Auteurs :
Abdelhak Bassou
Pascal Chaigneau
Jérôme Evrard
Thierry Garcin
Ihssane Guennoun
Jacques Gravereaux
Larabi Jaidi
Moubarack Lo
Mohammed Loulichki
Jamal Machrouh
Rodolphe Monnet
Fathallah Oualalou
Florent Parmentier
Francis Perrin
El Mostapha Rezrazi
Henri-Louis Védie
Coordination de l’ouvrage :
Pascal Chaigneau, Maha Skah et Youssef Tobi
Dialogues Stratégiques
• La place de l’Inde sur l’échiquier mondial : entre ambitions et fragilités
• L’Afrique centrale face aux enjeux économiques, géopolitiques et sécuritaires
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ce soit, sans l’autorisation expresse des éditeurs et propriétaires. Les vues exprimées
ici sont celles des auteurs et ne doivent pas être attribuées à HEC Center for Geopolitics
ou à OCP Policy Center.
Coordination de l’ouvrage
Pascal Chaigneau, Directeur, Centre HEC de Géopolitique
Maha Skah, Program Officer, OCP Policy Center
Youssef Tobi, Research Assistant, OCP Policy Center
Edition de la publication
Rim Riouch, Program Assistant, OCP Policy Center
Contact :
ISBN : 978-9920-746-03-8
Dépôt Légal : 2018MO3617
4 DIALOGUES STRATÉGIQUES
Sommaire
DIALOGUES STRATÉGIQUES 5
• La rivalité stratégique entre la Chine et L’Inde.....................................................111
Jacques Gravereau
• Crise en République centrafricaine : Ayant toujours été failli, l’Etat liquéfié .....177
Abdelhak Bassou
6 DIALOGUES STRATÉGIQUES
VII : JEU DES ACTEURS EXTERIEURS POUR L’EXPLOITATION DES
RESSOURCES NATURELLES ET JEU DES ACTEURS INTERNES POUR LE
PROCESSUS D’UNITE EN AFRIQUE CENTRALE ..................................................203
DIALOGUES STRATÉGIQUES 7
Liste des auteurs
8 DIALOGUES STRATÉGIQUES
Liste des abréviations
AAGC Asia-Africa Growth Corridor
AGNU Assemblée Générale des Nations Unies
AIIB Asian Infrastructure Investment Bank
APSA Architecture de Paix et de Sécurité de l’Union africaine
AQIS Al-Qaeda in the Indian Subcontinent
ASEAN Association des nations de l’Asie du Sud-Est
BAD Banque africaine de développement
BJP Bharatiya Janata Party
BRI Belt & Road Initiative (nouvelle route de la soie ou la Ceinture et la Route)
BRICS Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud
CDS Commission de Défense et de Sécurité
CEDEAO Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest
CEEAC Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale
CEMAC Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale
CEPGL Communauté Economique des Pays des Grands Lacs
CIRGL Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs
CNPC China National Petroleum Corporation
CNT Conseil national de transition de la Centrafrique
CNUCED Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement
COMESA Common Market for Eastern and Southern Africa
COPAX Conseil de Paix et de Sécurité de l’Afrique Centrale
CPEC Corridor économique sino-pakistanais
CPJP Convention des patriotes pour la justice et la paix
DDRR Désarmement, Démobilisation, Réintégration et Rapatriement
EAC East African Community
ECCA Economic Community of Central African States
ECOWAS Economic Community of West African States
EOR Enhanced Oil Recovery
FDPC Front Démocratique pour le Peuple Centrafricain
FMI Fonds Monétaire International
FOCAC Forum sur la coopération sino-africaine
FOMAC Force Multinationale de l’Afrique centrale
FOMUC Force Multinationale en Centrafrique
GIS-RCA Groupe International de Soutien à la République centrafricaine
DIALOGUES STRATÉGIQUES 9
GNL Gaz naturel liquéfié
GST Good and Services Tax
HIPC Heavily Indebted Per Contries
IAS India-Africa Summit.
IDE Investissements Directs Etrangers
LRA L’Armée de Résistance du Seigneur
MARAC Mécanisme d’Alerte Rapide de l’Afrique Centrale
MESAN du Mouvement pour l’évolution sociale de l’Afrique noire
MICOPAX Mission de consolidation de la paix en Centrafrique
MINUSCA Mission Multidimensionnelle des Nations Unis pour la stabilisation en Centrafrique
MISCA Mission Internationale de Soutien à la Centrafrique
MLCJ Mouvement des Libérateurs Centrafricains pour la Justice
MOU Memorandum of Understanding
NEPAD New Partnership for Africa’s Development
OCDE Organisation de coopération et de développement économiques
OCS Organisation de coopération de Shanghai
OMC Organisation Mondiale du Commerce
ONG Organisation non gouvernementale
ONU Organisation des Nations Unies
OPEP Organisation des pays exportateurs de pétrole
OTAN Organisation du traité de l’Atlantique nord
PMA Pays les Moins Avancés
RCA République Centrafricaine
RDC République Démocratique du Congo
SACU Southern African Custom Union
SADC Southern African Development Community
SNH Société Nationale des Hydrocarbures du Cameroun
SNPC Société Nationale des Pétroles du Congo
TICAD Tokyo International Conference on African Development
UA Union africaine
UE Union européenne
UFDR Union des Forces Démocratiques pour le Rassemblement
URSS Union des républiques socialistes soviétiques
A propos d’HEC Center for Geopolitics
L’émergence d’une géopolitique de plus en plus complexe et le constat d’une géo-
économie en plein bouleversement ont conduit le groupe HEC, en 2013, à créer le
Centre HEC de Géopolitique. Il a pour objectif principal de sensibiliser et de former
les dirigeants des secteurs privé et public aux nouveaux défis allant du risque pays
à l’analyse prospective. Lieu de formation, de dialogue et de réflexion, ouvert aux
responsables d’entreprise, décideurs politiques et experts internationaux, le Centre HEC
de Géopolitique se veut un forum sur les enjeux géoéconomiques et géostratégiques qui
déterminent un environnement international en constante mutation. Il vise à rendre la
géostratégie et la géopolitique plus opérationnelles en servant de « trait d’union » entre
le secteur privé, le secteur public et le monde académique, et en s’efforçant de faire
dialoguer différentes disciplines et méthodologies.
www.hec.fr
www.ocppc.ma
DIALOGUES STRATÉGIQUES 11
Introduction
En deuxième lieu, fort de son expérience sur le terrain, Rodolphe Monnet propose
une rétrospective de l’année politique indienne en se focalisant sur trois axes cardinaux :
la politique intérieure, la politique étrangère et la politique économique. L’auteur se
penche sur la complexité du système politique national et examine la force des partis
DIALOGUES STRATÉGIQUES 13
régionaux qui disposent d’une légitimité grandissante. Il considère qu’il est nécessaire
de renforcer les compétences de l’administration publique indienne afin de suivre la
course à l’émergence économique. Concernant la politique étrangère, Rodolphe Monnet
relève la prégnance de la Chine dans la doctrine indienne. Son refus de participer à
l’initiative de la nouvelle Route de la Soie incarne la détermination de l’Inde de ne pas
voir sa souveraineté limitée à un voisinage proche. Malgré une tradition ancrée d’idéaux,
la politique étrangère de Modi fait ainsi preuve de beaucoup de réalisme, notamment
avec le rapprochement avec le Japon et la posture méfiante envers le Pakistan. Pour ce
qui est de l’aspect économique, l’auteur salue la libéralisation de l’économie indienne et
les initiatives telles que la démonétisation, la nouvelle taxe sur les biens et services, ou
encore les efforts visant à favoriser l’épargne. Le texte rappelle néanmoins le risque des
actifs toxiques dans le secteur bancaire indien. L’auteur conclut que l’Inde demeure un
terreau fertile pour l’analyse géopolitique, avec un espace politique interne dynamique
et une politique étrangère multidimensionnelle. Ceci contribue à la complexification des
rapports entre l’Inde et les pays voisins, et accroit la difficulté de lisibilité du paysage
politique indien à l’approche des prochaines élections de 2019.
14 DIALOGUES STRATÉGIQUES
Moubarack Lo met quant à lui en évidence la montée en puissance de l’Inde sur la
scène internationale et sa concomitance avec les bonnes performances économiques
du pays. Tout en évoquant les atouts de l’Inde en Afrique, l’auteur analyse la forte
concurrence sur les marchés africains ainsi que leur intérêt commun pour des pays
riches en ressources naturelles. Ce texte offre une analyse complète de la stratégie
économique de l’Inde sur le continent africain et esquisse des pistes de réflexion pour
renforcer la coopération entre l’Inde et les pays africains.
Fathallah Oualalou illustre cette rivalité en démontrant comment les relations entre
ces pays sont à la fois complexes et fascinantes, caractérisées par des intérêts communs,
et par des ambitions concurrentes. L’auteur analyse les différents facteurs d’asymétrie
au niveau économique et explique comment la Chine et l’Inde, respectivement « atelier
du monde » et « bureau du monde », perçoivent leurs places dans le monde et souhaitent
façonner leurs rôles au sein des institutions internationales. Malgré une opposition
DIALOGUES STRATÉGIQUES 15
évidente au niveau géopolitique, les deux pays aspirent tous les deux à une réforme du
système de gouvernance mondial. L’auteur estime que l’interdépendance économique
entre l’Inde et la Chine est à prendre en exemple car elle permet à des pays ayant des
desseins géopolitiques divergents d’avoir un grand intérêt à coopérer économiquement.
En dernier lieu, Jacques Gravereau expose ici les différentes dimensions de la rivalité
stratégique entre la Chine et l’Inde. Malgré un PIB nettement favorable à la Chine, l’Inde
continue de rivaliser à plusieurs niveaux. Ajouté à cela, l’auteur aborde les différents
contentieux territoriaux et l’encerclement chinois rendu possible par l’opposition entre
les deux géants asiatiques. Dans un contexte marqué par la montée d’un nationalisme
indien plus virulent depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, l’auteur conclut que
ce contentieux ne laisse présager aucun espoir de détente à court terme.
Florent Parmentier, quant à lui, analyse les relations indo-russes, caractérisées par
le paradoxe d’une proximité et d’un éloignement. L’auteur revient sur la force historique
des relations entre les deux géants, basée sur un héritage anti-impérialiste commun et
une proximité géopolitique et idéologique. Malgré la volonté de renforcer ces relations
et une forte présence économique russe en Inde, l’auteur démontre que les dynamiques
16 DIALOGUES STRATÉGIQUES
actuelles tendent davantage vers un éloignement que vers un rapprochement. En effet,
tant par rapport à la conduite à adopter face à la puissance chinoise, que face au Pakistan
à la fois pays frère et ennemi, les deux pays divergent. Bien que la coopération soit
maintenue dans les secteurs stratégiques, tels que l’armement ou le spatial, l’auteur
met en exergue la parcimonie des rapports liant les sociétés russe et indienne. Au
final, le texte dresse trois scénarios pour démontrer « un grand jeu » dans la région, non
seulement entre l’Inde, la Russie et la Chine, mais aussi entre ce bloc qui pourrait s’unir
et les Etats-Unis.
L’Afrique centrale est depuis des années le théatre non seulement de conflits mais
aussi de tiraillements institutionnels dus à la faillite de plusieurs Etats de la zone. Riche
en ressources naturelles, cette partie de l’Afrique est sujette à plusieurs formes de
menaces sécuritaires, tandis qu’elle continue de sous-performer au niveau économique
et social. Dans cette partie, les auteurs tentent ici d’éclaircir les enjeux derrière les jeux
de pouvoir afin de dégager les logiques économiques des acteurs.
Henri-Louis Védie se penche ici sur l’économie de huit pays d’Afrique centrale.
Bien qu’ils disposent de ressources minières et pétrolières diversifiées, l’auteur
démontre que les résultats économiques de ces pays demeurent en deçà du potentiel
et résultat escomptés. Passant en revue l’ampleur des ressources naturelles ainsi
que les principaux indicateurs socio-économiques qui caractérisent ces pays, ce texte
explique les raisons du paradoxe des résultats économiques décevants. En particulier,
l’auteur met en évidence les fragilités politiques et sécuritaires à l’œuvre et démontre
l’importance de la capacité à attirer des investissements étrangers en vue de marquer
la fin de l’insécurité et de l’affairisme dans cette zone riche en ressources.
Pour sa part, Larabi Jaidi se penche sur les causes structurelles de la défaillance
des Etats de la région des Grands Lacs en mettant en lien les logiques économiques
dysfonctionnelles et les jeux de pouvoir souvent sources de violences. En décrivant le
processus de mise en place d’une économie de guerre qui s’alimente du conflit et s’en
accommode, ce texte expose les jeux de pouvoir de la région et leurs incidences sur
DIALOGUES STRATÉGIQUES 17
la paix et la sécurité du continent mais aussi à l’échelle globale. L’auteur prône une
solution régionale à caractère multidimensionnel dans l’Afrique des Grands Lacs.
C’est dans ce sens que Jérôme Evrard évoque la dissémination des menaces
nationales et transnationales en Afrique centrale en tant que zone géopolitique. Son
texte revient sur les enjeux sécuritaires de la région, notamment au Tchad qui est un
acteur majeur de la lutte anti-terroriste dans le cadre du G5 Sahel, qui se réverbèrent
hors des frontières nationales pour impacter l’ensemble de la région. Alors qu’un
climat instable règne en Libye, l’auteur explique pourquoi le Tchad revêt une importance
géostratégique. Les régimes gabonais, camerounais et congolais sont ainsi décrits
comme « bloqués », tant à cause des tensions séparatistes communes à l’histoire de
la décolonisation que par les pressions aux frontières centrafricaines. Cette analyse
explique pourquoi la région d’Afrique centrale demeure en proie à un ensemble de
crises qui malgré leur diversité se rejoignent toutes dans une zone d’action commune.
18 DIALOGUES STRATÉGIQUES
du pays (lutte pour le pouvoir, mainmise sur les ressources naturelles, fragilités des
structures étatiques, culture de la violence), dont le non-traitement des causes sous-
jacentes en explique la résurgence et la répétition. Afin d’appréhender la complexité de
la situation actuelle, l’auteur met en évidence le jeu de pouvoirs des acteurs extérieurs,
notamment la France et le Tchad, qui n’ont cessé de peser sur la scène politique
centrafricaine et rappelle les conséquences de la crise de 2013 opposant les Séléka
et les Anti-Balaka. Passant en revue les différents efforts de sortie de crise et leurs
limites inhérentes, M. Loulichki démontre que malgré une légère amélioration, le pays
demeure partagé en zones d’influence fluctuantes entre les groupes armés qui profitent
de l’instabilité politique et sécuritaire qui sévit l’ensemble de la région, et du vide laissé
par le retrait de l’opération Sangaris en octobre 2016.
La place des acteurs internationaux dans la zone est éminemment importante compte
tenu de l’intérêt grandissant pour les ressources naturelles qui y regorgent. Dans cette
dernière partie, les auteurs analysent le jeu des acteurs extérieurs pour l’exploitation de
ces ressources en dégageant des mécanismes internes et externes qui déterminent la
place de ces acteurs dans la zone.
Dans un premier temps, Francis Perrin décrit la place de l’Afrique centrale sur la
scène africaine et mondiale des hydrocarbures (pétrole et gaz naturel) avant d’évoquer
le rôle des grandes compagnies pétrolières internationales dans la région. En effet, sur
les onze pays de l’Afrique centrale, sept sont actuellement producteurs de pétrole brut
ou de gaz naturel. L’auteur affirme que, en dehors de l’Angola, l’intérêt des compagnies
pétrolières internationales pour l’Afrique centrale reste assez limité étant donné que ses
ressources et réserves ne sont pas considérables, que la production pétrolière décline
dans de nombreux pays, et au vu des risques politiques importants en RCA, RDC et au
Burundi. Ceci est contrasté avec un intérêt grandissant des acteurs pétroliers étrangers
pour l’Angola.
Par la suite, Jamal Machrouh appréhende les tendances lourdes qui rythment le
processus d’intégration dans la région de l’Afrique centrale. Tour à tour, l’importance
stratégique de la région, son processus de construction communautaire, l’état des
réalisations des objectifs fixés dans le domaine de l’intégration économique et de
la coopération politique et sécuritaire y sont exposés. L’auteur présente par la suite
DIALOGUES STRATÉGIQUES 19
un certain nombre de recommandations stratégiques susceptibles de booster la
construction communautaire à travers une volonté politique et la mise en place d’un
arsenal légal qui régule l’activité économique de cette zone.
20 DIALOGUES STRATÉGIQUES
Partie I
LA PLACE DE L’INDE SUR
L’ÉCHIQUIER MONDIAL :
ENTRE AMBITIONS ET
FRAGILITÉS
I : ANALYSE DES FORCES ET DES
FAIBLESSES DE L’INDE DE
NARENDRA MODI
Introduction
1 Volonté affichée en invitant les chefs d’Etats des pays voisins, Inde inclus, à son investiture. Lors du
discours du 15 août 2014, à l’occasion du 68ème anniversaire de l’indépendance, Modi a réaffirmé l’importance
de la coopération avec les pays voisins en rappelant la nostalgie du « combat mené ensemble pour la liberté » ; «
We were together » (https://www.narendramodi.in/text-of-pms-speech-at-red-fort-6464).
DIALOGUES STRATÉGIQUES 23
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
L’Inde de Modi s’est efforcée à améliorer les relations avec ses voisins de taille
plus modestes qui suivent le courant de Sangh Parivar, considéré comme faisant
partie de l’India Holy Land. En effet, le Premier ministre cherche à transformer les
frontières hostiles en pont pour le développement du libre-échange et du commerce2.
2 Entre 2000 et 2008, l’Inde a élargi la portée géographique de sa stratégie vers l’Est afin d’inclure la zone
allant du Japon à l’Australie. Elle a également ajouté une dimension militaire à sa politique en positionnant
sa marine dans la mer de Chine méridionale, en autorisant les forces aériennes et terrestres de Singapour à
s’entraîner sur le sol indien, et en effectuant des exercices conjoints avec différents pays de l’ASEAN.
24 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
Du côté du Bangladesh, la coopération entre les deux pays se fait notamment sur
le plan militaire ainsi que sur celui de l’intelligence. L’Inde et le Bangladesh s’unissent
également pour lutter contre l’extrémisme islamiste et contre les soulèvements des
assamais4 qui se tournaient vers le Bangladesh pour obtenir des financements5. L’Inde a
également adopté sous Modi un accord de délimitation des terres avec le Bangladesh
sur les enclaves localisées de part et d’autre des deux pays6.
Au Sri Lanka, la priorité de l’Inde est la résolution de la crise tamoule qui continue de
perturber le climat indien. Les Tamouls constituent près de 6% de la population indienne
et environ 15.5% de la population sri lankaise. Par ailleurs, la majorité des Tamouls
de l’Inde vivent dans le Tamul Nadu, Etat indien situé à 30 kilomètres du Sri Lanka
et qui regroupe 60 millions de Tamouls. Après une intervention de la Force Indienne
de Maintien de la Paix dans un contexte de guerre civile qui a duré près de 3 ans au
Sri Lanka7 et qui n’a pas débouché sur les résultats escomptés, la nouvelle stratégie
indienne était donc de rapprocher les deux armées ainsi que les deux marines ce qui
vient se greffer à la stratégie indienne dans l’océan Pacifique8.
3 Speech of Modi in Nepal, His trip to Nepal this week, the first by an Indian prime minister in 17 years, is an
unambiguous shift in New Delhi’s diplomatic priorities, long obsessed with wooing the West.
4 Les affrontements entre l’ethnie bodo et les musulmans auraient tué 78 personnes et provoqué le départ
de plus de 400 000 autres
5 Au Bangladesh, l’Inde cherche à interagir avec l’ensemble des principaux partis politiques, à l’exception
du parti islamiste. Elle s’attache également à assurer la primauté des partis démocratiques, car les périodes de
régime militaire au Bangladesh ont connu une augmentation sous l’influence d’Islamabad et de Beijing. New
Delhi a également libéralisé les échanges commerciaux entre les deux pays, afin de permettre à la communauté
entrepreneuriale bangladaise inexpérimentée de profiter de bonnes relations avec l’Inde.
6 “India-Bangladesh Land Boundary Agreement (LBA)”, accord ratifié le 6 juin 2015; https://www.mea.gov.
in/Uploads/PublicationDocs/24529_LBA_MEA_Booklet_final.pdf
7 L’intervention de l’Inde a duré près de 3 ans de 1987 à 1990
8 Inde tries to get military basis in Seychelles, Oman and Singapore in fight for regional military supremacy
with China
https://www.cnbc.com/2018/02/28/military-china-and-india-compete-over-bases-around-indian-ocean.html
DIALOGUES STRATÉGIQUES 25
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Pour ce qui est du Myanmar, l’enjeu pour l’Inde est de stabiliser la région du Nord-
Est qui est en proie à de nombreuses insurrections, particulièrement dans l’Etat du
Nagaland. L’armée du Myanmar a beaucoup collaboré avec l’Inde dans l’organisation
de négociations avec la population Nagas. L’Inde a réussi à obtenir le refus du Myanmar
d’accorder le refuge politique à cette population. Sur le volet commercial, l’Inde est
présente au travers d’investissements, essentiellement dans la construction d’axes
routiers et ferroviaires.
26 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
16e édition ainsi que par le Delhi Dialogue qui constitue une plateforme dans laquelle le
gouvernement indien fait rencontrer les membres de l’ASEAN avec des décideurs, des
académiciens et des membres du secteur privé et des industries. L’intérêt croissant de
l’Inde mais aussi de la Chine pour les pays de cette région s’explique par l’émergence
de la classe moyenne depuis 2000 ainsi que par l’évolution de leur positionnement dans
le commerce international.
10 ASEAN-India Commemorative Summit 2012; Ministry of External Affairs, Government of India; https://
mea.gov.in/in-focus-article.htm?20295/ASEANIndia+Commemorative+Summit+2012
11 Moreh, Manipur, India
12 Mae Sot, District south of Chang Mai and North West of Thailand
13 ASEAN-India Fund: India announced a contribution of USD 50 million to ASEAN-India Fund at the 14th
ASEAN-India Summit in 2016, to support implementation of the ASEAN-India Plan of Action 2016-20.
ASEAN-India Science & Technology Fund: Set up in 2007 with an initial corpus of US$ 1 million, this fund was
increased to US $ 5 Million in the 13th Summit in 2015.
ASEAN-India Green Fund: This fund was also established in 2007 with US$ 5 million for funding pilot projects
to promote adaptation and mitigation technologies in the field of climate change.
ASEAN-India Project Development Fund: A Rs. 500 crore Special Purpose Vehicle, later designated as Project
Development Fund, was announced at the 12th India-ASEAN Summit at Nay Pee Taw, Myanmar in 2014 to
develop manufacturing hubs in CLMV countries.
PM announced a line of credit of US $ 1 Billion for projects in connectivity at the 13th ASEAN-India Summit in
2015, but up until January, nothing done yet.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 27
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Cependant, les rivalités individuelles entre les pays entravent parfois ces
opportunités de développement multilatéral. Ainsi, l’Inde pourrait tirer profit de cette
situation pour impliquer les pays de l’ASEAN dans la géopolitique régionale et par
conséquent jouer un rôle important dans l’évolution de l’équilibre du pouvoir.
En ce qui concerne les échanges commerciaux et les investissements, il faut dire que
la Chine continue de dominer dans ses relations avec l’ASEAN. Depuis le lancement de
la zone de libre-échange en 2010, les échanges commerciaux entre la Chine et l’ASEAN
14 Président Abdulla Yameen a désobéi au jugement de la Cour Suprême de relâcher 9 détenus politiques
et de rétablir 12 membres du parlement car cela mettrait en accusation Yameen. Il a également fait arrêter deux
Chiefs Justices de la Cour Suprême
15 Press Release on the situation in Maldives; Ministry of External Affairs, Government of India; http://www.
mea.gov.in/press-releases.htm?dtl/29501/Press_Release_on_situation_in_Maldives
28 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
seraient passés de près de $300 milliards en 2010 à $470 milliards en 2015 et près de
$514,8 milliards en 2017. Du côté des échanges Inde-ASEAN, ils sont beaucoup plus
modestes avec près de $71,6 milliards en 2017.
Source : Calcul de l’auteur. Données du Ministère des Affaires Extérieures de l’Inde & “Strengthening
ASEAN-India Partnership : Trends and Future Prospects” Rapport de Bank of India ; Janv. 2018 p. 59
Pour ce qui est des défis qui font que la relation Inde-ASEAN n’est pas à son optimum,
on peut noter la persistance d’incompréhensions de part et d’autre. Pour l’ASEAN, l’Inde
n’a pas suffisamment intégré le fonctionnement de l’organisation, tandis que l’Inde
considère la bureaucratie de l’ASEAN trop complexe.
Pour conclure sur la relation Inde-ASEAN, il faut noter deux ambitions principales
de l’Inde. L’Inde a une ambition économique d’une part, sécuritaire et militaire d’autre
part. Sur le premier point, l’Inde est très intéressée par les marchés des pays membres
mais aussi par les investissements bilatéraux. Du côté sécuritaire, l’Inde a une stratégie
large dans l’océan Indien qui la pousse à renforcer ses relations militaires avec les
Etats côtiers tels que la Thaïlande. Elle développe également des relations avec les
pays côtiers de la mer de Chine méridionale pour anticiper les manœuvres navales de la
Chine dans l’océan Indien.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 29
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
L’Inde et l’Afrique s’orientent vers un nouveau type de coopération sur des questions
non seulement communes aux deux mais aussi mondiales comme l’extrémisme violent,
les négociations commerciales de l’OMC, le changement climatique, etc. Les deux parties
cherchent également à collaborer pour améliorer leur développement socioéconomique
et fournir de meilleures vies à leurs populations. Comme les deux se développent
économiquement, leurs populations exigent davantage de bonne gouvernance, de
démocratie et de droits sociaux. Leur croissance économique alimente également les
demandes des classes moyennes émergentes pour plus de biens et de services.
L’Afrique accueille environ 2,6 millions d’Indiens sur 46 de ses pays, ce qui représente
environ 12% de la diaspora indienne totale. Nous allons donc nous intéresser à
l’engagement de l’Inde en Afrique à travers deux piliers avant de nous pencher sur les
limites de cette approche.
1. Approche commerciale
16 A.K. Dubey and A. Biswas (eds.), India and Africa’s Partnership ; p.13-18
17 “Africa possesses all the prerequisites to become a major growth pole of the world in the 21st century.
We will work with Africa to enable it to realize this potential”. (Ex PM indien Manmohan Singh)
30 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
Source : Calcul de l’auteur. Données du Département du Commerce, Gouvernement indien, & “Deepening
Africa-India trade and investment partnership” ; Rapport de la CEA, ONU; Mars 2018
Dans son approche en Afrique, l’Inde se distingue par un soft power affirmé à
travers l’implantation de banques indiennes ainsi que l’octroi de lignes de crédit de
l’EximBank qui constitue l’un des acteurs majeurs de la politique africaine de l’Inde.
Ces lignes de crédit octroyées par la banque indienne d’import-export imposent aux
pays les recevant d’effectuer 85% de leurs achats en Inde ce qui constitue un élément
clé du développement de l’investissement indien en Afrique et une ouverture pour
les entreprises indiennes en Afrique. Parmi ces projets, beaucoup ont porté sur les
infrastructures publiques et l’électricité, financés en totalité ou en partie par les lignes
de crédit indiennes.18 A l’occasion du Sommet Inde-Afrique de 2015, le Premier ministre
Modi a annoncé $10 milliards de prêts à conditions préférentielles en faveur de l’Afrique
pour les cinq prochaines années.
2. Approche diplomatique
Depuis Rajiv Gandhi dans les années 1980, le Premier ministre Modi est le premier
dirigeant à s’intéresser à l’Afrique. Modi a combiné sa volonté politique à du soft power
ainsi qu’à des moyens financiers pour étendre son influence en Afrique.
18 Les sociétés ferroviaires RITES et IRCON ont par exemple développé leur présence dans des pays tels que
le Kenya, le Mozambique, le Sénégal ou le Soudan.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 31
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
En revanche, l’approche de l’Inde en Afrique a des limites sur lesquelles nous allons
nous pencher.
19 Communiqué de presse de l’Inde et du Kenya Durant la visite de Modi au ; 11 juillet 2016; https://
www.narendramodi.in/joint-communique-between-india-and-kenya-during-the-visit-of-prime-minister-to-kenya-
july-11-2016--499366
32 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
• En Afrique, les entreprises indiennes sont souvent perçues comme prédatrices des
ressources naturelles et des richesses locales ;
• Une autre question qui ternit l’image de l’Inde en Afrique, particulièrement auprès
de l’opinion publique est celle des violences raciales.20
20 Un professeur congolais tué à coups de pierre à New Delhi ; Une étudiante tanzanienne frappée et à demi
dénudée par la foule ; Agressions contre des Africains : « En Inde, mieux vaut avoir la peau claire », explique un
universitaire ; RDC : tensions communautaires à Kinshasa après le meurtre d’une Congolaise en Inde
DIALOGUES STRATÉGIQUES 33
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Sur le plan externe, il y a eu des développements dans les relations Inde-Chine mais
aussi Inde et Etats-Unis.
La relation entre l’Inde et la Chine, continue quant à elle d’être teintée de rivalités
persistantes bien que les deux pays coopèrent dans un cadre multilatéral22. L’Inde affiche
toujours son rejet du projet chinois de la Ceinture et la Routepour plusieurs raisons,
notamment de souveraineté relative au corridor économique entre la Chine et le
Pakistan23. Cette rivalité avec la Chine s’illustre également sur les plans militaire,
politique et stratégique grandissant entre la Chine et le Pakistan portant sur la
coopération nucléaire, économique, maritime et militaire. Cependant, Modi essaye de
donner une nouvelle impulsion aux relations économiques pour permettre à l’économie
chinoise de pénétrer le marché indien. Si les échanges commerciaux sont importants,
les investissements directs à l’étrangers restent faibles24.
21 http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEchangesPays?codePays=IND
22 Changements climatiques, dans le cadre du groupe de pression BASIC (Brésil, Afrique du Sud, Inde et
Chine) des économies émergentes.
23 Le corridor proposé traverse le Cachemire et le Gilgit-Baltistan occupés par le Pakistan selon l’Inde.
24 Inférieur à un milliard de dollars
34 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
Alors que Narendra Modi vient de fêter son quatrième anniversaire comme Premier
ministre de l’Inde, cette célébration sonne comme un bilan à l’heure où il va remettre
en jeu son mandat, en avril 2019. L’analyse des forces et des faiblesses de l’Inde de
Narendra Modi appelle donc une rétrospection pour mieux les mettre en relief.
Le résultat des élections dans l’Uttar Pradesh (Etat du centre de l’Inde – 204 millions
d’hab.) était considéré, avant les résultats, comme une étape importante pour la
deuxième moitié du mandat du Premier ministre indien, Narendra Modi. Trois enjeux se
dessinaient alors : d’image puisqu’il s’agit de conquérir une victoire au sein du principal
corps électoral indien (140 millions de votants), de légitimité politique car, parmi les
circonscriptions de cet Etat, il y a la fameuse circonscription de Rae Bareli c’est-à-dire
celle de la famille Gandhi et, enfin, politique eu égard au message envoyé au reste du
pays car cet Etat fait la synthèse des conflits sociaux, ethniques et religieux d’une Inde
secouée par des agitations multiples.
Alors que l’Uttar Pradesh était un fief de l’opposition, le BJP a remporté 312 sièges
sur les 403 composant l’assemblée législative de cet Etat. Cette victoire est d’autant
plus flamboyante qu’il n’en détenait que 47 lors de la précédente législature et que le
contexte économique était tendu, notamment du fait de la démonétisation (cf. note de
février 2017). Cette victoire va permettre au BJP d’envoyer, en 2018, 31 sièges « BJP » à
DIALOGUES STRATÉGIQUES 35
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Le BJP et ses alliés dirigent désormais 17 des 29 Etats et deux Territoires Unis sur
sept.
Forte de son succès en 2014, la stratégie électorale du BJP au Bihar était de diviser
le camp adverse en marginalisant le Congrès tout en convoitant les votes des basses
castes, principal corps électoral de cet Etat pauvre du centre nord-est de l’Inde. Or la
BJP a perdu au profit d’un hiérarque local (ticket Lalu-Kumar) qui a mené campagne sur
le thème « le Bihar aux biharis». Les votes des basses castes se son été dirigés vers
celui-ci, y compris au détriment du Congrès.
Un Tamil Nadu toujours aux mains de l’AIADMK retrouvant son calme après
le décès de Jayalalithaa
Quelques mois après avoir été élue ministre en chef du Tamil Nadu (Etat du Sud-est
36 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
– 80 millions d’hab.) comme chef de file de son parti (AIADMK- 37 élus à la Lok Sabha),
Jayalalithaa est décédée de mort naturelle. Elle a laissé un grand vide dans la politique
nationale indienne. Les cadres de son parti ont d’ailleurs pris soin de préparer, en
amont, la population tamoule à sa mort, craignant que des heurts et des débordements
sanglants ne surviennent comme cela avait été le cas lors de son emprisonnement
pour des faits de corruption en 2014. Un deuil national de sept jours a été organisé et
Narendra Modi comme Rahul Gandhi ont assisté à son enterrement.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 37
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
C’est la raison pour laquelle les plans, notamment « Make in India », « Start up India,
« Skills India », ont eu une répercussion particulière comme marqueurs économiques et
politiques nécessaires à cette transformation.
La visite effectuée en 2017 de Sheikh Hasina était attendue car sa dernière visite
remonte à 2010. Près de 22 accords ont été signés à cette occasion. Il faut noter plusieurs
avancées et un échec. Les deux pays se sont accordés pour améliorer l’interconnexion
routière et ferroviaire entre eux et l’Inde va allouer une ligne de financement de 4,5 Mds
USD pour l’amélioration des infrastructures bangladeshies.
Cependant, ils ne se sont pas mis d’accord sur le traité de séparation des eaux du
Teesla, qui représente un intérêt stratégique pour l’un et pour l’autre afin d’alimenter la
région en hydroélectricité. Au-delà de ces éléments de développement, les deux pays
ont signé un accord de coopération de défense et l’Inde a annoncé qu’une ligne de
crédits de 500 millions USD allait être allouées pour l’acquisition de matériels militaires
indiens au Bangladesh. Ce mouvement de Delhi vis-à-vis de Dhaka répond à celui que la
Chine a effectué l’an dernier en choisissant de monter d’un cran le niveau de coopération
de défense en « partenariat stratégique ». A cette occasion, Pékin avait décidé de fournir
deux sous-marins à Dhaka. Si, à cela, il faut ajouter le collier de perles chinois via le port
de Dhaka, l’Inde souhaite répondre à une pression constante et croissante de la Chine
sur sa façade Nord-Est.
38 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
L’été sino-indien 2017 a été un peu bouleversé. Le 16 juin, des soldats indiens et chinois
se sont opposés physiquement mais sans armes sur le plateau himalayen de Doklam (+3
000 m. d’altitude). De cette altercation vont naitre des échanges diplomatiques engagés.
Le porte-parole du Ministère de la Défense chinois a indiqué que « l’Inde ne devrait pas
s’en remettre à la chance et entretenir des illusions irréalistes » tout en précisant que
la détermination de l’Armée populaire de libération était « inébranlable ». De son côté,
la Ministre indienne des Affaires Extérieures a averti la Chine que cette intrusion aurait
des « implications sérieuses ». Quelques jours après ces échanges diplomatiques, le
conseiller indien à la sécurité nationale, Ajit Doval, a été reçu par le président chinois,
Xi Jinping, pour tenter de calmer le jeu entre les deux pays.
Or dans le même temps, le Secrétaire d’État aux Affaires Extérieures, Vijay Kumar
Singh, a rencontré, en Chine, le chef de la diplomatie chinoise, Wang Ji. Cette visite
est le premier déplacement d’importance depuis que New Dehli a boycotté le sommet
international sur les « Nouvelles Routes de la soie » que Pékin avait dévoilées les 14
et 15 mai 2017. Le Secrétaire d’État indien a indiqué, à cette occasion, que « l’Inde
est impatiente de renforcer et d’approfondir son partenariat stratégique et le dialogue
mutuel avec la Chine ». Cet élan de courtoisie diplomatique avait, semble-t-il, été
préparé lors de la rencontre bilatérale entre Xi Jinping et Narendra Modi, en marge
du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï, le 9 juin 2017. Pour la partie
chinoise, le Sommet des BRICS du 3 septembre devait être un succès car il se déroulait
en Chine et particulièrement à Xiamen, ville dans laquelle Xi Jinping a commencé sa
carrière politique. Alors que l’arrivée de Narendra Modi a posé question aux Chinois
compte tenu des altercations du Doklan, les deux exécutifs ont préféré exposer leur
entente au point de faire dire aux commentateurs qu’une détente était en cours entre
eux.
Les interprétations peuvent varier mais les mouvements de New Delhi et de Pékin
vis-à-vis de l’extérieur peuvent plutôt laisser penser à une détente plus conjoncturelle
que structurelle. Le Sommet des BRICS est une vitrine à laquelle Xi Jinping et Narendra
Modi sont sensibles pour faire face aux autres puissances et ils ne pouvaient pas faire
l’économie d’une entente de façade. Au-delà du sujet de Doklan, ceux du corridor
sino-pakistanais mais aussi l’axe Japon-Inde-Afrique ou encore le dossier afghan
représentent autant d’opportunités pour l’un comme pour l’autre à s’opposer dans les
mois et années à venir.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 39
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
La Chine continue de faire la promotion des projets « One Belt, One Road » et du «
China Pakistan Economic Corridor ». Cet activisme est loin d’être partagé par l’Inde qui y
voit des manœuvres chinoises pour limiter ses capacités de mouvements et contraindre
sa souveraineté.
D’une part, Donald Trump s’est prononcé pour un règlement rapide du conflit indo-
pakistanais et a même indiqué que les Etats-Unis pourraient être un intermédiaire de
choix pour régulariser les relations entre New Delhi et Islamabad. Cette démarche
américaine est loin d’avoir satisfait la partie indienne car elle va dans le sens des
intérêts pakistanais et va à l’encontre de ceux des Indiens qui cherchent, à tout prix, à
ostraciser le Pakistan.
D’autre part, Donald Trump défend la politique migratoire que l’on connait. La
population indienne en situation irrégulière aux Etats-Unis serait de 300,000 personnes.
Cette mesure aurait un impact fort sur l’économie indienne, en termes de renvois de
fonds des USA vers l’Inde mais aussi d’image. La dernière fois qu’un tel mouvement a
été opéré ce fût à l’initiative du Koweït et de l’Arabie Saoudite en 2013. Cette situation
avait alors causé d’âpres débats au Parlement et le Gouvernement du Congrès avait
été, à l’époque, en grande difficulté devant la politique préférentielle du travail à des
nationaux plutôt qu’à des Indiens.
40 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
Donald Trump a reçu, lundi 26 juin 2017, Narendra Modi dans le cadre d’une visite
officielle. En dépit de trois conversations téléphoniques avec Donald Trump, Narendra
Modi a été reçu à Washington bien après son homologue japonais, Shinzo Abe, et
le Président chinois, invités tous les deux, à Mar-a-Lago. Si le Président américain a
indiqué que la relation bilatérale « ne s’était jamais aussi bien portée », des points de
divergence demeurent comme les visas américains des travailleurs qualifiés Indiens, le
changement climatique où l’un soutient l’accord de Paris et l’autre le fustige ou encore
la qualité des génériques indiens vendus sur le marché américain. Peu avant son départ,
Barack Obama avait signé des accords étroits avec l’Inde pour en faire un partenaire
de premier ordre et un « net security provider » dans l’océan Indien. Si le contenu des
échanges sur le dossier chinois ne semble pas avoir fuité, ce sujet a forcément été
abordé alors que les armées chinoises et indiennes cherchaient querelles sur le Doklan.
L’autre sujet qui a dû animer les échanges est celui de l’Afghanistan. En effet, près
de deux mois plus tard, le 21 août, Donald Trump a annoncé l’intention des États-Unis de
rester et de renforcer les forces américaines sur place pour « gagner la guerre ». Cette
déclaration fait d’autant plus les affaires de l’Inde que les États-Unis imposent leur
leadership sur la zone face à une coalition sino-pakistano-russe et que cette déclaration
du Président américain a été accompagnée de mots très durs à l’attention du Pakistan,
« accueillant des agents du chaos, de la violence et de la terreur », ce qui n’est pas sans
déplaire à New Delhi.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 41
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
peu coutumier pour un Premier ministre plutôt actif sur la scène internationale. Ce
déplacement a été l’occasion de signifier leurs positions communes sur la lutte contre le
terrorisme et sur la réforme du conseil de sécurité des Nations Unies. Il a été également
une opportunité de montrer leur entente commune pour la paix et la sécurité dans la
région, c’est-à-dire contre l’hégémonie grandissante de la Chine. Si plusieurs accords
ont été signés, il faut retenir celui relatif à l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire.
Très proche sur ces questions-là avec le Japon, New Delhi diversifie ses partenaires que
sont la France et la Russie.
Le Japon est le second soutien de l’Inde face à la Chine. D’une part, Narendra Modi a
lancé, le 25 mai dernier, l’initiative « Asia African Growth Corridor » (AAGC) dans lequel
l’axe Japon-Inde-Afrique va jouer un rôle premier. L’AAGC propose de créer une région
indopacifique « libre et ouverte » en redynamisant d’anciennes routes maritimes reliant
l’Afrique au Pacifique, en passant par l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est. Le projet porté
par le Japon et l’Inde est aux antipodes des « routes de la soie » chinoises. Il met l’accent
sur le « développement durable » plutôt que sur le commerce, et s’appuie exclusivement
sur les voies maritimes à « bas coût » avec une « faible empreinte carbone ».
Quelques jours après la venue assez terne de Theresa May, ce fût le Président
d’Israël, Reuven Rivlin. Il a effectué une visite d’une semaine afin de célébrer le 25ème
anniversaire de la relation bilatérale. Ce déplacement était attendu et doit servir de
visite préparatoire à celui de Narendra Modi, prévu en Israël avant la fin de son mandat.
Alors que l’autorité palestinienne dispose d’une représentation permanente à New
Delhi, les relations avec Tel Aviv ont été, jusqu’à présent, cordiales mais faibles. Cette
visite a été analysée comme une étape qui doit engager une accélération des relations
bilatérales notamment sur les questions de défense/sécurité et d’économie/commerce.
42 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
Quelques mois plus tard, Narendra Modi se rend à Jerusalem. Portant discrètement
les couleurs de l’État hébreu, il est le premier chef de gouvernement indien à s’être
rendu en Israël (4-6 juillet). Cette visite est jugée comme historique bien au-delà du fait
que cela faisait vingt-cinq ans qu’un chef d’État indien ne s’était pas rendu dans l’État
hébreu. L’Inde, avec le mouvement des non-alignés et la lutte contre les discriminations,
a toujours soutenu la création d’un État palestinien. D’ailleurs, New Delhi accueille une
ambassade de l’État palestinien, sur son sol, et elle a été le premier État non musulman
à reconnaitre cet État, en 1988.
Il existe trois domaines dans lesquels la coopération entre les deux pays se révèle
très prometteuse : l’eau, l’agriculture et la défense. New Delhi veut s’inspirer des
avancées technologiques majeures réalisées par Israël dans le traitement de l’eau
(désalinisation, traitement des eaux usées) ou l’irrigation pour la culture intensive. Mais
c’est surtout la défense qui fait de l’Inde un client essentiel. Au cours des dernières
années, l’Inde a multiplié les contrats, essentiellement, d’armement avec Israël. Le
programme phare est d’ailleurs le missile anti-aérien, Barak-8 qui a connu des hauts et
des bas pour l’équipement des avions et bâtiments de guerre indiens.
Face à ces différentes visites qui honorent la position indienne sur la scène
internationale, il faut relever deux points importants.
Le Pakistan a été vilipendé par l’Inde suite à l’attaque d’Uri en septembre 2016.
New Delhi a tout de suite demandé à ce qu’il soit écarté des forums internationaux. Or
la Russie, la Chine et le Pakistan ont tenu, trois mois plus tard, leur dialogue trilatéral et
la question de l’Afghanistan était naturellement au centre des discussions. Ni Kaboul ni
New Delhi n’ont été invitées à ce dialogue alors que l’Inde s’est rapprochée, à la fin de
la mandature d’Obama, des Etats-Unis et de l’Afghanistan pour justement avoir à traiter
la problématique afghane qui reste une menace régionale pour toutes les parties. Avec
un tel mouvement que l’Inde ne peut contrecarrer, le Pakistan est en train de revenir
en grâce et devenir un acteur légitime dans un règlement futur d’un potentiel conflit
afghan.
L’Inde n’a cessé, ces dernières années, de montrer du doigt la mainmise de la Chine
pour freiner le développement indien. L’adhésion au NSG (Nuclear Suppliers Group)
n’en est qu’un exemple même si une issue pourrait être trouvée dans les mois à venir.
En réaction, l’Inde a manœuvré en faveur du Dalaï-Lama pour mieux irriter la Chine
DIALOGUES STRATÉGIQUES 43
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
mais celle-ci pourrait vouloir soutenir des mouvements séparatistes indiens que ce soit
au Cachemire, au Punjab, au Sikkim ou dans l’Arunashal Pradesh. Alors que Pékin et
Islamabad se sont rapprochés autour de leur projet commun de corridor économique,
l’Iran, pourtant soutien de New Delhi, vient d’indiquer son souhait d’être intégrée à
l’initiative sino-pakistanaise.
L’Inde est donc dans une position délicate car les jeux d’alliance de la Russie ou de
l’Iran pourraient se retourner contre elle en l’écartant du jeu afghan et en créant des
tensions supplémentaires sur son territoire national.
Un an après son adoption à la Chambre haute du Parlement, la taxe sur les biens et
services, commune à tous les États, a été officiellement mise en place dans l’ensemble
du pays au 1er juillet 2017. Ce vote a été salué comme une victoire politique majeure par
l’ensemble des commentateurs indiens et étrangers. Selon eux, il est à mettre au crédit
de Narendra Modi et doit être compris comme un signal fort d’une Inde plus libérale,
plus simple et plus ouverte aux entreprises étrangères.
Afin de tenir compte de la structure fédérale du pays, les taxes seront prélevées
au niveau du gouvernement (central GST) et des États (State GST). Pour les opérations
entre les différents États, une taxe unique sera prélevée (integrated GST), somme des
deux précédentes taxes.
44 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
La mise en place de taxes communes à tous les États devrait, à court terme, être
neutre en termes de recettes fiscales et avoir un effet désinflationniste de deux points
de pourcentage selon les projections du ministère des Finances. A plus long terme, cette
réforme devrait permettre de dégager des recettes budgétaires supplémentaires induites
par une hausse des investissements et une accélération de l’activité économique.
Sur le plan politique, Narendra Modi a indiqué que sa décision était guidée par
sa volonté de lutter contre la corruption et le marché noir. Il est vrai qu’il s’agissait
d’une promesse de campagne et son acte a été salué par ses anciens détracteurs et
pourfendeur de la corruption à l’image de Anna Hazaré. D’autres avaient plus volontiers
commenté cette décision comme une volonté d’assécher les finances des partis à la
DIALOGUES STRATÉGIQUES 45
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Sur le plan économique, Narendra Modi souhaite que cette décision puisse
conduire les Indiens à placer leurs épargnes sur un compte bancaire et à payer leurs
transactions par carte bancaire. C’est une façon d’augmenter l’épargne pour envisager
des investissements, de réduire le poids du marché noir et de collecter l’impôt, trois
facteurs accélérateurs majeurs pour redynamiser l’économie indienne.
Après quatre mois de recul, l’analyse à court terme de cette décision était assez
éloquente. La démonétisation avait engendré une chute des liquidités car elles n’ont
pas été remplacées dans l’immédiat. Les secteurs de la distribution, de la logistique
ou encore de l’agriculture ont particulièrement vu une baisse de leurs activités et de
leurs revenus. L’indice des directeurs d’achats appliqué aux services a baissé de façon
drastique dans les mois qui ont suivi, perdant 10 points de pourcentage. Le secteur du
« manufacturing » a connu un net ralentissement avec une croissance de 4,8% entre
novembre 2016 et janvier 2017 alors qu’elle était de 6,6% à la même période. Les crédits
bancaires ont également chuté avec une baisse de 15% des dépôts enregistrés entre
novembre 2016 et janvier 2017. Pour achever ce panorama, les analystes financiers
estimaient que la croissance indienne devait passer sous la barre de 7%, pouvant ainsi
aller jusqu’à 6,6% pour les plus pessimistes (prévisions FMI).
Dans ces conditions, il était difficile de faire des prévisions macroéconomiques même
si les plus optimistes estiment que les effets de la démonétisation seront estompés d’ici
la fin du premier semestre 2017. A présent, les conséquences de cet acte politique
d’autorité sont toujours dans les esprits, surtout dans ceux de la classe moyenne alors
que celle des tranches moins riches préféreront en retenir une volonté de lutter contre
la corruption.
46 DIALOGUES STRATÉGIQUES
ANALYSE DES FORCES ET DES FAIBLESSES DE L’INDE DE NARENDRA MODI
Conclusion
Le leadership de Narendra Modi est une réalité. Celui du candidat qui a accédé au
pouvoir en 2014 tranche par rapport à celui d’un Premier ministre (Manmohan Singh,
2004-2014) fatigué par l’exercice du pouvoir et atteint par des affaires de corruption.
Sans cette énergie, beaucoup de plans nationaux n’auraient pas vu le jour et l’élan
réformateur n’aurait pas été aussi puissant pour porter un pays aux indicateurs sociaux
et économiques à nul autre pareil.
Sur le plan international, Narendra Modi fait évoluer la politique étrangère indienne
qui était très inspiré par les principes nehruviens de la Conférence de Colombo de 1954.
S’il garde des fondamentaux comme le développement pacifique des Nations, il accentue
la volonté d’autonomie stratégique de son pays. Il ouvre de façon plus réaliste ses
relations diplomatiques notamment avec les Etats du Moyen-Orient et d’Israël. S’il a fait
feu de tout bois dans une première partie de son mandat, il s’est ensuite concentré sur
deux axes, celui de la consolidation des relations avec ses voisins notamment le Népal
et le Bangladesh et celui d’une plus grande ouverture vers les Etats situés sur son aile
DIALOGUES STRATÉGIQUES 47
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Est. L’un est destiné à assurer une plus forte interconnexion humaine et d’infrastructure
pour favoriser les échanges, le second a pour vocation d’aller chercher des points de
croissance dans les Etats plus dynamiques. Toutefois, les deux ont un point commun,
celui de contenir l’expansion chinoise. L’élan avec le Japon, celui souhaité avec les
Etats-Unis et, encore plus récent, avec l’Australie participe à cette volonté commune de
proposer une alternative à l’initiative chinoise.
Sur le plan économique, Narendra Modi a été de tous les combats pour rendre son
pays plus libéral et plus attractif. La croissance est bien orientée, les ménages indiens
consomment de nouveau et l’accès aux crédits des entreprises privées augmente.
Toutefois, les risques sont encore importants. L’inflation menace, les produits toxiques
dans le système bancaire indien font planer des doutes sur sa robustesse, les capitaux
étrangers peinent à s’installer durablement. Qui plus est, la GST et la démonétisation
n’ont fait, à leurs échelles et pour différentes raisons, qu’apporter des doutes.
A l’heure du bilan, celui de Narendra Modi a des traits saillants sur lesquels il
va pouvoir s’appuyer pour prétendre à un second mandat. Ses avancées sur le plan
international n’auront pas d’échos car les électeurs indiens sont plus concentrés sur
la relation indo-pakistanaise et indo-sri-lankaise que le déploiement d’une Alliance
Solaire, si opportune qu’elle soit. Les récentes défaites électorales jettent le doute sur
une image politique excellente et donne, par la même occasion, de l’élan à un Congrès
qui était totalement essoufflé depuis 2014.
Les points de débat lors de l’élection générale de 2019 porteront sur la situation
sécuritaire au Cachemire, sur l’amélioration du pouvoir d’achat des classes basses
et moyennes comme sur la facilitation à l’accès aux infrastructures. Narendra Modi
sera mis au défi face à ces enjeux comme ceux de la liberté religieuse, des femmes
et d’expression, trois sujets particulièrement importants dans le débat de la politique
intérieure indienne.
48 DIALOGUES STRATÉGIQUES
II : STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE
MODELE D’UN GRAND ACTEUR
MONDIAL
Deux exemples contemporains sont très souvent évoqués pour illustrer le lien entre
l’Inde et l’Afrique. Le premier lien figure sous les traits de Mohandas Karamchand Gandhi
qui, en Afrique du Sud, a forgé une philosophie de l’action politique (1893-1915) qu’il
utilisera pour mener l’Inde vers l’indépendance en 1947. Le second est le Mouvement
des Non-Alignés qui n’aurait pas été aussi puissant s’il n’avait pas été incarné par un
couple politique composé de deux fortes personnalités indienne et africaine : Jawaharlal
Nehru et Gamal Abdel Nasser.
L’idée d’apprécier le rôle de l’Afrique et de ses 54 Etats dans cette politique étrangère
devient aussi intéressant qu’important. Autrement dit, il est pertinent de se poser la
question de la réalité et de la profondeur de la politique africaine de l’Inde, sous l’ère
de Modi.
Les deux figures historiques précédemment évoquées ont donné le ton à une relation
politique qui, depuis 2008, a pris une forme plus formelle avec la réunion triennale des
chefs d’État du Continent africain et indien. Ils se réunissent, en effet, non seulement
DIALOGUES STRATÉGIQUES 49
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
pour célébrer leur héritage politique commun mais aussi pour tenter de construire
ensemble un avenir économique partagé. Si le Premier ministre indien a souligné, lors
du 3ème Sommet Inde-Afrique de 2015, son ambition de mener une politique forte vis-
à-vis des États africains, celle-ci n’est pas nouvelle. Elle a été construite non seulement
par les efforts de ses prédécesseurs du Congrès ou du Bharatiya Janata Party (BJP) mais
aussi par les échanges commerciaux et humains aussi anciens que denses.
La force du lien entre l’Inde et l’Afrique a été rendue possible par des raisons
géographiques. Ces deux régions du monde ont une proximité toute relative25 et les
échanges, entre elles, ont été facilités par des courants marins et un vent de mousson
favorables à la navigation à voile. Une telle configuration géographique a permis, depuis
l’Antiquité, la création de routes commerciales maritimes d’envergure et relativement
sûres reliant l’Afrique, l’Inde et l’Europe en passant par la mer Rouge. Cette première
route a été complétée à la fin du XVème siècle par les Portugais qui en ont ouvert une
nouvelle passant par le Cap de Bonne Espérance. La fluidité de ces axes maritimes
a été amplifiée par la présence de professionnels de la mer et du sens des affaires
des commerçants arabes et européens. Fort de cette proximité géographique et de
l’existence de ces lignes commerciales, les échanges humains entre l’Inde et l’Afrique
ont été à la fois importants, divers et structurants pour l’histoire de ces deux continents.
25 La façade Ouest du sous-continent indien et la corne de l’Afrique ne sont éloignées que de 2000 kms,
distance séparant Bombay de Bargal en Somalie.
26 When black was no bar: How Africans shaped India’s history, Times of India, 10 octobre 2014
50 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
marchands. Le système des castes impliquait alors que les classes aisées puissent
recourir à une main d’œuvre étrangère accomplissant de basses œuvres. Nombre de
ces esclaves appartenaient au groupe ethnique des Siddi, descendants des Bantous.
Ceux-ci se sont, ensuite, établis dans les États actuels du Gujarat, du Karnataka, de
l’Andhra Pradesh ou encore du Maharashtra27. Plusieurs d’entre eux se sont illustrés en
s’affranchissant de leur condition sociale initiale.
La littérature indienne relate, par exemple, la relation, amoureuse pour les uns
et confidente pour les autres, entre un esclave Africain devenu noble prénommé
Jalal-ud-din Yakut et une femme Sultan à la tête du Sultanat de Delhi28, Raziya al-
Din. Pris dans une lutte de pouvoir pour la succession de la défunte, cet homme d’origine
égyptienne sera tué lors d’une bataille en 1326. A Delhi, l’esclave africain et eunuque,
Malik Kafur, anobli, dirigera les armées du Sultan de Delhi Alâ ud-Dîn Khaljî pour envahir,
avec succès, plusieurs royaumes du Deccan29 (1296-1316), situés au sud de l’Inde.
Dans le Deccan justement, l’esclave égyptien, Malik Ambar (1549-1626), est toujours
considéré comme un grand stratège. Il a conduit des opérations de guérilla efficaces à la
tête d’une armée de cavaliers qui a défait les armées mogholes. Régent du Sultanat de
Ahmednagar30 (1607 – 1626 /actuel État du Maharashtra), il a fait construire l’actuelle
ville d’Aurangabad (État du Maharashtra – 1,2 million d’habitants).
27 SHAH A, Indian Siddis: African Descendants with Indian Admixture, American Journal of Human Genetics,
décembre 2012, 154–161 pages
28 MAHAJAN, V. D., History of Medieval India. S. Chand., S. Chand & Co, 2011, 846 pages
29 SHANTI S.A., The African Dispersal in the Deccan: From Medieval to Modern Times, Orient Blackswan
Private Limited, 16 septembre 2012, 285 pages
30 Africans in India: From slaves to reformers and rulers, BBC, 19 décembre 2014
31 KLERK de F, The Last Trek : A New Beginning: The Autobiography, St. Martin’s Press, juin 1999, 432 pages
DIALOGUES STRATÉGIQUES 51
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
également très connue pour son implication économique et politique en Afrique du Sud.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’Empire britannique a utilisé une main
d’œuvre indienne, volontaire ou forcée, en Tanzanie et au Kenya afin de construire
les infrastructures de ces pays. Dans son ouvrage La Piste Fauve32, Joseph Kessel fait
mention, à de nombreuses reprises, des communautés indiennes installées au Kenya,
en Tanzanie, en Ouganda et au Rwanda.
Ce bref tableau ne serait pas complet sans évoquer la diaspora du Gujarat (État du
nord-ouest de l’Inde) présente en Tanzanie, via l’île de Zanzibar33.
32 KESSEL J., La piste fauve, Gallimard, coll. Folio, 1954, 496 pages
33 Par exemple, le chanteur du groupe britannique Queen, Freddie Mercury, est né à Zanzibar d’un père,
travailleur gujarati parsi, qui y a émigré pour poursuivre son travail.
34 Celles-ci prennent la forme, par exemple, de nomination de conseillers indiens auprès du Vice-roi
britannique et l’établissement des conseils provinciaux. Ces conseillers auprès du Vice-roi britannique auront par
la suite dans l’administration indienne des postes d’importance. Par exemple, l’ambassadeur Narendra Sarila a
été le chef de cabinet de Lord Mountbatten et a, ensuite, occupé des fonctions éminentes au ministère indien
des affaires étrangères.
35 Engagée dans les Grands lacs contre les allemands mais surtout sur le front européen, l’ensemble des
forces expéditionnaires représente la seconde armée la plus importante avec 240 000 hommes et comptera près
de 62 000 morts.
36 En 1939, l’Inde a engagé 200 000 hommes et 2,5 millions en aout 1945.
52 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
Alors que la jeune démocratie indienne balbutie, seuls le Libéria (1847), l’Afrique
du Sud (1910) et l’Égypte (1922) sont déjà indépendants. Une minorité d’États africains
ne parviendront à l’indépendance que dans les années 1950 (6 pays)40. Les autres, dans
une grande majorité, ne l’obtiendront que dans les années 60 (31 pays)41 tandis que sept
autres pays ne seront libres que dans les années 70, 80 et 9042.
Alors que 44 États africains sont, en 1950, encore dépendants d’un pays étranger,
l’Inde profite de son nouveau statut d’État souverain pour animer une communauté
d’intérêts face à l’hégémonie des deux superpuissances de l’époque, l’Union des
37 L’Indian Army a été engagé sur trois continents dont le continent africain pour combattre contre les
armées de Mussolini en Éthiopie, au Soudan, en Libye, en Tunisie et en Égypte.
38 CHHINA R., Indian War Memorials Around the World, Centre for Armed Forces Historical Research, United
Service Institution of India, 2014, 242 pages
39 Ce dernier était en opposition par rapport à Gandhi sur la posture à adopter vis-à-vis des britanniques
et a travaillé à un rapprochement avec les forces de l’Axe et allant jusqu’à fonder, avec l’aide du Japon, le
Gouvernement provisoire de l’Inde libre à Singapour.
40 Au cours de la décennie suivant 1950, la Libye (1951), le Soudan (1956), la Tunisie (1956), le Maroc (1956),
le Ghana (1957) et la Guinée (1958)
41 A partir de 1960, de nouveaux Etats africains sont indépendants comme le Cameroun, le Togo, le Mali,
le Sénégal, Madagascar, la République Démocratique du Congo, la Somalie, le Bénin, le Niger, le Burkina Faso,
la Côte d’Ivoire, le Tchad, la République centrafricaine, le Congo, le Gabon, le Nigéria, la Mauritanie en 1960,
la Sierra Leone et la Tanzanie (1961), le Rwanda, le Burundi, l’Algérie, l’Ouganda en 1962, le Kenya en 1963,
le Malawi et la Zambie en 1964, la Gambie en 1965, le Botswana, le Lesotho en 1966, le Swaziland, la Guinée
équatoriale en 1968.
42 Au cours des années 70, c’est autour de la Guinée Bissau d’y parvenir en 1973 puis du Mozambique,
de l’Angola, du Cap vert en 1975, de Djibouti en 1977. Le Zimbabwe en 1980 puis la Namibie en 1990 sont
indépendants.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 53
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Même si des tensions indo-africaines ont été observées bien avant44 cette
conférence, la cohésion des signataires indiens et africains à la Conférence de Bandung
a été par la suite battue en brèche. Certains mouvements africains de décolonisation
ont conduit des dirigeants politiques locaux à mettre en œuvre une politique de « dé-
indianisation » et de discrimination positive vis-à-vis de leur population locale. Ce fût
le cas, notamment, au Kenya et surtout en Ouganda45 à l’initiative d’Idi Amin Dada46.
Dans l’Ouganda précolonial, la diaspora indienne est très implantée dans le tissu
économique et commercial. Elle a un réel poids politique mais elle est toutefois perçue
comme prédatrice des richesses nationales et des emplois locaux. Dans une volonté
43 L’origine de ce terme revient à NEHRU qui l’a prononcé la première fois lors du discours de Colombo, en 1954.
44 Des tensions ont eu cours à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle que ce soit les manifestations
contre les indiens et notamment Gandhi en Afrique du Sud ou encore en Tanzanie à l’époque de la colonisation
allemande.
45 Afin de construire des lignes de chemin de fer, de Mombasa à Kisumu en 1901 ou vers Kampala en 1931,
l’Empire britannique s’est appuyé sur une main d’œuvre indienne pour réaliser ces ouvrages. A l’issue, certains
sont repartis vers l’Inde, d’autres ont fait souche en Ouganda ou dans les pays voisins.
46 MAZRUI A., The de-indianisation of Uganda : who is a citizen ?, in SMOCK D., Bentsi-Enchill K., In Search
of National Integration in Africa, London, 1976.
47 Haute Commission pour la Diaspora Indienne : http://indiandiaspora.nic.in/diasporapdf/chapter8.pdf
54 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
48 Par décret présidentiel du 4 aout 1972, le Président Idi Amin Dada donne 90 jours aux « Asians »,
principalement les indiens, de quitter les pays. Cette décision a été prise dans un contexte anti-indien car la
communauté d’affaires indiennes était accusée de « saboter » l’économie locale et « voler » les emplois des
jeunes ougandais désormais indépendants.
49 Au moment de l’expropriation, le chiffre d’affaires de l’entreprise allait jusqu’à représenter près de 10%
du produit intérieur brut de l’Ouganda.
50 FORREST T., Le retour des Indiens en Ouganda, Politique africaine 4/1999 (N° 76), p. 76-90
51 Parmi eux, peuvent être cités ceux de la sidérurgie, des mines, des transports aériens, des télécoms et
de la production d’électricité
52 Parmi eux, peuvent être cités ceux de la pharmacie, des télécoms, des infrastructures, de l’automobile
et du tourisme
53 L’imposition de l’impôt sur les sociétés est passée, entre 1990 et 2000, de 50% à 30%.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 55
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Exsangue en 1991, l’Inde retrouve ainsi, petit à petit, une bonne santé économique.
Le PIB par habitant double, passant de 1 380 USD à 2 420 USD, les Investissements
Directs Etrangers (IDE) représentent 1% du PIB et la réserve de change, asséchée en
1990, est de nouveau positive et atteint 50 milliards USD. La roupie indienne devient,
également, plus compétitive par rapport au dollar. Alors qu’elle ne s’échangeait que
pour 0,0571 dollar en 1990, elle passait à 0,2222 dollar en 200054. Cette amélioration
du taux de change a pour résultat de contribuer à lever les verrous constatés dans les
années 70 et 80 puis de stimuler fortement la croissance annuelle du PIB indien (8% en
1999, 10% en 2007, 7% en 2015)55.
54 Sur cette même période de temps, 1 dollar valait 17,49 roupies en 1990 contre 48,55 roupies en 2000
55 Données Banque mondiale
56 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
En 2008, l’Inde s’est engagée pour un régime de préférences tarifaires avec les
Pays les Moins Avancés (PMA) africains et elle a renforcé son enveloppe budgétaire de
coopération à destination des États du “Cotton 4” (Tchad, Burkina Faso, Mali et Bénin).
En 2010, elle a aussi entamé des discussions en vue d’un Accord de Libre-Échange avec
la Common Market for Eastern and Southern Africa (COMESA).
En 2013, deux rendez-vous économiques entre l’Inde et l’Afrique ont été, coup sur
coup, organisés, l’un à New Delhi en mars 2013 (« CII-EXIM Bank Conclave on India-Africa
Project Partnerships ») et l’autre à Marrakech en mai 2013 (« India-Africa Partnership
Day ») en marge de l’Assemblée Générale de la Banque africaine de développement. En
parallèle à ces initiatives économiques, des démarches politiques ont été, également,
entreprises.
Dans un tel contexte, le lancement du 1er Sommet Inde-Afrique en 2008, sur une
base trisannuelle, a été un moment fort de l’affirmation des ambitions internationales
de l’Inde. Trois sommets indo-africains ont eu lieu : le premier à New Delhi en 2008, le
second à Addis-Abeba en 2011 et le troisième à New Delhi en 201556. Comme la France,
la Chine et le Japon, l’Inde a désormais “son” sommet africain. Jusqu’à présent, l’Inde
avait privilégié une relation avec l’Union sfricaine et les organisations sous-régionales
où seuls les secrétariats et les présidences étaient invités (avec les pays fondateurs du
NEPAD), au détriment de relations bilatérales. En 2015, ce principe est battu en brèche
au profit de relations bilatérales.
56 Le rythme triennal a été interrompu en 2014 à cause du virus Ebola sévissant en Afrique de l’Ouest. Il a
donc été reporté à 2015.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 57
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
été récemment ouvertes à Delhi par le Niger, le Mali et la République du Congo. L’Inde
étoffe ainsi, progressivement, son réseau diplomatique en Afrique. Elle vient d’ouvrir
une ambassade à Bamako au Mali et une autre à Djouba, au Sud-Soudan57 traduisant
ainsi sa volonté d’implantation durable sur ce continent.
L’Inde n’a ni les mêmes capacités ni les mêmes ambitions que certains de ses
voisins et a, parfois, des complexes, au point qu’elle éprouve des difficultés pour se
projeter politiquement sur la scène internationale. L’ancien Ministre du Congrès, Salman
Khurshid, disait « no foreign policy please, we’re indian » à l’évocation de la politique
étrangère indienne. Et pour cause, l’Inde ne se passionne que pour ses relations avec le
Pakistan et avec le Sri Lanka eu égard aux implications intérieures qu’elles impliquent.
Par ailleurs, l’Inde doit engager un avenir acceptable pour 1,2 milliard d’Indiens et pour
cela elle doit combler les profondes fractures sociales traversant le pays et relancer une
économie inadaptée à l’environnement international.
58 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
Dans son ouvrage Pax Indica59, l’homme politique indien Shashi Tharoor (député à
la Lok Sabha et membre du parti du Congrès) prend une position claire sur la place de
l’Inde vis-à-vis de l’Afrique. Selon lui, la question de l’accès aux ressources (minerais
et énergie) est au cœur des intérêts indiens vis-à-vis de l’Afrique et appelle à un
engagement renforcé de la part de son pays. A cet effet, et toujours selon lui, l’Inde doit
à cet égard continuer de développer son aide publique en Afrique, ce qui constitue un
outil de « soft power » du premier intérêt. Il ajoute, en outre, que l’aide indienne serait
mieux acceptée par les Africains que d’autres, car elle irait dans le sens de l’Histoire.
Cependant, South Block a encore des leviers d’action qui sont sous-utilisés. Ceci
est illustré par la culture indienne dans la mesure où elle ne rayonne pas ou peu sur
le continent africain. Il en est de même sur le modèle de société et des institutions
indiennes. Ce sont autant d’éléments qui ne sont pas ou peu mis en valeur par les
autorités indiennes pour animer cette politique étrangère vis-à-vis des Etats africains.
Il est clair que l’Inde possède des vecteurs d’influence certains (militaire, politique
et économique) mais se pose la question de leur réalité, de leur vélocité et de leur
endurance. L’Indian Navy devient une force océanique mais elle manque de moyens
techniques, d’hommes et d’équipements. Les relations politiques indo-africaines ont
été fondées sur des valeurs fortes et engageantes mais le Ministère indien des Affaires
Extérieures est limité tant en hommes qu’en moyens pour réellement donner un impact
sur l’animation de cette politique. La puissance économique indienne en Afrique est
de plus en plus présente en Afrique mais les entreprises indiennes sont soit pas assez
présentes ou ont eu mauvaise presse soit n’ont pas eu les moyens de développer leurs
activités.
59 THAROOR S., Pax Indica: India and the World of the 21st Century, Penguin Books India, 2013, 456 pages
DIALOGUES STRATÉGIQUES 59
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Ce tableau est d’autant plus clair lorsqu’il est mis en cohérence avec l’implication
chinoise en Afrique. Il est vrai que l’aide publique au développement pilotée par Pékin,
les capacités d’exportations des entreprises chinoises comme des moyens financiers
des établissements bancaires publics chinois, rendent la puissance indienne assez
nuancée.
L’Inde possède les atouts pour conquérir les cœurs de l’Afrique. En effet, New Delhi
n’exploite pas assez trois vecteurs d’influence pour asseoir sa puissance en Afrique. La
culture en est le premier élément car les instituts culturels sont très limités et, même
si la journée internationale du Yoga participe à cet élan de diffuser la culture indienne,
la richesse, la profondeur et la diversité de la culture indienne mériterait d’être mieux
portée vers l’Afrique. La diaspora indienne est en train d’être remobilisée par les soins
de Narendra Modi et celle-ci doit pouvoir être mieux coordonnée et soutenue pour faire
rayonner l’identité et la culture indienne. Celle-ci est déjà très implantée et participe
au développement social et économique de plusieurs Etats africains. Enfin, le modèle
institutionnel indien doit servir à porter des messages de démocratie, d’équilibre des
pouvoirs et d’alternances politiques réussies et régulières dont pourraient s’inspirer
plusieurs Etats africains. Là encore, l’Inde a un rôle à jouer et c’est d’ailleurs ce qui la
différencie d’un autre concurrent de taille, la Chine.
Jawaharlal Nehru avait une politique étrangère ambitieuse portée par des valeurs
fortes mais n’avait pas les moyens économiques et financiers pour élever plus haut
l’ambition de l’Inde d’être une puissance qui compte. A présent, Narendra Modi a entre
les mains plusieurs leviers économiques que Jawaharlal Nehru n’avait pas mais il doit
reconquérir les idées et l’élan que constituait ces valeurs nehruviennes pour justement
conjuguer la force des moyens économiques et politiques.
Face à une concurrence chinoise très présente, l’Inde se cherche des alliés pour
pallier à ses déficits. L’Alliance Solaire en est un bon exemple au même titre que le
Asia-Africa Growth Corridor. L’idée de la manœuvre est bien de créer un élan politique
fondé sur des valeurs de préservation de la planète et de développement économique
et humain mutuellement bénéfiques. Ces deux initiatives peuvent être interprétées
comme, justement, une volonté de conquérir les cœurs et les esprits africains par un
développement commun conduit dans une relation horizontale et égale. Ces marqueurs
politiques, s’ils parviennent à imprimer ces cœurs et ces esprits, auront une force
puissante pour faire naître des opportunités commerciales et économiques pour les
60 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
entreprises indiennes.
Le premier est celui de son implication dans les opérations de maintien de la paix et
plus largement son énergie à obtenir un siège de membre permanent au CSNU. L’Inde est
l’un des trois principaux contributeurs en termes de soldats déployés et ce déploiement
lui donne une lisibilité sur le continent africain, parfois à bon escient. Toutefois, se pose
plusieurs interrogations sur la pérennité de ces opérations eu égard à celles menées ces
dernières années de façon unilatérale par des coalitions. Il n’y a pas de doute sur les
débats actuels entourant ces opérations et se pose ainsi la question de l’implication des
casques bleus indiens. Dès lors, c’est une part non-négligeable de l’effort indien qui est
remis en cause pour justifier sa volonté d’accéder au CSNU.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 61
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Le troisième et dernier chantier auquel l’Inde doit apporter des réponses est relatif à
ses propres contraintes intérieures qui sont de trois ordres.
62 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
DIALOGUES STRATÉGIQUES 63
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Conclusion
L’Inde est la 3ème force militaire mondiale par le nombre de soldats, le 5ème budget
mondial de défense, la 3ème économie mondiale par son PIB et elle n’est ni membre
permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies ni du G7. Au travers de ce que
l’Inde est en train de réaliser avec et en Afrique, elle cherche à matérialiser ce qu’elle
souhaite. En 2007, Manmohan Singh formulait pour son pays ce souhait au moment de
l’accord nucléaire américain (« due place in global councils »60). En 2017, Narendra Modi
décrit une ambition pour son pays comme un « leading power »61. Gageons qu’en 2027,
le prochain Premier ministre indien fasse le constat d’une Inde conquérante continuant
à apporter une stabilité mondiale.
60 “This Agreement does not in any way restrict our strategic autonomy”, The Hindu, 14 août 2007
61 India as a leading power: Shaping the Development Narrative at Home and Abroad, Narendra Modi, 7
avril 2017
64 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
Sur le plan économique, l’intérêt que l’Inde porte à l’Afrique procède de deux
logiques:
L’Inde affiche l’une des croissances économiques les plus dynamiques au monde ces
dernières années. Sur la période 2009-2016, le pays a connu une croissance moyenne
de 7,5% (graphique1). En 2016, l’Inde a enregistré une forte croissance économique de
près de 8% et dépasse la Chine, depuis 2014, en termes de croissance économique.
Avec un tel dynamisme dans le rythme d’évolution de son produit intérieur brut,
l’Inde devient progressivement une puissance économique. En 2016, le pays se classait
septième économie mondiale avec un PIB de 2,46 trillions de dollars en 2016, derrière
DIALOGUES STRATÉGIQUES 65
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Graphique 2 : PIB en 2016 (en trillions dollars constants 2010) des dix
premières puissances économiques mondiales
66 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
Ces performances sont le résultat d’un processus continu de réformes lancé en 1991
et une ouverture au monde après une période caractérisée par une économie fermée et
protectionniste.
Selon les prévisions de PwC, en 2050 (graphique 3), l’Inde sera la troisième puissance
économique mondiale derrière la Chine, ce qui concrétiserait l’extraordinaire expansion
économique en cours dans le pays.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 67
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Ainsi, l’Inde, qui était déjà une puissance régionale, est devenue depuis une
quinzaine d’années un géant économique incontournable.
68 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
Cependant, malgré tous ces atouts économiques, l’Inde fait face à de nombreuses
contraintes qui freinent quelque peu son essor dans ses relations économiques avec
l’Afrique. La première contrainte et la plus déterminante est la vive concurrence
des autres puissances (Etats Unis, Europe, Chine, Japon, Canada) pour l’accès aux
ressources et aux marchés du continent africain. Cette forte concurrence des principales
puissances économiques et politiques mondiales est exacerbée par le fait que l’Inde
demeure un pays en développement avec ses propres défis intérieurs. Cela limite de fait
ses capacités de financement dans certains grands projets en Afrique.
Sur le plan diplomatique, l’Inde a multiplié les sommets Inde/Afrique depuis 2008.
Le premier sommet s’est tenu à New Delhi en 2008, suivi du sommet d’Addis Abeba en
2011 au siège de l’Union africaine. Le plus récent sommet s’est tenu en 2015 à New
Delhi et l’Inde prévoit tenir un 4ème sommet Inde/Afrique en 2020. Ces sommets sont
des plateformes stratégiques permettant à l’Inde de sceller des relations économiques
et commerciales fortes avec les pays africains.
D’un autre côté, l’Inde offre à l’Afrique une coopération financière et technique très
diversifiée prenant plusieurs formes, notamment : (i) Octroi de lignes de crédit pour le
commerce et l’investissement; (ii) Bourses d’études en Inde (en formation initiale et
continue); (iii) Centres de formation technique construits en Afrique; (iv) Electrification
solaire; (v) Services de santé à distance, en utilisant les technologies de l’information.
Par ailleurs, il faut souligner que de plus en plus de grands groupes indiens
étendent leurs présences sur le continent africain, notamment dans les domaines des
télécommunications, de la manufacture, de l’énergie, de la pharmacie et de la sidérurgie.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 69
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
1. Au niveau commercial
Sur le plan commercial, les échanges de l’Inde avec l’Afrique ont connu une
importante expansion depuis 2000 avec une augmentation de plus de 7 fois en 15 ans.
En 2016, les exportations de l’Inde sont de l’ordre de 21,8 milliards de dollars contre
89,8 milliards de dollars pour la Chine.
Source: Trademap
L’Inde et la Chine s’affronte sur des marchés presque identiques. Les trois principaux
partenaires africains de ces deux pays sont les mêmes : l’Afrique du Sud, l’Egypte et le
Nigeria (graphique 7).
70 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
Source : Trademap
Source : Trademap
DIALOGUES STRATÉGIQUES 71
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Source : Trademap
Cependant, l’examen de la structure des importations des deux pays montre qu’ils
ont les mêmes intérêts. En effet, autant l’Inde que la Chine importe principalement des
combustibles, des pierres précieuses et des minerais (graphique 10)….
Source : Trademap
72 DIALOGUES STRATÉGIQUES
STRATEGIE AFRICAINE DE L’INDE : LE MODELE D’UN GRAND ACTEUR MONDIAL
Source : Trademap
Sur le plan des investissements, l’Inde a connu des performances en dents de scie.
Sur la période 2008-2016, les investissements directs de l’Inde en Afrique ont connu un
pic de près de 12 milliards de dollars en 2010 et un creux d’un peu plus de 2 milliards
en 2009 (graphique 12).
Graphique 12 : Evolution des IDE de l’Inde en Afrique entre 2008 et 2016
(en milliards de dollars)
Source : Malancha Chakrabarty, ORF Working Paper, May 19, 2017, à partir des données de la Reserve
Bank of India
DIALOGUES STRATÉGIQUES 73
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Sur la période 2008-2016, l’Afrique représentait cependant 21% dans les IDE de
l’Inde dans le monde, ce qui montre l’intérêt particulier que l’Inde porte à l’Afrique, se
classant 5ème investisseur étranger (en flux) en Afrique. La principale destination des
investissements de l’Inde en Afrique est l’Île Maurice qui représente plus de 90% des
IDE africains de l’Inde.
Source : Malancha Chakrabarty, ORF Working Paper, May 19, 2017, à partir des données de la Reserve
Bank of India
IV. Perspectives
A l’issue du 3ème sommet Inde/Afrique, de fortes décisions ont été prises et ont pour
seul objectif de relancer la coopération entre les deux zones. Parmi les résolutions prises,
nous notons principalement : (i) l’octroi de nouvelles lignes de crédit concessionnelles
pour un montant de 10 milliards de dollars sur 5 ans; (ii) l’octroi de 50 000 bourses
aux étudiants africains entre 2016 et 2020; (iii) le renforcement de la collaboration
dans la recherche, l’utilisation et le développement des technologies appropriées et
dans les secteurs émergents et à haute technologie; (iv) l’accélération de la mise en
œuvre du régime de préférences tarifaires en franchise de droits offert par l’Inde; (v) le
développement de la coopération dans tous les secteurs d’activités.
74 DIALOGUES STRATÉGIQUES
III : LES RELATIONS INDE-CHINE
L’histoire nous enseigne, qu’il y eût depuis l’année 65 apr. J.-C. un flux régulier de
missionnaires bouddhistes de provenance de l’Inde vers la Chine, tels que Kashyapa
Matanga et Dharmaratna Gobharana, qui ont été suivis par d’autres savants comme
Kumarajiva, tandis que des visites furent entamées par des savants chinois également
attirés par l’Inde. Parmi eux, on peut citer Faxian (340-418) et Xuanzang (602-664), qui
ont transcrit leurs voyages, constituant une source importante de l’histoire religieuse
sociale et politique de l’Inde ainsi que de l’Afghanistan.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 75
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
1. Historique
Le sort de ses deux pays allait produire une connivence intellectuelle pour s’opposer
à la Grande-Bretagne. Du côté de l’Inde, il y a lieu de signaler qu’à la suite de la création
du Congrès national indien en 1885, la montée du nationalisme indien a favorisé la
coopération et la collaboration entre les nationalistes des deux pays. Ceci s’opéra à la
fois lors des dernières années de la dynastie Qing, et après la révolution libérale de 1911
en Chine. Les idées de Gandhi et de Tagore furent largement répandues parmi les élites
chinoises. Des opérations ont été menées conjointement par plusieurs nationalistes
chinois et indiens contre la présence britannique dans les deux pays, et en partie contre
la présence japonaise en Chine.64
62 Au début du 19e siècle, le commerce illicite de l’opium devient sans surprise la principale activité entre
l’Inde britannique et la Chine
63 La dynastie Qing a connu un long déclin, fragilisée tant par les conflits internes que par les pressions
internationales, et finalement renversée par la révolution chinoise de 1911. Le règne de la dynastie Qing a pris fin
le 12 février 1912, avec le renversement du dernier empereur Puyi 溥儀
64 Les activités et les connexions des deux nationalistes indiens Subhas Chandra Bose (1897 - 1945) et
Mohammed Barakatullah à Tokyo ont contribué à la création d’alliances complexes entre certaines factions
du mouvement national indien et de l’empire japonais. Attendu que le Japon pendant l’ère de Meiji a appuyé
l’opposition indienne contre la présence britannique, ce qui a amené plus tard certaines de ces factions à
s’abandonner leurs soutiens à la résistance chinoise contre la présence japonaise en Chine.
76 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
sur les pays du continent asiatique et leurs économies. Il a été question également
de coordonner les efforts de solidarité avec les mouvements nationalistes en Asie,
en Afrique, et en Amérique Latine. Les deux pays ont œuvré pour le renforcement de
la coopération bilatérale, notamment en se focalisant sur la consolidation de leurs
relations de voisinage.
Il est important de mentionner que la crise des missiles de Cuba (16-28 octobre 1962)
a coïncidé avec cette guerre sino-indienne et que les États-Unis et l’Union soviétique se
DIALOGUES STRATÉGIQUES 77
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
sont affrontés, bien que l’Inde n’ait reçu aucune aide de ces deux puissances mondiales
jusqu’à la résolution de la crise des missiles de Cuba. Soulignons que la guerre de 1962
a également été marquée par le non-déploiement de la marine ou de l’armée de l’air du
côté chinois ou indien.
Toutes ces dynamiques ont entrainé non seulement l’initiation de nouveaux conflits
potentiels, mais aussi l’espoir d’une coopération accrue, tant entre les puissances
régionales qu’entre elles-mêmes et les États-Unis.
La prochaine évolution significative des relations bilatérales entre les deux pays est
marquée par la visite du Premier ministre Dr Manmohan Singh à la Chine en janvier 2008,
au cours de laquelle les deux parties ont signé ¨une vision partagée pour le 21èmesiècle
de la République populaire de Chine et de la République de l’Inde¨. Une vision qui vise
à promouvoir la construction d’un monde harmonieux de paix durable et de prospérité
commune en développant un partenariat stratégique et coopératif entre les deux pays.
Le document issu de ce sommet indiquait également que ¨les relations sino-indiennes
ne visent aucun pays et n’affecteraient pas non plus leur amitié avec d’autres pays
». Se référant à l’aspiration de l’Inde de devenir un membre du Conseil de sécurité
des Nations Unies, le document déclare que « la partie chinoise attache une grande
importance à la position de l’Inde en tant que grand pays en développement dans les
affaires internationales, et que le côté chinois comprend et soutient les aspirations de
l’Inde à jouer un jour ».
Aksai Chin est une zone frontalière contestée entre la Chine et l’Inde. Elle est
administrée par la Chine, située dans la partie sud-ouest de la préfecture d’Hotan,
78 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
dans la région autonome du Xinjiang. Elle est également revendiquée par l’Inde comme
faisant partie de la région du Ladakh de la province du Jammu-et-Cachemire. En 1962,
la Chine et l’Inde ont forgé une brève guerre à Aksai Chin et à Arunachal Pradesh, mais
en 1993 et 1996, les deux pays ont signé des accords pour respecter la ligne de contrôle
effectif. Le territoire contesté se trouve au sud de la ligne McMahon. Dans les frontières
nord-est, elle s’appelle désormais Arunachal Pradesh. La ligne McMahon faisait partie
de la Convention de Simla de 1914 entre l’Inde britannique et le Tibet, un accord rejeté
plus tard par la Chine.
Le Dalaï Lama
Les 4 fleuves coulant de Chine en Inde constituent la source d’eau fossile de certains
États indiens. Languchen Khabab, Tackok Khabab, Ma Cha Khabab, Senge Khabab sont
les 4 rivières originaires du Tibet et arrivant sur le territoire indien. Mais l’Inde considère
la construction de plusieurs barrages par la Chine comme un facteur majeur causant
la nuisance des réserves hydrauliques en Inde et représentant par conséquent une
pression sérieuse sur les équilibres régionaux du pays.66
DIALOGUES STRATÉGIQUES 79
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
3. Conflits politico-stratégiques
80 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
Le refus répété de New Delhi (l’Inde avait, en 2017, boycotté le sommet de Pékin)
n’est pas seulement politique pour défendre son intégrité territoriale, mais il est
également géostratégique, puisque l’architecture chinoise des itinéraires de la nouvelle
Route de la Soie en Asie de Sud et en Asie centrale limite les synergies de l’Inde dans
son orbite continentale.
Cet itinéraire est probablement aussi le plus stratégique pour Pékin. D’une part,
il doit lui permettre de transporter ses marchandises directement dans l’océan Indien
à travers le port de Gwadar. Ce corridor permet un approvisionnement plus rapide en
hydrocarbures puisque les pétroliers venant du Golfe ne devront plus faire le détour par
le détroit de Malacca.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 81
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Parmi les exemples qui accentuent la rivalité entre l’Inde et la Chine, il y a lieu
de citer l’aide apporté par Pékin pour la construction de barrages, le réseau de fibres
optiques, etc. au Népal, qui dépend principalement de l’Inde pour ses opérations et ses
activités commerciales transfrontalières.
82 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
L’Inde ayant pris des mesures concrètes pour développer sa présence en Extrême-
Orient, le pays a procédé à coordonner avec la Russie afin d’établir une liaison maritime
entre Chennai et le principal port russe sur le Pacifique. Cette liaison maritime permettrait
de transférer des marchandises entre Chennai et Vladivostok en 24 jours - contre plus
de 40 jours actuellement - pour transporter des marchandises de l’Inde vers l’Extrême-
Orient via l’Europe. Cette route maritime pourrait être transformée en corridor et être
juxtaposée au corridor indo-japonais du Pacifique vers l’océan Indien.
Les tensions entre les deux pays demeurent sous contrôle, mais pourraient
éventuellement s’avérer inquiétantes si les deux pays ne poussent pas en faveur d’une
interdépendance commune susceptible de servir les intérêts et la sécurité des deux
pays.
68 http://www.eria.org/Asia-Africa-Growth-Corridor-Document.pdf
69 Dipanjan Roy Chaudhury (26 mai 2017). “L’Inde et le Japon proposent AAGC pour contrer l’obor de la
Chine”. Les temps économiques Récupéré le 2017-05-28
DIALOGUES STRATÉGIQUES 83
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
La conscience des deux pays que le continent asiatique vit encore sous les
conséquences de la guerre froide avec sa géométrie des armes nucléaires, contribue à
la coexistence et la cohabitation à cœur de la doctrine défensive des deux pays.
70 World Economic Outlook Database, April 2018 – Report for Selected Countries and Subjects”. International
Monetary Fund (IMF).
84 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
DIALOGUES STRATÉGIQUES 85
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
De plus, les règles imposées par Beijing sur l’accès aux marches chinoises
entravent la capacité des entreprises indiennes à les pénétrer. L’Inde négocie toujours
pour que la Chine ouvre ses marchés aux technologies de l’information, aux produits
pharmaceutiques, et aux produits agricoles indiens pour réduire leur déficit commercial.
Même dans les secteurs où l’Inde dispose d’un avantage concurrentiel, comme les
produits pharmaceutiques où le pays représente 20% de la production mondiale de
produits pharmaceutiques génériques, les sociétés indiennes déjà présentes en Chine
se plaignent de l’absence d’accès aux marchés et de procédures réglementaires trop
restrictives.
Mais les deux géants asiatiques qui représentent 35% de l’humanité et un quart de
l’économie mondiale seront dans l’obligation de résoudre leurs problèmes commerciaux
de manière plus courageuse et innovante. Par exemple, le déficit d’épargne-
investissement de 40 milliards de dollars de l’Inde pourrait être facilement comblé
par les économies excédentaires chinoises de 165 milliards de dollars, assurant de
nouveaux portefeuilles d’investissements directs à proximité.
Alors que les deux pays ont connu une multitude de problèmes liés aux investissements
économiques dans le passé, ils ont commencé à surmonter ces obstacles ces dernières
années. En 2014, la Chine a annoncé un investissement de 20 milliards de dollars US
en Inde au cours des cinq prochaines années. Il couvrira l’installation des projets de
parc industriel dans le Gujarat, Haryana, et le Maharashtra. Cet investissement devait
accroître les capacités de production de l’Inde et aider le pays à réduire son déficit
commercial avec la Chine. Cependant, certains de ces projets évoluent lentement en
raison de problèmes d’acquisition de terrains. Les investissements directs étrangers
de la Chine (IDE) en Inde entre avril 2000 et juin 2017 sont passés à 1,67 milliards de
dollars, ce qui représente seulement 0,49% des entrées totales d’IDE en Inde au cours de
la même période. Les investissements chinois dans le secteur manufacturier ont donné
des résultats intéressants à plusieurs niveaux, puisque 60% des IDE chinois en Inde
d’avril 2000 jusqu’au septembre 2015 sont focalisés autour de l’industrie automobile et
la technologie du smartphone.
Pourtant, les indices d’une évolution sont de plus en plus tangibles, notamment
avec l’augmentation des investissements privés chinois dans les start-ups indiennes,
en particulier celles axées sur la technologie et le commerce électronique. En 2017, les
entreprises chinoises telles que Alibaba, Fosun, Baidu et Tencent ont investi nviron 5,2
milliards USD dans 30 start-ups indiennes.
86 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
Selon les statistiques chinoises, les échanges bilatéraux entre les deux pays ont
atteint un record de 84,44 milliards USD en 2017. En outre, les entreprises chinoises ont
manifesté un vif intérêt pour l’investissement en Inde, prévoyant d’injecter environ 85
milliards de dollars. Dans l’ensemble, le renforcement des relations économiques entre
l’Inde et la Chine peut être bénéfique pour les deux pays, notamment si l’Inde envisage
de renforcer son secteur industriel et que la Chine progresse dans la chaîne de valeur
de son secteur manufacturier.
À cet égard, l’investissement de la Chine dans les entreprises indiennes leur fournit
des capitaux indispensables pour accroître leurs capacités, tandis que la Chine acquiert
de plus grandes compétences technologiques, en particulier compte tenu de l’avantage
comparatif de l’Inde dans des secteurs de l’informatique, le consulting juridique et
technique, et des services d’affaires.
Il est attendu que les liens économiques entre la Chine et l’Inde continuent de jouer
un rôle important d’ici 2020. Le commerce bilatéral est passé de moins de 3 milliards
de dollars en 2000 à près de 52 milliards en 2008. Bien que le chiffre de l’année 2008
ne représente que le huitième du commerce total entre les États-Unis et la Chine,
le commerce sino-indien croît presque trois fois plus vite que celui des Etats-Unis.
Cette croissance rapide s’est poursuivie pour atteindre 84,44 milliards en 2017. Des
estimations prévoient que d’ici 2020, le commerce sino-indien pourrait dépasser les
409,2 milliards de dollars et plus de la moitié du commerce total prévu entre les États-
Unis et la Chine en 2020. Cette expansion affecterait toutes les grandes économies
mondiales, y compris les États-Unis. Bien que les IDE entre la Chine et l’Inde devraient
également augmenter dans les années à venir. Selon les économistes qui utilisent
des modèles de gravité71, le commerce sino-indien est plus équilibré que le commerce
de la Chine avec les États-Unis et l’Europe ; les grands déficits de ces derniers pays
provoquèrent des frictions politiques.
71 Pour évaluer la potentialité économique, il utilise des variables telles que la taille des nations, la distance
physique entre elles et d’autres facteurs tels que la langue, le passé colonial, la frontière, l’appartenance à une
zone de libre-échange, etc.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 87
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
puissant au cours des dix dernières années, cet engagement s’est affaibli en partie car
le pays semblait plus enclin à s’entendre avec les grandes puissances occidentales en
essayant de limiter l’épanouissement indien en Asie du Sud.
Les forums de coopération régionaux sont des espaces appropriés pour que la Chine
et l’Inde développent leurs relations stratégiques sur la base d’une coopération et d’une
coordination poussée.
Shanghai Forum72
L’Inde et le Pakistan étant tous les deux hostiles aux problèmes du Cachemire et
actifs dans la lutte contre le terrorisme, les pays s’affrontent depuis longtemps et
partagent des points de vue divergents sur la question afghane ainsi que sur d’autres
72 L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) - été créée à Shanghai les 14 et 15 juin 2001, est
une organisation intergouvernementale régionale asiatique qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le
Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, en plus de l’Inde et le Pakistan.Remplaçant le “Groupe de Shanghaï”
réunissant les chefs d’État d’Asie centrale à partir de 1996, l’OCS vise d’abord à répondre aux bouleversements
géopolitiques consécutifs à l’effondrement de l’URSS en Asie centrale et à l’instabilité que cela entraînait dans
la région. Stabilisant les frontières des nouveaux Etats créés, le groupe puis l’organisation formalise peu à peu
une coopération économique puis sécuritaire et militaire visant à assurer la sécurité collective des adhérents.
La Chine et la Russie sont au centre de cette initiative et formalisant par son biais une forme de rapprochement
géostratégique que le refus de l’entrée des États-Unis et du Japon illustre.
88 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
questions régionales. Les défis sont importants, et comme le précisent plusieurs experts
des affaires d’Asie du Sud, personne n’est capable d’évaluer les effets néfastes d’un
conflit entre l’Inde et le Pakistan sur ce forum régional.
Lors de la 18ème édition de l’OCS tenue à Qingdao en Juin 2018, le président chinois
Xi Jinping a insisté sur l’importance de “l’unité” entre les membres de l’organisation
lorsqu’il a accueilli le président pakistanais Mamnoon Hussain et le Premier ministre
indien Narendra Modi. Le désir de la Chine de jouer un rôle de médiateur dans le conflit
indo-pakistanais vise en premier lieu à neutraliser l’opposition de l’Inde au corridor
économique sino-pakistanais (CPEC).
À cet égard, la présence de l’Inde dans les BRICS a permis de changer l’image de
l’Inde dans le monde. Cette ouverture intervient après des décennies de protectionnisme.
L’extension de ses capacités financières ont permis d’atteindre un double objectif :
économique en initiant le processus de la libéralisation de l’économie par le parti du
Congrès en 1991, et stratégique, lorsque le parti nationaliste, de droite du BJP arrivé au
DIALOGUES STRATÉGIQUES 89
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Les BRICS ont relancé le rôle de l’Inde dans la coopération Sud-Sud. Cette étape
permet à l’Inde d’élargir sa coopération avec la Russie, l’Afrique australe et l’Amérique
latine.
La Chine demeure certes à la tête du groupe BRICS à tous les niveaux, mais
l’Inde a réussi à se placer en deuxième position, bénéficiant des vastes connexions
internationales que le Forum permet.
Le terrain africain n’a pas échappé à la concurrence entre la Chine et l’Inde. Cette
concurrence s’est traduite par la domination chinoise. Cette dernière a élargi ses activités
dans un cadre coopératif : le Forum sur la Coopération sino-africaine (FOCAC) englobe
les secteurs des infrastructures, de l’agriculture, des parcs industriels, de la sécurité et
de la culture, ainsi que le développement des projets de connexions interrégionales.
Pour sa part l’Inde n’a cessé de renforcer sa présence en Afrique. Il est question de
promouvoir à la fois les relations commerciales, la coopération dans les secteurs des
télécommunications, de la technologie et de l’agriculture. L’Inde accorde également une
grande importance à la coopération dans le domaine de l’éducation, de la formation
scientifique et technique des compétences africaines.
73 Le format de Banjul est l’acte par lequel l’Union africaine désigne quinze pays du continent africain
pour participer au sommet Inde-Afrique. Cette formule a affaibli l’intérêt bilatéral dans les foras et favorisait
les grandes économies africaines a profité plus de ce type de coopération intercontinentale. Mais, pendant le
troisième sommet du forum Inde-Afrique en 2015, le premier ministre indien, Narendra Modi, a personnellement
invité les chefs d’État de tous les pays africains. Une première étape vers l’abandon de l’ancien format
90 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
L’Inde et le Japon ont lancé des consultations en vue de coordonner leurs objectifs et
les efforts de la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique
(TICAD) et de l’IAS. Cette mutation potentielle impacterait certainement l’avenir de la
compétition sino-indienne dans les marchés africains.
Depuis que les deux dirigeants ont pris le pouvoir, les relations entre les deux pays
ont commencé à prendre une forme plus dynamique. Les différentes discussions entre
les deux leaders se sont principalement focalisées sur le renforcement de la coopération
maritime en tant que domaine important des relations bilatérales entre l’Inde et la
Chine, et en tant que plateforme pour renforcer la confiance mutuelle entre les deux
pays à l’échelle politique.
L’Inde et la Chine ont des intérêts maritimes larges et qui se chevauchent dans les
eaux de la zone indopacifique. Pour éviter que la concurrence ne dégénère en conflit
dans le domaine maritime, les deux pays tentent durant cette nouvelle ère de renforcer
leurs lignes de communication stratégique. Une approche ascendante d’engagement
diplomatique a été lancée par les deux leaders Narendra Modi et Xi Jinping afin de
combler le fossé de méfiance stratégique entre les deux pays.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 91
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
New Delhi lance des contre-offensives au Sri Lanka ou au Népal, mais le pays
découvrira bientôt que ses menaces et ses pressions sont inutiles. En mai 2017, le Népal
a officiellement signé l’accord avec la Chine pour se joindre au BRI. L’élite gouvernante
au Népal considère l’adhésion à cette initiative comme le début d’un nouveau chapitre
dans les projets de développement du pays.
92 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
L’Année 2018 est une année cruciale qui marque un tournant pour l’économie
mondiale. En effet, c’est l’année de la réelle reprise de l’économie européenne, après
une décennie de stagnation puis de gestion des conséquences de la grande crise
économique et financière de 2008. Et c’est à partir de 2018 que l’Asie consolidera
sa position dans l’économie mondiale et que l’Inde dépassera la France et la Grande
Bretagne en termes de PIB. Cela n’est pas sans nous rappeler les années 2000, quand
l’économie chinoise avait doublé les principales économies européennes et celles de
France, Grande Bretagne, Allemagne et même celle du Japon, son voisin asiatique.
Quand l’assemblée nationale populaire chinoise a réélu pour un deuxième mandat
en mars 2018 Xi Jinping, les félicitations les plus chaleureuses lui sont parvenues du
Premier ministre indien Modi. Et pourtant, que de contradictions géopolitiques entre les
deux pays !
C’est l’occasion pour nous de nous interroger sur la position de ces deux géants
asiatiques sur le plan démographique, devenus aujourd’hui des puissances économiques,
et sur leurs rapports où les éléments d’ordre stratégique sont sources d’antagonismes
alors que les facteurs économiques favorisent rapprochement et coopération.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 93
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
qui, prenant appui sur sa propre demande, est en train de devenir incontournable pour
l’économie mondiale. Et de ce fait, se prépare à affirmer ses ambitions géopolitiques.
L’Inde d’aujourd’hui, représentée par son Premier ministre Modi à la tête du PJP,
parti conservateur indou, bouge, bouscule son environnement, et s’impose avec comme
mot d’ordre « Make in India ». Cela rappelle les objectifs de la Chine des années 1980 et
1990 lors de son adhésion à la logique de la réforme et de l’ouverture sous la direction
de Deng Xiao Ping. Modi a réussi à donner un nouvel élan à l’économie indienne laquelle
avait connu durant la période Singh - Premier ministre proche de Sonia Gandhi chef du
parti du congrès (2004-2009) – une première avancée caractérisée par l’intérêt accordé
à la « croissance inclusive » et la mise en place des Zones économiques spéciales pour
les activités industrielles, une période où le taux de croissance a atteint jusqu’à 9%.
Ce sont les effets de la crise mondiale et l’essoufflement du clan Gandhi qui ont
facilité le succès électoral de Narendra Modi. Celui-ci, en réponse aux vœux du monde
des affaires, a décidé de briser le modèle autocentré d’autarcie qui prévalait en Inde
depuis son indépendance, de s’ouvrir sur les IDE, de lancer de grandes réformes du
foncier (loi sur la terre), du travail, de pratiquer des privatisations et de mettre en place
un grand programme d’infrastructures pour améliorer la compétitivité de l’économie
indienne.
La comparaison entre les deux géants traduit une situation d’asymétrie en faveur de
la Chine sur tous les plans, à l’exception peut-être de la transition démographique où
l’Inde possède un atout réel.
94 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
• L’économie chinoise pèse globalement cinq fois plus que l’économie indienne
alors que, vers 1980, les PIB des deux pays étaient quasi similaires. Sa capacité à
faire évoluer son modèle de développement est pour elle un atout qualitatif réel :
renforcement de la base de son marché local, progression des salaires, couverture
des besoins sociaux, intérêt accordé aux technologies de pointe, au numérique et
à l’économie verte.
• La place de l’économie chinoise dans les échanges internationaux est 10 fois plus
importante que celle de l’économie indienne. La part de la Chine dans le commerce
mondial est passée de 2,1% à 4,3% entre 1980 et 1990, pour atteindre 15% en
2015. Par contre, la part de l’Inde a stagné durant les deux dernières décennies du
XXème siècle pour ne remonter qu’aux alentours de 2% en l’an 2000. La balance
commerciale chinoise enregistre le plus grand solde excédentaire du monde. Par
contre le taux de couverture des importations indiennes n’est que de 72%, et ce,
même s’il ne cesse de s’améliorer (+ 3% en 2016- 2017). Les exportations des
biens ne représentent que 11% du PIB en Inde contre 17,5% en Chine. Le taux
d’ouverture de l’économie indienne tend à se contracter et se situe à 14,6% en
2016-2017 contre 18,6% en 2014-2015. Le taux d’ouverture de la Chine est plus
stable (16,4%), mais l’économie indienne apparait plus ouverte si l’on tient compte
des exportations des services qui représentent 7% du PIB.
L’Inde se démarque, dans ses rapports extérieurs, par l’excédent de sa balance des
services (67 milliards de dollars). Il s’agit de services informatiques, d’information
et de télécommunication dont les exportations sont estimées à 7,3 milliards de
dollars. C’est ainsi qu’on définit l’Inde comme « le bureau du monde », face à la
Chine, « atelier du monde ». Ainsi, grâce aux services, le ratio échange biens et
services dans le PIB a beaucoup progressé en Inde entre 1990 et 2007, passant de
17 à 31%. Il a bondi à 54% en 2013. Depuis, il a même dépassé celui de la Chine
qui a reculé depuis 2014.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 95
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
La Chine, avec Hong Kong, n’est que le troisième client de l’Inde, bien après les
Etats-Unis (15,3% des exportations indiennes) et des EAU (11,3%). L’Inde, dont les
exportations ont beaucoup progressé en 2016-2017 vend en premier lieu pierres
et métaux précieux (15,8% de ses exportations), textiles, cuirs, coton et articles
d’habillement (15,5%), produits chimiques et pharmaceutiques (12,5%), produits
agricoles (11%), métaux de base (8,3%) et matériel de transport. La pétrochimie
indienne est de plus en plus restreinte par les surcapacités des industries chinoises.
• La croissance de l’économie indienne est certes réelle, mais n’a pas encore permis
la disparition de la grande pauvreté comme cela a été le cas en Chine, ni d’ailleurs
une réduction des inégalités au niveau de la répartition des revenus, des richesses,
de l’éducation et de la santé. D’ailleurs, les réformes en cours concernant le foncier
et le droit au travail rencontrent beaucoup de résistances dans la société. Au
niveau de l’indice de développement humain, l’Inde est classée 135e sur 187 pays.
Un indice évalué à 0,59, très loin derrière celui de la Chine (0,72) qui occupe le 91e
rang mondial.
Les inégalités sociales sont amplifiées par les inégalités spatiales, phénomène
qui existe également en Chine où la grande croissance a favorisé surtout le sud
et le sud-est du pays. L’analphabétisme, qui a disparu en Chine, reste un fléau en
Inde où l’omniprésence des castes handicape encore toute avancée de la société
indienne et toute inclusivité, notamment en matière de formation. Le grand défi
pour l’Inde aujourd’hui est comment rendre sa croissance inclusive car, depuis des
décennies, elle n’a fait que favoriser l’élitisme à travers son système de formation.
• Sur le plan stratégique, la puissance militaire chinoise est bien supérieure à celle
de l’Inde. L’écart en la matière est plus grand que dans le domaine économique.
Le budget défense de l’Inde est de 45.785 millions de dollars (2,5% du PIB), contre
166.107 millions de dollars (2% du PIB) pour la Chine. Aujourd’hui, la Chine est une
grande puissance militaire sur terre et de plus en plus sur mer où elle a réussi à
mettre en place les moyens de confrontation avec tous les pays du voisinage avec
lesquels elle a des conflits (Japon, Corée du sud, Viet Nam, …) au moment où
l’Inde reste obsédée par son antagonisme historique avec le Pakistan.
96 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
• Des indications récentes révèlent les grands progrès réalisés par la Chine et en
partie par l’Inde dans les domaines de la recherche scientifique et l’intelligence
artificielle.
DIALOGUES STRATÉGIQUES 97
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Géants sur le plan démographique (1,3 milliards d’habitants chacun, la Chine comme
l’Inde sont considérés aujourd’hui comme les deux économies émergentes les plus en
vue parmi les cinq BRICS. Depuis quarante ans, bien que faisant partie tous les deux
du sud et du tiers monde, la Chine et l’Inde ont cependant eu des parcours politiques
différents. La première, dirigée par un système centralisé, un parti communiste,
a adhéré, dès 1980 à une stratégie de réformes et d’ouverture dans le sillage des
pays asiatiques voisins, ce qui lui a permis de devenir au terme de trois décennies,
la deuxième puissance économique mondiale. La seconde, pluraliste mais dominée
pendant plusieurs décennies par le parti du congrès, a mis en place une politique
autocentrée, voire d’autarcie, avant de tenter de réformer le fonctionnement de son
économie en 1991 et d’adhérer en 2014 à une logique d’ouverture en faveur du privé et
plus généralement de l’économie mondiale.
Ces deux parcours ont eu des effets sur l’évolution des structures sectorielles
des deux économies : le poids différencié de l’agriculture et de l’emploi agricole, un
dynamisme industriel plus affirmé en Chine et la spécialisation de l’Inde dans l’économie
des services et du savoir.
• Par la force de la pression démographique, la Chine, comme l’Inde, ont mené des
politiques agricoles productivistes bien encadrées par les Etats ce qui leur a permis
de devenir des grandes puissances agraires. Avec 130 millions d’ha cultivés et de
212 millions d’ha de superficie forestière, la Chine parvient à nourrir plus de 20%
de la population mondiale. Elle ne possède cependant que 9% de la superficie
labourable de la planète et ses ressources en eau ne représentent que 9,5% des
ressources mondiales. L’intérêt accordé à la promotion de la production agricole en
Chine a précédé le lancement de la politique d’ouverture et de réforme inaugurée
en 1979. Celle-ci a amplifié les performances du secteur agricole qui a contribué de
ce fait au financement de l’économie industrielle.
98 DIALOGUES STRATÉGIQUES
LES RELATIONS INDE-CHINE
DIALOGUES STRATÉGIQUES 99
PARTIE I : LA PLACE DE L’INDE SUR L’ECHIQUIER MONDIAL : ENTRE AMBITIONS ET FRAGILITES
Le modèle industriel chinois a été ainsi beaucoup plus dynamique et ouvert sur le
marché mondial que le modèle indien. Il a épousé le parcours inauguré dans les
années 1950 par le Japon et dans les années 1970 par les quatre dragons.
Aujourd’hui, Modi, soutenu par le monde des affaires, met tout en œuvre pour
consolider l’élan d’une industrie désormais performante, ouverte sur le marché
mondial et pilotée par les groupes dominés par les grandes familles. Son ambition :
qu’il y ait, dans chaque secteur industriel, au moins deux groupes indiens dans les
cinquante premiers mondiaux.
Dans les industries de base, l’Inde possède des avantages compétitifs certains,
notamment dans les domaines de l’acier et de la pétrochimie, ce qui lui permet
de répondre aux besoins à la fois du marché local et de marchés d’exportation.
Elle parvient même à répondre même aux besoins du marché chinois malgré les
surcapacités que connaissent ces secteurs dans ce pays ! C’est ainsi que l’Inde est
le quatrième producteur mondial d’acier (86 millions de tonnes), loin derrière la
Chine (822 millions de tonnes) laquelle achète ce produit à l’Inde. Dans le secteur
automobile, l’Inde a amélioré ses performances avec 3 millions d’unités produites
en 2015 grâce aux investissements des grands producteurs asiatiques, notamment
japonais, mais aussi à la montée des groupes locaux (TATA). L’Inde a émergé
par ailleurs grâce à une stratégie de sous-traitance dans le secteur des produits
pharmaceutiques et de la biotechnologie. L’abondance de main d’œuvre lui permet
Depuis les années 1950, la part des services dans le PIB en Inde est toujours
supérieure à 50%, avec une dualité remarquable : un secteur peu productif
hypertrophié, qui offre du travail dans le commerce et les petits métiers à des
dizaines de millions de personnes mais dont beaucoup sont en fait en état de sous-
emploi réel et un secteur hyper productif qui a commencé à émerger surtout depuis
les années 1990 et qui est représentatif de l’adhésion de l’Inde à la modernité.
Il s’agit d’un secteur en expansion depuis 30 ans, lié à l’information et à la
communication, en prolongement au départ à l’installation des centres d’appel. En
2015, il a représenté quelques 10% du PIB, 4 millions d’emplois directs et presque
12 millions d’emplois indirects. Il est soutenu par l’émergence d’universités d’avant-
garde spécialisées dans l’ingénierie avancée. Il est orienté aux 3/4 à l’international
où il représente 1/3 des recettes en devises du pays grâce à la présence de filiales
dans grandes firmes multinationales : IBM d’abord puis Capgemini qui y comptent
la moitié de leurs effectifs, mais aussi de grands majors nationaux qui ont investi
le secteur aux côtés des firmes multinationales. Cette place spécifique des services
en Inde s’explique par la baisse des prix dans les communications, les banques,
les assurances, l’hôtellerie, ce qui rappelle le rôle particulier joué dans l’industrie
manufacturière d’exportation par les investisseurs étrangers en Chine. Dans cette
dernière, le secteur tertiaire est beaucoup plus homogène. Il ne représente que
40% du PIB en raison de la prédominance du secteur industriel dans ce pays.
• Le conflit frontalier qui porte sur deux portions de leurs frontières communes :
l’Aksai Chin (43.180 km) à l’ouest et Tawang - L’Arunachal Pradesh ou le Tibet du
sud qui abrite un grand monastère bouddhiste (90.000 km) à l’est.
L’Inde considère ses deux régions comme faisant partie intégrante de son territoire
en vertu de l’héritage de l’empire britannique. La Chine refuse cet argument lié à
l’histoire du colonialisme et considère qu’il s’agit d’une extension du Tibet ou du
Xinjiang. Une vraie guerre a opposé en 1962 les deux armées dans cette région de
l’Himalaya. Elle s’est soldée par la défaite de l’Inde. Cette guerre a été suivie par
la confrontation de Chola en 1967 et des escarmouches en 1987.
Elle gère, par ailleurs, directement le port pakistanais Gwadar à l’entrée du détroit
d’Ormuz, ce qui lui permet de maitriser ses approvisionnements en hydrocarbures
du Moyen-Orient. Ce port lui donne accès à l’océan Indien, juste face à l’Inde.
L’Inde n’a évidemment pas accueilli avec enthousiasme le lancement de l’initiative
chinoise de la nouvelle rRoute de la Soie. Elle voudrait s’assurer qu’il ne s’agit pas
d’un moyen de domination régionale, sinon mondiale. Par ailleurs, les Chinois, qui
ont toujours été soupçonnés d’avoir transmis leur savoir technologique au Pakistan
pour la confection de sa bombe nucléaire, continuent à s’opposer à l’entrée de l’Inde
au groupe de fournisseurs nucléaires pour l’empêcher d’acquérir les combustibles
C’est pour ces considérations que le Premier ministre Modi réagit à toutes les
manifestations de la montée géostratégique de la Chine en Asie et se rapproche
des Etats-Unis pour tenter d’atténuer l’activisme chinois. Il pourrait même revenir
sur l’approche traditionnelle du non-alignement de son pays hérité de l’époque de
Nehru.
La Chine de son côté ne veut pas que l’Inde s’intéresse à la région Asie-Pacifique.
Elle tient à contenir toute tentative de mise en place sous l’égide de l’Inde d’un axe
regroupant les pays démocratiques d’Asie et du Pacifique pour gêner l’affirmation
de sa puissance dans la région. L’Inde, en effet, cherche à promouvoir dans ce
sens un triangle Inde-Japon-Australie au moment où la Chine a tendance à se
rapprocher de l’Iran.
Globalement, la Chine n’est pas un ennemi déclaré de l’Inde, mais elle constitue
un problème pour elle. Les deux puissances asiatiques ont cependant des points
communs : toutes les deux veulent faire évoluer la gouvernance mondiale, l’ordre
onusien et le fonctionnement des organisations internationales, économiques et
financières. Mais, leurs démarches diffèrent. La Chine œuvre pour un changement
Toutes les deux œuvrent ouvertement pour la lutte contre le terrorisme et combattent
le radicalisme dit islamique, aussi bien en Afghanistan qu’à l’intérieur de leurs
pays. Mais là aussi, les deux pays divergent. L’Inde voit dans le Pakistan comme un
complice du terrorisme alors que pour la Chine, le Pakistan est un partenaire loyal.
• Si la géopolitique sépare les deux pays, l’économie les rapproche, tant au niveau
de leurs ambitions de faire évoluer la gouvernance de l’économie mondiale, qu’au
niveau des interdépendances économiques qui rattachent de plus en plus leurs
tissus productifs.
• Celui du G20, créé à l’initiative du président Obama pour inciter toutes les
grandes économies à mettre en place des plans de relance pour atténuer les
effets néfastes de la crise. Le G20 devait se substituer aux G7 ou G8 et les
pays émergents, tels que la Chine, l’Inde et le Brésil qui semblaient au départ
améliorer leurs positions dans ce nouveau groupement, même si les pays de
l’OCDE en gardaient la commande. C’est ainsi que le G20, en rassemblant les
Etats-Unis, l’Europe, la Chine, la Russie et les autres pays émergents, semblait
devenir le cadre de passage à une nouvelle gouvernance multipolaire.
Les deux pays ont joué un rôle d’avant-garde dans la création de la nouvelle banque
de développement (secondée par la Réserve Arrangement de Devises) dont le siège
est à Shanghai, alors que l’Inde a assuré la première présidence de cette institution
financière. Il est vrai que l’apport de chaque pays à cette banque reste modeste (2
milliards de dollars), à comparer avec les fonds initiés par la Chine seule (le Fonds de la
Route de la Soie – 40 milliards de dollars) ou avec d’autres pays (AIIB Banque asiatique
de l’investissement et de l’infrastructure – 50 milliards de dollars). Cette dernière
institution bancaire, dont le siège est également à Shanghai, totalement dominée par la
Chine, intervient dans l’ensemble de l’Asie.
• RIC, une troïka qui réunit annuellement, depuis 2001, les ministres des
affaires étrangères russe, indien et chinois pour créer un maximum
d’espace de convergence entre les trois pays. L’expérience a montré que
ces réunions ne sont en fait qu’une simple répétition de celles des BRICS
dont elles reprennent les communiqués.
La Chine, dans son dynamisme économique depuis les années 1980, a considéré la
proximité asiatique et l’asiatisme comme la base de son ouverture sur l’économie
mondiale. C’est à partir de Hong Kong, de Taïwan et du Japon qu’elle a construit
son attractivité pour les IDE qui ont créé les premières industries dans les zones
économiques spéciales. C’est avec les pays asiatiques qu’elle a développé des
rapports de libre-échange pour promouvoir son commerce extérieur avant de
s’ouvrir sur l’Europe et les Etats-Unis. C’est à partir de l’Asie qu’elle a cherché
à assurer ses approvisionnements en matières premières et en hydrocarbures
avant de s’ouvrir sur l’Afrique et l’Amérique latine. L’ouverture sur ses voisins
asiatiques a été utilisée aussi pour promouvoir les zones les plus pauvres de la
Chine occidentale. C’est le point de départ d’ailleurs de la stratégie de la Ceinture
et la Route.
L’Inde s’ouvre de son côté de plus en plus sur l’Asie au niveau des échanges et
des investissements. Depuis 10 ans, ses échanges ont beaucoup augmenté avec
la Chine, au moment où ceux avec les pays développés stagnent, voire reculent
en termes relatifs. Certes les Etats-Unis restent son premier client, son premier
partenaire dans le secteur des services, mais la Chine est devenue, depuis une
décennie, son premier fournisseur et la part de l’Europe dans ses échanges se
réduit.
C’est à partir de ces interdépendances économiques que les deux pays tentent de
dépasser leurs contradictions géopolitiques. Les deux dirigeants, Xi et Modi, ont de
plus en plus d’opportunités de se rencontrer : au sein des BRICS ou dans le cadre
des réunions des banques qui les rassemblent. Pour le reste du monde, Chinindia
devient une réalité qui rassemble deux pays en compétition, mais qui coopèrent de
plus en plus.
Depuis 2000, la Chine est devenue le premier partenaire économique des pays
africains dans les trois domaines : commerce, IDE et coopération. Les exportations
chinoises vers l’Afrique sont estimées à quelques 90 milliards de dollars contre
à peine 22 milliards pour l’Inde. Les importations indiennes d’Afrique s‘élèvent
à 26 milliards de dollars contre 55 milliards pour la Chine en 2016. Les achats
chinois d’hydrocarbures et de matières premières ont permis l’amélioration des
performances économiques de beaucoup de pays africains dont les taux de
croissance ont souvent dépassé les 5%. Depuis 2014, la baisse de la demande
chinoise pour les matières premières a eu un impact négatif sur le dynamisme des
économies africaines. Parallèlement au changement intervenu dans son modèle
de développement, la Chine a proposé, à l’occasion du deuxième sommet sino-
africain (Johannesburg, décembre 2015) un nouveau partenariat, qui s’inscrit par
ailleurs dans la logique de la Ceinture et la Route : transférer quelques 60 milliards
de dollars vers l’Afrique en aide et investissement et mettre en place une nouvelle
relation de coproduction permettant la délocalisation de certaines industries vers
Après le Japon, la Corée du Sud et surtout la Chine, l’Inde veut renforcer sa présence
en Afrique. C’est dans ce cadre que Modi a réuni le troisième sommet afro-indien
à New Delhi en octobre 2015 (un premier sommet a eu lieu en 2008 à New Delhi
et un second en 2011 à Addis-Abeba) pour donner un nouvel élan à leurs relations.
Comme pour la Chine, les rapports entre l’Inde et l’Afrique sont anciens, fondées
sur des considérations politiques, notamment dans le cadre de la logique du non-
alignement. Mais depuis 2000, les considérations économiques commencent
à prévaloir du fait de l’accroissement de la demande de l’économie indienne
en matières premières et hydrocarbures. L’Inde s’intéresse au marché africain
notamment pour écouler les produits pharmaceutiques (médicaments génériques),
les voitures et bien sûr les services. Ses partenaires commerciaux principaux sont
l’Afrique du sud, le Nigéria, l’Angola, l’Egypte et la Tanzanie. Le Maroc lui fournit
pour l’essentiel les fertilisants dont elle a besoin pour sa révolution verte. Elle
propose aux pays africains un modèle d’hôpitaux adaptés à leurs besoins.
Les échanges entre l’Inde et l’Afrique ont augmenté de plus de 32% entre 2005 et
2011. Les achats de l’Inde sont concentrés autour des hydrocarbures, des minéraux
et de l’or. Les IDE indiens en Afrique sont le fait de grands groupes. Ils progressent
d’une façon remarquable et concernent les télécoms, l’infrastructure, l’énergie et
l’automobile. L’Inde accorde des lignes de crédits pour divers projets en Afrique.
Elle intervient particulièrement dans les programmes d’électrification à partir de
l’énergie solaire. Elle accorde des bourses aux étudiants africains. Leur nombre a
d’ailleurs augmenté de façon significative depuis 20 ans.
Sur le plan humain, la diaspora indienne en Afrique est estimée à 2,7 millions
d’individus. Certes, elle est plus détachée politiquement de son pays, contrairement
aux Chinois installés en Afrique. Mais son établissement y est plus ancien. Gandhi
a commencé son combat à partir de l’Afrique du sud et le parti du Congrès a tissé
des relations politiques avec les forces africaines bien avant 1947, année de
l’indépendance de l’Inde. Celle-ci a été considérée par de nombreux pays africains,
notamment anglophones, comme un modèle dans la lutte contre les colonisations.
Sur le plan démographique enfin, tous les analystes indiquent que la Chine, l’Inde
et l’Afrique feront le monde de demain. En 2030, chacune de ces trois entités
comptera 1,5 milliard de personnes, ce qui a amené Jean-Joseph Boillot, un
spécialiste de l’Inde, à parler de l’émergence du triangle Chine Inde Afrique face
à l’Europe dont la population décline. Selon certains auteurs, après la Chine, déjà
deuxième puissance mondiale et l’Inde, quatrième puissance, l’Afrique pourra
améliorer ses performances économiques durant le XXIème siècle. Chinois et
Indiens s’y intéressent de plus en plus.
« Quand la géographie sépare, l’économie rapproche » : voilà qui devrait être une
bonne leçon pour de nombreux pays du Moyen Orient et du continent africain, pour
le Maghreb et particulièrement pour le Maroc et l’Algérie. Ces deux pays, bien que
séparés par des considérations géoponiques, devraient pouvoir construire un partenariat
économique dans une logique maghrébine. Un tel partenariat leur permettrait d’atténuer
les tensions qui les divisent et deviendrait un facteur d’intégration régionale et de
développement.
Eléments bibliographiques
Bobo Lo. Russie, Chine, Inde. Un vieux triangle dans le nouvel ordre mondial. IFRI.
Avril 2017.
Ekman Alice (sous la direction de). La Chine dans le monde. CNRS Edition. 2018.
Levaillant Mélissa. Diplomacy as diaspora managment. The case of India and the
Gulf States. IFRI. Nov. 2017.
Saint Mezard Isabelle. Les nouvelles relations indo-africaines. IFRI. Déc. 2015.
sans raisons. Cette rivalité va croître de plus en plus dans les années qui viennent. Nous
n’avons pas fini d’en entendre parler.
La Chine et l’Inde sont les deux plus grands pays asiatiques, qui partagent une
frontière terrestre de 5.000 kilomètres (par-delà les Etats-tampons que sont le Népal et
le Bhoutan). Mais les relations sont restées distantes. Jusqu’à il y a trois ans – aussi
étonnant que cela puisse paraître – il n’existait aucun vol direct entre les capitales de
ces grands voisins, Pékin et Delhi ! Les voyages des uns comme des autres sont réduits
à la portion congrue, restreints, qui plus est, par une bureaucratie des visas où l’une et
l’autre des administrations rivalisent.
Les échanges commerciaux sont extrêmement faibles, même s’ils ont connu
récemment une croissance notable. L’Inde n’a exporté l’année dernière que pour 16
milliards de dollars de marchandises à la Chine, soit 6% de ses ventes mondiales. Le
client indien reste négligeable pour la Chine, qui n’y réalise que 3% de ses exportations.
De surcroit, le commerce est lourdement déséquilibré entre la Chine et l’Inde, avec un
excédent chinois supérieur à trois fois le montant des ventes indiennes.
La guerre froide – et parfois chaude – sévit encore entre l’Inde et la Chine. En 1962,
la Chine était en train de finaliser ses routes stratégiques sur ses marches tibétaines.
Ces routes passaient sur les cols de l’Himalaya. La Chine n’hésita pas à pénétrer à
l’intérieur de la province indienne du Ladakh. L’Inde envoya ses troupes qui, venant des
plaines brûlantes de la vallée du Gange, étaient mal aguerries au combat à 5.000 mètres
d’altitude. La déconfiture militaire indienne fut sans appel. Une partie de ce territoire
historiquement indien, l’Aksaï Chin, est désormais occupée par les troupes chinoises.
Ces pics montagneux austères jouxtent d’autres zones de contentieux indiens sévères,
dans toute la grande zone du Jammu-et-Cachemire revendiquée par ces ennemis jurés
que sont l’Inde et la Pakistan, où la poudre parle périodiquement, notamment autour du
grand glacier de Siachen.
Pour faire bonne mesure, l’Inde a occupé – sans grande réaction initiale à l’époque –
un territoire à son nord-ouest, à côté de son protectorat du Bhoutan : l’Arunachal Pradesh.
Ces marches tibétaines sont depuis quelques années vigoureusement revendiquées
par la Chine, qui appelle cette zone son « Tibet du sud ». Ces contentieux territoriaux
empoisonnent les relations. C’est l’une des raisons, parmi d’autres, du relatif isolement
de l’un vis-à-vis de l’autre en matière politique et commerciale. La plaie est à vif. Il y a
deux ans, au moment même de la première grande visite d’Etat de Xi Jinping à Delhi
auprès de son homologue indien, des troupes chinoises ont avancé très agressivement
en territoire (indien) Ladakhi, ce qui n’est pas exactement un bon signal diplomatique !
L’Inde et la Chine sont certes des puissances nucléaires, disposant respectivement de
140 et de 300 ogives. Mais leurs budgets militaires sont dans un rapport de 4 à 1 : 215
Milliards de dollars pour la Chine et 56 pour l’Inde, principalement dévolus à l’ennemi
pakistanais s’agissant de l’Inde.
les îles de l’océan Indien, où réside d’ailleurs une diaspora indienne nombreuse et
historique.
Les Chinois ont en effet établi à bas bruit une série de bases – purement « logistiques »
selon leur terminologie - que les médias ont baptisée du terme de « collier de perles ».
Ces bases ont été autorisées par nombre d’Etats riverains de l’océan Indien : Birmanie,
Bangladesh, Sri Lanka, Maldives, plus récemment Djibouti et, last but not least, Gwadar,
à l’ouest du Pakistan, à proximité immédiate de l’Iran et du détroit d’Ormuz qui verrouille
le golfe persique. L’Inde a la désagréable sensation de se sentir progressivement
encerclée par les menées chinoises.
Couplée à la montée en puissance de la marine chinoise, qui dispose déjà d’un porte-
aéronefs – et de deux ou trois dans les quatre ans qui viennent – la situation d’ensemble
inquiète vivement l’Inde, dont la marine n’est certes pas négligeable, mais vieillissante.
La base chinoise de Gwadar monte en puissance, non seulement « logistique » mais
militaire. Elle est déjà le centre de gravité des travaux de génie civil chinois au Pakistan.
A terme, la construction d’une voie ferrée moderne, d’une grande route stratégique
et d’oléoducs devrait permettre de relier l’océan Indien à la province chinoise d’Asie
centrale du Xinjiang, au grand dam des Indiens.
La Chine ne fait rien pour atténuer les tensions internationales, bien au contraire.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (2012), elle a proclamé que la mer de Chine
méridionale était sa propriété, au grand dam des pays riverains membres de l’ASEAN,
qui ont des définitions de leurs frontières maritimes se superposant à la « ligne en
U » des revendications chinoises. La Chine s’est mise à bétonner des atolls au beau
milieu des lignes de navigation internationales reconnues par le droit de la mer des
Nations Unies. Elle a déjà créé trois pistes pour avions gros porteurs, entourées de
batteries lance-missiles et remblaie actuellement quatre autres ilots. Aucune pression
ni arbitrage international (celui de la cour de la Haye dans le contentieux philipino-
chinois du récif de Scarborough) n’amène la Chine a résipiscence. Cette agressivité de
Par la voix de Xi Jinping, la Chine a lancé en 2013 le vaste plan/slogan des « nouvelles
routes de la soie », en chinois Yidaï Yilu : un corridor (terrestre), une route (maritime).
Ce grand ensemble de projets d’investissements - laissé volontairement assez flou -
embrasse un vaste axe est-ouest et traduit l’ambition mondiale nouvelle de la Chine.
Les investissements d’infrastructures devraient être, à terme de vingt ans, massifs. Ce
plan laisse dans l’ombre les réticences d’un certain nombre de pays face aux ambitions
chinoises, ainsi que leurs difficultés à rembourser les prêts avec lesquels les chantiers
confiés aux entreprises chinoises sont financés. On en a un exemple récent avec la
voie ferrée entre Nairobi et Mombasa, pour laquelle le Kenya aura toutes les peines
du monde à rembourser le prêt de 3 milliards de dollars de l’Exim Bank chinoise. On
s’acheminera sans doute vers un moratoire de la dette kényane, comme cela s’est déjà
produit ailleurs, mais non sans contreparties politiques.
L’Inde n’a pas grand-chose pour contrer ce plan chinois des « routes de la soie »,
à supposer qu’elle en ait les moyens financiers, ce qui n’est pas le cas. Sur la partie
terrestre de ce plan, les développements au Pakistan sont pour elle un chiffon rouge.
Sur la partie maritime, la rivalité Chine-Inde se transporte vers l’ouest de l’océan Indien,
tout spécialement sur les rives africaines.
L’Inde a investi depuis des siècles tout l’ouest de l’océan qui porte son nom, comme
en témoignent les communautés anciennes dans les îles (Maurice, Réunion etc…) et sur
la côte est-africaine jusqu’à l’Afrique du Sud dans laquelle, rappelons-le entre autres,
Gandhi a exercé pendant vingt-deux ans comme avocat avant de retourner en Inde. Il y
a donc une diaspora indienne significative dans cette partie du monde.
La Chine, quant à elle, se réclame dans cette région des voyages d’exploration
de l’amiral Zheng He, lequel explora de 1405 à 1433, à la tête d’une grande flotte de
jonques, les côtes qui sont indiquées ci-dessus.
l’Afrique la plus proche : la Somalie, en butte au chaos que l’on connait. Le reste des
pays est en revanche plus accueillant, notamment l’Ethiopie ou le Mozambique.
Malgré la montée en puissance tous azimuts de la Chine, l’Inde n’a pas dit son
dernier mot entre les rivages du sous-continent et ceux de l’Afrique. Elle y dispose de
trois bases militaires d’écoute, aux Seychelles, à Madagascar et à Maurice, qu’elle
peut transformer en bases opérationnelles : c’est le cas aux Seychelles actuellement.
Elle y cohabite avec des présences occidentales qui verrouillent en partie l’espace
maritime aux ambitions chinoises : la France à Djibouti, à Mayotte, à la Réunion et dans
d’autres avant-postes insulaires (Les Glorieuses, Juan de Nova, Europa). La grande base
américaine sur l’île britannique de Diego Garcia, au beau milieu de l’océan Indien, ou
plus près de l’Arabie celle de Socotra ne laissent pas le champ libre à la Chine.
Certes la Chine a ouvert une base « logistique » à Male (Maldives) et tout récemment
à Djibouti, mais elle y côtoie d’autres puissances pour contrôler le détroit de Bal Al-
Mandeb, au débouché de la Mer Rouge et du canal de Suez. Malgré l’influence
croissante de la Chine en Egypte et le « hub » logistique chinois en Grèce, où elle a
acquis la quasi-totalité du port à conteneurs du Pirée, cette tectonique des plaques n’est
pas directement dans le giron chinois. L’Inde et la Chine vont continuer à marquer leurs
espaces maritimes, mais sous la surveillance d’autres grandes puissances. C’est sur le
terrain des rivalités commerciales en Afrique de l’Est que va se dérouler dans les années
qui viennent le « grand jeu » entre l’Inde et la Chine.
Introduction
En effet, pour l’Union soviétique, l’Inde aura longtemps représenté le meilleur allié
non-communiste en Asie. Dès 1971, avant la sécession officielle du Pakistan oriental
(devenu Bangladesh), l’Inde a signé un traité fondateur avec l’URSS, « de paix, d’amitié
et de coopération ». Durant la guerre du Bangladesh, partition qu’en bonne logique
elle favorisa, elle exprimera son irritation lors de l’intrusion du porte-avions américain
Enterprise dans le golfe de Bengale. Mais ce sont surtout les années 80 qui ont vu l’Inde
travaillée voire bousculée par l’évolution des relations internationales.
Il s’agissait bien d’une décennie noire, New Delhi semblant plus arrimé que jamais
à l’Union soviétique. L’Inde n’avait pas condamné l’invasion de l’Afghanistan par
l’Union soviétique en 1979. En 1983, 35 % de l’acier, 50 % du pétrole, etc., provenaient
d’installations réalisées grâce à l’URSS. D’autres matières premières essentielles et des
équipements civils clés étaient achetés à Moscou. La destruction dans le ciel soviétique
du Boeing 747 sud-coréen par Moscou en 1983 ne fut pas non plus condamnée (de même,
75 New Delhi ne protestera pas contre la répression violente menée par les autorités en juin 1989.
plus tard, pour la tentative de putsch néo-soviétique d’août 1991). D’autre part, l’Inde
était le seul pays étranger à faire voler des Mig-29 et à accueillir en leasing un sous-
marin nucléaire d’attaque soviétique (à propulsion nucléaire, à armement classique)76.
Pour ajouter à cet embarras de la politique étrangère indienne, quand l’Inde s’aventura
militairement dans sa proche périphérie, l’échec fut patent (intervention au Sri Lanka
en pleine guerre civile, 1987-1990). Seule, la modeste intervention aux Maldives, en
1988, fut couronnée de succès. Dernier désagrément pour la diplomatie indienne :
dès l’invasion, l’occupation puis l’annexion du Koweït par l’Irak (août 1990), les États-
Unis utilisèrent Diego Garcia, archipel au cœur de l’océan Indien, pour acheminer les
premiers renforts au Moyen-Orient.
Mais ce paysage international ne serait pas complet si l’on ne citait pas aussitôt
la continuité remarquable des relations économiques avec les États-Unis, qui restaient
le premier partenaire de New Delhi --et l’est toujours. Cette manière de dédoublement
stratégique, apparemment contradictoire --relations stratégiques avec Moscou,
commerce intense avec Washington-- n’avait rien d’étonnant. Cela a un nom : le
pragmatisme, dont l’Inde est souvent la championne. Ces dépendances croisées
n’étaient que l’autre visage d’une complémentarité bien comprise. Évidemment, cette
double assise n’était pas tenable après la mort de l’Union soviétique (décembre 1991).
Elle n’avait surtout plus d’objet.
Après les bouleversements internationaux, les relations politiques avec les États-
Unis ont été satisfaisantes : témoins, la lutte anti-djihadiste, l’acceptation par New
Delhi de la notion controversée de « guerre contre le terrorisme » chère au président
76 Type Charlie II (1988-1991). Des officiers soviétiques servaient à bord la chaudière nucléaire.
Bush fils, le rôle reconnu de Washington dans la sécurité des détroits malayo-
indonésiens (Malacca, surtout), la lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden (l’Inde y
a fait patrouiller des bâtiments de guerre à son compte), l’accord nucléaire dérogatoire
américano-indien de 2008, l’acceptation du projet global américain antimissiles (Missile
Defense)77. De même, l’Inde participe au fameux anneau de Containment (endiguement)
qui, du Pakistan à la Corée du Sud, est destiné à limiter l’expansion de la Chine. À
l’inverse, l’Inde souffre de la politique américaine dans cette partie de l’Asie du Sud,
Washington soutenant bon gré mal gré le Pakistan78, adversaire potentiel de l’Inde et
allié de la Chine que les États-Unis n’avaient nul intérêt à affronter.
La Chine, de son côté, déploie deux grands gestes géopolitiques ; d’une part, le
« collier de perles », ou la descente des intérêts chinois vers l’océan Indien ; d’autre part,
les Routes de la soie, ambitieux programme qui concerne directement l’océan Indien d’un
double point de vue, à la fois terrestre et maritime et d’est en ouest79. On remarquera
au passage que les Routes de la soie, vues de New Delhi, intéressent nombre de pays
musulmans : en Asie centrale ex-soviétique, dans les Balkans occidentaux, dans la
péninsule Arabique, outre qu’elles prévoient un corridor terrestre Chine-Pakistan. L’Inde
serait en droit de se sentir encerclée à moins.
77 Pour l’Inde, le projet de réseau mondial américain d’antimissiles permet d’affaiblir la Chine, de se
familiariser avec les techniques de pointe en la matière, de coopérer avec Israël.
78 Le secrétaire d’État Colin Powell était allé en 2004 jusqu’à décerner à Islamabad le titre d’ « allié majeur
hors OTAN ».
Et l’on se souviendra qu’en 2016, le président élu Donald Trump s’adressa ainsi au Premier ministre pakistanais,
sans savoir apparemment à qui il parlait : « Vous êtes un type super. Vous faites un travail extraordinaire, qui se
voit partout (…). Votre pays est extraordinaire, avec des opportunités énormes. Les Pakistanais sont l’un des
peuples les plus intelligents qui soient ».
79 Lire Thierry Garcin : « Le projet --très géopolitique-- des Routes de la soie », Diploweb, 18 février 2018, <
https://www.diploweb.com/Le-chantier-tres-geopolitique-des-Routes-de-la-soie.html>.
La nouvelle donne
Si le retrait des États-Unis de l’accord mondial sur le climat (COP 21) lui rend
objectivement service (comme la Chine, l’Inde est condamnée à polluer, notamment avec
son charbon), la dénonciation en mai 2018 par Washington de l’accord international (dit
5+1, juillet 2015) sur le nucléaire militaire iranien ne peut que discréditer la parole et
les engagements internationaux des États-Unis d’Amérique, brouiller durablement les
rapports de force régionaux et alimenter des craintes sur de nouvelles proliférations
80 Avec Israël : antimissiles, drones, radars aéroportés, missiles antichars, systèmes de communications,
renseignement, lutte contre le terrorisme, cybersécurité, entre autres.
À l’inverse, l’Inde condamna la décision américaine du président Trump de reconnaître Jérusalem comme
la capitale de l’État d’Israël (décembre 2017). Déjà, en 1974, elle avait eu le courage d’avaliser la légitimité
de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), accueillant même un bureau de l’OLP en 1975, avant de
reconnaître l’État de Palestine en 1988.
81 Avec la France, 36 avions de chasse Rafale commandés, 6 sous-marins Scorpène.
82 140 avions Sukhoi-30 construits sous licence. 310 chars T-90 achetés (dont 186 fabriqués sous licence).
Missiles de croisière fabriqués en commun. Achat d’un porte-avions, l’ex-Amiral Gorchkov.
dans les décennies à venir. New Delhi n’a pas d’intérêt à une nouvelle configuration
nucléaire en Asie du Sud-Ouest. On n’omettra pas d’ajouter au tableau un élément clé
de la politique internationale mais aussi intérieure des États-Unis, à savoir les doutes qui
subsistent sur le rôle de Moscou dans la campagne présidentielle américaine de 2016.
Quant à l’économie, ce sont les incertitudes, l’impulsivité peu rationnelle et souvent
réversible, outre les foucades des débuts de la présidence Trump qui constitueront pour
New Delhi un facteur perturbant, même si la croissance est forte et régulière. Certes,
les États-Unis restent le premier partenaire de l’Inde et son second fournisseur83. Mais
la Chine est devenue le 4e client à l’exportation, tandis que New Delhi s’est ouvert au
libre échange d’une façon plus assurée : ainsi des accords avec la Corée du Sud et les
dix pays de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN). De plus, sans doute
a-t-elle été inquiète par le retrait des États-Unis du Traité transpacifique (TPP, douze
pays des deux rives), au lendemain de la prise de fonction de Donald Trump, lequel
pourrait d’ailleurs… revenir sur sa décision.
Conclusion
83 Loin derrière la Chine, il est vrai : Pékin assure 17 % des importations indiennes ; Washington, 5,7 %
(2016).
Pour les exportations indiennes, même déséquilibre, mais inverse : 16,1 % vont vers les États-Unis, mais
seulement 3,4 % vers la Chine (8,5 % en incluant Hong Kong).
Que retenir de ce symbole des relations indo-russes ? Tout d’abord, ce destin rappelle
le caractère bicéphale de l’aigle russe, qui regarde tant vers l’Occident que vers l’Orient,
entre Europe et Asie. Ensuite, ses relations avec Henry Wallace marquent l’intérêt
américain pour la région, même si à l’époque la Chine et l’Inde comptent pour quantité
négligeable, l’un étant un pays instable et l’autre constituant une colonie britannique.
Enfin, l’histoire de Roedrich montre la sympathie diffuse de la Russie pour l’Inde et
réciproquement, même s’il n’y a pas eu de partenariat au sens fort du terme.
Ainsi, la révolte des Cipayes, le soulèvement de 1857 a fait l’objet d’une féroce
répression, comparable aux guerres que la Russie menait concomitamment dans le
Caucase ; au cours des années 1870 et 1890, on estime à 25 ou 30 millions le nombre
d’Indiens qui meurent de famines successives. Ainsi, pour les Indiens, la Russie apparaît
comme un potentiel « libérateur » quand les Britanniques voyaient une « puissance
rivale ».
Aujourd’hui, les deux pays s’appuient au plus haut niveau sur des mécanismes de
84 Pour illustrer ces tensions, l’Inde est le seul pays de l’Organisation de la Coopération de Shanghaï à ne pas
avoir endossé l’initiative chinoise de la Route de la soie lors du Sommet de l’organisation. Voir Saibal Dasgupta,
« India only SCO member to oppose China’s BRI », Times of India, 11 juin 2018, https://timesofindia.indiatimes.
com/india/india-stays-out-of-move-to-support-chinas-bri-at-sco-meet/articleshow/64533390.cms
pouvoir de 2004 à 2014). Enfin, la volonté russe de se rapprocher du Pakistan pour des
contrats d’armement est un facteur indiquant une fissure dans les relations indo-russes,
tant le Pakistan fait figure d’ennemi, particulièrement au sein du BJP ; le rapprochement
russo-pakistanais semble se faire toutefois plus pour concurrencer les Etats-Unis dans
la région que contre l’Inde elle-même.85
Sur le plan opérationnel, les deux pays coopèrent à plusieurs titres, comme en
témoigne l’exercice russo-indien Indra 2017 à Vladivostok en octobre 201787. Parmi les
85 Samuel Ramani, « Russia and Pakistan: A Durable Anti-American Alliance in South Asia », The Diplomat,
21 avril 2018, https://thediplomat.com/2018/04/russia-and-pakistan-a-durable-anti-american-alliance-in-south-
asia/
86 SIPRI, « Trends in International Arms Transfers, 2016 », SIPRI Fact Sheet, février 2017, https://www.sipri.
org/sites/default/files/Trends-in-international-arms-transfers-2016.pdf
87 Franz-Stefan Gady, « India, Russia Conclude Major Military Exercise », The Diplomat, 2 novembre 2017,
https://thediplomat.com/2017/11/india-russia-conclude-major-military-exercise/
3. Un manque de connectivité
C’est en effet en ce sens que Sergei Karaganov, politologue russe et fin connaisseur
des arcanes du pouvoir présidentiel, a pu avancer que la politique étrangère russe a pu
osciller d’une orientation pro-européenne à un tropisme prochinois, faisant au passage
de l’oubli de l’Inde « une des erreurs majeures de la Russie »88. Et ce malgré un intérêt
du Ministre des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, pour la région, puisqu’il a appris le
cingalais et le maldivien alors qu’il était étudiant au MGIMO, avant de prendre un poste
au Sri Lanka.
Si l’économie indienne fait déjà deux fois le poids de celle de la Russie, le volume
des relations bilatérales reste limité. De très bonnes relations existent au plus haut
niveau, mais cela ne peut rester que de la spéculation faute de pouvoir s’appuyer sur
un large tissu d’acteurs concernés. Si le cinéma indien conserve un prestige intact en
Russie, on ne peut que constater le peu de couverture médiatique de part et d’autre ;
l’image de la Russie est de plus en plus façonnée par la presse anglo-saxonne, reléguant
loin les souvenirs de la puissance anti-impérialiste. D’ailleurs, comparée aux Etats-Unis
et au Royaume-Uni, la Russie ne dispose pas d’une réelle diaspora indienne sur son
sol : on estime en effet à 30 000 le nombre de Russes d’origine indienne, et l’inverse est
encore moins significatif.
Sur le contexte international, cette relation sera contingente des tensions sino-
américaines et du rapprochement sino-russe ; ce dernier est palpable suite à la guerre
en Ukraine, et il faut par exemple savoir que Xi Jinping s’est rendu plus souvent en
Russie que dans n’importe quel autre pays.
Sur les stratégies nationales suivies, il s’agira d’observer tant celles de la Russie
que de l’Inde. Le projet d’Union eurasiatique de Moscou semble se dissoudre dans celui
de la Route de la Soie, dernier né des grands projets chinois ; les sanctions américaines
et européennes ne font que précipiter la Russie vers cette dernière. Quant à l’Inde,
son développement économique interne est impressionnant, avec une croissance
impressionnante ces dernières années, faisant de ce pays la cinquième puissance
économique en 2018 devant la France et le Royaume-Uni89 ; elle cherche désormais
à s’affirmer comme une puissance responsable et d’influence au niveau mondial. Inde
et Russie se retrouvent pour articuler une vision autour des valeurs de respect de la
souveraineté, de l’identité ou d’un égal respect sur la scène internationale.
Sur le plan régional, la rivalité avec la Chine est clé dans la mesure où cette dernière
tente de bloquer l’accession de l’Inde au statut de grande puissance, par le biais d’une
politique agressive aux frontières, d’une lutte d’influence en Asie – Pacifique et dans
l’océan Indien. Pour donner un ordre de grandeur, la Chine a un PIB représentant cinq
fois celui de l’Inde, et les dépenses militaires de Pékin comptent pour quatre fois celles
de New Delhi.
89 « Economie : l’Inde dépasserait la France dès 2018 », La Tribune, 26 décembre 2017, https://www.
latribune.fr/economie/international/economie-l-inde-depasserait-la-france-des-2018-762896.html
90 Igor Denisov, « Russia-India-China Triangle – From Russian Perspective », SWP, 7-8 septembre 2017,
https://www.swp-berlin.org/fileadmin/contents/products/arbeitspapiere/BCAS2017_Paper_Igor_Denisov.pdf
131
La nouvelle physionomie du continent africain
Pascal Chaigneau
Pour nourrir une planète de 9 milliards d’habitants, l’Afrique sera, avec les États-Unis,
l’Europe et l’Australie le prochain continent à opérer sa révolution verte. En Afrique sub-
saharienne se situent 65 % des terres arables non exploitées et une réserve hydrique
comparable au bassin de l’Amazone. Par contre, hors Afrique du Sud, le nombre de
kilos à l’hectare n’y est que d’une douzaine (contre 270 en Chine). Tout le pari d’OCP
Africa consiste à accompagner, par l’adaptation des engrais à la nature des sols et aux
cultures, cette révolution sur le continent.
Au sein du monde arabe, le Maroc est clairement le pays qui a compris que ses
racines et son avenir étaient en Afrique. Le Royaume n’a pas intégré l’Union africaine
pour en être le 54ème membre mais le premier.
Dans le même temps, l’Afrique de l’Est devient un enjeu géostratégique aux yeux
des pays du Conseil de coopération du Golfe, du fait notamment de la guerre au Yémen.
Ainsi, si vous faites des affaires en Afrique c’est que vous êtes corrompu ou
corrupteur alors que, si vous faites des affaires en Asie, c’est que vous êtes un capitaine
d’industrie.
À cet égard, concluons par cette remarque du Premier ministre chinois lors du
sommet des pays de la Route de la soie de l’été 2017 : « Le lion s’est réveillé et il
commence désormais à jouer avec les tigres ».
Pascal CHAIGNEAU
Dans le cadre de cette note, nous avons retenu huit états, à savoir ceux retenus
dans le cadre onusien, à l’exception de l’Angola. L’objet de cette note est consacré à la
situation économique de cette région, région disposant de ressources importantes et très
diversifiées. Ce qui va nous conduire, dans un premier temps, à préciser ces ressources
naturelles et leur ampleur (I), puis à analyser des indicateurs socio-économiques pays
par pays très modestes compte tenu de ces ressources (II), pour rechercher ensuite les
raisons de cette situation paradoxale et pénalisante pour leurs populations respectives.
Parmi les pays les mieux dotés dans ce domaine, on rappellera la diversité agricole
camerounaise mais également le potentiel agricole de développement autour du coton
et du café en Centrafrique et à un degré moindre au Tchad. Et on aurait garde d’oublier
que le Gabon est le deuxième producteur africain de bois, ressource dont dispose
également en abondance le Congo.
Malgré des ressources naturelles incontestables, ces pays montrent une situation
économique préoccupante et difficile, comme en témoigne l’analyse de leurs principaux
indicateurs socio-économiques entre 2015 et 2018.
PIB/habitant
Population PIB/habitant en Indice de
en nominal en
en millions PPA en dollars développement
dollars
Cameroun 24.2 1 331 2 861 0.495
Centrafrique 5.1 334 604 0.352
Congo 4.9 3 223 6 232 0.534
RD Congo 82.2 388 655 0.304
Gabon 1.8 12 326 20 520 0.684
Guinée équatoriale 0.894 20 605 33 767 0.554
Sao Tomé-et-Principe 0.198 1 625 2 999 0.525
Tchad 15.0 1 218 2 432 0.340
Outre ces données, on rappellera également ici que six de ces huit pays (Cameroun,
Centre-Afrique, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Tchad) ont une monnaie commune :
le franc CFA, égal à 0.0015 €. Parmi ces six pays, on notera que cinq sont des pays
francophones, la Guinée équatoriale étant de culture hispanisante. La monnaie de la RD
Congo est le franc congolais, égal sensiblement à 0.0007 €. Enfin, seule monnaie des
huit échappant à l’appellation « franc », le dobra qui est la monnaie de Sao Tomé-et-
Principe, égal à 0.00004 €. Précisons que le dobra est arrimé au franc CFA. Enfin, depuis
le 25 mai 2017, la Guinée équatoriale est devenue le sixième pays africain membre de
l’OPEP, les cinq autres étant l’Algérie, l’Angola, le Gabon, la Libye et le Nigeria.
c. Une dette publique très différente selon les pays, qui évolue peu
globalement
d. Des taux d’inflation contenus et/ou en baisse pour les pays de la zone
franc CFA
Dans les pays franc CFA l’inflation est stable et/ou diminue. Inflation stable, aux
alentours de 2-3 % au Gabon, en Guinée équatoriale, au Congo et au Cameroun. Ces
deux derniers pays étant les meilleurs élèves de la zone pour ce qui concerne l’inflation.
En Centrafrique, elle baisse régulièrement, comme à Sao Tomé-et-Principe, dont la
monnaie est arrimée à l’euro. Seul pays où l’inflation évolue de façon chaotique, le
Tchad, passant par exemple de 4.1 % en 2015 à -1.1 % en 2016, puis à 1.9 % attendu en
2018. Dans l’ensemble cependant, les pays ayant choisi le franc CFA comme monnaie
commune, ou comme monnaie de rattachement, en ont tiré avantage dans le domaine de
l’inflation. Cela apparait d’autant plus nettement avec le seul pays en dehors totalement
du franc CFA, la RD Congo, qui voit son taux d’inflation exploser, dépassant 40 % en
2017, et attendu toujours à plus de 40 % en 2018.
Rappelons ici les faits. Au Cameroun, Paul Biya, 84 ans, est au pouvoir depuis
1982. Au Congo, Denis Sasou Nguessi est Président depuis 33 ans. En République
Démocratique du Congo, Joseph Kabila, dont le mandat s’est terminé le 19 décembre
2016, est toujours au pouvoir, attendant la tenue d’élections sans cesse reportée.
Au Gabon, la réélection de Bongo Ondimba a donné lieu à contestations. En Guinée
équatoriale, Téodora Obiang Nguema Mbasogo est au pouvoir depuis 1979 et prépare
son fils à lui succéder. Au Tchad, Idriss Déby Président depuis 1979 a été réélu en 2016
pour un cinquième mandat de cinq ans, et a reporté les élections législatives prévues en
2017, faute de moyens financiers (version officielle). Elles devraient avoir lieu en 2018.
Deux pays font exception à ce népotisme politique, la Centrafrique de Faustin Archange
Touadéra, élu en 2016, et Sao Tomé-et-Principe d’Evaristo Carvalho, élu aussi en 2016.
91 Un mouvement sécessionniste a proclamé, le 1er octobre 2017, l’indépendance d’Ambazonie, regroupant
l’essentiel de ces territoires
miliciens du pasteur Ntumi aux forces de sécurité, entrainant des transferts massifs
de population. En RD Congo, les provinces de Kasai sont en proie, depuis 2016, à des
violences nées de rivalités coutumières. Au Tchad, sous la pression de Boko Haram, les
conditions sécuritaires se dégradent, tant au niveau régional que national.
Lorsque les pays ne sont pas concernés directement par des problèmes insécuritaires,
comme c’est le cas en Guinée équatoriale et à Sao Tomé-et-Principe, ils sont rattrapés par
un climat des affaires particulièrement dégradé et corruptif, qui se retrouve également
souvent dans les six autres. Cela se vérifie particulièrement au Congo, au Gabon, à
Sao Tomé-et-Principe, en Guinée équatoriale et au Tchad. Au Congo, l’environnement
des affaires est considéré par les experts comme pénalisant. Ces mêmes experts le
qualifiant de dégradé, avec une corruption omniprésente au Gabon, de défaillant à
Sao Tomé-et-Principe, de défavorable à l’éclosion du secteur privé avec une corruption
élevée au Tchad. Quant à la Guinée équatoriale, le successeur désigné du Président, qui
n’est autre que son fils Théo Dorin, a été condamné en France, avant appel, à trois ans
de prison avec sursis dans l’affaire des « biens mal acquis ».
Conclusion
Certes, au cours des dernières années, le Cameroun a mis en place une économie
diversifiée et a entrepris de moderniser ses infrastructures. Au Congo, outre l’effort porté
sur les infrastructures, les zones franches se développent. Au Gabon, la diversification
de l’économie est en marche dans le cadre du plan « Gabon Emergent ». En RD Congo, la
mobilisation internationale a permis l’annulation de sa dette, bénéficiant des initiatives
HIPC (Heavily Indebted Per Contries / Initiatives pays pauvres très endettés). Enfin, la
République centrafricaine et Sao Tomé-et-Principe sont l’objet d’un soutien financier
international important et constant. L’analyse des données des tableaux 1-2-3 montre
que cela n’a pas été et n’est pas suffisant.
Dans cette région, les difficultés politiques sécuritaires et affairistes semblent devoir
l’emporter très largement sur les atouts et les facteurs économiques favorables dont
disposent les pays de la zone. Paradoxalement, ces pays n’ont pas su tirer avantage
d’une inflation contrôlée, à l’exception de la RD Congo, pour relancer leur croissance qui
demeure notoirement insuffisante. Et souvent, la majorité des populations concernées
vit en dessous du seuil de pauvreté. Les résultats attendus en 2018 ne devraient
guère différer de ceux de 2017, à l’exception d’un taux de croissance revu légèrement
à la hausse, tout en restant en retrait par rapport à celui de 2015. Certes, les pays
exportateurs de pétrole ont subi de plein fouet la chute des cours, n’ayant pas su se
diversifier au moment où le prix du baril atteignait des sommets. En 2018, les cours du
baril ne devraient guère rebondir au-delà des 50-60 dollars. Cours qui pèsera autant sur
les pays producteurs. De même, rien ne laisse prévoir à court terme des changements
radicaux dans l’environnement politique, sécuritaire et affairiste, confortant le statut
quo attendu globalement en 2018. Et si un vent de réformes semble souffler au Gabon
et au Cameroun, pour autant rien ne sera possible sans retour des investisseurs
étrangers dont les pays ont le plus grand besoin pour moderniser leurs infrastructures,
généraliser l’accès à l’électricité, à l’eau potable, etc. Tant que perdureront l’insécurité
et l’affairiste, on ne peut guère espérer des investisseurs potentiels pour valoriser les
ressources naturelles bien présentes dans cette zone.
Introduction
La région des Grands Lacs est la partie du continent qui a souffert le plus des conflits
de tous genres depuis les indépendances africaines. Presque une soixantaine d’années
de conflits et de violences dans la région. Elle a été la première à connaître des troubles
à caractère politico-ethnique au Rwanda et à vivre des sécessions et rébellions entre
1960 et 1965 au Congo. Elle a connu, à l’instar des autres pays africains, des régimes
militaires autoritaires avant de s’enfoncer dans un cycle de violences très meurtrières
depuis plus d’une vingtaine d’années. Ces conflits, qu’ils soient internes ou qu’ils aient
été causés par des agressions extérieures, ont beaucoup affecté la bonne gouvernance,
détruit les économies et les sociétés.
L’insécurité dans la région des Grands Lacs menace non seulement la paix et le
développement économique de l’Afrique centrale mais aussi ceux de l’Afrique toute
entière et du monde92. Les dynamiques économiques et politiques de la région sont
marquées, depuis 1996, par une constance : il s’agit de la permanence ou de la
persistance de la dynamique de conflictualité armée. Si des facteurs d’ordre sécuritaire,
foncier, migratoire ou identitaire ont été évoqués dans un premier temps par différents
protagonistes pour justifier « la légitimité » de l’entreprise guerrière qui déchire cette
partie du continent, les dynamiques sociopolitiques en cours dans la région montrent
que les motivations d’ordre économique expliquent en grande partie la récurrence de
ces conflits armés93.
92 La région des Grands Lacs a commencé à enregistrer le cycle de conflits lucratifs lors du déclenchement
en 1996 de la guerre dite de libération dont le point de chute a été la prise du pouvoir par Laurent Désiré Kabila
qui a forcé le Maréchal-Président Mobutu à l’exil. Déjà à cette époque, le Rwanda, le Burundi, l’Ouganda, l’AFDL
(Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo), les sociétés multinationales occidentales
étaient impliqués dans les pillages des ressources naturelles de la région des Grands Lacs pendant la guerre.
93 Une économie de guerre basée sur le pillage des ressources naturelles de la région des Grands Lacs a
vu le jour depuis 1996. Cette caractéristique de la région a été fortement documentée par les différents rapports
Plusieurs négociations ont été initiées pour mettre fin à cette crise. Elles ont
débouché sur la signature de quelques Accords de Paix qui, malheureusement,
ont fait long feu. Force est de constater aujourd’hui que les objectifs de sécurité et
de paix et ceux d’intégration économique régionale qui ont justifié la création de la
Conférence Internationale de la Région des Grands Lacs (CIRGL) n’ont pas donné leur
pleine mesure. La région demeure toujours en proie à des conflits armés récurrents qui
menacent le développement économique et la stabilité politique de la région, la sécurité
des personnes et de leur capital physique et humain. Comparativement à l’Afrique de
l’Ouest ou à l’Afrique australe cette région est encore loin d’être considérée comme une
entité qui se met sur la voie de l’intégration régionale.
taille que les Etats-Unis d’Amérique) et un PIB total de plus de 1 milliard de dollars
américains. Au cœur de la région des Grands Lacs se trouve un « géant économique
endormi », la République Démocratique du Congo (RDC) avec une zone géographique
plus vaste que toute l’Europe de l’ouest combinée. La RDC est entourée par le Burundi,
le Rwanda, la Tanzanie et l’Ouganda. Au-delà de ce groupe de pays, se situent d’autres
pays limitrophes : l’Angola, la République centrafricaine, la République du Congo, le
Soudan du Sud et la Zambie. A la périphérie de la région, il y a les pays qui disposent
des ports/logistiques dont le Kenya, le Soudan. Etat membre de la Communauté pour le
développement de l’Afrique australe, l’Afrique du sud exerce une influence économique
et en matière de négociation pour le maintien de la paix dans la région.
Les 12 pays qui constituent les Etats membres de la CIRGL et l’Afrique du Sud sont
tous signataires de l’Accord-cadre 2013 sur la paix, la sécurité et la coopération (PSC).
Pour autant, les pays de la région des Grands-Lacs (l’Angola, le Burundi, le Congo,
l’Ouganda, la RDC, la République centrafricaine, le Rwanda, le Soudan, l’Ouest de la
Tanzanie) demeurent le théâtre des violences et de conflits qui s’enracinent dans un
passé « lointain » et ont eu à connaître des périodes plus ou moins longues de conflits
armés internes (Gahama 2000). La dynamique d’accès aux ressources naturelles est
au cœur même de ces conflits armés. La particularité de la région des Grands Lacs est
celle de la prolifération d’acteurs impliqués dans les conflits armés qui la déchirent.
Cette caractéristique a favorisé la fragilisation des Etats, l’instauration des régimes
autocratiques, le pillage des ressources, la non-intégration régionale... Elle explique le
fait que les pays de la sous-région demeurent parmi les plus pauvres du monde, en dépit
des ressources naturelles dont ils regorgent.
Ces dernières décennies des crises multiformes se sont manifestées : conflits inter-
ethniques, guerres, violences post-électorales, rébellions, etc. Ces crises entretiennent
une insécurité quasi permanente dans la sous-région. On peut citer entre autres le
génocide du Rwanda en 1994; l’assassinat de chefs d’Etat95; la guerre dite de libération
(1996-1997) puis celle dite d’agression (1997- 2001) en RD Congo; des rébellions qui
continuent à semer la désolation en RDC et en République centrafricaine; des troubles
post-électorales au Burundi, etc. Des groupes armés issus de pays voisins déstabilisaient
95 Trois chefs d’Etat ont été assassiné : Habyarimana du Rwanda, Ntaryamina du Burundi, Kabila de la RD
Congo.
Parce que transfrontaliers et intergroupes, mettant aux prises des communautés qui
placent en avant leur identité commune et leurs intérêts liés au pouvoir, les conflits de
la région des Grands Lacs sont très complexes à gérer. Ils ont provoqué des violences
de grande ampleur lors d’incessants affrontements interethniques, des coups d’États
qui se sont produits dans les différents pays et ont instauré des régimes militaires à
partis uniques, lors des rébellions qui sont parvenues à prendre le pouvoir par la force98
ainsi que lors de la constitution des milices et bandes armées qui continuent à semer
la terreur au Kivu. Elles s’expliquent enfin par des facteurs psychologiques qui relèvent
de la peur, du repli identitaire et des mécanismes de défense.99. Les violences ont ainsi
fortement érodé les valeurs culturelles qui sous-tendaient l’harmonie et la cohésion des
sociétés.
96 C’est le cas notamment de l’Armée de Résistance du Seigneur de Joseph Nkuni (de l’Ouganda), des FDLR
(du Rwanda), et même de plus en plus des Mbororo (du Soudan) qui opèrent en RD Congo.
97 Le Rwanda et l’Ouganda sont intervenus en RDC en 1996 et 1998 et y sont restés jusqu’à la signature
des accords de paix avec le régime de Kinshasa en 2002. En décembre 2004 et en septembre 2005, le Rwanda
et l’Ouganda ont respectivement menacé la RDC de renvoyer leurs troupes sur son territoire à la poursuite des
groupes armés basés sur le sol congolais, non loin de leurs frontières.
98 APR au Rwanda, AFDL en RDC, CNDD-FDD au Burundi
99 Chaque ethnie a une image négative de l’autre et ne cesse de la diaboliser.
monétaire et humaine est criante. L’accès aux services publics essentiels, sources de
bien-être économique et d’ascension sociale est entravé par les dysfonctionnements
de l’Etat et la défaillance des infrastructures de base. La question foncière est aussi
au cœur des conflits. Comme plus de 80% de la population s’adonnent aux activités
agricoles, la terre est une richesse inestimable dont la possession détermine la vie
de tout un chacun 100. Mais parmi l’ensemble des problèmes économiques, celui de la
prédation des ressources naturelles est considéré comme le plus grave.
En effet, nombreuses sont les analyses qui évoquent la « malédiction des ressources
naturelles » pour rendre compte de la situation presque chaotique dans la région, plus
particulièrement à l’est de la RDC. Les pays de la région des Grands Lacs possèdent
d’importantes réserves de matières premières agricoles, minérales et énergétiques.
Une illustration (carte) de la concentration de ressources minérales de l’Afrique dans
la région des Grands Lacs indique que le pétrole, l’or, les diamants, le fer, le cuivre, le
cobalt, le manganèse et l’uranium sont tous parmi les très précieux minéraux découverts
dans la région. Compte tenu de ses vastes réserves en ressources minérales, la RDC est
considérée comme étant un « scandale géologique »101. Cependant, la RDC n’est pas le
seul leader de l’industrie minière dans la région puisque la Zambie (cuivre), la Tanzanie
(l’or, l’étain, les phosphates, les diamants, le fer et les pierres précieuses), et l’Angola
(les diamants, le cuivre, le minerai de fer, de la bauxite, de l’uranium et phosphates) sont
également dotés d’importantes réserves minérales. Outre ces nations, le pays ayant le
plus grand nombre d’actifs minéraux les « plus sophistiqués sur le continent », l’Afrique
du Sud, fait également partie de la région des Grands Lacs. L’Angola, la République du
Congo, le Sud Soudan et le Soudan sont aussi de grands producteurs de pétrole.
100 A titre d’exemple, International Crisis Group (ICG) souligne pour le Burundi qu’« en tant que ressource
vitale qui se raréfie, la terre constitue de toute évidence un bien convoité, y compris de manière violente, mais le
caractère préoccupant des conflits dont elle fait l’objet s’explique surtout par sa gestion politique »
101 Le cuivre, le cobalt, l’or, les diamants, le coltan, le zinc, l’étain, le tungstène, l’uranium, l’argent, le
charbon, le niobium et le manganèse comptent parmi les ressources minérales de la RDC
102 Matière à partir de laquelle est extrait le tantale pour la fabrication des condensateurs des équipements
électroniques tels que les téléphones mobiles, les lecteurs DVD, les systèmes de jeux vidéo et les ordinateurs.
Ces économies basées sur les ressources naturelles sont vulnérables et sujettes à des
conflits internes et externes liés souvent à la captation et au partage de la rente minière
et pétrolière. Divers rapports d’organismes internationaux sur les caractéristiques et les
dynamiques économiques de ces pays font ressortir une corrélation entre l’instabilité
politique et sociale et le modes d’exploitation des ressources naturelles (ONU/Conseil
de Sécurité, 2003 ; OCDE, 2012). Des études menées en Afrique ou ailleurs concluent
que les pays riches en ressources naturelles de la région sont gangrénés par une forte
corruption, gouvernés par des régimes autoritaires et courent en permanence le risque
des guerres civiles. Une certaine organisation économique s’est mise en place et
s’est consolidée dans la région. Il s’agit d’économies « prédatrices » des ressources
naturelles, d’économies qualifiées de « criminellse » 103 qui s’accommodent bien avec
la guerre, mais aussi avec la paix, même si la paix apparaît comme un obstacle au
développement de l’économie prédatrice.
103 L’or et les minerais de colombo-tantalite (coltan) et de cassitérite du Kivu font depuis longtemps l’objet
d’exploitation illégale par les milices congolaises mais aussi par certains pays étrangers qui n’hésitent pas à venir
se servir.
Dans un tel contexte, les choix politiques rendent l’apparition de conflits plus ou
moins probable. Le conflit peut provenir, dans certaines circonstances, d’actions
délibérées engagées par les décideurs pour miner leurs économies et leur gouvernement,
afin de s’enrichir eux-mêmes personnellement (Reno, 2000). En affaiblissant les
institutions étatiques et en détruisant l’infrastructure de production, les leaders peuvent
inconsciemment rendre la rébellion plus attirante : ils réduisent les coûts directs tout
comme les coûts d’opportunité de la violence (Humphreys M, 2003).
De manière générale, on sait que le champ de l’économie politique est défini par
les relations qu’entretiennent les agents économiques entre eux dans leurs activités de
production, d’échange et de consommation de biens et de services de nature matérielle.
Son ontologie est caractérisée par la recherche d’une coordination des activités
des agents, fondées sur une rationalité particulièrement forte, par l’intermédiaire
d’institutions dont le prototype est le marché.
dans la durée, elle s’est révélée être une guerre lucrative et non un conflit armé justifié
par des nécessités sécuritaires ou identitaires. On a vu émerger dans la région des
Grands Lacs et au cœur même des théâtres d’opération des acteurs locaux, régionaux
et internationaux qui exploitent ou produisent des ressources minières, forestières ou
pétrolières pendant la guerre, qui les commercialisent, les exportent, et donc qui font
des affaires et qui investissent.
Le résultat sans doute le plus connu des recherches des organismes internationaux
sur cette économie criminelle de guerre est que les pays dont la richesse dépend en
Collier P et Hoeffler A (2002) affirment que les conflits pourraient s’expliquer soit par
l’existence de « griefs » soit par celle ď « avidité ». Ils concluent, en se fondant en grande
partie sur la corrélation existante entre exportation de produits de base et conflit, que
si nous souhaitons comprendre les causes des guerres civiles contemporaines, nous
devrions ignorer les justifications fondées sur des griefs et regarder plutôt du côté de
l’avidité des groupes rebelles. Jacquemot P,(2009), montre que la « cupidité » semble
bien être l’un des fondements à l’instabilité récurrente qui règne en RDC. Il considère
que l’on se rapproche également de la situation où les conflits qui ont pour finalité le
contrôle des ressources et des rentes s’auto-entretiennent, rendant peu efficaces les
pressions exercées pour ramener la paix (Global Witness, 2009).
En réalité, les causes des conflits récurrents sont multiples, empruntant aux
deux modèles grief-cupidité et à bien d’autres explications. Ils sont la résultante de
plusieurs contentieux, d’animosités anciennes, de haines sédimentées et de diverses
compétitions autour des positions de rente, qui ont leur propre histoire et qui se
nourrissent mutuellement. Hugon, Ph., (2003), a tenté d’identifier cet enchevêtrement
pour le cas africain en général, mais en se refusant de hiérarchiser les divers facteurs. Il
n’est en effet pas aisé d’en démonter les mécanismes puisqu’ils relèvent de l’illicite et
sont donc partiellement dissimulés, ni de trouver les solutions pour une pacification de
ce pays meurtri, qui s’inscriraient dans la durée.
Les conflits sociopolitiques et militaires à répétition font que la région des Grands
Lacs reste marquée par une instabilité politique et institutionnelle (Ballentine K and
Nitzschke, 2010). Presque tous les pays de cette région ont connu plusieurs guerres
civiles, des coups d’Etat et de nombreux changements de régimes politiques. Dans leur
ensemble, ces régimes sont dirigés par des chefs de guerre ou des anciens chefs de
guerre. Dans certains de ces pays, ce sont des régimes de « prédatocratie » qui, sur
le plan interne comme sur le plan externe, tissent des alliances de prélèvements des
Différents acteurs ont opéré et continuent à opérer dans cette région en dehors des
circuits étatiques et contribuent à l’effondrement de l’État et à la guerre civile. La logique
de la recherche du leadership économique ou tout simplement du bénéfice économique,
tout comme celle de la participation à des réseaux criminels et de la militarisation de
la région et du prélèvement des ressources naturelles anime les comportements des
différents seigneurs de la guerre, mais aussi celle des groupes armés, des milices
politiques ou ethniques, des mouvements politico-militaires, des officiers militaires
de la région, des sociétés multinationales étrangères, etc. (Murego J-Ch, 2010). Tous
ces acteurs ont été et sont impliqués à des degrés divers, dans la déstabilisation de
la région et dans son maintien dans la logique de la guerre devenue lucrative via le
prélèvement des ressources naturelles104. Un dénominateur commun caractérise tous
ces acteurs : l’utilisation de la crise ou de la guerre comme un moyen d’enrichissement
facile. La plupart des accords de paix conclus entre les parties au conflit n’ont connu que
des durées de vie éphémères ou précaires.
Les Etats ont été fragilisés par la multiplicité d’acteurs et leurs logiques d’actions,
par la circulation d’armes, par des logiques d’émergence ou de création des nouvelles
entités politico-criminelles et la prolifération des mouvements armés (Musila C, 2014).
La région des Grands Lacs est l’une des régions du monde où une bonne partie de
ces États sont fragiles : 7 États sur un total de 12 sont classés par la Banque Mondiale
comme étant fragiles (European Communities, 2009).
Bampa et Tedika (2018) ont pu montrer que cette fragilisation compliquait davantage
la solidité des institutions. Devenus fragiles, les Etats ont failli et sont devenus
incapables d’assumer leurs missions régaliennes dont notamment la constitution
d’une armée efficace et des services de sécurité opérationnels tout comme le contrôle
du territoire et de ses frontières. L’émergence des « nouvelles représentations de la
territorialité » dans cette région participe à la défaillance de l’Etat central. En effet, le
trait le plus caractéristique des conflits armés déclenchés dans la région des Grands
104 Des passages des différents Rapports des experts de l’ONU sur l’exploitation et les pillages des
ressources naturelles de la RDC établis en 2001, 2002, 2003, 2009, 2012 c’est-à-dire avant et après la création
de la Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs (CIRGL) sont clairs à ce sujet. Ils mettent en
lumière la volonté des différents acteurs (Etats de la région des Grands Lacs, puissances étrangères, sociétés
multinationales, groupes armés, milices, mouvements politico-militaires, etc) d’inscrire les conflits armés dans la
durée et d’en tirer des ressources destinées à entretenir ces conflits.
Lacs à partir de 1998 jusqu’à ce jour est leur dimension territoriale. Il s’agit de conflits
de construction de territoires, d’occupation ou d’appropriation des territoires très riches
en ressources naturelles.
Tous les acteurs impliqués dans cette guerre (différentes milices, sociétés
multinationales étrangères, etc) se positionnent soit autour des concessions minières
et forestières qu’ils exploitent impunément soit occupent de vastes étendues des
territoires très riches qu’ils administrent en obéissant à leur propre autorité. Ces acteurs
mettent en place des législations économiques et douanières, des administrations et
lèvent des impôts dans les espaces sous leur contrôle. La conséquence est que ces
territoires ainsi administrés dans la région par des acteurs évoluant en marge des
circuits étatiques entrent en concurrence avec les Etats, avec les intérêts économiques
de la région et favorisent non seulement des économies territoriales criminelles mais
aussi une circulation des capitaux et des services criminels à travers plusieurs réseaux
mafieux.
presque à la moitié de celui des États plus solides dont la croissance de PIB per capita,
y est positive (environ 1% par an). Cependant, la croissance de PIB per capita pour les
États fragiles s’est établie à -0.4% par an, soit une croissance négative durant la période
d’analyse. Les estimations de ces auteurs vont plus loin. En effet, la durée de reprise
après une exposition à la fragilité est estimée entre 12 à 33 ans. Ils prouvent que les
États fragiles perdent une occasion de doubler leur PIB initial per capita après une période
de 20 ans. En second lieu, après 20 ans dans cet état, les coûts économiques cumulatifs
de fragilité au Liberia, au Sierra Leone et au Burundi se sont respectivement élevés à
31.8 milliards $, 16.0 milliards $ et à 12.8 milliards $.
Au cours de la dernière décennie, l’Afrique s’est avérée être l’une des régions
économiques qui connait la croissance la plus rapide au monde. Certains catalyseurs
de cette croissance ont été les pays de la région des Grands Lacs, notamment l’Angola,
le Rwanda, la Tanzanie, le Congo et la Zambie. Selon les données du Fonds Monétaire
International (FMI), avec une croissance moyenne de 4 % l’an, les membres de l’EAC
sont parmi les pays d’Afrique subsaharienne qui ont enregistré les progrès les plus
rapides cette dernière décennie. Trois d’entre eux, à savoir l’Ouganda, le Rwanda et la
Tanzanie, se sont classés parmi les plus performants au niveau mondial entre 2005 et
2015105.
En termes de compétitivité économique des pays dans la région des Grands Lacs
élargie, l’Afrique du Sud, le Rwanda, la Zambie et le Kenya ont été classés comme étant
les plus compétitifs selon le classement de « l’indice de la compétitivité mondiale 2013-
2014 » du Forum économique mondial, tandis que la Zambie et le Kenya ont eu les plus
hautes augmentations en terme de compétitivité dans leur classement entre 2012 et
2014. L’amélioration générale en matière de gouvernance économique de la région a été
un catalyseur important pour le niveau soutenu de la croissance et du développement
au cours des cinq dernières années. Il est en effet encourageant de noter que quatre
pays de la région (le Rwanda, le Burundi, l’Angola et la Zambie) sont parmi les pays
du monde qui entreprennent les réformes en termes d’amélioration de leur efficacité
réglementaire dans les affaires.
En principe, une croissance économique forte se traduit in fine par une hausse des
revenus qui rendrait moins attractif, aux yeux de la jeunesse, le recours à la violence.
Pour cela les fruits de la croissance économique doivent être équitablement partagés, de
manière à ce que les pauvres en bénéficient, ainsi que les jeunes, hommes et femmes,
susceptibles de prendre part à des conflits armés. Or, la croissance économique dans
cette région n’est pas équitable. De nombreux facteurs de risque de conflit sont liés au
relatif dénuement social des populations de la région et à des politiques publiques ne
parvenant pas à diversifier les économies, relever le niveau d’instruction et les revenus
des catégories sociales les plus basses, renforcer une classe moyenne qui tirerait ses
105 Sur les 20 pays les plus performants dans le monde, l’Ouganda se classe 6ème, le Rwanda 9ème et la
Tanzanie
16ème avec un taux de croissance du PIB réel respectivement de 8,3 %, 7,9 % et 6,9 % (FMI 2011).
revenus et son influence social de son capital humain et financier et contribuerait à une
cohésion sociale en évitant les conflits.
2. Le défi de la gouvernance
Certes, les régimes autocratiques n’offrent qu’une paix factice obtenue par la
répression, la démocratie ne peut s’épanouir que dans une « société pluraliste,
dynamique et moderne », caractérisée par une « dispersion des ressources politiques »,
et du pouvoir de négociation. Mais les élections, tout en offrant le moyen de déléguer
officiellement l’autorité aux politiques et de réévaluer régulièrement leurs performances,
elles ne permettent pas en soi de surveiller le comportement des acteurs-décideurs
entre deux élections. De plus, les représentants élus sont en position de manipuler le
résultat des élections suivantes, voire de supprimer les élections.
Dans l’absolu, les élections ne suffisent pas à garantir une chaîne de délégation
démocratique. En l’absence de mécanismes de surveillance, les gouvernements « élus »
peuvent abuser du pouvoir qui leur a été délégué. Dans une démocratie mature, c’est
l’organe législatif qui fixe ces limites. Néanmoins, les parlementaires peuvent aussi être
aux prises avec des problèmes d’aléa moral et d’anti-sélection. Un parlement élu n’est
pas en soi une garantie de vigilance.
106 Intégrant la sécurité et l’état de droit, les droits de participation et de l’homme, les opportunités
économiques durables, et le développement humai.
Dans certains cas, une gouvernance décentralisée, avec plusieurs niveaux de décision
politique et économique, peut étayer l’accord de partage du pouvoir en renforçant le rôle
des minorités et des groupes exclus du gouvernement central. Enfin, un système fédéral
regroupant des provinces ou des États peut être préférable à un État unitaire. Mais, le
partage du pouvoir n’est pas forcément une garantie absolue du développement, de la
démocratie ou du respect d’un accord de paix. Il peut même être remis en cause par
divers facteurs : la volonté de reconquête des rentes sur des ressources; la formation
de groupes qui attendent plus d’avantages d’une reprise du conflit, la perpétuation des
clivages ethniques, le coût exorbitant de la paix107.
107 L’accord passé entre le gouvernement soudanais et l’Armée populaire de libération du Soudan pour
mettre un terme à la longue guerre civile qui a ravagé le Sud-Soudan en constitue une bonne illustration. Cet
accord prévoyait une répartition équitable des recettes tirées des gisements de pétrole (dans le Sud) entre la
région et l’État central. Il a été remis en cause.
Les risques de conflit armé sont moins importants dans les pays qui régissent
l’allocation des ressources et la résolution pacifique des différends par la mise en place
d’un arsenal de règles consensuelles, formelles ou non, définissant le cadre d’un Contrat
social entre les acteurs (BAD, 2009). Il ne s’agit pas d’un contrat explicite, mais d’un
certain degré de gouvernement par consentement en échange, a minima, du maintien
de la sécurité. Dans cette vision, la notion de contrat social est axée sur l’idée de bonne
gouvernance, celle-ci peut inclure une multitude de facteurs autres que la séparation
des pouvoirs, notamment la décentralisation du pouvoir.
Les conséquences des conflits sur les économies et les sociétés dans la région
des Grands Lacs sont incommensurables : meurtres, actes de pillage, viols sur les
femmes, déplacements de population, traumatismes et psychose de l’insécurité,
privation d’activités économiques. La communauté internationale, notamment l’ONU
et ses agences, l’UA et les communautés économiques régionales, les institutions
financières internationales, le Groupe des amis de la région des Grands Lacs et les
autres partenaires au développement se sont engagés à apporter leur soutien aux pays
de la région108. En dépit de cette volonté politique, des interventions des missions de
maintien de la paix dans ces pays par les Nations Unies et de multiples résolutions de
la CIRGL, la sous-région est toujours dans l’instabilité.
La CIRGL109 a été organisée suite aux nombreux conflits politiques qui ont marqué
la région des Grands Lacs. Elle traduit la volonté politique de s’attaquer aux causes
profondes des conflits et aux obstacles au développement dans une approche régionale.
Certes, l’approche régionale convient mieux pour la recherche de solutions aux conflits
et à l’instabilité de chacun des pays des Grands Lacs mais elle ne constitue pas une
solution miracle110. Le principal enjeu réside dans la définition des solutions adéquates
108 Le Groupe des amis de la région des Grands Lacs », composé de 28 pays et de 10 organisations
internationales et co-présidé par le Canada et les Pays-Bas. Ils financent le processus de la conférence à travers
un fond commun géré par le bureau du PNUD.
109 C’est en l’an 2000 que le Conseil de Sécurité des Nations Unies a appelé la tenue d’une conférence
internationale sur la paix, la sécurité, la démocratie et le développement dans la région des Grands Lacs. Au
cours de la même année, la conférence fut établie conjointement par le Secrétariat des Nations Unies et l’Union
africaine à Nairobi (Kenya). En novembre 2004, les chefs d’Etat et de Gouvernement des Etats membres adoptèrent
à l’unanimité la Déclaration sur la Paix, la Sécurité et le Développement dans la région des Grands Lacs à Dar
es-Salaam (Tanzanie). En 2006, fût signé (Nairobi) le Pacte sur la sécurité, la stabilité et le développement dans la
Région. Le pacte comprend la Déclaration ainsi que les programmes d’action et les protocoles.
110 Même si la Déclaration de Dar-es-Salaam est un engagement fort et positif dans la pacification des
Grands Lacs, les événements qui ont suivi son adoption illustrent le décalage entre les engagements officiels et
la pratique. Elle témoigne des limites d’une déclaration non contraignante.
111 Conseil de sécurité, Rapport du Secrétaire général sur la préparation d’une conférence internationale sur
la région des Grands Lacs, Nations Unies, 17 novembre 2003. S/2003/1099, p. 3.
112 Des programmes de désarmement, de démobilisation, de réinstallation et réinsertion (DDRR)
Les projets élaborés lors des sommets des chefs d’États se sont proposés de
contribuer à éradiquer les causes des conflits cycliques et à favoriser la coopération
entre les différents pays (CIRGL, 2006 b).Si le diagnostic des sources de conflit a mis
en évidence la pertinence d’une approche régionale pour mettre fin aux conflits et à
l’instabilité, des doutes persistent sur la volonté de différents acteurs de respecter les
engagements pris, par exemple dans la mise en œuvre du Protocole de Non-agression et
de Défense mutuelle. Ces doutes sont renforcés par un bilan mitigé malgré l’importance
des moyens mobilisés.
La mise en œuvre des projets s’est heurtée à deux problèmes. D’une part,
l’identification de douze zones frontalières dont chacune peut être considérée comme
un projet spécifique a posé des difficultés aux pays comme la RDC, qui partage ses
frontières avec neuf États. D’autre part, le coût d’un programme pluriannuel dans les
douze zones identifiées s’est révélé très élevé. Les différents pays, qui ont d’énormes
besoins à satisfaire et des moyens limités en termes de financement ont rechigné à
consentir les efforts nécessaires pour contribuer à la facture globale et faire aboutir
les projets de gestion des frontières communes. Pourtant c’est une question capitale
pour la stabilité régionale. La question du financement s’est posée dès les premières
années. Dès lors, des synergies qui devaient être développées avec des programmes et
des actions mis en œuvre par d’autres acteurs ne se sont pas concrétisées (ONU/CIRGL,
2014).
Dans ce contexte, l’approche régionale pour sortir les différents pays du cycle de
la violence et rétablir la confiance s’avère a priori pertinente. Mais sa mise en œuvre
rencontre de multiples obstacles. Au fil de temps, il est donc apparu clairement que le
territoire est devenu en réalité l’enjeu principal de la dynamique de conflictualité armée
lucrative dans la région des Grands Lacs et en Afrique centrale : le territoire en tant
que lieu d’exercice du pouvoir politique, d’administration des populations et surtout
d’exploitation des ressources naturelles, dont les ressources minières et forestières en
particulier. Le challenge reste dans la manière de construire des États viables et sûrs,
créer l’environnement favorable à une meilleure gestion des ressources et du potentiel
de développement et créer des synergies, ou les renforcer, entre la démocratisation, la
paix et le développement dans la région.
Les solutions proposées par la Conférence internationale sur les Grands Lacs ne
peuvent être mises en œuvre que si certaines conditions sont remplies, du moins
dans certains pays qui sont encore en situation de conflit. Plusieurs aspects semblent
importants dans ce contexte. Les défis à relever pour la mise en œuvre effective des
résolutions de la Conférence des Grands Lacs sont de plusieurs ordres. Ils consistent
notamment dans :
113 J. Gahama, « Une étude géopolitique des organisations régionales dans l’Afrique des Grands Lacs.
Relecture critique de la Note n°3 », article non publié, IFRA, juin 2012.
114 Il en est ainsi de la confiance entre les anciens belligérants dans la guerre en RDC, notamment l’Ouganda,
le Rwanda et la RDC.
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La région centrafricaine apparaît très clairement comme l’une des plus sensibles
du continent en termes d’analyse sécuritaire. Cinq principaux défis peuvent y être
répertoriés.
Au Sud-Ouest du lac Tchad, c’est l’armée tchadienne qui reste le principal acteur
de la lutte contre Boko Haram en territoire Kanouri (États de Borno et d’Adawama).
Enfin, même si les tensions avec le Soudan se sont aplanies, la frontière Est du pays
demeure un lieu avéré de trafics. Tout le problème consiste alors à constater que le
Tchad politiquement et économiquement se fragilise.
Introduction
Pour avoir une meilleure idée de la crise qui secoue aujourd’hui la République
centrafricaine RCA (La dernière d’une série de crises qui ont jalonné l’existence de cet
Etat), Il faudrait peut-être remonter à l’année 2003 précisément au 15 Mars de cette
année.
Ce jour-là, le général François Bozizé, qui avait été démis de ses fonctions de chef
des armées en 2001 et qui, en 2002, échoue dans une tentative de coup d’Etat, profite
de la participation du président Ange-Felix Patassé à une réunion des chefs d’États
africains au Niger pour prendre le contrôle de la capitale et de l’aéroport international
afin d’empêcher le retour de l’avion présidentiel. Le même jour, il se déclare lui-même
président et une semaine plus tard nomme Abel Goumba, membre populaire de
l’opposition, au poste de Premier ministre.
Le pays reste pourtant (sans surprise) proie aux tumultes et aux conflits internes ;
d’une part en raison de sa proximité avec des zones de turbulence (Tchad, Soudan et
RDC) et d’autre part parce que des mouvements d’opposition et de guérillas locaux
contestaient le pouvoir de Bozizé.
Cependant en 2010, Bozizé reporte sine die les élections prévues cette année. Le
programme Démobilisation, Désarmement, Insertion (DDR) n’avait enregistré aucune
avancée. Il nait en conséquence un nouveau mouvement de rébellion : La Convention
des Patriotes pour la Justice et la Paix (CPJP). Sans se soucier de la situation, Bozizé se
fait réélire en 2011 dans une atmosphère des plus tendues.
Les rebelles reprochent à Bozizé de ne pas respecter les accords115 et reprennent les
armes en 2012. Ils se rassemblent au sein de La Seleka, qui en langue Sango signifie
« coalition ». Ils s’emparent le 24 Mars 2013 de Bangui et Bozizé prit la fuite au Cameroun.
Michel Djotodia, l’un des leaders de la Seleka se proclame président et ses troupes en
majorité musulmanes s’adonnent à des exactions contre les populations chrétiennes de
la capitale116. Ces dernières forment des milices d’autodéfense : Les Anti-Balaka117. Le
pays sombre dans une sorte de guerre civile doublée d’une guerre de religion.
Les Français ont tenté à travers l’opération Sangaris, autorisée par les Nations
Unies, de désarmer le conflit et de protéger les civils. L’opération désarme à la fois
les Seleka et les Anti-Balaka et prend fin en Octobre 2016, laissant agir la Mission
Multidimensionnelle des Nations Unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA),
chargée entre autres, de mettre en place la DDR. Le pays qui a toujours vécu accroupi ne
s’est plus relevé depuis, en dépit des efforts de la communauté internationale. L’élection
du nouveau président, Faustin-Archange Touadéra ne changera rien sinon la nature des
milices Seleka et Anti-Balaka qui deviennent des bandits de grands chemins s’adonnant
au vol et aux enlèvements contre rançons.
Pourquoi la Centrafrique a vécu, vit et, peut-être vivra, dans l’instabilité depuis
115 Bozizé n’a pas tenu ses engagements et ses promesses. En effet, en 2011, un accord de cessez-le
feu avait été signé pour ramener le calme dans le nord du pays entre le gouvernement et les rebelles du CPJP.
Il prévoyait la cessation des hostilités, l’intégration des rebelles au sein de l’armée régulière, la libération de
prisonniers politiques et le désarmement des milices.
116 En juillet 2013, plus de 400 meurtres ont été commis en l’espace de quatre mois par la Seleka. La
Fédération internationale des ligues des Droits de l’Homme les qualifie de « crimes les plus graves contre la
population ».
117 Tiré de Anti-Balles A.K, allusion faite à l’auto-défense contre les balles des armes de la Seleka.
sa création et son indépendance et n’a jamais pu empiler une décennie sans crise ou
conflit ? Quels sont les facteurs, structurels et conjoncturels qui alimentent les crises
centrafricaines ? Quatre facteurs constituent les racines du mal : L’Ethnisme et la
mauvaise gouvernance mêlant politique à violence d’une part ; et religion et ingérence
étrangère d’autre part.
I. L’Ethnisme et la politique.
La manière dont une certaine élite avait compris la politique est pour beaucoup
dans les désarrois que connaît le pays. La multiplicité d’ethnies et les disproportions
entre leurs poids démographiques ont impacté les quelques tentatives d’élections
démocratiques. Les partis politiques calqués sur les architectures tribales n’ont eu de
cesse de faire de l’arène politique un champ de guerre où le perdant ne peut que subir
la loi du vainqueur, loin de tout esprit démocratique.
118 Selon le recensement de 2003, le groupe le plus important est celui des Gbaya (28 %), suivi de celui des
Banda (22 %) : à eux deux, ils représentent la moitié de la population centrafricaine. Viennent ensuite les Mandja
(9,9 %), les Sara et les Ngbaka-Bantou à quasi-équivalence (7,9 %), les Nordistes-Peuhl et Mbum à égalité aussi
(6 %), les Ngbandi (5,5 %), les Zandé-Nzakara (3 %). Enfin, les autres ethnies locales ou étrangères représentent
près de 2 % de la population.
Source : http://www.geolinks.fr/continent/afrique/afrique-centrale/la-centrafrique-guerre-civile-
conflit-religieux-ou-genocide/
• Les gens du fleuve, statistiquement minoritaires, sont constitués par les ethnies
s’étendant le long de l’Oubangui, du sud au sud-est. Les principales ethnies
connues comme gens du Fleuve sont les Oubanguiens, les Ngbandi et les Nzakara-
Zandé. L’ensemble Ngbandi dont le principal groupe centrafricain est constitué par
les Yakoma est un ensemble de populations qui pratiquent les activités fluviales
(transport et pêche notamment) et commerciales tout le long de l’Oubangui. Il est
composé des Sango et des Yakoma, subdivisés en Dendi et Bangi.
• Les Pygmées sont connus comme étant les premiers habitants de la forêt, ils sont
minoritaires et surexploités sur tous les plans, quasiment considérés comme des
sous-hommes.
Ces ethnies qui, tout au long de leur histoire, ont cohabité dans une relative bonne
entente ont, cependant, depuis l’indépendance, vécu de véritables conflits inter-
ethniques les menant parfois à de véritables guerres civiles. Ces conflits violents et
intenses trouvent une illustration dans les évènements qui se sont déroulés lors des
coups d’Etat ou dans des mutineries telles celles de 1996 et de 1997.
Les différents régimes qui se sont succédés à Bangui ont chacun politiquement
contribué à la genèse de ces crises de violence que vit le pays. L’amalgame entre le
parti politique et la tribu constitue le trait commun des personnalités qui ont gouverné
la RCA. Une victoire lors des élections n’est pas comprise comme une victoire politique
qui implique que le nouveau pouvoir doit tenir compte des intérêts des perdants ;
mais comme une victoire tribale qui implique la marginalisation, voire l’écrasement
du perdant. Ce fut le cas du président Patassé qui à sa prise de pouvoir, pourtant par
voie démocratique, a entamé une politique d’ethnisme en s’entourant des proches
de son parti et de son groupe ethnique (les Kaba). Les nominations à des postes de
responsabilité se font au sein du parti au pouvoir et par conséquent parmi les originaires
de l’ethnie au pouvoir. Les autres partis et leaders politiques appartenant aux autres
ethnies sont systématiquement étouffés ou mis en marge de la gestion du pays, quand
ils ne sont pas arrêtés ou exécutés.
• Il est remplacé, en Mars 1981, par l’ancien président Dacko qui sera renversé six
mois plus tard au moyen d’un coup d’Etat conduit par le Général André Kolingba.
• Ce n’est qu’en 1993 que s’ouvre une fenêtre de transition démocratique, avec
l’arrivée au pouvoir de Ange-Felix Patassé, un ancien Premier ministre de Bokassa.
Cependant le Général Kolingba, un Yakoma ; n’admet pas la victoire de son rival qui
est un Sara. Les mutineries qui éclatent à Bangui, entre 1996 et 1997, sont l’œuvre
de soldats Yakoma. Les affrontements sont tellement intenses qu’ils nécessitent
l’intervention des forces françaises pour rétablir l’ordre. Kolingba tentera en vain
de renverser Patassé en 2001.
• Patassé ne quittera le pouvoir qu’en 2003, suite à un autre coup d’Etat conduit par
le général François Bozizé. Et ce dernier fuira au Cameroun lorsque les troupes
Seleka et Faustin-Archange Touadéra, prennent de force, Bangui en 2013
De 1958 à 2013, une seule fois la République centrafricaine avait connu une
acquisition du pouvoir par voie démocratique. C’est le cas d’Ange-Félix Patassé. Toutes
les quatre autres transitions l’ont été par la violence. Les intervalles entre les coups
d’Etat, ont généralement été jonchés de mutineries, de rebellions et des soulèvements
divers.
installés, venant pour la plupart du Nord, et sont en majorité des Tchadiens, Soudanais,
Libanais, Egyptiens, Sénégalais et Syriens. Les recensements officiels estiment les
populations musulmanes à environ 10%, mais ils représenteraient en réalité 15% à
17%. Quelques 2% à 3% seraient des Centrafricains de souche qui se seraient convertis
à l’Islam. L’Islam était auparavant peu présent dans le pays, mais depuis la conversion
en 1976 de l’empereur Bokassa sous la pression du colonel Kadhafi, l’Islam avait pris
une certaine ampleur en Centrafrique. Le Christianisme a également produit un certain
nombre de sectes chrétiennes sur le territoire.
Le Nord Centrafrique abrite la majorité des musulmans du pays qui sont des
pasteurs nomades ou semi-nomades originaires du Tchad et du Soudan. Les régions
de Haute Kotto et le Bamingui Bangoran où vit la majorité de ces nomades musulmans
sont abandonnées entre les mains des groupes armés, comme L’armée de résistance du
Seigneur (L.R.A), qui organisent des massacres et exploitent illégalement les ressources
minières.
Aussi bien Patassé que Bozizé avaient adopté le même comportement tribaliste pour
exclure de leur politique le nord musulman. Les pasteurs musulmans sont perçus comme
des étrangers venus détruire les champs et les espaces de chasse. Les musulmans
nomades et pasteurs s’attendaient à des tracés de couloirs de pâturages pour éviter
les affrontements récurrents entre les communautés. Ce fut là le dernier des soucis du
régime de Bozizé. La protection des droits de propriété de la part de l’Etat et la création
d’institutions capables de régler la question des terres ont fait défaut de manière
flagrante et favorisé l’escalade des violences communautaires et confessionnelles.
Face aux exactions des cultivateurs et à l’absence d’un Etat à même de leur assurer
le minimum de droit, la minorité musulmane s’est vue obligée de trouver des moyens
de survie. Naissent alors plusieurs mouvements politico-militaires121 qui se réunissent
Les intervenants en Centrafrique ne sont pas que des Etats ; des acteurs non-
étatiques sont également soit invités par les centrafricains eux-mêmes, soient s’invitent
eux-mêmes, en raison de l’absence d’un pouvoir national à même de les repousser. Des
Etats comme le Tchad et le Soudan ont influencé le Centrafrique de manière historique
et structurelle ; d’autres n’ont eu récemment que des influences conjoncturelles. Ces
Etats ont généralement agi en Centrafrique soit, directement en utilisant à leurs profits
des décisions de l’ONU ou de l’UA, soit en usant de proxys sous formes de mouvements
rebelles. Les alliances de ces Etats avec le Centrafrique ne répondent qu’à leurs intérêts
comme en témoigne les changements fréquents d’attitudes.
En 2003 le coup d’Etat du général Bozizé a été préparé depuis le Tchad. Le soutien
des autorités tchadiennes avait été déterminant dans la réussite du coup d’Etat,
contrairement à celui de 2002, conduit par le même Bozizé, mais qui avait échoué.
Conclusion
Il est néanmoins important de relever que la crise actuelle, contrairement à celles qui
l’ont précédée, se distingue par l’intensité de la violence intercommunautaire, un exode
sans précédent de la population hors des zones de combat et vers les pays voisins, une
destruction du tissu économique et social du pays, et une complète déliquescence des
institutions étatiques.
Cette politique a fini par faire sombrer la Centrafrique dans une impitoyable
guerre civile, marquée par des violations massives des droits de l’homme et des
exactions ciblant la population civile, singulièrement les femmes et les enfants, qui
n’épargne ni les troupes onusiennes ni les travailleurs humanitaires.
crises en RCA et par l’inaptitude des opérations de paix en Afrique à remplir pleinement
leur mission, ainsi que par les contraintes financières auxquelles sont assujettis les
principaux pourvoyeurs de fonds à ces missions.
122 Patrice Gourdin. « La République centrafricaine (RCA : Géopolitique d’un pays oublié ». 1er octobre 2013
<https://www.diploweb.com/Republique.
123 Pasch Helma. « Le sango, langue officielle de la République centrafricaine ». Faits de langues, n°11-12,
Octobre 1998. Les langues d’Afrique subsaharienne, sous la direction de Suzy Platiel et Raphaël Kabore. pp.
111-120.
Une affiche de 1950 intitulée « La voie du progrès » résumait les fondements d’une
politique de construction du jeune Etat centrafricain : “Pour fonder une société solide et
durable, quatre éléments sont indispensables :
Lorsqu’il manque à une société un de ces éléments, elle devient de plus en plus
boiteuse et finit par tomber ; c’est la décadence”.
L’accession aux commandes du pays de David Dacko, en tant que chef provisoire de
l’État, le 13 août 1960, jour de l’indépendance du pays, a été brutalement interrompue par
le premier coup d’Etat mené par un Lieutenant du nom de Jean Bedel Bokassa. Depuis
lors, le pays est entré dans un cycle de coups d’Etat et de mutineries, dans lesquels les
rivalités personnelles, tribales et religieuses n’ont cessé d’être instrumentalisées avec
l’appui ou la complicité de puissances extérieures. L’histoire de ce pays est marquée par
une succession de coups de force entrepris par des minorités qui refusaient tout partage
du pouvoir et qui n’acceptaient aucune alternance démocratique (voir carte ci-après).
Le cas centrafricain donne tout son sens à la théorie de la “malédiction des matières
premières“ (resource curse) développée par Richard Auty dans les années 90. En effet,
l’exploitation des principales ressources naturelles de ce pays a alimenté la dynamique
destructrice de la guerre, et condamné ce pays à une mauvaise gouvernance et au sous-
développement. Les détenteurs du pouvoir ou les groupes armés rebelles ont toujours
cherché à mettre la main sur ces ressources, les uns pour se maintenir au pouvoir, les
autres pour tenter de le prendre ou de le reprendre.
Parmi les ressources les plus convoitées, l’or et les diamants occupent une place
particulière, en attendant l’exploitation du potentiel pétrolier du pays. En ce qui
concerne les diamants, le sous-sol centrafricain contient de la pierre diamantaire de
qualité optimale, classant le pays au quatrième rang mondial des pays producteurs.
La production des diamants alluvionnaires de qualité optimale (70% joaillerie et 30%
industriel) s’élève à environ 500 000 carats brut par an. Ce chiffre doit néanmoins être
trois fois revu à la hausse en raison de la contrebande qui sévit dans le secteur et
qui est encouragée par le manque de formalisation du secteur et la faible traçabilité
des pierres précieuses facilement transportables par les réfugiés vers les pays voisins,
particulièrement le Cameroun.
Pour ce qui est du pétrole, l’essentiel des sites se trouve au nord dans les localités
de Bagara, Doseo, Salamat et Doba/Bango et dans la région de Gordil, à la frontière
commune avec le Tchad. Si les premiers forages, confiés à des compagnies américaines,
remontent au début des années 80, la liste actuelle des pays explorateurs compte la
France, la Chine et l’Afrique du Sud qui cherchent à se répartir les 5 milliards de barils
de pétrole que renferme le sous-sol centrafricain.
marginalisation de plus en plus marquée des régions du nord du pays, une accumulation
des griefs contre les autorités centrales, et un sentiment d’abandon de la part de la
population locale, devenue réceptive aux appels à la rébellion et à la sécession. La crise
de 2013 a fini par transformer la RCA en un Etat “fantôme” ou “fictif”.124 Ceci explique
aussi le développement par la frange radicale des Seleka d’un discours séparatiste qui a
trouvé son expression la plus éloquente dans la proclamation par le Front populaire pour
la renaissance de la Centrafrique (FPRC) de la « République du Logone », en tant que
réponse à des décennies de discrimination et de déni des droits de pleine citoyenneté à
la communauté musulmane.
d. La culture de la violence
Cette culture de la violence a été accentuée par la volonté des détenteurs du pouvoir
et de leurs adversaires d’instrumentaliser la religion pour dresser les communautés
musulmane et chrétienne l’une contre l’autre, en ravivant le douloureux souvenir des
pratiques esclavagistes du dix-neuvième siècle. Toutefois, cette instrumentalisation n’a
jamais enregistré le niveau de haine et de stigmatisation atteint en 2013. Des témoignages
d’Amnesty international et de la Commission d’enquête des Nations- Unies sur la RCA
ont établi que lors du Forum de Bangui de mai 2015, le déni de la centrafricanité à la
minorité musulmane « était récurrent, notamment dans l’Ouham et l’Ouham Pende où
les communautés ont demandé la révision des conditions d’obtention de la nationalité
et le retrait des cartes d’identité aux étrangers »125 . En outre, des organisations non
gouvernementales ont pu constater que des membres de la communauté musulmane se
sont vu imposer la conversion au christianisme s’ils voulaient retourner à leurs villages
conquis par les Anti-Balaka.
124 Didier Niewiadowski « Comment la Centrafrique est devenue un “ Etat fictif ? ». Libération du 29 janvier
2014
125 International crisis Group. « La Centrafrique, les racines de la violence ». Rapport N°230 du 21 septembre
2015, page 22
d’ordre externe, liées à un contexte régional marqué par l’instabilité des pays voisins,
particulièrement le Sud-Soudan et la RDC.
126 Jean Guisnel. « La Centrafrique, 45 ans d’interventions françaises ». Le point du 16 décembre 2013
127 Emmanuel Chauvin. « La guerre en Centrafrique à l’ombre du Tchad, une escalade conflictuelle
régionale? ». Agence française de développement. 16 novembre 2010 page 33,
La crise de 2013 a dépassé les précédentes par son ampleur, son coût humain et
par son impact sur le tissu économique et social national. Elle a mis en évidence deux
groupes armés hétéroclites fédérés autour des “Séléka”(signifiant « coalition » en
sango) et des “Anti-Balaka”128.
La Séléka était fondamentalement constituée par des branches dissidentes des deux
principaux mouvements armés du nord de la RCA, l’Union des forces démocratiques
pour le rassemblement (UFDR) et la Convention des patriotes pour la justice et la paix
(CPJP). Cette coalition, bien que constituée en majorité de Musulmans, n’a jamais été
un mouvement islamiste ou islamisant. Ses connections avec le voisin tchadien et la
participation en son sein d’éléments originaires de ce même pays ont renforcé l’hostilité
des populations non musulmanes à leur égard.
Quant aux seconds, qualifiés à tort de milices chrétiennes, ils sont formés
essentiellement de groupes d’autodéfense, sans aucune structure organique, constitués
dans les zones rurales pour faire face aux exactions et razzias des coupeurs de route
et pour protéger leurs familles et leurs biens par l’utilisation d’armes artisanales,
notamment des machettes appelées « balaka » en langue sango. L’appellation Anti-
Balaka, héritée de la période coloniale, véhicule le sentiment d’invulnérabilité aux
balles et aux machettes. Les Anti-Balaka sont attachés à prendre leur revanche contre
les Musulmans, accusés d’avoir, sous l’égide de la Séléka, perpétré des exactions de
masse, et les assimilant à des étrangers qui entendaient se rendre maîtres de la RCA et
déposséder sa population autochtone.
128 Henry Kam Kah. « Anti-Balaka/Seleka, ‘religionisation’ and separatism ». The History of Central african
Republic. Conflict Studies Quarterly Issue 9, October 2014, pp. 30-48
129 Pour une liste plus détaillée des groupes armés, voir “Centrafrique : les racines de la violence”, op. cit
page 42
conséquences ravageuses de la violence sur la population civile qui en tire ses moyens
de subsistance. Selon le dernier rapport du secrétaire général des Nations Unies sur
la situation en République centrafricaine, la moitié des 4,6 millions de Centrafricains
reste tributaire pour sa survie de l’aide humanitaire, dont 411 785 déplacés internes
et 474 848 refugies.130 De ce fait, la RCA se trouve classée troisième sur l’index 2017
des pays faillis (après le Sud Soudan et la Somalie), avec un indice de 112,6, tandis que
la Finlande, classée dernière, enregistre un score de 18,7.131
Le mandat attribué à la MINUSCA par le Conseil de Sécurité consiste pour cette force
de protéger les civils, de rétablir la sécurité et l’ordre public, d’appuyer le processus de
paix, de reformer le secteur de sécurité, d’aider à la mise en œuvre du programme
DDRR, de lutter contre l’impunité, de soutenir la cessation de l’exploitation illégale des
ressources naturelles, et de créer les conditions propices à la fourniture d’une aide
humanitaire aux populations qui en ont besoin.
Pour une sortie de crise, les principaux acteurs régionaux et internationaux concernés
par la situation en RCA (Nations Unies, Union Africaine, Union Européenne, France et
Etats Unis, Banque mondiale) s’accordent sur la mise en place, à partir de janvier 2014,
d’une période de transition devant préparer la tenue d’élections présidentielles. A cet
effet, ce G5 a dissuadé les principaux acteurs de la vie politique centrafricaine de se
présenter et fait adopter les critères sur mesure pour faire émerger la candidature de
Catherine Samba Panza. Cette femme d’affaires doublée d’une juriste et d’une militante
des droits de l’Homme présentait l’avantage de se tenir à égale distance des principaux
courants politiques internes et de bénéficier du soutien bienveillant des deux principaux
groupes armés. Son élection le 19 janvier 2014 par le CNT d’un gouvernement d’union
nationale ont inauguré une nouvelle étape, dont les partenaires de la RCA espéraient un
début de normalisation et de rétablissement de l’autorité de l’Etat.
Cette dynamique a incité l’essentiel des groupes armées à accepter le plan de DDRR
et la communauté internationale à promettre 2,2 milliards de dollars à la conférence
des donateurs tenue à Bruxelles le 17 novembre 2016 pour appuyer la mise en œuvre
du Plan quinquennal (2017-2022) de relance et de la consolidation de la paix en
RCA. Le piétinement observé dans la mise en œuvre de ce Plan une année après son
adoption s’explique moins par le non-respect des engagements des donateurs, que par
les difficultés liées d’abord à l’insécurité, au manque d’expérience dans le montage
des projets, la lenteur du déploiement des administrations en dehors de Bangui, et
l’incapacité du nouveau gouvernement à bousculer les anciennes habitudes et à asseoir
une gouvernance politique et économique susceptible de rassurer les partenaires
internationaux et à susciter l’adhésion de tous les centrafricains.
132 Roland Marchal. « Brève histoire d’une transition singulière : La République centrafricaine de janvier
2014 à mars 2016 ». CNRS / Sciences Po Paris. Septembre 2016
Conclusion
S’il est indéniable que la situation actuelle en RCA a connu une légère amélioration
depuis la crise de 2013, celle-ci a concerné d’abord la capitale et sa périphérie, le reste
du pays demeurant partagé en zones d’influence fluctuantes entre les groupes armés qui
profitent de l’impuissance volontaire des Nations Unies et du vide laissé par le retrait
le 31 octobre 2016 de l’opération Sangaris et des unités ougandaise et américaine
qui combattaient l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA). L’arrêt de la violence et la
réforme du secteur de la sécurité demeurent un passage obligatoire et une condition
sine qua non à toute réconciliation nationale ou reprise économique.
Or, en l’absence d’une réelle volonté des membres permanents du Conseil de sécurité
et des puissances régionales de mettre au pas les groupes armés par une combinaison
de moyens coercitifs et diplomatiques, la violence continuera à être le lot quotidien
des populations civiles une source de déstabilisation de la région. Devant une telle
perspective, la communauté internationale, sollicitée par ailleurs par d’autres conflits
africains (Somalie, Mali, RDC, Sud-Soudan, Darfour) et non africains (Syrie, Yémen),
risque de se lasser du cas centrafricain et de condamner son peuple à l’agonie et au
désespoir.
Bibliographie
Pour une liste plus détaillée des groupes armés, voir “Centrafrique : les racines de
la violence”, op. cit page 42
Voir le “Fragile States index” produit par le Fonds pour la paix (Washington), 14 mai
2017
Sur les 11 pays de l’Afrique centrale telle que définie ci-dessus, une majorité d’entre
eux, sept exactement, sont actuellement producteurs de pétrole brut et/ou de gaz
naturel. Il s’agit de l’Angola, du Cameroun, de la République du Congo, de la République
démocratique du Congo, du Gabon, de la Guinée Equatoriale et du Tchad. Les quatre
autres pays – République centrafricaine, Sao Tomé-et-Principe, Burundi et Rwanda – ne
sont pas, à ce jour, producteurs de pétrole ou de gaz naturel.
Au-delà de ces deux listes, les commentaires suivants peuvent être formulés sur la
place de l’Afrique centrale :
• Parmi les sept pays producteurs, un seul, l’Angola, est un enjeu important pour les
compagnies pétrolières internationales (voir sur ce sujet le point 3B de cet article).
Les autres sont de petits producteurs (voir Annexe sur la production pétrolière de
l’Afrique centrale). Il y a en effet un écart d’environ un à six entre la production
pétrolière de l’Angola et celle du second producteur pétrolier de l’Afrique centrale,
la République du Congo.
• Parmi les quatre pays non producteurs, deux sont considérés comme ayant un
potentiel pétrolier : la RDC et Sao Tomé du fait de leur proximité avec l’Ouganda –
qui va devenir un pays producteur de pétrole d’ici la fin de cette décennie – et avec
le Nigeria respectivement.
Depuis juin 2018, l’OPEP compte 15 Etats membres, dont sept pays africains. La
place de l’Afrique centrale au sein de l’OPEP est donc actuellement tout à fait
significative.
En dehors de l’Angola, pays sur lequel nous reviendrons ci-dessous (voir partie 3B),
l’intérêt des compagnies pétrolières internationales pour l’Afrique centrale est assez
limité et, ce, pour plusieurs raisons :
• Certains pays ont une production pétrolière sur le déclin (Cameroun, Gabon, Guinée
Equatoriale, Tchad) ;
• De même au Gabon, Total et Royal Dutch Shell, les deux opérateurs pétroliers
‘’historiques’’, recentrent leurs activités sur l’offshore profond, qui leur semble
avoir un potentiel significatif.
• Au Tchad, des travaux de récupération assistée (enhanced oil recovery, EOR) sont
en cours en vue de tenter de prolonger la durée de vie du projet pétrolier dans
le bassin de Doba (souvent appelé projet de développement pétrolier Tchad/
Cameroun), dont l’opérateur est la firme américaine ExxonMobil. Par ailleurs, des
firmes asiatiques, telles que la China National Petroleum Corporation (CNPC) et
OPIC (Taïwan), ont investi dans ce pays.
L’Angola occupe très clairement une place à part parmi les pays producteurs ou
potentiellement producteurs dans la région.
• L’intérêt des acteurs pétroliers étrangers en Angola porte surtout sur l’offshore
profond. Quatre permis ont concentré des investissements considérables, les
blocs 17 (Total opérateur), 15 (ExxonMobil), 14 (Chevron) et 18 (BP). Sur ces blocs,
qui forment le carré d’as de l’offshore angolais, de très nombreuses découvertes
pétrolières ont été réalisées, dont quinze sur le seul bloc 17. Selon ExxonMobil,
qui détient aussi une participation sur le bloc 17, le potentiel de ressources
récupérables est de l’ordre de 5 milliards de barils équivalent pétrole sur le bloc 17
et de 4 milliards de barils équivalent pétrole sur le bloc 15.
• Les opérateurs pétroliers se sont ensuite intéressés à l’offshore très profond avec,
notamment, les blocs 31 et 32. Sur le bloc 32, Total, qui est l’opérateur, a mis en
production en juillet 2018 le champ de Kaombo. Le débit sera de 115 000 barils par
jour (b/j) de pétrole et il atteindra 230 000 b/j l’an prochain. Treize découvertes ont
été réalisées sur ce permis à ce jour.
• Une zone d’unitisation offshore a été mise en place entre l’Angola et la République
du Congo pour permettre l’exploitation de réserves situées de part et d’autre de
la frontière maritime entre les deux pays. En octobre 2015, le champ de Lianzi est
entré en production sur le bloc 14K. La zone d’unitisation concerne le permis de
Haute Mer au Congo et le bloc 14 en Angola. Les associés sur cette zone sont
Chevron, Cabinda Gulf Oil, Total, Eni, la Sonangol, Angola Block 14, la Société
Nationale des Pétroles du Congo (SNPC) et Galp.
• Le gotha pétrolier mondial est actif en Angola. Parmi les plus grandes compagnies
occidentales, Total (qui est devenu le premier opérateur du pays), ExxonMobil,
BP, Chevron et le groupe italien Eni sont très bien implantées, et de longue date,
• Total a produit en 2017 229 000 bep/j de pétrole et de gaz en Angola, ce qui
faisait de ce pays la cinquième source de production d’hydrocarbures pour cette
compagnie dans le monde après la Russie, les Emirats Arabes Unis, le Nigeria et la
Norvège par ordre décroissant.
• L’Angola est aussi un pays exportateur de gaz naturel liquéfié (GNL) grâce au projet
Angola LNG. Située à Soyo, l’usine de liquéfaction a une capacité de 5,2 millions de
tonnes de GNL par an. Les actionnaires d’Angola LNG sont Chevron, la Sonangol,
BP, Eni et Total.
• Venue plus tardivement, la Chine est présente dans le secteur des hydrocarbures
même si elle n’est pas en position de rivaliser avec les majors occidentales.
On relève notamment l’alliance entre le géant chinois Sinopec et la compagnie
pétrolière nationale de l’Angola, la Sonangol, avec Sonangol Sinopec International
(SSI).
SSI détient notamment des participations dans les blocs en mer 15/06, 17/06, 18,
18/06, 31 et 32.
• Dans les relations entre l’Angola et les acteurs étrangers, il y a quelques ombres
au tableau, notamment les problèmes entre la RDC et l’Angola sur la délimitation
du plateau continental. Ce différend territorial maritime existe depuis plusieurs
années et il n’a pas encore été réglé. Le soutien apporté par l’Angola à Laurent-
Désiré Kabila dans sa conquête du pouvoir face à Mobutu en 1997 a manifestement
conduit les autorités de la RDC à faire profil bas dans ce différend pendant un
certain temps sans pour autant renoncer à leurs revendications.
Annexes
Annexe 1
Réserves pétrolières de l’Afrique centrale
A la fin 2017, les réserves pétrolières prouvées de certains pays d’Afrique centrale
étaient les suivantes selon les estimations de la BP Statistical Review of World Energy
(chiffres en milliards de barils) :
• Angola 9,5
• Gabon 2
• République du Congo 1,6
• Tchad 1,5
• Guinée Equatoriale 1,1
Annexe 2
Production pétrolière de l’Afrique centrale
• Angola 1,67
• République du Congo 0,291
• Gabon 0,2
• Guinée Equatoriale 0,199
• Tchad 0,103
de l’Angola était de 1,64 million de b/j l’an dernier, celle du Congo de 260 000 b/j, celle
du Gabon de 200 000 b/j et celle de la Guinée Equatoriale de 130 000 b/j.
Annexe 3
Exportations de GNL de l’Afrique centrale
• Asie/Pacifique 2,6
• Moyen-Orient 1,4
• Europe 0,6
• Amérique centrale et du Sud 0,3
• Afrique 0,2
• Asie/Pacifique 2,5
• Moyen-Orient 0,9
• Amérique centrale et du Sud 0,8
• Europe 0,4
• Amérique du Nord 0,2
• Afrique 0,1
Source : BP Statistical Review of World Energy 2018.
Annexe 4
Total en Afrique centrale
Sur les trois dernières années (2015 à 2017), la production de Total était orientée
à la baisse en Angola et au Gabon alors qu’elle a augmenté au Congo. Pour l’Angola,
la tendance baissière devrait s’inverser à l’avenir avec la mise en production du champ
pétrolier de Kaombo en 2018 (la production de ce gisement atteindra son rythme de
plateau en 2019).
Si l’on ne tient compte que du pétrole, la production de Total dans la région était
de 353 000 barils par jour en 2017, dont 204 000 b/j en Angola, 98 000 b/j au Congo
et 51 000 b/j au Gabon. L’Afrique centrale représentait 26% de la production pétrolière
mondiale de Total l’an dernier. Le profil de production de Total dans la région est donc
plus pétrolier que gazier.
La CEEAC couvre une superficie de 6,6 millions de kilomètres carrés, soit presque
20% de la superficie totale de l’Afrique. De par son emplacement géographique, la
La CEEAC dispose d’un espace maritime important qui lui permet d’être connectée
aux flux commerciaux internationaux. La façade atlantique de la CEEAC s’œuvre sur le
Golfe de Guinée et abrite une route maritime importante qui longe l’océan atlantique.
Cette ouverture sur le large atlantique permet l’acheminement des matières premières
et des produits d’hydrocarbures en toute liberté. Il permet surtout à la région de s’insérer
dans la dynamique globale de la mondialisation et des flux des échanges commerciaux
mondiaux.
En termes de ressources naturelles, La CEEAC est l’une des régions les plus riches
de la planète. Elle abrite le deuxième massif forestier du monde ainsi que son deuxième
plus grand bassin hydraulique. Son sous-sol regorge d’importantes ressources dont les
principales sont le pétrole, le diamant, le bois, le Cobalt, le fer et le cuivre.
Toutefois, un tel potentiel ne s’est pas transformé dans les faits par une prospérité
économique et une stabilité politique des pays de la CEEAC. La région compte six pays
post conflict. Le Fragile state index134 place les pays de la région en tête des Etats faillis.
47% de la population vti sous le seuil de la pauvreté. 13% seulement bénéficient de
l’électricité contre 90% en Afrique du Nord. La majorité des pays membres de la région
loge dans la catégorie des Pays les Moins Avancés (PMA). Et le taux de croissance de
la région qui ne dépasse guère 0,9%, reste parmi les plus faibles du continent africain.
134 http://fundforpeace.org/fsi/
La CEEAC a été créée en 1983 et son Secrétariat général mis en place en janvier
1985. Depuis, plusieurs textes juridiques ont été adoptés pour adapter constamment
l’union aux mutations régionales et continentales et avancer à chaque fois un peu
plus sur le chemin de l’intégration. L’article quatre du traité fondateur de 1983 précise
l’objectif qui doit guider le travail communautaire en énonçant que « Le but de la
Communauté est de promouvoir et de renforcer une coopération harmonieuse et un
développement équilibré dans tous les domaines de l’activité économique et social…
en vue de réaliser l’autonomie collective, d’élever le niveau de vie des populations,
d’accroître et de maintenir la stabilité économique, de renforcer les étroites relations
pacifiques entre ses Etats membres et de contribuer au progrès et au développement du
continent africain ».
135 Sur l’histoire de l’intégration en Afrique centrale, voir : Droit des organisations d’intégration économique
en Afrique, Togba Zogbelemou, L’Harmattan, 2014, pp. 20 à 22.
Les défis de paix et de sécurité sont une constante dans la région de l’Afrique
centrale à telle enseigne que pendant les années quatre-vingt-dix, sept des onze Etats
membres étaient impliqués dans des opérations militaires. Cette situation dilapide les
ressources des pays de la Communauté, fragilise leur structure étatique, retarde leur
développement économique et handicape tout processus régional d’intégration. Raison
pour laquelle, la CEEAC, dès sa réactivation à la fin des années 90, va mettre en place
un véritable système régional de paix et de sécurité.
Créé par une décision de la Conférence en date du 25 février 1999 et mis en place par
un protocole adopté le 24 février 2000 à Malabo,136 le COPAX a pour objectif central de
prévenir, de gérer et de régler les conflits dans la sous-région. Il est habilité à constituer
et à déployer des missions civiles et militaires d’observation et de vérification pour
maintenir ou rétablir la paix chaque fois que le besoin se fait sentir. Le COPAX a été
doté d’organes permanents dont la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement qui
forme l’instance suprême et décisionnelle, et le Conseil des ministres qui a en charge
le suivi et l’exécution des décisions de la Conférence et la Commission de Défense
et de Sécurité (CDS) qui joue un rôle de préparation, de conseil et d’expertise pour
le compte des instances décisionnelles. Le CDS dirige également les manœuvres
militaires conjointes entre les unités des forces armées nationales désignées comme
contingents nationaux de la force régionale prévue par le COPAX. Cet organe central
dans le domaine de sécurité de la CEEAC est composé des membres suivants : les chefs
d’état-major des forces armées, ou leurs représentants, les chefs de police, les experts
des ministères des Affaires étrangères, les experts des ministères de la Défense, les
experts des ministères de l’Intérieur ou sécurité, et les experts d’autres départements
136 Signe de son importance, à la même date du 24 février 2000, les chefs d’Etat et de gouvernement
décident, à Malabo, d’intégrer le protocole du COPAX et le Pacte d’assistance mutuelle au traité instituant la
CEEAC.
Ce système régional de sécurité piloté par le COPAX a été actionné dans la crise
de la République du Centre Afrique. Les Forces multinationales de l’Afrique centrale
ont été déployées en juillet 2008 dans le cadre de la mission de consolidation de la
paix en Centrafrique (MICOPAX) pour remplacer la Force Multinationale en Centrafrique
(FOMUC) qui opérait depuis octobre 2002 sous l’égide de la Communauté Economique
et Monétaire des Etats de l’Afrique centrale (CEMAC). Des contingents militaires et
policiers des Etats membres de la CEEAC ont été mobilisés en vue de rétablir la paix et
la stabilité dans ce pays en proie à la violence depuis des années.
137 La MICOPAX a été remplacée le 19 décembre 2013 par la Mission internationale du soutien en
Centrafrique (MISCA) conduite par l’Union africaine, qui, à son tour sera remplacée le 15 septembre 2014 par la
Mission Multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) opérant
sous la bannière des Nations unies.
138 Statistiques de la Commission économique pour l’Afrique, Indice de l’intégration régionale en Afrique,
rapport 2016
qui réduisent la portée pratique d’une telle proclamation. A ce titre, 40% seulement
des membres de la CEEAC ont ratifié des protocoles relatifs à la libre circulation des
personnes contre 100% dans la CEDEAO.
Toutefois, le bilan reste bien maigre. Il est même possible de soutenir qu’il s’agit là
du domaine où le projet de la CEEAC enregistre la performance la plus faible. Pire encore,
les statistiques montrent que parmi toutes les autres régions économiques de l’Afrique,
la CEEAC enregistre le niveau le plus bas en matière des échanges commerciaux intra-
communautaires. Selon les statistiques de la CNUCED, en 2015 la proportion des
importations intra-communautaires dans le PIB des pays de la CEEAC était seulement
de l’ordre de 0,4% contre 6% pour les pays de la SADC et 2% pour ceux de la CEDEAO.
Il est encore plus frappant de constater que la tendance des échanges entre les pays
membres s’inscrit en faux avec les décisions et appels communautaires pour plus de
libéralisation. Comment expliquer en effet que les échanges entre les pays de la CEEAC
sont passés de 1,2% en 2011 à seulement 0,2% en 2015 ? D’autant plus qu’un tel recul
concerne toute la région de l’Afrique centrale puisque la CEMAC, elle aussi, et malgré
le fait qu’elle dispose d’une Zone de Libre-Échange et d’une Union douanière en état
de fonctionnement depuis plus d’une décennie, réalise la même tendance négative. Le
commerce entre les pays de la CEMAC est passé, en effet, de 1,2% en 2011 à seulement
0,3% en 2015. Ceci pose l’épineuse question sur les véritables facteurs qui handicapent
le processus d’intégration au sein de la CEEAC et des moyens nécessaires à mobiliser
pour leur faire face.
1. L’impératif de la cohérence
Les pays membres de la CEEAC font le plus souvent partis de plus d’une Communauté
économique régionale. Cette variété des appartenances permet aux pays membres de
conduire une pratique de forum shopping en fonction de leurs agendas et intérêts. Ceci
pose un problème de cohérence et entraîne une dilapidation des ressources financières
et humaines.
Angola X X X
Burundi X X X X X
Cameroun X X
Congo X X X
139 Elie Mvie Meka, Architecture de la sécurité et gouvernance démocratique dans La CEEAC, Presses
Universitaires d’Afrique, Yaoundé – Cameroun, 2007.
140 Tableau élaboré par l’Auteur
RCA X X X X
RDC X X X X X
Guinée Equatoriale X X
Rwanda X X X X X
STP X X
Tchad X X X
Gabon X
2. Le problème du leadership
3. La complémentarité
L’une des explications de la faiblesse des échanges commerciaux entre les membres
de la CEEAC tient au fait que les exportations de ces pays demeurent concentrées sur un
cercle étroit de produits primaires et d’extraction. A lui seul, le pétrole accapare plus de
60% des exportations de certains pays de la Communauté. Et 41% des exportations hors
pétrole sont constituées de bois. Il est difficile d’imaginer dans une telle configuration la
possibilité d’une amélioration notable des échanges intra-communautaires.
4. Maillage et infrastructures
Une autre défaillance majeure qui plombe la dynamique d’intégration dans la CEEAC
est sans doute celle de la faiblesse des infrastructures de base. La région enregistre
le plus faible score dans le continent en matière d’accès aux services de base. « Pour
1000 habitants, on dénombre 10,2 lignes d’accès à internet, 21,6 lignes téléphoniques
mobiles et 3,6 lignes téléphone fixe contre 61,8, 37,6 et 32,4 respectivement pour le
continent ; la consommation électrique par habitant est de 12,5kwh contre 17,3 pour le
continent ».141
5. La volonté politique