laissé un grand vide dans la politique
nationale indienne. Les cadres de son parti ont d’ailleurs pris soin de préparer, en
amont, la population tamoule à sa mort, craignant que des heurts et des débordements
sanglants ne surviennent comme cela avait été le cas lors de son emprisonnement
pour des faits de corruption en 2014. Un deuil national de sept jours a été organisé et
Narendra Modi comme Rahul Gandhi ont assisté à son enterrement.

Son décès a ouvert une guerre de succession. Sasikala Natarajan, confidente


pour les uns et maitresse de Jayalalithaa pour les autres, a tenté un coup de force le
31 décembre 2016 en essayant d’accéder à la tête du parti à la faveur de nouvelles
élections internes. Elle a réussi à accéder à la tête de ce parti et a espéré, ainsi, devenir
la nouvelle ministre en chef du Tamil Nadu. Ainsi a-t-elle barré la route au ministre et
ancien ministre en chef du Tamil Nadu, Ottakarathevar Panneerselvam, qui est considéré
comme l’ancien homme de confiance de Jayalalithaa et son légataire politique.

Or la Cour Suprême indienne a validé, mi-février, la condamnation pénale pour les


faits majeurs de corruption de Sasikala Natarajan et a suspendu son éligibilité. Voyant
ainsi son principal concurrent écarté pour des raisons judiciaires, Ottakarathevar
Panneerselvam a été démis de ses fonctions, peu de temps après, par le Secrétaire
général du parti. Alors qu’un vote de confiance a été engagé par la chambre basse entre
Ottakarathevar Panneerselvam et Edappadi K. Palaniswami, l’homme-lige de Sasikala
Natarajan, ce dernier a remporté le vote et est devenu le nouveau ministre en chef. Une
nouvelle dynamique politique est en marche dans le Tamil Nadu.

3. Des sujets sociétaux toujours au cœur des problématiques


indiennes

La montée en compétences de l’administration indienne est une question cruciale


dans le contexte de la réforme économique de l’Inde. Les fonctionnaires de Indian
Administrative Service (IAS - cadres de la haute fonction publique) ne sont que quelques-
uns pour faire face à des problèmes complexes, dans une technostructure pléthorique,
sous-gérée et animée par des modes de gestion anciens. Pour soutenir les entreprises,
le projet d’ouvrir le numerus clausus des IAS est toujours en projet afin que des agents
plus qualifiés et plus compétents puissent exécuter et assurer le suivi des affaires
courantes. Le gouvernement de Modi tente de faire pression sur eux mais une réforme
structurelle est encore attendue. Par ailleurs, les entreprises signalent inégalement que
les contraintes administratives sont en baisse depuis avril 2014 mais pas suffisamment

DIALOGUES STRATÉGIQUES 37
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

pour avoir des répercussions positives sur les affaires.

La transformation d’une économie planifiée à une économie libéralisée se concrétise


à un rythme tout indien. L’amélioration de sa compétitivité est toujours mise en défaut
par la médiocrité des infrastructures (électricité, routes, énergie), d’une main-d’œuvre
sous-productive et de technologies trop matures dans les unités de production. Le cadre
juridique/fiscal actuel entrave les investisseurs en raison de changements fréquents aux
contenus inégaux qui créent une forte incertitude.

C’est la raison pour laquelle les plans, notamment « Make in India », « Start up India,
« Skills India », ont eu une répercussion particulière comme marqueurs économiques et
politiques nécessaires à cette transformation.

II. Une politique extérieure réaliste mais parfois à


géométrie variable avec néanmoins une attention
quotidienne sur la Chine

1. Consolider son environnement proche, l’exemple du


Bangladesh

La visite effectuée en 2017 de Sheikh Hasina était attendue car sa dernière visite
remonte à 2010. Près de 22 accords ont été signés à cette occasion. Il faut noter plusieurs
avancées et un échec. Les deux pays se sont accordés pour améliorer l’interconnexion
routière et ferroviaire entre eux et l’Inde va allouer une ligne de financement de 4,5 Mds
USD pour l’amélioration des infrastructures bangladeshies.

Cependant, ils ne se sont pas mis d’accord sur le traité de séparation des eaux du
Teesla, qui représente un intérêt stratégique pour l’un et pour l’autre afin d’alimenter la
région en hydroélectricité. Au-delà de ces éléments de développement, les deux pays
ont signé un accord de coopération de défense et l’Inde a annoncé qu’une ligne de
crédits de 500 millions USD allait être allouées pour l’acquisition de matériels militaires
indiens au Bangladesh. Ce mouvement de Delhi vis-à-vis de Dhaka répond à celui que la
Chine a effectué l’an dernier en choisissant de monter d’un cran le niveau de coopération
de défense en « partenariat stratégique ». A cette occasion, Pékin avait décidé de fournir
deux sous-marins à Dhaka. Si, à cela, il faut ajouter le collier de perles chinois via le port
de Dhaka, l’Inde souhaite répondre à une pression constante et croissante de la Chine
sur sa façade Nord-Est.

38 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

2. La Chine, une attention de tous les instants à l’image de


l’épisode du Doklan

L’été sino-indien 2017 a été un peu bouleversé. Le 16 juin, des soldats indiens et chinois
se sont opposés physiquement mais sans armes sur le plateau himalayen de Doklam (+3
000 m. d’altitude). De cette altercation vont naitre des échanges diplomatiques engagés.
Le porte-parole du Ministère de la Défense chinois a indiqué que « l’Inde ne devrait pas
s’en remettre à la chance et entretenir des illusions irréalistes » tout en précisant que
la détermination de l’Armée populaire de libération était « inébranlable ». De son côté,
la Ministre indienne des Affaires Extérieures a averti la Chine que cette intrusion aurait
des « implications sérieuses ». Quelques jours après ces échanges diplomatiques, le
conseiller indien à la sécurité nationale, Ajit Doval, a été reçu par le président chinois,
Xi Jinping, pour tenter de calmer le jeu entre les deux pays.

Or dans le même temps, le Secrétaire d’État aux Affaires Extérieures, Vijay Kumar
Singh, a rencontré, en Chine, le chef de la diplomatie chinoise, Wang Ji. Cette visite
est le premier déplacement d’importance depuis que New Dehli a boycotté le sommet
international sur les « Nouvelles Routes de la soie » que Pékin avait dévoilées les 14
et 15 mai 2017. Le Secrétaire d’État indien a indiqué, à cette occasion, que « l’Inde
est impatiente de renforcer et d’approfondir son partenariat stratégique et le dialogue
mutuel avec la Chine ». Cet élan de courtoisie diplomatique avait, semble-t-il, été
préparé lors de la rencontre bilatérale entre Xi Jinping et Narendra Modi, en marge
du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï, le 9 juin 2017. Pour la partie
chinoise, le Sommet des BRICS du 3 septembre devait être un succès car il se déroulait
en Chine et particulièrement à Xiamen, ville dans laquelle Xi Jinping a commencé sa
carrière politique. Alors que l’arrivée de Narendra Modi a posé question aux Chinois
compte tenu des altercations du Doklan, les deux exécutifs ont préféré exposer leur
entente au point de faire dire aux commentateurs qu’une détente était en cours entre
eux.

Les interprétations peuvent varier mais les mouvements de New Delhi et de Pékin
vis-à-vis de l’extérieur peuvent plutôt laisser penser à une détente plus conjoncturelle
que structurelle. Le Sommet des BRICS est une vitrine à laquelle Xi Jinping et Narendra
Modi sont sensibles pour faire face aux autres puissances et ils ne pouvaient pas faire
l’économie d’une entente de façade. Au-delà du sujet de Doklan, ceux du corridor
sino-pakistanais mais aussi l’axe Japon-Inde-Afrique ou encore le dossier afghan
représentent autant d’opportunités pour l’un comme pour l’autre à s’opposer dans les
mois et années à venir.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 39
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

La Chine continue de faire la promotion des projets « One Belt, One Road » et du «
China Pakistan Economic Corridor ». Cet activisme est loin d’être partagé par l’Inde qui y
voit des manœuvres chinoises pour limiter ses capacités de mouvements et contraindre
sa souveraineté.

Le 13 mai 2017, une étape supplémentaire a été franchie. La Chine a organisé un


Forum international à Pékin regroupant plus de 20 Etats concernés par ces deux projets.
A cette occasion, Pékin a signé des accords de coopération (infrastructures…) avec,
notamment, six Etats entrant dans l’environnement immédiat de l’Inde : l’Afghanistan,
le Pakistan, le Népal, le Sri Lanka, le Boutan et le Bangladesh. Boycottant ce forum, New
Delhi a marqué son « inquiétude sérieuse » vis-à-vis de ces initiatives chinoises. Par la
voix de son Secrétaire aux Affaires Extérieures, l’Inde a manifesté son mécontentement
et a signalé l’attitude non constructive de la Chine à son égard ainsi que le manque de
réciprocité de la Chine lorsqu’il s’agit de garantir la souveraineté d’un Etat.

3. L’accession de Donald Trump porte des interrogations sur la


diplomatie indo-américaine

L’élection de Donald Trump à la Maison Blanche a des implications économiques et


humaines pour l’Inde. Lors de certains meetings politiques, le candidat Trump avait alors
manifesté sa bienveillance vis-à-vis de l’Inde dans des termes chaleureux. Néanmoins,
deux irritants sont apparus.

D’une part, Donald Trump s’est prononcé pour un règlement rapide du conflit indo-
pakistanais et a même indiqué que les Etats-Unis pourraient être un intermédiaire de
choix pour régulariser les relations entre New Delhi et Islamabad. Cette démarche
américaine est loin d’avoir satisfait la partie indienne car elle va dans le sens des
intérêts pakistanais et va à l’encontre de ceux des Indiens qui cherchent, à tout prix, à
ostraciser le Pakistan.

D’autre part, Donald Trump défend la politique migratoire que l’on connait. La
population indienne en situation irrégulière aux Etats-Unis serait de 300,000 personnes.
Cette mesure aurait un impact fort sur l’économie indienne, en termes de renvois de
fonds des USA vers l’Inde mais aussi d’image. La dernière fois qu’un tel mouvement a
été opéré ce fût à l’initiative du Koweït et de l’Arabie Saoudite en 2013. Cette situation
avait alors causé d’âpres débats au Parlement et le Gouvernement du Congrès avait
été, à l’époque, en grande difficulté devant la politique préférentielle du travail à des
nationaux plutôt qu’à des Indiens.

40 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

En plus de ces points, deux secteurs économiques pourraient être particulièrement


touchés. Le secteur pharmaceutique indien le sera car Donald Trump favorisera les «
big pharma » américaines qui ont fait l’objet, par le passé, d’atteintes à leur propriété
intellectuelle. Celui de l’IT le sera également car le président américain appliquera une
limitation de la politique de visas dont la principale conséquence sera de limiter l’accès
des ingénieurs IT indiens aux USA.

Toutefois, le positionnement politique de Donald Trump et de Narendra Modi


basé l’un sur « Buy America – America First » et l’autre « Make in India » pouvaient
se rejoindre au nom du pragmatisme économique et d’une lecture réaliste de leurs
relations bilatérales.

Donald Trump a reçu, lundi 26 juin 2017, Narendra Modi dans le cadre d’une visite
officielle. En dépit de trois conversations téléphoniques avec Donald Trump, Narendra
Modi a été reçu à Washington bien après son homologue japonais, Shinzo Abe, et
le Président chinois, invités tous les deux, à Mar-a-Lago. Si le Président américain a
indiqué que la relation bilatérale « ne s’était jamais aussi bien portée », des points de
divergence demeurent comme les visas américains des travailleurs qualifiés Indiens, le
changement climatique où l’un soutient l’accord de Paris et l’autre le fustige ou encore
la qualité des génériques indiens vendus sur le marché américain. Peu avant son départ,
Barack Obama avait signé des accords étroits avec l’Inde pour en faire un partenaire
de premier ordre et un « net security provider » dans l’océan Indien. Si le contenu des
échanges sur le dossier chinois ne semble pas avoir fuité, ce sujet a forcément été
abordé alors que les armées chinoises et indiennes cherchaient querelles sur le Doklan.

L’autre sujet qui a dû animer les échanges est celui de l’Afghanistan. En effet, près
de deux mois plus tard, le 21 août, Donald Trump a annoncé l’intention des États-Unis de
rester et de renforcer les forces américaines sur place pour « gagner la guerre ». Cette
déclaration fait d’autant plus les affaires de l’Inde que les États-Unis imposent leur
leadership sur la zone face à une coalition sino-pakistano-russe et que cette déclaration
du Président américain a été accompagnée de mots très durs à l’attention du Pakistan,
« accueillant des agents du chaos, de la violence et de la terreur », ce qui n’est pas sans
déplaire à New Delhi.

4. L’accentuation des relations Inde-Japon

Narendra Modi s’est rendu au Japon, le 11 novembre 2016. Ce déplacement officiel


est le seul et unique qu’il a effectué entre octobre 2016 et février 2017, ce qui est

DIALOGUES STRATÉGIQUES 41
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

peu coutumier pour un Premier ministre plutôt actif sur la scène internationale. Ce
déplacement a été l’occasion de signifier leurs positions communes sur la lutte contre le
terrorisme et sur la réforme du conseil de sécurité des Nations Unies. Il a été également
une opportunité de montrer leur entente commune pour la paix et la sécurité dans la
région, c’est-à-dire contre l’hégémonie grandissante de la Chine. Si plusieurs accords
ont été signés, il faut retenir celui relatif à l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire.
Très proche sur ces questions-là avec le Japon, New Delhi diversifie ses partenaires que
sont la France et la Russie.

Le Japon est le second soutien de l’Inde face à la Chine. D’une part, Narendra Modi a
lancé, le 25 mai dernier, l’initiative « Asia African Growth Corridor » (AAGC) dans lequel
l’axe Japon-Inde-Afrique va jouer un rôle premier. L’AAGC propose de créer une région
indopacifique « libre et ouverte » en redynamisant d’anciennes routes maritimes reliant
l’Afrique au Pacifique, en passant par l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est. Le projet porté
par le Japon et l’Inde est aux antipodes des « routes de la soie » chinoises. Il met l’accent
sur le « développement durable » plutôt que sur le commerce, et s’appuie exclusivement
sur les voies maritimes à « bas coût » avec une « faible empreinte carbone ».

Cette bonne entente indo-japonaise s’est manifestée par la visite le 14 septembre


2017 du Premier ministre japonais, en Inde. Les Premiers ministres de ces deux États
ont inauguré, avec faste, le chantier du premier train à grande vitesse d’Inde. Il reliera
Ahmedabad à Bombay en trois heures, contre huit, pour un investissement de 14,4 Mds
USD. Le Japon finance à 80 % ce projet grâce à un prêt accordé sur cinquante ans,
à un taux annuel de 0,1 %. A l’occasion de son discours, le Premier ministre indien
a interpelé son homologue japonais en lui indiquant que « lorsque nous travaillons
ensemble, rien n’est impossible. Le partenariat entre l’Inde et le Japon est spécial,
stratégique et global ».

5. Le rapprochement historique avec Israël

Quelques jours après la venue assez terne de Theresa May, ce fût le Président
d’Israël, Reuven Rivlin. Il a effectué une visite d’une semaine afin de célébrer le 25ème
anniversaire de la relation bilatérale. Ce déplacement était attendu et doit servir de
visite préparatoire à celui de Narendra Modi, prévu en Israël avant la fin de son mandat.
Alors que l’autorité palestinienne dispose d’une représentation permanente à New
Delhi, les relations avec Tel Aviv ont été, jusqu’à présent, cordiales mais faibles. Cette
visite a été analysée comme une étape qui doit engager une accélération des relations
bilatérales notamment sur les questions de défense/sécurité et d’économie/commerce.

42 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

Quelques mois plus tard, Narendra Modi se rend à Jerusalem. Portant discrètement
les couleurs de l’État hébreu, il est le premier chef de gouvernement indien à s’être
rendu en Israël (4-6 juillet). Cette visite est jugée comme historique bien au-delà du fait
que cela faisait vingt-cinq ans qu’un chef d’État indien ne s’était pas rendu dans l’État
hébreu. L’Inde, avec le mouvement des non-alignés et la lutte contre les discriminations,
a toujours soutenu la création d’un État palestinien. D’ailleurs, New Delhi accueille une
ambassade de l’État palestinien, sur son sol, et elle a été le premier État non musulman
à reconnaitre cet État, en 1988.

Il existe trois domaines dans lesquels la coopération entre les deux pays se révèle
très prometteuse : l’eau, l’agriculture et la défense. New Delhi veut s’inspirer des
avancées technologiques majeures réalisées par Israël dans le traitement de l’eau
(désalinisation, traitement des eaux usées) ou l’irrigation pour la culture intensive. Mais
c’est surtout la défense qui fait de l’Inde un client essentiel. Au cours des dernières
années, l’Inde a multiplié les contrats, essentiellement, d’armement avec Israël. Le
programme phare est d’ailleurs le missile anti-aérien, Barak-8 qui a connu des hauts et
des bas pour l’équipement des avions et bâtiments de guerre indiens.

6. Une politique étrangère en perte de vitesse ?

Face à ces différentes visites qui honorent la position indienne sur la scène
internationale, il faut relever deux points importants.

Le Pakistan a été vilipendé par l’Inde suite à l’attaque d’Uri en septembre 2016.
New Delhi a tout de suite demandé à ce qu’il soit écarté des forums internationaux. Or
la Russie, la Chine et le Pakistan ont tenu, trois mois plus tard, leur dialogue trilatéral et
la question de l’Afghanistan était naturellement au centre des discussions. Ni Kaboul ni
New Delhi n’ont été invitées à ce dialogue alors que l’Inde s’est rapprochée, à la fin de
la mandature d’Obama, des Etats-Unis et de l’Afghanistan pour justement avoir à traiter
la problématique afghane qui reste une menace régionale pour toutes les parties. Avec
un tel mouvement que l’Inde ne peut contrecarrer, le Pakistan est en train de revenir
en grâce et devenir un acteur légitime dans un règlement futur d’un potentiel conflit
afghan.

L’Inde n’a cessé, ces dernières années, de montrer du doigt la mainmise de la Chine
pour freiner le développement indien. L’adhésion au NSG (Nuclear Suppliers Group)
n’en est qu’un exemple même si une issue pourrait être trouvée dans les mois à venir.
En réaction, l’Inde a manœuvré en faveur du Dalaï-Lama pour mieux irriter la Chine

DIALOGUES STRATÉGIQUES 43
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

mais celle-ci pourrait vouloir soutenir des mouvements séparatistes indiens que ce soit
au Cachemire, au Punjab, au Sikkim ou dans l’Arunashal Pradesh. Alors que Pékin et
Islamabad se sont rapprochés autour de leur projet commun de corridor économique,
l’Iran, pourtant soutien de New Delhi, vient d’indiquer son souhait d’être intégrée à
l’initiative sino-pakistanaise.

L’Inde est donc dans une position délicate car les jeux d’alliance de la Russie ou de
l’Iran pourraient se retourner contre elle en l’écartant du jeu afghan et en créant des
tensions supplémentaires sur son territoire national.

III. Une politique économique audacieuse mais aux


réalités fragiles

1. L’incontestable victoire politique de la GST (Good and


Services Tax)

Un an après son adoption à la Chambre haute du Parlement, la taxe sur les biens et
services, commune à tous les États, a été officiellement mise en place dans l’ensemble
du pays au 1er juillet 2017. Ce vote a été salué comme une victoire politique majeure par
l’ensemble des commentateurs indiens et étrangers. Selon eux, il est à mettre au crédit
de Narendra Modi et doit être compris comme un signal fort d’une Inde plus libérale,
plus simple et plus ouverte aux entreprises étrangères.

Concrètement, les produits alimentaires frais, l’alcool, les médicaments et l’électricité


seront exemptés. Pour le reste, il existe 4 niveaux de taxe : 5% pour les produits dits
essentiels, 12% pour les petits équipements et les produits alimentaires congelés, 18%
pour la grande majorité des biens et services et 28% pour les produits et services de
luxe. Certains biens, comme les voitures, supporteront une taxe supplémentaire. Les
taux ont été révisés à la baisse par rapport à ce qui avait été initialement prévu en
décembre 2016. L’objectif du gouvernement, en instaurant une forte progressivité, est
de préserver les plus pauvres, c’est-à-dire ceux pour qui Modi a une attention politique
particulière.

Afin de tenir compte de la structure fédérale du pays, les taxes seront prélevées
au niveau du gouvernement (central GST) et des États (State GST). Pour les opérations
entre les différents États, une taxe unique sera prélevée (integrated GST), somme des
deux précédentes taxes.

44 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

La mise en place de taxes communes à tous les États devrait, à court terme, être
neutre en termes de recettes fiscales et avoir un effet désinflationniste de deux points
de pourcentage selon les projections du ministère des Finances. A plus long terme, cette
réforme devrait permettre de dégager des recettes budgétaires supplémentaires induites
par une hausse des investissements et une accélération de l’activité économique.

A court terme, l’introduction de la TVA pourrait, toutefois, générer un ralentissement


transitoire de l’activité économique en raison des difficultés de mise en place du
nouveau système de taxe dans les petites et moyennes entreprises et du poids élevé
du secteur informel dans l’économie indienne. A moyen terme, la mise en place d’une
taxe commune à l’ensemble des États devrait générer des gains de compétitivité et
dynamiser les échanges commerciaux à l’intérieur du pays car les coûts et les formalités
supportés par les entreprises seront considérablement réduits. Le FMI estime que la
mise en place de la GST pourrait élever la croissance potentielle de l’Inde à 8%.

Toutefois, sa mise en œuvre opérationnelle ne cesse d’être reculée de mois en mois.


Les annonces sont faites mais l’implémentation de ce dispositif complexe pénalise les
entreprises qui n’ont pas, pour le moment, de directives claires. En attendant de pouvoir
disposer des moyens de collecte de cette TVA, les entreprises doivent provisionner les
sommes correspondantes en veillant à ne pas commettre d’erreurs.

2. La démonétisation, un acte politique d’autorité aux


implications économiques fortes

Le 8 novembre 2016, le Premier ministre indien a décidé, avec application immédiate,


de retirer de la circulation la valeur bancaire des billets de 500 et de 1000 roupies. Cette
décision a surpris tout le monde, des acteurs financiers, économiques et politiques
jusqu’aux Indiens eux-mêmes. Ces deux billets représentent 85% de ceux qui sont en
circulation et 78% des paiements qui sont effectués en monnaie fiduciaire. Même si les
Indiens l’ont prise avec une certaine philosophie, les conséquences économiques sont
très importantes et le ministre de l’économie a même sous-entendu, avec quatre mois
de recul, que cette décision n’était pas forcément opportune.

Sur le plan politique, Narendra Modi a indiqué que sa décision était guidée par
sa volonté de lutter contre la corruption et le marché noir. Il est vrai qu’il s’agissait
d’une promesse de campagne et son acte a été salué par ses anciens détracteurs et
pourfendeur de la corruption à l’image de Anna Hazaré. D’autres avaient plus volontiers
commenté cette décision comme une volonté d’assécher les finances des partis à la

DIALOGUES STRATÉGIQUES 45
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

veille des élections dans l’Uttar Pradesh de façon à les affaiblir.

Sur le plan économique, Narendra Modi souhaite que cette décision puisse
conduire les Indiens à placer leurs épargnes sur un compte bancaire et à payer leurs
transactions par carte bancaire. C’est une façon d’augmenter l’épargne pour envisager
des investissements, de réduire le poids du marché noir et de collecter l’impôt, trois
facteurs accélérateurs majeurs pour redynamiser l’économie indienne.

Après quatre mois de recul, l’analyse à court terme de cette décision était assez
éloquente. La démonétisation avait engendré une chute des liquidités car elles n’ont
pas été remplacées dans l’immédiat. Les secteurs de la distribution, de la logistique
ou encore de l’agriculture ont particulièrement vu une baisse de leurs activités et de
leurs revenus. L’indice des directeurs d’achats appliqué aux services a baissé de façon
drastique dans les mois qui ont suivi, perdant 10 points de pourcentage. Le secteur du
« manufacturing » a connu un net ralentissement avec une croissance de 4,8% entre
novembre 2016 et janvier 2017 alors qu’elle était de 6,6% à la même période. Les crédits
bancaires ont également chuté avec une baisse de 15% des dépôts enregistrés entre
novembre 2016 et janvier 2017. Pour achever ce panorama, les analystes financiers
estimaient que la croissance indienne devait passer sous la barre de 7%, pouvant ainsi
aller jusqu’à 6,6% pour les plus pessimistes (prévisions FMI).

Dans ces conditions, il était difficile de faire des prévisions macroéconomiques même
si les plus optimistes estiment que les effets de la démonétisation seront estompés d’ici
la fin du premier semestre 2017. A présent, les conséquences de cet acte politique
d’autorité sont toujours dans les esprits, surtout dans ceux de la classe moyenne alors
que celle des tranches moins riches préféreront en retenir une volonté de lutter contre
la corruption.

3. Le risque grandissant des actifs toxiques dans le système


bancaire indien

La qualité des actifs bancaires a continué de se détériorer au cours du mandat de


Narendra Modi. Par exemple, le ratio des créances douteuses atteignait, fin septembre
2016, 9,3% et la part des prêts considérés comme risqués s’élevait à 12,3% des crédits
totaux, soit un point de plus qu’il y a un an. Toutefois, alors que la situation des banques
publiques n’avait pas cessé de se dégrader depuis quatre ans, celle des banques privées
était restée relativement stable. Fin septembre 2016, 15,8% des prêts accordés par
les banques publiques étaient considérés comme risqués alors que ce ratio était de

46 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI

seulement 4,6% dans les banques privées.

En réponse à la hausse des créances douteuses, les banques publiques ont


augmenté leurs provisions de plus de 3%. Néanmoins, la banque centrale estime que
celles-ci restent très insuffisantes pour couvrir les éventuelles pertes en capital car elles
ne couvrent que 41,5% des créances douteuses. L’Agence Fitch a évalué à 90 Mds USD
le coût des recapitalisations nécessaires au secteur bancaire à l’horizon 2019, soit un
chiffre 9 fois supérieur à celui du ministère des Finances (10,4 Mds USD), qui a annoncé
des injections totales de 3,6Mds USD sur l’exercice budgétaire actuel.

En mai 2017, le Gouvernement Modi a adopté une nouvelle ordonnance visant à


accroître le rôle de la banque centrale dans la résolution des créances douteuses. En
effet, depuis près de 3 ans, en dépit des nombreuses mesures prises par les autorités
indiennes pour tenter d’apurer les bilans bancaires, les créances douteuses restent un
fardeau pour les banques publiques. Les actifs risqués fin décembre 2016 représentaient
16,1% des prêts totaux des banques publiques soit deux points de plus qu’il y a un an
soit 5,7% du PIB indien. Les créances à risque restent concentrées dans le secteur de la
sidérurgie, de l’énergie et des infrastructures.

Conclusion
Le leadership de Narendra Modi est une réalité. Celui du candidat qui a accédé au
pouvoir en 2014 tranche par rapport à celui d’un Premier ministre (Manmohan Singh,
2004-2014) fatigué par l’exercice du pouvoir et atteint par des affaires de corruption.
Sans cette énergie, beaucoup de plans nationaux n’auraient pas vu le jour et l’élan
réformateur n’aurait pas été aussi puissant pour porter un pays aux indicateurs sociaux
et économiques à nul autre pareil.

Sur le plan international, Narendra Modi fait évoluer la politique étrangère indienne
qui était très inspiré par les principes nehruviens de la Conférence de Colombo de 1954.
S’il garde des fondamentaux comme le développement pacifique des Nations, il accentue
la volonté d’autonomie stratégique de son pays. Il ouvre de façon plus réaliste ses
relations diplomatiques notamment avec les Etats du Moyen-Orient et d’Israël. S’il a fait
feu de tout bois dans une première partie de son mandat, il s’est ensuite concentré sur
deux axes, celui de la consolidation des relations avec ses voisins notamment le Népal
et le Bangladesh et celui d’une plus grande ouverture vers les Etats situés sur son aile

DIALOGUES STRATÉGIQUES 47
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Est. L’un est destiné à assurer une plus forte interconnexion humaine et d’infrastructure
pour favoriser les échanges, le second a pour vocation d’aller chercher des points de
croissance dans les Etats plus dynamiques. Toutefois, les deux ont un point commun,
celui de contenir l’expansion chinoise. L’élan avec le Japon, celui souhaité avec les
Etats-Unis et, encore plus récent, avec l’Australie participe à cette volonté commune de
proposer une alternative à l’initiative chinoise.

Sur le plan économique, Narendra Modi a été de tous les combats pour rendre son
pays plus libéral et plus attractif. La croissance est bien orientée, les ménages indiens
consomment de nouveau et l’accès aux crédits des entreprises privées augmente.
Toutefois, les risques sont encore importants. L’inflation menace, les produits toxiques
dans le système bancaire indien font planer des doutes sur sa robustesse, les capitaux
étrangers peinent à s’installer durablement. Qui plus est, la GST et la démonétisation
n’ont fait, à leurs échelles et pour différentes raisons, qu’apporter des doutes.

A l’heure du bilan, celui de Narendra Modi a des traits saillants sur lesquels il
va pouvoir s’appuyer pour prétendre à un second mandat. Ses avancées sur le plan
international n’auront pas d’échos car les électeurs indiens sont plus concentrés sur
la relation indo-pakistanaise et indo-sri-lankaise que le déploiement d’une Alliance
Solaire, si opportune qu’elle soit. Les récentes défaites électorales jettent le doute sur
une image politique excellente et donne, par la même occasion, de l’élan à un Congrès
qui était totalement essoufflé depuis 2014.

Les points de débat lors de l’élection générale de 2019 porteront sur la situation
sécuritaire au Cachemire, sur l’amélioration du pouvoir d’achat des classes basses
et moyennes comme sur la facilitation à l’accès aux infrastructures. Narendra Modi
sera mis au défi face à ces enjeux comme ceux de la liberté religieuse, des femmes
et d’expression, trois sujets particulièrement importants dans le débat de la politique
intérieure indienne.

L’analyse des forces et des faiblesses de Narendra Modi, un an avant la remise


de son mandat, sera plus lisible à l’issue de cette élection de 2019. Les prochains
mois seront encore à l’image d’un débat politique indien, c’est-à-dire rythmé, riche et
percutant.

48 DIALOGUES STRATÉGIQUES
II : STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE
MODELE D’UN GRAND ACTEUR
MONDIAL

Stratégie africaine de l’Inde : Le modèle d’un


grand acteur mondial
Rodolphe Monnet

Deux exemples contemporains sont très souvent évoqués pour illustrer le lien entre
l’Inde et l’Afrique. Le premier lien figure sous les traits de Mohandas Karamchand Gandhi
qui, en Afrique du Sud, a forgé une philosophie de l’action politique (1893-1915) qu’il
utilisera pour mener l’Inde vers l’indépendance en 1947. Le second est le Mouvement
des Non-Alignés qui n’aurait pas été aussi puissant s’il n’avait pas été incarné par un
couple politique composé de deux fortes personnalités indienne et africaine : Jawaharlal
Nehru et Gamal Abdel Nasser.

Depuis 2001 et avec la recomposition des équilibres de puissance, l’Inde s’affirme


comme l’un des acteurs qui compte dans un espace international de plus en plus
multipolaire. Les mouvements de fond actuels provoquent une redistribution de cette
puissance imposant de nouvelles alliances et de nouveaux jeux de pouvoir. L’Inde n’est
pas étrangère à cette tendance et encore plus depuis l’arrivée au pouvoir, en 2014, de
l’actuel Premier ministre, Narendra Modi. Ce dernier conduit une politique extérieure
ambitieuse pour que son pays accède à un statut de puissance mondiale.

L’idée d’apprécier le rôle de l’Afrique et de ses 54 Etats dans cette politique étrangère
devient aussi intéressant qu’important. Autrement dit, il est pertinent de se poser la
question de la réalité et de la profondeur de la politique africaine de l’Inde, sous l’ère
de Modi.

Les deux figures historiques précédemment évoquées ont donné le ton à une relation
politique qui, depuis 2008, a pris une forme plus formelle avec la réunion triennale des
chefs d’État du Continent africain et indien. Ils se réunissent, en effet, non seulement

DIALOGUES STRATÉGIQUES 49
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

pour célébrer leur héritage politique commun mais aussi pour tenter de construire
ensemble un avenir économique partagé. Si le Premier ministre indien a souligné, lors
du 3ème Sommet Inde-Afrique de 2015, son ambition de mener une politique forte vis-
à-vis des États africains, celle-ci n’est pas nouvelle. Elle a été construite non seulement
par les efforts de ses prédécesseurs du Congrès ou du Bharatiya Janata Party (BJP) mais
aussi par les échanges commerciaux et humains aussi anciens que denses.

I. Une politique africaine née dans le passé pour mieux


nourrir le présent et le futur

1. Un lien historique forgé sur les échanges commerciaux et


humains

La force du lien entre l’Inde et l’Afrique a été rendue possible par des raisons
géographiques. Ces deux régions du monde ont une proximité toute relative25 et les
échanges, entre elles, ont été facilités par des courants marins et un vent de mousson
favorables à la navigation à voile. Une telle configuration géographique a permis, depuis
l’Antiquité, la création de routes commerciales maritimes d’envergure et relativement
sûres reliant l’Afrique, l’Inde et l’Europe en passant par la mer Rouge. Cette première
route a été complétée à la fin du XVème siècle par les Portugais qui en ont ouvert une
nouvelle passant par le Cap de Bonne Espérance. La fluidité de ces axes maritimes
a été amplifiée par la présence de professionnels de la mer et du sens des affaires
des commerçants arabes et européens. Fort de cette proximité géographique et de
l’existence de ces lignes commerciales, les échanges humains entre l’Inde et l’Afrique
ont été à la fois importants, divers et structurants pour l’histoire de ces deux continents.

Le récit antique du Périple de la Mer Rouge en est un bon exemple. Il souligne


l’étendue du commerce entre la Grèce antique, la Mer Rouge et la côte Sud-est de
l’Inde. Très tôt, cette route maritime a donc favorisé le commerce de pierres précieuses,
d’épices, d’ivoire, de matériaux allant jusqu’à la diffusion du christianisme dans la
région actuelle de Goa et du Kérala.

Au Moyen-Âge, le commerce d’esclaves africains est pratiqué entre les Arabes du


Golfe Persique et les riches Indiens de la côte Ouest26, qu’ils soient nobles, rois ou encore

25  La façade Ouest du sous-continent indien et la corne de l’Afrique ne sont éloignées que de 2000 kms,
distance séparant Bombay de Bargal en Somalie.
26  When black was no bar: How Africans shaped India’s history, Times of India, 10 octobre 2014

50 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

marchands. Le système des castes impliquait alors que les classes aisées puissent
recourir à une main d’œuvre étrangère accomplissant de basses œuvres. Nombre de
ces esclaves appartenaient au groupe ethnique des Siddi, descendants des Bantous.
Ceux-ci se sont, ensuite, établis dans les États actuels du Gujarat, du Karnataka, de
l’Andhra Pradesh ou encore du Maharashtra27. Plusieurs d’entre eux se sont illustrés en
s’affranchissant de leur condition sociale initiale.

La littérature indienne relate, par exemple, la relation, amoureuse pour les uns
et confidente pour les autres, entre un esclave Africain devenu noble prénommé
Jalal-ud-din Yakut et une femme Sultan à la tête du Sultanat de Delhi28, Raziya al-
Din. Pris dans une lutte de pouvoir pour la succession de la défunte, cet homme d’origine
égyptienne sera tué lors d’une bataille en 1326. A Delhi, l’esclave africain et eunuque,
Malik Kafur, anobli, dirigera les armées du Sultan de Delhi Alâ ud-Dîn Khaljî pour envahir,
avec succès, plusieurs royaumes du Deccan29 (1296-1316), situés au sud de l’Inde.

Dans le Deccan justement, l’esclave égyptien, Malik Ambar (1549-1626), est toujours
considéré comme un grand stratège. Il a conduit des opérations de guérilla efficaces à la
tête d’une armée de cavaliers qui a défait les armées mogholes. Régent du Sultanat de
Ahmednagar30 (1607 – 1626 /actuel État du Maharashtra), il a fait construire l’actuelle
ville d’Aurangabad (État du Maharashtra – 1,2 million d’habitants).

A l’inverse, le commerce d’esclaves indiens vers l’Afrique et plus particulièrement à


destination de la côte Est a, principalement, été le fait de colons néerlandais et anglais.
Autre exemple, l’ancien président de l’Afrique du Sud, Frederik Willem de Klerk, a
indiqué, dans son autobiographie31, avoir une descendante esclave indienne prénommée
« Diana of Bengal ». La présence d’Indiens en Afrique du Sud, essentiellement dans la
ville de Durban, remonte au XVIIIème siècle. Aujourd’hui, plusieurs grandes figures sud-
africaines sont d’origine indienne à l’image de Navanethem Pillay (Haut-Commissaire
des Nations Unies pour les Droits de l’homme de 2008 à 2014), Ebrahim Patel et
Pravin Jamnadas Gordhan, respectivement Ministres du Développement Économique
et des Affaires Traditionnelles du Gouvernement de Jacob Zuma. La famille Gupta est

27  SHAH A, Indian Siddis: African Descendants with Indian Admixture, American Journal of Human Genetics,
décembre 2012, 154–161 pages
28  MAHAJAN, V. D., History of Medieval India. S. Chand., S. Chand & Co, 2011, 846 pages
29  SHANTI S.A., The African Dispersal in the Deccan: From Medieval to Modern Times, Orient Blackswan
Private Limited, 16 septembre 2012, 285 pages
30  Africans in India: From slaves to reformers and rulers, BBC, 19 décembre 2014
31  KLERK de F, The Last Trek : A New Beginning: The Autobiography, St. Martin’s Press, juin 1999, 432 pages

DIALOGUES STRATÉGIQUES 51
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

également très connue pour son implication économique et politique en Afrique du Sud.

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’Empire britannique a utilisé une main
d’œuvre indienne, volontaire ou forcée, en Tanzanie et au Kenya afin de construire
les infrastructures de ces pays. Dans son ouvrage La Piste Fauve32, Joseph Kessel fait
mention, à de nombreuses reprises, des communautés indiennes installées au Kenya,
en Tanzanie, en Ouganda et au Rwanda.

Ce bref tableau ne serait pas complet sans évoquer la diaspora du Gujarat (État du
nord-ouest de l’Inde) présente en Tanzanie, via l’île de Zanzibar33.

2. La construction d’un destin commun autour des thématiques


de la décolonisation et du non-alignement

Le désir d’indépendance de l’Inde prend naissance, en 1857, dans la Révolte des


Cipayes menée contre la compagnie anglaise des Indes orientales. Pour contenir ces
mouvements insurrectionnels, l’Empire britannique doit donner des gages aux Indiens.
Ainsi, transfert-il, petit à petit, des pouvoirs aux élites indiennes les préparant à être
plus autonomes34 dans la gestion des affaires publiques.

A partir de 1920, Mohandas Gandhi est nommé à la tête du parti du Congrès et


son objectif est clair, celui d’obtenir l’indépendance de son pays. Cette ambition passe
par la mise en place progressive d’un rapport de force suffisamment contraignant afin
d’obliger les Britanniques à concéder l’indépendance à l’Inde. La contribution indienne
à l’effort de guerre lors des deux guerres mondiales va largement y contribuer. En plus
des victimes indiennes du premier conflit mondial35, l’Indian Army36 a payé un lourd tribu

32  KESSEL J., La piste fauve, Gallimard, coll. Folio, 1954, 496 pages
33  Par exemple, le chanteur du groupe britannique Queen, Freddie Mercury, est né à Zanzibar d’un père,
travailleur gujarati parsi, qui y a émigré pour poursuivre son travail.
34  Celles-ci prennent la forme, par exemple, de nomination de conseillers indiens auprès du Vice-roi
britannique et l’établissement des conseils provinciaux. Ces conseillers auprès du Vice-roi britannique auront par
la suite dans l’administration indienne des postes d’importance. Par exemple, l’ambassadeur Narendra Sarila a
été le chef de cabinet de Lord Mountbatten et a, ensuite, occupé des fonctions éminentes au ministère indien
des affaires étrangères.
35  Engagée dans les Grands lacs contre les allemands mais surtout sur le front européen, l’ensemble des
forces expéditionnaires représente la seconde armée la plus importante avec 240 000 hommes et comptera près
de 62 000 morts.
36  En 1939, l’Inde a engagé 200 000 hommes et 2,5 millions en aout 1945.

52 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

lors de la Seconde Guerre Mondiale37 (36 000 soldats tombés au champ d’honneur –


64 354 blessés38). Le sang ainsi versé permettra à Mohandas Gandhi de négocier avec
le Gouvernement britannique tout en écartant Subhash Chandra Bose39.

A l’issue du dernier conflit mondial, Mohandas Gandhi met en œuvre sa politique


de non-violence et de désobéissance civile pour mener le pays vers la décolonisation.
Grâce à cette politique, l’Inde accède à l’indépendance le 15 août 1947. Ainsi, se
libère-t-elle du joug du Raj britannique mais elle doit opérer une partition donnant
naissance au Pakistan. Le 26 novembre 1949, l’Assemblée constituante adopte le projet
de Constitution rédigée par l’éminent juriste issu d’une caste intouchable, Bhimrao
Ramji Ambedkar et, le 26 janvier 1950, l’Inde devient, officiellement, une République
démocratique fédérale.

Alors que la jeune démocratie indienne balbutie, seuls le Libéria (1847), l’Afrique
du Sud (1910) et l’Égypte (1922) sont déjà indépendants. Une minorité d’États africains
ne parviendront à l’indépendance que dans les années 1950 (6 pays)40. Les autres, dans
une grande majorité, ne l’obtiendront que dans les années 60 (31 pays)41 tandis que sept
autres pays ne seront libres que dans les années 70, 80 et 9042.

Alors que 44 États africains sont, en 1950, encore dépendants d’un pays étranger,
l’Inde profite de son nouveau statut d’État souverain pour animer une communauté
d’intérêts face à l’hégémonie des deux superpuissances de l’époque, l’Union des

37  L’Indian Army a été engagé sur trois continents dont le continent africain pour combattre contre les
armées de Mussolini en Éthiopie, au Soudan, en Libye, en Tunisie et en Égypte.
38  CHHINA R., Indian War Memorials Around the World, Centre for Armed Forces Historical Research, United
Service Institution of India, 2014, 242 pages
39  Ce dernier était en opposition par rapport à Gandhi sur la posture à adopter vis-à-vis des britanniques
et a travaillé à un rapprochement avec les forces de l’Axe et allant jusqu’à fonder, avec l’aide du Japon, le
Gouvernement provisoire de l’Inde libre à Singapour.
40  Au cours de la décennie suivant 1950, la Libye (1951), le Soudan (1956), la Tunisie (1956), le Maroc (1956),
le Ghana (1957) et la Guinée (1958)
41  A partir de 1960, de nouveaux Etats africains sont indépendants comme le Cameroun, le Togo, le Mali,
le Sénégal, Madagascar, la République Démocratique du Congo, la Somalie, le Bénin, le Niger, le Burkina Faso,
la Côte d’Ivoire, le Tchad, la République centrafricaine, le Congo, le Gabon, le Nigéria, la Mauritanie en 1960,
la Sierra Leone et la Tanzanie (1961), le Rwanda, le Burundi, l’Algérie, l’Ouganda en 1962, le Kenya en 1963,
le Malawi et la Zambie en 1964, la Gambie en 1965, le Botswana, le Lesotho en 1966, le Swaziland, la Guinée
équatoriale en 1968.
42  Au cours des années 70, c’est autour de la Guinée Bissau d’y parvenir en 1973 puis du Mozambique,
de l’Angola, du Cap vert en 1975, de Djibouti en 1977. Le Zimbabwe en 1980 puis la Namibie en 1990 sont
indépendants.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 53
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) et les États-Unis d’Amérique. Un sentiment


de « premier de cordée » inspire alors le Premier ministre Jawaharlal Nehru dans sa
politique étrangère avec l’incarnation d’une troisième voie, celle du Mouvement des
Non-Alignés43. Exprimée lors de la Conférence de Bandung qui s’est tenue du 18 au 24
avril 1955, cette posture est portée par l’Inde et quatre États d’Afrique noire que sont le
Ghana, le Libéria, le Soudan et la Somalie aux côtés de la Libye et de l’Égypte.

Même si des tensions indo-africaines ont été observées bien avant44 cette
conférence, la cohésion des signataires indiens et africains à la Conférence de Bandung
a été par la suite battue en brèche. Certains mouvements africains de décolonisation
ont conduit des dirigeants politiques locaux à mettre en œuvre une politique de « dé-
indianisation » et de discrimination positive vis-à-vis de leur population locale. Ce fût
le cas, notamment, au Kenya et surtout en Ouganda45 à l’initiative d’Idi Amin Dada46.

Au Kenya, la diaspora indienne est ciblée, à partir de 1952, par le mouvement


insurrectionnel des Mau-Mau. Ce dernier fonde notamment sa lutte sur la réappropriation
par les Kenyans « originels » des terres appartenant à des Indiens « immigrés ». Selon
les partisans de ce mouvement, la communauté indienne a profité des richesses du
pays en exploitant, avec le blanc-seing de la couronne britannique, les terres agricoles
kenyanes. Onze ans plus tard, le Kenya est indépendant et les 132 000 Indiens d’origine
ont été contraints de choisir leur nationalité. Gardant à l’esprit les conflits agraires
passés, 82 000 d’entre eux auraient, selon les autorités indiennes, demandé un passeport
britannique tandis que les 50 000 autres auraient acquis la nationalité kenyane. Un tel
bouleversement n’a pas manqué d’avoir des répercussions sur la politique intérieure
indienne47.

Dans l’Ouganda précolonial, la diaspora indienne est très implantée dans le tissu
économique et commercial. Elle a un réel poids politique mais elle est toutefois perçue
comme prédatrice des richesses nationales et des emplois locaux. Dans une volonté

43 L’origine de ce terme revient à NEHRU qui l’a prononcé la première fois lors du discours de Colombo, en 1954.
44  Des tensions ont eu cours à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle que ce soit les manifestations
contre les indiens et notamment Gandhi en Afrique du Sud ou encore en Tanzanie à l’époque de la colonisation
allemande.
45  Afin de construire des lignes de chemin de fer, de Mombasa à Kisumu en 1901 ou vers Kampala en 1931,
l’Empire britannique s’est appuyé sur une main d’œuvre indienne pour réaliser ces ouvrages. A l’issue, certains
sont repartis vers l’Inde, d’autres ont fait souche en Ouganda ou dans les pays voisins.
46  MAZRUI A., The de-indianisation of Uganda : who is a citizen ?, in SMOCK D., Bentsi-Enchill K., In Search
of National Integration in Africa, London, 1976.
47  Haute Commission pour la Diaspora Indienne : http://indiandiaspora.nic.in/diasporapdf/chapter8.pdf

54 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

marquée de « dé-indianisation », le Président Idi Amin DADA publie un décret prévoyant


non seulement l’expropriation des terres appartenant aux Indiens mais aussi leur
expulsion sous 90 jours48. Le conglomérat ougandais Madhvani Group, créé en 1912
par le gujarati Muljibhai MADHVANI, est donc nationalisé49 en 1972. Cette décision est
motivée par le fait que l’entreprise familiale indienne tirait indument ses revenus de
l’exploitation de terres agricoles (sucre principalement). Expropriée, la famille Madhvani
ne retrouvera ses biens qu’en 198250.

3. La levée progressive des verrous pour le renouveau du lien


indo-africain

La chute du mur de Berlin en 1989 puis la dissolution du pacte de Varsovie en 1991


font vaciller le lien indo-russe et ouvre la voie à une libéralisation et à une globalisation
de son économie. Ce mouvement est d’autant plus prometteur pour une Inde étouffée par
la dette, pétrie d’idéaux d’économie administrée et amputée d’entreprises compétitives
et exportatrices.

C’est à cette période que le Ministre de l’Économie Manmohan Singh développe,


entre 1991 et 1996, une politique économique libérale dont les principaux résultats se
traduisent par des taux de croissance du PIB proche de deux chiffres. Sous l’influence
du Fonds Monétaire International (FMI), les gouvernements du Congrès (1991-1996)
puis du BJP (1998-2004) suppriment la «  licence raj  », dérégulent plusieurs secteurs
d’activités51, ouvrent le capital des entreprises indiennes à des sociétés étrangères52,
abaissent les droits de douane, créent des zones économiques spéciales et baissent
l’imposition sur les sociétés53. Ces mesures contribuent également à faire émerger des
capitaines d’industrie de très haut niveau ainsi qu’à revitaliser des entreprises familiales
alors en quasi faillites.

48  Par décret présidentiel du 4 aout 1972, le Président Idi Amin Dada donne 90 jours aux « Asians »,
principalement les indiens, de quitter les pays. Cette décision a été prise dans un contexte anti-indien car la
communauté d’affaires indiennes était accusée de « saboter » l’économie locale et « voler » les emplois des
jeunes ougandais désormais indépendants.
49  Au moment de l’expropriation, le chiffre d’affaires de l’entreprise allait jusqu’à représenter près de 10%
du produit intérieur brut de l’Ouganda.
50  FORREST T., Le retour des Indiens en Ouganda, Politique africaine 4/1999 (N° 76), p. 76-90
51  Parmi eux, peuvent être cités ceux de la sidérurgie, des mines, des transports aériens, des télécoms et
de la production d’électricité
52  Parmi eux, peuvent être cités ceux de la pharmacie, des télécoms, des infrastructures, de l’automobile
et du tourisme
53  L’imposition de l’impôt sur les sociétés est passée, entre 1990 et 2000, de 50% à 30%.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 55
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Exsangue en 1991, l’Inde retrouve ainsi, petit à petit, une bonne santé économique.
Le PIB par habitant double, passant de 1 380 USD à 2 420 USD, les Investissements
Directs Etrangers (IDE) représentent 1% du PIB et la réserve de change, asséchée en
1990, est de nouveau positive et atteint 50 milliards USD. La roupie indienne devient,
également, plus compétitive par rapport au dollar. Alors qu’elle ne s’échangeait que
pour 0,0571 dollar en 1990, elle passait à 0,2222 dollar en 200054. Cette amélioration
du taux de change a pour résultat de contribuer à lever les verrous constatés dans les
années 70 et 80 puis de stimuler fortement la croissance annuelle du PIB indien (8% en
1999, 10% en 2007, 7% en 2015)55.

Alors que la Chine devient un géant économique et un acteur de plus en plus


impliqué dans les relations interétatiques régionales et internationales, il devient vital
pour l’Inde de rechercher de nouvelles alliances avec l’Europe, l’Amérique du Nord,
l’Asie du Sud-est, le Moyen-Orient et l’Afrique pour financer et stimuler son économie.
A cet effet, le gouvernement indien, doit, simultanément, faciliter l’importation
d’hydrocarbures, acquérir des matériels militaires, assurer les transferts de technologie
tout en maintenant un rythme de croissance interne soutenu, en contenant l’inflation et
en modernisant son système éducatif, administratif, bancaire et judiciaire.

4. L’accélération des relations indo-africaines (depuis 2006)

Forte de bases économiques assainies et de réserves financières conséquentes,


l’Inde peut, alors, envisager une politique étrangère plus volontariste. Celle-ci s’est
construite en trois étapes : en 2006 au travers d’initiatives éparses, en 2008 puis en
2011 avec les Sommets Inde-Afrique et en 2010 autour d’un accord de libre-échange
avec plusieurs groupements régionaux.

En 2006, l’Inde s’est engagée dans l’India-Southern African Development Community


(SADC) aux côtés de 14 pays d’Afrique australe. La même année, plusieurs délégations
ministérielles indiennes ont participé au Economic Community of West African States
(ECOWAS), des dialogues bilatéraux ont, également, été organisés entre l’Inde et 11
États membres du Economic Community of Central African States (ECCAs) et, enfin, un
accord de commerce préférentiel et un Comprehensive Economic Partnership Agreement
ont été signés avec Maurice et la Southern African Custom Union (SACU).

54  Sur cette même période de temps, 1 dollar valait 17,49 roupies en 1990 contre 48,55 roupies en 2000
55  Données Banque mondiale

56 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

En 2008, l’Inde s’est engagée pour un régime de préférences tarifaires avec les
Pays les Moins Avancés (PMA) africains et elle a renforcé son enveloppe budgétaire de
coopération à destination des États du “Cotton 4” (Tchad, Burkina Faso, Mali et Bénin).
En 2010, elle a aussi entamé des discussions en vue d’un Accord de Libre-Échange avec
la Common Market for Eastern and Southern Africa (COMESA).

En 2013, deux rendez-vous économiques entre l’Inde et l’Afrique ont été, coup sur
coup, organisés, l’un à New Delhi en mars 2013 (« CII-EXIM Bank Conclave on India-Africa
Project Partnerships ») et l’autre à Marrakech en mai 2013 (« India-Africa Partnership
Day ») en marge de l’Assemblée Générale de la Banque africaine de développement. En
parallèle à ces initiatives économiques, des démarches politiques ont été, également,
entreprises.

La mère de celles-ci est la candidature de l’Inde au Conseil de Sécurité des Nations


Unies. Sous l’initiative du Premier ministre Atal Vajpayee, Delhi entend, à partir de 1998,
cultiver ses relations diplomatiques en Afrique pour soutenir cette candidature, dont
le succès est contraint à la majorité des 2/3 des votes des membres de l’Assemblée
Générale des Nations Unies (AGNU). Selon les autorités indiennes, une quinzaine
d’États africains se sont engagés à soutenir cette initiative et elles espèrent encore
augmenter ce nombre.

Dans un tel contexte, le lancement du 1er Sommet Inde-Afrique en 2008, sur une
base trisannuelle, a été un moment fort de l’affirmation des ambitions internationales
de l’Inde. Trois sommets indo-africains ont eu lieu : le premier à New Delhi en 2008, le
second à Addis-Abeba en 2011 et le troisième à New Delhi en 201556. Comme la France,
la Chine et le Japon, l’Inde a désormais “son” sommet africain. Jusqu’à présent, l’Inde
avait privilégié une relation avec l’Union sfricaine et les organisations sous-régionales
où seuls les secrétariats et les présidences étaient invités (avec les pays fondateurs du
NEPAD), au détriment de relations bilatérales. En 2015, ce principe est battu en brèche
au profit de relations bilatérales.

A un niveau inférieur, les déplacements ministériels semblent se renforcer tout


comme les représentations diplomatiques entre l’Inde et l’Afrique. Début 2012, les
visites bilatérales se sont multipliées avec la visite à Delhi des Présidents Malien et
Seychellois ainsi que du Premier Ministre Mauricien. Des ambassades africaines ont

56  Le rythme triennal a été interrompu en 2014 à cause du virus Ebola sévissant en Afrique de l’Ouest. Il a
donc été reporté à 2015.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 57
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

été récemment ouvertes à Delhi par le Niger, le Mali et la République du Congo. L’Inde
étoffe ainsi, progressivement, son réseau diplomatique en Afrique. Elle vient d’ouvrir
une ambassade à Bamako au Mali et une autre à Djouba, au Sud-Soudan57 traduisant
ainsi sa volonté d’implantation durable sur ce continent.

Cependant, une photographie, actuelle et globale, de la présence indienne en


Afrique en présente un paysage plus contrasté. L’Afrique représente un espace
d’investissements d’importance pour les entreprises indiennes puisque l’Inde y
représente désormais la 4ème force d’Investissements Directs Etrangers avec un stock
de 34 milliards USD d’investissements répartis entre plusieurs États africains. L’Inde a
une forte exposition commerciale vis-à-vis de certains pays africains exportateurs de
produits pétroliers car 20% de ses importations de pétrole brut proviennent d’Afrique.
Les échanges commerciaux de biens entre l’Inde et l’Afrique sont aussi en très forte
croissance depuis dix ans : de 4,5 milliards USD en 2000, ils ont atteint 70 milliards
USD en 2011 d’après les autorités indiennes (en incluant l’Afrique du Nord) et devraient
atteindre 90 milliards USD, en 2015. Enfin, la diaspora indienne est toujours aussi bien
implantée sur ce continent avec ses 2,2 millions membres. Ceux-ci rapatrient chaque
année 4% du montant total des capitaux rapatriés par les Indiens vivants à l’étranger (le
montant total a représenté 3% du PIB de l’Inde - 2012)58.

II. Les réalités de la puissance de l’Inde en Afrique

1. Mise en perspective de la politique africaine de l’Inde

L’Inde n’a ni les mêmes capacités ni les mêmes ambitions que certains de ses
voisins et a, parfois, des complexes, au point qu’elle éprouve des difficultés pour se
projeter politiquement sur la scène internationale. L’ancien Ministre du Congrès, Salman
Khurshid, disait « no foreign policy please, we’re indian » à l’évocation de la politique
étrangère indienne. Et pour cause, l’Inde ne se passionne que pour ses relations avec le
Pakistan et avec le Sri Lanka eu égard aux implications intérieures qu’elles impliquent.
Par ailleurs, l’Inde doit engager un avenir acceptable pour 1,2 milliard d’Indiens et pour
cela elle doit combler les profondes fractures sociales traversant le pays et relancer une
économie inadaptée à l’environnement international.

57  Soudan du Sud


58  Données Banque mondiale – Toutefois, il faut apprécier cette part au regarde de celle générée par la
diaspora indienne présente aux USA, qui est de 38%.

58 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

Dans son ouvrage Pax Indica59, l’homme politique indien Shashi Tharoor (député à
la Lok Sabha et membre du parti du Congrès) prend une position claire sur la place de
l’Inde vis-à-vis de l’Afrique. Selon lui, la question de l’accès aux ressources (minerais
et énergie) est au cœur des intérêts indiens vis-à-vis de l’Afrique et appelle à un
engagement renforcé de la part de son pays. A cet effet, et toujours selon lui, l’Inde doit
à cet égard continuer de développer son aide publique en Afrique, ce qui constitue un
outil de « soft power » du premier intérêt. Il ajoute, en outre, que l’aide indienne serait
mieux acceptée par les Africains que d’autres, car elle irait dans le sens de l’Histoire.

2. Les leviers d’actions de la politique africaine de l’Inde

L’Afrique est définitivement un point d’appui pour permettre à l’Inde d’atteindre le


statut de puissance mondiale. La politique étrangère indienne travaille à la consolidation
de la présence de l’Inde dans l’océan Indien, à rassembler les votes africains des
Nations Unies pour acquérir son statut de membre permanent du CSNU et à soutenir
les initiatives d’entreprises privées indiennes sur le continent africain. Le changement
de posture qu’est en train d’opérer New Delhi à propos de l’animation de la diaspora
indienne en Afrique en est un bon exemple.

Cependant, South Block a encore des leviers d’action qui sont sous-utilisés. Ceci
est illustré par la culture indienne dans la mesure où elle ne rayonne pas ou peu sur
le continent africain. Il en est de même sur le modèle de société et des institutions
indiennes. Ce sont autant d’éléments qui ne sont pas ou peu mis en valeur par les
autorités indiennes pour animer cette politique étrangère vis-à-vis des Etats africains.

Il est clair que l’Inde possède des vecteurs d’influence certains (militaire, politique
et économique) mais se pose la question de leur réalité, de leur vélocité et de leur
endurance. L’Indian Navy devient une force océanique mais elle manque de moyens
techniques, d’hommes et d’équipements. Les relations politiques indo-africaines ont
été fondées sur des valeurs fortes et engageantes mais le Ministère indien des Affaires
Extérieures est limité tant en hommes qu’en moyens pour réellement donner un impact
sur l’animation de cette politique. La puissance économique indienne en Afrique est
de plus en plus présente en Afrique mais les entreprises indiennes sont soit pas assez
présentes ou ont eu mauvaise presse soit n’ont pas eu les moyens de développer leurs
activités.

59  THAROOR S., Pax Indica: India and the World of the 21st Century, Penguin Books India, 2013, 456 pages

DIALOGUES STRATÉGIQUES 59
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Ce tableau est d’autant plus clair lorsqu’il est mis en cohérence avec l’implication
chinoise en Afrique. Il est vrai que l’aide publique au développement pilotée par Pékin,
les capacités d’exportations des entreprises chinoises comme des moyens financiers
des établissements bancaires publics chinois, rendent la puissance indienne assez
nuancée.

3. Les atouts de la politique africaine de l’Inde

L’Inde possède les atouts pour conquérir les cœurs de l’Afrique. En effet, New Delhi
n’exploite pas assez trois vecteurs d’influence pour asseoir sa puissance en Afrique. La
culture en est le premier élément car les instituts culturels sont très limités et, même
si la journée internationale du Yoga participe à cet élan de diffuser la culture indienne,
la richesse, la profondeur et la diversité de la culture indienne mériterait d’être mieux
portée vers l’Afrique. La diaspora indienne est en train d’être remobilisée par les soins
de Narendra Modi et celle-ci doit pouvoir être mieux coordonnée et soutenue pour faire
rayonner l’identité et la culture indienne. Celle-ci est déjà très implantée et participe
au développement social et économique de plusieurs Etats africains. Enfin, le modèle
institutionnel indien doit servir à porter des messages de démocratie, d’équilibre des
pouvoirs et d’alternances politiques réussies et régulières dont pourraient s’inspirer
plusieurs Etats africains. Là encore, l’Inde a un rôle à jouer et c’est d’ailleurs ce qui la
différencie d’un autre concurrent de taille, la Chine.

Jawaharlal Nehru avait une politique étrangère ambitieuse portée par des valeurs
fortes mais n’avait pas les moyens économiques et financiers pour élever plus haut
l’ambition de l’Inde d’être une puissance qui compte. A présent, Narendra Modi a entre
les mains plusieurs leviers économiques que Jawaharlal Nehru n’avait pas mais il doit
reconquérir les idées et l’élan que constituait ces valeurs nehruviennes pour justement
conjuguer la force des moyens économiques et politiques.

Face à une concurrence chinoise très présente, l’Inde se cherche des alliés pour
pallier à ses déficits. L’Alliance Solaire en est un bon exemple au même titre que le
Asia-Africa Growth Corridor. L’idée de la manœuvre est bien de créer un élan politique
fondé sur des valeurs de préservation de la planète et de développement économique
et humain mutuellement bénéfiques. Ces deux initiatives peuvent être interprétées
comme, justement, une volonté de conquérir les cœurs et les esprits africains par un
développement commun conduit dans une relation horizontale et égale. Ces marqueurs
politiques, s’ils parviennent à imprimer ces cœurs et ces esprits, auront une force
puissante pour faire naître des opportunités commerciales et économiques pour les

60 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

entreprises indiennes.

4. Les trois chantiers conditionnant la réussite de la politique


africaine de l’Inde

Le premier est celui de son implication dans les opérations de maintien de la paix et
plus largement son énergie à obtenir un siège de membre permanent au CSNU. L’Inde est
l’un des trois principaux contributeurs en termes de soldats déployés et ce déploiement
lui donne une lisibilité sur le continent africain, parfois à bon escient. Toutefois, se pose
plusieurs interrogations sur la pérennité de ces opérations eu égard à celles menées ces
dernières années de façon unilatérale par des coalitions. Il n’y a pas de doute sur les
débats actuels entourant ces opérations et se pose ainsi la question de l’implication des
casques bleus indiens. Dès lors, c’est une part non-négligeable de l’effort indien qui est
remis en cause pour justifier sa volonté d’accéder au CSNU.

A ce propos, cette instance est, elle-aussi, sujette à caution. L’objet de ces


interrogations portent sur son efficacité et la volonté réelle des membres permanents
d’ouvrir le « Saint des Saints » de la puissance mondiale. Comme l’Afrique joue un rôle
non négligeable dans la politique étrangère indienne pour y accéder, quelle sera la place
de ce continent si l’Inde parvient à obtenir ce siège de membre permanent ? Les initiatives
récentes que constituent le forum des BRICS et de leur banque de développement ou
encore l’intégration en juin 2016 de l’Inde à l’Organisation de Coopération Shanghai
représentent autant d’alternatives dans laquelle New Delhi peut se retrouver et avoir
un rôle majeur. Dans une telle configuration, la Act East Policy de Narendra Modi prend
tout son sens et le lien indo-africain ne se résumera qu’à la relation Inde-Afrique du Sud,
c’est-à-dire celle des BRICS ou du forum IBSA.

Le second est relatif à la politique étrangère indienne du « non-alignement ». Cet


héritage de Jawaharlal Nehru et de la famille Gandhi appelle à être nuancé à l’heure
où la situation indienne, intérieure et extérieure, est différente tout comme le style de
gouvernance de Narendra Modi, d’ailleurs. Or la remise en question de ce principe
directeur de la politique extérieure indienne appelle une remise en cause d’attitudes,
de positions et de partis pris des autorités indiennes sur la scène internationale et au
premier rang duquel l’Afrique. Dans son discours de la Conférence de Colombo en 1954,
Jawaharlal Nehru énonce les cinq principes (Panchsheel) qui donneront les fondements
du non-alignement : respect mutuel envers l’intégrité du territoire et la souveraineté
de chacun  ; non-agression mutuelle  ; non-interférence mutuelle  ; égalité et bénéfice
mutuels et coexistence pacifique.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 61
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

La confrontation entre ces cinq principes et la politique étrangère indienne en


Afrique est riche de sens. Dans les discours politiques de Narendra Modi, il apparait
clairement que l’égalité et les bénéfices mutuels comme la coexistence pacifique sont,
de son point de vue, des piliers de la relation indo-africaine. C’est d’ailleurs ce que l’Inde
souhaite à propos de la conception de l’océan Indien. Toutefois, les trois autres points
sont sujets à discussion. La reprise en main de la diaspora indienne pourra, à certains
égards, être interprétée comme une forme d’ingérence indienne dans certains pays. Cela
a été dénoncé, violemment, dans le passé. En ce qui concerne l’intégrité territoriale et
la souveraineté, l’Inde déploie des efforts militaires pour installer des stations d’écoute
et de renseignement dans les îles de l’océan Indien, avec les Seychelles, Maurice ou
encore Madagascar. Les escales navales indiennes sur la côte Est de l’Afrique ne sont ni
innocentes ni dénouées d’arrière-pensées. A contrario, l’Inde n’a pas souhaité prendre
part à la coalition militaire au Mali et en Libye au nom du principe de l’intégrité mais
New Delhi a gardé un œil attentif avec ses partenaires stratégiques quant à l’évolution
de la situation militaire et sécuritaire. Dès lors, il est difficile d’affirmer que Narendra
Modi pourfend les principes nehruviens, ni qu’il les adopte en Afrique.

En définitive, le point commun entre cet héritage et le modèle d’action incarné


par Narendra Modi est celui de l’autonomie stratégique. S’inscrivant dans ce que
Manmohan Singh a précédemment entrepris, notamment avec l’accord nucléaire avec
les Etats-Unis, l’actuel Premier ministre recherche les moyens pour que l’autonomie
indienne soit garantie et préservée. Dans ce cadre, l’Afrique participe à cette recherche
d’autonomie mais l’environnement est plus que changeant, notamment avec l’initiative
chinoise One Belt, One Road ou le silence de Donald Trump sur cette partie du monde.
Le principe d’autonomie est défensif alors que la partie adverse, vue de New Delhi, est
active et avance. C’est peut-être la raison pour laquelle Narendra Modi a récemment
avancé le principe hindou de vasudhaiva kutumbakam qui signifie que « le monde est
une seule famille ». Cette manœuvre permet d’impliquer les autres parties prenantes
et de tenter de fédérer les autres initiatives étatiques derrière l’Inde. C’est tout le sens
de l’Alliance solaire ou de son implication dans la COP 21. Là aussi, l’Afrique a toute sa
place dans les empreintes que l’Inde souhaite imprimer sur ce continent. Se pose alors
la question de savoir si cette initiative, très récente, obéit plus à une logique de faire
de l’Inde une puissance accomplie parmi les grandes puissances ou si elle cherche à
promouvoir les principes nehruviens d’un ordre mondial juste, sûr et équilibré. Or les
deux sont difficilement compatibles.

Le troisième et dernier chantier auquel l’Inde doit apporter des réponses est relatif à
ses propres contraintes intérieures qui sont de trois ordres.

62 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

Le premier est la situation au Cachemire et donc sa relation avec le Pakistan. Tant


que l’Inde n’aura pas tranché cette question, sa politique étrangère sera hésitante sur
les questions d’intégrité territoriale et de souveraineté. En Afrique, ces sujets sont
nombreux et continueront à émerger. Se posera donc la question de sa puissance
militaire et sa capacité à projeter des forces sur des théâtres africains comme une
puissance est capable de faire.

Le second est celui relatif à ses entreprises privées. La puissance économique


indienne ne pourra s’exprimer sur des marchés étrangers, y compris africains, que si
ces entreprises se développent. Or ce développement est contraint par des normes
juridiques, comptables, fiscales et bancaires qui, aujourd’hui, ne sont pas de nature à
leur donner suffisamment de capacités d’investissement pour entreprendre des marchés
étrangers. Les plus grands conglomérats indiens sont présents en Afrique mais leur
nombre est insuffisant pour que l’Inde ait les moyens de sa puissance économique
en Afrique. C’est pourquoi, New Delhi est en train d’opérer ce changement avec, par
exemple, la Good & Service Tax.

Le troisième porte sur le développement même de l’Inde. Il existe de très nombreux


projets d’infrastructures, sociaux et industriels qu’il convient de mener pour que l’Inde
puisse abaisser les taux des indicateurs humains de développement. La dépense
publique indienne est orientée vers le développement intérieur du pays et ces
investissements ne sont pas orientés vers des marchés extérieurs comme l’Afrique.
Dès lors que l’Inde aura résolu cette problématique de développement, qui va l’animer
pendant les deux prochaines décennies, elle ne pourra pas suffisamment exprimer sa
puissance économique et politique vers l’étranger, y compris l’Afrique.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 63
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Conclusion

L’Afrique est un excellent exemple de ce que la politique étrangère indienne est et


doit être. Concurrencée sur ce territoire, l’Inde possède des avantages indéniables et
sous-exploités dont elle pourra bénéficier si elle arrive, dans le même temps, à accentuer
ses empreintes militaire, économique et politique sur cette zone tout en résolvant ses
propres contingences.

L’Inde est la 3ème force militaire mondiale par le nombre de soldats, le 5ème budget
mondial de défense, la 3ème économie mondiale par son PIB et elle n’est ni membre
permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies ni du G7. Au travers de ce que
l’Inde est en train de réaliser avec et en Afrique, elle cherche à matérialiser ce qu’elle
souhaite. En 2007, Manmohan Singh formulait pour son pays ce souhait au moment de
l’accord nucléaire américain (« due place in global councils »60). En 2017, Narendra Modi
décrit une ambition pour son pays comme un « leading power »61. Gageons qu’en 2027,
le prochain Premier ministre indien fasse le constat d’une Inde conquérante continuant
à apporter une stabilité mondiale.

60  “This Agreement does not in any way restrict our strategic autonomy”, The Hindu, 14 août 2007
61  India as a leading power: Shaping the Development Narrative at Home and Abroad, Narendra Modi, 7
avril 2017

64 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

Evaluation de la stratégie économique de


l’Inde en Afrique
Moubarack LO

Depuis plusieurs décennies, l’architecture géostratégique internationale est


caractérisée par une lente révolution, avec le recul des Etats-Unis et l’entrée sur la
scène internationale de nouvelles puissances telles que l’Inde qui développent
progressivement des stratégies multiformes pour renforcer notamment leur poids dans
l’économie mondiale.

Sur le plan économique, l’intérêt que l’Inde porte à l’Afrique procède de deux
logiques:

• Faiblement dotée en ressources naturelles propres, l’Inde peut premièrement tirer


profit de potentiel de ressources naturelles de l’Afrique. Elle pourra ainsi satisfaire
sa demande énergétique (pétrole, gaz) et ses besoins de croissance économique
(exemple: phosphate pour l’engrais);
• L’Inde peut profiter de l’expansion continue du marché africain et exporter ses
produits industriels et ses services (pharmacie, biens de transport, services de
télécommunications, construction).

I. Atouts et contraintes de l’Inde en afrique

1. Les atouts de l’Inde

L’Inde affiche l’une des croissances économiques les plus dynamiques au monde ces
dernières années. Sur la période 2009-2016, le pays a connu une croissance moyenne
de 7,5% (graphique1). En 2016, l’Inde a enregistré une forte croissance économique de
près de 8% et dépasse la Chine, depuis 2014, en termes de croissance économique.

Avec un tel dynamisme dans le rythme d’évolution de son produit intérieur brut,
l’Inde devient progressivement une puissance économique. En 2016, le pays se classait
septième économie mondiale avec un PIB de 2,46 trillions de dollars en 2016, derrière

DIALOGUES STRATÉGIQUES 65
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

des puissances économiques traditionnelles telles que les Etats-Unis, la Chine, le


Japon, l’Allemagne, la France et la Grande Bretagne (graphique 2).

Graphique 1  : Evolution du taux de croissance réel du PIB (%) de la


Chine et de l’Inde

Source : Banque Mondiale, World Development Indicators

Graphique 2 : PIB en 2016 (en trillions dollars constants 2010) des dix
premières puissances économiques mondiales

Source : Banque Mondiale, World Development Indicators

66 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

Ces performances sont le résultat d’un processus continu de réformes lancé en 1991
et une ouverture au monde après une période caractérisée par une économie fermée et
protectionniste.

Selon les prévisions de PwC, en 2050 (graphique 3), l’Inde sera la troisième puissance
économique mondiale derrière la Chine, ce qui concrétiserait l’extraordinaire expansion
économique en cours dans le pays.

Graphique 3 : Projections du PIB en 2050

Source : Cabinet PwC

L’Inde présente de nombreux atouts qui la différencient de la Chine. En effet, du


fait d’une dynamique démographique favorable, l’Inde enregistre une forte baisse du
ratio de dépendance. L’Inde est le deuxième pays le plus peuplé au monde avec une
population estimée à 1,324 milliards d’habitants en 2016 (graphique 4).

DIALOGUES STRATÉGIQUES 67
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Graphique 4 : Population des 10 pays les plus peuplés en 2016

Source : Banque Mondiale, World Development Indicators

Ainsi, l’Inde, qui était déjà une puissance régionale, est devenue depuis une
quinzaine d’années un géant économique incontournable.

Le dynamisme de l’économie indienne est en partie le fruit d’une forte compétitivité


de l’économie et d’une diversification intense de ses exportations. Depuis 2014, la
compétitivité de l’économie indienne s’améliore et le gap se réduit avec la Chine.
En 2016, l’Inde s’est classée 37ème économie la plus complexe au monde avec 354
produits exportés possédant un avantage comparatif révélé (graphique 5) :

Graphique 5 : complexité et compétitivité de l’économie indienne

Source : COMTRADE, World Economic Forum

68 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

2. Les contraintes de l’Inde

Cependant, malgré tous ces atouts économiques, l’Inde fait face à de nombreuses
contraintes qui freinent quelque peu son essor dans ses relations économiques avec
l’Afrique. La première contrainte et la plus déterminante est la vive concurrence
des autres puissances (Etats Unis, Europe, Chine, Japon, Canada) pour l’accès aux
ressources et aux marchés du continent africain. Cette forte concurrence des principales
puissances économiques et politiques mondiales est exacerbée par le fait que l’Inde
demeure un pays en développement avec ses propres défis intérieurs. Cela limite de fait
ses capacités de financement dans certains grands projets en Afrique.

II. Strategies deployees par l’Inde


Au regard de toutes ces opportunités, atouts et contraintes, l’Inde a élaboré et déployé
une stratégie africaine pour se faire une place en tant que partenaire économique de
choix du continent.

Sur le plan diplomatique, l’Inde a multiplié les sommets Inde/Afrique depuis 2008.
Le premier sommet s’est tenu à New Delhi en 2008, suivi du sommet d’Addis Abeba en
2011 au siège de l’Union africaine. Le plus récent sommet s’est tenu en 2015 à New
Delhi et l’Inde prévoit tenir un 4ème sommet Inde/Afrique en 2020. Ces sommets sont
des plateformes stratégiques permettant à l’Inde de sceller des relations économiques
et commerciales fortes avec les pays africains.

D’un autre côté, l’Inde offre à l’Afrique une coopération financière et technique très
diversifiée prenant plusieurs formes, notamment : (i) Octroi de lignes de crédit pour le
commerce et l’investissement; (ii) Bourses d’études en Inde (en formation initiale et
continue); (iii) Centres de formation technique construits en Afrique; (iv) Electrification
solaire; (v) Services de santé à distance, en utilisant les technologies de l’information.

Par ailleurs, il faut souligner que de plus en plus de grands groupes indiens
étendent leurs présences sur le continent africain, notamment dans les domaines des
télécommunications, de la manufacture, de l’énergie, de la pharmacie et de la sidérurgie.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 69
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

III. Performances de l’Inde en afrique


Nous analysons dans cette section la performance commerciale et des
investissements de l’Inde sur le continent africain, en comparaison avec son concurrent
le plus important, la Chine.

1. Au niveau commercial

Sur le plan commercial, les échanges de l’Inde avec l’Afrique ont connu une
importante expansion depuis 2000 avec une augmentation de plus de 7 fois en 15 ans.
En 2016, les exportations de l’Inde sont de l’ordre de 21,8 milliards de dollars contre
89,8 milliards de dollars pour la Chine.

Graphique 6  : Evolution des exportations de l’Inde et de la Chine


(milliards de dollars)

Source: Trademap

L’Inde et la Chine s’affronte sur des marchés presque identiques. Les trois principaux
partenaires africains de ces deux pays sont les mêmes : l’Afrique du Sud, l’Egypte et le
Nigeria (graphique 7).

70 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

Graphique 7 : Principaux marchés pour l’Inde et la Chine en Afrique

Source : Trademap

Alors que le Chine privilégie les exportations d’équipements mécaniques et de


matériel roulant, l’Inde quant à elle s’investit dans l’exportation de combustibles et de
produits pharmaceutiques.

Graphique 8 : Principaux produits exportés par l’Inde et la Chine vers


l’Afrique

Source : Trademap

A l’importation, l’Inde reste également un moindre partenaire que la Chine, même


si le gap est moins important que celui des exportations. En 2016, l’Inde importait pour
25,9 milliards de dollars, contre 54,7 milliards de dollars pour la Chine.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 71
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Graphique 9 : Importations de l’Inde en provenance d’Afrique en 2016:

Source : Trademap

Cependant, l’examen de la structure des importations des deux pays montre qu’ils
ont les mêmes intérêts. En effet, autant l’Inde que la Chine importe principalement des
combustibles, des pierres précieuses et des minerais (graphique 10)….

Graphique 10  : Principaux produits importés en provenance d’Afrique


en 2016

Source : Trademap

Il va donc de soi que les principaux partenaires africains de l’Inde et de la Chine


soient les pays les plus dotés en ressources minières et pétrolières. Il s’agit notamment
de l’Afrique du Sud, du Nigeria et de l’Angola.

72 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL

Graphique 11 : Principaux fournisseurs de l’Inde et la Chine parmi les


pays africains en 2016

Source : Trademap

2. Au niveau des investissements

Sur le plan des investissements, l’Inde a connu des performances en dents de scie.
Sur la période 2008-2016, les investissements directs de l’Inde en Afrique ont connu un
pic de près de 12 milliards de dollars en 2010 et un creux d’un peu plus de 2 milliards
en 2009 (graphique 12).

Graphique 12 : Evolution des IDE de l’Inde en Afrique entre 2008 et 2016
(en milliards de dollars)

Source : Malancha Chakrabarty, ORF Working Paper, May 19, 2017, à partir des données de la Reserve
Bank of India

DIALOGUES STRATÉGIQUES 73
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Sur la période 2008-2016, l’Afrique représentait cependant 21% dans les IDE de
l’Inde dans le monde, ce qui montre l’intérêt particulier que l’Inde porte à l’Afrique, se
classant 5ème investisseur étranger (en flux) en Afrique. La principale destination des
investissements de l’Inde en Afrique est l’Île Maurice qui représente plus de 90% des
IDE africains de l’Inde.

Graphique 13 : profil des IDE de l’Inde

Source : Malancha Chakrabarty, ORF Working Paper, May 19, 2017, à partir des données de la Reserve
Bank of India

IV. Perspectives
A l’issue du 3ème sommet Inde/Afrique, de fortes décisions ont été prises et ont pour
seul objectif de relancer la coopération entre les deux zones. Parmi les résolutions prises,
nous notons principalement : (i) l’octroi de nouvelles lignes de crédit concessionnelles
pour un montant de 10 milliards de dollars sur 5 ans; (ii) l’octroi de 50 000 bourses
aux étudiants africains entre 2016 et 2020; (iii) le renforcement de la collaboration
dans la recherche, l’utilisation et le développement des technologies appropriées et
dans les secteurs émergents et à haute technologie; (iv) l’accélération de la mise en
œuvre du régime de préférences tarifaires en franchise de droits offert par l’Inde; (v) le
développement de la coopération dans tous les secteurs d’activités.

74 DIALOGUES STRATÉGIQUES
III : LES RELATIONS INDE-CHINE

Rivalités, coexistence, et perspectives de


coopération sino-indienne
El Mostafa Rezrazi

Une longue dynamique de coopération et d’antagonisme

Les relations sino-indiennes englobent plusieurs aspects qui se renforcent


mutuellement. Les deux géants asiatiques entretiennent des interactions culturelles
et civilisationnelles, qui ont une résonance politique, avec des enjeux stratégiques et
sécuritaires, ainsi que des rapports économiques d’envergure.
Les échanges culturels et philosophiques occupent une place très importante dans
ces relations. Les activités commerciales par voies terrestre et maritime renforcent ces
liens entre les deux empires depuis des siècles. Cependant, ces activités commerciales
n’ont jamais été seulement économiques car elles embrassaient des idées aussi bien
que des marchandises.

L’histoire nous enseigne, qu’il y eût depuis l’année 65 apr. J.-C. un flux régulier de
missionnaires bouddhistes de provenance de l’Inde vers la Chine, tels que Kashyapa
Matanga et Dharmaratna Gobharana, qui ont été suivis par d’autres savants comme
Kumarajiva, tandis que des visites furent entamées par des savants chinois également
attirés par l’Inde. Parmi eux, on peut citer Faxian (340-418) et Xuanzang (602-664), qui
ont transcrit leurs voyages, constituant une source importante de l’histoire religieuse
sociale et politique de l’Inde ainsi que de l’Afghanistan.

La nature structurelle des deux États en termes de positionnement géographique, de


leur rôle civilisationnel, de leur poids démographique, et de leur stature politique dans
la zone d’Eurasie a rendu leurs performances si complexes qu’elles ne concordent pas
avec les règles classiques de gouvernance des relations de voisinage entre les pays.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 75
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

1. Historique

L’histoire contemporaine de l’Inde et de la Chine peut être résumée en des évolutions


caractérisées par une certaine similitude par des interactions effectives. Pour souligner
cette similitude entre la trajectoire des deux pays, il y a lieu de rappeler que les deux
pays ont été la cible de puissances étrangères coloniales, et plus particulièrement celle
exercée par la Grande-Bretagne. Le pays avait réussi  à contrôler l’Inde depuis 1840.
A la même période, la Chine a été également une cible pour la Grande-Bretagne qui
enclencha la première guerre d’Opium (première guerre d‘Opium de 1839 à 1842)62, sous
prétexte de liberté de commerce. En 1842, la Chine cède et signe le traité de Nankin,
première étape d’une série de traités inégaux, et premier indicateur de la faiblesse de
la dynastie Qing63. Peu de temps après, la Chine se révolte contre les agissements de
la Grande-Bretagne qui intervient et impose ses volontés au gouvernement chinois, lui
infligeant une autre défaite lors de la seconde guerre de l’Opium (1856-1860).

Le sort de ses deux pays allait produire une connivence intellectuelle pour s’opposer
à la Grande-Bretagne. Du côté de l’Inde, il y a lieu de signaler qu’à la suite de la création
du Congrès national indien en 1885, la montée du nationalisme indien a favorisé la
coopération et la collaboration entre les nationalistes des deux pays. Ceci s’opéra à la
fois lors des dernières années de la dynastie Qing, et après la révolution libérale de 1911
en Chine. Les idées de Gandhi et de Tagore furent largement répandues parmi les élites
chinoises. Des opérations ont été menées conjointement par plusieurs nationalistes
chinois et indiens contre la présence britannique dans les deux pays, et en partie contre
la présence japonaise en Chine.64

Pendant la période qui a suivi l’indépendance de l’Inde et la victoire de Mao Tsé-


Toung et la mise en place d’un nouveau régime communiste, la coopération entre les
deux pays a évolué dans le sens d’un renforcement. Il fut question de renforcer la
coopération politique pour atténuer les répercussions de la Deuxième Guerre mondiale

62  Au début du 19e siècle, le commerce illicite de l’opium devient sans surprise la principale activité entre
l’Inde britannique et la Chine
63  La dynastie Qing a connu un long déclin, fragilisée tant par les conflits internes que par les pressions
internationales, et finalement renversée par la révolution chinoise de 1911. Le règne de la dynastie Qing a pris fin
le 12 février 1912, avec le renversement du dernier empereur Puyi 溥儀
64  Les activités et les connexions des deux nationalistes indiens Subhas Chandra Bose (1897 - 1945) et
Mohammed Barakatullah à Tokyo ont contribué à la création d’alliances complexes entre certaines factions
du mouvement national indien et de l’empire japonais. Attendu que le Japon pendant l’ère de Meiji a appuyé
l’opposition indienne contre la présence britannique, ce qui a amené plus tard certaines de ces factions à
s’abandonner leurs soutiens à la résistance chinoise contre la présence japonaise en Chine.

76 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

sur les pays du continent asiatique et leurs économies. Il a été question également
de coordonner les efforts de solidarité avec les mouvements nationalistes en Asie,
en Afrique, et en Amérique Latine. Les deux pays ont œuvré pour le renforcement de
la coopération bilatérale, notamment en se focalisant sur la consolidation de leurs
relations de voisinage.

L’Inde et la Chine partageaient des relations stratégiquement très équilibrées. Dans


les années 1950, l’Inde s’est associée aux programmes d’action américains visant à
occuper la Chine par la déstabilisation du Tibet. Lorsque ces manœuvres ont provoqué
une révolte ratée et la fuite du Dalaï-lama du Tibet en 1959, l’Inde est devenue par
conséquent le pays-hôte d’un « gouvernement tibétain en exil ».

En 1961, Nehru adopta une « politique avant-gardiste » de contestation militaire


pour tenter d’imposer les revendications territoriales dans les zones situées au nord
de la ligne de contrôle chinoise dans l’Himalaya. L’Inde indépendante était, comme
l’Inde britannique, déterminée à défier son contrôle du Tibet - cette fois-ci avec les
encouragements américains et soviétiques. La Chine repoussa les forces indiennes de
la frontière en 1962.

Il convient néanmoins de prendre en considération que lors des périodes


postcoloniales, l’édification, la reconstruction et l’unification des états nécessitent
souvent des formes de mobilisation, de diffusion omniprésente de valeurs - pouvant
entraîner au durcissement de la gestion relationnelle des états. Il est ainsi opportun de
rappeler que les projets de reconstruction des périodes postcoloniales ont aiguisé les
tensions entre les Etats concurrents et une nouvelle reconfiguration géopolitique est en
phase de se dessiner.

L’Asie du Sud est en pleine transformation géopolitique à la suite de plusieurs


évolutions simultanées: la Chine monte, à la fois économiquement et militairement, et
accroît ses efforts pour répandre son influence commerciale et diplomatique dans toute
l’Eurasie; l’Inde se relève et s’efforce de travailler avec l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-
Est; et les États-Unis tentent d’adapter leur propre stratégie aux nouvelles dynamiques
de pouvoir de l’arc de l’Asie du Pacifique à l’océan Indien. Les relations entre la Chine
et l’Inde se sont détériorées après 1962, lorsqu’une guerre de courte durée éclata, jetant
de l’ombre sur la relation entre les deux pays pour une période considérable.

Il est important de mentionner que la crise des missiles de Cuba (16-28 octobre 1962)
a coïncidé avec cette guerre sino-indienne et que les États-Unis et l’Union soviétique se

DIALOGUES STRATÉGIQUES 77
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

sont affrontés, bien que l’Inde n’ait reçu aucune aide de ces deux puissances mondiales
jusqu’à la résolution de la crise des missiles de Cuba. Soulignons que la guerre de 1962
a également été marquée par le non-déploiement de la marine ou de l’armée de l’air du
côté chinois ou indien.

La guerre sino-indienne de 1962 a rétabli la ligne de contrôle actuelle (LAC)


précédemment établie par la Chine, mais elle a également donné lieu à un différend
territorial entre l’Inde et le Népal. Des discussions intermittentes sur un règlement à la
frontière n’ont pas réussi à résoudre les différends sino-indiens ou indo-népalais. Suite
aux hostilités entre l’Inde et la Chine, le Pakistan est parvenu en 1963 à un règlement
provisoire de sa frontière avec la Chine sur la base de l’uti possidetis juris, en attendant
la résolution du statut du Cachemire. Aujourd’hui, les frontières nord de l’Inde demeurent
sous des tensions politico-militaires, parfois intenses, mais toujours mesurées.

Toutes ces dynamiques ont entrainé non seulement l’initiation de nouveaux conflits
potentiels, mais aussi l’espoir d’une coopération accrue, tant entre les puissances
régionales qu’entre elles-mêmes et les États-Unis.

La prochaine évolution significative des relations bilatérales entre les deux pays est
marquée par la visite du Premier ministre Dr Manmohan Singh à la Chine en janvier 2008,
au cours de laquelle les deux parties ont signé ¨une vision partagée pour le 21èmesiècle
de la République populaire de Chine et de la République de l’Inde¨. Une vision qui vise
à promouvoir la construction d’un monde harmonieux de paix durable et de prospérité
commune en développant un partenariat stratégique et coopératif entre les deux pays.
Le document issu de ce sommet indiquait également que ¨les relations sino-indiennes
ne visent aucun pays et n’affecteraient pas non plus leur amitié avec d’autres pays
». Se référant à l’aspiration de l’Inde de devenir un membre du Conseil de sécurité
des Nations Unies, le document déclare que « la partie chinoise attache une grande
importance à la position de l’Inde en tant que grand pays en développement dans les
affaires internationales, et que le côté chinois comprend et soutient les aspirations de
l’Inde à jouer un jour ».

2. Les rivalités sino-indiennes

Les litiges frontaliers

Aksai Chin est une zone frontalière contestée entre la Chine et l’Inde. Elle est
administrée par la Chine, située dans la partie sud-ouest de la préfecture d’Hotan,

78 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

dans la région autonome du Xinjiang. Elle est également revendiquée par l’Inde comme
faisant partie de la région du Ladakh de la province du Jammu-et-Cachemire. En 1962,
la Chine et l’Inde ont forgé une brève guerre à Aksai Chin et à Arunachal Pradesh, mais
en 1993 et 1996, les deux pays ont signé des accords pour respecter la ligne de contrôle
effectif. Le territoire contesté se trouve au sud de la ligne McMahon. Dans les frontières
nord-est, elle s’appelle désormais Arunachal Pradesh. La ligne McMahon faisait partie
de la Convention de Simla de 1914 entre l’Inde britannique et le Tibet, un accord rejeté
plus tard par la Chine.

Le Dalaï Lama

La démarche de l’Inde pour abriter le Dalaï-Lama, qui a pris refuge à Dharamshala,


après son exil, est considérée comme une source d’irritation constante dans les relations
sino-indiennes65. La migration d’environ 1000 habitants tibétains représente également
un facteur de colère chinoise contre l’Inde. La Chine a affirmé que le Dalaï-Lama
provoquait des personnes au Tibet contre la Chine. De même, les activistes antisociaux
en Inde sont toujours considérés comme le problème par la Chine. La Chine estime
que l’Inde traite le Dalaï-lama en Inde comme un gouvernement en exil à Dharmsala, à
seulement 200 milles de la frontière chinoise. En outre, la présence de plus de 100000
réfugiés tibétains en Inde, incite les Chinois à accuser l’Inde d’avoir toujours été
disposée à fournir des abris au Dalaï-Lama et a ses sympathisants.

Conflits sur les ressources hydrauliques 

Les 4 fleuves coulant de Chine en Inde constituent la source d’eau fossile de certains
États indiens. Languchen Khabab, Tackok Khabab, Ma Cha Khabab, Senge Khabab sont
les 4 rivières originaires du Tibet et arrivant sur le territoire indien. Mais l’Inde considère
la construction de plusieurs barrages par la Chine comme un facteur majeur causant
la nuisance des réserves hydrauliques en Inde et représentant par conséquent une
pression sérieuse sur les équilibres régionaux du pays.66

65  The Telegraph, 27 March 2012,https://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/asia/tibet/9168885/


Dalai-Lama-behind-Tibet-protest-self-immolation-says-China.html
66  IDSA Task Force Report (2010) water security for India: the external dynamics, Institute of Defense Studies
and Analysis, New Delhi, 47.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 79
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

3. Conflits politico-stratégiques

La BRI et les inquiétudes indiennes de l’hégémonie chinoise

Le corridor économique sino-pakistanais CPEC s’inscrit dans le cadre de Belt &


Road Initiative(BRI) lancée par la Chine dans la région. Il s’agit d’une nouvelle politique
diplomatique et commerciale de grande envergure. Mais l’Inde s’oppose strictement à
ce corridor.

A l’origine de ce refus, l’itinéraire de la route dans le corridor entre la Chine et le


Pakistan car il traverse la région du Cachemire que se disputent l’Inde et le Pakistan depuis
la partition de 1947. Par conséquent, pour l’Inde, cet itinéraire admet implicitement que
Islamabad gère cette région, et qu’elle n’est plus sous la souveraineté indienne.

80 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

Le refus répété de New Delhi (l’Inde avait, en 2017, boycotté le sommet de Pékin)
n’est pas seulement politique pour défendre son intégrité territoriale, mais il est
également géostratégique, puisque l’architecture chinoise des itinéraires de la nouvelle
Route de la Soie en Asie de Sud et en Asie centrale limite les synergies de l’Inde dans
son orbite continentale.

Cet itinéraire est probablement aussi le plus stratégique pour Pékin. D’une part,
il doit lui permettre de transporter ses marchandises directement dans l’océan Indien
à travers le port de Gwadar. Ce corridor permet un approvisionnement plus rapide en
hydrocarbures puisque les pétroliers venant du Golfe ne devront plus faire le détour par
le détroit de Malacca.

Le corridor économique sino-pakistanais (CPEC) est un corridor de 3 000 kilomètres


de long qui s’étend de Kachgar, dans l’ouest de la Chine, à Gwadar, au Pakistan, sur
la mer d’Oman. Il se fraie un chemin à travers l’Himalaya, des territoires contestés
par l’Inde, des plaines et des déserts, jusqu’à l’ancien port de pêche de Gwadar. Des
projets d’infrastructure sont prévus par la Chine pour améliorer les nouveaux axes
routiers et ferroviaires, ainsi qu’établir des centrales électriques. Le budget initial était
de 40 milliards d’euros, mais le corridor est aujourd’hui chiffré à 53 milliards et il devrait
atteindre d’ici 2020 environ 100 milliards de dollars.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 81
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

La Chine a accéléré la construction du réseau routier et ferroviaire le long de la


frontière entre l’Inde et la Chine. Elle ne cache pas son ambition de se positionner
comme leader et d’essayer de gagner la confiance de la nation sud-asiatique qui
dépendait historiquement de l’Inde.

Parmi les exemples qui accentuent la rivalité entre l’Inde et la Chine, il y a lieu
de citer l’aide apporté par Pékin pour la construction de barrages, le réseau de fibres
optiques, etc. au Népal, qui dépend principalement de l’Inde pour ses opérations et ses
activités commerciales transfrontalières.

Cependant, dans le cas du fameux corridor sino-pakistanais, de nombreux


observateurs s’attendent à ce que le CPEC débouche sur des alliances et ententes entre
les pays traversés par le projet du grand port de Gwadar. Ce port constitue aujourd’hui
un concurrent de taille pour d’autres port tels que Dubaï. Le port de Gwadar est
considéré comme un site stratégique, donnant à la Chine et à l’Asie centrale un accès
à la région du Golfe et à celle du Moyen-Orient. Le port de Gwadar deviendrait ainsi
la porte maritime principale de l’Asie centrale et permettrait également d’envoyer des
produits du Xinjiang et d’Asie centrale vers d’autres régions plus facilement. Le corridor
aiderait à réduire de 60 à 70% le temps de transport des marchandises entre le port de
Gwadar et les régions de l’ouest et de l’Asie centrale67.

Par conséquent, le projet pourrait également provoquer une guerre économique


diffuse entre les deux blocs dans le golfe d’Oman, notamment au vu des évolutions
récentes de la crise entre les pays du Golfe et le Qatar, qui vise à investir dans la
construction du nouveau port de Gwadar Corridor. Face aux ambitions chinoises, l’Inde a
également lancé son propre projet de route commerciale avec le Japon : le « corridor de
croissance Asie-Afrique », axé à la fois sur le développement durable et sur le commerce.

Le 25 mai 2017, l’Inde a publié un document relatif à la vision du corridor de croissance


Asie-Afrique (AAGC) lors de la réunion de la Banque africaine de développement
à Gujarat. La collaboration indo-japonaise vise à développer une infrastructure de
qualité en Afrique, complétée par une connectivité numérique, qui permettrait de
concrétiser l’idée de créer une région indopacifique libre et ouverte. L’AAGC accordera
la priorité aux projets de développement dans les domaines de la santé et des produits
pharmaceutiques, de l’agriculture et de l’agroalimentaire, de la gestion des catastrophes
et de l’amélioration des compétences. Les aspects de connectivité de l’AAGC seront

67  Déclarations du vice-Premier ministre chinois, Mme Liu Yandong.

82 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

complétés par une infrastructure de qualité.

Contrairement au BRI qui implique le développement à la fois du corridor terrestre


(nouvelle ceinture économique) et maritime (Route de la Soie marine), l’AAGC sera
essentiellement un corridor maritime reliant l’Afrique à l’Inde et à d’autres pays du sud-
est d’Asie et de l’Océanie. Il est question de redécouvrir d’anciennes routes maritimes et
de créer de nouveaux corridors maritimes qui relieront les ports de Jamnagar (Gujarat) à
Djibouti dans le Golfe d’Eden et les ports de Mombasa et Zanzibar seront reliés aux ports
proches de Madurai. Calcutta sera quant à elle reliée au port de Sittwe au Myanmar68.

L’AAGC aura quatre composantes principales : des projets de développement et


de coopération, des projets d’infrastructures de qualité  ; des projets de connectivité
institutionnelle, et des projets qui visent à renforcer les capacités et les compétences
humaines. Ces quatre piliers sont complémentaires et pourront promouvoir la croissance
et le développement autour des deux continents69en mettant en place une route
maritime clé reliant l’Inde au nord-est et au Pacifique occidental. Delhi envisage de
mettre en place une importante initiative de connectivité : une liaison maritime directe
entre Chennai et Vladivostok au milieu de l’ambitieuse initiative chinoise de la nouvelle
Route de la Soie maritime reliant l’Asie à l’Afrique.

L’Inde ayant pris des mesures concrètes pour développer sa présence en Extrême-
Orient, le pays a procédé à coordonner avec la Russie afin d’établir une liaison maritime
entre Chennai et le principal port russe sur le Pacifique. Cette liaison maritime permettrait
de transférer des marchandises entre Chennai et Vladivostok en 24 jours - contre plus
de 40 jours actuellement - pour transporter des marchandises de l’Inde vers l’Extrême-
Orient via l’Europe. Cette route maritime pourrait être transformée en corridor et être
juxtaposée au corridor indo-japonais du Pacifique vers l’océan Indien.

Les intersections d’équilibre

Les tensions entre les deux pays demeurent sous contrôle, mais pourraient
éventuellement s’avérer inquiétantes si les deux pays ne poussent pas en faveur d’une
interdépendance commune susceptible de servir les intérêts et la sécurité des deux
pays.

68 http://www.eria.org/Asia-Africa-Growth-Corridor-Document.pdf
69  Dipanjan Roy Chaudhury (26 mai 2017). “L’Inde et le Japon proposent AAGC pour contrer l’obor de la
Chine”. Les temps économiques Récupéré le 2017-05-28

DIALOGUES STRATÉGIQUES 83
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Indicateur Chine Inde


Territoire 9 596 961 km2 3,287,263 km2
Population 1 415 140 963 1,324,171,354
GDP (PPP) (201870) 25,238 trillions $ 10,385 trillion$
Per capita $18,066 7,783$
Personnel militaire 2,693,000 4,207,250
Budget de la défense 151, 000, 000,000$ 47,000, 000, 000 $

La conscience des deux pays que le continent asiatique vit encore sous les
conséquences de la guerre froide avec sa géométrie des armes nucléaires, contribue à
la coexistence et la cohabitation à cœur de la doctrine défensive des deux pays.

Aujourd’hui, la responsabilité morale que la communauté internationale impose


à la Chine et à l’Inde dans la gestion de la sécurité continentale de l’Asie nécessite
l’exclusion totale de toute mesure militaire dans la gestion des tensions existantes
entre les deux pays, même s’il est impossible de s’attendre à une disparition totale
des escarmouches militaires ponctuelles et limitées entre les gardes-frontières que les
deux pays comptent. L’Inde et la Chine ont intérêt à assurer la stabilité de la région
indopacifique, de l’océan Indien et de la mer de Chine méridionale en particulier. Il est
donc impératif que les élites gouvernantes des deux parties soient conscientes de la
nécessité de maintenir la sécurité régionale et d’agir en tant que partenaires.

Source : Arms Control Association

70  World Economic Outlook Database, April 2018 – Report for Selected Countries and Subjects”. International
Monetary Fund (IMF).

84 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

4. La plateforme économique de la coopération sino-indienne

Selon les statistiques officielles indiennes, le commerce bilatéral entre l’Inde et la


Chine est passé de 38,02 milliards de dollars à 71,45 milliards de dollars au cours de la
dernière décennie.

Commerce bilatéral entre l’Inde et la Chine (en millions de dollars)

Source : Ministère du commerce et de l’industrie, gouvernement de l’Inde

Des hausses sont notables en 2011-2012 et 2014-2015, principalement en raison


d’une augmentation des exportations chinoises vers l’Inde, bien que les échanges aient
stagné ces dernières années.

Pour l’Inde, le déséquilibre commercial important en faveur de la Chine, les


problèmes d’accès aux marchés chinois et les considérations de sécurité sont autant
de facteurs qui limitent l’évolution souhaitée des échanges bilatéraux. Un déficit
commercial de 51,11 milliards de dollars avec la Chine est préoccupant pour New Delhi.
Les exportations chinoises vers l’Inde comprennent des produits manufacturés, tels que
les machines électriques et les équipements électriques, tandis que les exportations
indiennes consistent principalement en des produits à base de ressources tels que
le minerai de fer et le coton. Le secteur manufacturier indien a encore beaucoup de
chemin à parcourir avant que l’Inde puisse progresser dans la chaîne de valeur en ce qui
concerne ses exportations vers la Chine.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 85
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

De plus, les règles imposées par Beijing sur l’accès aux marches chinoises
entravent la capacité des entreprises indiennes à les pénétrer. L’Inde négocie toujours
pour que la Chine ouvre ses marchés aux technologies de l’information, aux produits
pharmaceutiques, et aux produits agricoles indiens pour réduire leur déficit commercial.
Même dans les secteurs où l’Inde dispose d’un avantage concurrentiel, comme les
produits pharmaceutiques où le pays représente 20% de la production mondiale de
produits pharmaceutiques génériques, les sociétés indiennes déjà présentes en Chine
se plaignent de l’absence d’accès aux marchés et de procédures réglementaires trop
restrictives.

Mais les deux géants asiatiques qui représentent 35% de l’humanité et un quart de
l’économie mondiale seront dans l’obligation de résoudre leurs problèmes commerciaux
de manière plus courageuse et innovante. Par exemple, le déficit d’épargne-
investissement de 40 milliards de dollars de l’Inde pourrait être facilement comblé
par les économies excédentaires chinoises de 165 milliards de dollars, assurant de
nouveaux portefeuilles d’investissements directs à proximité.

Alors que les deux pays ont connu une multitude de problèmes liés aux investissements
économiques dans le passé, ils ont commencé à surmonter ces obstacles ces dernières
années. En 2014, la Chine a annoncé un investissement de 20 milliards de dollars US
en Inde au cours des cinq prochaines années. Il couvrira l’installation des projets de
parc industriel dans le Gujarat, Haryana, et le Maharashtra. Cet investissement devait
accroître les capacités de production de l’Inde et aider le pays à réduire son déficit
commercial avec la Chine. Cependant, certains de ces projets évoluent lentement en
raison de problèmes d’acquisition de terrains. Les investissements directs étrangers
de la Chine (IDE) en Inde entre avril 2000 et juin 2017 sont passés à 1,67 milliards de
dollars, ce qui représente seulement 0,49% des entrées totales d’IDE en Inde au cours de
la même période. Les investissements chinois dans le secteur manufacturier ont donné
des résultats intéressants à plusieurs niveaux, puisque 60% des IDE chinois en Inde
d’avril 2000 jusqu’au septembre 2015 sont focalisés autour de l’industrie automobile et
la technologie du smartphone.

Pourtant, les indices d’une évolution sont de plus en plus tangibles, notamment
avec l’augmentation des investissements privés chinois dans les start-ups indiennes,
en particulier celles axées sur la technologie et le commerce électronique. En 2017, les
entreprises chinoises telles que Alibaba, Fosun, Baidu et Tencent ont investi nviron 5,2
milliards USD dans 30 start-ups indiennes.

86 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

Selon les statistiques chinoises, les échanges bilatéraux entre les deux pays ont
atteint un record de 84,44 milliards USD en 2017. En outre, les entreprises chinoises ont
manifesté un vif intérêt pour l’investissement en Inde, prévoyant d’injecter environ 85
milliards de dollars. Dans l’ensemble, le renforcement des relations économiques entre
l’Inde et la Chine peut être bénéfique pour les deux pays, notamment si l’Inde envisage
de renforcer son secteur industriel et que la Chine progresse dans la chaîne de valeur
de son secteur manufacturier.

À cet égard, l’investissement de la Chine dans les entreprises indiennes leur fournit
des capitaux indispensables pour accroître leurs capacités, tandis que la Chine acquiert
de plus grandes compétences technologiques, en particulier compte tenu de l’avantage
comparatif de l’Inde dans des secteurs de l’informatique, le consulting juridique et
technique, et des services d’affaires.

Il est attendu que les liens économiques entre la Chine et l’Inde continuent de jouer
un rôle important d’ici 2020. Le commerce bilatéral est passé de moins de 3 milliards
de dollars en 2000 à près de 52 milliards en 2008. Bien que le chiffre de l’année 2008
ne représente que le huitième du commerce total entre les États-Unis et la Chine,
le commerce sino-indien croît presque trois fois plus vite que celui des Etats-Unis.
Cette croissance rapide s’est poursuivie pour atteindre 84,44 milliards en 2017. Des
estimations prévoient que d’ici 2020, le commerce sino-indien pourrait dépasser les
409,2 milliards de dollars et plus de la moitié du commerce total prévu entre les États-
Unis et la Chine en 2020. Cette expansion affecterait toutes les grandes économies
mondiales, y compris les États-Unis. Bien que les IDE entre la Chine et l’Inde devraient
également augmenter dans les années à venir. Selon les économistes qui utilisent
des modèles de gravité71, le commerce sino-indien est plus équilibré que le commerce
de la Chine avec les États-Unis et l’Europe ; les grands déficits de ces derniers pays
provoquèrent des frictions politiques.

Sur des questions telles que le changement climatique et le commerce mondial,


partant de leurs préoccupations communes concernant la domination de l’Occident en
établissant des règles dans les instances monétaires ou réglementaires multilatérales,
la Chine et l’Inde ont considérablement profité des initiatives de coordination et de
collaboration. Cependant, avec l’émergence de la Chine en tant que géant économique

71  Pour évaluer la potentialité économique, il utilise des variables telles que la taille des nations, la distance
physique entre elles et d’autres facteurs tels que la langue, le passé colonial, la frontière, l’appartenance à une
zone de libre-échange, etc.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 87
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

puissant au cours des dix dernières années, cet engagement s’est affaibli en partie car
le pays semblait plus enclin à s’entendre avec les grandes puissances occidentales en
essayant de limiter l’épanouissement indien en Asie du Sud.

5. Forums régionaux : des espaces de coopération et de rivalité

Les forums de coopération régionaux sont des espaces appropriés pour que la Chine
et l’Inde développent leurs relations stratégiques sur la base d’une coopération et d’une
coordination poussée.

Shanghai Forum72

Le 10 juillet 2015, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) décide d’admettre


l’Inde et le Pakistan comme membres à part entière. Cette intégration a été officialisée
lors du 18ème Congrès de l’OCS, tenu le 9 juin 2017 dans la ville côtière de Qingdao de
la province chinoise du Shandong.

Cette évolution était importante. D’une part, l’adhésion de l’Inde et du Pakistan a


renforcé la position de l’organisation au sein de la communauté internationale. Il s’agit
de deux nouveaux États possédant l’arme nucléaire. D’autre part, cette adhésion pourrait
permettre aux deux pays de faire converger leurs positions sur des problématiques liées
à leur frontière commune, et à la course nucléaire dans la région.

Il existe au sein de l’OCS, un consensus sur l’élimination conjointe de toutes les


menaces émergentes dans la région. Cette organisation pourrait ainsi avoir le mérite
de rapprocher davantage l’Inde et le Pakistan et d’atténuer les tensions sino-indiennes.

L’Inde et le Pakistan étant tous les deux hostiles aux problèmes du Cachemire et
actifs dans la lutte contre le terrorisme, les pays s’affrontent depuis longtemps et
partagent des points de vue divergents sur la question afghane ainsi que sur d’autres

72  L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) - été créée à Shanghai les 14 et 15 juin 2001, est
une organisation intergouvernementale régionale asiatique qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le
Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, en plus de l’Inde et le Pakistan.Remplaçant le “Groupe de Shanghaï”
réunissant les chefs d’État d’Asie centrale à partir de 1996, l’OCS vise d’abord à répondre aux bouleversements
géopolitiques consécutifs à l’effondrement de l’URSS en Asie centrale et à l’instabilité que cela entraînait dans
la région. Stabilisant les frontières des nouveaux Etats créés, le groupe puis l’organisation formalise peu à peu
une coopération économique puis sécuritaire et militaire visant à assurer la sécurité collective des adhérents.
La Chine et la Russie sont au centre de cette initiative et formalisant par son biais une forme de rapprochement
géostratégique que le refus de l’entrée des États-Unis et du Japon illustre.

88 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

questions régionales. Les défis sont importants, et comme le précisent plusieurs experts
des affaires d’Asie du Sud, personne n’est capable d’évaluer les effets néfastes d’un
conflit entre l’Inde et le Pakistan sur ce forum régional.

Lors de la 18ème édition de l’OCS tenue à Qingdao en Juin 2018, le président chinois
Xi Jinping a insisté sur l’importance de “l’unité” entre les membres de l’organisation
lorsqu’il a accueilli le président pakistanais Mamnoon Hussain et le Premier ministre
indien Narendra Modi. Le désir de la Chine de jouer un rôle de médiateur dans le conflit
indo-pakistanais vise en premier lieu à neutraliser l’opposition de l’Inde au corridor
économique sino-pakistanais (CPEC).

En outre, la Chine tente d’appliquer sa stratégie qui consiste à utiliser l’intégration


économique comme outil de résolution des conflits pour la sécurité internationale. Depuis
que le président chinois Xi Jinping a dévoilé la BRI en 2013, les autorités chinoises ont
fait valoir que la BRI peut faciliter le règlement des conflits et contribuer de manière
positive à la sécurité internationale. Pour démontrer la crédibilité de cet engagement
ambitieux, la Chine a tenté de faciliter l’expansion de la coopération économique entre
l’Afghanistan et le Pakistan afin de promouvoir une normalisation entre Kaboul et
Islamabad. La Chine craint que l’Inde ne demeure en dehors de cette stratégie.

Le désir de la Chine de résoudre le conflit afghan peut également s’expliquer par


des considérations économiques et sécuritaires. L’Afghanistan pourrait constituer une
destination pour les investissements dans les infrastructures chinoises. Il y a lieu de
souligner le désir de Pékin de contenir les militants afghans au Xinjiang, peuplée par la
communauté musulmane chinoise (Ouighours).

Alliance Asie-Afrique-Amérique latine : BRICS

L’adhésion de l’Inde aux BRICS a confirmé la reconnaissance mondiale de l’émergence


de l’économie Indienne. Ce pays qui joue aujourd’hui un rôle important dans les BRICS
profite ainsi doublement de ses relations au sein de ce forum économique à travers les
axes : Inde-Afrique du Sud, Brésil, Inde-Chine et Russie.

À cet égard, la présence de l’Inde dans les BRICS a permis de changer l’image de
l’Inde dans le monde. Cette ouverture intervient après des décennies de protectionnisme.
L’extension de ses capacités financières ont permis d’atteindre un double objectif :
économique en initiant le processus de la libéralisation de l’économie par le parti du
Congrès en 1991, et stratégique, lorsque le parti nationaliste, de droite du BJP arrivé au

DIALOGUES STRATÉGIQUES 89
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

pouvoir en 1998, a procédé à l’exécution de ses essais nucléaires militaires.

Les BRICS ont relancé le rôle de l’Inde dans la coopération Sud-Sud. Cette étape
permet à l’Inde d’élargir sa coopération avec la Russie, l’Afrique australe et l’Amérique
latine.

La Chine demeure certes à la tête du groupe BRICS à tous les niveaux, mais
l’Inde a réussi à se placer en deuxième position, bénéficiant des vastes connexions
internationales que le Forum permet.

FOCAC vs IAS: la compétition sur le front africain

Le terrain africain n’a pas échappé à la concurrence entre la Chine et l’Inde. Cette
concurrence s’est traduite par la domination chinoise. Cette dernière a élargi ses activités
dans un cadre coopératif : le Forum sur la Coopération sino-africaine (FOCAC) englobe
les secteurs des infrastructures, de l’agriculture, des parcs industriels, de la sécurité et
de la culture, ainsi que le développement des projets de connexions interrégionales.

Pour sa part l’Inde n’a cessé de renforcer sa présence en Afrique. Il est question de
promouvoir à la fois les relations commerciales, la coopération dans les secteurs des
télécommunications, de la technologie et de l’agriculture. L’Inde accorde également une
grande importance à la coopération dans le domaine de l’éducation, de la formation
scientifique et technique des compétences africaines.

Sur le plan institutionnel, la Chine a réussi à amplifier sa performance de coopération


internationale dans le continent africain en développant son cadre institutionnel du
Forum Afrique-Chine Alors que le Forum Inde-Afrique (IAS) a été depuis longtemps
marqué par les directives de l’accord de Banjul73. Cependant l’arrivée de l’actuel
Premier ministre Modi, l’Inde a entrepris de dépasser les orientations de ce format
pour s’engager en faveur d’un nouveau cadre équilibré, qui assure la continuité de ses
relations avec les structures régionales africaines. Il permet également de garantir les
engagements bilatéraux et de protéger ses intérêts avec les différents pays africains.

73  Le format de Banjul est l’acte par lequel l’Union africaine désigne quinze pays du continent africain
pour participer au sommet Inde-Afrique. Cette formule a affaibli l’intérêt bilatéral dans les foras et favorisait
les grandes économies africaines a profité plus de ce type de coopération intercontinentale. Mais, pendant le
troisième sommet du forum Inde-Afrique en 2015, le premier ministre indien, Narendra Modi, a personnellement
invité les chefs d’État de tous les pays africains. Une première étape vers l’abandon de l’ancien format

90 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

L’Inde et le Japon ont lancé des consultations en vue de coordonner leurs objectifs et
les efforts de la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique
(TICAD) et de l’IAS. Cette mutation potentielle impacterait certainement l’avenir de la
compétition sino-indienne dans les marchés africains.

6. La nouvelle ère Narendra Modi et Xi Jinping : une volonté de


compromis

Depuis que les deux dirigeants ont pris le pouvoir, les relations entre les deux pays
ont commencé à prendre une forme plus dynamique. Les différentes discussions entre
les deux leaders se sont principalement focalisées sur le renforcement de la coopération
maritime en tant que domaine important des relations bilatérales entre l’Inde et la
Chine, et en tant que plateforme pour renforcer la confiance mutuelle entre les deux
pays à l’échelle politique.

L’Inde et la Chine ont des intérêts maritimes larges et qui se chevauchent dans les
eaux de la zone indopacifique. Pour éviter que la concurrence ne dégénère en conflit
dans le domaine maritime, les deux pays tentent durant cette nouvelle ère de renforcer
leurs lignes de communication stratégique. Une approche ascendante d’engagement
diplomatique a été lancée par les deux leaders Narendra Modi et Xi Jinping afin de
combler le fossé de méfiance stratégique entre les deux pays.

La Chine est sérieusement préoccupée par la stratégie indopacifique de l’Inde. En


contrepartie, l’Inde considère les activités chinoises à Gwadar au Pakistan, aux Maldives
et au Sri Lanka comme des actions qui réduisent son espace stratégique vital. Lors du
sommet de Wuhan (28 et 29 avril 2018), les deux parties ont échangé leurs points de
vue et sont parvenues à établir de bonnes bases pour un arrangement susceptible de
satisfaire les exigences minimales du statu quo et d’assurer une stabilité garantissant
la poursuite des échanges commerciaux dans l’océan Indien et le Pacifique.

Si New Dehli s’est toujours opposée à l’initiative chinoise de la nouvelle Route de la


Soie, à la stratégie du corridor économique sino-pakistanais et aux revendications sur
le Cachemire, l’Inde pourrait participer à tout autre projet associée à la BRI, notamment
en Afghanistan.

L’Afghanistan est d’ailleurs une pièce maîtresse du couloir nord-sud, un projet


développé dans les années 1990 pour renforcer les échanges entre la Russie et l’Inde
via l’Iran et l’Asie centrale. Le Corridor économique Chine-Pakistan pourrait être allongé

DIALOGUES STRATÉGIQUES 91
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

jusqu’en Afghanistan - impliquant l’Inde en dehors des territoires contestés.

Après le sommet de Wuhan, Pékin a invité plus de soixante-dix pays autour de la


nouvelle version de la nouvelle Route de la Soie (BRI), mais l’Inde n’a pas pris parti.
Il faut néanmoins reconnaitre que l’environnement régional indien fait pression sur le
pays pour qu’il tolère l’initiative chinoise. Ainsi, l’opposition de l’Inde est tangible mais
solitaire. Tous les pays de la région, excepté le micro-Etat du Bhoutan, ont accepté le jeu
de Pékin, qui permet de construire rapidement des infrastructures grâce aux emprunts
chinois et au savoir-faire de ses entreprises de construction.

New Delhi lance des contre-offensives au Sri Lanka ou au Népal, mais le pays
découvrira bientôt que ses menaces et ses pressions sont inutiles. En mai 2017, le Népal
a officiellement signé l’accord avec la Chine pour se joindre au BRI. L’élite gouvernante
au Népal considère l’adhésion à cette initiative comme le début d’un nouveau chapitre
dans les projets de développement du pays.

92 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

L’inde et la Chine, quand la géostratégie


sépare, l’économie rapproche
Fathallah Oualalou

L’Année 2018 est une année cruciale qui marque un tournant pour l’économie
mondiale. En effet, c’est l’année de la réelle reprise de l’économie européenne, après
une décennie de stagnation puis de gestion des conséquences de la grande crise
économique et financière de 2008. Et c’est à partir de 2018 que l’Asie consolidera
sa position dans l’économie mondiale et que l’Inde dépassera la France et la Grande
Bretagne en termes de PIB. Cela n’est pas sans nous rappeler les années 2000, quand
l’économie chinoise avait doublé les principales économies européennes et celles de
France, Grande Bretagne, Allemagne et même celle du Japon, son voisin asiatique.
Quand l’assemblée nationale populaire chinoise a réélu pour un deuxième mandat
en mars 2018 Xi Jinping, les félicitations les plus chaleureuses lui sont parvenues du
Premier ministre indien Modi. Et pourtant, que de contradictions géopolitiques entre les
deux pays !

C’est l’occasion pour nous de nous interroger sur la position de ces deux géants
asiatiques sur le plan démographique, devenus aujourd’hui des puissances économiques,
et sur leurs rapports où les éléments d’ordre stratégique sont sources d’antagonismes
alors que les facteurs économiques favorisent rapprochement et coopération.

L’Inde, après la Chine, devient un grand pays incontournable

Depuis plusieurs années, l’économie indienne progresse au rythme de 7% et


ce, alors que la croissance de l’économie chinoise a régressé, passant d’un taux à
deux chiffres à moins de 7%. Nous le savons, il ne s’agit pas d’un essoufflement du
dynamisme économique en Chine, mais plutôt du passage de sa croissance à une phase
de murissement qui implique un redéploiement de son modèle de développement.

Pour certains analystes spécialistes de l’Asie, la tortue indienne pourrait doubler


le lièvre chinois. En réalité, rien n’est moins sûr, car la Chine est loin de s’essouffler.
Elle construit les bases d’une croissance nouvelle, plus rattachée au marché local, aux
progrès du numérique et à l’économie verte. Ce qui est par contre sûr, c’est que l’Inde,

DIALOGUES STRATÉGIQUES 93
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

qui, prenant appui sur sa propre demande, est en train de devenir incontournable pour
l’économie mondiale. Et de ce fait, se prépare à affirmer ses ambitions géopolitiques.

L’Inde d’aujourd’hui, représentée par son Premier ministre Modi à la tête du PJP,
parti conservateur indou, bouge, bouscule son environnement, et s’impose avec comme
mot d’ordre « Make in India ». Cela rappelle les objectifs de la Chine des années 1980 et
1990 lors de son adhésion à la logique de la réforme et de l’ouverture sous la direction
de Deng Xiao Ping. Modi a réussi à donner un nouvel élan à l’économie indienne laquelle
avait connu durant la période Singh - Premier ministre proche de Sonia Gandhi chef du
parti du congrès (2004-2009) – une première avancée caractérisée par l’intérêt accordé
à la « croissance inclusive » et la mise en place des Zones économiques spéciales pour
les activités industrielles, une période où le taux de croissance a atteint jusqu’à 9%.

Ce sont les effets de la crise mondiale et l’essoufflement du clan Gandhi qui ont
facilité le succès électoral de Narendra Modi. Celui-ci, en réponse aux vœux du monde
des affaires, a décidé de briser le modèle autocentré d’autarcie qui prévalait en Inde
depuis son indépendance, de s’ouvrir sur les IDE, de lancer de grandes réformes du
foncier (loi sur la terre), du travail, de pratiquer des privatisations et de mettre en place
un grand programme d’infrastructures pour améliorer la compétitivité de l’économie
indienne.

La relance économique indienne se fonde aussi, au plan structurel, sur un optimisme


à long terme né de son dynamisme démographique appelé à se prolonger au-delà de
2030 face au vieillissement de la population en Chine.

Cette Inde nouvelle revendique un nouveau positionnement dans le monde  : une


place de membre permanent dans le Conseil de sécurité de l’ONU, un dépassement
de son attitude neutraliste traditionnelle, un rapprochement des Etats-Unis et une
ouverture sur l’Asie, l’Afrique et le monde arabe, en compétition avec la Chine pour
assurer ses approvisionnements et hydrocarbures et matières premières.

Des facteurs d’asymétrie en faveur de la Chine

La comparaison entre les deux géants traduit une situation d’asymétrie en faveur de
la Chine sur tous les plans, à l’exception peut-être de la transition démographique où
l’Inde possède un atout réel.

94 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

• L’économie chinoise pèse globalement cinq fois plus que l’économie indienne
alors que, vers 1980, les PIB des deux pays étaient quasi similaires. Sa capacité à
faire évoluer son modèle de développement est pour elle un atout qualitatif réel :
renforcement de la base de son marché local, progression des salaires, couverture
des besoins sociaux, intérêt accordé aux technologies de pointe, au numérique et
à l’économie verte.

• La place de l’économie chinoise dans les échanges internationaux est 10 fois plus
importante que celle de l’économie indienne. La part de la Chine dans le commerce
mondial est passée de 2,1% à 4,3% entre 1980 et 1990, pour atteindre 15% en
2015. Par contre, la part de l’Inde a stagné durant les deux dernières décennies du
XXème siècle pour ne remonter qu’aux alentours de 2% en l’an 2000. La balance
commerciale chinoise enregistre le plus grand solde excédentaire du monde. Par
contre le taux de couverture des importations indiennes n’est que de 72%, et ce,
même s’il ne cesse de s’améliorer (+ 3% en 2016- 2017). Les exportations des
biens ne représentent que 11% du PIB en Inde contre 17,5% en Chine. Le taux
d’ouverture de l’économie indienne tend à se contracter et se situe à 14,6% en
2016-2017 contre 18,6% en 2014-2015. Le taux d’ouverture de la Chine est plus
stable (16,4%), mais l’économie indienne apparait plus ouverte si l’on tient compte
des exportations des services qui représentent 7% du PIB.

L’Inde se démarque, dans ses rapports extérieurs, par l’excédent de sa balance des
services (67 milliards de dollars). Il s’agit de services informatiques, d’information
et de télécommunication dont les exportations sont estimées à 7,3 milliards de
dollars. C’est ainsi qu’on définit l’Inde comme « le bureau du monde », face à la
Chine, « atelier du monde ». Ainsi, grâce aux services, le ratio échange biens et
services dans le PIB a beaucoup progressé en Inde entre 1990 et 2007, passant de
17 à 31%. Il a bondi à 54% en 2013. Depuis, il a même dépassé celui de la Chine
qui a reculé depuis 2014.

• Les échanges commerciaux Inde-Chine ont toujours enregistré un excédent


structurel en faveur de la Chine. Celle-ci est le deuxième partenaire économique
de l’Inde après l’UE dont la part tend à se réduire. La Chine est en effet, depuis 10
ans, le premier fournisseur de l’Inde. Elle a une position de leadership en matière
d’importations indiennes (16% du total en 2016-2017). Celles-ci sont constituées
d’appareils et machines électriques (1/3 du total), suivies de la branche des
appareils et pièces mécaniques (18%), des produits chimiques (15%) et des biens
de consommation courante qui inondent les bazars indiens comme d’ailleurs ceux

DIALOGUES STRATÉGIQUES 95
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

du Moyen-Orient et de l’Afrique. Les Etats-Unis sont le deuxième fournisseur du


marché indien (5,8 % des importations totales), suivis de l’UE (5,6%) et de l’Arabie
saoudite (pétrole).

La Chine, avec Hong Kong, n’est que le troisième client de l’Inde, bien après les
Etats-Unis (15,3% des exportations indiennes) et des EAU (11,3%). L’Inde, dont les
exportations ont beaucoup progressé en 2016-2017 vend en premier lieu pierres
et métaux précieux (15,8% de ses exportations), textiles, cuirs, coton et articles
d’habillement (15,5%), produits chimiques et pharmaceutiques (12,5%), produits
agricoles (11%), métaux de base (8,3%) et matériel de transport. La pétrochimie
indienne est de plus en plus restreinte par les surcapacités des industries chinoises.

• La croissance de l’économie indienne est certes réelle, mais n’a pas encore permis
la disparition de la grande pauvreté comme cela a été le cas en Chine, ni d’ailleurs
une réduction des inégalités au niveau de la répartition des revenus, des richesses,
de l’éducation et de la santé. D’ailleurs, les réformes en cours concernant le foncier
et le droit au travail rencontrent beaucoup de résistances dans la société. Au
niveau de l’indice de développement humain, l’Inde est classée 135e sur 187 pays.
Un indice évalué à 0,59, très loin derrière celui de la Chine (0,72) qui occupe le 91e
rang mondial.

Les inégalités sociales sont amplifiées par les inégalités spatiales, phénomène
qui existe également en Chine où la grande croissance a favorisé surtout le sud
et le sud-est du pays. L’analphabétisme, qui a disparu en Chine, reste un fléau en
Inde où l’omniprésence des castes handicape encore toute avancée de la société
indienne et toute inclusivité, notamment en matière de formation. Le grand défi
pour l’Inde aujourd’hui est comment rendre sa croissance inclusive car, depuis des
décennies, elle n’a fait que favoriser l’élitisme à travers son système de formation.

• Sur le plan stratégique, la puissance militaire chinoise est bien supérieure à celle
de l’Inde. L’écart en la matière est plus grand que dans le domaine économique.
Le budget défense de l’Inde est de 45.785 millions de dollars (2,5% du PIB), contre
166.107 millions de dollars (2% du PIB) pour la Chine. Aujourd’hui, la Chine est une
grande puissance militaire sur terre et de plus en plus sur mer où elle a réussi à
mettre en place les moyens de confrontation avec tous les pays du voisinage avec
lesquels elle a des conflits (Japon, Corée du sud, Viet Nam, …) au moment où
l’Inde reste obsédée par son antagonisme historique avec le Pakistan.

96 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

• Sur le plan de la gouvernance internationale, la Chine est membre permanent du


Conseil de sécurité de l’ONU au moment où l’Inde revendique avec insistance
ce statut. Sur cette question, plus que sur d’autres, la Chine est l’objet d’une
quasi obsession pour l’Inde. Dans les relations entre les deux pays, l’élément
psychologique ne doit pas être négligé. Il existe en effet dans les relations Inde-
Chine un sentiment de complexe de supériorité en faveur de la Chine. Pourtant,
l’Inde jouit d’un grand atout politique dans le monde : de par sa population, elle
est considérée comme la plus grande démocratie de la planète. Une démocratie
qui permet les alternances politiques, où subsistent des contre-pouvoirs politiques
régionaux et sociaux, avec un système qui séduit sur le plan international et lui
permet des relations diplomatiques apaisées avec la communauté internationale.

Le système chinois quant à lui, reste centralisé autour des Parti-Etat-Armée et


de leur chef, surtout depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Certes la primauté
accordée à l’économie depuis 1980 a permis à la Chine de développer elle aussi
un soft power, mais devenue grande puissance, elle cherche à renforcer les
instruments de sa géopolitique. On relèvera avec intérêt l’accord signé par l’Inde
et la France à l’occasion de la visite du Président Macron à New Delhi le 9 mars
2018 et qui va permettre à la marine indienne d’utiliser les bases françaises de
Djibouti, des EAU et de la Réunion, ce qui permettra à l’Inde d’avoir une présence
dans cette partie du Pacifique face à la Chine.

• Des indications récentes révèlent les grands progrès réalisés par la Chine et en
partie par l’Inde dans les domaines de la recherche scientifique et l’intelligence
artificielle.

Partant du fait que le savoir est source de puissance économique et géopolitique,


la Chine est en train de bousculer l’hégémonie des Etats-Unis en matière de
recherche scientifique. Selon un rapport publié par l’Observatoire des sciences et
des techniques en France en avril 2018, la Chine a atteint depuis 2006 le deuxième
rang dans le monde après les Etats-Unis dans le domaine scientifique en tenant
compte des indicateurs en la matière liés au nombre de publications scientifiques.
En 2015, celles-ci ont été estimées à 294.000 en Chine (13% du monde), juste
après les Etats-Unis (357.000 – 16%). L’Inde aussi avance à grands pas dans ce
domaine : elle a atteint le sixième rang avec 64.000 publications et a dépassé la
France (57.000 publications et septième rang).

En matière d’innovation dans le domaine de l’intelligence artificielle, la Chine

DIALOGUES STRATÉGIQUES 97
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

avance rapidement et conteste de plus en plus la position de leadership des


Etats-Unis qu’elle voudrait atteindre en 2030 grâce à un effort d’investissement
gigantesque notamment par le biais des start-ups chinoises qui ont dépassé
leurs rivales américaines en 2017 dans le domaine des investissements. L’Inde,
beaucoup plus en retard, avance rapidement aussi dans ce domaine à partir de ses
atouts dans le secteur des services et de l’informatique.

Spécificités et différenciations dans les structures


économiques

Géants sur le plan démographique (1,3 milliards d’habitants chacun, la Chine comme
l’Inde sont considérés aujourd’hui comme les deux économies émergentes les plus en
vue parmi les cinq BRICS. Depuis quarante ans, bien que faisant partie tous les deux
du sud et du tiers monde, la Chine et l’Inde ont cependant eu des parcours politiques
différents. La première, dirigée par un système centralisé, un parti communiste,
a adhéré, dès 1980 à une stratégie de réformes et d’ouverture dans le sillage des
pays asiatiques voisins, ce qui lui a permis de devenir au terme de trois décennies,
la deuxième puissance économique mondiale. La seconde, pluraliste mais dominée
pendant plusieurs décennies par le parti du congrès, a mis en place une politique
autocentrée, voire d’autarcie, avant de tenter de réformer le fonctionnement de son
économie en 1991 et d’adhérer en 2014 à une logique d’ouverture en faveur du privé et
plus généralement de l’économie mondiale.

Ces deux parcours ont eu des effets sur l’évolution des structures sectorielles
des deux économies : le poids différencié de l’agriculture et de l’emploi agricole, un
dynamisme industriel plus affirmé en Chine et la spécialisation de l’Inde dans l’économie
des services et du savoir.

• Par la force de la pression démographique, la Chine, comme l’Inde, ont mené des
politiques agricoles productivistes bien encadrées par les Etats ce qui leur a permis
de devenir des grandes puissances agraires. Avec 130 millions d’ha cultivés et de
212 millions d’ha de superficie forestière, la Chine parvient à nourrir plus de 20%
de la population mondiale. Elle ne possède cependant que 9% de la superficie
labourable de la planète et ses ressources en eau ne représentent que 9,5% des
ressources mondiales. L’intérêt accordé à la promotion de la production agricole en
Chine a précédé le lancement de la politique d’ouverture et de réforme inaugurée
en 1979. Celle-ci a amplifié les performances du secteur agricole qui a contribué de
ce fait au financement de l’économie industrielle.

98 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE

Ayant la balance commerciale la plus excédentaire du monde, la Chine enregistre


cependant un déficit structurel dans ses échanges agroalimentaires avec le reste
du monde (32 milliards d’euros de déficit en 2015). Les trois principaux produits
responsables de ce déséquilibre sont le sucre (50% de la consommation chinoise),
les huiles alimentaires (42%) et le soja (20%). L’Inde est également une grande
puissance agricole derrière les Etats-Unis, la Chine et l’UE. Le pays dispose de
la 7éme superficie du monde, mais de la deuxième superficie cultivée, après les
Etats-Unis (190 millions d’ha) et de la deuxième population rurale après la Chine.

Le défi alimentaire imposé par la progression démographique a obligé les pouvoirs


publics, dès le lendemain de l’indépendance, sous Nehru, à accorder la priorité
au secteur agricole en lançant une politique extensive, suivie, à partir de 1965, de
la « révolution verte », avec pour objectif d’atteindre l’autosuffisance alimentaire
(introduction de nouvelles variétés de semences pour le blé et le riz, utilisation
intensive des engrais chimiques, maitrise de la politique de stockage et de
distribution).

Aujourd’hui, la balance commerciale alimentaire indienne est largement


excédentaire. L’Inde est le premier exportateur de thé et d’épices, le deuxième de
viande, le cinquième de riz. Il exporte également du blé et du coton, bien sûr.

Deux différences fondamentales entre les deux pays sont à relever :

• Le poids de l’agriculture dans le PIB : en Inde, il est passé de 58 à 17% entre


1950 et 2015. Il a baissé plus encore en Chine pour se situer à 10% en 2015,
contre 40% au début de la révolution maoïste.
• L’emploi agricole a baissé en Inde de 70% en 1991 à 47% en 2015, alors qu’il
n’a jamais dépassé les 30% en Chine.

• L’industrie : la Chine, atelier du monde.

Dans le cadre de sa stratégie «  marcher sur les deux jambes, agriculture –


industrie », la Chine, en 1950, a pris pour modèle l’exemple soviétique qui accordait
la priorité à l’industrie lourde. A la veille de son ouverture sur les politiques de
réforme, la part de l’industrie atteignait 50% du PIB. Et cela n’a jamais changé
grâce à la politique de promotion des industries d’exportation qui lui a permis de
devenir l’atelier du monde. Le secteur industriel chinois, qui s’est développé et
enrichi grâce aux IDE dans les Zones économiques spéciales, a été soutenu par

DIALOGUES STRATÉGIQUES 99
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

des entreprises publiques puis privées chinoises de plus en plus dynamiques et


par le développement remarquable des investissements en infrastructure et en
logistique.

Le modèle industriel chinois a été ainsi beaucoup plus dynamique et ouvert sur le
marché mondial que le modèle indien. Il a épousé le parcours inauguré dans les
années 1950 par le Japon et dans les années 1970 par les quatre dragons.

Le secteur secondaire indien n’a jamais dépassé la part de 1/3 du PIB


malgré l’héritage de certains grands groupes familiaux (TATA en tête) de la
période coloniale, groupes qui ont été soumis à l’encadrement de la politique
gouvernementale. Le tissu industriel indien est resté moins spécialisé que celui de
la Chine. Les défaillances en matière de transport et d’infrastructure ont handicapé
son décollage malgré des progrès réels réalisés depuis 1991 dans ces domaines. Il
est resté marqué par une dualité historique : la prédominance d’une cinquantaine
de groupes familiaux dynamiques, certains présents à l’étranger aux côtés d’un
secteur inorganisé, presque un produit de l’informel. Cette petite industrie,
souvent rurale, réalise 40% de la production industrielle et 1/3 des exportations et
représente à elle seule 65% des emplois industriels.

Aujourd’hui, Modi, soutenu par le monde des affaires, met tout en œuvre pour
consolider l’élan d’une industrie désormais performante, ouverte sur le marché
mondial et pilotée par les groupes dominés par les grandes familles. Son ambition :
qu’il y ait, dans chaque secteur industriel, au moins deux groupes indiens dans les
cinquante premiers mondiaux.

Dans les industries de base, l’Inde possède des avantages compétitifs certains,
notamment dans les domaines de l’acier et de la pétrochimie, ce qui lui permet
de répondre aux besoins à la fois du marché local et de marchés d’exportation.
Elle parvient même à répondre même aux besoins du marché chinois malgré les
surcapacités que connaissent ces secteurs dans ce pays ! C’est ainsi que l’Inde est
le quatrième producteur mondial d’acier (86 millions de tonnes), loin derrière la
Chine (822 millions de tonnes) laquelle achète ce produit à l’Inde. Dans le secteur
automobile, l’Inde a amélioré ses performances avec 3 millions d’unités produites
en 2015 grâce aux investissements des grands producteurs asiatiques, notamment
japonais, mais aussi à la montée des groupes locaux (TATA). L’Inde a émergé
par ailleurs grâce à une stratégie de sous-traitance dans le secteur des produits
pharmaceutiques et de la biotechnologie. L’abondance de main d’œuvre lui permet

100 DIALOGUES STRATÉGIQUES


LES RELATIONS INDE-CHINE

enfin d’avoir une présence dans les marchés du textile et du cuir.

• Les services : L’Inde, bureau du monde.

En schématisant, on a tendance à opposer la Chine, atelier du monde, à l’Inde,


centre ou bureau des services. L’industrie d’exportation a été à la base du
dynamisme de l’économie chinoise depuis 1980. Les services ont été pour l’Inde
une vraie locomotive d’ouverture sur le monde, notamment depuis 1990. Le pays
a été associé à la révolution des services devenue son label vis-à-vis du reste du
monde.

Depuis les années 1950, la part des services dans le PIB en Inde est toujours
supérieure à 50%, avec une dualité remarquable  : un secteur peu productif
hypertrophié, qui offre du travail dans le commerce et les petits métiers à des
dizaines de millions de personnes mais dont beaucoup sont en fait en état de sous-
emploi réel et un secteur hyper productif qui a commencé à émerger surtout depuis
les années 1990 et qui est représentatif de l’adhésion de l’Inde à la modernité.
Il s’agit d’un secteur en expansion depuis 30 ans, lié à l’information et à la
communication, en prolongement au départ à l’installation des centres d’appel. En
2015, il a représenté quelques 10% du PIB, 4 millions d’emplois directs et presque
12 millions d’emplois indirects. Il est soutenu par l’émergence d’universités d’avant-
garde spécialisées dans l’ingénierie avancée. Il est orienté aux 3/4 à l’international
où il représente 1/3 des recettes en devises du pays grâce à la présence de filiales
dans grandes firmes multinationales : IBM d’abord puis Capgemini qui y comptent
la moitié de leurs effectifs, mais aussi de grands majors nationaux qui ont investi
le secteur aux côtés des firmes multinationales. Cette place spécifique des services
en Inde s’explique par la baisse des prix dans les communications, les banques,
les assurances, l’hôtellerie, ce qui rappelle le rôle particulier joué dans l’industrie
manufacturière d’exportation par les investisseurs étrangers en Chine. Dans cette
dernière, le secteur tertiaire est beaucoup plus homogène. Il ne représente que
40% du PIB en raison de la prédominance du secteur industriel dans ce pays.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 101


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

La géopolitique, objet d’opposition et d’antagonisme entre la


Chine et l’Inde

L’antagonisme géopolitique entre l’Inde et la Chine constitue une des grandes


menaces de la paix dans le monde. Il transparait dans plusieurs dossiers :

• Le conflit frontalier qui porte sur deux portions de leurs frontières communes  :
l’Aksai Chin (43.180 km) à l’ouest et Tawang - L’Arunachal Pradesh ou le Tibet du
sud qui abrite un grand monastère bouddhiste (90.000 km) à l’est.

L’Inde considère ses deux régions comme faisant partie intégrante de son territoire
en vertu de l’héritage de l’empire britannique. La Chine refuse cet argument lié à
l’histoire du colonialisme et considère qu’il s’agit d’une extension du Tibet ou du
Xinjiang. Une vraie guerre a opposé en 1962 les deux armées dans cette région de
l’Himalaya. Elle s’est soldée par la défaite de l’Inde. Cette guerre a été suivie par
la confrontation de Chola en 1967 et des escarmouches en 1987.

Et la tension persiste, notamment parce que la Chine a décidé de construire une


route militaire dans le secteur de Doklam. La réalisation de ce projet a cependant
été suspendue à la faveur de l’intervention des diplomaties pour réduire cette
tension.

• La question du Cachemire et des rapports avec le Pakistan. La Chine soutient le


Pakistan dans son conflit avec l’Inde sur le Cachemire. Elle est liée à ce pays par un
pacte politique et géoéconomique. Dans le cadre de l’initiative de la ceinture et la
route, la Chine a la volonté de construire un corridor économique Chine – Pakistan
reliant la Chine occidentale (considérations intérieures) à la mer arabe et à l’océan
Indien, projet estimé à 46 milliards de dollars.

Elle gère, par ailleurs, directement le port pakistanais Gwadar à l’entrée du détroit
d’Ormuz, ce qui lui permet de maitriser ses approvisionnements en hydrocarbures
du Moyen-Orient. Ce port lui donne accès à l’océan Indien, juste face à l’Inde.
L’Inde n’a évidemment pas accueilli avec enthousiasme le lancement de l’initiative
chinoise de la nouvelle rRoute de la Soie. Elle voudrait s’assurer qu’il ne s’agit pas
d’un moyen de domination régionale, sinon mondiale. Par ailleurs, les Chinois, qui
ont toujours été soupçonnés d’avoir transmis leur savoir technologique au Pakistan
pour la confection de sa bombe nucléaire, continuent à s’opposer à l’entrée de l’Inde
au groupe de fournisseurs nucléaires pour l’empêcher d’acquérir les combustibles

102 DIALOGUES STRATÉGIQUES


LES RELATIONS INDE-CHINE

nécessaires aux réacteurs.

• La présence stratégique de la Chine en Asie du Sud-Est est l’objet de grandes


inquiétudes pour l’Inde. Pour l’Inde en effet, la stratégie chinoise des « colliers de
perles » - mise en place de bases navales qui partent de la Birmanie pour aboutir
à Djibouti en passant par le Bangladesh, le Sri Lanka et le Pakistan (Gwadar)
et renforcement de ses rapports militaires avec le Népal ainsi qu’avec tous les
pays frontaliers de l’Inde - est destinée à l’encercler dans le but de contrôler ses
approvisionnements et ses échanges. La présence de plus en plus active de la
Chine dans la région du Pacifique occidental et en Asie du Sud est une autre source
de contrariété pour l’Inde.

C’est pour ces considérations que le Premier ministre Modi réagit à toutes les
manifestations de la montée géostratégique de la Chine en Asie et se rapproche
des Etats-Unis pour tenter d’atténuer l’activisme chinois. Il pourrait même revenir
sur l’approche traditionnelle du non-alignement de son pays hérité de l’époque de
Nehru.

Tout en reconnaissant, comme l’Inde, la centralité de la présence des Etats-Unis en


Asie, la Chine a vis-à-vis des américains, pour éviter tout risque de rupture, adopte
une approche duale faite à la fois de compétition et de coopération, approche qui
est d’ailleurs déjà la sienne dans le domaine des échanges commerciaux. L’Inde se
rapproche sur les plans politique et militaire du Japon et en partie des Philippines
et du Vietnam, pays en situation conflictuelle déclarée avec la Chine sur l’espace
maritime de leur voisinage.

La Chine de son côté ne veut pas que l’Inde s’intéresse à la région Asie-Pacifique.
Elle tient à contenir toute tentative de mise en place sous l’égide de l’Inde d’un axe
regroupant les pays démocratiques d’Asie et du Pacifique pour gêner l’affirmation
de sa puissance dans la région. L’Inde, en effet, cherche à promouvoir dans ce
sens un triangle Inde-Japon-Australie au moment où la Chine a tendance à se
rapprocher de l’Iran.

Globalement, la Chine n’est pas un ennemi déclaré de l’Inde, mais elle constitue
un problème pour elle. Les deux puissances asiatiques ont cependant des points
communs : toutes les deux veulent faire évoluer la gouvernance mondiale, l’ordre
onusien et le fonctionnement des organisations internationales, économiques et
financières. Mais, leurs démarches diffèrent. La Chine œuvre pour un changement

DIALOGUES STRATÉGIQUES 103


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

de l’ordre mondial au détriment des Etats-Unis. L’Inde veut le réaliser en se


rapprochant des Américains car elle cherche avant tout à devenir membre
permanent du conseil de sécurité.

Toutes les deux œuvrent ouvertement pour la lutte contre le terrorisme et combattent
le radicalisme dit islamique, aussi bien en Afghanistan qu’à l’intérieur de leurs
pays. Mais là aussi, les deux pays divergent. L’Inde voit dans le Pakistan comme un
complice du terrorisme alors que pour la Chine, le Pakistan est un partenaire loyal.

L’économie, facteur de rapprochement des deux pays

• Si la géopolitique sépare les deux pays, l’économie les rapproche, tant au niveau
de leurs ambitions de faire évoluer la gouvernance de l’économie mondiale, qu’au
niveau des interdépendances économiques qui rattachent de plus en plus leurs
tissus productifs.

• L’évolution de l’économie mondiale depuis le déclenchement de la crise


économique et financière de 2008, a permis de créer des rapprochements entre
les grands pays émergents et notamment l’Inde et la Chine à plusieurs niveaux :

• Celui du G20, créé à l’initiative du président Obama pour inciter toutes les
grandes économies à mettre en place des plans de relance pour atténuer les
effets néfastes de la crise. Le G20 devait se substituer aux G7 ou G8 et les
pays émergents, tels que la Chine, l’Inde et le Brésil qui semblaient au départ
améliorer leurs positions dans ce nouveau groupement, même si les pays de
l’OCDE en gardaient la commande. C’est ainsi que le G20, en rassemblant les
Etats-Unis, l’Europe, la Chine, la Russie et les autres pays émergents, semblait
devenir le cadre de passage à une nouvelle gouvernance multipolaire.

Celui des BRICS, regroupant la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil et l’Afrique


du Sud est devenu un lieu de rencontre où les deux grands pays asiatiques
se retrouvent notamment autour des questions liées au développement et au
fonctionnement de l’économie mondiale. Si la Russie de Poutine voulait, à un
moment, utiliser les BRICS pour contrarier les Etats-Unis, la Chine et l’Inde, qui
sont les pays les plus dynamiques sur le plan économique de cet ensemble,
ont cherché surtout à l’utiliser pour promouvoir leurs relations économiques
réciproques et leur positionnement dans l’économie mondiale.

104 DIALOGUES STRATÉGIQUES


LES RELATIONS INDE-CHINE

Les deux pays ont joué un rôle d’avant-garde dans la création de la nouvelle banque
de développement (secondée par la Réserve Arrangement de Devises) dont le siège
est à Shanghai, alors que l’Inde a assuré la première présidence de cette institution
financière. Il est vrai que l’apport de chaque pays à cette banque reste modeste (2
milliards de dollars), à comparer avec les fonds initiés par la Chine seule (le Fonds de la
Route de la Soie – 40 milliards de dollars) ou avec d’autres pays (AIIB Banque asiatique
de l’investissement et de l’infrastructure – 50 milliards de dollars). Cette dernière
institution bancaire, dont le siège est également à Shanghai, totalement dominée par la
Chine, intervient dans l’ensemble de l’Asie.

• On peut citer deux autres structures où la Chine et l’Inde se retrouvent :

• RIC, une troïka qui réunit annuellement, depuis 2001, les ministres des
affaires étrangères russe, indien et chinois pour créer un maximum
d’espace de convergence entre les trois pays. L’expérience a montré que
ces réunions ne sont en fait qu’une simple répétition de celles des BRICS
dont elles reprennent les communiqués.

• L’organisation de coopération de Shanghai qui regroupait au départ, en


1996, cinq pays : Russie et Chine aux côtés du Kazakhstan, du Tadjikistan,
du Kirghizstan, anciennes républiques autrefois liées à l’URSS et qui font
partie aujourd’hui de la logique asiatique et mondiale de la Chine. La Russie
et la Chine ont convenu en 2016 d’y intégrer, dans un esprit d’équilibre
évident, l’Inde et le Pakistan.

• Entre les deux économies, chinoise et indienne, les interdépendances se multiplient,


tant sur le plan bilatéral que dans leurs rapports avec leur environnement asiatique.
Leurs échanges progressent, au détriment souvent de leur commerce avec les pays
développés.

La Chine, dans son dynamisme économique depuis les années 1980, a considéré la
proximité asiatique et l’asiatisme comme la base de son ouverture sur l’économie
mondiale. C’est à partir de Hong Kong, de Taïwan et du Japon qu’elle a construit
son attractivité pour les IDE qui ont créé les premières industries dans les zones
économiques spéciales. C’est avec les pays asiatiques qu’elle a développé des
rapports de libre-échange pour promouvoir son commerce extérieur avant de
s’ouvrir sur l’Europe et les Etats-Unis. C’est à partir de l’Asie qu’elle a cherché
à assurer ses approvisionnements en matières premières et en hydrocarbures

DIALOGUES STRATÉGIQUES 105


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

avant de s’ouvrir sur l’Afrique et l’Amérique latine. L’ouverture sur ses voisins
asiatiques a été utilisée aussi pour promouvoir les zones les plus pauvres de la
Chine occidentale. C’est le point de départ d’ailleurs de la stratégie de la Ceinture
et la Route.

L’Inde s’ouvre de son côté de plus en plus sur l’Asie au niveau des échanges et
des investissements. Depuis 10 ans, ses échanges ont beaucoup augmenté avec
la Chine, au moment où ceux avec les pays développés stagnent, voire reculent
en termes relatifs. Certes les Etats-Unis restent son premier client, son premier
partenaire dans le secteur des services, mais la Chine est devenue, depuis une
décennie, son premier fournisseur et la part de l’Europe dans ses échanges se
réduit.

C’est à partir de ces interdépendances économiques que les deux pays tentent de
dépasser leurs contradictions géopolitiques. Les deux dirigeants, Xi et Modi, ont de
plus en plus d’opportunités de se rencontrer : au sein des BRICS ou dans le cadre
des réunions des banques qui les rassemblent. Pour le reste du monde, Chinindia
devient une réalité qui rassemble deux pays en compétition, mais qui coopèrent de
plus en plus.

• L’Afrique sera, dans les prochaines décennies, l’objet de cette compétition/


coopération entre les deux pays.

Depuis 2000, la Chine est devenue le premier partenaire économique des pays
africains dans les trois domaines : commerce, IDE et coopération. Les exportations
chinoises vers l’Afrique sont estimées à quelques 90 milliards de dollars contre
à peine 22 milliards pour l’Inde. Les importations indiennes d’Afrique s‘élèvent
à 26 milliards de dollars contre 55 milliards pour la Chine en 2016. Les achats
chinois d’hydrocarbures et de matières premières ont permis l’amélioration des
performances économiques de beaucoup de pays africains dont les taux de
croissance ont souvent dépassé les 5%. Depuis 2014, la baisse de la demande
chinoise pour les matières premières a eu un impact négatif sur le dynamisme des
économies africaines. Parallèlement au changement intervenu dans son modèle
de développement, la Chine a proposé, à l’occasion du deuxième sommet sino-
africain (Johannesburg, décembre 2015) un nouveau partenariat, qui s’inscrit par
ailleurs dans la logique de la Ceinture et la Route : transférer quelques 60 milliards
de dollars vers l’Afrique en aide et investissement et mettre en place une nouvelle
relation de coproduction permettant la délocalisation de certaines industries vers

106 DIALOGUES STRATÉGIQUES


LES RELATIONS INDE-CHINE

les pays africains.

Après le Japon, la Corée du Sud et surtout la Chine, l’Inde veut renforcer sa présence
en Afrique. C’est dans ce cadre que Modi a réuni le troisième sommet afro-indien
à New Delhi en octobre 2015 (un premier sommet a eu lieu en 2008 à New Delhi
et un second en 2011 à Addis-Abeba) pour donner un nouvel élan à leurs relations.
Comme pour la Chine, les rapports entre l’Inde et l’Afrique sont anciens, fondées
sur des considérations politiques, notamment dans le cadre de la logique du non-
alignement. Mais depuis 2000, les considérations économiques commencent
à prévaloir du fait de l’accroissement de la demande de l’économie indienne
en matières premières et hydrocarbures. L’Inde s’intéresse au marché africain
notamment pour écouler les produits pharmaceutiques (médicaments génériques),
les voitures et bien sûr les services. Ses partenaires commerciaux principaux sont
l’Afrique du sud, le Nigéria, l’Angola, l’Egypte et la Tanzanie. Le Maroc lui fournit
pour l’essentiel les fertilisants dont elle a besoin pour sa révolution verte. Elle
propose aux pays africains un modèle d’hôpitaux adaptés à leurs besoins.

Les échanges entre l’Inde et l’Afrique ont augmenté de plus de 32% entre 2005 et
2011. Les achats de l’Inde sont concentrés autour des hydrocarbures, des minéraux
et de l’or. Les IDE indiens en Afrique sont le fait de grands groupes. Ils progressent
d’une façon remarquable et concernent les télécoms, l’infrastructure, l’énergie et
l’automobile. L’Inde accorde des lignes de crédits pour divers projets en Afrique.
Elle intervient particulièrement dans les programmes d’électrification à partir de
l’énergie solaire. Elle accorde des bourses aux étudiants africains. Leur nombre a
d’ailleurs augmenté de façon significative depuis 20 ans.

Sur le plan humain, la diaspora indienne en Afrique est estimée à 2,7 millions
d’individus. Certes, elle est plus détachée politiquement de son pays, contrairement
aux Chinois installés en Afrique. Mais son établissement y est plus ancien. Gandhi
a commencé son combat à partir de l’Afrique du sud et le parti du Congrès a tissé
des relations politiques avec les forces africaines bien avant 1947, année de
l’indépendance de l’Inde. Celle-ci a été considérée par de nombreux pays africains,
notamment anglophones, comme un modèle dans la lutte contre les colonisations.

Sur le plan démographique enfin, tous les analystes indiquent que la Chine, l’Inde
et l’Afrique feront le monde de demain. En 2030, chacune de ces trois entités
comptera 1,5 milliard de personnes, ce qui a amené Jean-Joseph Boillot, un
spécialiste de l’Inde, à parler de l’émergence du triangle Chine Inde Afrique face

DIALOGUES STRATÉGIQUES 107


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

à l’Europe dont la population décline. Selon certains auteurs, après la Chine, déjà
deuxième puissance mondiale et l’Inde, quatrième puissance, l’Afrique pourra
améliorer ses performances économiques durant le XXIème siècle. Chinois et
Indiens s’y intéressent de plus en plus.

« Quand la géographie sépare, l’économie rapproche » : voilà qui devrait être une
bonne leçon pour de nombreux pays du Moyen Orient et du continent africain, pour
le Maghreb et particulièrement pour le Maroc et l’Algérie. Ces deux pays, bien que
séparés par des considérations géoponiques, devraient pouvoir construire un partenariat
économique dans une logique maghrébine. Un tel partenariat leur permettrait d’atténuer
les tensions qui les divisent et deviendrait un facteur d’intégration régionale et de
développement.

108 DIALOGUES STRATÉGIQUES


LES RELATIONS INDE-CHINE

Eléments bibliographiques

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Bobo Lo. Russie, Chine, Inde. Un vieux triangle dans le nouvel ordre mondial. IFRI.
Avril 2017.

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Boilot Jean-Joseph. Régulation et développement. Le modèle indien depuis 1947.


Thèse de doctorat. Paris X Nanterre.

Boilot Jean-Joseph et Michelon N. Chine, Hong Kong et Taïwan, une nouvelle


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Documentation Francaise, Problèmes économiques. L’Inde à la croisée des chemins.


N° 3125. 2016.

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des Chemins. Casablanca. 2017.

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Sen A. et Dreze J. Splendeur de l’Inde ? Développement, démocratie et inégalités.


Flamarion. Paris. 2014.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 109


LES RELATIONS INDE-CHINE

La rivalité stratégique entre la Chine et L’Inde


Jacques Gravereau

La rivalité stratégique entre la Chine et l’Inde est un développement majeur qui va


influer sur la donne mondiale au cours du 21ème siècle. Les deux grands géants de l’Asie
sont voisins, seulement séparés par la barrière physique de l’Himalaya, qui n’est certes
pas symbolique, mais qui est devenue presque négligeable à l’époque des satellites et
des missiles. La Chine commande une façade maritime ouverte sur le Pacifique, mais
elle y est contrainte, avant d’arriver en haute mer, par un chapelet d’îles et de presqu’iles
- de la Corée à l’Indonésie – qui n’appartient pas à sa zone d’alliances, même si elle
y proclame souvent ses « droits » suzerains historiques. La géographie de l’Inde place
cette dernière plus nettement en position souveraine sur l’océan dit « indien », qui prend
progressivement une place stratégique déterminante au confluent des grandes routes
maritimes mondiales du pétrole et du commerce, avec une façade africaine sur la mer
d’Oman, au débouché du canal de Suez et du golfe persique/arabique, et asiatique sur
le golfe du Bengale. La Chine s’y montre de plus en plus active. L’Inde le redoute, non

DIALOGUES STRATÉGIQUES 111


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

sans raisons. Cette rivalité va croître de plus en plus dans les années qui viennent. Nous
n’avons pas fini d’en entendre parler.

Hormis les tailles respectives, assez similaires, de leurs populations, l’Inde et la


Chine sont dans un rapport de 1 à 5 en termes de poids économique. La population de
l’Inde dépassera bientôt celle de la Chine, d’ici cinq à six ans, mais c’est un paramètre
statique. Le PIB de la Chine est, en photographie actuelle instantanée, cinq fois plus
élevé que celui de l’Inde. La croissance de ce PIB a été similaire la dernière année
connue, même si celle de l’Inde a dépassé de peu (>+7%) celle de la Chine au cours des
trois années précédentes. Mais, appliqué à la masse du PIB, la croissance de la Chine
crée une masse de richesse similaire au PIB français en trois ans seulement, alors que
celle de l’Inde ne génère que 500 milliards de dollars supplémentaires sur trois ans
cumulés. Cette croissance n’est pas fondamentalement remarquable  : il faudrait des
taux supérieurs à +10% sur plusieurs années consécutives pour que le « take off » de
l’Inde puisse véritablement survenir, à l’instar de ce qu’a su produire la Chine pendant
vingt ans d’affilée (et avant elle le Japon dans les années 1960). L’Inde, malgré sa masse
de population, va rester cantonnée durablement dans un statut de pays globalement
«  émergent  », même si l’explosion des classes moyennes et de l’urbanisation vient
relativiser l’analyse. Le PIB par habitant y reste en moyenne inférieur à 2.000 dollars,
la moitié de la population est sous le seuil de pauvreté absolue (190 dollars par jour au
sens de la Banque Mondiale), cette même moitié est encore analphabète.

Les échanges extérieurs de l’Inde restent indigents à l’aune de la taille et du potentiel


du pays. Les exportations sont huit fois moindres que celles de la Chine. Question de
choix ou de non-choix de spécialisation sans doute ;plus certainement impuissance à
développer des infrastructures dignes de ce nom (routes, rail, ports…), à cause des
blocages du système de décision, entre les complications d’un Etat fédéral, un système
certes démocratique mais peu efficient, sans parler d’une corruption généralisée.

La Chine et l’Inde sont les deux plus grands pays asiatiques, qui partagent une
frontière terrestre de 5.000 kilomètres (par-delà les Etats-tampons que sont le Népal et
le Bhoutan). Mais les relations sont restées distantes. Jusqu’à il y a trois ans – aussi
étonnant que cela puisse paraître – il n’existait aucun vol direct entre les capitales de
ces grands voisins, Pékin et Delhi ! Les voyages des uns comme des autres sont réduits
à la portion congrue, restreints, qui plus est, par une bureaucratie des visas où l’une et
l’autre des administrations rivalisent.

Les échanges commerciaux sont extrêmement faibles, même s’ils ont connu

112 DIALOGUES STRATÉGIQUES


LES RELATIONS INDE-CHINE

récemment une croissance notable. L’Inde n’a exporté l’année dernière que pour 16
milliards de dollars de marchandises à la Chine, soit 6% de ses ventes mondiales. Le
client indien reste négligeable pour la Chine, qui n’y réalise que 3% de ses exportations.
De surcroit, le commerce est lourdement déséquilibré entre la Chine et l’Inde, avec un
excédent chinois supérieur à trois fois le montant des ventes indiennes.

La guerre froide – et parfois chaude – sévit encore entre l’Inde et la Chine. En 1962,
la Chine était en train de finaliser ses routes stratégiques sur ses marches tibétaines.
Ces routes passaient sur les cols de l’Himalaya. La Chine n’hésita pas à pénétrer à
l’intérieur de la province indienne du Ladakh. L’Inde envoya ses troupes qui, venant des
plaines brûlantes de la vallée du Gange, étaient mal aguerries au combat à 5.000 mètres
d’altitude. La déconfiture militaire indienne fut sans appel. Une partie de ce territoire
historiquement indien, l’Aksaï Chin, est désormais occupée par les troupes chinoises.
Ces pics montagneux austères jouxtent d’autres zones de contentieux indiens sévères,
dans toute la grande zone du Jammu-et-Cachemire revendiquée par ces ennemis jurés
que sont l’Inde et la Pakistan, où la poudre parle périodiquement, notamment autour du
grand glacier de Siachen.

Pour faire bonne mesure, l’Inde a occupé – sans grande réaction initiale à l’époque –
un territoire à son nord-ouest, à côté de son protectorat du Bhoutan : l’Arunachal Pradesh.
Ces marches tibétaines sont depuis quelques années vigoureusement revendiquées
par la Chine, qui appelle cette zone son « Tibet du sud ». Ces contentieux territoriaux
empoisonnent les relations. C’est l’une des raisons, parmi d’autres, du relatif isolement
de l’un vis-à-vis de l’autre en matière politique et commerciale. La plaie est à vif. Il y a
deux ans, au moment même de la première grande visite d’Etat de Xi Jinping à Delhi
auprès de son homologue indien, des troupes chinoises ont avancé très agressivement
en territoire (indien) Ladakhi, ce qui n’est pas exactement un bon signal diplomatique !
L’Inde et la Chine sont certes des puissances nucléaires, disposant respectivement de
140 et de 300 ogives. Mais leurs budgets militaires sont dans un rapport de 4 à 1 : 215
Milliards de dollars pour la Chine et 56 pour l’Inde, principalement dévolus à l’ennemi
pakistanais s’agissant de l’Inde.

Les développements des capacités de projections chinoises avaient longtemps


laissé les autorités indiennes apathiques, malgré les éditoriaux inquiets de la presse
indienne, très libre dans cette démocratie. Avec l’arrivée au pouvoir du nationaliste
hindou Narendra Modi, le ton a changé. L’Inde s’est aperçue que les ambitions chinoises
dans l’océan Indien constituaient une ligne d’encerclement potentiel de l’Inde par son
voisin communiste et M. Modi s’est empressé de faire une tournée diplomatique dans

DIALOGUES STRATÉGIQUES 113


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

les îles de l’océan Indien, où réside d’ailleurs une diaspora indienne nombreuse et
historique.

Les Chinois ont en effet établi à bas bruit une série de bases – purement « logistiques »
selon leur terminologie - que les médias ont baptisée du terme de « collier de perles ».
Ces bases ont été autorisées par nombre d’Etats riverains de l’océan Indien : Birmanie,
Bangladesh, Sri Lanka, Maldives, plus récemment Djibouti et, last but not least, Gwadar,
à l’ouest du Pakistan, à proximité immédiate de l’Iran et du détroit d’Ormuz qui verrouille
le golfe persique. L’Inde a la désagréable sensation de se sentir progressivement
encerclée par les menées chinoises.

Couplée à la montée en puissance de la marine chinoise, qui dispose déjà d’un porte-
aéronefs – et de deux ou trois dans les quatre ans qui viennent – la situation d’ensemble
inquiète vivement l’Inde, dont la marine n’est certes pas négligeable, mais vieillissante.
La base chinoise de Gwadar monte en puissance, non seulement « logistique » mais
militaire. Elle est déjà le centre de gravité des travaux de génie civil chinois au Pakistan.
A terme, la construction d’une voie ferrée moderne, d’une grande route stratégique
et d’oléoducs devrait permettre de relier l’océan Indien à la province chinoise d’Asie
centrale du Xinjiang, au grand dam des Indiens.

Pour ce faire, la Chine a octroyé un prêt de 47 milliards de dollars au Pakistan,


qui s’ajoute à l’aide bilatérale déjà substantielle, et aux coopérations en tout genre :
commerciales, militaires et même nucléaires. Que la Chine privilégie outrageusement,
et depuis de longues années, leur ennemi juré pakistanais, rend les autorités indiennes
furieuses et attise les protestations nationalistes, encore plus virulentes depuis l’arrivée
au pouvoir de Narendra Modi. Le contentieux déjà lourd ne laisse aucun espoir de
détente à court terme.

La Chine ne fait rien pour atténuer les tensions internationales, bien au contraire.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (2012), elle a proclamé que la mer de Chine
méridionale était sa propriété, au grand dam des pays riverains membres de l’ASEAN,
qui ont des définitions de leurs frontières maritimes se superposant à la «  ligne en
U » des revendications chinoises. La Chine s’est mise à bétonner des atolls au beau
milieu des lignes de navigation internationales reconnues par le droit de la mer des
Nations Unies. Elle a déjà créé trois pistes pour avions gros porteurs, entourées de
batteries lance-missiles et remblaie actuellement quatre autres ilots. Aucune pression
ni arbitrage international (celui de la cour de la Haye dans le contentieux philipino-
chinois du récif de Scarborough) n’amène la Chine a résipiscence. Cette agressivité de

114 DIALOGUES STRATÉGIQUES


LES RELATIONS INDE-CHINE

la Chine, sûre de sa force et imperméable à la diplomatie conventionnelle, préoccupe


vivement l’Inde, qui réagit en envoyant périodiquement un porte-avions sillonner la mer
de Chine du Sud, ou encore en octroyant un prêt de 500 millions de dollars au Vietnam
pour moderniser son armée face à la Chine.

Par la voix de Xi Jinping, la Chine a lancé en 2013 le vaste plan/slogan des « nouvelles
routes de la soie », en chinois Yidaï Yilu : un corridor (terrestre), une route (maritime).
Ce grand ensemble de projets d’investissements - laissé volontairement assez flou -
embrasse un vaste axe est-ouest et traduit l’ambition mondiale nouvelle de la Chine.
Les investissements d’infrastructures devraient être, à terme de vingt ans, massifs. Ce
plan laisse dans l’ombre les réticences d’un certain nombre de pays face aux ambitions
chinoises, ainsi que leurs difficultés à rembourser les prêts avec lesquels les chantiers
confiés aux entreprises chinoises sont financés. On en a un exemple récent avec la
voie ferrée entre Nairobi et Mombasa, pour laquelle le Kenya aura toutes les peines
du monde à rembourser le prêt de 3 milliards de dollars de l’Exim Bank chinoise. On
s’acheminera sans doute vers un moratoire de la dette kényane, comme cela s’est déjà
produit ailleurs, mais non sans contreparties politiques.

L’Inde n’a pas grand-chose pour contrer ce plan chinois des « routes de la soie »,
à supposer qu’elle en ait les moyens financiers, ce qui n’est pas le cas. Sur la partie
terrestre de ce plan, les développements au Pakistan sont pour elle un chiffon rouge.
Sur la partie maritime, la rivalité Chine-Inde se transporte vers l’ouest de l’océan Indien,
tout spécialement sur les rives africaines.

L’Inde a investi depuis des siècles tout l’ouest de l’océan qui porte son nom, comme
en témoignent les communautés anciennes dans les îles (Maurice, Réunion etc…) et sur
la côte est-africaine jusqu’à l’Afrique du Sud dans laquelle, rappelons-le entre autres,
Gandhi a exercé pendant vingt-deux ans comme avocat avant de retourner en Inde. Il y
a donc une diaspora indienne significative dans cette partie du monde.

La Chine, quant à elle, se réclame dans cette région des voyages d’exploration
de l’amiral Zheng He, lequel explora de 1405 à 1433, à la tête d’une grande flotte de
jonques, les côtes qui sont indiquées ci-dessus.

Ce genre de proclamation de légitimités historiques n’est qu’un arrière-plan, assez


peu opérationnel d’ailleurs, dans les ambitions de l’une et l’autre des puissances
asiatiques en Afrique, à commencer par la partie orientale du continent. Les situations
y sont contrastées  : pas question pour l’instant, par exemple, d’investir la corne de

DIALOGUES STRATÉGIQUES 115


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

l’Afrique la plus proche : la Somalie, en butte au chaos que l’on connait. Le reste des
pays est en revanche plus accueillant, notamment l’Ethiopie ou le Mozambique.

Au cours des années récentes, les discussions se sont multipliées autour de la


poussée du business chinois partout en Afrique, que nous avons analysé en détail dans
d’autres recherches portant sur la Chine et sur l’Inde en Afrique. On a ainsi l’impression
médiatique que la Chine récupère tous les chantiers africains, les concessions pétrolières
du Soudan, de l’Angola ou du Nigéria, les mines de cuivre de Zambie et ainsi de suite.
Ce qui est exact dans les grandes lignes. Mais l’intérêt de l’Inde pour l’Afrique n’est pas
moindre, comme en témoignent les développements de certaines grandes entreprises
privées indiennes. Sur l’acquisition de terres agricoles en Afrique, par exemple – sujet
qui défraye périodiquement la chronique – l’Inde n’a pas signé moins de 24 contrats de
grande ampleur en Ethiopie (contre 5 pour la Chine), 9 au Mozambique (7 pour la Chine),
6 en Tanzanie (1 pour la Chine). En Afrique du Sud, la présence du business indien n’a
rien à envier à celle des entreprises d’Etat chinoises. La seule différence est que les
acteurs ne sont pas les mêmes : entreprises le plus souvent publiques, comme telles
abondamment subventionnées, pour la Chine ; entreprises privées, le plus souvent des
conglomérats familiaux soumis aux lois de la rentabilité, pour l’Inde.

Malgré la montée en puissance tous azimuts de la Chine, l’Inde n’a pas dit son
dernier mot entre les rivages du sous-continent et ceux de l’Afrique. Elle y dispose de
trois bases militaires d’écoute, aux Seychelles, à Madagascar et à Maurice, qu’elle
peut transformer en bases opérationnelles : c’est le cas aux Seychelles actuellement.
Elle y cohabite avec des présences occidentales qui verrouillent en partie l’espace
maritime aux ambitions chinoises : la France à Djibouti, à Mayotte, à la Réunion et dans
d’autres avant-postes insulaires (Les Glorieuses, Juan de Nova, Europa). La grande base
américaine sur l’île britannique de Diego Garcia, au beau milieu de l’océan Indien, ou
plus près de l’Arabie celle de Socotra ne laissent pas le champ libre à la Chine.

Certes la Chine a ouvert une base « logistique » à Male (Maldives) et tout récemment
à Djibouti, mais elle y côtoie d’autres puissances pour contrôler le détroit de Bal Al-
Mandeb, au débouché de la Mer Rouge et du canal de Suez. Malgré l’influence
croissante de la Chine en Egypte et le « hub » logistique chinois en Grèce, où elle a
acquis la quasi-totalité du port à conteneurs du Pirée, cette tectonique des plaques n’est
pas directement dans le giron chinois. L’Inde et la Chine vont continuer à marquer leurs
espaces maritimes, mais sous la surveillance d’autres grandes puissances. C’est sur le
terrain des rivalités commerciales en Afrique de l’Est que va se dérouler dans les années
qui viennent le « grand jeu » entre l’Inde et la Chine.

116 DIALOGUES STRATÉGIQUES


IV: L’EVOLUTION DU PARTENARIAT
INDE – ETATS UNIS ET INDE- RUSSIE

La relation Inde-États-Unis : du pragmatisme


avant tout
Thierry Garcin

Introduction

La politique étrangère indienne a traversé les rapports Est-Ouest durant quarante


ans, sans qu’une ligne directrice apparaisse d’une façon évidente. L’amitié avec
l’Union soviétique n’a jamais exclu de solides échanges économiques avec les
États-Unis. Surtout, son centre d’intérêt et les grands dossiers que l’Inde a dû traiter
étaient d’abord régionaux (Pakistan, Chine…). De plus, elle regardait peu vers son
Est. Les bouleversements internationaux (1989-1991) l’ont amenée à changer de pied,
privilégiant Washington sans attendre, tandis que le déploiement remarquable de la
Chine vers l’océan Indien et vers l’Europe l’a poussée à s’ouvrir à d’autres mondes et
sous-régions (Afrique, Asie-Pacifique…). Mais en quoi l’axe New Delhi-Washington
est-il structurant, préférentiel et durable ? Répondre à cette question oblige à adopter
une approche chronologique.

Le fond de tableau historique


Le fait que l’Inde ait été l’un des membres fondateurs du Mouvement des neutres
et des non-alignés au milieu des années 5074, n’a jamais été perçu par New Delhi
comme une contrainte, encore moins comme une allégeance, tant les neutres et les
non-alignés de l’époque formaient une association hybride, d’ailleurs plus alignée sur
l’Union soviétique que sur les États-Unis. Un peu plus tard, en 1964, l’adhésion au
Groupe des 77, en la compagnie curieuse de la Chine, cachait aussi un fort tropisme

74  Conférence de Bandung (Indonésie) en 1955 et de Brioni (Yougoslavie) en 1956.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 117


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

isolationniste  : ni bases étrangères sur le sol indien, ni organisations régionales


ambitieuses (doctrine Nehru). Mais cette contestation de la logique des pôles n’excluait
pas des rapprochements saisissants.

En effet, pour l’Union soviétique, l’Inde aura longtemps représenté le meilleur allié
non-communiste en Asie. Dès 1971, avant la sécession officielle du Pakistan oriental
(devenu Bangladesh), l’Inde a signé un traité fondateur avec l’URSS, « de paix, d’amitié
et de coopération  ». Durant la guerre du Bangladesh, partition qu’en bonne logique
elle favorisa, elle exprimera son irritation lors de l’intrusion du porte-avions américain
Enterprise dans le golfe de Bengale. Mais ce sont surtout les années 80 qui ont vu l’Inde
travaillée voire bousculée par l’évolution des relations internationales.

D’abord, elle avait dû enregistrer le rapprochement structurel et durable entre


les États-Unis et la Chine  : voyage triomphal du président Nixon à Pékin en 1972,
établissement de relations diplomatiques entre Washington et Pékin en 1979. Ensuite,
à la veille des bouleversements internationaux que personne n’aurait pu prédire
(1989-1991), elle affrontait un contexte régional et international très défavorable. En
Afghanistan, les États-Unis s’appuyaient sur le Pakistan pour armer et endoctriner les
Moudjahidines antisoviétiques, les fameux « combattants de la liberté », dont beaucoup
se retourneraient contre Washington (régime des talibans, Ben Laden), au nom d’un
islam le plus rétrograde et criminel possible. Au Pakistan, à la fin de la décennie, avec
l’aide des Chinois, le Pakistan accéda en toute clandestinité à la maîtrise du nucléaire
militaire (même s’il faudra attendre 1998 pour les premiers essais officiels). Et, en
1989, en pleine période du « printemps de Pékin »75, Moscou et Pékin scellèrent leur
réconciliation, non seulement entre partis communistes mais aussi entre États, à l’heure
où les réformes économiques chinoises (les « quatre modernisations ») commençaient
à porter tous leurs fruits. Au contraire, l’Inde ne décida d’ouvrir son marché qu’en 1991,
soit plus de dix ans plus tard, abandonnant enfin la politique protectionniste du parti du
Congrès.

Il s’agissait bien d’une décennie noire, New Delhi semblant plus arrimé que jamais
à l’Union soviétique. L’Inde n’avait pas condamné l’invasion de l’Afghanistan par
l’Union soviétique en 1979. En 1983, 35 % de l’acier, 50 % du pétrole, etc., provenaient
d’installations réalisées grâce à l’URSS. D’autres matières premières essentielles et des
équipements civils clés étaient achetés à Moscou. La destruction dans le ciel soviétique
du Boeing 747 sud-coréen par Moscou en 1983 ne fut pas non plus condamnée (de même,

75  New Delhi ne protestera pas contre la répression violente menée par les autorités en juin 1989.

118 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’EVOLUTION DU PARTENARIAT INDE – ETATS UNIS ET INDE – RUSSIE

plus tard, pour la tentative de putsch néo-soviétique d’août 1991). D’autre part, l’Inde
était le seul pays étranger à faire voler des Mig-29 et à accueillir en leasing un sous-
marin nucléaire d’attaque soviétique (à propulsion nucléaire, à armement classique)76.
Pour ajouter à cet embarras de la politique étrangère indienne, quand l’Inde s’aventura
militairement dans sa proche périphérie, l’échec fut patent (intervention au Sri Lanka
en pleine guerre civile, 1987-1990). Seule, la modeste intervention aux Maldives, en
1988, fut couronnée de succès. Dernier désagrément pour la diplomatie indienne  :
dès l’invasion, l’occupation puis l’annexion du Koweït par l’Irak (août 1990), les États-
Unis utilisèrent Diego Garcia, archipel au cœur de l’océan Indien, pour acheminer les
premiers renforts au Moyen-Orient.

Mais ce paysage international ne serait pas complet si l’on ne citait pas aussitôt
la continuité remarquable des relations économiques avec les États-Unis, qui restaient
le premier partenaire de New Delhi --et l’est toujours. Cette manière de dédoublement
stratégique, apparemment contradictoire --relations stratégiques avec Moscou,
commerce intense avec Washington-- n’avait rien d’étonnant. Cela a un nom  : le
pragmatisme, dont l’Inde est souvent la championne. Ces dépendances croisées
n’étaient que l’autre visage d’une complémentarité bien comprise. Évidemment, cette
double assise n’était pas tenable après la mort de l’Union soviétique (décembre 1991).
Elle n’avait surtout plus d’objet.

Le revirement rapide de New Delhi

De fait, à la surprise des observateurs internationaux, l’Inde n’eut aucune peine,


et n’éprouva aucun état d’âme, à effectuer dès 1992 des manœuvres navales avec
les États-Unis (bien d’autres exercices militaires par la suite). Pourtant, le cadavre de
l’Union soviétique était encore chaud. Il est vrai que, depuis des années, l’islamisme
sous toutes ses formes était devenu une donnée de base, délétère, de la vie politique en
Inde, laquelle comprend aujourd’hui quelque 180 millions de musulmans (en très grande
majorité sunnites) sur 1,38 milliard d’habitants (soit 14 %). Non seulement le péril est
en la demeure (nombreux attentats islamistes sur le sol indien ; extrémisme hindouiste),
mais il se révèle massif et évolutif.

Après les bouleversements internationaux, les relations politiques avec les États-
Unis ont été satisfaisantes  : témoins, la lutte anti-djihadiste, l’acceptation par New
Delhi de la notion controversée de « guerre contre le terrorisme » chère au président

76  Type Charlie II (1988-1991). Des officiers soviétiques servaient à bord la chaudière nucléaire.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 119


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

Bush fils, le rôle reconnu de Washington dans la sécurité des détroits malayo-
indonésiens (Malacca, surtout), la lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden (l’Inde y
a fait patrouiller des bâtiments de guerre à son compte), l’accord nucléaire dérogatoire
américano-indien de 2008, l’acceptation du projet global américain antimissiles (Missile
Defense)77. De même, l’Inde participe au fameux anneau de Containment (endiguement)
qui, du Pakistan à la Corée du Sud, est destiné à limiter l’expansion de la Chine. À
l’inverse, l’Inde souffre de la politique américaine dans cette partie de l’Asie du Sud,
Washington soutenant bon gré mal gré le Pakistan78, adversaire potentiel de l’Inde et
allié de la Chine que les États-Unis n’avaient nul intérêt à affronter.

La Chine, de son côté, déploie deux grands gestes géopolitiques  ; d’une part, le
« collier de perles », ou la descente des intérêts chinois vers l’océan Indien ; d’autre part,
les Routes de la soie, ambitieux programme qui concerne directement l’océan Indien d’un
double point de vue, à la fois terrestre et maritime et d’est en ouest79. On remarquera
au passage que les Routes de la soie, vues de New Delhi, intéressent nombre de pays
musulmans  : en Asie centrale ex-soviétique, dans les Balkans occidentaux, dans la
péninsule Arabique, outre qu’elles prévoient un corridor terrestre Chine-Pakistan. L’Inde
serait en droit de se sentir encerclée à moins.

Au Moyen-Orient, autre nouvelle tendance, l’Inde cherche à pousser ses avantages,


d’une façon résolue. Elle avait signé un accord défensif avec le Qatar en 2008, avec
l’Arabie Saoudite en 2014, laquelle fait travailler trois millions d’Indiens (35 milliards
de dollars renvoyés en Inde chaque année). Pourtant, Riyad avait été souvent accusé
d’avoir financé une partie du programme nucléaire pakistanais. On notera au passage
des exercices navals avec les Émirats arabes unis en 2018. Autre complication de la
diplomatie indienne : le besoin d’entretenir de bonnes relations avec l’Iran, adversaire
potentiel de l’Arabie Saoudite. On le voit, ce flanc occidental de l’Inde n’est guère
stable, sans compter la multiplication des guerres civiles arabes dans la sous-région
(Irak naguère, Syrie, Yémen…).

77  Pour l’Inde, le projet de réseau mondial américain d’antimissiles permet d’affaiblir la Chine, de se
familiariser avec les techniques de pointe en la matière, de coopérer avec Israël.
78  Le secrétaire d’État Colin Powell était allé en 2004 jusqu’à décerner à Islamabad le titre d’ « allié majeur
hors OTAN ».
Et l’on se souviendra qu’en 2016, le président élu Donald Trump s’adressa ainsi au Premier ministre pakistanais,
sans savoir apparemment à qui il parlait : « Vous êtes un type super. Vous faites un travail extraordinaire, qui se
voit partout (…). Votre pays est extraordinaire, avec des opportunités énormes. Les Pakistanais sont l’un des
peuples les plus intelligents qui soient ».
79  Lire Thierry Garcin : « Le projet --très géopolitique-- des Routes de la soie », Diploweb, 18 février 2018, <
https://www.diploweb.com/Le-chantier-tres-geopolitique-des-Routes-de-la-soie.html>.

120 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’EVOLUTION DU PARTENARIAT INDE – ETATS UNIS ET INDE – RUSSIE

S’agissant enfin de la défense, l’Inde s’est employée à diversifier ses fournisseurs


d’armements, se tournant à partir du début des années 2000 vers les États-Unis, puis
vers le Royaume-Uni et Israël80, enfin vers la France81. Ce qui ne l’empêche pas -toujours
ce mouvement de bascule-- de fabriquer sous licence du matériel russe ou d’en acheter
des lots importants82, même si elle a souffert d’un mauvais approvisionnement en pièces
détachées dès la fin de l’URSS. Ses priorités restent le nucléaire, l’espace, le domaine
balistique et antibalistique, les techniques de pointe. Elle s’essaie à la projection de la
force, mais n’a encore ni les moyens suffisants ni l’expérience en ce domaine.

La nouvelle donne

L’élection de Donald Trump en novembre 2016 modifie, conforte mais ne bouleverse


pas la relation indo-américaine. Deux fortes personnalités au pouvoir de part et d’autre,
souvent virulentes (Narendra Modi avait été surnommé le « Reagan indien », en 2014, lors
de sa prise de fonction comme Premier ministre), aux accents volontiers islamophobes
et au nationalisme économique ombrageux (rapatriement des entreprises américaines à
l’étranger d’un côté, « Make in India » de l’autre). Néanmoins, une question de principe
se pose, pour l’avenir à court terme. L’antimultilatéraliste mais aussi le bilatéraliste
interventionniste qu’est finalement le président Trump, prônant un monde unipolaire
profondément holiste voire simpliste, peut-il entrer en phase et en résonance avec le
défenseur indien d’un monde multipolaire, profondément asiatique et dans la pratique
continue de la complexité ?

Si le retrait des États-Unis de l’accord mondial sur le climat (COP 21) lui rend
objectivement service (comme la Chine, l’Inde est condamnée à polluer, notamment avec
son charbon), la dénonciation en mai 2018 par Washington de l’accord international (dit
5+1, juillet 2015) sur le nucléaire militaire iranien ne peut que discréditer la parole et
les engagements internationaux des États-Unis d’Amérique, brouiller durablement les
rapports de force régionaux et alimenter des craintes sur de nouvelles proliférations

80  Avec Israël : antimissiles, drones, radars aéroportés, missiles antichars, systèmes de communications,
renseignement, lutte contre le terrorisme, cybersécurité, entre autres.
À l’inverse, l’Inde condamna la décision américaine du président Trump de reconnaître Jérusalem comme
la capitale de l’État d’Israël (décembre 2017). Déjà, en 1974, elle avait eu le courage d’avaliser la légitimité
de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), accueillant même un bureau de l’OLP en 1975, avant de
reconnaître l’État de Palestine en 1988.
81  Avec la France, 36 avions de chasse Rafale commandés, 6 sous-marins Scorpène.
82  140 avions Sukhoi-30 construits sous licence. 310 chars T-90 achetés (dont 186 fabriqués sous licence).
Missiles de croisière fabriqués en commun. Achat d’un porte-avions, l’ex-Amiral Gorchkov.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 121


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

dans les décennies à venir. New Delhi n’a pas d’intérêt à une nouvelle configuration
nucléaire en Asie du Sud-Ouest. On n’omettra pas d’ajouter au tableau un élément clé
de la politique internationale mais aussi intérieure des États-Unis, à savoir les doutes qui
subsistent sur le rôle de Moscou dans la campagne présidentielle américaine de 2016.
Quant à l’économie, ce sont les incertitudes, l’impulsivité peu rationnelle et souvent
réversible, outre les foucades des débuts de la présidence Trump qui constitueront pour
New Delhi un facteur perturbant, même si la croissance est forte et régulière. Certes,
les États-Unis restent le premier partenaire de l’Inde et son second fournisseur83. Mais
la Chine est devenue le 4e client à l’exportation, tandis que New Delhi s’est ouvert au
libre échange d’une façon plus assurée : ainsi des accords avec la Corée du Sud et les
dix pays de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN). De plus, sans doute
a-t-elle été inquiète par le retrait des États-Unis du Traité transpacifique (TPP, douze
pays des deux rives), au lendemain de la prise de fonction de Donald Trump, lequel
pourrait d’ailleurs… revenir sur sa décision.

Conclusion

La politique étrangère indienne obéit à une constante, la dépendance de son


environnement géopolitique, et cela bien plus que pour d’autres pays. De fait, comme
elle se trouve en délicatesse avec plusieurs de ses voisins (Pakistan, Chine, Sri Lanka…),
son rayonnement international en est mécaniquement réduit. Cela dit, tout en cherchant
à nouer des relations structurées avec de nouveaux partenaires (Asie du Sud-Est, Japon,
Israël, voire pays arabes du Moyen-Orient), tous plus ou moins alliés de Washington,
elle reste soucieuse de son rapport à Washington, au point qu’elle semble fréquemment
« en besoin d’États-Unis ». Cela ne l’empêche pas d’entretenir, parallèlement et avec
diplomatie, ses liens historiques avec Moscou. Son nouvel intérêt pour des régions ou
des flancs méconnus ou jusque-là délaissés s’explique en partie par la descente des
intérêts chinois vers l’océan Indien (le « collier de perles ») et par le projet chinois des
Routes de la soie, voulant relier l’Asie centrale à l’Europe. Mais, il est vraisemblable que
sa grande politique étrangère dépendra d’une façon significative des relations États-
Unis-Chine-Russie, ce qui la conduira à organiser et à articuler ses priorités avec une
habile prudence. Mais on peut compter sur l’Inde pour qu’elle déploie d’abord son
savoir-faire ancestral, à savoir un pragmatisme sinusoïde.

83  Loin derrière la Chine, il est vrai : Pékin assure 17 % des importations indiennes ; Washington, 5,7 %
(2016).
Pour les exportations indiennes, même déséquilibre, mais inverse  : 16,1 % vont vers les États-Unis, mais
seulement 3,4 % vers la Chine (8,5 % en incluant Hong Kong).

122 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’EVOLUTION DU PARTENARIAT INDE – ETATS UNIS ET INDE – RUSSIE

Russie – Inde : de la proximité traditionnelle à


un possible éloignement
Florent Parmentier

Pour considérer les relations indo-russes, il n’est pas inutile de mentionner


l’itinéraire de l’artiste et intellectuel Nikolaï Roerich, qui fait figure de trait d’union entre
les deux pays. Ce représentant de la Russie pétersbourgeoise, né en 1874 d’une famille
germano-russe, a été élevé dans une certaine tradition européenne : il participe, par
exemple, à l’aventure des Ballets russes de Paris  du début du XXème siècle ; mais
comme beaucoup de ses contemporains il n’en demeure pas moins attiré par l’Orient.
S’il s’installe à New York en 1920, suite à la Révolution bolchévique, il effectue à partir
de là des missions en Inde (1925-1929), certainement avec l’aide d’agents soviétiques,
ainsi qu’en Chine (1934-1935), allant notamment en Mandchourie pour étudier des
plantes, avec la complicité du 33ème vice-Président américain Henry Wallace, dont il
s’est éloigné par la suite. Ses aventures ont accompagné le développement d’un grand
projet géopolitique  : réaliser une union de coopération spirituelle asiatique sous le
patronage de l’Union soviétique ; envisagé un temps comme un possible prix Nobel de
la Paix (nominé en 1929 et 1935), il rencontre Nehru et sa fille Indira avant de mourir
dans l’Himachal Pradesh en 1947, année de naissance de l’Inde.

Que retenir de ce symbole des relations indo-russes ? Tout d’abord, ce destin rappelle
le caractère bicéphale de l’aigle russe, qui regarde tant vers l’Occident que vers l’Orient,
entre Europe et Asie. Ensuite, ses relations avec Henry Wallace marquent l’intérêt
américain pour la région, même si à l’époque la Chine et l’Inde comptent pour quantité
négligeable, l’un étant un pays instable et l’autre constituant une colonie britannique.
Enfin, l’histoire de Roedrich montre la sympathie diffuse de la Russie pour l’Inde et
réciproquement, même s’il n’y a pas eu de partenariat au sens fort du terme.

I. Un héritage sur lequel construire une proximité


Il est à noter que les relations entre l’Inde et la Russie ont connu un contexte
favorable, avant et après l’indépendance de l’Inde  : la complémentarité géopolitique
semble évidente, d’autant qu’aucun conflit n’a existé entre les deux.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 123


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

1. Un héritage lointain favorable à de bonnes relations

La colonisation britannique (1757-1947) a légué à l’Inde un système administratif et


politique, mais a également laissé le souvenir de périodes douloureuses.

Ainsi, la révolte des Cipayes, le soulèvement de 1857 a fait l’objet d’une féroce
répression, comparable aux guerres que la Russie menait concomitamment dans le
Caucase ; au cours des années 1870 et 1890, on estime à 25 ou 30 millions le nombre
d’Indiens qui meurent de famines successives. Ainsi, pour les Indiens, la Russie apparaît
comme un potentiel «  libérateur  »  quand les Britanniques voyaient une «  puissance
rivale ».

A l’indépendance en 1947, les nouveaux dirigeants indiens mettent assez rapidement


en avant une politique faite de non-alignement (Nehru signe la déclaration de Brioni
en 1956) ainsi que de philosoviétisme (ayant en commun la lutte contre les anciennes
puissances impériales). Ces bonnes relations se renforcent toutefois avec une coopération
militaire initiée dès 1962, et également en raison du rapprochement sino-américain de
1971, à un moment où la rivalité entre les deux géants démographiques asiatiques reste
forte ; en effet, ces derniers, connaissent pas moins de trois conflits frontaliers (la guerre
sino-indienne de 1962, l’incident de Chola en 1967 et l’escarmouche sino-indienne de
1987). Dans le même temps, l’URSS connaît également des relations difficiles avec la
République populaire de Chine, et souhaite tout autant que l’Inde endiguer l’influence
occidentale dans la région.

2. Une volonté partagée de développer des relations dans un


cadre multipolaire

Avec l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, la Russie et l’Inde augmentent leur


niveau de coopération, l’Inde étant attirée par l’idée de la multipolarité véhiculée par
la Russie  : c’est ainsi qu’est conclue une «  Déclaration d’un Partenariat stratégique
Inde-Russie » en 2000, en compagnie d’une myriade d’accords de coopération dans des
domaines aussi variés que la politique, le commerce, l’économie, l’armée, la science ou
la technologie. Une décennie plus tard, le Président Medvedev élève cette relation au
statut de « Partenariat stratégique spécial et privilégié », accompagnant ce statut de la
poursuite de coopération en matière militaire et nucléaire.

Aujourd’hui, les deux pays s’appuient au plus haut niveau sur des mécanismes de

124 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’EVOLUTION DU PARTENARIAT INDE – ETATS UNIS ET INDE – RUSSIE

consultation réguliers  et ritualisés : sommets annuels, visites de haut-niveau, prises


de position communes, commissions intergouvernementales… Toutefois, si l’on
peut dresser un bilan comprenant de nombreuses expériences réussies en matière
de coopération, et une confiance construite et accumulée au fil des décennies, les
dynamiques ne vont pas nécessairement dans le sens de l’approfondissement des
relations russo-indiennes. ²

II. Des dynamiques actuelles conduisant plutôt à un


éloignement qu’à une alliance exclusive
La montée en puissance de la Chine depuis les années 1980, l’effondrement russe
puis le rétablissement de sa puissance depuis les années 1990, le développement
du terrorisme islamiste depuis les années 2000 ainsi que la crise entre la Russie, les
Etats-Unis et les Européens depuis 2014 modèlent les relations indo-russes, ajustant le
positionnement de ces deux acteurs.

1. Des priorités divergentes liées à la montée de la Chine

En dépit de bonnes relations interétatiques, la Russie et l’Inde ne partagent pas


une même vision stratégique quant à la montée de la Chine. Certes, l’Inde, la Russie
et la Chine participent à des organisations régionales communes : le BRICS (Brésil –
Russie – Inde – Chine – Afrique du Sud) voit l’Inde et la Chine prendre part à des projets
communs, tandis que l’Inde est devenue membre de l’Organisation de la Coopération de
Shanghai (d’origine sino-russe) en juin 2017, conjointement avec le Pakistan84.

Toutefois, à côté de ces enjeux communs, des facteurs de divergences apparaissent,


concernant la politique régionale, les relations avec les Etats-Unis et le Pakistan. L’Inde
souhaite également s’affirmer dans ce que la Russie avait appelé son « étranger proche »,
à savoir le sous-continent indien (Népal, Bhoutan, Sri Lanka, Maldives – le reste du sous-
continent étant composé du Pakistan et du Bangladesh). En outre, le rapprochement
indo-américain, entamé sous Atal Bihari Vajpayee (du BJP, parti des nationalistes
hindous) par la visite de Bill Clinton en Inde en 2000, continue sous Manmohan Singh
(membre du parti du Congrès national indien et de l’Alliance progressiste unie, au

84  Pour illustrer ces tensions, l’Inde est le seul pays de l’Organisation de la Coopération de Shanghaï à ne pas
avoir endossé l’initiative chinoise de la Route de la soie lors du Sommet de l’organisation. Voir Saibal Dasgupta,
« India only SCO member to oppose China’s BRI », Times of India, 11 juin 2018, https://timesofindia.indiatimes.
com/india/india-stays-out-of-move-to-support-chinas-bri-at-sco-meet/articleshow/64533390.cms

DIALOGUES STRATÉGIQUES 125


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

pouvoir de 2004 à 2014). Enfin, la volonté russe de se rapprocher du Pakistan pour des
contrats d’armement est un facteur indiquant une fissure dans les relations indo-russes,
tant le Pakistan fait figure d’ennemi, particulièrement au sein du BJP ; le rapprochement
russo-pakistanais semble se faire toutefois plus pour concurrencer les Etats-Unis dans
la région que contre l’Inde elle-même.85

2. Une coopération réelle dans plusieurs secteurs stratégiques

La coopération russo-indienne en matière militaire est de premier plan : le marché


indien est le plus important au monde, et la Russie y joue un rôle dominant  ; selon
le think tank SIPRI, Moscou représentait 68% des parts de marché entre 2012 et
201686. Au total, la production soviétique (et russe) compte pour plus de 70% des
chars, automoteurs, pièces d’artillerie, avions de chasse, bombardiers, lance-roquettes
multiples, hélicoptères, frégates, sous-marins, systèmes de défense côtière, etc. Pour
poursuivre avec les chiffres, 40% des équipements de l’Armée indienne ont été fabriqués
soit en Russie, soit sous licence russe dans les usines locales. Dans l’aviation, cette part
atteint 80%, et 75% dans la flotte. Au-delà de ces chiffres, la coopération industrielle en
matière militaire est également qualitative, puisqu’elle concerne les avions de combat
5ème génération, les missiles de croisière supersonique Brahmos et les sous-marins
nucléaires.

La coopération concerne également des secteurs économiques stratégiques : l’Inde


s’appuie sur la Russie afin de jouer sa partition dans la course à l’espace. L’Inde, dont
le premier cosmonaute, Rakesh Sharma, atteint l’espace en 1984, est aujourd’hui
capable de lancer une mission sur Mars, de planter un drapeau sur la Lune ou de lancer
104 satellites en une seule mission. Dans le secteur de l’énergie, le GNL (gaz naturel
liquéfié) russe atteint désormais le marché indien, tandis que les deux pays collaborent
dans le nucléaire civil.

Sur le plan opérationnel, les deux pays coopèrent à plusieurs titres, comme en
témoigne l’exercice russo-indien Indra 2017 à Vladivostok en octobre 201787. Parmi les

85  Samuel Ramani, « Russia and Pakistan: A Durable Anti-American Alliance in South Asia », The Diplomat,
21 avril 2018, https://thediplomat.com/2018/04/russia-and-pakistan-a-durable-anti-american-alliance-in-south-
asia/
86  SIPRI, « Trends in International Arms Transfers, 2016 », SIPRI Fact Sheet, février 2017, https://www.sipri.
org/sites/default/files/Trends-in-international-arms-transfers-2016.pdf
87  Franz-Stefan Gady, « India, Russia Conclude Major Military Exercise », The Diplomat, 2 novembre 2017,
https://thediplomat.com/2017/11/india-russia-conclude-major-military-exercise/

126 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’EVOLUTION DU PARTENARIAT INDE – ETATS UNIS ET INDE – RUSSIE

objectifs communs, la lutte contre le terrorisme (AQIS – Al Quaïda sur le sous-continent


indien) ou le développement de l’Arctique, autour de l’exploitation des ressources
naturelles et les connexions des transports ; l’Inde fait d’ailleurs partie des observateurs
du Conseil Arctique.

3. Un manque de connectivité

La relation russo-indienne semble marquée par une touche d’impressionnisme : le


propos paraît très beau de loin, mais moins signifiant de près. De fait, la connectivité
entre les sociétés reste étonnement faible en la comparant à d’autres aspects de la
coopération interétatique.

C’est en effet en ce sens que Sergei Karaganov, politologue russe et fin connaisseur
des arcanes du pouvoir présidentiel, a pu avancer que la politique étrangère russe a pu
osciller d’une orientation pro-européenne à un tropisme prochinois, faisant au passage
de l’oubli de l’Inde « une des erreurs majeures de la Russie »88. Et ce malgré un intérêt
du Ministre des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, pour la région, puisqu’il a appris le
cingalais et le maldivien alors qu’il était étudiant au MGIMO, avant de prendre un poste
au Sri Lanka.

Si l’économie indienne fait déjà deux fois le poids de celle de la Russie, le volume
des relations bilatérales reste limité. De très bonnes relations existent au plus haut
niveau, mais cela ne peut rester que de la spéculation faute de pouvoir s’appuyer sur
un large tissu d’acteurs concernés. Si le cinéma indien conserve un prestige intact en
Russie, on ne peut que constater le peu de couverture médiatique de part et d’autre ;
l’image de la Russie est de plus en plus façonnée par la presse anglo-saxonne, reléguant
loin les souvenirs de la puissance anti-impérialiste. D’ailleurs, comparée aux Etats-Unis
et au Royaume-Uni, la Russie ne dispose pas d’une réelle diaspora indienne sur son
sol : on estime en effet à 30 000 le nombre de Russes d’origine indienne, et l’inverse est
encore moins significatif.

III. Prospective des relations russo-indiennes


L’avenir des relations indo-russes dépend de trois facteurs principaux, permettant
de dégager trois facteurs principaux – contexte international, stratégies nationales et

88  Entretien de Sergei Karaganov pour Sputniksnews, 5 mars 2018, https://sputniknews.com/


analysis/201803051062246563-india-russia-relations/

DIALOGUES STRATÉGIQUES 127


PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES

évolutions régionales – qui sont amenés à façonner les relations russo-indiennes :

Sur le contexte international, cette relation sera contingente des tensions sino-
américaines et du rapprochement sino-russe ; ce dernier est palpable suite à la guerre
en Ukraine, et il faut par exemple savoir que Xi Jinping s’est rendu plus souvent en
Russie que dans n’importe quel autre pays.

Sur les stratégies nationales suivies, il s’agira d’observer tant celles de la Russie
que de l’Inde. Le projet d’Union eurasiatique de Moscou semble se dissoudre dans celui
de la Route de la Soie, dernier né des grands projets chinois ; les sanctions américaines
et européennes ne font que précipiter la Russie vers cette dernière. Quant à l’Inde,
son développement économique interne est impressionnant, avec une croissance
impressionnante ces dernières années, faisant de ce pays la cinquième puissance
économique en 2018 devant la France et le Royaume-Uni89  ; elle cherche désormais
à s’affirmer comme une puissance responsable et d’influence au niveau mondial. Inde
et Russie se retrouvent pour articuler une vision autour des valeurs de respect de la
souveraineté, de l’identité ou d’un égal respect sur la scène internationale.

Sur le plan régional, la rivalité avec la Chine est clé dans la mesure où cette dernière
tente de bloquer l’accession de l’Inde au statut de grande puissance, par le biais d’une
politique agressive aux frontières, d’une lutte d’influence en Asie – Pacifique et dans
l’océan Indien. Pour donner un ordre de grandeur, la Chine a un PIB représentant cinq
fois celui de l’Inde, et les dépenses militaires de Pékin comptent pour quatre fois celles
de New Delhi.

1. Quatre scénarios : une alliance persistante au milieu de


multi-partenariats

• Le scénario « Primakov » : l’ancien Premier ministre russe Evgueni Primakov, avait


évoqué en 1998 lors d’une visite à New Delhi, l’idée d’un bloc anti-hégémonique
(contre le « moment unipolaire » américain) russo-sino-indien90. Même si les trois
Etats font partie de certaines organisations régionales, comme l’Organisation de la
Coopération de Shanghaï ou des BRICS, ce scénario est aujourd’hui moins probable

89  «  Economie : l’Inde dépasserait la France dès 2018  », La Tribune, 26 décembre 2017, https://www.
latribune.fr/economie/international/economie-l-inde-depasserait-la-france-des-2018-762896.html
90  Igor Denisov, « Russia-India-China Triangle – From Russian Perspective », SWP, 7-8 septembre 2017,
https://www.swp-berlin.org/fileadmin/contents/products/arbeitspapiere/BCAS2017_Paper_Igor_Denisov.pdf

128 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’EVOLUTION DU PARTENARIAT INDE – ETATS UNIS ET INDE – RUSSIE

du fait des rivalités régionales.

• Le scénario « dérive des continents » : un alignement sino-russe croissant, renforcé


par les sanctions européennes, tend la relation indo-russe, au point que la relation
militaro-industrielle elle-même se trouve progressivement mise en difficulté.

• Le scénario «  rééquilibrage sino-indien  »  : en s’affirmant comme une puissance


responsable, l’Inde contraint la Chine a accepté une forme de rééquilibrage
régional pour limiter l’accès d’autres acteurs aux régions visées.

• Le scénario « Inde comme alliance de revers pour la Russie en Eurasie » : si la Russie


se sent à son tour menacée par la Chine et sa puissance de feu militaire, elle peut
viser à faire de l’Inde un contrepoids idéal, servant de levier à la diplomatie russe.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 129


Partie II
L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE
DEFAILLANCE DE L’ETAT,
LOGIQUES ECONOMIQUES ET
JEUX DE POUVOIR

131
La nouvelle physionomie du continent africain
Pascal Chaigneau

I. Les révolutions « arc-en-ciel »


Force est de constater que le continent africain opère sous nos yeux une série de
mutations qui vont définitivement en changer la physionomie.

L’Afrique laboratoire du monde

Durant les 20 années à venir, le continent africain verra sa population augmenter


d’un demi-milliard d’hommes, soit l’équivalent de l’Amérique du Sud ou de l’Union
européenne. Jamais un tel défi n’a été à relever. Pour y faire face, les États africains
devront innover et réussir simultanément la révolution énergétique, la révolution
numérique et le défi de l’émergence. L’urbanisation va transformer des villes africaines
jusqu’à présent « plates » en villes verticales et très denses concentrant tous les défis,
du transport intelligent à l’assainissement.

Déjà, la connectivité a permis au continent africain de passer de la 3G à la 4G en


trois ans alors qu’il avait fallu une décennie aux pays de l’Union européenne. À titre
d’exemple, on mentionnera que Suez a lancé la facturation par mobile en Afrique avant
de l’appliquer en Europe.

L’Afrique atelier du monde

La stratégie chinoise des routes de la soie va modifier durablement la place de


l’Afrique dans la géo-économie internationale.

Les autorités chinoises ayant décidé de procéder à la solvabilisation de leur marché


domestique, elles se voient contraintes d’externaliser toute une série de productions
pour préserver leur compétitivité comparative. En Asie, seuls le Myanmar, le Laos et le
Cambodge disposent d’un coût de la main-d’œuvre inférieure à celui de la Chine. C’est
donc vers l’Afrique que les entreprises chinoises se tournent désormais pour implanter
une gamme de centres de production : du « hub de production en Éthiopie » aux cités
industrielles dont la première vient d’être lancée à Tanger.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 133


L’Afrique grenier du monde

Pour nourrir une planète de 9 milliards d’habitants, l’Afrique sera, avec les États-Unis,
l’Europe et l’Australie le prochain continent à opérer sa révolution verte. En Afrique sub-
saharienne se situent 65 % des terres arables non exploitées et une réserve hydrique
comparable au bassin de l’Amazone. Par contre, hors Afrique du Sud, le nombre de
kilos à l’hectare n’y est que d’une douzaine (contre 270 en Chine). Tout le pari d’OCP
Africa consiste à accompagner, par l’adaptation des engrais à la nature des sols et aux
cultures, cette révolution sur le continent.

II. Les nouvelles stratégies des acteurs en Afrique


Au moment où la Chine redéfinit sa politique africaine, l’Inde met sur pied une
nouvelle stratégie économique sur le continent. Le géant de l’Asie du Sud-Ouest vient
ainsi de nouer un partenariat avec celui de l’Asie du Nord Est, le Japon, pour créer
l’ « Asia-Africa Growth Area ». Quant à l’Indonésie, elle a proclamé 2018 l’année de
l’Afrique.

En Europe, alors que la France a pris conscience qu’elle a perdu 52 % de parts de


marché en Afrique au cours des dix dernières années pour avoir été décrochée du rythme
de la croissance africaine, elle se fait l’avocat du continent au sein des négociations de
l’Union européenne qui prépare le nouveau partenariat UE-Afrique.

Au sein du monde arabe, le Maroc est clairement le pays qui a compris que ses
racines et son avenir étaient en Afrique. Le Royaume n’a pas intégré l’Union africaine
pour en être le 54ème membre mais le premier.

Dans le même temps, l’Afrique de l’Est devient un enjeu géostratégique aux yeux
des pays du Conseil de coopération du Golfe, du fait notamment de la guerre au Yémen.

La Turquie conduit une offensive diplomatique sans précédent sur le continent. La


Russie y opère un retour. Israël y multiplie les coopérations militaires, du Togo au Kenya.
Le Brésil enfin, rêve de renouer avec les sommets Amérique latine-Afrique.

134 DIALOGUES STRATÉGIQUES


III. L’Afrique : perceptions et actions
Le problème de l’Afrique dans les représentations collectives est une lecture
systématiquement dépréciative alors que l’Asie bénéficie d’a priori mélioratifs.

Ainsi, si vous faites des affaires en Afrique c’est que vous êtes corrompu ou
corrupteur alors que, si vous faites des affaires en Asie, c’est que vous êtes un capitaine
d’industrie.

Cette vision des choses est à la fois honteusement fausse et inacceptable.

De même, l’analyse du risque africain est trop verticalement adossée au risque-


pays. Il s’agirait désormais de raisonner par zones géoéconomiques d’opportunités.
Ainsi, si l’on prend, en Afrique de l’Ouest, l’arc côtier qui s’étend de la ville de Lagos
au grand Abidjan, les opportunités de business y sont considérables alors que les zones
de tension et de crise sont au Nord à des centaines de kilomètres. Le déficit d’Afrique
demeure néanmoins pour que le continent devienne acteur des relations internationales.
L’époque du « subir et réagir » doit faire place à l’ère du « décider et agir ».

À cet égard, concluons par cette remarque du Premier ministre chinois lors du
sommet des pays de la Route de la soie de l’été 2017  : «  Le lion s’est réveillé et il
commence désormais à jouer avec les tigres ».

Pascal CHAIGNEAU

DIALOGUES STRATÉGIQUES 135


V: L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE
DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES
ECONOMIQUES ET JEUX DE
POUVOIR

L’économie de L’Afrique centrale


Henri-Louis Védie

L’Afrique centrale est la région d’Afrique comprenant le sud du Sahara, l’est du


bouclier ouest africain et l’ouest de la vallée du grand rift. Comme toujours, les pays
la composant peuvent donner lieu à interprétation. Selon l’ONU, l’Afrique centrale
comprendrait neuf états : l’Angola, le Cameroun, le Gabon, la Guinée équatoriale, la
République centrafricaine, la RD Congo, la République du Congo, Sao Tomé-et-Principe
et le Tchad. Mais de 1953 à 1963, le Malawi, la Zambie et le Zimbabwe ont constitué la
« fédération d’Afrique centrale », ce qui parfois conduit à les considérer comme faisant
partie de l’Afrique centrale. Enfin, le Burundi et le Rwanda sont aussi pour certains des
pays d’Afrique centrale avec une communauté économique des états d’Afrique centrale
regroupant les neufs pays retenus par l’ONU et le Burundi.

Dans le cadre de cette note, nous avons retenu huit états, à savoir ceux retenus
dans le cadre onusien, à l’exception de l’Angola. L’objet de cette note est consacré à la
situation économique de cette région, région disposant de ressources importantes et très
diversifiées. Ce qui va nous conduire, dans un premier temps, à préciser ces ressources
naturelles et leur ampleur (I), puis à analyser des indicateurs socio-économiques pays
par pays très modestes compte tenu de ces ressources (II), pour rechercher ensuite les
raisons de cette situation paradoxale et pénalisante pour leurs populations respectives.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 137


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

I. Des ressources naturelles abondantes et


diversifiées, souvent peu ou mal utilisées
Ce qui interpelle l’observateur et l’analyste de ces territoires, c’est l’abondance de
leurs ressources naturelles et leur diversité. Tous à des degrés divers, certes, disposent
de ressources et d’un potentiel agricole important. Six d’entre eux ont des ressources
pétrolières significatives et quatre d’entre eux ont des ressources minières abondantes
et diversifiées pour trois d’entre eux. Certains comme le Cameroun disposent même de
ressources agricoles, de ressources minières et pétrolières.

1. Des ressources agricoles et un potentiel agricole important

Parmi les pays les mieux dotés dans ce domaine, on rappellera la diversité agricole
camerounaise mais également le potentiel agricole de développement autour du coton
et du café en Centrafrique et à un degré moindre au Tchad. Et on aurait garde d’oublier
que le Gabon est le deuxième producteur africain de bois, ressource dont dispose
également en abondance le Congo.

2. Des ressources minérales importantes en RD Congo, en


Centrafrique, au Congo et au Gabon

En RD Congo on trouve du cobalt, du cuivre, du diamant, de l’étain et de l’or en


quantités importantes. Au Congo, le minerai de fer, les phosphates et le potassium sont
bien présents, comme l’est également le diamant, l’or et l’uranium en Centrafrique.
Enfin, à défaut de diversité, le Gabon dispose de ressources de manganèse, faisant de
lui un leader mondial de la ressource.

3. Des ressources pétrolières et un potentiel pétrolier dans six


de ces Etats

Au Cameroun, au Congo, en Guinée Equatoriale, au Gabon et au Tchad, les ressources


pétrolières constituent le plus souvent l’essentiel des ressources du pays, toutes autres
activités confondues. Et la chute des cours du brut ces dernières années explique en
partie les difficultés actuelles de ces pays. Ceci se vérifie plus particulièrement au Gabon,
en Guinée Equatoriale et au Tchad dont les économies sont peu diversifiées. Enfin à Sao
Tomé-et-Principe, on note un potentiel pétrolier important pas encore exploité.

138 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Malgré des ressources naturelles incontestables, ces pays montrent une situation
économique préoccupante et difficile, comme en témoigne l’analyse de leurs principaux
indicateurs socio-économiques entre 2015 et 2018.

II. Des indicateurs macro-économiques et socio-


économiques qui témoignent, dans leur évolution,
des difficultés économiques de ces pays

1. Les indicateurs macro-économiques retenus

Au nombre de quatre : taux de croissance, taux d’inflation, solde courant et dette


publique, ils concernent la période 2015-2018. Pour les années 2017 et 2018, il s’agit
d’estimations. Le taux de croissance est exprimé en pourcentage du PIB, comme le
sont le solde courant et la dette publique. Par contre, pour le taux d’inflation, il s’agit
d’une moyenne annuelle, en pourcentage. Deux tableaux concernent ces indicateurs ;
le tableau (1) reprenant la croissance de ces huit états, ainsi que leur taux d’inflation ;
le tableau (2) regroupant leur solde courant ainsi que leur dette publique, toujours sur
la période 2015-2018.

Tableau 1 : Evolution du taux de croissance et du taux d’inflation sur la


période 2015-2018

Taux de croissance Taux d’inflation


2015 2016 2017 2018 2015 2016 2017 2018
Cameroun 5.7 4.5 3.9 4.3 2.7 0.9 0.6 1.1
Centrafrique 4.8 4.5 4.7 5.0 4.5 4.6 3.8 3.7
Congo 2.6 -2.8 -1.9 2.8 2.7 3.6 1.8 1.2
RD Congo 6.9 2.4 2.8 3.0 1.0 18.2 49.8 44.0
Gabon 3.9 2.1 0.8 2.7 -0.1 2.1 2.5 2.5
Guinée équatoriale -10.1 -9.9 -7.4 ND 3.5 2.5 1.7 ND
Sao Tomé-et-Principe 3.9 4.0 4.5 4.9 5.2 4.5 3.2 3.0
Tchad 1.8 -6.4 0.6 2.4 4.1 -1.1 0.2 1.9

DIALOGUES STRATÉGIQUES 139


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Tableau 2 : Evolution du solde courant et de la dette publique sur la


période 2015-2018

Solde courant Dette publique


2015 2016 2017 2018 2015 2016 2017 2018
Cameroun -4.1 -3.6 -3.3 -3.2 33.0 34.1 36.1 36.2
Centrafrique -9.0 -9.1 -9.7 -6.5 51.1 44.3 38.8 33.4
Congo -42.9 -70.1 -15.9 -6.0 96.3 115.0 117.7 116.0
RD Congo -3.9 -3.4 -4.6 -2.1 16.1 16.8 17.0 15.8
Gabon -5.7 -10.2 -9.3 -6.7 44.7 64.2 59.0 59.0
Guinée équatoriale ND ND ND ND 12.0 12.0 12.0 ND
Sao Tomé-et-Principe -12.9 -7.9 -8.5 -6.7 82.2 92.8 97.1 96.0
Tchad -12.3 -9.2 8.9 -9.1 43.3 51.2 50.5 49.0

2. Indicateurs socio-économiques analysés

Les indicateurs socio-économiques analysés sont au nombre de trois  : leur


population, leur PIB par habitant, leur indice de développement humain. Concernant le
PIB par habitant, deux indicateurs ont été retenus : l’un en valeur nominale, l’autre en
parité de pouvoir d’achat (PPA). Dans les deux cas l’estimation est en dollar. Le tableau
(3) ci-après les regroupe.

Tableau 3 : Population/PIB par habitant en nominal et en P.P.A., indice de


développement humain

PIB/habitant
Population PIB/habitant en Indice de
en nominal en
en millions PPA en dollars développement
dollars
Cameroun 24.2 1 331 2 861 0.495
Centrafrique 5.1 334 604 0.352
Congo 4.9 3 223 6 232 0.534
RD Congo 82.2 388 655 0.304
Gabon 1.8 12 326 20 520 0.684
Guinée équatoriale 0.894 20 605 33 767 0.554
Sao Tomé-et-Principe 0.198 1 625 2 999 0.525
Tchad 15.0 1 218 2 432 0.340

140 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Outre ces données, on rappellera également ici que six de ces huit pays (Cameroun,
Centre-Afrique, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Tchad) ont une monnaie commune :
le franc CFA, égal à 0.0015 €. Parmi ces six pays, on notera que cinq sont des pays
francophones, la Guinée équatoriale étant de culture hispanisante. La monnaie de la RD
Congo est le franc congolais, égal sensiblement à 0.0007 €. Enfin, seule monnaie des
huit échappant à l’appellation « franc », le dobra qui est la monnaie de Sao Tomé-et-
Principe, égal à 0.00004 €. Précisons que le dobra est arrimé au franc CFA. Enfin, depuis
le 25 mai 2017, la Guinée équatoriale est devenue le sixième pays africain membre de
l’OPEP, les cinq autres étant l’Algérie, l’Angola, le Gabon, la Libye et le Nigeria.

3. Analyse des données

a. Des pays démographiquement très contrastés

Seuls trois pays dépassent 15 millions d’habitants  : le Tchad (15), le Cameroun


(24.2) et la RD Congo (82.2). Ce dernier est de très loin l’état le plus peuplé de la zone,
ce qui pourrait en faire le pays leader et ce d’autant plus qu’il dispose de ressources
minérales importantes (cuivre, cobalt, diamant, or, étain plus particulièrement). Mais à
côté de ces trois pays se trouvent deux états de moins d’un million d’habitants (Guinée
équatoriale et Sao Tomé-et-Principe), les trois autres états étant par rang d’importance,
la Centrafrique (5.1), le Congo (4.9) et le Gabon (1.8). Parmi ces huit pays, deux seulement
ont un PIB/habitant nominal supérieur à 10 000 dollars : la Guinée équatoriale (20 605)
et le Gabon (12 326). Pour les six autres, le PIB/habitant ne dépasse pas 3 300 dollars
(Congo), souvent de l’ordre de 1  000/2 000 dollars (Tchad, Cameroun, Sao Tomé-et-
Principe), n’atteignant pas 400 dollars en Centrafrique et en RD Congo. Dans cette zone,
la majorité des populations est concernée par le seuil de pauvreté.

b. Des soldes courants structurellement déficitaires, mais qui


s’améliorent

Au Cameroun, sur la période 2015-2018, le solde courant demeure déficitaire, mais


le déficit courant se réduit. C’est également le cas en Centrafrique, au Congo, en RD
Congo, au Gabon et au Sao Tomé-et-Principe. Par contre, au Tchad il est globalement
stable, autour de 9 %.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 141


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

c. Une dette publique très différente selon les pays, qui évolue peu
globalement

Cette dette publique, en pourcentage du PIB, est de l’ordre de 110-115 % au


Congo, de 90-95 % à Sao Tomé-et-Principe, de 50-60 % au Tchad, au Gabon, de 30-
40 % au Cameroun. Dans deux pays, la Guinée équatoriale et la RD Congo, elle est
modeste, comprise entre 10 et 20 %. Enfin, seul pays où elle diminue régulièrement, la
Centrafrique, où elle passe de 51 % à 33 %. Comme souvent, plus le PIB par habitant
est modeste, plus la dette publique ramenée au PIB diminue, vérifiant en partie l’adage
bien connu selon lequel on ne prête qu’aux riches.

d. Des taux d’inflation contenus et/ou en baisse pour les pays de la zone
franc CFA

Dans les pays franc CFA l’inflation est stable et/ou diminue. Inflation stable, aux
alentours de 2-3 % au Gabon, en Guinée équatoriale, au Congo et au Cameroun. Ces
deux derniers pays étant les meilleurs élèves de la zone pour ce qui concerne l’inflation.
En Centrafrique, elle baisse régulièrement, comme à Sao Tomé-et-Principe, dont la
monnaie est arrimée à l’euro. Seul pays où l’inflation évolue de façon chaotique, le
Tchad, passant par exemple de 4.1 % en 2015 à -1.1 % en 2016, puis à 1.9 % attendu en
2018. Dans l’ensemble cependant, les pays ayant choisi le franc CFA comme monnaie
commune, ou comme monnaie de rattachement, en ont tiré avantage dans le domaine de
l’inflation. Cela apparait d’autant plus nettement avec le seul pays en dehors totalement
du franc CFA, la RD Congo, qui voit son taux d’inflation exploser, dépassant 40 % en
2017, et attendu toujours à plus de 40 % en 2018.

e. Des taux de croissance rarement au-dessus de 4-5 %

Seuls pays dépassant les 4 %, le Cameroun, la Centrafrique et Sao Tomé-et-Principe.


Par contre, le taux de croissance baisse régulièrement au Congo, dans la RD Congo, au
Gabon entre 2015 et 2017, pour rebondir très nettement au Congo, et au Gabon, et plus
légèrement dans la RD Congo. Par contre, au Tchad, comme pour l’inflation, la croissance
est chaotique, tout en étant toujours de l’ordre de 2-2.4 % au mieux  ! Enfin, en ce
qui concerne la Guinée équatoriale, les données se passent de longs commentaires :
une croissance régulièrement négative, dont la seule bonne nouvelle concerne une
diminution de la… décroissance.

Dans cette zone, l’analyse des différents indicateurs socio-économiques retenus

142 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

montre des économies en retard de développement, aux taux de croissance insuffisants,


avec des soldes courants structurellement déficitaires. Certes, à deux exceptions près
(Congo et Sao Tome et Principe), leur endettement est modeste. Mais cela est d’abord
imputable à leur incapacité à emprunter pour les raisons rappelées, et parmi lesquelles
une croissance insuffisante.

III. Un environnement politique et sécuritaire dégradé -


Un climat affairiste souvent corrompu

1. Un environnement politique peu incitatif aux investissements

Rappelons ici les faits. Au Cameroun, Paul Biya, 84 ans, est au pouvoir depuis
1982. Au Congo, Denis Sasou Nguessi est Président depuis 33 ans. En République
Démocratique du Congo, Joseph Kabila, dont le mandat s’est terminé le 19 décembre
2016, est toujours au pouvoir, attendant la tenue d’élections sans cesse reportée.
Au Gabon, la réélection de Bongo Ondimba a donné lieu à contestations. En Guinée
équatoriale, Téodora Obiang Nguema Mbasogo est au pouvoir depuis 1979 et prépare
son fils à lui succéder. Au Tchad, Idriss Déby Président depuis 1979 a été réélu en 2016
pour un cinquième mandat de cinq ans, et a reporté les élections législatives prévues en
2017, faute de moyens financiers (version officielle). Elles devraient avoir lieu en 2018.
Deux pays font exception à ce népotisme politique, la Centrafrique de Faustin Archange
Touadéra, élu en 2016, et Sao Tomé-et-Principe d’Evaristo Carvalho, élu aussi en 2016.

2. Un environnement sécuritaire très pénalisant

Cet environnement sécuritaire très pénalisant concerne plus particulièrement cinq


pays : le Cameroun, la Centrafrique, le Congo, la RD Congo et le Tchad.

Le Cameroun est confronté à deux crises sécuritaires majeures. L’une concerne


l’extrême nord du pays, avec la présence de Boko Haram. L’autre frappe ses régions
anglophones (20 % de la population) qui s’estiment marginalisées par le pouvoir central91.
En Centrafrique, les affrontements entre groupes armés, sur des bases confessionnelles
ou communautaires se sont intensifiés en 2017, entrainant le massacre de milliers de
civils. Au Congo, un conflit à « huit clos » au sud de la capitale oppose depuis 2016 les

91  Un mouvement sécessionniste a proclamé, le 1er octobre 2017, l’indépendance d’Ambazonie, regroupant
l’essentiel de ces territoires

DIALOGUES STRATÉGIQUES 143


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

miliciens du pasteur Ntumi aux forces de sécurité, entrainant des transferts massifs
de population. En RD Congo, les provinces de Kasai sont en proie, depuis 2016, à des
violences nées de rivalités coutumières. Au Tchad, sous la pression de Boko Haram, les
conditions sécuritaires se dégradent, tant au niveau régional que national.

3. Un climat des affaires particulièrement dégradé et corruptif

Lorsque les pays ne sont pas concernés directement par des problèmes insécuritaires,
comme c’est le cas en Guinée équatoriale et à Sao Tomé-et-Principe, ils sont rattrapés par
un climat des affaires particulièrement dégradé et corruptif, qui se retrouve également
souvent dans les six autres. Cela se vérifie particulièrement au Congo, au Gabon, à
Sao Tomé-et-Principe, en Guinée équatoriale et au Tchad. Au Congo, l’environnement
des affaires est considéré par les experts comme pénalisant. Ces mêmes experts le
qualifiant de dégradé, avec une corruption omniprésente au Gabon, de défaillant à
Sao Tomé-et-Principe, de défavorable à l’éclosion du secteur privé avec une corruption
élevée au Tchad. Quant à la Guinée équatoriale, le successeur désigné du Président, qui
n’est autre que son fils Théo Dorin, a été condamné en France, avant appel, à trois ans
de prison avec sursis dans l’affaire des « biens mal acquis ».

Conclusion

Certes, au cours des dernières années, le Cameroun a mis en place une économie
diversifiée et a entrepris de moderniser ses infrastructures. Au Congo, outre l’effort porté
sur les infrastructures, les zones franches se développent. Au Gabon, la diversification
de l’économie est en marche dans le cadre du plan « Gabon Emergent ». En RD Congo, la
mobilisation internationale a permis l’annulation de sa dette, bénéficiant des initiatives
HIPC (Heavily Indebted Per Contries / Initiatives pays pauvres très endettés). Enfin, la
République centrafricaine et Sao Tomé-et-Principe sont l’objet d’un soutien financier
international important et constant. L’analyse des données des tableaux 1-2-3 montre
que cela n’a pas été et n’est pas suffisant.

Dans cette région, les difficultés politiques sécuritaires et affairistes semblent devoir
l’emporter très largement sur les atouts et les facteurs économiques favorables dont
disposent les pays de la zone. Paradoxalement, ces pays n’ont pas su tirer avantage
d’une inflation contrôlée, à l’exception de la RD Congo, pour relancer leur croissance qui
demeure notoirement insuffisante. Et souvent, la majorité des populations concernées
vit en dessous du seuil de pauvreté. Les résultats attendus en 2018 ne devraient

144 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

guère différer de ceux de 2017, à l’exception d’un taux de croissance revu légèrement
à la hausse, tout en restant en retrait par rapport à celui de 2015. Certes, les pays
exportateurs de pétrole ont subi de plein fouet la chute des cours, n’ayant pas su se
diversifier au moment où le prix du baril atteignait des sommets. En 2018, les cours du
baril ne devraient guère rebondir au-delà des 50-60 dollars. Cours qui pèsera autant sur
les pays producteurs. De même, rien ne laisse prévoir à court terme des changements
radicaux dans l’environnement politique, sécuritaire et affairiste, confortant le statut
quo attendu globalement en 2018. Et si un vent de réformes semble souffler au Gabon
et au Cameroun, pour autant rien ne sera possible sans retour des investisseurs
étrangers dont les pays ont le plus grand besoin pour moderniser leurs infrastructures,
généraliser l’accès à l’électricité, à l’eau potable, etc. Tant que perdureront l’insécurité
et l’affairiste, on ne peut guère espérer des investisseurs potentiels pour valoriser les
ressources naturelles bien présentes dans cette zone.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 145


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

L’Afrique des Grand Lacs : Entre défaillances


de l’Etat, logiques économiques et jeux de
pouvoir
Larabi Jaidi

Introduction

La région des Grands Lacs est la partie du continent qui a souffert le plus des conflits
de tous genres depuis les indépendances africaines. Presque une soixantaine d’années
de conflits et de violences dans la région. Elle a été la première à connaître des troubles
à caractère politico-ethnique au Rwanda et à vivre des sécessions et rébellions entre
1960 et 1965 au Congo. Elle a connu, à l’instar des autres pays africains, des régimes
militaires autoritaires avant de s’enfoncer dans un cycle de violences très meurtrières
depuis plus d’une vingtaine d’années. Ces conflits, qu’ils soient internes ou qu’ils aient
été causés par des agressions extérieures, ont beaucoup affecté la bonne gouvernance,
détruit les économies et les sociétés.

L’insécurité dans la région des Grands Lacs menace non seulement la paix et le
développement économique de l’Afrique centrale mais aussi ceux de l’Afrique toute
entière et du monde92. Les dynamiques économiques et politiques de la région sont
marquées, depuis 1996, par une constance : il s’agit de la permanence ou de la
persistance de la dynamique de conflictualité armée. Si des facteurs d’ordre sécuritaire,
foncier, migratoire ou identitaire ont été évoqués dans un premier temps par différents
protagonistes pour justifier « la légitimité » de l’entreprise guerrière qui déchire cette
partie du continent, les dynamiques sociopolitiques en cours dans la région montrent
que les motivations d’ordre économique expliquent en grande partie la récurrence de
ces conflits armés93.

92  La région des Grands Lacs a commencé à enregistrer le cycle de conflits lucratifs lors du déclenchement
en 1996 de la guerre dite de libération dont le point de chute a été la prise du pouvoir par Laurent Désiré Kabila
qui a forcé le Maréchal-Président Mobutu à l’exil. Déjà à cette époque, le Rwanda, le Burundi, l’Ouganda, l’AFDL
(Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo), les sociétés multinationales occidentales
étaient impliqués dans les pillages des ressources naturelles de la région des Grands Lacs pendant la guerre.
93  Une économie de guerre basée sur le pillage des ressources naturelles de la région des Grands Lacs a
vu le jour depuis 1996. Cette caractéristique de la région a été fortement documentée par les différents rapports

DIALOGUES STRATÉGIQUES 147


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Plusieurs négociations ont été initiées pour mettre fin à cette crise. Elles ont
débouché sur la signature de quelques Accords de Paix qui, malheureusement,
ont fait long feu. Force est de constater aujourd’hui que les objectifs de sécurité et
de paix et ceux d’intégration économique régionale qui ont justifié la création de la
Conférence Internationale de la Région des Grands Lacs (CIRGL) n’ont pas donné leur
pleine mesure. La région demeure toujours en proie à des conflits armés récurrents qui
menacent le développement économique et la stabilité politique de la région, la sécurité
des personnes et de leur capital physique et humain. Comparativement à l’Afrique de
l’Ouest ou à l’Afrique australe cette région est encore loin d’être considérée comme une
entité qui se met sur la voie de l’intégration régionale.

Cette contribution ne traite pas les causes lointaines et récentes de ces


conflits. Elle ne les convoque que pour saisir l’arrière-plan d’une région aux conflits
multidimensionnels qui entravent l’émergence d’un cercle vertueux de mobilisation des
ressources au profit de ses populations. Elle s’interroge sur la tension permanente entre
les logiques d’une économie de guerre versus économie de paix tenant compte de la
dynamique des structures impliquées dans les conflits armés de la région et surtout
des stratégies des acteurs qui y opèrent (section 1). L’objectif final étant d’examiner
quelques pistes de prévention et de traitement des conflits qui perdurent dans la région
des Grands Lacs, tenant compte de la particularité de cette région et de ses enjeux
géostratégiques (section 2).

I. Logiques économiques et jeu des acteurs ou


l’économie politique des conflits de la RGL
Du point de vue géographique, « la région africaine des Grands Lacs » tire son
nom du fait qu’elle entoure une chaine de lacs en Afrique orientale et centrale qui se
situent au sein et autour de la Vallée du Rift est-africain94. Elle est composée de 12
pays avec une population totale de 370 millions de personnes (à peu près la même

d’experts commandités par l’ONU.


94  Ces « Grands Lacs » sont divisés entre trois différents bassins hydrographiques (Bassins versants)
et se composent des Lac Tanganyika, Lac Victoria, Lac Albert et Lac Edward. D’autres lacs qui complètent le
système comprennent le Lac Kivu, le Lac Turkana, le Lac Rukwa, le Lac Malawi et le Lac Mweru. Les Grands
Lacs, fournissent des voies de transport par l’eau pour le Burundi, le Rwanda, l’Ouganda et la Zambie. Le fleuve
Congo en RDC est également un important corridor de transport par voie d’eau dans la région. La Tanzanie (Dar
es-Salaam) et le Kenya (Mombasa) constituent les principaux pays qui donnent accès aux ports pour la majorité
des pays de la région et sont d’une importance stratégique alors que six des douze pays membres de la CIRGL (le
Burundi, la République centrafricaine, le Rwanda, le Sud Soudan, l’Ouganda et la Zambie) sont des États enclavés.

148 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

taille que les Etats-Unis d’Amérique) et un PIB total de plus de 1 milliard de dollars
américains. Au cœur de la région des Grands Lacs se trouve un « géant économique
endormi », la République Démocratique du Congo (RDC) avec une zone géographique
plus vaste que toute l’Europe de l’ouest combinée. La RDC est entourée par le Burundi,
le Rwanda, la Tanzanie et l’Ouganda. Au-delà de ce groupe de pays, se situent d’autres
pays limitrophes  : l’Angola, la République centrafricaine, la République du Congo, le
Soudan du Sud et la Zambie. A la périphérie de la région, il y a les pays qui disposent
des ports/logistiques dont le Kenya, le Soudan. Etat membre de la Communauté pour le
développement de l’Afrique australe, l’Afrique du sud exerce une influence économique
et en matière de négociation pour le maintien de la paix dans la région.

Les 12 pays qui constituent les Etats membres de la CIRGL et l’Afrique du Sud sont
tous signataires de l’Accord-cadre 2013 sur la paix, la sécurité et la coopération (PSC).
Pour autant, les pays de la région des Grands-Lacs (l’Angola, le Burundi, le Congo,
l’Ouganda, la RDC, la République centrafricaine, le Rwanda, le Soudan, l’Ouest de la
Tanzanie) demeurent le théâtre des violences et de conflits qui s’enracinent dans un
passé « lointain » et ont eu à connaître des périodes plus ou moins longues de conflits
armés internes (Gahama 2000). La dynamique d’accès aux ressources naturelles est
au cœur même de ces conflits armés. La particularité de la région des Grands Lacs est
celle de la prolifération d’acteurs impliqués dans les conflits armés qui la déchirent.
Cette caractéristique a favorisé la fragilisation des Etats, l’instauration des régimes
autocratiques, le pillage des ressources, la non-intégration régionale... Elle explique le
fait que les pays de la sous-région demeurent parmi les plus pauvres du monde, en dépit
des ressources naturelles dont ils regorgent.

1. Une région aux conflits multidimensionnels

Ces dernières décennies des crises multiformes se sont manifestées : conflits inter-
ethniques, guerres, violences post-électorales, rébellions, etc. Ces crises entretiennent
une insécurité quasi permanente dans la sous-région. On peut citer entre autres le
génocide du Rwanda en 1994; l’assassinat de chefs d’Etat95; la guerre dite de libération
(1996-1997) puis celle dite d’agression (1997- 2001) en RD Congo; des rébellions qui
continuent à semer la désolation en RDC et en République centrafricaine; des troubles
post-électorales au Burundi, etc. Des groupes armés issus de pays voisins déstabilisaient

95  Trois chefs d’Etat ont été assassiné : Habyarimana du Rwanda, Ntaryamina du Burundi, Kabila de la RD
Congo.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 149


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

certains pays.96 Les foyers de tension se déplacent ou se réactivent et leurs acteurs


changent constamment.

Plusieurs causes expliquent ces conflits et violences. Il convient d’abord de


mentionner la nature transfrontalière et intergroupes de ces conflits. Les violences
actuelles sont imputables aux manipulations ethniques héritées de la période coloniale
mais aussi aux régimes militaires et autoritaires qui attisent les tensions ethniques et
pratiquent des politiques divisionnistes basées sur la haine et l’exclusion. Il n’est pas
rare que les conflits armés qui éclatent dans un pays de la région gagnent ensuite des
pays voisins. La porosité des frontières et la déliquescence des États ne facilitent pas
le contrôle des territoires. Certains États se trouvent accusés (à tort ou à raison) de
soutenir un mouvement de rébellion chez leurs voisins, d’utiliser le territoire d’un ou des
États voisins comme base-arrière ou encore d’intervenir sur le territoire de leurs voisins
pour exercer le droit de poursuite contre les « combattants » ou les « rebelles » malgré
le principe international de l’intangibilité des frontières97.

Parce que transfrontaliers et intergroupes, mettant aux prises des communautés qui
placent en avant leur identité commune et leurs intérêts liés au pouvoir, les conflits de
la région des Grands Lacs sont très complexes à gérer. Ils ont provoqué des violences
de grande ampleur lors d’incessants affrontements interethniques, des coups d’États
qui se sont produits dans les différents pays et ont instauré des régimes militaires à
partis uniques, lors des rébellions qui sont parvenues à prendre le pouvoir par la force98
ainsi que lors de la constitution des milices et bandes armées qui continuent à semer
la terreur au Kivu. Elles s’expliquent enfin par des facteurs psychologiques qui relèvent
de la peur, du repli identitaire et des mécanismes de défense.99. Les violences ont ainsi
fortement érodé les valeurs culturelles qui sous-tendaient l’harmonie et la cohésion des
sociétés.

Les problèmes économiques structurels constituent le deuxième important facteur


des violences. La région des Grands Lacs est constituée de pays dans lesquels la pauvreté

96  C’est le cas notamment de l’Armée de Résistance du Seigneur de Joseph Nkuni (de l’Ouganda), des FDLR
(du Rwanda), et même de plus en plus des Mbororo (du Soudan) qui opèrent en RD Congo.
97  Le Rwanda et l’Ouganda sont intervenus en RDC en 1996 et 1998 et y sont restés jusqu’à la signature
des accords de paix avec le régime de Kinshasa en 2002. En décembre 2004 et en septembre 2005, le Rwanda
et l’Ouganda ont respectivement menacé la RDC de renvoyer leurs troupes sur son territoire à la poursuite des
groupes armés basés sur le sol congolais, non loin de leurs frontières.
98  APR au Rwanda, AFDL en RDC, CNDD-FDD au Burundi
99  Chaque ethnie a une image négative de l’autre et ne cesse de la diaboliser.

150 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

monétaire et humaine est criante. L’accès aux services publics essentiels, sources de
bien-être économique et d’ascension sociale est entravé par les dysfonctionnements
de l’Etat et la défaillance des infrastructures de base. La question foncière est aussi
au cœur des conflits. Comme plus de 80% de la population s’adonnent aux activités
agricoles, la terre est une richesse inestimable dont la possession détermine la vie
de tout un chacun 100. Mais parmi l’ensemble des problèmes économiques, celui de la
prédation des ressources naturelles est considéré comme le plus grave.

En effet, nombreuses sont les analyses qui évoquent la « malédiction des ressources
naturelles » pour rendre compte de la situation presque chaotique dans la région, plus
particulièrement à l’est de la RDC. Les pays de la région des Grands Lacs possèdent
d’importantes réserves de matières premières agricoles, minérales et énergétiques.
Une illustration (carte) de la concentration de ressources minérales de l’Afrique dans
la région des Grands Lacs indique que le pétrole, l’or, les diamants, le fer, le cuivre, le
cobalt, le manganèse et l’uranium sont tous parmi les très précieux minéraux découverts
dans la région. Compte tenu de ses vastes réserves en ressources minérales, la RDC est
considérée comme étant un « scandale géologique »101. Cependant, la RDC n’est pas le
seul leader de l’industrie minière dans la région puisque la Zambie (cuivre), la Tanzanie
(l’or, l’étain, les phosphates, les diamants, le fer et les pierres précieuses), et l’Angola
(les diamants, le cuivre, le minerai de fer, de la bauxite, de l’uranium et phosphates) sont
également dotés d’importantes réserves minérales. Outre ces nations, le pays ayant le
plus grand nombre d’actifs minéraux les « plus sophistiqués sur le continent », l’Afrique
du Sud, fait également partie de la région des Grands Lacs. L’Angola, la République du
Congo, le Sud Soudan et le Soudan sont aussi de grands producteurs de pétrole.

100  A titre d’exemple, International Crisis Group (ICG) souligne pour le Burundi qu’« en tant que ressource
vitale qui se raréfie, la terre constitue de toute évidence un bien convoité, y compris de manière violente, mais le
caractère préoccupant des conflits dont elle fait l’objet s’explique surtout par sa gestion politique »
101  Le cuivre, le cobalt, l’or, les diamants, le coltan, le zinc, l’étain, le tungstène, l’uranium, l’argent, le
charbon, le niobium et le manganèse comptent parmi les ressources minérales de la RDC

DIALOGUES STRATÉGIQUES 151


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Carte : Richesses minérales de la région des Grands Lacs

En plus de la richesse minérale et pétrolière de la région, des pays de l’Afrique


centrale (la République centrafricaine, la République du Congo et la RDC) font également
partie de la forêt tropicale africaine qui comprend 18% de la totalité des forêts du monde
et couvre plus de 3,6 millions de kilomètres carrés de terres en Afrique de l’Ouest, de
l’Est et du Centre. 74 % de ces zones forestières, soit 2,69 millions de kilomètres carrés
(74%) se trouvent en Afrique centrale. Par ailleurs, le Kenya, la Tanzanie et la Zambie
comptent parmi les principaux pays africains dotés de ressources agricoles.

La croissance rapide de la demande de ces ressources minière, pétrolière et agricole


en particulier par la Chine et l’Inde a conduit à un boom du commerce mondial des
produits dont ont bénéficié l’Afrique en général et de nombreux pays de la région des
Grands Lacs en particulier. En outre, la demande pour les ressources minérales encore
moins connues telles que le coltan102, influence également l’intérêt dans les possibilités
d’investissement dans le secteur minier de la région.

Les économies de ces pays sont essentiellement fondées sur la production et


l’exportation de matières premières à l’état brut. Le niveau de transformation locale des
matières premières est faible. La gestion rentière des ressources naturelles a contribué
à entraver le développement et à étendre la crise à toute l’économie. On retrouve
dans ces pays le schéma de la thèse de la « malédiction des matières premières »:

102  Matière à partir de laquelle est extrait le tantale pour la fabrication des condensateurs des équipements
électroniques tels que les téléphones mobiles, les lecteurs DVD, les systèmes de jeux vidéo et les ordinateurs.

152 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

déplacement dans un premier temps de la main-d’œuvre agricole vers le secteur


minier compétitif où les rémunérations augmentent au détriment des autres secteurs,
accroissement de la demande de biens importés pour le secteur non exportateur
tournée vers la consommation intérieure, hausse générale des prix et du taux de change
réel au détriment des autres secteurs peu compétitifs qui doivent payer les facteurs de
production plus chers, entraînant alors une entrave à l’industrialisation.

Ces économies basées sur les ressources naturelles sont vulnérables et sujettes à des
conflits internes et externes liés souvent à la captation et au partage de la rente minière
et pétrolière. Divers rapports d’organismes internationaux sur les caractéristiques et les
dynamiques économiques de ces pays font ressortir une corrélation entre l’instabilité
politique et sociale et le modes d’exploitation des ressources naturelles (ONU/Conseil
de Sécurité, 2003 ; OCDE, 2012). Des études menées en Afrique ou ailleurs concluent
que les pays riches en ressources naturelles de la région sont gangrénés par une forte
corruption, gouvernés par des régimes autoritaires et courent en permanence le risque
des guerres civiles. Une certaine organisation économique s’est mise en place et
s’est consolidée dans la région. Il s’agit d’économies «  prédatrices  » des ressources
naturelles, d’économies qualifiées de « criminellse » 103 qui s’accommodent bien avec
la guerre, mais aussi avec la paix, même si la paix apparaît comme un obstacle au
développement de l’économie prédatrice.

2. De la prédation des ressources à l’économie criminelle de


guerre lucrative

Des rapports de l’ONU, d’ONG locales et internationales des Droits de l’Homme et


plusieurs études commanditées par des centres de recherche européens ou américains
publiés sur la crise de la région des Grands Lacs sont formels : il existe depuis presque
une décennie un lien très étroit entre la continuation de la guerre dans cette région et
l’exploitation illégale des ressources naturelles par divers acteurs.

Des «  économies de guerre  » se sont bâties ou construites sur la dynamique


des pillages des ressources naturelles de la région. L’exportation de ces ressources
accroît le risque de guerre de quatre manières: financement des rebelles et des armes,
aggravation de la corruption de l’administration, hausse des incitations à la sécession

103  L’or et les minerais de colombo-tantalite (coltan) et de cassitérite du Kivu font depuis longtemps l’objet
d’exploitation illégale par les milices congolaises mais aussi par certains pays étrangers qui n’hésitent pas à venir
se servir.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 153


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

et augmentation de la vulnérabilité de la population aux chocs exogènes (Collier 2003).


Les études de cas montrent que plusieurs guerres civiles récentes, en Angola, en Sierra
Leone, en République démocratique du Congo (RDC) et au Liberia, avaient pour origine
des problèmes liés aux ressources naturelles.

De la littérature qui traite de l’économie de guerre dans la région (Codesria, 2000),


on peut recenser au moins cinq mécanismes concurrents qui expliqueraient la relation
entre les ressources naturelles et la guerre – son démarrage et sa perpétuation : i) les
ressources naturelles pourraient fournir les moyens de financer des rebellions motivées
par d’autres intérêts que les ressources elles-mêmes ; ii) si les ressources naturelles
sont concentrées au sein d’une région particulière d’un pays, la conviction qu’un État
sécessionniste pourrait être viable; iii) le fait de dépendre des ressources pourrait en
réalité être lié à des griefs plutôt qu’à de l’avidité; une dépendance moyenne vis-à-vis
des ressources peut correspondre à une inégalité passagère; iv) les gouvernements qui,
pour leur survie, comptent plus sur les ressources naturelles que sur les taxes n’ont
pas besoin de créer des institutions fortes, cela conduit à des structures étatiques
faibles et coupées de l’activité économique nationale; v) l’augmentation de la valeur
des ressources naturelles peut affaiblir le secteur industriel.

Dans un tel contexte, les choix politiques rendent l’apparition de conflits plus ou
moins probable. Le conflit peut provenir, dans certaines circonstances, d’actions
délibérées engagées par les décideurs pour miner leurs économies et leur gouvernement,
afin de s’enrichir eux-mêmes personnellement (Reno, 2000). En affaiblissant les
institutions étatiques et en détruisant l’infrastructure de production, les leaders peuvent
inconsciemment rendre la rébellion plus attirante : ils réduisent les coûts directs tout
comme les coûts d’opportunité de la violence (Humphreys M, 2003).

De manière générale, on sait que le champ de l’économie politique est défini par
les relations qu’entretiennent les agents économiques entre eux dans leurs activités de
production, d’échange et de consommation de biens et de services de nature matérielle.
Son ontologie est caractérisée par la recherche d’une coordination des activités
des agents, fondées sur une rationalité particulièrement forte, par l’intermédiaire
d’institutions dont le prototype est le marché.

Les rapports de l’ONU mettent en lumière ce phénomène que d’aucuns assimilaient


à un moment temporaire dû à la confusion consécutive à tout conflit armé. Cependant,
le temps a montré qu’il ne s’agit pas d’une confusion, mais d’une réalité basée sur un
type de rationalité politique et surtout économique. D’abord, la guerre s’est inscrite

154 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

dans la durée, elle s’est révélée être une guerre lucrative et non un conflit armé justifié
par des nécessités sécuritaires ou identitaires. On a vu émerger dans la région des
Grands Lacs et au cœur même des théâtres d’opération des acteurs locaux, régionaux
et internationaux qui exploitent ou produisent des ressources minières, forestières ou
pétrolières pendant la guerre, qui les commercialisent, les exportent, et donc qui font
des affaires et qui investissent.

La guerre n’entrave plus l’initiative économique, elle devient le vecteur d’une


économie basée sur un nouveau type d’entrepreneuriat. Sont impliqués dans ce type
d’activités économiques, non seulement des acteurs évoluant hors des circuits étatiques
de la région, mais même ceux qui occupent des postes gouvernementaux, c’est-à-dire
des postes politiques et militaires. A ces acteurs s’ajoutent des milices privées ou
publiques entretenues par les gouvernements de ce pays ou par les politiciens, ainsi que
les divers groupes armés opérant dans la région et des sociétés minières et forestières
étrangères.

Il ne s’agit pas de n’importe quelle économie de guerre, mais d’une «  économie


criminelle de guerre  » c’est-à-dire d’une économie criminelle qui se ressource à une
conflictualité lucrative. C’est une économie qui s’accommode des conflits armés, qui se
sert d’une conflictualité devenue lucrative pour prospérer et se consolider. Il s’agit d’une
économie qui s’accommode de tous les types de violence qui vont des simples violations
des droits de l’Homme à des crimes très graves. En, effet, les acteurs impliqués dans
cette économie mobilisent les mêmes principes, ils se comportent comme des véritables
agents économiques dotés de rationalités comportementales tout en les appliquant à
un autre type d’économie. Ils se donnent des objectifs et les moyens de les atteindre
en essayant d’inscrire les conflits armés dans la durée, en jouant de la déstabilisation
pour saper les efforts de pacification de la région. Ils recourent à l’usage d’armes, à
l’occupation des concessions minières ou forestières, en opérant en réseaux, en pillant
des ressources naturelles et en les exportant ailleurs, etc. Ils se placent dans une
situation d’interaction mutuelle avec d’autres agents économiques, en coopérant par
exemple avec des sociétés multinationales. Ces acteurs ont conçu des stratégies de
consolidation de leurs activités criminelles  en établissant un lien entre la durabilité
de la guerre et l’exploitation illégale des ressources de la région : ils ont fini par créer
des filières frauduleuses de productions minières et forestières dans des périmètres
en guerre, de commercialisation et d’exportations des ressources prélevées ou pillées.

Le résultat sans doute le plus connu des recherches des organismes internationaux
sur cette économie criminelle de guerre est que les pays dont la richesse dépend en

DIALOGUES STRATÉGIQUES 155


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

grande partie de l’exportation de produits de base deviennent exposés aux violences


civiles (Banque mondiale (2012). D’autres recherches ont défini une typologie de
modèles explicatifs de ces économies mettant en évidence la distinction entre d’un
côté le « modèle du grief » (grievance model), où le conflit résulte des inégalités, de
l’oppression politique et des divisions soit ethniques soit religieuses, et de l’autre le «
modèle de la cupidité » (greed model) qui met l’accent sur le rôle joué par les ressources
naturelles dans l’émergence et l’entretien du conflit (Berdal M, Malone,D.M (ed) 2000).

Collier P et Hoeffler A (2002) affirment que les conflits pourraient s’expliquer soit par
l’existence de « griefs » soit par celle ď « avidité ». Ils concluent, en se fondant en grande
partie sur la corrélation existante entre exportation de produits de base et conflit, que
si nous souhaitons comprendre les causes des guerres civiles contemporaines, nous
devrions ignorer les justifications fondées sur des griefs et regarder plutôt du côté de
l’avidité des groupes rebelles. Jacquemot P,(2009), montre que la « cupidité » semble
bien être l’un des fondements à l’instabilité récurrente qui règne en RDC. Il considère
que l’on se rapproche également de la situation où les conflits qui ont pour finalité le
contrôle des ressources et des rentes s’auto-entretiennent, rendant peu efficaces les
pressions exercées pour ramener la paix (Global Witness, 2009).

En réalité, les causes des conflits récurrents sont multiples, empruntant aux
deux modèles grief-cupidité et à bien d’autres explications. Ils sont la résultante de
plusieurs contentieux, d’animosités anciennes, de haines sédimentées et de diverses
compétitions autour des positions de rente, qui ont leur propre histoire et qui se
nourrissent mutuellement. Hugon, Ph., (2003), a tenté d’identifier cet enchevêtrement
pour le cas africain en général, mais en se refusant de hiérarchiser les divers facteurs. Il
n’est en effet pas aisé d’en démonter les mécanismes puisqu’ils relèvent de l’illicite et
sont donc partiellement dissimulés, ni de trouver les solutions pour une pacification de
ce pays meurtri, qui s’inscriraient dans la durée.

3. Des Etats fragiles et peu viables

Les conflits sociopolitiques et militaires à répétition font que la région des Grands
Lacs reste marquée par une instabilité politique et institutionnelle (Ballentine K and
Nitzschke, 2010). Presque tous les pays de cette région ont connu plusieurs guerres
civiles, des coups d’Etat et de nombreux changements de régimes politiques. Dans leur
ensemble, ces régimes sont dirigés par des chefs de guerre ou des anciens chefs de
guerre. Dans certains de ces pays, ce sont des régimes de « prédatocratie » qui, sur
le plan interne comme sur le plan externe, tissent des alliances de prélèvements des

156 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

ressources nationales pour se donner les moyens de maintien et de conservation du


pouvoir (Cartapanis A, 2012).

Différents acteurs ont opéré et continuent à opérer dans cette région en dehors des
circuits étatiques et contribuent à l’effondrement de l’État et à la guerre civile. La logique
de la recherche du leadership économique ou tout simplement du bénéfice économique,
tout comme celle de la participation à des réseaux criminels et de la militarisation de
la région et du prélèvement des ressources naturelles anime les comportements des
différents seigneurs de la guerre, mais aussi celle des groupes armés, des milices
politiques ou ethniques, des mouvements politico-militaires, des officiers militaires
de la région, des sociétés multinationales étrangères, etc. (Murego J-Ch, 2010). Tous
ces acteurs ont été et sont impliqués à des degrés divers, dans la déstabilisation de
la région et dans son maintien dans la logique de la guerre devenue lucrative via le
prélèvement des ressources naturelles104. Un dénominateur commun caractérise tous
ces acteurs : l’utilisation de la crise ou de la guerre comme un moyen d’enrichissement
facile. La plupart des accords de paix conclus entre les parties au conflit n’ont connu que
des durées de vie éphémères ou précaires.

Les Etats ont été fragilisés par la multiplicité d’acteurs et leurs logiques d’actions,
par la circulation d’armes, par des logiques d’émergence ou de création des nouvelles
entités politico-criminelles et la prolifération des mouvements armés (Musila C, 2014).
La région des Grands Lacs est l’une  des régions du monde où une bonne partie de
ces États sont fragiles : 7 États sur un total de 12 sont classés par la Banque Mondiale
comme étant fragiles (European Communities, 2009).

Bampa et Tedika (2018) ont pu montrer que cette fragilisation compliquait davantage
la  solidité des institutions. Devenus fragiles, les Etats ont failli et sont devenus
incapables d’assumer leurs missions régaliennes dont notamment la constitution
d’une armée efficace et des services de sécurité opérationnels tout comme le contrôle
du territoire et de ses frontières. L’émergence des « nouvelles représentations de la
territorialité » dans cette région participe à la défaillance de l’Etat central. En effet, le
trait le plus caractéristique des conflits armés déclenchés dans la région des Grands

104  Des passages des différents Rapports des experts de l’ONU sur l’exploitation et les pillages des
ressources naturelles de la RDC établis en 2001, 2002, 2003, 2009, 2012 c’est-à-dire avant et après la création
de la Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs (CIRGL) sont clairs à ce sujet. Ils mettent en
lumière la volonté des différents acteurs (Etats de la région des Grands Lacs, puissances étrangères, sociétés
multinationales, groupes armés, milices, mouvements politico-militaires, etc) d’inscrire les conflits armés dans la
durée et d’en tirer des ressources destinées à entretenir ces conflits.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 157


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Lacs à partir de 1998 jusqu’à ce jour est leur dimension territoriale. Il s’agit de conflits
de construction de territoires, d’occupation ou d’appropriation des territoires très riches
en ressources naturelles.

Tous les acteurs impliqués dans cette guerre (différentes milices, sociétés
multinationales étrangères, etc) se positionnent soit autour des concessions minières
et forestières qu’ils exploitent impunément soit occupent de vastes étendues des
territoires très riches qu’ils administrent en obéissant à leur propre autorité. Ces acteurs
mettent en place des législations économiques et douanières, des administrations et
lèvent des impôts dans les espaces sous leur contrôle. La conséquence est que ces
territoires ainsi administrés dans la région par des acteurs évoluant en marge des
circuits étatiques entrent en concurrence avec les Etats, avec les intérêts économiques
de la région et favorisent non seulement des économies territoriales criminelles mais
aussi une circulation des capitaux et des services criminels à travers plusieurs réseaux
mafieux.

Ces dynamiques de territorialisation créent des pouvoirs territoriaux locaux qui


occasionnent à leur tour des replis et des éloignements territoriaux à l’intérieur des Etats
et entre les Etats de la région. Elles désarticulent aussi leurs économies, les empêchant
de former des pôles de développement nationaux solides capables de promouvoir à
l’échelle régionale une intégration économique.

Cette territorialisation conflictuelle des enjeux économiques autour de la ressource


naturelle a évidemment un coût économique et social du «  non Etat  ». Une nouvelle
recherche des économistes de la BAD (2014), a examiné le coût de la fragilité des Etats
sous l’effet de son exposition aux conflits et de son impact sur les sociétés locales. Il en
ressort que les conflits entraînent des coûts directs mesurables : sorties des capitaux
financiers, déplacements massifs des populations, perte de capital humain (décès,
maladies, traumatismes…). Il existe aussi des coûts indirects : expansion de l’illégalité
- avec la culture de la drogue-, perturbation ou contraction de l’activité économique,
réallocation des dépenses publiques de santé et d’éducation au  secteur militaire et
recul des services publics. Ces coûts se traduisent aussi par un freinage inévitable
du développement, l’augmentation du  chômage, particulièrement parmi les jeunes,
l’augmentation de la probabilité du crime et l’appel à l’extrémisme.

Ncube, J, et Bicaba ont étudié le coût économique de fragilité en utilisant des


données macro-économiques (1980-2012) pour quelques États fragiles en Afrique. Leur
travail montre que leur  PIB per capita, au cours de la période d’analyse, correspond

158 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

presque à la moitié de celui des États plus solides dont la croissance de PIB per capita,
y est positive (environ 1% par an). Cependant, la croissance de PIB per capita pour les
États fragiles s’est établie à -0.4% par an, soit une croissance négative durant la période
d’analyse. Les estimations de ces auteurs vont plus loin. En effet, la durée de reprise
après une exposition à la fragilité est estimée entre 12 à 33 ans. Ils prouvent que les
États fragiles perdent une occasion de doubler leur PIB initial per capita après une période
de 20 ans. En second lieu, après 20 ans dans cet état, les coûts économiques cumulatifs
de fragilité au Liberia, au Sierra Leone et au Burundi se sont respectivement élevés à
31.8 milliards $, 16.0 milliards $ et à 12.8 milliards $.

II. Des perspectives pour une économie de paix dans la


région ?
Tenant compte de cette réalité dramatique, une question fondamentale agite les
débats sur la région des Grands Lacs  : quelles seraient les initiatives économiques,
politiques et de sécurité à mettre en œuvre pour résoudre les conflits, et construire la
paix ? Une croissance économique forte et équitable serait-elle à elle seule un facteur
de prévention et de contrôle des violences et de rupture avec le système de captation
de la rente au profit d’acteurs agissant en marge ou en dehors des circuits étatiques ?
Ou ne serait-elle qu’une condition nécessaire mais non suffisante, le dilemme clé étant
dans la reconstruction des Etats et la mise en place d’institutions politiques capables
de réguler la conflictualité par des mécanismes appropriés de partage des pouvoirs et
de refondation du contrat social ? Si l’économie de paix n’est pas encore parvenue à
s’imposer en dépit des efforts des communautés internationale et régionale comment
relancer ou consolider ce processus de construction de la paix et de la sécurité
indispensable à la mise en valeur du potentiel économique de la région au profit de ses
populations ?

1. Une croissance équitable

Au cours de la dernière décennie, l’Afrique s’est avérée être l’une des régions
économiques qui connait la croissance la plus rapide au monde. Certains catalyseurs
de cette croissance ont été les pays de la région des Grands Lacs, notamment l’Angola,
le Rwanda, la Tanzanie, le Congo et la Zambie. Selon les données du Fonds Monétaire
International (FMI), avec une croissance moyenne de 4 % l’an, les membres de l’EAC
sont parmi les pays d’Afrique subsaharienne qui ont enregistré les progrès les plus
rapides cette dernière décennie. Trois d’entre eux, à savoir l’Ouganda, le Rwanda et la

DIALOGUES STRATÉGIQUES 159


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Tanzanie, se sont classés parmi les plus performants au niveau mondial entre 2005 et
2015105.

En termes de compétitivité économique des pays dans la région des Grands Lacs
élargie, l’Afrique du Sud, le Rwanda, la Zambie et le Kenya ont été classés comme étant
les plus compétitifs selon le classement de « l’indice de la compétitivité mondiale 2013-
2014 » du Forum économique mondial, tandis que la Zambie et le Kenya ont eu les plus
hautes augmentations en terme de compétitivité dans leur classement entre 2012 et
2014. L’amélioration générale en matière de gouvernance économique de la région a été
un catalyseur important pour le niveau soutenu de la croissance et du développement
au cours des cinq dernières années. Il est en effet encourageant de noter que quatre
pays de la région (le Rwanda, le Burundi, l’Angola et la Zambie) sont parmi les pays
du monde qui entreprennent les réformes en termes d’amélioration de leur efficacité
réglementaire dans les affaires.

Toutefois, les économies sont toujours insuffisamment diversifiées (Makaya Gaboua


S P ,2010). Il persiste aussi des domaines où des améliorations de la gouvernance
peuvent être apportées. Des défis majeurs dans un certain nombre de pays de la région
continuent à prévaloir notamment  : une infrastructure de transport peu développée
(notamment le manque de routes goudronnées et de chemins de fer à voies normales),
une électrification inadéquate, des postes frontières inefficaces et des marchés
qui ne sont pas suffisamment inclusifs pour créer de l’emploi et les possibilités de
développement de la chaîne de valeur pour la main-d’œuvre et la catégorie des PME
potentielles.

En principe, une croissance économique forte se traduit in fine par une hausse des
revenus qui rendrait moins attractif, aux yeux de la jeunesse, le recours à la violence.
Pour cela les fruits de la croissance économique doivent être équitablement partagés, de
manière à ce que les pauvres en bénéficient, ainsi que les jeunes, hommes et femmes,
susceptibles de prendre part à des conflits armés. Or, la croissance économique dans
cette région n’est pas équitable. De nombreux facteurs de risque de conflit sont liés au
relatif dénuement social des populations de la région et à des politiques publiques ne
parvenant pas à diversifier les économies, relever le niveau d’instruction et les revenus
des catégories sociales les plus basses, renforcer une classe moyenne qui tirerait ses

105  Sur les 20 pays les plus performants dans le monde, l’Ouganda se classe 6ème, le Rwanda 9ème et la
Tanzanie
16ème avec un taux de croissance du PIB réel respectivement de 8,3 %, 7,9 % et 6,9 % (FMI 2011).

160 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

revenus et son influence social de son capital humain et financier et contribuerait à une
cohésion sociale en évitant les conflits.

2. Le défi de la gouvernance

La bonne gouvernance est mieux assurée dans un système de gouvernement


par représentation, qui suppose un certain degré de démocratie. L’évolution récente
vers l’établissement de régimes électoraux semblent avoir atténué quelque peu les
comportements guerriers et réduit l’intensité des conflits. Mais, les institutions politiques
des pays de la région ne sont pas encore solides, elles éprouvent des difficultés à limiter
les risques de conflit ou parfois mêmes elles entretiennent les sources de conflit.

Selon l’indice annuel de gouvernance africaine Mo Ibrahim, tandis que l’Afrique du


Sud (5), la Zambie (12), le Rwanda (15), la Tanzanie (17) et l’Ouganda (18) ont été classés
parmi les 20 premiers pays africains selon leur notes de gouvernance globale106, cinq
des états membres sont classés au bas de l’échelle du sondage continental: l’Angola
(39), le Burundi (40), le Congo(43), la République centrafricaine (49) et la République
démocratique du Congo (51).

Certes, les régimes autocratiques n’offrent qu’une paix factice obtenue par la
répression, la démocratie ne peut s’épanouir que dans une « société pluraliste,
dynamique et moderne », caractérisée par une « dispersion des ressources politiques »,
et du pouvoir de négociation. Mais les élections, tout en offrant le moyen de déléguer
officiellement l’autorité aux politiques et de réévaluer régulièrement leurs performances,
elles ne permettent pas en soi de surveiller le comportement des acteurs-décideurs
entre deux élections. De plus, les représentants élus sont en position de manipuler le
résultat des élections suivantes, voire de supprimer les élections.

Dans l’absolu, les élections ne suffisent pas à garantir une chaîne de délégation
démocratique. En l’absence de mécanismes de surveillance, les gouvernements « élus »
peuvent abuser du pouvoir qui leur a été délégué. Dans une démocratie mature, c’est
l’organe législatif qui fixe ces limites. Néanmoins, les parlementaires peuvent aussi être
aux prises avec des problèmes d’aléa moral et d’anti-sélection. Un parlement élu n’est
pas en soi une garantie de vigilance.

106  Intégrant la sécurité et l’état de droit, les droits de participation et de l’homme, les opportunités
économiques durables, et le développement humai.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 161


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Un processus de démocratisation qui encourage les élections sans mettre en place


de garde-fous ne peut guère réduire les risques de conflit, et peut même les multiplier.
La proportion importante de conflits armés qui se déclenchent au moment d’élections
témoigne de l’intérêt des charges électorales pour les candidats. Si l’on n’impose pas
des limites efficaces aux représentants élus on ne peut créer un environnement propice
à une saine concurrence politique et réduire ainsi les risques de violence. Par ailleurs, la
démocratie libérale classique peut poser des problèmes particuliers dans des sociétés
composées de différents grands groupes ethniques. Dans ces sociétés, des mesures
supplémentaires sont nécessaires pour protéger les droits des minorités. En l’absence
de telles garanties, la démocratie peut conduire à la marginalisation des minorités ou
à des exactions commises à leur encontre. Si c’est une minorité qui détient le pouvoir,
cette crainte peut la pousser à faire obstacle à la démocratisation.

La pérennité de la solution d’un conflit est souvent compromise par l’absence de


partage du pouvoir dû à diverses causes (asymétrie de l’information, désarmement
partiel, exclusion de certains groupes). Le succès ou l’échec des conflits internes ou
régionaux dépend de l’acceptation par tous des dispositions et des mécanismes de
partage du pouvoir et de la présence de garanties. Le partage du pouvoir peut, par son
rôle fédérateur, se révéler une forme de démocratie préférable à un système majoritaire
en permettant une plus grande représentation de toutes les minorités. Comme il peut
également tempérer la concurrence entre les élites, qui est source potentielle de conflits.
C’est certainement vrai en Afrique, et c’est certainement plus vrai dans la région des
Grands Lacs étant donné sa grande diversité ethnique.

Dans certains cas, une gouvernance décentralisée, avec plusieurs niveaux de décision
politique et économique, peut étayer l’accord de partage du pouvoir en renforçant le rôle
des minorités et des groupes exclus du gouvernement central. Enfin, un système fédéral
regroupant des provinces ou des États peut être préférable à un État unitaire. Mais, le
partage du pouvoir n’est pas forcément une garantie absolue du développement, de la
démocratie ou du respect d’un accord de paix. Il peut même être remis en cause par
divers facteurs : la volonté de reconquête des rentes sur des ressources; la formation
de groupes qui attendent plus d’avantages d’une reprise du conflit, la perpétuation des
clivages ethniques, le coût exorbitant de la paix107.

107  L’accord passé entre le gouvernement soudanais et l’Armée populaire de libération du Soudan pour
mettre un terme à la longue guerre civile qui a ravagé le Sud-Soudan en constitue une bonne illustration. Cet
accord prévoyait une répartition équitable des recettes tirées des gisements de pétrole (dans le Sud) entre la
région et l’État central. Il a été remis en cause.

162 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Les risques de conflit armé sont moins importants dans les pays qui régissent
l’allocation des ressources et la résolution pacifique des différends par la mise en place
d’un arsenal de règles consensuelles, formelles ou non, définissant le cadre d’un Contrat
social entre les acteurs (BAD, 2009). Il ne s’agit pas d’un contrat explicite, mais d’un
certain degré de gouvernement par consentement en échange, a minima, du maintien
de la sécurité. Dans cette vision, la notion de contrat social est axée sur l’idée de bonne
gouvernance, celle-ci peut inclure une multitude de facteurs autres que la séparation
des pouvoirs, notamment la décentralisation du pouvoir.

3. L’impact des accords de paix et de l’appui à la reconstruction

Les conséquences des conflits sur les économies et les sociétés dans la région
des Grands Lacs sont incommensurables  : meurtres, actes de pillage, viols sur les
femmes, déplacements de population, traumatismes et psychose de l’insécurité,
privation d’activités économiques. La communauté internationale, notamment l’ONU
et ses agences, l’UA et les communautés économiques régionales, les institutions
financières internationales, le Groupe des amis de la région des Grands Lacs et les
autres partenaires au développement se sont engagés à apporter leur soutien aux pays
de la région108. En dépit de cette volonté politique, des interventions des missions de
maintien de la paix dans ces pays par les Nations Unies et de multiples résolutions de
la CIRGL, la sous-région est toujours dans l’instabilité.

La CIRGL109 a été organisée suite aux nombreux conflits politiques qui ont marqué
la région des Grands Lacs. Elle traduit la volonté politique de s’attaquer aux causes
profondes des conflits et aux obstacles au développement dans une approche régionale.
Certes, l’approche régionale convient mieux pour la recherche de solutions aux conflits
et à l’instabilité de chacun des pays des Grands Lacs mais elle ne constitue pas une
solution miracle110. Le principal enjeu réside dans la définition des solutions adéquates

108  Le Groupe des amis de la région des Grands Lacs », composé de 28 pays et de 10 organisations
internationales et co-présidé par le Canada et les Pays-Bas. Ils financent le processus de la conférence à travers
un fond commun géré par le bureau du PNUD.
109  C’est en l’an 2000 que le Conseil de Sécurité des Nations Unies a appelé la tenue d’une conférence
internationale sur la paix, la sécurité, la démocratie et le développement dans la région des Grands Lacs. Au
cours de la même année, la conférence fut établie conjointement par le Secrétariat des Nations Unies et l’Union
africaine à Nairobi (Kenya). En novembre 2004, les chefs d’Etat et de Gouvernement des Etats membres adoptèrent
à l’unanimité la Déclaration sur la Paix, la Sécurité et le Développement dans la région des Grands Lacs à Dar
es-Salaam (Tanzanie). En 2006, fût signé (Nairobi) le Pacte sur la sécurité, la stabilité et le développement dans la
Région. Le pacte comprend la Déclaration ainsi que les programmes d’action et les protocoles.
110  Même si la Déclaration de Dar-es-Salaam est un engagement fort et positif dans la pacification des

DIALOGUES STRATÉGIQUES 163


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

et dans l’engagement des pays à les mettre effectivement en œuvre.

Le but de la conférence est de « lancer un processus dans le cadre duquel


les dirigeants  des pays de la région des Grands Lacs chercheront ensemble à
dégager un accord sur un certain nombre de principes – relations de bon voisinage,
stabilité, paix, développement, etc.– et définiront et mettront en œuvre une série de
programmes d’action en vue de mettre fin au retour cyclique des conflits et d’apporter
à l’ensemble de la région une paix durable, la stabilité, la sécurité, la démocratie et le
développement.. »111.

Enceinte régionale conçue pour faciliter l’adoption et l’application d’un pacte de


stabilité, la conférence a articulé ses actions prioritaires autour de quatre grands
domaines : paix et sécurité ; démocratie et bonne gouvernance ; développement
économique et intégration régionale ; et questions humanitaires et sociales. Grâce
aux actions programmés dans ces différents domaines, on note quelques avancées en
matière de résolution des conflits dans la région. Des pays de la région ont réalisé des
réformes de leurs systèmes de défense, consistant notamment dans la création d’une
seule armée nationale et des programmes de sécurité ont connu une certaine réussite112.
En matière de réconciliation nationale, de nombreux efforts ont été consentis : le retour
des réfugiés au Rwanda et au Burundi et la restauration de l’ordre public dans ces
pays sont des signes positifs. Le Rwanda est cité en exemple de reconstruction et de
développement pour avoir amorcé en peu de temps une rapide croissance économique.

Cependant, de nombreux défis et inquiétudes demeurent. L’impunité est un des maux


dont continue de souffrir la région des Grands Lacs. Enfin, la paix retrouvée est très
fragile : en témoignent les récentes violences au Burundi. Les tensions politiques dans
quelques pays et la poursuite de la violence contre les civils dans d’autres illustrent les
défis considérables à relever pour rétablir la paix et la sécurité dans certains pays, mais
aussi au niveau régional (Mureha F-X et Mohamed Ouedraogo I. 2010). Ils montrent
également la complexité et les difficultés de résolution des conflits dans la région
malgré la mobilisation de la communauté internationale (Nsibula R, 2013).

Grands Lacs, les événements qui ont suivi son adoption illustrent le décalage entre les engagements officiels et
la pratique. Elle témoigne des limites d’une déclaration non contraignante.
111  Conseil de sécurité, Rapport du Secrétaire général sur la préparation d’une conférence internationale sur
la région des Grands Lacs, Nations Unies, 17 novembre 2003. S/2003/1099, p. 3.
112  Des programmes de désarmement, de démobilisation, de réinstallation et réinsertion (DDRR)

164 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Tableau : Thèmes d’action de la CIRGL et finalité des projets


Thèmes Intitulés des actions et projets
Paix et sécurité Renforcer la coopération, la confiance et le développement entre
les États à travers une approche de gestion coordonnée en vue de
promouvoir la stabilité des zones frontalières ; désarmer et rapatrier
des groupes armés étrangers, réformer les secteurs de la sécurité;
harmoniser les législations nationales.
Démocratie et bonne Création d’un centre régional sur la démocratie, la bonne gouvernance,
gouvernance les droits de l’homme et l’éducation civique.
Organisation de Forum régionaux : justice et sécurité, femmes, jeunes,
parlements, anti-corruption, groupes vulnérables, société civile.
Initiatives régionales contre l’exploitation illégale des ressources
naturelles, pour la prévention des crimes de guerre, des crimes contre
l’humanité, de génocides et contre le viol comme arme de guerre et pour
la lutte contre l’impunité.
Développement Des projets concernant les infrastructures à l’échelle régionale en vue de
économique et intégration favoriser la coopération et l’intégration régionales.
régionale Etablissement des priorités et identification des synergies avec
d’autres programmes axés sur le développement des infrastructures, en
particulier le Nepad (New Partnership for Africa’s Development).
Questions humanitaires et Projets prioritaires eu égard aux besoins des secteurs sociaux et
sociales humanitaires dans la sous-région à l’adresse des catégories vulnérables
(femmes, orphelins, jeunes) en vue de combattre la rareté des services
sociaux de base (santé et éducation) dans les pays qui sortent des
conflits.

Les projets élaborés lors des sommets des chefs d’États se sont proposés de
contribuer à éradiquer les causes des conflits cycliques et à favoriser la coopération
entre les différents pays (CIRGL, 2006 b).Si le diagnostic des sources de conflit a mis
en évidence la pertinence d’une approche régionale pour mettre fin aux conflits et à
l’instabilité, des doutes persistent sur la volonté de différents acteurs de respecter les
engagements pris, par exemple dans la mise en œuvre du Protocole de Non-agression et
de Défense mutuelle. Ces doutes sont renforcés par un bilan mitigé malgré l’importance
des moyens mobilisés.

La mise en œuvre des projets s’est heurtée à deux problèmes. D’une part,
l’identification de douze zones frontalières dont chacune peut être considérée comme
un projet spécifique a posé des difficultés aux pays comme la RDC, qui partage ses
frontières avec neuf États. D’autre part, le coût d’un programme pluriannuel dans les
douze zones identifiées s’est révélé très élevé. Les différents pays, qui ont d’énormes
besoins à satisfaire et des moyens limités en termes de financement ont rechigné à

DIALOGUES STRATÉGIQUES 165


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

consentir les efforts nécessaires pour contribuer à la facture globale et faire aboutir
les projets de gestion des frontières communes. Pourtant c’est une question capitale
pour la stabilité régionale. La question du financement s’est posée dès les premières
années. Dès lors, des synergies qui devaient être développées avec des programmes et
des actions mis en œuvre par d’autres acteurs ne se sont pas concrétisées (ONU/CIRGL,
2014).

Ainsi, les difficultés rencontrées dans l’opérationnalisation des décisions incitent


à la prudence sur la capacité de l’action internationale à dénouer les conflits et mettre
les économies et les sociétés de la région dans une dynamique vertueuse de la paix,
de la sécurité et du développement. Entre la signature d’un pacte et sa mise en œuvre,
le décalage est parfois grand. Autrement dit, s’il a fallu plus de deux ans et demi pour
l’élaboration du Pacte, sa mise en œuvre a pris beaucoup plus de temps. Les pistes
d’action, pourtant innovatrices, identifiées ne sont pas parvenues à maîtriser les
nombreux défis relevés.

Dix-sept ans après sa création, la CIRGL n’est parvenue ni à rétablir la paix et la


sécurité dans la région des Grands Lacs et encore moins à promouvoir le développement
économique et l’intégration régionale. Malgré la mise en route en 2009 de l’Initiative
Régionale contre l’exploitation illégale des ressources naturelles (l’IRRN), la région des
Grands Lacs est encore en proie à des conflits de pillages des ressources naturelles
comme l’attestent les rapports publiés par l’ONU.

Conclusion : Consolider les processus de paix et de


reconstruction
Des changements politiques caractérisés par la reconnaissance du pluralisme
politique, et par l’organisation d’élections multipartites se sont produits dans la plupart
des pays membres de la CIRGL qui ont connu des conflits armés ou une guerre civile
au cours des vingt dernières années. Au cours de la même période, des processus de
paix longuement négociés, généralement avec l’appui de l’ONU et des organisations
régionales, se sont conclus par le rétablissement des institutions issues des élections.
Ces processus qui restent fragiles, qui concernent presque tous les pays, exigent des
stratégies cohérentes et efficaces de consolidation.

La relative stabilisation politique de la région a permis un début de redémarrage


économique mais les violences dues aux conflits et aux guerres ainsi que l’absence

166 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

d’alternative crédible pour la reconstruction post-conflit entravent les relations entre


les pays belligérants113. Les fondements sur lesquels repose la mission de la CIRGL trop
ancrée dans « une certaine rationalité de développement économique et d’intégration
régionale sur fond de légalité » se trouvent remis en cause par une autre rationalité, «
celle de développement de l’économie criminelle » dans la région, qui se nourrit autant
des données de la paix que celles de la guerre. Les mesures visant à éliminer les causes
profondes des conflits armés devraient être renforcées pour donner plus d’efficacité aux
instruments de résolution des conflits et d’établissement de la paix.

Dans ce contexte, l’approche régionale pour sortir les différents pays du cycle de
la violence et rétablir la confiance s’avère a priori pertinente. Mais sa mise en œuvre
rencontre de multiples obstacles. Au fil de temps, il est donc apparu clairement que le
territoire est devenu en réalité l’enjeu principal de la dynamique de conflictualité armée
lucrative dans la région des Grands Lacs et en Afrique centrale : le territoire en tant
que lieu d’exercice du pouvoir politique, d’administration des populations et surtout
d’exploitation des ressources naturelles, dont les ressources minières et forestières en
particulier. Le challenge reste dans la manière de construire des États viables et sûrs,
créer l’environnement favorable à une meilleure gestion des ressources et du potentiel
de développement et créer des synergies, ou les renforcer, entre la démocratisation, la
paix et le développement dans la région.

Les solutions proposées par la Conférence internationale sur les Grands Lacs ne
peuvent être mises en œuvre que si certaines conditions sont remplies, du moins
dans certains pays qui sont encore en situation de conflit. Plusieurs aspects semblent
importants dans ce contexte. Les défis à relever pour la mise en œuvre effective des
résolutions de la Conférence des Grands Lacs sont de plusieurs ordres. Ils consistent
notamment dans :

L’affirmation d’une réelle volonté politique  et le rétablissement de l’autorité


publique des Etats. La déliquescence des Etats ou leur perte de contrôle sur une partie
du territoire national au profit d’une rébellion ou de groupes armés constituent des
facteurs qui aggravent les conflits ou limitent les chances de succès des accords de
paix. L’expérience de certains accords ou initiatives régionales montre que certains pays
prennent des engagements et, pour diverses raisons, ne les traduisent pas en pratique.

113  J. Gahama, « Une étude géopolitique des organisations régionales dans l’Afrique des Grands Lacs.
Relecture critique de la Note n°3 », article non publié, IFRA, juin 2012.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 167


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Cela contribue à alimenter la suspicion entre les partenaires114.

La mobilisation des moyens financiers et la révision des critères de priorité dans


le financement des projets. Les pays de la région ne pourront pas mobiliser seuls le
financement des projets régionaux. En outre, il semble y avoir une divergence de vues
entre les onze pays de la région sur le mécanisme de financement des programmes
d’action élaborés par la Conférence et sur les critères de choix des actions qui contribuent
à ramener la paix et la sécurité, celles qui contribuent à rétablir l’autorité publique
sur l’ensemble du territoire national, et enfin celles qui ne peuvent pas être prises en
charge par des structures existantes aux niveaux national ou régional. La question est
importante parce que la tentation est grande pour les pays de vouloir donner la priorité
à des projets qui bénéficient directement à leurs populations respectives.

La création d’un mécanisme de suivi de la conférence : le risque est toujours présent


que la conférence ne devienne une organisation régionale « de plus », la région possédant
déjà de nombreuses organisations sous régionales. Par ailleurs, concernant le principe
de subsidiarité dans la mise en œuvre de ses actions, des tâches de suivi pourrait être
confiées aux acteurs nationaux ne serait-ce que pour des raisons d’efficacité et de
rationalisation des ressources.

114  Il en est ainsi de la confiance entre les anciens belligérants dans la guerre en RDC, notamment l’Ouganda,
le Rwanda et la RDC.

168 DIALOGUES STRATÉGIQUES


L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

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DIALOGUES STRATÉGIQUES 171


VI : AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE
- REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE
DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES
ET PERSPECTIVES POLITIQUES  

Afrique centrale : Les enjeux sécuritaires


Jérôme Evrard

La région centrafricaine apparaît très clairement comme l’une des plus sensibles
du continent en termes d’analyse sécuritaire. Cinq principaux défis peuvent y être
répertoriés.

Les fragilités de l’État pivot


Le Tchad se présente incontestablement comme le pays pilier des stratégies
sécuritaires sur cinq axes sensibles. Les autorités de N’Djamena stabilisent le Sud
libyen dans le souci que le problème toubou ne déborde pas sur le septentrion tchadien.

Après avoir été un acteur déterminant de l’opération « Serval », le Tchad demeure


l’État-Major et le cœur du G5 Sahel. Vis-à-vis de la Centrafrique, le rôle du Tchad n’est
plus à démontrer, du soutien à la prise de pouvoir par le Général Bozizé à l’implantation
de communautés tchadiennes en RCA.

Au Sud-Ouest du lac Tchad, c’est l’armée tchadienne qui reste le principal acteur
de la lutte contre Boko Haram en territoire Kanouri (États de Borno et d’Adawama).
Enfin, même si les tensions avec le Soudan se sont aplanies, la frontière Est du pays
demeure un lieu avéré de trafics. Tout le problème consiste alors à constater que le
Tchad politiquement et économiquement se fragilise.

En proclamant la 4ème République, le Président Idriss Deby a, officiellement, créé un


sénat. Il a, en fait, préparé sa pérennité au pouvoir. Son état de santé et cette stratégie

DIALOGUES STRATÉGIQUES 173


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

risquent d’être générateurs de tensions et de radicaliser le climat politique déjà tendu


dans le pays. Sur le plan économique, le Tchad souffre sévèrement du contre choc
pétrolier et la seule bonne nouvelle de ces dernières semaines est la normalisation de
sa situation avec les États-Unis.

L’homme malade de la zone


Depuis 2013, la République centrafricaine connaît une situation de chaos. Les
pourparlers successifs ne débouchent que sur des engagements formels. Le Président
Touadéra ne dispose pas de véritables capacités de contrôler le pays. Moins de la moitié
des quatorze préfectures sont sorties du champ réel du contrôle de l’État. Alors que les
Seleka se regroupent, le banditisme armé prévaut dans le pays au point que le Tchad a
évacué ses ressortissants et que le Cameroun a fermé sa frontière. La MINUSCA quant
à elle tente de stabiliser un pays où les défis demeurent plus nombreux que les espoirs
de stabilisation.

Les crises du géant


La République démocratique du Congo, qui a connu, de 1997 à 2000, le conflit le
plus meurtrier depuis la Seconde Guerre Mondiale (2,5 millions de morts), peine à se
stabiliser.

Au niveau politique, le Président Kabila utilise la stratégie du « glissement » pour


se perpétrer au pouvoir. Bien que la constitution le lui interdise, il est clair désormais
qu’il sera candidat à sa propre succession lors des élections du 23 décembre 2018. Plus
encore, sous couvert de réaliser des économies, il prépare des élections à un seul tour
afin, de facto, d’assurer sa victoire face à une opposition fragmentée depuis la mort du
leader historique Étienne Tsichekedi.

En termes géopolitiques, le Nord de la RDC est fragilisé par la situation en République


centrafricaine. Le kassaï oriental reste une zone sensible et l’Est du pays (Sud et Nord
kivus) n’ont jamais été totalement stabilisés en dépit de la présence, avec la MONUSCO,
de la plus grosse opération de maintien de la paix des Nations Unies.

174 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

La problématique des régimes politiques bloqués


La région d’Afrique centrale se caractérise notamment par un arc de sociétés
politiquement bloquées communément appelé C²G  : Cameroun-Congo-Gabon. Au
Cameroun, le système politique mis en place par Paul Byia reste une énigme pour
beaucoup d’observateurs. L’obsolescence du pouvoir n’y a d’égale que l’absence de
préparation de la succession politique. Sur le plan sécuritaire, le Cameroun est de surcroît
confronté à deux problèmes : les actions du mouvement Boko Haram dans les provinces
du Nord (Garoua, Maroua) et l’irrédentisme qui resurgit dans les provinces anglophones
qui tentent un séparatisme pour créer l’État d’« Ambazonie ». Autant de séquelles d’une
décolonisation ratée dont les conséquences sont toujours contemporaines.

Au Congo, à la perpétuation au pouvoir de Denis Sassou N’Guesso, s’ajoute la


reprise des tensions armées dans la région du Pool.

Au Gabon enfin, les prochaines élections présidentielles promettent d’être tendues


si le Président Ali Bongo opère une stratégie de maintien au pouvoir.

Les problèmes périphériques


Susceptibles d’influencer la cartographie des problèmes préalablement évoqués, il
s’agit, pour conclure, de rappeler que la périphérie de la zone étudiée est, elle-même,
particulièrement crisogène.

En Guinée équatoriale, le régime Obiang combine autocratie politique, et croissance


économique sans inclusion avec paupérisation de la population. Dans les Grands Lacs,
la crise politique burundaise vient sur-aggraver la situation en Ituri et dans les kivus.
Enfin, la guerre au Sud Soudan est un accélérateur des fragilités de la RCA et du Tchad.

Au moment où, du Golfe de Guinée à l’Afrique de l’Est, une nouvelle géopolitique du


continent africain émerge, la zone de l’Afrique centrale reste un pôle de concentration
des pathologies sécuritaires du continent. De tels contrastes donnent raison à Nelson
Mandela qui aimait déclarer : « Tout ce que l’on peut dire sur l’Afrique est faux car il
existe des Afriques profondément diverses ».

DIALOGUES STRATÉGIQUES 175


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

Crise en République centrafricaine : Ayant


toujours été failli, l’Etat liquéfié
Abdelhak Bassou

Introduction

Pour avoir une meilleure idée de la crise qui secoue aujourd’hui la République
centrafricaine RCA (La dernière d’une série de crises qui ont jalonné l’existence de cet
Etat), Il faudrait peut-être remonter à l’année 2003 précisément au 15 Mars de cette
année.

Ce jour-là, le général François Bozizé, qui avait été démis de ses fonctions de chef
des armées en 2001 et qui, en 2002, échoue dans une tentative de coup d’Etat, profite
de la participation du président Ange-Felix Patassé à une réunion des chefs d’États
africains au Niger pour prendre le contrôle de la capitale et de l’aéroport international
afin d’empêcher le retour de l’avion présidentiel. Le même jour, il se déclare lui-même
président et une semaine plus tard nomme Abel Goumba, membre populaire de
l’opposition, au poste de Premier ministre.

Sa première action avait été de chasser du pays les miliciens du Mouvement de


Libération du Congo de Jean-Pierre Bemba, avec l’aide desquels se maintenait au
pouvoir l’ancien président. Deux ans plus tard, Bozizé organise des élections et se fait
élire président avec 65% des voix.

Le pays reste pourtant (sans surprise) proie aux tumultes et aux conflits internes ;
d’une part en raison de sa proximité avec des zones de turbulence (Tchad, Soudan et
RDC) et d’autre part parce que des mouvements d’opposition et de guérillas locaux
contestaient le pouvoir de Bozizé.

Une tentative de réconciliation nationale fut entreprise sous l’égide du président


gabonais, feu Omar Bango en 2008. Elle avait donné l’illusion d’une pacification du pays.
En effet, une amnistie avait été décrétée et Bozizé s’était concilié avec le président
Ange-Felix Patassé qu’il avait renversé. Mieux, des chefs rebelles comme ceux du
Front Démocratique pour le Peuple Centrafricain (FDPC) ; de l’Armée Populaire pour la

DIALOGUES STRATÉGIQUES 177


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Restauration de la Démocratie (APRD) ; du Mouvement des Libérateurs Centrafricains


pour la Justice (MLCJ) et ; de l’Union des Forces Démocratiques pour le Rassemblement
(UFDR)  ; furent amnistiés et certains se sont vu octroyés des postes au sein du
gouvernement de 2009.

Cependant en 2010, Bozizé reporte sine die les élections prévues cette année. Le
programme Démobilisation, Désarmement, Insertion (DDR) n’avait enregistré aucune
avancée. Il nait en conséquence un nouveau mouvement de rébellion : La Convention
des Patriotes pour la Justice et la Paix (CPJP). Sans se soucier de la situation, Bozizé se
fait réélire en 2011 dans une atmosphère des plus tendues.

Les rebelles reprochent à Bozizé de ne pas respecter les accords115 et reprennent les
armes en 2012. Ils se rassemblent au sein de La Seleka, qui en langue Sango signifie
« coalition ». Ils s’emparent le 24 Mars 2013 de Bangui et Bozizé prit la fuite au Cameroun.
Michel Djotodia, l’un des leaders de la Seleka se proclame président et ses troupes en
majorité musulmanes s’adonnent à des exactions contre les populations chrétiennes de
la capitale116. Ces dernières forment des milices d’autodéfense : Les Anti-Balaka117. Le
pays sombre dans une sorte de guerre civile doublée d’une guerre de religion.

Les Français ont tenté à travers l’opération Sangaris, autorisée par les Nations
Unies, de désarmer le conflit et de protéger les civils. L’opération désarme à la fois
les Seleka et les Anti-Balaka et prend fin en Octobre 2016, laissant agir la Mission
Multidimensionnelle des Nations Unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA),
chargée entre autres, de mettre en place la DDR. Le pays qui a toujours vécu accroupi ne
s’est plus relevé depuis, en dépit des efforts de la communauté internationale. L’élection
du nouveau président, Faustin-Archange Touadéra ne changera rien sinon la nature des
milices Seleka et Anti-Balaka qui deviennent des bandits de grands chemins s’adonnant
au vol et aux enlèvements contre rançons.

Pourquoi la Centrafrique a vécu, vit et, peut-être vivra, dans l’instabilité depuis

115  Bozizé n’a pas tenu ses engagements et ses promesses. En effet, en 2011, un accord de cessez-le
feu avait été signé pour ramener le calme dans le nord du pays entre le gouvernement et les rebelles du CPJP.
Il prévoyait la cessation des hostilités, l’intégration des rebelles au sein de l’armée régulière, la libération de
prisonniers politiques et le désarmement des milices. 
116  En  juillet 2013, plus de 400 meurtres ont été commis en l’espace de quatre mois par la Seleka. La
Fédération internationale des ligues des Droits de l’Homme les qualifie de «  crimes les plus graves contre la
population ».
117  Tiré de Anti-Balles A.K, allusion faite à l’auto-défense contre les balles des armes de la Seleka.

178 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

sa création et son indépendance et n’a jamais pu empiler une décennie sans crise ou
conflit ? Quels sont les facteurs, structurels et conjoncturels qui alimentent les crises
centrafricaines  ? Quatre facteurs constituent les racines du mal  : L’Ethnisme et la
mauvaise gouvernance mêlant politique à violence d’une part ; et religion et ingérence
étrangère d’autre part.

I. L’Ethnisme et la politique.
La manière dont une certaine élite avait compris la politique est pour beaucoup
dans les désarrois que connaît le pays. La multiplicité d’ethnies et les disproportions
entre leurs poids démographiques ont impacté les quelques tentatives d’élections
démocratiques. Les partis politiques calqués sur les architectures tribales n’ont eu de
cesse de faire de l’arène politique un champ de guerre où le perdant ne peut que subir
la loi du vainqueur, loin de tout esprit démocratique.

Les Ethnies en RCA

La population en Centrafrique est constituée d’une kyrielle de tribus et d’ethnies,


plus au moins importantes118 qui se sont disséminées sur le territoire, en s’appropriant
différents espaces du pays, espaces qui par la suite sont devenus des identifiants. On
peut ainsi les distinguer selon leur espace comme étant les gens du fleuve, les gens de
la savane et les gens de la forêt.

118  Selon le recensement de 2003, le groupe le plus important est celui des Gbaya (28 %), suivi de celui des
Banda (22 %) : à eux deux, ils représentent la moitié de la population centrafricaine. Viennent ensuite les Mandja
(9,9 %), les Sara et les Ngbaka-Bantou à quasi-équivalence (7,9 %), les Nordistes-Peuhl et Mbum à égalité aussi
(6 %), les Ngbandi (5,5 %), les Zandé-Nzakara (3 %). Enfin, les autres ethnies locales ou étrangères représentent
près de 2 % de la population.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 179


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Répartition ethnique en Centrafrique

Source : http://www.geolinks.fr/continent/afrique/afrique-centrale/la-centrafrique-guerre-civile-
conflit-religieux-ou-genocide/  

• Les gens de la savane majoritaire en nombre, occupent le centre, l’ouest, le nord,


l’est ou le nord-est du pays et ils constituent la plus grande ethnie du pays. Les
ethnies les plus connues comme gens de la savane sont les Gbaya, les Banda, les
Nilo-Sahariens (Peul-Mbororo), les Mbum et les Sara. Les Gbaya, occupent l’ouest
du pays, et constituent l’ensemble le plus important numériquement. Cet ensemble
est d’une importante diversité ethnolinguistique avec les Gbaya proprement dits,
les Kara, Kaka, Byianda, Bokara, Gbeya et plusieurs groupes apparentés. Viennent
ensuite les Banda est, leur aire est en superficie, la plus vaste du pays. Au XIXème
siècle, des groupes Banda originaires du nord-est du pays et du Darfour au Soudan
ont été progressivement déplacés par les razzias esclavagistes vers le centre et

180 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

le sud de la Centrafrique. Les sous-groupes Banda sont aujourd’hui nombreux


et dispersés. Les groupes Sara et Mboum sont des populations d’agriculteurs
soudaniens fortement territorialisés. Ils sont installés dans le nord et le nord-ouest
du pays.

• Les gens du fleuve, statistiquement minoritaires, sont constitués par les ethnies
s’étendant le long de l’Oubangui, du sud au sud-est. Les principales ethnies
connues comme gens du Fleuve sont les Oubanguiens, les Ngbandi et les Nzakara-
Zandé. L’ensemble Ngbandi dont le principal groupe centrafricain est constitué par
les Yakoma est un ensemble de populations qui pratiquent les activités fluviales
(transport et pêche notamment) et commerciales tout le long de l’Oubangui. Il est
composé des Sango et des Yakoma, subdivisés en Dendi et Bangi.

• Les Pygmées sont connus comme étant les premiers habitants de la forêt, ils sont
minoritaires et surexploités sur tous les plans, quasiment considérés comme des
sous-hommes.

• Le pays compte également des communautés étrangères influentes même si elles


sont réduites en nombre : Des entrepreneurs libanais ou syriens, mais aussi des
commerçants tchadiens ou soudanais.

Comme quasiment dans la majeure partie Afrique, l’ethnisme en Centrafrique est


soit à l’origine des conflits soit un facteur de leur exacerbation. L’histoire de la RCA
depuis les années soixante est rythmée par l’alternance de cycles conflictuels qui
donnèrent tour à tour le pouvoir à des populations originaires des grandes régions du
pays. Cette alternance dans ou par la violence, colore l’ethnique des couleurs de la
politique ou vice et versa. Même lorsque certaines interventions internationales aident à
l’organisation d’élections plus ou moins correctes, il ne s’agit que d’un processus ethno-
arithmétique qui redonnera le pouvoir aux plus nombreux. Ceux minoritaires, perdent
automatiquement et n’ont de solution que la rébellion. Chaque solution électorale, porte
en elle même les germes d’un nouveau conflit.

Ces ethnies qui, tout au long de leur histoire, ont cohabité dans une relative bonne
entente ont, cependant, depuis l’indépendance, vécu de véritables conflits inter-
ethniques les menant parfois à de véritables guerres civiles. Ces conflits violents et
intenses trouvent une illustration dans les évènements qui se sont déroulés lors des
coups d’Etat ou dans des mutineries telles celles de 1996 et de 1997.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 181


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Les affres de la politique en Centrafrique.

Les différents régimes qui se sont succédés à Bangui ont chacun politiquement
contribué à la genèse de ces crises de violence que vit le pays. L’amalgame entre le
parti politique et la tribu constitue le trait commun des personnalités qui ont gouverné
la RCA. Une victoire lors des élections n’est pas comprise comme une victoire politique
qui implique que le nouveau pouvoir doit tenir compte des intérêts des perdants  ;
mais comme une victoire tribale qui implique la marginalisation, voire l’écrasement
du perdant. Ce fut le cas du président Patassé qui à sa prise de pouvoir, pourtant par
voie démocratique, a entamé une politique d’ethnisme en s’entourant des proches
de son parti et de son groupe ethnique (les Kaba). Les nominations à des postes de
responsabilité se font au sein du parti au pouvoir et par conséquent parmi les originaires
de l’ethnie au pouvoir. Les autres partis et leaders politiques appartenant aux autres
ethnies sont systématiquement étouffés ou mis en marge de la gestion du pays, quand
ils ne sont pas arrêtés ou exécutés.

En plus de l’Amalgame que font les politiques en Centrafrique entre ethnie/tribu et


parti politique ; le système d’alternance au pouvoir, s’est très rarement déroulé dans des
atmosphères pacifiques :

• La première alternance en RCA est due à un accident d’avion où périt le créateur et


premier président du pays Barthélemy Boganda.

• L’arrivée au pouvoir de Jean-Bedel Bokassa en Décembre 1965 est le fruit d’un


coup d’Etat. Devenu empereur et Directeur, Bokassa lui-même sera déposé par
l’opération militaire française (Barracuda) en 1979.

• Il est remplacé, en Mars 1981, par l’ancien président Dacko qui sera renversé six
mois plus tard au moyen d’un coup d’Etat conduit par le Général André Kolingba.

• Ce n’est qu’en 1993 que s’ouvre une fenêtre de transition démocratique, avec
l’arrivée au pouvoir de Ange-Felix Patassé, un ancien Premier ministre de Bokassa.
Cependant le Général Kolingba, un Yakoma ; n’admet pas la victoire de son rival qui
est un Sara. Les mutineries qui éclatent à Bangui, entre 1996 et 1997, sont l’œuvre
de soldats Yakoma. Les affrontements sont tellement intenses qu’ils nécessitent
l’intervention des forces françaises pour rétablir l’ordre. Kolingba tentera en vain
de renverser Patassé en 2001.

182 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

• Patassé ne quittera le pouvoir qu’en 2003, suite à un autre coup d’Etat conduit par
le général François Bozizé. Et ce dernier fuira au Cameroun lorsque les troupes
Seleka et Faustin-Archange Touadéra, prennent de force, Bangui en 2013

De 1958 à 2013, une seule fois la République centrafricaine avait connu une
acquisition du pouvoir par voie démocratique. C’est le cas d’Ange-Félix Patassé. Toutes
les quatre autres transitions l’ont été par la violence. Les intervalles entre les coups
d’Etat, ont généralement été jonchés de mutineries, de rebellions et des soulèvements
divers.

II. La religion et les ingérences étrangères.


Certains anthropologues introduisent en bonne place la religion comme facteur de
l’instabilité en Centrafrique et comme origine des conflits. Ils soutiennent que : « C’est
un affrontement religieux et c’est presque un affrontement de classe entre les bases
populaires chrétiennes et cette espèce de ‘bourgeoisie’ de commerçants (principalement
des musulmans) »119.

Les ingérences étrangères sont également citées comme cause de l’instabilité en


RCA. Selon ce point de vue défendu par Lin Banoukepa, avocat au barreau de Paris
et responsable du bureau politique du Front pour le Retour à l’Ordre Constitutionnel
en Centrafrique, ceux qui n’ont pas pu avoir, par les urnes, l’accès à la place publique
ou politique ont usé de financements, par le biais de groupes opaques et religieux qui
prolifèrent de par le monde. Les défenseurs de cette thèse font allusion au Soudan
et au Tchad qu’ils accusent d’être les sources de financement de la Seleka et de son
recrutement abondant120.

De la protestation contre la marginalisation à l’identification


religieuse.

La population est à majorité chrétienne (51.4% de protestants et 28.9% de


catholiques). Religion traditionnelle, l’animisme est pratiqué par 35% des Centrafricains.
Les musulmans ne sont, de l’avis de tous, pas Centrafricains d’origine. Ils s’y sont

119  Jean-Loup Amselle, anthropologue africaniste.


http://www.jolpress.com/centrafrique-ethnies-religions-seleka-chretiens-musulmans-milices-article-823529.
html#sqIfDD9vjUYVazyX.99
120  Même référence que la note N° 1

DIALOGUES STRATÉGIQUES 183


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

installés, venant pour la plupart du Nord, et sont en majorité des Tchadiens, Soudanais,
Libanais, Egyptiens, Sénégalais et Syriens. Les recensements officiels estiment les
populations musulmanes à environ 10%, mais ils représenteraient en réalité 15% à
17%. Quelques 2% à 3% seraient des Centrafricains de souche qui se seraient convertis
à l’Islam. L’Islam était auparavant peu présent dans le pays, mais depuis la conversion
en 1976 de l’empereur Bokassa sous la pression du colonel Kadhafi, l’Islam avait pris
une certaine ampleur en Centrafrique. Le Christianisme a également produit un certain
nombre de sectes chrétiennes sur le territoire.

Le Nord Centrafrique abrite la majorité des musulmans du pays qui sont des
pasteurs nomades ou semi-nomades originaires du Tchad et du Soudan. Les régions
de Haute Kotto et le Bamingui Bangoran où vit la majorité de ces nomades musulmans
sont abandonnées entre les mains des groupes armés, comme L’armée de résistance du
Seigneur (L.R.A), qui organisent des massacres et exploitent illégalement les ressources
minières.

Aussi bien Patassé que Bozizé avaient adopté le même comportement tribaliste pour
exclure de leur politique le nord musulman. Les pasteurs musulmans sont perçus comme
des étrangers venus détruire les champs et les espaces de chasse. Les musulmans
nomades et pasteurs s’attendaient à des tracés de couloirs de pâturages pour éviter
les affrontements récurrents entre les communautés. Ce fut là le dernier des soucis du
régime de Bozizé. La protection des droits de propriété de la part de l’Etat et la création
d’institutions capables de régler la question des terres ont fait défaut de manière
flagrante et favorisé l’escalade des violences communautaires et confessionnelles.
Face aux exactions des cultivateurs et à l’absence d’un Etat à même de leur assurer
le minimum de droit, la minorité musulmane s’est vue obligée de trouver des moyens
de survie. Naissent alors plusieurs mouvements politico-militaires121  qui se réunissent

121  Il s’agit de :


La Convention des Patriotes pour la Justice et la Paix (CPJP) : Groupe rebelle de la Centrafrique, créé le 26
octobre 2008, majoritairement composée de Rounga et de confession musulmane. Il est essentiellement implanté
dans la préfecture de la Vakaga et dans la Bamingui-Bangoran.
L’Union des Forces Démocratiques pour le Rassemblement (UFDR) : Mouvement politico-militaire centrafricain
à dominante Goula et basé dans le nord-est du pays. Elle est le mouvement qui a déclenché et mené la première
guerre civile centrafricaine (2004-2007), et a joué un rôle clé dans la seconde (2012-2013).
Le Front Démocratique du Peuple Centrafricain, souvent abrégé en FDPC, est un mouvement rebelle actif en
République centrafricaine.
Convention patriotique du salut du kodro (CPSK).
Alliance pour la renaissance et la refondation (A2R), créée en octobre 2012 et devenue le 18/3/2003 Mouvement
pour la renaissance et la refondation / Mouvement politique alternatif en RCA (M2R) .

184 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

en coalition  ; la Seleka, composée majoritairement des nomades musulmans qui


revendiquent de meilleures conditions de vie et à profiter davantage de la redistribution
des revenus par l’Etat. Face à une Seleka aidée par des mercenaires tchadiens et
soudanais, Bozizé se sent menacé. Il essaie de fédérer le peuple autour de lui en
désignant la Seleka comme un mouvement islamiste. La Seleka assume son islamité :
Abakar Sabone, un des dirigeants de la Seleka avait déclaré lors du dialogue politique
inclusif organisé par François Bozizé : « Depuis 50 ans que les chrétiens dirigent ce
pays les résultats sont catastrophiques, ils ont échoué, il faut à présent donner
l’occasion à un musulman de tenir les rênes du pays. » La dimension religieuse
dans la guerre s’exprime au grand jour.

L’ingérence : Tchad, Soudan, MLC, LRA pour ne parler que des


Africains.

Les intervenants en Centrafrique ne sont pas que des Etats  ; des acteurs non-
étatiques sont également soit invités par les centrafricains eux-mêmes, soient s’invitent
eux-mêmes, en raison de l’absence d’un pouvoir national à même de les repousser. Des
Etats comme le Tchad et le Soudan ont influencé le Centrafrique de manière historique
et structurelle ; d’autres n’ont eu récemment que des influences conjoncturelles. Ces
Etats ont généralement agi en Centrafrique soit, directement en utilisant à leurs profits
des décisions de l’ONU ou de l’UA, soit en usant de proxys sous formes de mouvements
rebelles. Les alliances de ces Etats avec le Centrafrique ne répondent qu’à leurs intérêts
comme en témoigne les changements fréquents d’attitudes.

Des unités de plusieurs armées de pays de la sous-région sont tour à tour


intervenues et pour certaines restées dispersées à travers le territoire de la RCA. Ce
sont principalement le Tchad, le Soudan et l’Ouganda qui ont fréquemment déployé des
forces armées sur les territoires centrafricains.

En 2003 le coup d’Etat du général Bozizé a été préparé depuis le Tchad. Le soutien
des autorités tchadiennes avait été déterminant dans la réussite du coup d’Etat,
contrairement à celui de 2002, conduit par le même Bozizé, mais qui avait échoué.

Le même Tchad sera ensuite l’initiateur et le soutien du mouvement Seleka qui a


déposé Bozizé, l’obligeant à fuir au Cameroun. Les fréquentes interventions du Tchad
ont induit une rancune anti-tchadienne et par transitivité antimusulmane.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 185


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Parmi les acteurs du conflit en cours :

La Libye s’est intéressée au Centrafrique depuis l’époque Bokassa. Kadhafi est à


l’origine de la conversion à l’Islam de l’ancien empereur centrafricain. Le colonel libyen
était particulièrement intéressé par la position centrale et stratégique de la RCA et par
ses ressources minières.

La faiblesse de l’Etat en Centrafrique s’est reflétée sur sa capacité à surveiller ses


frontières notamment contre les mouvements armés des pays voisins. Ceux du Darfour
et aussi ceux de la RDC ou de l’Ouganda qui se repliaient et se replient toujours chaque
fois que nécessaire en Centrafrique ont participé encore à l’instabilité du pays. Les
factions armées rebelles en provenance du Tchad, du Soudan et de la RDC, utilisent
des régions de la RCA comme bases arrières militaires pour fomenter leurs coups, et
s’ingèrent également dans les affaires centrafricaines, soit de leurs propres initiatives
soit mandatés par les Etats voisins.

Conclusion

Ethnisme, religions, violence des alternances politiques et ingérences de pays de la


région, s’ajoutent aux rivalités étrangères pour maintenir le pays dans l’œil du cyclone.
Les Français semblent de plus en plus s’éloigner du pays après une énième tentative
de le sauver, et Chinois et Russes semblent prendre le relais ; Les Chinois, comme à
l’accoutumé, à bord de propositions d’aides économiques et d’investissement ; et, fait
nouveau, les russes au travers la société Wagner de sécurité, une société qui a déjà
été actionnée en Ukraine en 2014. La sécurité du président centrafricain est aujourd’hui
assurée par des Russes et la Russie a obtenu le feu vert des Nations Unies pour pourvoir
le régime en armes malgré l’embargo. Touadéra est peut-être admiratif du travail russe
en Syrie et ne manquera peut-être pas de faire officiellement appel aux Russes pour
l’aider à mater toute velléité de rébellion ou d’atteinte à son pouvoir. Il faut cependant
remarquer que Touadéra n’est pas Bechar, que l’histoire de l’Etat en Syrie n’est pas celle
d’un Etat historiquement liquéfié comme le Centrafrique et que l’intérêt de la Russie pour
la Syrie est incommensurablement plus grand que celui qu’elle porte au Centrafrique.

186 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

La République centrafricaine : Entre les


pesanteurs du passé et les incertitudes de
l’avenir
Mohammed Loulichki

La situation en République centrafricaine a défrayé la chronique ces quatre dernières


années, par l’atrocité des actes de violence perpétrés par les groupes armés contre la
population civile et la menace de partition qui plane sur ce pays. Cette situation n’est
malheureusement pas nouvelle. Elle incarne le prolongement des nombreuses crises qui
se sont succédées durant les cinq dernières décennies, soit depuis l’indépendance de
ce pays, et dont le non-traitement des causes sous-jacentes en explique la résurgence
et la répétition. C’est, aussi, la conséquence de l’instabilité politique et sécuritaire qui
caractérise l’ensemble de la région.

Il est néanmoins important de relever que la crise actuelle, contrairement à celles qui
l’ont précédée, se distingue par l’intensité de la violence intercommunautaire, un exode
sans précédent de la population hors des zones de combat et vers les pays voisins, une
destruction du tissu économique et social du pays, et une complète déliquescence des
institutions étatiques. 

En effet, malgré la présence sur le terrain d’une Opération de maintien de la paix


des Nations-Unies, forte de 13 459 bérets bleus et de la Force française “Sangaris”, les
deux principaux antagonistes, les Sélékas et les Anti-Balaka, se sont engagés dans une
lutte sans merci pour s’emparer du pouvoir, n’hésitant pas à adopter la politique du pire
pour arriver à leurs fins.

Cette politique a fini par faire sombrer la Centrafrique dans une impitoyable
guerre civile, marquée par des violations massives des droits de l’homme et des
exactions  ciblant la population civile, singulièrement les femmes et les enfants, qui
n’épargne ni les troupes onusiennes ni les travailleurs humanitaires.

Ces développements interviennent dans un contexte d’instabilité régionale et d’une


quasi indifférence de la communauté internationale, de plus en plus gagnée par un
sentiment de lassitude. Sentiment nourri, à la fois par l’interminable succession des

DIALOGUES STRATÉGIQUES 187


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

crises en RCA et par l’inaptitude des opérations de paix en Afrique à remplir pleinement
leur mission, ainsi que par les contraintes financières auxquelles sont assujettis les
principaux pourvoyeurs de fonds à ces missions. 

Afin de mieux appréhender la gravité et la complexité de cette situation, il importe de


rappeler les atouts dont dispose ce pays (I), identifier les causes profondes du conflit
(II) en mettant en évidence les spécificités de la crise de 2013 et ses conséquences
(III) avant de passer en revue les efforts de sortie de crise et leurs limites (IV).

I. Les indéniables atouts de la République


centrafricaine
Un simple regard sur la carte de l’Afrique suffit pour réaliser les atouts naturels et
stratégiques de la RCA en termes de positionnement géographique, en tant que pays
charnière entre l’arabité et l’africanité, carrefour de communication et d’échanges
humains et commerciaux, et en termes de ressources naturelles rares et précieuses.122 
Tout pour faire de la République centrafricaine un pays stable, prospère et influent,
surtout au vu de la large superficie de son territoire national (623 000 km2) et de la taille
moyenne de sa population (5 043 280 en 2017, dont 43% de jeunes). 

La République centrafricaine se trouve au cœur du continent, enclavée entre le


Tchad au Nord, le Soudan à l’Est, le Cameroun à l’Ouest et les deux Congo au Sud. Avec
une superficie de terres cultivables à hauteur de 15 millions d’hectares et autant en
terres de pâturage et de parcours, une généreuse pluviométrie et un potentiel forestier
estimé à 3,8 millions d’hectares, ce pays dispose d’une rente de situation favorable à
des cultures diversifiées, à la pêche et à l’élevage.

Dans le domaine minier, le sous-sol de la République centrafricaine contient des


réserves d’or, d’uranium, de diamant et de cuivre, d’étain, de phosphates et un potentiel
important d’hydrocarbures dans la région de la Vakaga, frontalière du Tchad et du
Soudan.

122   Patrice Gourdin. « La République centrafricaine (RCA : Géopolitique d’un pays oublié ». 1er octobre 2013
<https://www.diploweb.com/Republique.

188 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

Enfin, la langue “Sango “ représente un atout non négligeable, véritable moyen


de communication, facilitateur des activités économiques et facteur d’intégration et
d’affirmation de l’identité nationale,123 par opposition au Français, langue officielle
héritée du colonialisme et aux langues vernaculaires pratiquées par les différentes
ethnies du pays.

L’appropriation des revenus tirés de l’exploitation de ces ressources naturelles a


toujours constitué l’une des principales causes profondes de l’instabilité chronique de
ce pays. 

II. Les causes sous-jacentes des crises à répétition


A l’instar de la plupart des conflits africains, celui de la Centrafrique a pour origine
des causes autant internes qu’externes, dont l’imbrication complique la transformation
et la résolution. 

123  Pasch Helma. « Le sango, langue officielle de la République centrafricaine ». Faits de langues, n°11-12,
Octobre 1998. Les langues d’Afrique subsaharienne, sous la direction de Suzy Platiel et Raphaël Kabore. pp.
111-120.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 189


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

1. Les causes internes

Il s’agit essentiellement du monopole du pouvoir, de l’appropriation des revenues


des ressources naturelles, du déficit chronique de l’appareil étatique, et d’une culture
enracinée de la violence.

a. La lutte pour le pouvoir

Le destin de la RCA aurait pu être tout autre si Barthélemy Boganda, militant du


panafricanisme et  chef de file du Mouvement pour l’évolution sociale de l’Afrique
noire (MESAN), avait dirigé le nouvel Etat et jeté les bases d’une société pluraliste. Ce
militant, considéré comme le père de la nation, avait formé un gouvernement provisoire
qui avait comme programme de substituer au système de monopole exercé par des
sociétés concessionnaires, principalement françaises, un système de coopératives
décentralisé et multisectoriel.

Une affiche de 1950 intitulée « La voie du progrès » résumait les fondements d’une
politique de construction du jeune Etat centrafricain : “Pour fonder une société solide et
durable, quatre éléments sont indispensables :

• l’élément matériel : c’est le travail,


• l’élément social : c’est le respect de la personne humaine et du bien d’autrui,
• l’élément intellectuel : c’est l’instruction,
• l’élément moral : c’est la religion catholique, protestante ou musulmane.

Lorsqu’il manque à une société un de ces éléments, elle devient de plus en plus
boiteuse et finit par tomber ; c’est la décadence”. 

Sur le plan international, Boganda caressait l’espoir de promouvoir la création


des “États-Unis d’Afrique Latine », comprenant le Congo Belge, le Burundi, le Rwanda,
le Cameroun, l’Angola et le Mozambique. Ces choix à l’interne et à l’externe, qui
n’étaient pas sans rappeler ceux du Président ghanéen Kwame Nkrumah, contrarient les
projets des ex-puissances coloniales, principalement la France. La disparition tragique
de Boganda, le 29 mars 1959, attribuée sans preuves aux colons français, a avorté un
projet de société prometteur qui aurait ainsi pu changer le destin de ce pays. 

L’accession aux commandes du pays de David Dacko, en tant que chef provisoire de
l’État, le 13 août 1960, jour de l’indépendance du pays, a été brutalement interrompue par

190 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

le premier coup d’Etat mené par un Lieutenant du nom de Jean Bedel Bokassa. Depuis
lors, le pays est entré dans un cycle de coups d’Etat et de mutineries, dans lesquels les
rivalités personnelles, tribales et religieuses n’ont cessé d’être instrumentalisées avec
l’appui ou la complicité de puissances extérieures. L’histoire de ce pays est marquée par
une succession de coups de force entrepris par des minorités qui refusaient tout partage
du pouvoir et qui n’acceptaient aucune alternance démocratique (voir carte ci-après).

DIALOGUES STRATÉGIQUES 191


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Cette instabilité a été largement et constamment nourrie par la convoitise


des ressources naturelles stratégiques que recèle le sous-sol centrafricain.

b. La mainmise sur les ressources naturelles

Le cas centrafricain donne tout son sens à la théorie de la “malédiction des matières
premières“ (resource curse) développée par Richard Auty dans les années 90. En effet,
l’exploitation des principales ressources naturelles de ce pays a alimenté la dynamique
destructrice de la guerre, et condamné ce pays à une mauvaise gouvernance et au sous-
développement. Les détenteurs du pouvoir ou les groupes armés rebelles ont toujours
cherché à mettre la main sur ces ressources, les uns pour se maintenir au pouvoir, les
autres pour tenter de le prendre ou de le reprendre. 

Parmi les ressources les plus convoitées, l’or et les diamants occupent une place
particulière, en attendant l’exploitation du potentiel pétrolier du pays.  En ce qui
concerne les diamants, le sous-sol centrafricain contient de la pierre diamantaire de
qualité optimale, classant  le pays au quatrième rang mondial des pays producteurs.
La production des diamants alluvionnaires de qualité optimale (70% joaillerie et 30%
industriel) s’élève à environ 500 000 carats brut par an. Ce chiffre doit néanmoins être
trois fois revu à la hausse en raison de la contrebande qui sévit dans le secteur et
qui est encouragée par le manque de formalisation du secteur et la faible traçabilité
des pierres précieuses facilement transportables par les réfugiés vers les pays voisins,
particulièrement le Cameroun.

Pour ce qui est du pétrole, l’essentiel des sites se trouve au nord dans les localités
de Bagara, Doseo, Salamat et Doba/Bango et dans la région de Gordil, à la frontière
commune avec le Tchad. Si les premiers forages, confiés à des compagnies américaines,
remontent au début des années 80, la liste actuelle des pays explorateurs compte la
France, la Chine et l’Afrique du Sud qui cherchent à se répartir les 5 milliards de barils
de pétrole que renferme le sous-sol centrafricain. 

c. La fragilité des structures étatiques

L’instabilité politique qui a caractérisé l’histoire de la RCA a entravé la construction


d’un Etat fort capable d’étendre son autorité sur l’ensemble du territoire national et de
doter le pays d’institutions représentatives et d’une administration capable d’assurer
la fourniture des services publics  essentiels. Le souci des présidents qui se sont
succédés à la tête de l’Etat a toujours été le contrôle de la capitale. Il en a résulté une

192 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

marginalisation de plus en plus marquée des régions du nord du pays, une accumulation
des griefs contre les autorités centrales, et un sentiment d’abandon de la part de la
population locale, devenue réceptive aux appels à la rébellion et à la sécession. La crise
de 2013 a fini par transformer la RCA en un Etat “fantôme” ou “fictif”.124 Ceci explique
aussi le développement par la frange radicale des Seleka d’un discours séparatiste qui a
trouvé son expression la plus éloquente dans la proclamation par le Front populaire pour
la renaissance de la Centrafrique (FPRC) de la « République du Logone », en tant que
réponse à des décennies de discrimination et de déni des droits de pleine citoyenneté à
la communauté musulmane. 

d. La culture de la violence

L’absence de dialogue entre gouvernement et opposition, l’instrumentalisation des


rivalités ethniques, le maintien de l’économie du pays dans un état rudimentaire et le
monopole du pouvoir et des ressources naturelles ont constitué un terreau favorable
aux mutineries et coups d’Etat, moyens privilégiés pour s’emparer du pouvoir et des
avantages qui en découlent. Une culture de prédation et de pillage s’est installée parmi
les populations, économiquement démunies ou politiquement exclues.

Cette culture de la violence a été accentuée par la volonté des détenteurs du pouvoir
et de leurs adversaires d’instrumentaliser la religion pour dresser les communautés
musulmane et chrétienne l’une contre l’autre, en ravivant le douloureux souvenir des
pratiques esclavagistes du dix-neuvième siècle. Toutefois, cette instrumentalisation n’a
jamais enregistré le niveau de haine et de stigmatisation atteint en 2013. Des témoignages
d’Amnesty international et de la Commission d’enquête des Nations- Unies sur la RCA
ont établi que lors du Forum de Bangui de mai 2015, le déni de la centrafricanité à la
minorité musulmane « était récurrent, notamment dans l’Ouham et l’Ouham Pende où
les communautés ont demandé la révision des conditions d’obtention de la nationalité
et le retrait des cartes d’identité aux étrangers »125 . En outre, des organisations non
gouvernementales ont pu constater que des membres de la communauté musulmane se
sont vu imposer la conversion au christianisme s’ils voulaient retourner à leurs villages
conquis par les Anti-Balaka.

A ces principales causes internes de conflictualité viennent s’ajouter des raisons

124  Didier Niewiadowski « Comment la Centrafrique est devenue un “ Etat fictif ? ». Libération du 29 janvier
2014
125  International crisis Group. « La Centrafrique, les racines de la violence ». Rapport N°230 du 21 septembre
2015, page 22 

DIALOGUES STRATÉGIQUES 193


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

d’ordre externe, liées à un contexte régional marqué par l’instabilité des pays voisins,
particulièrement le Sud-Soudan et la RDC.

2. Les causes externes de la crise

De par son enclavement, la porosité de ses frontières, les croisements ethniques


avec les États voisins, et les appétits régionaux, la RCA a toujours pâti des conflits qui
ont secoué la région des Grands lacs, qu’il s’agisse du Burundi, de la RDC, du Soudan
ou de l’Ouganda. En effet, les populations autant que les groupes armés rebelles des
pays voisins ont toujours cherché refuge dans les zones frontalières soit dans l’attente
d’une cessation des hostilités, soit pour se reconstituer et tenter de conquérir le pouvoir.
Cette situation a rompu les équilibres socio-économiques établis entre les différentes
communautés locales autour des pâturages et des pratiques de transhumance. 

Le rôle déterminant  de deux acteurs extérieurs mérite d’être souligné : celui de


la France126 et celui du Tchad127,  le premier n’ayant pas cessé de peser sur la scène
politique centrafricaine depuis l’indépendance et d’utiliser ce pays comme un pivot de
sa présence militaire et pour des interventions françaises en Afrique. Cette intervention
s’opérait sous couvert des Accords de défense de 1960, stipulant l’assistance en cas
d’agression extérieure. Pour le lancement de l’opération Sangaris, la France a justifié
son intervention par la lutte contre le terrorisme et l’a placée sous le parapluie des
Nations Unies, écartant ainsi toute critique d’ingérence dans un conflit interne. Les
appels pressants de plusieurs pays africains, à la suite de l’offensive des Seleka de
2013, et le laissez-faire des quatre autres membres permanents du Conseil de sécurité
ont confère une légitimité supplémentaire à l’action française.

Pour ce qui est du Tchad, le voisinage et la présence d’une forte communauté


tchadienne en Centrafrique ont toujours déterminé la politique de Ndjamena qui a
oscillé entre interventionnisme direct et médiation non sollicitée. Accusé par des leaders
politiques centrafricains et par la population non musulmane d’accointances, voire de
collusion avec des groupes armés centrafricains, le Tchad, avec l’acquiescement de la
France, s’est imposé comme la puissance régionale qui pèse le plus sur le destin de la
RCA. Cette influence a été mise à l’épreuve lors des événements de 2013.   

126  Jean Guisnel. « La Centrafrique, 45 ans d’interventions françaises ». Le point du 16 décembre 2013
127  Emmanuel Chauvin. «  La guerre en Centrafrique à l’ombre du Tchad, une escalade conflictuelle
régionale? ». Agence française de développement. 16 novembre 2010 page 33,

194 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

3. L’ampleur de la crise de 2013 et ses conséquences

La crise de 2013 a dépassé les précédentes par son ampleur, son coût humain et
par son impact sur le tissu économique et social national. Elle a mis en évidence deux
groupes armés hétéroclites fédérés autour des “Séléka”(signifiant «  coalition  » en
sango) et des “Anti-Balaka”128.

La Séléka était fondamentalement constituée par des branches dissidentes des deux
principaux mouvements armés du nord de la RCA, l’Union des forces démocratiques
pour le rassemblement (UFDR) et la Convention des patriotes pour la justice et la paix
(CPJP). Cette coalition, bien que constituée en majorité de Musulmans, n’a jamais été
un mouvement islamiste ou islamisant. Ses connections avec le voisin tchadien et la
participation en son sein d’éléments originaires de ce même pays ont renforcé l’hostilité
des populations non musulmanes à leur égard.

Quant aux seconds, qualifiés à tort de milices chrétiennes, ils sont formés
essentiellement de groupes d’autodéfense, sans aucune structure organique, constitués
dans les zones rurales pour faire face aux exactions et razzias des coupeurs de route
et pour protéger leurs familles et leurs biens par l’utilisation d’armes artisanales,
notamment des machettes appelées «  balaka  » en langue sango. L’appellation Anti-
Balaka, héritée de la période coloniale, véhicule le sentiment d’invulnérabilité aux
balles et aux machettes. Les Anti-Balaka sont attachés à prendre leur revanche contre
les Musulmans, accusés d’avoir, sous l’égide de la Séléka, perpétré des exactions de
masse, et les assimilant à des étrangers qui entendaient se rendre maîtres de la RCA et
déposséder sa population autochtone.

La prise de Bangui par les Séléka, en mars 2013, a constitué un profond


bouleversement du  paradigme politique centrafricain. Pour la première fois depuis
l’indépendance, une force représentant la minorité musulmane du nord et de l’est du
pays a conquis le pouvoir, alors que depuis 2007 elle se satisfaisait d’un arrangement
territorial de facto avec le gouvernement pour une gestion autonome du nord-ouest
du pays.  Toutefois, la légitimité que lui a procuré l’insurrection contre le pouvoir
central ne s’est pas accompagnée d’une structuration du mouvement, d’une idéologie
ou d’un projet politique lui permettant de bénéficier de la sympathie et de l’appui de la
population centrafricaine.

128  Henry Kam Kah. « Anti-Balaka/Seleka, ‘religionisation’ and separatism ». The History of Central african
Republic.  Conflict Studies Quarterly Issue 9, October 2014, pp. 30-48

DIALOGUES STRATÉGIQUES 195


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Le mouvement Séléka a été un phénomène ponctuel qui a bénéficié d’une force


de frappe estimée à 25 000 éléments, recrutés principalement parmi  des jeunes
désœuvrés, d’une conjoncture crisogène favorable et de complicités étrangères pour
conquérir la capitale. A peine cet objectif réalisé, ce mouvement, qui n’obéissait à
aucun commandement ou discipline,  s’est transformé en un appareil  de pillage, de
rançonnement et de banditisme. Bien qu’officiellement dissous, le groupe disparate
de la Séléka continue de constituer une équation importante sur la scène militaire et
politique intérieure. La perspective d’une redistribution des cartes à travers le dialogue
politique et le processus Désarmement, Démobilisation, Réintégration et Rapatriement
(DDRR) a contribué à l’éclatement des deux coalitions et leur positionnement sur le
territoire de la république centrafricaine.129

Sur le plan social, la dynamique de violence et de contre-violence qui s’est installée


parmi les communautés composant la société centrafricaine, sous l’instigation des
différents protagonistes, a complètement déréglé le système de transhumance et
les activités d’élevage et de commerce qui s’y déroulent. Or, si l’on considère que
la majorité de la population centrafricaine et une partie des régions limitrophes,
notamment celle du Tchad dépend étroitement de ces activités, on peut mesurer les

129  Pour une liste plus détaillée des groupes armés, voir “Centrafrique : les racines de la violence”, op. cit
page 42

196 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

conséquences ravageuses de la violence sur la population civile qui en tire ses moyens
de subsistance. Selon le dernier rapport du secrétaire général des Nations Unies sur
la situation en République centrafricaine, la moitié des 4,6 millions de Centrafricains
reste tributaire pour sa survie de l’aide humanitaire, dont 411 785 déplacés internes
et 474 848 refugies.130 De ce fait, la RCA se trouve classée troisième sur l’index 2017
des pays faillis (après le Sud Soudan et la Somalie), avec un indice de 112,6, tandis que
la Finlande, classée dernière, enregistre un score de 18,7.131

La prise de conscience par la communauté internationale des dangers de cette


nouvelle crise sur l’avenir de la RCA et sur la stabilité de la région a amené le Conseil
de Sécurité à adopter la résolution  2127 du  5 décembre 2013 accordant le mandat à la
Mission Internationale de Soutien à la Centrafrique sous conduite Africaine (MISCA) de
prendre le relais de la Mission de consolidation de la paix en Centrafrique (MICOPAX)
mise sur pied le 12 juillet 2008 par la Communauté Économique des États de l’Afrique
Centrale (CEEAC).

Toutefois, le manque de moyens, l’immensité des tâches attribuées à cette mission,


et l’ampleur des défis sécuritaires ont justifié le déploiement, dans la précipitation, le 5
décembre 2013, de l’opération “Sangaris “ et la transformation de la Mission africaine
en une mission de paix des Nations-Unies (MINUSCA), le 10 avril 2014.

Le mandat attribué à la MINUSCA par le Conseil de Sécurité consiste pour cette force
de protéger les civils, de rétablir la sécurité et l’ordre public, d’appuyer le processus de
paix, de reformer le secteur de sécurité, d’aider à la mise en œuvre du programme
DDRR, de lutter contre l’impunité, de soutenir la cessation de l’exploitation illégale des
ressources naturelles, et de créer les conditions propices à la fourniture d’une aide
humanitaire aux populations qui en ont besoin.

A l’appui de cette mobilisation internationale, des efforts de médiation ont été


entrepris à différents niveaux pour contenir la violence, promouvoir le dialogue politique
entre les chefs des groupes armés et le gouvernement et favoriser la réconciliation
nationale. C’est ainsi que des comités locaux et des représentants des trois religions se
sont investis pour négocier des cessez-le-feu ponctuels et réduire la tension meurtrière
entre les communautés en faisant valoir la nature non confessionnelle du conflit. Sur le
plan international, les Nations-Unies, l’Union africaine, la Communauté économiques

130  Voir Rapport du Conseil de Sécurité S/2017/94 du 1er février 2017. 


131  Voir le “Fragile States index” produit par le Fonds pour la paix (Washington), 14 mai 2017

DIALOGUES STRATÉGIQUES 197


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

des États d’Afrique centrale (CEEAC), l’Union européenne, le Groupe International de


Soutien à la République centrafricaine (GIS-RCA) et la Communauté de Sant’Egidio ont
eux aussi mené divers efforts de médiation. Cependant, ces efforts ont souffert d’un
manque de coordination entre les médiateurs institutionnels, de l’incompatibilité des
intérêts des puissances régionales et extrarégionales impliquées et, parfois même, des
égos des médiateurs individuels.

4. Une lente sortie de crise et ses limites

Un mois après l’adoption de la résolution 2127 adoptée par le Conseil de Sécurité,


un sommet extraordinaire des chefs d’État de la CEEAC de janvier 2014 est convoqué
par Tchad et tenu à Ndjamena. Il décide de mettre fin au mandat du Président Michel
Djotodia et de son Premier ministre Nicolas Tiangaye et d’appeler le Conseil national de
transition (CNT) à choisir dans les quinze jours une nouvelle direction du pays. 

Pour une sortie de crise, les principaux acteurs régionaux et internationaux concernés
par la situation en RCA (Nations Unies, Union Africaine, Union Européenne, France et
Etats Unis, Banque mondiale) s’accordent sur la mise en place, à partir de janvier 2014,
d’une période de transition devant préparer la tenue d’élections présidentielles. A cet
effet, ce G5 a dissuadé les principaux acteurs de la vie politique centrafricaine de se
présenter et fait adopter les critères sur mesure pour faire émerger la candidature de
Catherine Samba Panza. Cette femme d’affaires doublée d’une juriste et d’une militante
des droits de l’Homme présentait l’avantage de se tenir à égale distance des principaux
courants politiques internes et de bénéficier du soutien bienveillant des deux principaux
groupes armés. Son élection le 19 janvier 2014 par le CNT d’un gouvernement d’union
nationale ont inauguré une nouvelle étape, dont les partenaires de la RCA espéraient un
début de normalisation et de rétablissement de l’autorité de l’Etat.

Pendant les vingt-six mois de la présidence transitoire de Catherine Samba Panza,


des actions significatives ont été  réalisés en matière de sécurisation de la capitale,
de réduction du niveau des combats dans les provinces, de mise en place d’une cour
spéciale chargée d’enquêter sur les violations graves des droits de l’Homme commis
depuis janvier 2013, et surtout, pour la préparation des élections présidentielles et
législatives de 2016. Néanmoins, le mérite de ces décisions revient  davantage à la
pression de la communauté internationale qu’au leadership de la présidente, dont le
prestige et l’autorité sont sortis atrophiés par des accusations de mauvaise gestion des
aides internationales (‘Affaire Angolagate”), de népotisme, et de mansuétude à l’égard
du lynchage le 5 février 2014 d’un militaire musulman au moment où elle prononçait un

198 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

discours dans une caserne située à quelques pas du lieu du crime.132

L’élection le 14 février 2016 de  Faustin-Archange Touadéra  en tant que nouveau


président de la république avec 63% des voix a marqué le retour de la RCA à l‘ordre
constitutionnel. L’initiative du nouveau président de remettre dès son investiture une
déclaration de ses biens à la cour constitutionnelle était une première qui augurait la
moralisation de la vie publique et une rupture avec les pratiques anciennes dans la
gestion des affaires publiques. Sous son autorité, l’armée et la police ont réussi à faire
régner un minimum de sécurité dans la capitale et à relancer les principaux services
publics.

Cette dynamique a incité l’essentiel des groupes armées à accepter le plan de DDRR
et la communauté internationale à promettre 2,2 milliards de dollars à la conférence
des donateurs tenue à Bruxelles le 17 novembre 2016 pour appuyer la mise en œuvre
du Plan quinquennal (2017-2022) de relance et de la consolidation de la paix en
RCA.  Le piétinement observé dans la mise en œuvre de ce Plan une année après son
adoption s’explique moins par le non-respect des engagements des donateurs, que par
les difficultés liées d’abord à  l’insécurité,  au manque d’expérience dans le montage
des projets, la lenteur du déploiement des administrations en dehors de Bangui, et
l’incapacité du nouveau gouvernement à bousculer les anciennes habitudes et à asseoir
une gouvernance politique et économique susceptible de rassurer les partenaires
internationaux et à susciter l’adhésion de tous les centrafricains. 

132  Roland Marchal. « Brève histoire d’une transition singulière : La République centrafricaine de janvier
2014 à mars 2016 ». CNRS / Sciences Po Paris. Septembre 2016

DIALOGUES STRATÉGIQUES 199


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Conclusion

S’il est indéniable que la situation actuelle en RCA a connu une légère amélioration
depuis la crise de 2013, celle-ci a concerné d’abord la capitale et sa périphérie, le reste
du pays demeurant partagé en zones d’influence fluctuantes entre les groupes armés qui
profitent de l’impuissance volontaire des Nations Unies et du vide laissé par le retrait
le 31 octobre 2016 de l’opération Sangaris et des unités ougandaise et américaine
qui combattaient l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA). L’arrêt de la violence et la
réforme du secteur de la sécurité demeurent un passage obligatoire et une condition
sine qua non à toute réconciliation nationale ou reprise économique.

Or, en l’absence d’une réelle volonté des membres permanents du Conseil de sécurité
et des puissances régionales de mettre au pas les groupes armés par une combinaison
de moyens coercitifs et diplomatiques, la violence continuera à être le lot quotidien
des populations civiles une source de déstabilisation de la région. Devant une telle
perspective, la communauté internationale, sollicitée par ailleurs par d’autres conflits
africains (Somalie,  Mali, RDC, Sud-Soudan, Darfour) et non africains (Syrie, Yémen),
risque de se lasser du cas centrafricain et de condamner son peuple à l’agonie et au
désespoir.

200 DIALOGUES STRATÉGIQUES


AXE REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE - REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : ENJEUX SECURITAIRES ET PERSPECTIVES POLITIQUES

Bibliographie

Patrice Gourdin. «  La République centrafricaine (RCA : Géopolitique d’un pays


oublié ». 1er octobre 2013 <https://www.diploweb.com/Republique.

Pasch Helma. « Le sango, langue officielle de la République centrafricaine ». Faits de


langues, n°11-12, Octobre 1998. Les langues d’Afrique subsaharienne, sous la direction
de Suzy Platiel et Raphaël Kabore. pp. 111-120.

Didier Niewiadowski «  Comment la Centrafrique est devenue un “ Etat fictif ?  ».


Libération du 29 janvier 2014

International crisis Group. « La Centrafrique, les racines de la violence ». Rapport


N°230 du 21 septembre 2015, page 22 

Jean Guisnel. « La Centrafrique, 45 ans d’interventions françaises ». Le point du 16


décembre 2013

Emmanuel Chauvin. « La guerre en Centrafrique à l’ombre du Tchad, une escalade


conflictuelle régionale? ». Agence française de développement. 16 novembre 2010 page
33,

Henry Kam Kah. « Anti-Balaka/Seleka, ‘religionisation’ and separatism ». The History


of Central african Republic.  Conflict Studies Quarterly Issue 9, October 2014, pp. 30-48

Pour une liste plus détaillée des groupes armés, voir “Centrafrique : les racines de
la violence”, op. cit page 42

Voir Rapport du Conseil de Sécurité S/2017/94 du 1er février 2017. 

Voir le “Fragile States index” produit par le Fonds pour la paix (Washington), 14 mai
2017

Roland Marchal. «  Brève histoire d’une transition singulière : La République


centrafricaine de janvier 2014 à mars 2016 ». CNRS / Sciences Po Paris. Septembre 2016

DIALOGUES STRATÉGIQUES 201


VII : JEU DES ACTEURS EXTERIEURS
POUR L’EXPLOITATION DES
RESSOURCES NATURELLES
ET JEU DES ACTEURS
INTERNES POUR LE PROCESSUS
D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE 

Afrique centrale : hydrocarbures et jeu des


acteurs extérieurs
Francis Perrin

Après avoir défini le périmètre de notre intervention, nous présenterons la place de


l’Afrique centrale sur la scène africaine et mondiale des hydrocarbures (pétrole et gaz
naturel) avant d’évoquer, dans une troisième partie, le rôle des grandes compagnies
pétrolières internationales dans cette région.

I. Périmètre de cette communication


Sur le plan géographique, nous prendrons pour base la liste des pays de la
Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEEAC). Ces pays sont au
nombre de 11 : Angola, Cameroun, Gabon, Guinée Equatoriale, République centrafricaine
(RCA), République démocratique du Congo (RDC), République du Congo (Congo), Tchad,
Sao Tomé-et-Principe, Burundi et Rwanda. Ces deux derniers pays sont souvent inclus
dans l’Afrique de l’Est. Cela dit, leur prise en compte n’entraîne pas de changements
importants par rapport à notre thématique pour cet article.

En matière de ressources naturelles, nous nous centrerons sur l’industrie des


hydrocarbures (pétrole et gaz naturel) et sur le rôle des compagnies pétrolières
étrangères actives dans cette région de l’Afrique centrale.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 203


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

II. Positionnement de l’Afrique centrale sur la scène


mondiale des hydrocarbures et en Afrique
L’Afrique centrale n’est pas une région très importante en matière de réserves et de
production d’hydrocarbures. Sur le continent africain, les deux zones clés sont l’Afrique
du Nord et l’Afrique de l’Ouest et, au cours de la prochaine décennie, l’Afrique australe
deviendra une région importante en termes de production et d’exportations gazières
avec le Mozambique et la Tanzanie, deux pays dans lesquels des projets d’exportation
de gaz naturel liquéfié sont en développement ou en préparation.

Sur les 11 pays de l’Afrique centrale telle que définie ci-dessus, une majorité d’entre
eux, sept exactement, sont actuellement producteurs de pétrole brut et/ou de gaz
naturel. Il s’agit de l’Angola, du Cameroun, de la République du Congo, de la République
démocratique du Congo, du Gabon, de la Guinée Equatoriale et du Tchad. Les quatre
autres pays – République centrafricaine, Sao Tomé-et-Principe, Burundi et Rwanda – ne
sont pas, à ce jour, producteurs de pétrole ou de gaz naturel.

Au-delà de ces deux listes, les commentaires suivants peuvent être formulés sur la
place de l’Afrique centrale :

• L’Angola est le quatrième plus important détenteur de réserves pétrolières prouvées


en Afrique après la Libye, le Nigeria et l’Algérie dans cet ordre.

• Parmi les sept pays producteurs, un seul, l’Angola, est un enjeu important pour les
compagnies pétrolières internationales (voir sur ce sujet le point 3B de cet article).
Les autres sont de petits producteurs (voir Annexe sur la production pétrolière de
l’Afrique centrale). Il y a en effet un écart d’environ un à six entre la production
pétrolière de l’Angola et celle du second producteur pétrolier de l’Afrique centrale,
la République du Congo.

• L’Angola est actuellement le deuxième producteur de pétrole brut en Afrique


derrière le Nigeria et l’écart est très faible entre les deux pays (50 000 barils par
jour en juillet 2018, selon l’Oil Market Report publié par l’Agence Internationale de
l’Energie, qui est basée à Paris). En 2017, l’Angola devançait même le Nigeria et
était le premier producteur de pétrole sur l’ensemble du continent compte tenu des
problèmes internes au Nigeria, surtout dans le delta du Niger.

204 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

• Parmi les quatre pays non producteurs, deux sont considérés comme ayant un
potentiel pétrolier : la RDC et Sao Tomé du fait de leur proximité avec l’Ouganda –
qui va devenir un pays producteur de pétrole d’ici la fin de cette décennie – et avec
le Nigeria respectivement.

• L’Afrique centrale compte quatre pays membres de l’Organisation des pays


exportateurs de pétrole (OPEP), qui est basée à Vienne en Autriche. Il s’agit de
l’Angola, du Gabon, de la Guinée Equatoriale et de la République du Congo. La
Guinée Equatoriale et le Congo ont adhéré très récemment à l’OPEP. La Conférence
ministérielle de cette organisation a accepté en juin 2018 la candidature du Congo
et elle avait fait de même près d’un an auparavant, en mai 2017, pour la Guinée
Equatoriale.

Depuis juin 2018, l’OPEP compte 15 Etats membres, dont sept pays africains. La
place de l’Afrique centrale au sein de l’OPEP est donc actuellement tout à fait
significative.

• L’Angola et la Guinée Equatoriale sont des exportateurs de gaz naturel liquéfié


(GNL). Ils sont actuellement les seuls dans la région. Ces projets sont exploités par
Angola LNG et Equatorial Guinea LNG, deux joint-ventures entre les compagnies
nationales des pays producteurs concernés, la Sonangol et la Sociedad Nacional
de Gas de Guinea Ecuatorial (SONAGAS G.E. S.A.) respectivement, et des firmes
étrangères. Celles-ci sont, pour Angola LNG, Chevron (Etats-Unis), BP (Royaume-
Uni), Eni (Italie) et Total (France). Pour Equatorial Guinea LNG, il s’agit de Marathon
Oil (Etats-Unis) et de deux firmes japonaises, Mitsui et Marubeni.

III. Le rôle des acteurs extérieurs

1. L’intérêt des acteurs extérieurs pour les hydrocarbures de la


région

En dehors de l’Angola, pays sur lequel nous reviendrons ci-dessous (voir partie 3B),
l’intérêt des compagnies pétrolières internationales pour l’Afrique centrale est assez
limité et, ce, pour plusieurs raisons :

• Les ressources et réserves pétrolières et gazières de l’Afrique centrale ne sont


pas considérables (voir Annexe sur les réserves pétrolières prouvées de l’Afrique
centrale) ;
DIALOGUES STRATÉGIQUES 205
PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

• Certains pays ont une production pétrolière sur le déclin (Cameroun, Gabon, Guinée
Equatoriale, Tchad) ;

• Les risques politiques sont importants (RCA, RDC et Burundi notamment).

La cession par Total d’activités d’exploration-production à Perenco au Cameroun et


au Gabon depuis le début de cette décennie illustre ce constat. Par ailleurs, en octobre
2017, Shell a cédé ses participations sur huit concessions à terre au Gabon.

Il faut cependant nuancer cette appréciation. Certains éléments constituent des


facteurs d’attractivité :

• L’offshore profond en République du Congo présente un potentiel significatif. Total


a ainsi mis en exploitation en mars 2017 le champ de Moho Nord et la production
d’hydrocarbures du groupe français dans ce pays est repartie à la hausse. Elle était
de 104 000 barils équivalent pétrole par jour (bep/j) en 2017, contre 90 000 bep/j
en 2016 et 87 000 bep/j en 2015.

• Qatar Petroleum, la société pétrolière et gazière nationale du Qatar, détient une


participation de 15% dans Total E&P Congo. QP ne dissimule d’ailleurs pas son
intérêt pour l’Afrique et cette association avec Total au Congo n’est pas une
opération isolée.

• De même au Gabon, Total et Royal Dutch Shell, les deux opérateurs pétroliers
‘’historiques’’, recentrent leurs activités sur l’offshore profond, qui leur semble
avoir un potentiel significatif.

• La firme américaine Noble Energy a obtenu en 2017 le permis de Yoyo au Cameroun.


Ce bloc présente un potentiel gazier.

• Au Tchad, des travaux de récupération assistée (enhanced oil recovery, EOR) sont
en cours en vue de tenter de prolonger la durée de vie du projet pétrolier dans
le bassin de Doba (souvent appelé projet de développement pétrolier Tchad/
Cameroun), dont l’opérateur est la firme américaine ExxonMobil. Par ailleurs, des
firmes asiatiques, telles que la China National Petroleum Corporation (CNPC) et
OPIC (Taïwan), ont investi dans ce pays.

206 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

2. Le rôle clé de l’Angola

L’Angola occupe très clairement une place à part parmi les pays producteurs ou
potentiellement producteurs dans la région.

• L’intérêt des acteurs pétroliers étrangers en Angola porte surtout sur l’offshore
profond. Quatre permis ont concentré des investissements considérables, les
blocs 17 (Total opérateur), 15 (ExxonMobil), 14 (Chevron) et 18 (BP). Sur ces blocs,
qui forment le carré d’as de l’offshore angolais, de très nombreuses découvertes
pétrolières ont été réalisées, dont quinze sur le seul bloc 17. Selon ExxonMobil,
qui détient aussi une participation sur le bloc 17, le potentiel de ressources
récupérables est de l’ordre de 5 milliards de barils équivalent pétrole sur le bloc 17
et de 4 milliards de barils équivalent pétrole sur le bloc 15.

• Les opérateurs pétroliers se sont ensuite intéressés à l’offshore très profond avec,
notamment, les blocs 31 et 32. Sur le bloc 32, Total, qui est l’opérateur, a mis en
production en juillet 2018 le champ de Kaombo. Le débit sera de 115 000 barils par
jour (b/j) de pétrole et il atteindra 230 000 b/j l’an prochain. Treize découvertes ont
été réalisées sur ce permis à ce jour.

• De nouvelles perspectives maintiennent l’attention de l’industrie pétrolière, en


plus de ce qui a été évoqué ci-dessus, avec les zones ante-salifères (‘’subsalt’’,
gisements sous des couches de sel), qui pourraient être le miroir géologique des
bassins de Campos et de Santos au Brésil de l’autre côté de l’océan Atlantique. De
nombreuses et très grosses découvertes pétrolières et gazières ont été réalisées
dans ces deux bassins au Brésil depuis une bonne dizaine d’années.

• Une zone d’unitisation offshore a été mise en place entre l’Angola et la République
du Congo pour permettre l’exploitation de réserves situées de part et d’autre de
la frontière maritime entre les deux pays. En octobre 2015, le champ de Lianzi est
entré en production sur le bloc 14K. La zone d’unitisation concerne le permis de
Haute Mer au Congo et le bloc 14 en Angola. Les associés sur cette zone sont
Chevron, Cabinda Gulf Oil, Total, Eni, la Sonangol, Angola Block 14, la Société
Nationale des Pétroles du Congo (SNPC) et Galp.

• Le gotha pétrolier mondial est actif en Angola. Parmi les plus grandes compagnies
occidentales, Total (qui est devenu le premier opérateur du pays), ExxonMobil,
BP, Chevron et le groupe italien Eni sont très bien implantées, et de longue date,

DIALOGUES STRATÉGIQUES 207


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

et contrôlent des productions importantes. Parmi les majors pétrolières (c’est-à-


dire les plus grandes compagnies privées occidentales ayant une implantation
internationale et étant intégrées sur toute la chaîne de valeur du pétrole), seule
Royal Dutch Shell ne figure pas à l’appel.

• Total a produit en 2017 229  000 bep/j de pétrole et de gaz en Angola, ce qui
faisait de ce pays la cinquième source de production d’hydrocarbures pour cette
compagnie dans le monde après la Russie, les Emirats Arabes Unis, le Nigeria et la
Norvège par ordre décroissant.

• L’Angola est aussi un pays exportateur de gaz naturel liquéfié (GNL) grâce au projet
Angola LNG. Située à Soyo, l’usine de liquéfaction a une capacité de 5,2 millions de
tonnes de GNL par an. Les actionnaires d’Angola LNG sont Chevron, la Sonangol,
BP, Eni et Total.

• Du fait de la domination des majors pétrolières occidentales dans le secteur


pétrolier et gazier en Angola, les Etats-Unis et les Etats de l’Union européenne,
surtout la France, le Royaume-Uni et l’Italie, ont beaucoup d’intérêt pour les
ressources d’hydrocarbures de l’Angola.

• Venue plus tardivement, la Chine est présente dans le secteur des hydrocarbures
même si elle n’est pas en position de rivaliser avec les majors occidentales.
On relève notamment l’alliance entre le géant chinois Sinopec et la compagnie
pétrolière nationale de l’Angola, la Sonangol, avec Sonangol Sinopec International
(SSI).

SSI détient notamment des participations dans les blocs en mer 15/06, 17/06, 18,
18/06, 31 et 32.

• Dans les relations entre l’Angola et les acteurs étrangers, il y a quelques ombres
au tableau, notamment les problèmes entre la RDC et l’Angola sur la délimitation
du plateau continental. Ce différend territorial maritime existe depuis plusieurs
années et il n’a pas encore été réglé. Le soutien apporté par l’Angola à Laurent-
Désiré Kabila dans sa conquête du pouvoir face à Mobutu en 1997 a manifestement
conduit les autorités de la RDC à faire profil bas dans ce différend pendant un
certain temps sans pour autant renoncer à leurs revendications.

208 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

Les Nations Unies ont été saisies de l’affaire au titre de l’application de la


convention sur le droit de la mer, ce qui n’a pas empêché les deux pays de poursuivre
des négociations bilatérales.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 209


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Annexes

Annexe 1
Réserves pétrolières de l’Afrique centrale

A la fin 2017, les réserves pétrolières prouvées de certains pays d’Afrique centrale
étaient les suivantes selon les estimations de la BP Statistical Review of World Energy
(chiffres en milliards de barils) :

• Angola 9,5
• Gabon 2
• République du Congo 1,6
• Tchad 1,5
• Guinée Equatoriale 1,1

Selon la même source, les réserves pétrolières prouvées de l’ensemble du continent


africain totalisaient 126,5 milliards de barils.

Annexe 2
Production pétrolière de l’Afrique centrale

Selon la BP Statistical Review of World Energy (édition 2018), la production pétrolière


de certains pays d’Afrique centrale était la suivante en 2017 (chiffres en millions de
barils par jour) :

• Angola 1,67
• République du Congo 0,291
• Gabon 0,2
• Guinée Equatoriale 0,199
• Tchad 0,103

Selon BP, la production pétrolière de l’ensemble du continent africain en 2017 était


de 8 072 000 b/j.

L’Agence Internationale de l’Energie (AIE) donne des chiffres un peu différents.


Selon cette organisation intergouvernementale liée à l’OCDE, la production pétrolière

210 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

de l’Angola était de 1,64 million de b/j l’an dernier, celle du Congo de 260 000 b/j, celle
du Gabon de 200 000 b/j et celle de la Guinée Equatoriale de 130 000 b/j.

La production pétrolière du Cameroun était de 76 000 b/j en 2017 (source : Société


Nationale des Hydrocarbures - SNH -, la compagnie pétrolière nationale du Cameroun).

Annexe 3
Exportations de GNL de l’Afrique centrale

En 2017, les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) de l’Angola étaient de 5


milliards de mètres cubes et celles de la Guinée Equatoriale de 4,8 milliards de mètres
cubes.

La répartition géographique des exportations de GNL de l’Angola était la suivante


(en milliards de mètres cubes) :

• Asie/Pacifique 2,6
• Moyen-Orient 1,4
• Europe 0,6
• Amérique centrale et du Sud 0,3
• Afrique 0,2

Pour la Guinée Equatoriale, les destinations de ses exportations de GNL étaient


comme suit (milliards de mètres cubes) :

• Asie/Pacifique 2,5
• Moyen-Orient 0,9
• Amérique centrale et du Sud 0,8
• Europe 0,4
• Amérique du Nord 0,2
• Afrique 0,1
Source : BP Statistical Review of World Energy 2018.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 211


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Annexe 4
Total en Afrique centrale

En 2017 (derniers chiffres disponibles), Total était producteur d’hydrocarbures dans


trois pays d’Afrique centrale (telle que définie dans cet article), l’Angola, la République
du Congo et le Gabon par ordre décroissant. Sa part de production de pétrole et de gaz
naturel dans chacun de ces trois pays était respectivement de 229 000 barils équivalent
pétrole par jour (bep/j), 104 000 bep/j et 54 000 bep/j, soit 387 000 bep/j au total.

Sur les trois dernières années (2015 à 2017), la production de Total était orientée
à la baisse en Angola et au Gabon alors qu’elle a augmenté au Congo. Pour l’Angola,
la tendance baissière devrait s’inverser à l’avenir avec la mise en production du champ
pétrolier de Kaombo en 2018 (la production de ce gisement atteindra son rythme de
plateau en 2019).

En 2017, L’Afrique centrale représentait 59% de la production d’hydrocarbures de


Total en Afrique subsaharienne, les 41% restants provenant du Nigeria. La part de cette
région dans la production mondiale d’hydrocarbures de Total était de 15%, ce qui est
très significatif.

Si l’on ne tient compte que du pétrole, la production de Total dans la région était
de 353 000 barils par jour en 2017, dont 204 000 b/j en Angola, 98 000 b/j au Congo
et 51 000 b/j au Gabon. L’Afrique centrale représentait 26% de la production pétrolière
mondiale de Total l’an dernier. Le profil de production de Total dans la région est donc
plus pétrolier que gazier.

Par ailleurs, le groupe conduit des activités d’exploration en RDC.

212 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

Tendances lourdes du processus d’intégration


au sein de la communauté économique des
Etats de l’Afrique centrale
Jamal Machrouh

La structuration des rapports étatiques dans l’espace africain est aujourd’hui


conduite par deux dynamiques parallèles, mais complémentaires. D’une part, une
dynamique continentale drainée par l’Union africaine et qui se donne comme objectif
final l’établissement d’une Communauté Economique africaine. Et d’autre part, une
dynamique régionale, chapeautée par les Communautés Economiques Régionales,
qui réponde à un impératif de séquenciation dans la réalisation des objectifs
continentaux.

Ce papier tente d’appréhender les tendances lourdes qui rythment le processus


d’intégration dans la région de l’Afrique centrale. Pour ce faire, nous examinerons
tour à tour, l’importance stratégique de la région, son processus de construction
communautaire, l’état des réalisations des objectifs tracés que ce soit dans le domaine
de l’intégration économique ou celui de la coopération politique et sécuritaire avant de
présenter un certain nombre de recommandations stratégiques susceptibles de booster
la construction communautaire.

I. La CEEAC, une région stratégique aux performances


faibles
La CEEAC est une Communauté Economique Régionale composée de Onze (11) pays
africains. Les États membres de la CEEAC sont respectivement l’Angola, le Burundi, le
Cameroun, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée Equatoriale, la République
démocratique du Congo, le Sao Tomé-et-Principe, le Rwanda133 et le Tchad.

La CEEAC couvre une superficie de 6,6 millions de kilomètres carrés, soit presque
20% de la superficie totale de l’Afrique. De par son emplacement géographique, la

133  Le Rwanda a réintégré la CEEAC en 2017 après l’avoir quitté en 2007.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 213


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

région de la CEEAC constitue un espace carrefour entre l’Afrique du Nord, l’Afrique


de l’Ouest, l’Afrique de l’Est et celle Australe. Cette centralité géographique se trouve
renforcée par le fait que la CEEAC est la seule région adjacente à toutes les autres
communautés économiques régionales africaines. Ceci prédispose la région à constituer
le trait d’union incontournable entre les différentes régions économiques africaines
avec la possibilité de former, à terme, le cœur d’Afrique et le maillon central de son
intégration.

La CEEAC dispose d’un espace maritime important qui lui permet d’être connectée
aux flux commerciaux internationaux. La façade atlantique de la CEEAC s’œuvre sur le
Golfe de Guinée et abrite une route maritime importante qui longe l’océan atlantique.
Cette ouverture sur le large atlantique permet l’acheminement des matières premières
et des produits d’hydrocarbures en toute liberté. Il permet surtout à la région de s’insérer
dans la dynamique globale de la mondialisation et des flux des échanges commerciaux
mondiaux.

En termes de ressources naturelles, La CEEAC est l’une des régions les plus riches
de la planète. Elle abrite le deuxième massif forestier du monde ainsi que son deuxième
plus grand bassin hydraulique. Son sous-sol regorge d’importantes ressources dont les
principales sont le pétrole, le diamant, le bois, le Cobalt, le fer et le cuivre.

La CEEAC constitue un marché à fort potentiel. Le PIB combiné des Etats de la


CEEAC est de l’ordre de 200 milliards de dollars. Les pays de cet ensemble regroupent
un peu plus de 181 millions d’habitants, ce qui fait de la CEEAC le troisième plus grand
ensemble économique en Afrique. Et d’après les projections démographiques de l’ONU,
la population de la région est appelée à doubler dans les trente années à venir.

Toutefois, un tel potentiel ne s’est pas transformé dans les faits par une prospérité
économique et une stabilité politique des pays de la CEEAC. La région compte six pays
post conflict. Le Fragile state index134 place les pays de la région en tête des Etats faillis.
47% de la population vti sous le seuil de la pauvreté. 13% seulement bénéficient de
l’électricité contre 90% en Afrique du Nord. La majorité des pays membres de la région
loge dans la catégorie des Pays les Moins Avancés (PMA). Et le taux de croissance de
la région qui ne dépasse guère 0,9%, reste parmi les plus faibles du continent africain.

134  http://fundforpeace.org/fsi/

214 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

II. Un processus d’intégration toujours inachevé


L’histoire de l’Afrique centrale est marquée par une marche permanente vers la
construction d’une union qui tire pleinement profit des atouts de la région pour assurer
le développement de tous les pays membres et le bien-être de leur population. Plusieurs
expériences ont été tentées par le passé avant que le projet de la CEEAC ne s’impose
comme le cadre le plus approprié pour la concrétisation d’une telle volonté.135

La CEEAC a été créée en 1983 et son Secrétariat général mis en place en janvier
1985. Depuis, plusieurs textes juridiques ont été adoptés pour adapter constamment
l’union aux mutations régionales et continentales et avancer à chaque fois un peu
plus sur le chemin de l’intégration. L’article quatre du traité fondateur de 1983 précise
l’objectif qui doit guider le travail communautaire en énonçant que «  Le but de la
Communauté est de promouvoir et de renforcer une coopération harmonieuse et un
développement équilibré dans tous les domaines de l’activité économique et social…
en vue de réaliser l’autonomie collective, d’élever le niveau de vie des populations,
d’accroître et de maintenir la stabilité économique, de renforcer les étroites relations
pacifiques entre ses Etats membres et de contribuer au progrès et au développement du
continent africain ».

Trois phases principales ont marqué le processus de construction communautaire


au sein de la CEEAC : une phase de mise en place des institutions et d’apprentissage
fonctionnel qui va durer de 1985 à 1991 ; une phase de léthargie entre 1992 et 1997
en raison des multiples guerres et tensions politiques qui ont ravagé la région et qui
ont eu comme conséquence la paralysie du processus d’intégration et le gel de ses
institutions  ; et une phase de redynamisation à partir de 1999, notamment dans le
domaine de la coopération politique et sécuritaire.

Le traité de 1983 conçoit une architecture institutionnelle complète pour veiller au


bon fonctionnement de la communauté projetée. D’un côté, on trouve des organes de
décision à savoir la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement et le Conseil des
ministres ; et de l’autre, des organes d’exécution à savoir la Commission technique et
le Secrétariat général.

135  Sur l’histoire de l’intégration en Afrique centrale, voir : Droit des organisations d’intégration économique
en Afrique, Togba Zogbelemou, L’Harmattan, 2014, pp. 20 à 22.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 215


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

III. Un bilan mitigé des réalisations

1. Au niveau politique et sécuritaire

Les défis de paix et de sécurité sont une constante dans la région de l’Afrique
centrale à telle enseigne que pendant les années quatre-vingt-dix, sept des onze Etats
membres étaient impliqués dans des opérations militaires. Cette situation dilapide les
ressources des pays de la Communauté, fragilise leur structure étatique, retarde leur
développement économique et handicape tout processus régional d’intégration. Raison
pour laquelle, la CEEAC, dès sa réactivation à la fin des années 90, va mettre en place
un véritable système régional de paix et de sécurité.

Le Conseil de Paix et de Sécurité de l’Afrique Centrale (le COPAX) constitue la clef de


voûte de l’architecture de paix et de sécurité dans la CEEAC. Il représente la déclinaison
régionale du conseil de Paix et de sécurité de l’Union africaine et s’insère parfaitement
dans l’Architecture de Paix et de Sécurité de l’Union africaine (APSA) qui établit un
système décentralisé articulé autour des cinq régions du continent.

Créé par une décision de la Conférence en date du 25 février 1999 et mis en place par
un protocole adopté le 24 février 2000 à Malabo,136 le COPAX a pour objectif central de
prévenir, de gérer et de régler les conflits dans la sous-région. Il est habilité à constituer
et à déployer des missions civiles et militaires d’observation et de vérification pour
maintenir ou rétablir la paix chaque fois que le besoin se fait sentir. Le COPAX a été
doté d’organes permanents dont la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement qui
forme l’instance suprême et décisionnelle, et le Conseil des ministres qui a en charge
le suivi et l’exécution des décisions de la Conférence et la Commission de Défense
et de Sécurité (CDS) qui joue un rôle de préparation, de conseil et d’expertise pour
le compte des instances décisionnelles. Le CDS dirige également les manœuvres
militaires conjointes entre les unités des forces armées nationales désignées comme
contingents nationaux de la force régionale prévue par le COPAX. Cet organe central
dans le domaine de sécurité de la CEEAC est composé des membres suivants : les chefs
d’état-major des forces armées, ou leurs représentants, les chefs de police, les experts
des ministères des Affaires étrangères, les experts des ministères de la Défense, les
experts des ministères de l’Intérieur ou sécurité, et les experts d’autres départements

136  Signe de son importance, à la même date du 24 février 2000, les chefs d’Etat et de gouvernement
décident, à Malabo, d’intégrer le protocole du COPAX et le Pacte d’assistance mutuelle au traité instituant la
CEEAC.

216 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

ministériels invités en fonction de l’ordre du jour de la commission. Deux instruments


ont été mis en place pour permettre aux instances du COPAX d’exécuter pleinement
leurs attributions : le Mécanisme d’Alerte Rapide de l’Afrique centrale (MARAC) et la
Force Multinationale de l’Afrique centrale (FOMAC). Le mécanisme d’alerte rapide est
un mécanisme d’observation, de surveillance et de prévention de conflits, chargé de
la collecte et de l’analyse de données. Il est composé d’un Centre d’observation et de
surveillance chargé d’alimenter une banque de données sur l’Afrique centrale et de
zones d’observation et de surveillance de la sous-région. Quant à la Force Multinationale
de l’Afrique centrale, elle est composée de contingents interarmées, de polices et des
modules civils fournis par les pays membres pour accomplir des missions de paix, de
sécurité et d’assistance humanitaire. La FOMAC agit comme le bras armé de la COPAX.
Elle est déployée en vertu d’une décision de la Conférence à l’occasion d’un conflit
entre deux Etats, d’une agression extérieure contre un Etat membre ou encore en cas de
conflit interne grave. Le déploiement de la FOMAC peut se faire suite à la demande d’un
Etat membre, de l’Union africaine ou de l’ONU.

Ce système régional de sécurité piloté par le COPAX a été actionné dans la crise
de la République du Centre Afrique. Les Forces multinationales de l’Afrique centrale
ont été déployées en juillet 2008 dans le cadre de la mission de consolidation de la
paix en Centrafrique (MICOPAX) pour remplacer la Force Multinationale en Centrafrique
(FOMUC) qui opérait depuis octobre 2002 sous l’égide de la Communauté Economique
et Monétaire des Etats de l’Afrique centrale (CEMAC). Des contingents militaires et
policiers des Etats membres de la CEEAC ont été mobilisés en vue de rétablir la paix et
la stabilité dans ce pays en proie à la violence depuis des années.

Malgré quelques points de réussite surtout en matière de la protection des civils, le


bilan global de l’intervention du COPAX en Centre Afrique reste négatif pour au moins
trois raisons  : d’abord, les contingents déployés souffraient de manque en moyens
nécessaires pour remplir leur mission  ; ensuite, le financement des opérations de la
MICOPAX dépendait presque entièrement de l’aide internationale, surtout européenne
et enfin, des accusations de partialité de certains contingents ont porté atteinte à la
crédibilité de la mission. En tout état de cause, l’expérience de la MICOPAX révèle
assez nettement l’existence d’un problème d’efficacité opérationnelle et d’autonomie
stratégique dans le système de paix et de sécurité de la CEEAC.137

137  La MICOPAX a été remplacée le 19 décembre 2013 par la Mission internationale du soutien en
Centrafrique (MISCA) conduite par l’Union africaine, qui, à son tour sera remplacée le 15 septembre 2014 par la
Mission Multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) opérant
sous la bannière des Nations unies.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 217


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

2. Au niveau de la mise en place d’une zone de libre-échange et


d’une union douanière

Le traité fondateur de la CEEAC projetait la mise en place d’un espace économique


libre de toute entrave douanière et non-douanière dans une période de douze années,
divisées en trois étapes de quatre années chacune ; une première étape pendant laquelle
les membres s’abstiennent de toute imposition de droits nouveaux ou d’augmentation
de ceux déjà en vigueur ; s’ensuit une deuxième étape durant laquelle les Etats membres
créent une Zone de Libre-Échange à travers la réduction progressive jusqu’à l’élimination
totale des entraves aux échanges commerciaux intracommunautaires ; puis, à l’intérieur
d’une troisième étape de quatre ans, la création d’une Union douanière avec l’adoption
d’un Tarif Extérieur Commun.

Néanmoins, le projet de la Zone de Libre-Échange comme celui de l’Union douanière


ont été mis en veille pendant les deux premières décennies du fonctionnement de
la CEEAC. Ce n’est qu’en 2004, lors de la XIème Conférence des Chefs d’Etat et de
Gouvernement, qu’une décision portant création de la Zone de Libre-Échange a été
adoptée et que la perspective de 2008 a été retenue pour la création d’une union
douanière. La même conférence a adopté des décisions relatives au Tarif Préférentiel de
la Communauté, le dossier type d’agrément des produits originaires de la Communauté
ainsi que les modalités de mise en place du Fonds de Compensation pour les pertes de
recettes douanières.

Si au niveau normatif, la marche vers l’édification d’une Zone de Libre-Échange


a franchi plusieurs étapes importantes, il convient tout de même de relever trois
points de blocage  opérationnel: d’abord, le report récurrent de la matérialisation de
la zone escomptée, notamment à cause de la non-adoption des instruments juridiques
de mise en œuvre au niveau national; ensuite, le taux de douane moyen appliqué aux
importations en provenance des Etats membres de la CEEAC est estimé à 1,86 % ; enfin,
34% seulement des lignes tarifaires sont ouvertes à la concurrence contre, à titre de
comparaison, 100% pour la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Est (EAC).138

La liberté de circulation et d’établissement des personnes subit le même décalage


entre d’une part, la proclamation normative de la liberté de mouvement des citoyens
dans tout l’espace de la CEEAC et, d’autre part, la continuation des entraves physiques

138  Statistiques de la Commission économique pour l’Afrique, Indice de l’intégration régionale en Afrique,
rapport 2016

218 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

qui réduisent la portée pratique d’une telle proclamation. A ce titre, 40% seulement
des membres de la CEEAC ont ratifié des protocoles relatifs à la libre circulation des
personnes contre 100% dans la CEDEAO.

3. Au niveau des échanges commerciaux inter-régionaux

L’objectif ultime qui sous-tend tout processus de construction communautaire réside


dans la promotion des échanges commerciaux entre les pays membres. Pour leur part,
le traité fondateur de la CEEAC et les textes subséquents appellent les pays membres
à plus de facilitation de commerce et à un accroissement des importations et des
exportations entre les pays de la région.

Toutefois, le bilan reste bien maigre. Il est même possible de soutenir qu’il s’agit là
du domaine où le projet de la CEEAC enregistre la performance la plus faible. Pire encore,
les statistiques montrent que parmi toutes les autres régions économiques de l’Afrique,
la CEEAC enregistre le niveau le plus bas en matière des échanges commerciaux intra-
communautaires. Selon les statistiques de la CNUCED, en 2015 la proportion des
importations intra-communautaires dans le PIB des pays de la CEEAC était seulement
de l’ordre de 0,4% contre 6% pour les pays de la SADC et 2% pour ceux de la CEDEAO.

Il est encore plus frappant de constater que la tendance des échanges entre les pays
membres s’inscrit en faux avec les décisions et appels communautaires pour plus de
libéralisation. Comment expliquer en effet que les échanges entre les pays de la CEEAC
sont passés de 1,2% en 2011 à seulement 0,2% en 2015 ? D’autant plus qu’un tel recul
concerne toute la région de l’Afrique centrale puisque la CEMAC, elle aussi, et malgré
le fait qu’elle dispose d’une Zone de Libre-Échange et d’une Union douanière en état
de fonctionnement depuis plus d’une décennie, réalise la même tendance négative. Le
commerce entre les pays de la CEMAC est passé, en effet, de 1,2% en 2011 à seulement
0,3% en 2015. Ceci pose l’épineuse question sur les véritables facteurs qui handicapent
le processus d’intégration au sein de la CEEAC et des moyens nécessaires à mobiliser
pour leur faire face.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 219


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

IV. Recommandations stratégiques

1. L’impératif de la cohérence

L’espace de configuration Afrique centrale ne se recoupe ni avec la CEMAC ni avec


celui de la CEEAC.139 Celle-ci semble être plus une configuration géopolitique qu’une
donnée géographique. Le cas de la Guinée équatoriale est fort saisissant. Ce pays a la
masse continentale la plus importante dans le centre d’Afrique tandis que sa capitale
est située dans l’île de Boyoko, une île beaucoup plus proche de l’Afrique de l’Ouest
(Nigéria) que de l’Afrique centrale (Cameroun).

Plus globalement, la CEEAC souffre de deux phénomènes d’incohérence : une variété


des groupements communautaires et une variété des appartenances étatiques. Il existe
en effet une pluralité, voire, une densité, des groupes d’intégration économique dans
l’espace d’Afrique centrale. A côté de la CEEAC, on trouve, parmi d’autres, la CEMAC
et la CEPGL. Cela génère une situation de spaghetti bol en ce sens que des groupes
d’intégration économique se chevauchent et s’entremêlent dans le même espace
géographique.

Les pays membres de la CEEAC font le plus souvent partis de plus d’une Communauté
économique régionale. Cette variété des appartenances permet aux pays membres de
conduire une pratique de forum shopping en fonction de leurs agendas et intérêts. Ceci
pose un problème de cohérence et entraîne une dilapidation des ressources financières
et humaines.

Tableau recensant le nombre d’appartenance par membre et par


communauté économique140

CEEAC CEMAC COMESA CENSAD EAC CEPGL CIRGL SADC

Angola X           X X
Burundi X   X   X X X  
Cameroun X X            
Congo X X         X  

139  Elie Mvie Meka, Architecture de la sécurité et gouvernance démocratique dans La CEEAC, Presses
Universitaires d’Afrique, Yaoundé – Cameroun, 2007.
140  Tableau élaboré par l’Auteur

220 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

RCA X X   X     X  
RDC X   X     X X X
Guinée Equatoriale X X            
Rwanda X   X   X X X  
STP X     X        
Tchad X X   X        
Gabon   X            

2. Le problème du leadership

Les attributs de la puissance dans l’espace centrafricain se trouvent éparpillés


entre plusieurs pays. La RDC a assurément la plus grande étendue territoriale et la
démographie la plus importante. Cependant, au niveau du produit intérieur brut, l’Angola
est largement en avance. Le Tchad et le Rwanda qui ne figurent nullement sur le podium
territorial, démographique et économique disposent de puissances militaires pesantes
dans la région et exercent une influence politique conséquente. Quant au Cameroun, il
profite de sa suprématie au niveau de la CEMAC qui abrite six pays de la CEEAC pour
démultiplier ses attributs de la puissance. Le Gabon quant à lui profite de sa profondeur
historique et stratégique et occupe la deuxième marche du podium du classement du
PIB par habitant.

Une telle fragmentation des attributs de la puissance dans l’espace centrafricain se


trouve exacerbée par un phénomène de déplacement constant du centre de la puissance.
L’influence exercée par le Gabon de Omar Bongo pour des raisons de charisme et de
longévité a été supplantée aujourd’hui par une influence du président du Cameroun Paul
Biya et justement en se fondant sur les mêmes qualités. Il est aussi à remarquer que la
montée en puissance d’un Etat comme la Guinée Equatoriale a été largement attribuée
aux découvertes du pétrole et à son accession au rang de pays exportateur.

Ainsi, contrairement à d’autres communautés d’intégration en Afrique telle que


la CEDEAO ou la SADC, la CEEAC semble être aujourd’hui la victime de ce double
problème de leadership : la fragmentation des attributs de la puissance d’une part, et le
déplacement du centre de la puissance d’autre part.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 221


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

3. La complémentarité

L’une des explications de la faiblesse des échanges commerciaux entre les membres
de la CEEAC tient au fait que les exportations de ces pays demeurent concentrées sur un
cercle étroit de produits primaires et d’extraction. A lui seul, le pétrole accapare plus de
60% des exportations de certains pays de la Communauté. Et 41% des exportations hors
pétrole sont constituées de bois. Il est difficile d’imaginer dans une telle configuration la
possibilité d’une amélioration notable des échanges intra-communautaires.

Pour réussir leur décollage économique et fructifier leurs échanges commerciaux,


les pays de la Communauté gagneraient à s’engager sur la voie de la diversification de
leurs systèmes de production, sortir de la dépendance aux produits primaires et monter
ensemble dans la chaine des produits à forte valeur ajoutée.

Pour ce faire, il conviendrait de créer les conditions d’une double diversification :


horizontale et verticale qui serait renforcée par l’application du droit au cumul diagonal
des règles d’origine. Concrètement, la notion de diversification horizontale consiste
à élargir les secteurs de production dans les pays de la Communauté tandis que la
diversification verticale consisterait à diversifier la gamme des produits fabriqués
à l’intérieur du même secteur. Si cette double diversification est renforcée par une
application du droit au cumul diagonal des règles d’origine, qui consiste à ce que les
pourcentages de la valeur-ajoutée produite dans un pays pourraient être additionnés
à la valeur-ajoutée produite par un autre pays membre, cela permettrait d’accélérer
et de réussir la complémentarité entre les pays de la Zone. En effet, un tel système
favoriserait d’une part, les échanges commerciaux intra-communautaires et d’autre
part, neutraliserait l’obstacle des règles d’origine sur lesquelles buttent les exportations
de la CEEAC en direction des pays extérieurs à la Zone.

4. Maillage et infrastructures

Une autre défaillance majeure qui plombe la dynamique d’intégration dans la CEEAC
est sans doute celle de la faiblesse des infrastructures de base. La région enregistre
le plus faible score dans le continent en matière d’accès aux services de base. « Pour
1000 habitants, on dénombre 10,2 lignes d’accès à internet, 21,6 lignes téléphoniques
mobiles et 3,6 lignes téléphone fixe contre 61,8, 37,6 et 32,4 respectivement pour le
continent ; la consommation électrique par habitant est de 12,5kwh contre 17,3 pour le

222 DIALOGUES STRATÉGIQUES


JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR
LE PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE

continent ».141

Le maillage routier, aéroportuaire, portuaire, fluvial et ferroviaire reste rudimentaire.


Ainsi, tandis que la région dispose du deuxième bassin le plus important au monde,
le total des voies praticable à la navigation reste modeste. Le pourcentage des routes
goudronnées est faible. Pareillement, les chemins de fer qui restent en majorité hérités
de la période de colonisation sont en constante dégradation. Le réseau fluvial est sous
exploité et celui aérien très limité.

Pour encourager les échanges commerciaux intracommunautaires, attirer les


investissements dans la région et favoriser les exportations de la communauté, il est
indispensable d’adopter une véritable politique publique régionale de mise en place de
réseaux de transports. L’accent pourrait être mis dans un premier temps sur le maillage
fluvial où la CEEAC dispose d’un potentiel conséquent et qui s’accommode assez bien
avec l’impératif de préservation de ses bassins.

5. La volonté politique

La construction communautaire semble ne pas constituer une priorité chez les


décideurs politiques des pays de la CEEAC. Certains analystes ont souligné à cet
égard que ces décideurs voient en la CEEAC un simple club diplomatique plutôt qu’une
union politico-économique. Trois objectifs majeurs pourraient expliquer leur adhésion
à la Communauté : élargir le spectre de la légitimité du pouvoir en place, faire partie
d’un réseau de décideurs qui s’entraident mutuellement pour conserver leur pouvoir et
agrandir l’espace de leur influence et projection par-delà leurs frontières nationales.

A ce titre, le faible degré de l’incorporation des textes juridiques communautaires


dans le droit national révèle assez bien l’absence d’une vision profondément
communautaire chez les décideurs politiques de la CEEAC. A titre d’exemple, les chefs
d’Etats et de gouvernements ont pris en 2004 une décision portant création d’une Zone
de Libre-Échange. Or, jusqu’à présent, ladite zone peine à se matérialiser faute de
l’incorporation au niveau des droits nationaux des instruments juridiques nécessaires
pour son fonctionnement. Il en est ainsi du Tarif Préférentiel Communautaire, des
Comités Nationaux d’Agrément, de la Contribution Communautaire d’Intégration et du
Fonds communautaire de pertes de recettes douanières.

141  Statistiques officielles contenues dans le site de la CEEAC.

DIALOGUES STRATÉGIQUES 223


PARTIE II : L’AFRIQUE CENTRALE : ENTRE DEFAILLANCE DE L’ETAT, LOGIQUES ECONOMIQUES ET JEUX DE POUVOIR

Par ailleurs, les organes intégrés de la Communauté sont relégués à un second


plan par rapport aux organes de représentation. La Conférence des Chefs d’Etat et
de Gouvernement et le Conseil des ministres détiennent la totalité des compétences
dans la Communauté alors que le Secrétariat général est toujours réduit à un rôle de
préparation et d’enregistrement.

Une volonté politique résolument tournée vers la construction communautaire


passerait également par la transformation du secrétariat général en une véritable
commission de la Communauté comme c’est déjà le cas dans la CEDEAO depuis 2006 et
par l’augmentation significative du nombre du personnel de la Commission/ Secrétariat
qui ne dépasse pas aujourd’hui les 100 alors que celui de la CEMAC dépasse les 130.

6. Vers une CEEAC des peuples

La performance institutionnelle de toute communauté d’intégration suppose un


équilibre vertueux entre les différents organes qui la composent. Or, l’architecture
institutionnelle de la CEEAC est aujourd’hui fortement dominée par les organes
de décision et d’exécution. Il n’existe pas d’organes de contrôle qui veilleraient à la
conformité des décisions prises par les premiers organes avec le droit communautaire,
d’une part, et évalueraient le degré d’incorporation des textes communautaires dans les
droits nationaux, d’autre part. Il s’agit là d’un déficit démocratique et d’une défaillance
dans le système de gouvernance communautaire.

Il est capital de procéder à la mise en place de la Cour de justice de la Communauté


prévue par le traité fondateur de 1983. Pareillement, il incombe aux décideurs d’aller
au-delà du simple réseau des parlementaires de l’Afrique centrale existant pour créer
un véritable parlement de la communauté. Ceci permettrait à la CEEAC de s’aligner sur
la pratique observée dans les autres communautés économiques africaines telle que
la CEDEAO qui dispose d’une Cour de Justice de la Communauté et d’un parlement
depuis les années quatre-vingt-dix ; d’augmenter la performance de ses organes ; de
faire régner le principe de rule of law dans la conduite de ses actions et de favoriser une
appropriation du projet communautaire par les peuples. Autant de qualités pour migrer
d’une communauté des Etats à une communauté des peuples stable politiquement et
prospère économiquement.

224 DIALOGUES STRATÉGIQUES


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