Discipline (sous-thème)
Psycho-acoustique
De l’ harmonie musicale
Norman D. Cook et Takefumi Hayashi
Pour susciter tension, soulagement, joie ou mélancolie, Renaissance, lorsque les compositeurs
se sont éloignés des mélodies mono-
un accord de trois notes suffit. Pourquoi sommes-nous phoniques et des harmonies à deux notes
utilisées par exemple dans les chants gré-
si sensibles à l’harmonie musicale ? L’analyse goriens, et qu’ils ont adopté l’harmo-
des différents facteurs d’émotion identifiés nie fondée sur les accords de trois notes,
ou triades. Les compositeurs ont décou-
dans un accord suggère une explication... biologique. vert que l’harmonie des triades leur per-
mettait d’évoquer une gamme plus
étendue d’émotions.
Aujourd’hui, les accords majeurs et
émotion
simple: pourquoi certains accords ont-ils
une résonance stable – résolue –, et procu-
rent-ils un sentiment de complétude musi-
à l’
cale – d’aboutissement –, tandis que d’autres
nous laissent en suspens, dans l’attente
d’une résolution vers un accord stable?
La recherche en psychophysique a
apporté une réponse partielle. Il y a plus
d’un siècle, Hermann Helmholtz a identi-
fié les principes acoustiques de la disso-
nance musicale. Cependant, une triade ne
se résume pas à sa dissonance ou à sa conso-
nance ; certains accords consonants n’en
sont pas moins perçus comme non résolus.
C’est pourquoi nous avons développé un
modèle acoustique de la perception de l’har-
monie en termes de position relative des
trois notes. En particulier, nous avons iden-
tifié deux qualités – que nous nommons
la tension et la valence –, qui, ensemble,
expliquent la perception de «stabilité» et
en quoi les accords majeurs diffèrent des
accords mineurs sur le plan acoustique. À
partir de ce modèle, nous émettrons des
hypothèses sur les raisons de leurs conno-
tations émotionnelles différentes.
L’harmonie dépend...
des harmoniques
L’explication scientifique de la musique
est fondée sur la structure ondulatoire des
sons : chaque son est une onde sonore ou
une combinaison de plusieurs ondes.
Même une note isolée est plus complexe
qu’il n’y paraît, car le son principal y est
accompagné d’autres sons ténus et plus
aigus, les harmoniques. Inconnue des
théoriciens de la Renaissance, cette pro-
priété physique de la musique s’étudie
aujourd’hui facilement à l’aide d’un ordi-
nateur portable et d’un logiciel approprié.
Les harmoniques sont responsables de
bon nombre des phénomènes les plus sub-
tils de l’harmonie musicale.
Au son principal d’une note isolée cor-
respond une onde sonore sinusoïdale,
caractérisée par sa fréquence, la fréquence
fondamentale F0, exprimée en hertz (voir
la figure 1). Plusieurs harmoniques F1, F2,
F3, etc., sont associées à F0. Il s’agit d’ondes
sonores dont la fréquence de vibration est
© Shutterstock/Andrey Arkusha
Amplitude
F0
«grinçante» ou «instable» chaque fois que
deux notes sont séparées par un ou deux
F1 demi-tons. Rappelons qu’un demi-ton est
l’intervalle qui sépare deux touches adja-
F2 centes, blanches ou noires, sur le clavier.
Do Do’ Sol’ Mi’’ Sol’’ Do’’’ De plus, deux notes séparées de 11 demi-
Fa Fa’ Do’’ Fa’’ La’’ Ré’’’
F3 Note 1 : F0 F1 F2 F3 F4 F5F6 tons sont aussi dissonantes, malgré leur
Norman Cook
donnent à chaque note son timbre unique non musicaux, simplement définis par les
et font que le do médium, par exemple, fréquences des sons – et d’évaluer leur
sonnera différemment au piano et au consonance ou leur dissonance sur une
saxophone. En général, les harmoniques échelle arbitraire de 1 à 10. Puis ils ont com-
sont de plus en plus faibles et peuvent pilé les résultats obtenus en une courbe
finalement être ignorées, mais les cinq mathématique approchée. Cette courbe
ou six premières – au moins – influent 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 traduit le fait que les petits intervalles (envi-
Taille de l’intervalle (en demi-tons)
sur notre perception. ron un demi-ton) sont les plus dissonants,
L’histoire des harmoniques serait b tandis que les très petits intervalles
simple si toutes les harmoniques étaient (1/10e de demi-ton) ou les intervalles plus
Dissonance
séparées par des octaves (écart entre deux grands (supérieurs à trois demi-tons) sont
do consécutifs, par exemple), mais ce n’est plutôt consonants.
pas le cas, car l’échelle de la perception des La courbe de R. Plomp et W. Levelt n’ex-
sons est logarithmique : bien que la pre- plique pas la dissonance de grands inter-
mière harmonique se situe une octave plus valles tels que ceux de 6 ou 11 demi-tons.
haut que la fréquence fondamentale, les 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Néanmoins, lorsque les deux psychologues
multiples suivants de F0 correspondent à Taille de l’intervalle (en demi-tons) ont ajouté un nombre de plus en plus grand
des intervalles de plus en plus petits. Par c d’harmoniques, la courbe de dissonance
conséquent, si la fréquence fondamentale obtenue s’est approchée de plus en plus de
est le do médium, alors F1 est une octave la courbe empirique (voir la figure 2c): elle
Dissonance
ance
c’est-à-dire les trois notes écrites dans la 10
partition. Plus faibles, les harmoniques don- 9 m M
Intervalle inférieur
Disson
nent à l’accord une richesse, sa « sono- 8 M m
7 m M
rité» globale. En de rares occasions – par
exemple dans les quatuors a capella –, elles 6 Vallée
5 m M de consonance
Int
se renforcent mutuellement à tel point
m
erv
4 M ur
qu’elles deviennent aussi fortes que les fon- rie
a
m M fé
lle
3
damentales, créant l’illusion très recher-
alle in
sup
2
chée d’une «cinquième voix». erv
éri
1 Int
eur
0
La dissonance 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Intervalle supérieur
dans les triades c 13
AVEC UNE HARMONIQUE
Comme la perception des intervalles, celle 12
des accords est influencée par les har- 11
10
nce
4 M m
ur
erv
1
majeur « fondamental », tel que do-mi-sol
eur
0
(les trois notes précédant une annonce à 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
l’aéroport), présente un intervalle bas de Intervalle supérieur
d 13 AVEC DEUX HARMONIQUES
3. TOUTE TRIADE – par exemple les accords 12
fondamentaux majeur do-mi-sol (M) et mineur 11
do-mi bémol - sol (m) et leurs renversements 10
(une ou deux notes sont remontées d’une
ce
9 m M
Intervalle inférieur
Dissonan
eur
0
d’accords importants sont rassemblés dans des 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
zones de relative consonance. Intervalle supérieur
Tension
mineure majeure question : pourquoi certaines triades nous
paraissent-elles plus ou moins stables, et
comment expliquer les émotions positives
A C ou négatives suscitées par les accords
–1,0 0,0 1,0 majeurs et mineurs ?
Différence Intervalle 1 – Intervalle 2 (en demi-tons) Pour visualiser la dissonance totale
d’une triade, nous avons étendu la courbe
b SANS HARMONIQUE c
Tension
AVEC UNE HARMONIQUE de R. Plomp et W. Levelt à la grille triadique.
Tension
infér
3 3
nons ainsi la dissonance totale sous forme
Inter
1
Inter
1
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 d’une surface tridimensionnelle, dont les
Intervalle supérieur 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Intervalle supérieur axes sont respectivement les deux inter-
valles et l’intensité de la dissonance (voir la
d 13 AVEC DEUX HARMONIQUES figure 3b). On y distingue deux bandes de
dissonance, qui correspondent aux triades
11
Tension
9 m M
M m les deux intervalles sont d’un demi-ton),
11
r
férieu
5 m M
M m 5 Le reste de la grille triadique est une vallée
v
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 1112 13 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Intervalle supérieur Intervalle supérieur moniques au calcul de la dissonance totale,
la « vallée de consonance » se sépare en
deux (voir la figure 3c). À mesure que nous
4. LES TRIADES dont les intervalles sont égaux, quatre demi-tons et un intervalle haut de ajoutons des harmoniques, la structure
par exemple l’accord augmenté B, créent une trois demi-tons (position (4,3) sur la grille). fine de la grille se complique, sans que sa
tension chez l’auditeur. Cette tension est levée Toute autre triade de la musique occi- configuration générale ne change (voir la
quand un des intervalles est modifié d’un demi-
dentale peut être localisée sur cette grille figure 3d) : des régions de forte dissonance
ton, ce qui conduit soit à un accord mineur(A), soit
à un accord majeur (C). Comme la dissonance, triadique. D’autres cultures musicales uti- (lorsque l’un des deux intervalles est petit)
la tension d’une triade peut être représentée en lisent des gammes différentes et, par consé- côtoient des étendues de consonance rela-
fonction de ses intervalles (a) et reportée sur quent, des accords parfois localisés dans tivement forte (là où se situent toutes les
la grille triadique (b à d). En absence d’harmo- les trous de cette grille (par exemple, les triades courantes).
niques, la tension théorique des triades est forte musiques arabe ou turque s’appuient Fondée sur l’étude de la seule disso-
sur la diagonale (b, en rouge). Avec la première sur une gamme de 24 sons par octave, nance totale, cette grille est insuffisante en
harmonique, d’autres lignes de tension appa-
contre 12 seulement pour la musique occi- l’état pour fournir une explication globale
raissent(c). Avec deux harmoniques, la «carte»
se complique encore, mais les accords majeurs(M) dentale, et présentent une plus grande de l’harmonie, car elle suppose que toutes
et mineurs (m) sont toujours dans des régions variété d’harmonies possibles). les triades courantes ont à peu près la
de basse tension (d). Les six types d’accord donnés par les même sonorité. Or, sur le plan perceptif,
triades majeures et mineures et leurs ce n’est pas le cas : les accords majeurs et
renversements (dans lesquels une ou deux mineurs sont généralement décrits comme
notes sont montées d’une octave) four- stables, fermes et résolus; d’autres accords
nissent le cadre harmonique de presque de trois notes, même ceux qui ne contien-
nent pas d’intervalle de un ou deux demi- sion parce que, les notes étant également a AVEC UNE HARMONIQUE
tons (intervalles qui procurent la plus espacées, la tonalité de leur assemblage
12
forte dissonance), sont entendus comme n’est pas claire. Au contraire, lorsqu’une 11
non résolus, tendus. Une étude publiée combinaison de trois notes présente deux 10
en 1986 par Linda Roberts, des Labora- intervalles inégaux et pas de dissonance 9 m M
Intervalle inférieur
toires Bell, a montré que ces perceptions (c’est-à-dire des espacements de (3,4), (4,5), 8 M m
se retrouvent tant chez les musiciens que (5,3), (4,3), (3,5), (5,4) demi-tons), l’audi- 7 m M
chez les non-musiciens ; d’autres auteurs teur perçoit une certaine stabilité. 6
ont obtenu les mêmes résultats en com- Bien sûr, la plupart des gens ne pensent 5 m M
parant enfants et adultes, occidentaux et pas consciemment à l’espacement relatif 4 M m
3 m M
asiatiques. Par conséquent, d’autres fac- ou au « groupement » des notes. Néan- 2
teurs que la dissonance sont impliqués moins, le système auditif humain a déve- 1
dans la sonorité d’un accord. loppé la capacité de le percevoir. Nous 0
Réalisant que la « dissonance senso- discuterons plus loin l’une des raisons pos- 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Intervalle supérieur
rielle» a un pouvoir explicatif limité, divers sibles de cette capacité. En nous inspirant
psychologues de la musique ont fait l’hy- de l’approche des dissonances de R. Plomp b AVEC TROIS HARMONIQUES
pothèse que les auditeurs normaux ont été et W. Levelt, nous avons développé un
12
« conditionnés » à percevoir les accords modèle psychophysique de la théorie de
11
majeurs et mineurs comme stables et réso- Meyer en définissant une courbe abstraite 10
lus, à force de les avoir entendus dans de tension pour les triades (voir la figure 4a). 9 m M
Intervalle inférieur
toutes sortes de musiques populaires. Les La courbe présente un pic lorsque les deux 8 M m
autres accords étant moins souvent utili- intervalles de la triade sont équivalents. 7 m M
sés, ils paraîtraient moins familiers aux En revanche, lorsqu’un intervalle est supé- 6
auditeurs et, par conséquent, ambigus, rieur à l’autre d’au moins un demi-ton, bri- 5 m M
non résolus et «musicalement dissonants», sant la symétrie, la tension s’annule. 4 M m
bien qu’ils ne le soient pas acoustiquement. Cependant, la théorie de Meyer sem- 3 m M
2
Norman Cook
Selon ces théoriciens, la perception de ble présenter une faille. De nombreuses
1
la musique serait une construction sociale, triades présentent un caractère tendu, non
0
issue de l’apprentissage et de la culture. résolu, sans pour autant nous paraître 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Rien n’est moins sûr: jouez par exemple un dissonantes (elles sont dans la vallée de Intervalle supérieur
accord augmenté (do-mi-soldièse), suivi d’un consonance, mais nous paraissent quand 5. L’INSTABILITÉ HARMONIQUE TOTALE d’une
accord majeur (do-mi-sol) ou mineur (dodièse- même instables). La difficulté disparaît triade, représentée en combinant dissonance
et tension pour les cas où l’on prend en compte
mi-soldièse)… et écoutez. Bien que tous les lorsque l’on prend en compte les harmo-
une (a) ou trois (b) harmoniques. Quel que soit
intervalles de l’accord augmenté soient niques. Comme précédemment pour les le nombre d’harmoniques, les accords majeurs(M)
consonants, il crée une impression de trou- dissonances, nous avons représenté la et mineurs (m) se localisent dans des zones
ble et d’instabilité que même les individus « tension totale » de chaque accord, à par- basses (bleu-jaune).
ayant été très peu exposés à la musique res- tir de la courbe de tension théorique (voir
sentent. C’est cette perception commune la figure 4b). Lorsque nous calculons la ten-
que les psychologues de la musique vou- sion totale en n’utilisant que la fréquence
draient expliquer par l’acoustique. fondamentale, nous observons une arête
de forte tension, correspondant à tous les
La tension de l’accord : accords symétriques. Quand on ajoute les
harmoniques, de nouvelles arêtes de ten-
LES AUTEURS
l’oreille en suspens sion apparaissent. Elles correspondent aux
La dissonance entre deux notes n’expli- accords asymétriques dont les harmo-
quant pas complètement la sonorité d’une niques créent, en se combinant, des accords
triade, l’étape suivante consiste à prendre symétriques. On remarque que les accords
en compte les trois notes de l’accord, c’est- majeurs et mineurs persistent dans la Norman D. COOK est chercheur
à-dire à examiner l’influence de leur confi- vallée de stabilité (voir les figures 4c et 4d). en psychologie cognitive
et professeur d’informatique
guration sur la perception de l’harmonie. Ainsi, « l’instabilité » harmonique à l’Université Kansai d’Osaka,
En 1957, le psychologue américain Leonard totale des triades est une conséquence au Japon.
Meyer a suggéré qu’une tension émerge de de deux facteurs acoustiques indépen- Takefumi HAYASHI est chercheur
certains accords lorsque leurs deux inter- dants : la dissonance de l’intervalle et la en psychophysique humaine
et professeur d’informatique
valles sont égaux: lorsqu’un accord ou une tension de la triade. Dès lors, nous pou- dans la même université.
courte mélodie de trois notes contiennent vons estimer l’instabilité harmonique de
des intervalles de la même taille (en demi- n’importe quelle triade en combinant,
tons), l’accent tonal devient ambigu et la dans notre modèle, les contributions de Nous remercions la revue
American Scientist de nous
musique revêt un caractère non résolu. En la dissonance et de la tension, tout en inté- avoir autorisés à reproduire
d’autres termes, l’auditeur perçoit une ten- grant les effets d’un nombre croissant cet article.
d’harmoniques (voir la figure 5). Dans cette déterminant la sonorité de ces accords, tous
nouvelle représentation, les accords les accords majeurs et mineurs devraient
majeurs et mineurs se retrouvent à nou- sonner de la même façon. Pourtant, les
veau dans des régions de relative stabilité, preuves du contraire ne manquent pas. Dès
et ce dans tous leurs renversements. Les l’âge de trois ans, les enfants associent
autres accords, moins courants, se situent des morceaux en mode mineur à un visage
sur les arêtes ou les pics d’instabilité. triste et des morceaux en majeur à un visage
Ainsi, les musiciens de la Renaissance GLOSSAIRE souriant. Les gérants des casinos remplis-
ne furent pas les inventeurs chanceux d’un sent leurs établissements de machines à
système musical qui s’est révélé populaire,
! Dissonance : sous jouant des mélodies en do majeur –afin
dans la musique
mais des découvreurs – des musiciens sen- de créer un environnement acoustique
occidentale, caractère
sibles à la symétrie des configurations confortable, rassurant pour les joueurs. Les
désagréable à l’oreille
acoustiques, tandis que leurs prédéces- qualificatifs «majeur» et «mineur» ont eux-
d’un accord.
seurs médiévaux étaient restés sous l’em- mêmes des connotations différentes : en
prise des effets plus simples produits par ! Résolution : français, en anglais, et en italien, la dis-
les intervalles. Aujourd’hui, l’influence procédé harmonique tinction majeur/mineur suggère des dif-
relative des intervalles et des accords est qui consiste à faire suivre férences de taille et de force.
encore passionnément débattue. Néan- un accord dissonant
moins, plus personne ne soutient que l’un
ou l’autre de ces effets explique l’harmo-
par un accord consonant. Le pouvoir émotionnel
nie à lui seul. Dans une musique consti- ! Tension : des triades
tuée d’intervalles de deux notes, la ambiguïté, caractère La valence émotionnelle des accords
consonance est l’aspect le plus important : irrésolu de certains majeurs et mineurs – c’est-à-dire leur
pour élaborer une musique harmonieuse, accords. Cette ambiguïté pouvoir émotionnel – peut bien sûr être
le compositeur doit rechercher les com- peut être levée de diverses réduite ou même inversée par des rythmes,
binaisons les plus douces, les plus conso- façons par modification des timbres et des paroles racontant une
nantes. Mais lorsque la musique inclut des des intervalles. histoire différente. Par exemple, bien que
triades, c’est la justesse de l’accord qui de tonalité majeure, l’Ave Maria de Franz
prime dans la perception, c’est-à-dire l’es- ! Valence : Schubert est doux et mélancolique. Cepen-
pacement relatif des intervalles, et non la pouvoir émotionnel dant, toutes choses égales par ailleurs, les
localisation des notes par rapport à la – positif ou négatif. triades majeures seront entendues comme
tonique (note fondamentale de la gamme). «positives», tandis que les accords mineurs
En d’autres termes, les musiciens de la ont un affect «négatif». Cette différence est
Renaissance ont déplacé leur attention, l’un des mystères les plus anciens de l’har-
quittant le degré de «perfection» des inter- monie occidentale. C’est aussi l’un des plus
valles pour la symétrie ou l’asymétrie importants parce que les émotions évo-
des configurations de trois notes. quées par les harmonies majeures et
Si la dissonance des intervalles et la mineures contribuent à donner sa signifi-
tension des triades étaient les seuls facteurs cation à la musique. Elles la distinguent
11
1 A 10
9 13
Intervalle inférieur
Majeur 8 m M 11
r
–3 –2 –1 0 7 M m 9 mM
inférieu
6 m M M m
1 2 3 7 mM
5 m M
Mode
Mineur 5 mM
lle
4 M m M m
Interva
3 m M 3 mM
B –1
2
1 1
Norman Cook
triade dont les deux intervalles sont égaux une ambiguïté désagréable. cette distinction ?
(triade qui, nous l’avons vu, crée une ten- Pourtant, les facteurs acous- Une étude en imagerie Vue de face Vue de dos
sion), il n’existe que deux façons de réduire tiques qui les produisent sont par résonance magnétique
la tension : soit on rend l’intervalle infé- distincts : la dissonance est fonctionnelle que les auteurs
rieur plus grand que l’intervalle supérieur, causée par de petits intervalles ont réalisée en 2002 suggère
auquel cas l’accord se résout en une triade de un ou deux demi-tons ; la que tel est bien le cas (voir la Vues du dessus
majeure, soit on le rend plus petit, ce qui tension est créée dans les figure ci-contre) : la dissonance
correspond à un accord mineur. Ainsi, non triades par des intervalles active une petite région du cords active une large région
seulement la tension, mais la direction du égaux – (3,3) ou (4,4) demi- cortex pariétal droit (b), tan- du cortex frontal droit, puis
Norman Cook
mouvement qui réduit cette tension, inter- tons. Bien qu’à l’audition, nous dis que la tension dans les ac- gauche (a).
viennent dans notre perception de l’har-
monie. C’est pourquoi nous avons précisé
le modèle de la tension afin qu’il prenne dantes sont utilisées pour signaler la force
en compte ce paramètre : nous proposons sociale, l’agressivité ou la dominance. De
une courbe «modale» de la tension qui dif- même, les vocalisations ascendantes déno-
férencie les deux types de résolution – et tent la faiblesse sociale, la défaite ou la sou-
donc la valence émotionnelle des modes mission. Bien entendu, les animaux
majeur et mineur – en rompant la symé- transmettent aussi ces messages d’autres
trie de la courbe de tension (voir la figure 6). façons, par l’expression faciale, la posture
L’axe horizontal indique la différence entre corporelle, etc. – mais les changements
les deux intervalles d’un accord, en demi- de la fréquence fondamentale de la voix
tons. Lorsque les intervalles sont égaux, ont une signification intrinsèque.
l’accord est ambigu, et le mode de l’accord, Un code de fréquence similaire,
représenté sur l’axe vertical, vaut 0. Il aug- quoique atténué, existe dans les intona-
mente vers un maximum ou chute vers un tions de la parole humaine : une inflexion
minimum lorsque la différence entre les montante dénote en général l’interroga-
intervalles vaut +1 ou –1 demi-ton (les tion, la politesse ou la déférence, tandis
! BIBLIOGRAPHIE
points A et B), et s’annule à nouveau si la qu’une inflexion descendante signale les N.D. Cook, Harmony, Perspective
différence est de deux demi-tons ou plus. ordres, les affirmations ou la dominance. and Triadic Cognition, Cambridge
University Press, 2010 (sous
Comme précédemment, le modèle Comment cela se traduit-il dans un contexte presse).
ne s’accorde avec notre perception (ici de musical ? Si nous commençons avec un
la distinction majeur/mineur) que si nous accord tendu, ambigu – par exemple, N. D. Cook, Harmony perception :
incluons les harmoniques. Dès la première l’accord augmenté contenant deux inter- harmoniousness is more than
the sum of interval consonance,
harmonique, nous trouvons des pénin- valles de quatre demi-tons – et dimi- Music Perception, vol. 27(1),
sules de valence positive (en rouge) et néga- nuons d’un demi-ton n’importe laquelle pp. 25-42, 2009.
tive (en bleu) au niveau de toutes les triades des trois notes fondamentales, l’accord se
S. Bencivelli, Pourquoi aime-t-on
majeures et mineures. La combinaison résoudra dans un mode majeur. Il aura la musique? Oreille, émotion,
de cette courbe et de celle de la dissonance alors une structure de 5-4, 3-5 ou 4-3 demi- évolution, Belin, 2009.
totale donne une synthèse en accord avec tons. À l’inverse, si nous résolvons l’accord
notre perception des triades. ambigu en augmentant l’une des trois fon- Sons et musique : de l’art à la
science, Pour la Science n°373,
damentales d’un demi-ton, nous obtien- numéro spécial, novembre 2008.
Des cris des animaux drons un accord mineur. La réponse
émotionnelle universelle à ces accords pro- N. D. Cook et T. X. Fujisawa,
à l’harmonie vient, selon nous, directement d’une com-
The psychophysics of harmony
perception : harmony is
Maintenant que nous avons un modèle préhension instinctive, préverbale, du code a three-tone phenomenon,
de la façon dont un auditeur identifie le de fréquences dans la nature. Empirical Musicology Review,
mode majeur ou mineur d’un accord, nous Depuis une dizaine d’années, neuro- vol. 1(2), pp. 106-126, 2006.
pouvons faire encore un pas et spéculer logues et psychologues s’intéressent à la N. D. Cook, Tone of Voice and Mind,
sur les raisons pour lesquelles la valence perception musicale chez l’animal, recher- Amsterdam : Benjamins, 2002.
acoustique contient aussi une valence émo- chant des vestiges de l’apparition de cette
R. Plomp et W. J. M. Levelt,
tionnelle. Nous proposons que le symbo- faculté au fil de l’évolution. La valence Tonal consonances and critical
lisme émotionnel des accords majeurs et émotionnelle des vocalisations ascen- bandwidth, Journal of
mineurs a une base biologique. Dans tout dantes et descendantes pourrait être the Acoustical Society of America,
vol. 35, pp. 548-560, 1965.
le règne animal, les vocalisations descen- l’un de ces vestiges. "