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L'espace et le sens

Germinal d'Émile Zola


ACTES SÉMIOTIQUES
Collection dirigée par

Éric Landowski
Paolo Fabbri et Herman Parret
DENIS BERTRAND

L'espace et le sens
Germinal d'Émile Zola

PRÉFACE DE HENRI MITTERAND

Ouvrage publié avec le concours du


Centre National des Lettres

HADÈS-BENJAMINS
Maquette : Victor Standjikov
© Éditions Hadès-Benjamins, Paris-Amsterdam, 1985

ISBN 2-905572-02-7 Hadès


ISBN 90-272-2262-2 Benjamins

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.
La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consen­
tement de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles
425 et suivants du code pénal.
PRÉFACE
La sémiotique narrative s'est longtemps désintéressée de
la spatialité romanesque, pour des raisons à examiner : la
nature non discrète de l'espace, ou du moins le caractère non
naturel d'une organisation des lieux et de leurs attributs spa­
tiaux en unités de représentation (à la différence des person-
nages ou même des phases événementielles de l'action) n'en
est sans doute pas la moindre.
La narratologie, pour sa part, se préoccupe d'étudier les
catégories du récit, leurs modes d'engendrementet les méca-
nismes qui les articulent les unes aux autres, plutôt que les
représentations qui en constituent la matière, et leur structure
propre. Elle privilégie le procès de production de la description
et néglige son contenu, dont elle reverserait volontiers l'ana­
lyse à la charge du lexicographe. Il est vrai que l'espace de
Germinal, dans sa manifestation textuelle, résulte de l'actua­
lisation d'un système descriptifqui est tout entier contenu dans
le vocabulaire de la mine — et Zola ne s'est pas fait faute de
réunir une documentation lexicale précise et diverse. Mais il
n'est pas moins vrai, et les narratologues le reconnaîtraient
volontiers, je suppose, que l'étude du descriptif n'épuise pas le
repérage et l'interprétation des effets spatiaux — et spéciaux
— de ce roman.
La «sémiotique concrète» — je reprends les mots de
Denis Bertrand — peut précisément se donner pour tâche
d'explorer la topologie d'un roman, en évitant les pièges d'une
thématique substantialiste aussi bien que ceux de l'illusion
référentielle, par une attention de principe aux relations qui
unissent les configurations spatiales entre elles et à l'ensemble
des autres composantes cardinales de l'œuvre : notamment le
système des personnages, la logique des actions et la tempora-
10
lité. « On ne peut penser la question de l'espace, écrit Denis
Bertrand, en dehors d'une conception globale et intégratrice de
la signification discursive. »
Germinal offrait un exemple de choix pour une telle
expérience. C'est en effet « un grand roman de l'espace », par
son exploitation combinée de l'étendue et de la profondeur, ou
de l'horizontalité et de la verticalité, d'un monde d'en haut et
d'un monde d'en bas ; par le rôle qu'y jouent les parcours des
individus et des foules ; enfin par son sujet même, qui est l'his­
toire d'une révolution — provisoirement avortée — de l'espace
social. Zola est bien servi par son commentateur, qui non
seulement éclaire d'une lumière nouvelle les harmonies inter­
nes de ce roman, mais aussi enrichit la sémiotique de plusieurs
modèles théoriques et méthodologiques.
En premier lieu, une théorie de la relation entre spatialité
et instances d'énonciation. Dans Germinal, l'espace de la
mine n'est pas imposé d'emblée comme un savoir du narra­
teur, mais construit au fur et à mesure des actes et des dépla­
cements du personnage, de sa propre activité de découverte, de
reconnaissance et d'inférence. Il résulte du programme prag­
matique et du programme cognitif de Lantier, qui est dès le
début du roman le sujet opérateur principal. La topologie
romanesque apparaît organiquement liée au devenir actantiel
et prédicatif On rejoint, par là, la problématique du point de
vue et de la focalisation.
En second lieu, une théorie de la perception spatiale. C'est
ici que la voie frayée par Denis Bertrand diverge le plus nette­
ment de celles qu'ont ouvertes par exemple, Philippe Hamon
et Michael Riffaterre. Le recours à une donnée récemment
définie par la sémiotique, celle du « thymique», l'aide à repé­
rer les vecteurs sensoriels et affectifs de la spatialisation (vue,
ouïe, odeurs, toucher, impressions d'euphorieou de malaise),
et par là-même le mode d'investissement de l'espace par le
sujet. Ainsi s'analysent en même temps les caractéristiques
matérielles du lieu et les aspects de son occupation. Il arrive,
comme au fond des galeries ou dans la salle de danse du
cabaret, que « le lieu s'inscrive tout entier», selon les mots de
Denis Bertrand, «dans les corps qui l'occupent », dans leur
contact, dans leur promiscuité et jusque dans leur sueur. La
11

sémiotique s'appuie ici sur la phénoménologie de la perception


pour dégager les qualités spécifiques d'un espace romanesque
qui n'est pas une pure topographie, mais qui est aussi et sur­
tout un espace sensible, un espace pragmatique. Reprochera-
t-on à Denis Bertrand de flirter dangereusement avec la thé­
matique ? C'est à voir.
Moins imprudent au regard de la vulgate sémiotique,
mais peut-être aussi moins inédit, le commentaire proprement
spatio-narratif Il s'agit alors de spécifier les espaces du roman
par le rôle qu'ils jouent le long du parcours héroïque : espaces
du contrat, de l'apprentissage, de la performance. On rejoint le
modèle élaboré par A. J. Greimas dans son Maupassant, pour
la distinction de l'espace hétérotopique et des sous-classes de
l'espace topique. Une description approfondie de ces montages
resterait à conduire pour l'ensemble de l'œuvre de Zola, qui a
conquis son succès populaire par l'adresse avec laquelle il les a
ajustés.
J'aimerais encore relever dans L'Espace et le sens deux
autres apports, que l'on doit tant à l'inventivité narrative de
Zola qu'à la perspicacité de son analyste. Celui-ci montre que
si le dispositif spatial de Germinal oppose deux univers symé­
triques (le haut et le bas), la diégèse introduit dans la structure
une dynamique qui annule les symétries, et crée, au moins
tendanciellement (car tout semble finalement revenir à l'équi­
libre ancien), un nouvel ordre de la spatialité, selon un double
processus transformateur : le processus de germination et le
processus de destruction. Denis Bertrand en conclut que dans
l'imaginaire zolien le monde se trouve d'emblée construit
comme récit, c'est-à-dire comme transformation ; on pourrait
dire aussi, à l'inverse, que c'est le récit zolien qui, par une
intuition profonde sur sa nature et sur les conditions de son
efficacité, a besoin de penser le monde comme espace à trans­
former.
Au terme de sa descente dans les profondeurs de l'espace
textuel, Denis Bertrand débouche sur un problème que ne sau­
rait éviter la sémiotique romanesque, et qui la porte aux
confins de l'analyse idéologique et sociocritique. Quel est le
sens de tout cela ? Quelle est, dans la terminologie de l'auteur,
la jonction « anagogique » de la spatialité ? La remontée des
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mineurs jusqu'à la lumière du jour ne figure-t-elle pas une
parabole du cheminement de l'humanité vers la connaissance,
en cettefinde XIXe siècle ? Méfions-nous des analogies rapide­
ment esquissées, et qu'il faudrait longuement contrôler par le
recours à quantité d'autres témoignages et symptômes. On ne
peut en tout cas rejeter sans examen l'hypothèse d'un isomor-
phisme entre les schèmes vectoriels qui ordonnent le paysage
de Germinal et les schèmesépistémologiques et idéologiques le
long desquels s'inscrit ce qu 'on appelait autrefois « la vision du
monde » de Zola.
Ce n'est que sur l'insistance de Denis Bertrand que je me
suis livré à l'exercice désuet de la préface, qui ajoute à une
étude littéraire un discours métadidactique plus ou moins
compétent, toujours sommaire et dénaturant. Un tel ouvrage
n'a nullement besoin d'auctor,en plus de son auteur... Mais
bien que ce rôle dont Denis Bertrand a voulu me doter soit
ingrat à toutes sortes de points de vue, je le remercie de m'avoir
donné le privilège d'être un de ses premiers lecteurs, donc un
des premiers bénéficiaires de sa réflexion, qui sera féconde,
parce qu'au delà de sa contribution à la connaissance de Ger­
minal, elle fournit un programme cohérent à la sémiotique de
tout espace romanesque.

Henri Mitterand
INTRODUCTION
Lisant face à face le retour d'Ulysse à Ithaque et le sacri­
fice d'Isaac par Abraham son père, Erich Auerbach cerne
d'une manière saisissante deux «représentations littéraires
de la réalité » M l ne s'occupe nullement pour cela du monde
extérieur au discours : les conditions historiques de la rédac­
tion de l Odyssée ou de la Genèse lui sont indifférentes ;
comme lui sont indifférentes aussi, au départ du moins, les
conditions socio-culturelles de réception de ces deux récits. Il
s'en tient aux textes seuls, et fait émerger de leur confronta­
tion des traits spécifiques dont aucun sémioticien actuel ne
saurait contester la pertinence — pour peu qu'il les renvoie à
une théorie explicite du discours et les traduise dans son
métalangage. Voici que, du côté d'Ulysse, se dessine un uni­
versfiguratifdont « l'essence est de présentifier les phénomè­
nes sous une forme complètement extériorisée, de les rendre
visibles et tangibles dans toutes leurs parties, de les détermi­
ner exactement dans leurs relations spatiales et temporel­
les » 2 ; et voilà que, du côté d'Abraham, les personnages sont
sans contours, et Dieu sans visage, « temps et lieux sont indé­
terminés et appellent une interprétation : les pensées et les
sentiments restent inexprimés » 3 . Tout reçoit chez Homère
un éclairage égal dans un enchaînement uniforme, alors que
l'histoire biblique au contraire ne livre ses images que par
fragments, suggérant un arrière-plan obscur : « elle contient
un deuxième sens, caché ».
1. E. Auerbach, « La cicatrice d'Ulysse », in Mimésis. La représen­
tation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, coll.
Tel, 1968 (Berne, 1946).
2. Ibid., p. 14.
3. Ibid., p. 20.
16
Les deux textes provoquent pourtant, chacun à leur
manière, un effet de « réalité » ; l'un et l'autre construisent un
monde, mais chaque fois selon un régime qui leur est propre
et qui prend naissance dans l'organisation même de leur dis­
cours. De sorte que les différences entre les deux univers qui
se dégagent de la lecture tiennent davantage aux relations et
aux modes d'agencement à travers lesquels s'ordonnent leurs
images, qu'à ces images elles-mêmes dans leurs particularités
référentielles. Dans chaque cas, les sélections opérées, les
contenus exhibés et ceux qui sont occultés disposent, parallè­
lement à la trame narrative — justiciable quant à elle d'une
cohérence interne descriptible dans les deux textes en des
termes similaires — un espace spécifique de manifestation
figurative dont les enjeux culturels pourront être ultérieure­
ment envisagés.
C'est sur un terrain de cet ordre que nous aimerions
situer le présent travail. Mais si nous préférons parler de
figurativité du discours plutôt que de représentation de la
réalité, c'est que cette dernière expression laisse la porte
ouverte à notre intuition du «réel» érigée en instrument
d'évaluation ou d'analyse. Et c'est bien là le risque. Le dis­
coursfiguratif,et a fortiori celui qu'on appelle « réaliste », a
pour fonction d'emporter le lecteur dans le mouvement des
images qu'il suscite, de le faire adhérer aux illusions qu'il
produit comme pour provoquer l'unique commentaire d'une
confirmation de la vérité : « c'est bien cela ». Or, l'analyse des
textes, freinant la tentation avalisante de la lecture elle-même
et résistant à son entraînement, se donne pour tâche d'appré­
hender le seuil entre le discours et son dehors, et plus encore,
en considérant ce dernier comme le foyer des commentaires
qu'excluent ses principes de pertinence, choisit d'accorder la
primauté au texte et de l'envisager comme un objet spécifi­
que, c'est-à-dire comme la manifestation d'un agencement
reconstructible de significations.
Aussi un instrument de méthode s'impose-t-il, non pour
comprendre, mais pour décrire ; non pour élucider le sens,
mais pour examiner comment il fonctionne. Reposant sur
des hypothèses générales concernant les phénomènes discur­
sifs, la théorie sémiotique nous paraît fournir le cadre concep-
17

tuel approprié pour focaliser un aspect particulier de ces phé­


nomènes : les configurations discursives de la spatialité dans
Germinal. Les figures spatiales, en effet, constituent dans ce
roman un vecteur essentiel de production de « réel », non
seulement parce qu'elles disent en abondance les lieux, mais
parce qu'elles recouvrent aussi des enjeux, d'ordre cognitif,
qui dépassent la seule figurativité — nous dirons la seule
iconicité spatiale. Pour saisir, aussi largement et aussi rigou­
reusement que possible, l'ensemble des parcours sémanti­
ques et syntaxiques à travers lesquels la spatialité vient occu­
per, sous ses différents aspects, une place prépondérante et
même matricielle dans le texte de Zola, une réflexion métho­
dologique s'avère indispensable. C'est qu'en effet dans le dis­
cours tout se tient, et a fortiori dans le discours littéraire. On
ne peut sans dommage en extraire localement un « thème »
comme s'il faisait tout bonnement partie du monde. On ne
peut pas davantage en isoler une partie pour l'examiner sans
envisager du même coup les relations qui l'insèrent dans
l'économie d'ensemble. On ne peut ainsi penser la question
de l'espace — ou plus précisément de la spatialisation — en
dehors d'une conception globale et integratrice de la signifi­
cation discursive. Entre les sémantiques du discours dont le
détachement par rapport aux contraintes phrastiques de la
linguistique ne se fait pas sans peine et qui élaborent des
typologies générales fondées sur l'examen minutieux de faits
linguistiques ponctuels jugés caractéristiques ou exemplaires,
et les analyses textuelles débordantes, qui préfèrent l'éclec­
tisme méthodologique aux contraintes d'une théorie explici­
tée du langage, la sémiotique narrative et discursive suit
depuis près de vingt ans un itinéraire singulier qui la consti­
tue de plus en plus comme une discipline autonome, en voie
de formation. Notre objectif n'est pas ici de présenter une
théorie dont les principes seront supposés connus du lecteur,
du moins dans leurs grandes lignes. Il est plutôt de la mettre
au service d'un texte et d'éprouver, chemin faisant, la validité
de ses propositions et l'efficacité de ses instruments de des­
cription. C'est donc en assumant les vertus et les dangers
d'une démarche tendue par vocation vers la généralisation
des modèles qu'elle dégage que nous allons étudier un phéno-
18

mène particulier, en apparence ténu, dont la portée cepen­


dant, croyons-nous, le dépasse : et cela, tout autant du côté
théorique et méthodologique de l'analyse discursive, dont on
se propose de discuter, de préciser ou d'approfondir certains
aspects, que du côté de la « critique littéraire » appliquée à
l'œuvre zolienne, dans laquelle nous pensons pouvoir isoler
le principe directeur d'une schématisation spatiale. Cette
double perspective, pourtant, ne va pas sans difficulté.
Il est presque d'usage, en effet, lorsqu'on parcourt le
champ des activités sémiotiques, d'y reconnaître deux orien­
tations majeures, complémentaires l'une de l'autre. Il y a d'un
côté les travaux centrés sur la construction théorique et de
l'autre ceux qui s'appliquent à la description des textes. Les
premiers, confrontés à un domaine inexploré, ou jugé mal
exploré, sont centrés sur une problématique : celle du sujet,
celle du symbole, celle de la structure élémentaire de la signi­
fication, celle des organisations modales, etc. Dans cette pers­
pective, la discussion d'un ensemble de concepts et de métho­
des, la mise en place sur le mode de la rationalisation deduc­
tive d'un jeu de définitions et de règles, l'introduction d'ins­
truments nouveaux et de procédures inédites, participent
d'un même mouvement à l'élaboration d'un organisme com­
plexe de notions interdéfinies : le chercheur vise ainsi la
constitution de la sémiotique comme une discipline auto­
nome, et distincte, sur la base de ses principes de pertinence,
des autres disciplines qui forment la panoplie mouvante des
sciences humaines. Le texte, verbal ou non, apparaît à l'hori­
zon comme un objet en attente de description, prêt à être
comparé à d'autres textes et versé dans une typologie.
L'«analyse concrète», deuxième champ d'activité, vient
confirmer en retour le bien fondé des modèles théoriques et,
conjurant du même coup leur éventuelle autarcie, s'emploie à
mettre à nu de manière homogène la construction du sens
qu'effectue un lecteur lorsqu'il lit ou un spectateur lorsqu'il
regarde. Elle crée aussi, mais plus lointainement, les possibi­
lités effectives d'une meilleure connaissance d'un texte parti­
culier et, partant, permet d'améliorer les conditions d'une
comparaison ou d'un classement.
Une telle distinction, pour caricaturale qu'elle soit,
19

reflète le dessein « scientifique » de la démarche dans son


ensemble : aux hypothèses répondent les vérifications, à la
construction théorique le travail d'expérimentation. Pour­
tant les choses sont bien entendu loin d'être aussi simples.
Quel est le statut de « l'analyse concrète » en sémiotique ?
Quelle est sa juste place entre la reproduction des modèles
analytiques (dont la validité s'exprime précisément à travers
l'itérativité) et le mouvement prospectif de la recherche (qui
se soutient sous forme de « thèses » généralisables) ? Il nous
paraît utile, avant d'indiquer les directions de notre travail,
d'envisager les ambiguïtés de ce type d'entreprise et, plus
précisément, d'évoquer la double attraction qui s'exerce
concurremment sur l'analyste du texte.
C'est celle, d'abord, du discours de la « discipline », qui
repose sur la « possibilité de formuler, et de formuler indéfi­
niment, des propositions nouvelles » 4 . Le texte-support ici
s'efface dans sa spécificité d'objet au profit d'un méta-dis-
cours tout absorbé dans son défrichage et dans son innova­
tion ; il change, pourrait-on dire, de statut actantiel au regard
du parcours de connaissance à l'intérieur duquel il prend
place. Initialement objet, le voici devenu destinateur. En tant
qu'univers construit de significations, c'est lui qui rend pos­
sible l'émergence de nouveaux schèmes analytiques qui, à
peine dégagés, se trouvent appelés à d'autres destinées qu'à
parler de lui, le texte qui leur a donné naissance ; et, à l'autre
extrémité du parcours, multiplié à loisir, il sanctionne
comme un destinateur final la validité de ces schèmes assurés
désormais d'une existence autonome. Ce sont, exemples
parmi d'autres, les structures actantielles et les configurations
modales de la compétence qu'a déployées la théorie sémioti­
que. A la fois donc vivier et laboratoire, le texte vaut en ce cas
pour un autre discours que celui qu'il tient en propre.
La seconde attraction est celle du « commentaire », dis­
cours non plus premier comme celui de la discipline, mais
second, qui consiste, selon le mot de M. Foucault, à « dire
enfin ce qui était articulé silencieusement là-bas»5. Ici le
4. M. Foucault, L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p.
32.
5. Op. cit., p. 27.
20

texte prime dans sa singularité, comme ultima verba, et l'ana­


lyse ne vise pas autre chose qu'à en détendre les ressorts
secrets. Le métalangage de description se met au service
d'une révélation du sens et il puise dans les principes de sa
cohérence la validité de ses découvertes. Cette attraction est
manifeste en particulier dans l'analyse des textes littéraires,
objets tenus souvent pour emblématiques de la vie du langage
dans les univers socio-culturels qui les reconnaissent et sup­
posés receler pour cette raison une dynamique signifiante
unique et masquée. La moindre des rigueurs de l'analyse est
alors de tendre à son propre effacement, de disparaître
comme discours derrière celui qu'elle croit avoir contribué à
dégager, de se fondre dans l'opération d'une exégèse toujours
recommencée.
On pourrait discuter cette conception sévère du com­
mentaire, qui, selon M. Foucault, renvoie en définitive, sous
une forme élaborée, à « la simple récitation », lorsque « le
nouveau n'est pas dans ce qui est dit, mais dans l'événement
de son retour » 6 . Ou du moins il conviendrait de préciser
l'horizon qui se dessine derrière le terme « commentaire ».
Que commente-t-on et comment ? Le projet des « analyses
des discours», quelle que soit leur méthodologie de réfé­
rence, les fait-il entrer ou non dans la classe des commen­
taires ? Le dégagement des réseaux d'opérations implicites
effectuées pour construire et reconstruire la signification dis­
cursive en fait-il aussi partie ? Cette conception, pour le
moins, appelle à son tour un commentaire ; n'est-ce que pour
la redire ?
Quoi qu'il en soit, entre le discours neuf sur le sens et le
discours second sur le texte, le sémioticien de1'«analyse
concrète », prisonnier d'exigences contradictoires, trace un
chemin souvent malaisé. Dans le va-et-vient dialectique
entre la construction et l'évaluation des modèles d'un côté et
l'impérieuse spécificité du texte qu'il examine de l'autre, il est
conduit à mesurer modestement les chances de son apport.
La théorie sémiotique et la connaissance des textes littéraires
risquent d'en sortir toutes deux insatisfaites : la première

6. Ibid., p. 28.
21
parce qu'elle pourrait très bien ne trouver, dans sa mise en
œuvre opératoire que ce qu'elle sait déjà ; et la seconde parce
que l'analyse d'un texte, aussi assurée qu'elle soit de la rigueur
de sa méthode, pourrait difficilement prétendre se prolonger
en considérations extérieures à ce texte même. C'est pourtant
dans le dépassement de cette double contrainte que se situe la
finalité d'une telle analyse. Si elle réussit, en effet, elle va dans
le sens d'une intelligibilité accrue d'un texte dans le champ
des textes, et, simultanément, elle éclaire les raisons mêmes
de sa démarche ; elle correspond à ce que Lévi-Strauss entend
lorsqu'il définit « l'intention structuraliste » : l'intention
structuraliste, écrit-il dans le « Finale » des Mythologiques,
« est de découvrir pourquoi des œuvres nous captivent (...) ;
quand nous interprétons une œuvre qui n'avait nul besoin de
nous pour s'imposer, nous étayons de raisons supplémentai­
res un prestige qui s'était d'abord manifesté d'autres façons ;
car si l'œuvre ne possédait rien en propre aux niveaux où il
était immédiatement possible de l'apprécier, ce rien ne serait
réductible, en descendant vers des niveaux plus profonds,
qu'à d'autres riens » 7.
Un texte comme Germinal constitue, c'est une évidence
socio-culturelle que l'abondance des commentaires précisé­
ment confirme, une œuvre captivante. Elle fut un instrument
de signification collectivement reconnu et assez efficace pour
que son titre fût transformé en slogan et scandé par les
ouvriers qui accompagnaient au Père Lachaise, en 1902, le
cercueil de Zola. Les raisons le plus souvent alléguées de cette
réussite d'écriture reposent, grossièrement, sur l'adéquation
du texte à la réalité. Mais de quel « réel » s'agit-il8 ? Bien en
7. Cl. Lévi-Strauss, Mythologiques IV. L'homme nu, Paris, Plon,
1971, p. 573.
8. Nous pouvons encore évoquer à ce propos une précaution
méthodologique supplémentaire, qui tient au choix même de ce texte
(et de la classe de textes qu'il représente) : il est légitime, en effet, de se
demander si l'adéquation de la méthode au corpus « réaliste » ne trouve
pas pour une part sa raison d'être dans le fait que c'est à partir de ce
corpus même, ou plutôt de ses ascendants directs, les contes populaires
et les récits mythiques, que la méthode sémiotique a forgé ses outils. La
confrontation avec d'autres corpus d'orientation délibérément diffé­
rente n'est-elle pas en mesure de susciter des interrogations, sinon sur
22

deçà des réalités sociales qui constituent l'effet référentiel du


roman et qui à elles seules ne justifient rien 9, il nous semble
indispensable d'amener la réflexion au niveau des réalités
signifiantes que le texte en tant que tel construit et agence.
C'est dans les ressorts internes de la textualisation, et notam­
ment dans la manière dont un discours figuratif est capable
d'intégrer un discours abstrait sous-jacent, correspondant à
certains schémas conceptuels de son destinataire et assurant
ainsi une communauté du sens entre les partenaires de la
communication, c'est dans ces ressorts que nous postulons
pour l'essentiel l'efficacité sociale du discours — nous pour­
rions dire, dans un sens voisin de celui que Cl. Lévi-Strauss
donne à cette expression, son « efficacité symbolique » : il
recèle en lui-même, par les homologations qu'il rend possi­
bles, les principes qui fondent l'adhésion de son destinataire,
son « croire » 10.
L'un de ces paramètres internes, dont le rôle effectif nous
paraît important dans l'organisation discursive de Germinal,
les assises de la théorie, du moins sur certaines de ses procédures et
notamment celles du niveau discursif? Ce problème bien réel indique
en tout cas la nécessité d'une réflexion intégrée sur la relation sens-
référence.
9. Les recherches menées par les historiens, ou par les « littérai­
res » d'un point de vue historique, sur le roman réaliste indiquent clai­
rement que le texte constitue pour eux avant tout un document parmi
d'autres. C'est donc d'un autre point de vue, plus « textualiste » mais
tendant cependant à dépasser le texte stricto sensu, que nous envisage­
rons le problème de la spatialité romanesque.
10. En étudiant la « manipulation psychologique » que constitue le
chant du chaman au chevet d'une malade, Cl. Lévi-Strauss constate
qu'il fournit à celle-ci « un langage, dans lequel peuvent s'exprimer
immédiatement des états informulés et autrement informulables ».
Cette thérapie, qui consiste à « induire une transformation organique
(...) en amenant le malade à vivre intensément un mythe (...) dont la
structure serait, à l'étage du psychisme inconscient, analogue à celle
dont on voudrait déterminer la formation à l'étage du corps », se définit
par « l'efficacité symbolique » : celle-ci, en effet, « consisterait précisé­
ment dans cette " propriété inductrice " que posséderaient les unes par
rapport aux autres, des structures formellement homologues pouvant
s'édifier, avec des matériaux différents, aux différents étages du vivant :
processus organiques, psychisme inconscient, pensée réfléchie». Cl.
Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale (I), Paris, Plon, 1958, pp. 218 et
222-223.
23

tient à la forme et aux fonctions qu'assument, à différents


niveaux et selon divers modes, les figures de la spatialité,
littéralement agencées en système dans le tissu discursif du
roman. Dans cette perspective, il nous faut éviter de prendre
l'effet pour la cause : les termes de « réalisme » ou de « natu­
ralisme » seront donc tabous. Ils condensent, en la procla­
mant, l'éthique d'une écriture particulière mais, bien
entendu, ils ne l'expliquent pas. Ils désignent la synthèse
finale d'une « formation discursive » de la signification et
c'est par un tour de passe-passe tautologique qu'on les érige
en principes d'élucidation. En bref, ils exposent les canons
d'une lisibilité, mais ne permettent pas d'en démonter les
mécanismes. Or, c'est de cela qu'il s'agit ici. La question qui
nous occupe, en effet, est bien de savoir comment s'organise,
dans ses réseaux internes, la lisibilité d'un texte — tel que
Germinal —, ce qui la fonde et quels en sont les enjeux en
termes d'efficacité.
Voici le chemin qu'on se propose de suivre : partant de la
manifestation du texte dans sa linéarité continue, on cher­
chera à dégager la relation entre la figurativisation du dis­
cours (dont la spatialité est une des composantes) et la consti­
tution de ses effets référentiels. Il nous faudra, par consé­
quent, exploiter et mettre au clair un certain nombre de
concepts et de procédures qui installent l'iconicité effective
du discours à partir de sémèmes virtuellement figuratifs ;
cette iconicité ne saurait en effet, à nos yeux, être tenue pour
acquise a priori : disposée au palier le plus superficiel de la
théorie sémiotique, elle ne se constitue pas seulement par la
« densité sémique » (A. J. Greimas) inhérente à ses sémèmes,
mais aussi par un jeu de voisinages et d'enchaînements qui
établissent les figures, les unes par rapport aux autres, comme
autant de référents réciproques aptes à en actualiser et à en
« densifier » les virtualités figuratives 11. Sur ces bases affer-

11. Comme le souligne G. Deleuze à propos de la peinture de


Francis Bacon, « le figuratif (la représentation) implique (...) le rapport
d'une image à un objet qu'elle est censée illustrer ; mais elle implique
aussi le rapport d'une image avec d'autres images dans un ensemble
composé qui donne précisément à chacune son objet», in Francis
Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la différence, 1981, T.
l,p. 10.
24

mies (croyons-nous), les hypothèses qui ont surgi au cours de


notre lecture de Germinal pourront alors être formulées : elles
se présenteront comme un canevas d'analyse des configura­
tions spatiales saisies à différents niveaux. Il nous sera
d'abord possible d'étudier les constructions discursives de
l'espace dans le roman comme des « formes locales » où se
règle, par un jeu de relations internes de référence renvoyées à
l'instance d'un sujet observateur, le dispositif des localisa­
tions dans son ensemble.
C'est alors qu'un second mouvement, partiellement
esquissé au cours des chapitres précédents, élargira la problé­
matique à la question générale de l'espacedans le discours
romanesque — investi dans l'énoncé des lieux, certes, mais
pas seulement. Comment obéit-il, dans sa « forme globale »,
à un système abstrait d'organisation et de distribution?
Comment le processus dynamique de sa mise en scène en
fait-il le support d'un autre discours non plusfiguratif,mais
plutôt herméneutique, qui interprète le premier et lefinalise?
Comment enfin l'ordre de ce discours correspond-il à des
schèmes culturels de la « connaissance objective », débordant
largement le seul « espace » du roman qui en est la conver­
sion esthétique ? L'hypothèse que nous formons est que la
réponse, même fragmentaire, à ces questions peut nous met­
tre sur le chemin d'une «archéologie» (M. Foucault) du
sujet ; ou plutôt d'un sujet, Zola, en tant qu'acteur engagé
dans la connaissance. Il s'agirait au fond, si l'ambition n'en
paraissait pas démesurée, de simuler par les moyens de l'ana­
lyse quelques modes fondamentaux de son fonctionnement
cognitif. Au total, ce qui justifiera cette étude, c'est le tracé
d'un sujet : un style.
De la sorte, si les réponses aux questions ici posées peu­
vent être sérieusement validées, nous pourrons dire, en nous
référant à la typologie des textes littéraires proposée par M.
Arrivé 12, que Germinal est du seul point de vue de la spatia-
lité un « discours clos » et un « récit ouvert » : discours clos
parce que l'espace y est non seulement ressassé, mais parce

12. M. Arrivé, «La sémiotique littéraire», in J.-C1. Coquet, éd.,


Sémiotique. L'École de Paris, Paris, Hachette, 1982, pp. 135-136.
25

que sesfigures,entre le début et la fin, y délimitent une car­


tographie sans marge, dont le quadrillage installé dans les
premières pages du livre se retrouve dans les dernières aussi
vigoureusement dessiné ; mais récit ouvert parce que le dis­
positif de la spatialité, dans son fonctionnement non figuratif,
renvoie à un autre récit, extérieur et englobant, celui d'une
formation sociale du savoir, avec les repères qui fondent et
stabilisent ses certitudes, avec la grande connexion véridic-
toire si clairement proclamée par Zola entre le discours roma­
nesque et l'épistémologie scientifique de son époque.
Ce double mouvement, concentrique lorsqu'on décide
d'envisager le texte comme un «tout de signification» et
centrifuge lorsqu'on tente de l'appréhender dans sa dimen­
sion de communication, correspond, nous semble-t-il, au
déplacement prudent, mais sensible, qui a marqué ces derniè­
res années la réflexion sémiotique dans son ensemble. Sans se
départir en effet des principes de pertinence qu'elle s'est fixés
et qui fondent son caractère opératoire, elle est conduite à
dépasser la seule description des formations signifiantes,
pour s'interroger de plus en plus sur ce qui en assure
l'efficacité culturelle.
PREMIÈRE PARTIE

DU FIGURATIF A L'ABSTRAIT
CHAPITRE I

FIGURATIVITÉ, ICONICITÉ, RÉFÉRENT

I. HYPOTHÈSES

En esquissant ci-dessus la question du « réalisme », nous


avons indiqué que l'approche sémiotique du discours
excluait la notion de référent : postulant l'autonomie de son
objet — le sens articulé—elle ne saurait en effet le construire,
sans courir le risque d'une dilution, à partir de données qui
lui sont extérieures. Soulignons cependant que, contraire­
ment à une critique formulée parfois et à juste titre par des
linguistes 1 il n'est pas question, pour nous, de séparer signi­
fication et référence : il convient bien plutôt de préciser la
relation entre ces deux notions. Et pour cela, il faut d'abord
considérer le double déplacement auquel a donné lieu, en
sémiotique, son appréhension. Le premier consiste à refuser,
telle quelle, la notion empirique de « réalité » ; le second
concerne le mode de construction, dans le discours, des effets
ou valeurs referentielles, ainsi que les principes de leur des­
cription.
Tout d'abord, la référence n'est pas une référence au
référent : les univers figuratifs ne sauraient être interprétés
comme une image, adéquate ou non, du monde — tout sim-
1. Cf. A. Culioli, qui, dénonçant les dangers « d'un néomécanisme
qui escamoterait la relation de l'énoncé à rénonciation », ajoute qu'une
telle conception serait en définitive celle d'« un langage (activité, texte)
sans énonciateurs, sans situations où s'insère l'acte d'énonciation, sans
repérage, un langage où l'on sépare le sens de la référence », in « Sur
quelques contradictions en linguistique », Communications, 20, Paris,
Seuil, 1973, p. 85 ; cf., de même, C. Fuchs, « Les prolématiques énon-
ciatives : esquisse d'une présentation historique et critique », in « Dans
le champ pragmatico-énonciatif », D.R.L.A. V. — Revue de linguistique,
Paris VII, 25, 1981, p. 49.
30

plement parce qu'un tel « monde » est déjà une représenta­


tion. C'est pourquoi, au lieu d'assumer l'idée selon laquelle
l'activité de discours, à travers le filtre de ses repérages,
consisterait à représenter de la réalité comme si le langage
était constitué de substituts détachables du réel auquel on
réfère en parlant, les sémioticiens préféreront postuler que
cette « réalité », au moment où elle est perçue, est elle-même
construite, informée de sens, érigée en figures signifiantes qui
entretiennent ensemble des relations descriptibles, et saisie
d'emblée sous la forme de ces relations et de ces figures2.
Comme construction cognitive, c'est-à-dire comme représen­
tation, le monde auquel nous référons en discourant est déjà
lui-même un discours. Dans ce cadre, les figures du langage
sont des substituts détachés de figures, c'est-à-dire d'un
« réel » sémiotisé. Toute mise en discours, fût-elle — ce qui
n'est qu'un cas limite — la plus strictement, et la plus expli­
citement referentielle, doit donc être comprise comme un
renvoi de figures appartenant à deux ordres distincts de la
signification. On comprend alors que l'effet dit « référentiel »
soit interprété comme une construction sémiotique effectuée
sur la base d'une autre sémiotique (dite naturelle), et non pas
comme une simple dénotation d'un réel inerte et objectif.
Que ce « réel » soit effectivement présent dans la situation de
communication (c'est le cas du discours quotidien) ou qu'il
ne le soit pas (c'est le cas du discours fictif ou onirique) est de
peu d'importance : ce qui compte, c'est que le langage se
comporte à son égard comme s'il était la traduction d'un
autre langage.
Si l'on admet ce point, à partir duquel nous pourrons

2. Elles sont déjà reliées, au niveau du plan de l'expression


(comme le nuage et la pluie), par des faisceaux de connexions associa­
tives qui fondent l'interprétation et constituent leur plan du contenu :
ces faisceaux de relations sont inhérents à l'expérience physico-cultu­
relle du monde naturel. Un schizophrène dit : « Un oiseau gazouille
dans le jardin. J'entends l'oiseau et je sais qu'il gazouille, mais que ce
soit un oiseau et qu'il gazouille, les deux choses sont si loin l'une de
l'autre... Il y a un abîme... Comme si l'oiseau et le gazouillement
n'avaient rien à faire l'un avec l'autre » (cité par M. Merleau-Ponty,
« L'espace ». in La phénoménologie de la perception, Paris. Gallimard,
1945, p. 326).
31

envisager la figurativisation, sous ses aspects sémantiques et


syntaxiques, comme une construction théorique de l'énon-
ciateur, il nous faut alors rechercher comment dans les dis­
cours se forment les « effets de réel » aptes à donner cette
illusion continue du monde. Une telle recherche est évidem­
ment de la plus haute importance pour l'étude des discours
dits « réalistes » : ils sont, en effet, des vecteurs de construc­
tions référentielles si puissants que la tentation est grande de
n'en assumer la lecture qu'au delà de l'iconisation dont ils
sont le véhicule. C'est dans cette perspective qu'A J . Greimas
propose de distinguer deux modes essentiels de référentiali-
sation : celui, tout d'abord, qu'il nomme la référentialisation
externe et qui se situe dans la relation inter-sémiotique
qu'entretiennent les figures du discours avec les figures
construites du monde naturel. L'attribution des indices réfé-
rentiels dont la base lexicale est celle de l'onomastique per­
mettra l'établissement d'une correspondance entre tel ou tel
sémème et telle ou telle figure. C'est dans ce mode de réfé­
rentialisation qu'entreront aussi les catégories déictiques qui
instituent les repères spatio-temporels ainsi que ceux de la
personne. Le second mode, nommé référentialisation interne,
concerne l'ensemble des procédures par lesquelles le discours
prend appui sur lui-même, renvoie par des mécanismes
variés à des énoncés déjà produits, et s'assure ainsi de ce
qu'on pourrait appeler son continuum référentiel. L'effet de
réalité est alors un effet du discours lui-même : nous revien­
drons dans un instant sur ces différents mécanismes de for­
mation et nous les illustrerons d'un exemple.
Mais, auparavant, il nous faut insister sur ce double
réseau : chacun des deux modes dégagés est-il de même
nature ? En deçà de l'opposition externe vs interne, ces deux
« référentialisations » renvoient-elles à une même opération
fondamentale comme semble le suggérer la dénomination
unique qui les recouvre ? La réponse n'est pas évidente. Il
nous semble plutôt que nous avons affaire ici à deux opéra­
tions suffisamment différentes — même si elles concourent
ensemble à produire un seul résultat — pour justifier une plus
nette différenciation terminologique, apte à distinguer claire­
ment deux dimensions d'étude séparées. La première nous
32

ramène directement à la problématique de l'énonciation et à


la composante sémantique des formations figuratives : elle
concerne la construction énonciative du référentiel, et est
étrangère, à la limite, à la dimension proprement transphras-
tique des phénomènes discursifs. La seconde, au contraire,
centrée sur les relations intérieures au discours et particuliè­
rement sur les modes de passage d'une unité discursive à
l'autre, concerne plutôt le déploiement syntagmatique des
univers figuratifs — déploiement par lequel se construit pré­
cisément, selon nous, l'iconisation. C'est la raison pour
laquelle il nous paraît justifié de parler de référenciation à
propos de la première opération (contruction de valeurs refe­
rentielles) et de réserver le terme de référentialisation à
l'ensemble des procédures internes au tissu discursif.
Distinction fort utile à nos yeux, car elle va nous permet­
tre de donner une assise plus stable aux deux notions diffé­
rentes de figurativisation et d'iconisation. Nous poserons
d'abord que la figurativisation, comprise comme la mise en
place de sémèmes constitués d'un ensemble de traits figura­
tifs, peut être décrite à partir de la seule opération de référen­
ciation. Celle-ci apparaîtra comme une projection de figures
analysable d'un double point de vue : (i) d'un point de vue
sémantique, les lexemes figuratifs seront caractérisés, au
palier superficiel du parcours génératif, par la densité et la
spécialisation de leurs traits sémiques conçus comme des
paquets de virtualités (qui constituent, au fond, ce que J.-C1.
Milner appelle la « référence virtuelle » d'une unité lexicale) ;
(ii) d'un point de vue syntaxique, ces lexemes seront actuali­
sés par l'énonciateur (dans une construction predicative) à
partir de repérages extérieurs au discours, qui signalent ce à
quoi il veut référer par cette construction, et qui déterminent
en retour la sélection des traits figuratifs pertinents (cet
« extérieur » dont nous parlons, peut, encore une fois, faire
partie ou non du hic et nunc du monde naturel). Ce deuxième
point de vue sur l'étude des élémentsfiguratifsactualisés est à
rapprocher de ce que J.-Cl. Milner nomme leur « référence
actuelle » 3 .

3. Cf. J.-Cl. Milner, «Réflexions sur la référence», Langue fram-


33

L'iconisation, quant à elle, n'est qu'un prolongement


parmi d'autres des constructions figuratives : on peut consi­
dérer, par exemple, que la poésie surréaliste, par ses associa­
tions hétérotopiques d'images, bloque précisément le proces­
sus d'iconisation dont sont virtuellement porteurs les traits
figuratifs ; d'une autre manière, le discours abstrait, pour
maintenir le plan isotope sur lequel il se situe, doit s'interdire
toute iconisation des figures qu'il est cependant amené à met­
tre en scène. C'est pourquoi un des critères de l'iconisation
nous paraît pouvoir être recherché dans sa nature propre­
ment syntagmatique. En d'autres termes, l'effet d'iconicité ne
peut être produit que par la mobilisation simultanée des deux
opérations de référenciation et de référentialisation. Seul le
déploiement des figures, par la sélection et le maintien au fil
du discours de leurs traits figuratifs « isotopants » (Greimas),
peut assurer l'émergence et la continuité de cette impression
referentielle4 : c'est dans la mise en place des parcours sémé-
miques figuratifs que se situe l'aboutissement d'un tissu réfé-
rentiel. Les exemples évidemment pullulent dans ces dis­
cours qui seraient plus justement caractérisés, à notre avis,
comme des discours « iconiques » que comme des discours
figuratifs : un poème surréaliste est bien figuratif sans être
pour autant iconique. La dimension figurative est, en effet,
une dimension commune à tout discours : ce n'est pas le cas,
loin de là, de la dimension iconique. Il est clair, par exemple,
qu'un discours philosophique peut mobiliser, dans la suite de
ses énoncés, une quantité considérable de sémèmes figuratifs,
et pourtant ne jamais laisser (ou alors, ce sera la « faille »
d'une métaphore trop filée) la dimension iconique faire irrup­
tion dans l'enchaînement de ses parcours conceptuels. Cela
ne tient pas seulement à la « densité » de la charge sémique
çaise, 30, Paris, Larousse, 1976, p. 64 : « Le segment de réalité associé à
une séquence est sa référence actuelle : l'ensemble des conditions carac­
térisant une unité lexicale est sa référence virtuelle ».
4. F. Rastier propose de substituer le terme d'« impression » à
celui d'« illusion référentielle » proposé naguère par R. Barthes, afin de
retirer à la dénomination de cet effet de sens tout caractère évaluatif
inopportun. Cf. « Le problème du figuratif et l'impression référen­
tielle », in « La fìgurativité, II », Actes sémiotiques-Bulletin, VI, 26,
Paris, E.H.E.S.S.-C.N.R.S., 1983, p. 12.
34

dont se trouvent équipés les sémèmes en question ; cela tient


surtout à la capacité « isotopante », c'est-à-dire en réalité à la
syntagmatisation effective des traits figuratifs virtuels de ces
sémèmes. Cela tient au fait que leur actualisation est, ou n'est
pas maintenue, c'est-à-dire, en somme, que ces traits sont ou
ne sont pas référentialisés dans le discours.
Le problème de description qu'on entrevoit ici se pose­
rait de manière capitale, on le conçoit, dans une étude géné­
rale sur les figures de la spatialité et les opérations de spatia-
lisation dans les discours : elles sont, comme chacun sait, au
cœur des textes théoriques et abstraits, comme des espaces
oubliés puisque, si tout « s'y observe », « s'y dispose » et « y
prend place », jamais cependant n'y émerge la moindre trace
concrète d'un lieu ou d'un regard 5. Mais notre propos est plus
restreint. Il vise seulement à montrer que l'iconisation —
caractéristique centrale des textes qu'on appelle « réalistes »
— est le fait d'un agencement de constructions figuratives
syntagmatiquement engagées dans le discours : elle résulte
donc de la combinaison des deux opérations de référencia-
tion (nécessaire à la production des figures) et de référentia-
lisation (apte à maintenir, renforcer ou garantir la visée réfé­
rentielle de la première opération). Si cette approche générale
des conditions internes de l'iconisation est admissible, il nous
paraît possible d'aller un peu plus loin et de distinguer trois
modes différents de la référentialisation intradiscursive,
assez généraux semble-t-il pour recouvrir un nombre impor­
tant de phénomènes. Ces trois modes sont disposés, dans
l'ordre de notre présentation, en allant du plus général au plus
spécifique,
1. Le premier mode de référentialisation est constitué de
ce qu'on pourrait appeler l'isotopisation. Il s'agit là de la réfé­
rentialisation mininale, commune à tout discours qui se veut
« suivi » : mais, pour ce qui nous concerne, nous dirons seu­
lement que la redondance d'une unité figurative sélectionnée

5. D'un point de vue de sémantique lexicale, on pourrait ainsi se


demander pourquoi le lexème « palier » se laisse si facilement désico-
niser, alors que la même opération semble inapplicable à « étagère » par
exemple : ce ne serait là qu'un minuscule problème parmi tant d'autres
du môme ordre.
35

(quel que soit son niveau) est une condition indispensable


pour que se mette en place, dans un texte dit « figuratif», un
effet d'iconicité. Par ailleurs, toute redondance sémantique
de cet ordre impose la première occurrence de l'unité figura­
tive en question comme support des occurrences ultérieures,
leur point de référence obligé : ce faisant, puisqu'elles conti­
nuent à en mobiliser les virtualités, elles en garantissent la
densité sémique ; elles en augmentent même, au fil des spé­
cifications qu'elles apportent et des nouvelles isotopies
qu'elles déclenchent, la consistance initiale. L'isotopisation
ne fait donc pas que maintenir un continuum homogène de
signification ; elle est en elle-même une procédure dynami­
que : elle renforce constamment, par l'alimentation continue
des pans de figures qu'elle sélectionne, et par le bombarde­
ment de référentialisations qu'elle opère en amont, les effets
de réel auxquels s'abandonne la lecture 6.
2. Le second mode majeur de référentialisation est
constitué par les débrayages internes au discours, par lesquels
se trouve assuré notamment le passage d'une unité discursive
à une autre. L'analyse littéraire traditionnelle connaît bien
ces unités, qu'elle manipule depuis longtemps : « descrip­
tion », « dialogue », « récit », « monologue intérieur »,
« commentaire », « discours indirect », etc. Mais elle s'inté­
resse peu au fait que ces unités ne se distinguent pas seule­
ment entre elles par ce qu'elles disent, mais aussi par leur
mode de dire : en d'autre termes, par tout un jeu de distances
établies entre l'énonciateur, et le discours qu'il produit. Ces
distances sont analysables en sémiotique à partir des procé­
dures de débrayage et d'embrayage : un embrayage actoriel
permet de passer du « récit » par exemple, au « dialogue » ;
un débrayage spatial permettra de décrocher du « récit » pour
revenir à la « description » ; un débrayage temporel assurera
le retour de la «description» au «récit», etc, Bref, nous
n'allons pas entrer ici dans les détails complexes de ces opé-

6. Il serait intéressant à cet égard d'examiner le travail de mémoire


active qu'exige le commencement de la lecture d'un récit, lorsque l'iso­
topisation en est encore à ses débuts et que les repères internes man­
quent pour « fixer » les isotopies référentielles.
36

rations ; nous voulons seulement insister sur l'effet global de


sens que leur mode de succession entraîne précisément parce
qu'il ne s'agit pas seulement d'un dispositif linéaire de suc­
cession, mais bien plutôt d'un système de transformations
des unités les unes dans les autres 7 . Dans cette perspective,
chaque débrayage interne s'appuie sur une situation énoncée
qui devient du même coup sa référence ; lorsqu'il produit un
discours au second degré, le débrayage référentialise donc
l'énoncé à partir duquel il s'effectue et instaure ainsi, à l'inté­
rieur même des jeux de discours, un effet de « réalité » — lié
en somme à l'enchaînement référentialise, et référentialisant,
des simulacres.
L'étude de tels enchaînements, aisée dans les textes qui
se développent essentiellement sur la dimension pragmati­
que, permet de mettre en évidence un des facteurs essentiels
de l'iconisation, lorsqu'il s'agit de faire adhérer l'énonciataire
aux simulacres de la référence au monde. Il est intéressant
cependant de signaler à cet égard que les mêmes phénomènes,
dans les discours à visée cognitive, constituent de leur côté et
d'une manière identique, un facteur essentiel de la crédibilité
de ce type de discours : les paliers qu'A. J. Greimas a reconnus
dans les discours en sciences humaines constituent bien des
« unités discursives » dont le fonctionnement relatif les rend
analogues à celles qui ont déjà été reconnues dans les discours
littéraires: discours «cognitif» qui correspond à un
embrayage actantiel mettant en scène le « j e » en quête de
connaissance, discours « objectif» qui, débrayant de la per­
sonnalisation actantielle, met en place les objets du savoir, et
discours « référentiel » sur lequel le discours objectif prend
appui pour assurer la « réalité » de ses propositions, ou du
moins en garantir la crédibilité : ce sont les références et les
citations 8. Ces trois composantes, caractérisées par des struc-

7. Cet effet est mis en évidence en divers points par A.J. Greimas
et J. Courtés in Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du lan­
gage, Paris, Hachette, 1979, cf. entrées «unité», «débrayage-
embrayage », « référent ». etc.
8. Ces «unités discursives», qu'A.J. Greimas appelle d'une
manière plus ambiguë des « niveaux », gèrent ainsi le discours en scien­
ces humaines : celui-ci « loin d'être linéaire, apparaît comme se dérou-
37

tures modales autonomes, ne visent pas autre chose, dans


leurs interactions réciproques, qu'à valider l'isotopie référen­
tielle globale qui est susceptible à la fois de colmater le dis­
cours (ce que fait précisément la référentialisation dans son
ensemble), d'assurer une lecture continue (et confiante), et
surtout d'imposer l'idée des progrès du savoir : à la progres­
sion illusionniste du récit correspond celle, qui ne l'est peut-
être pas moins, des connaissances. Iconicité du côté pragma­
tique et crédibilité du côté cognitif répondent bien à des opé­
rations formellement analogues. Pour ce qui est des procédu­
res, elles se fondent, en tout cas, sur le même type de débraya­
ges et d'embrayages référentialisants.
3. Le troisième mode de référentialisation a un caractère
plus directement instrumental : en tant que tel, il se trouve à
l'œuvre dans les deux précédents. Il s'agit, en effet, de Vana-
phorisation.L'anaphore, d'un point de vue linguistique, peut
être définie comme « la reprise d'un élément du contexte par
un autre élément qui ne serait pas équivalent au premier hors
contexte » 9 . Au sens strict, l'anaphore est un élément qui n'a
pas, par lui-même, de référence : seul un contexte, explicite
ou non, lui permet d'en actualiser une. C'est donc un élément
qui se construit une référence au second degré, on pourrait
presque dire par délégation. Lorsqu'on lit, au début de Ger­
minal,

« (...) Un homme suivait seul la grande route de


Marchiennes à Montsou (...). Devant lui, il ne
voyait même pas le sol noir (...) »,
les éléments anaphorisants {lui et il) ne se constituent une
référence qu'en s'appropriant celle du groupe nominal auquel
lant sur plusieurs niveaux à la fois qui, tout en étant reconnaissables
comme dotés d'une autonomie formelle, s'interpénètrent, se succèdent,
s'interprètent et s'appuient les uns sur les autres, garantissant de ce fait
la solidité et la progression — toutes relatives, évidemment — de la
démarche à vocation scientifique », in A.J. Greimas et E. Landowski
(éds.), Introduction à l'analyse du discours en sciences sociales, Paris,
Hachette, 1979, p. 60.
9 H. Portine, Éléments pour une grammaire de l'énonciation, L
L'Anaphore, Paris, B.E.L.C., 1979, p. 7.
38
ils renvoient : un homme. On dit souvent, ainsi, que la rela­
tion anaphorique constitue un cas particulier de co-référence.
Sa particularité consiste dans la relation asymétrique qu'elle
établit entre les deux éléments, alors que la co-référence ordi­
naire implique une relation symétrique : si je lis « Georges
Marchais a participé à l'émission X... ; le premier secrétaire
du P.C. a expliqué...», il n'y a pas entre les deux termes
soulignés de relation anaphorique proprement dite mais une
relation symétrique de co-référence : les deux termes peuvent
indifféremment être substitués l'un à l'autre, ce qui n'est pas
le cas dans la relation anaphorique 10.
A ce titre, la distinction que nous avons établie entre
référenciation et référentialisation paraît opératoire : la
reprise anaphorique consiste à référentialiser, à l'aide d'un
terme condensé, un élément de discours (qui peut être une
unité lexicale, un syntagme ou une séquence) qui répond, lui,
à une opération de référenciation. Si les termes en relation se
trouvent tous deux dotés d'une capacité sémantique de réfé­
renciation autonome, la possibilité d'une relation anaphori­
que relève alors d'un problème de hiérarchie sémantique : un
terme générique peut anaphoriser un terme spécifique mais
non l'inverse. Il est ainsi possible d'interpréter la référentia­
lisation anaphorique dans l'énoncé : « un ouvrier errait sur le
chemin ; l'homme était sans travail » ; mais l'inversion des
termes en relation interdit en revanche toute référentialisa­
tion et l'énoncé n'est pas acceptable : « un homme errait sur
le chemin ; l'ouvrier était sans travail ». On voit ainsi que les
problèmes qui surgissent lorsqu'on envisage les conditions de
la référentialisation anaphorique sont complexes et nom­
breux. Il conviendrait d'y ajouter ceux qui concernent l'ana-
phorisation anticipatrice (ou cataphorisation) dont l'examen
permettrait de rendre compte d'un certain nombre de phéno­
mènes caractéristiques du roman « réaliste » qu'on désigne
littérairement par des configurations comme celle de la « pré­
monition ».
Nous situant cependant au delà des aspects spécifique-

10. Pour une analyse rigoureuse de ces problèmes, cf. J.-C1. Mil­
lier, « Réflexions sur la référence », art. cit., pp. 65-72.
39

ment techniques de l'anaphore que nous ne saurions dévelop­


per ici, nous aimerions, à partir d'un détail, indiquer l'usage
qu'en fait le discours zolien afin de créer ses effets référentiels.
Examinons donc la première ligne du roman :

«Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles... »

L'emploi des déterminants «définis», la (deux fois),


produit un effet de «fléchage» 11 anaphorique, lorsqu'on
pourrait attendre pour un début de roman le déterminant
« d'extraction », un-une (« Dans une plaine rase, par une nuit
sans étoiles... »). Ce choix de l'énonciateur constitue une opé­
ration de référentialisation : elle renvoie à un énoncé anté­
rieur absent mais présupposé au moment même de la lecture,
et conforme au modèle de l'énoncé inaugural classique des
contes populaires : « Il y avait une plaine, et il faisait nuit ».
La visée référentielle ici est donc double puisque, d'une part,
les lexemes « plaine » et « nuit » construisent une référencia-
tion en renvoyant à une représentation du monde naturel, et,
d'autre part, ces lexemes se trouvent inscrits dans une réfé­
rentialisation à un discours implicite qui pose comme déjà
connues — comme déjà introduites dans l'univers figuratif —
et la plaine et la nuit. L'énoncé initial réalise donc d'emblée
l'effet d'iconicité par le double jeu de ces procédures 12.

11. Nous empruntons cette notion à A. Cuiioli, qui l'oppose, à


propos des opérations de détermination, à celle « d'extraction » ; cf.
Notes sur détermination et quantification : définition des opérations
d'extraction et de fléchage, Département de Recherches Linguistiques,
Paris VII, 1975.
12. Puisque le roman « réaliste » vise avant tout l'iconicité — du
moins à première vue — le problème du « comment commencer ? » est
de taille ; c'est là que tout se joue. Un certain nombre de procédés ont
été mis en œuvre par divers écrivains (notamment par Zola) et forment,
en raison de la codification implicite qui semble les régir, une véritable
rhétorique des débuts de romans. Ils nous paraissent tous fondés, en
définitive, sur un principe général de référentialisation par lequel se
trouve projeté un « amont » du texte, susceptible d'estomper la brus­
querie des incipit : qu'il s'agisse d'une anaphore ponctuelle, comme
c'est le cas de Germinal, de l'introduction par son patronyme d'un
acteur supposé déjà connu et identifié, comme on le trouve dans
l'Assommoir, ou des configurations del'attente ou de l'arrivée qui pré-
40

Les référentialisations par isotopie, par débrayage et par


anaphore permettent donc de reconstituer, croyons-nous,
certains des mécanismes essentiels de l'iconisation dans les
discours figuratifs. Ils n'épuisent sans doute pas la question.
De « l'illusion référentielle », nous n'avons en effet esquissé
que le second terme de l'expression : resterait à analyser ce
que recouvre le premier, « l'illusion ». De quel ordre est la
croyance qu'elle tend à susciter ? Le problème qui se pose ici
ne peut plus être envisagé seulement à partir des procédures
internes au discours : il s'étend à une question plus vaste et
englobante, qui est celle de ce qu'on pourrait appeler la com­
munication iconique 13. Nous préférons toutefois, pour ne pas
dépasser les limites de notre propos, nous en tenir à l'analyse
des processus discursifs eux-mêmes. Aussi, pour illustrer le
schéma d'analyse que nous venons de proposer, nous allons
rechercher dans l'étude d'un bref extrait de Germinal les dif­
férents modes de référentialisation qu'il met en œuvre, sus­
ceptibles de promouvoir cette iconicité.

II. RÉRÉRENTIALISATIONS : ANALYSE D'UN EXTRAIT

L'extrait que nous nous proposons d'analyser est tiré du


premier chapitre du roman 14 : Etienne Lantier vient d'arriver
sur les lieux de la mine et, au sommet d'un terri, rencontre un

supposent des programmes narratifs immédiatement antérieurs,


comme dans La Bête humaine, ou Pot-Bouille par exemple, le principe
appliqué à différents niveaux de l'analyse reste le même. Plusieurs étu­
des ont été consacrées au problème de ces séquences inaugurales ; cf. en
particulier les articles de Ph. Hamon, « Un discours contraint », de H.
Mitterand, «Fonction narrative et fonction mimétique» et de J.
Dubois, « Surcodage et protocole de lecture », dans le numéro 16 de la
revue Poétique, Paris, Seuil, 1973, sur le « Discours réaliste ».
13. Cf., à ce propos, les travaux de sémiotique plastique, et notam­
ment J.-M. Floch, Petites mythologies de l'œil et de l'esprit,Paris-Ams­
terdam, Hadès-Benjamins, 1985, et F. Thürlemann, Paul Klee. Analyse
sémiotique de trois peintures, Lausanne, L'Age d'Homme, 1982.
14. Les références à Germinal sont celles de l'édition du « Livre de
poche», ici pp. 10-11.
41

vieux charretier, Bonnemort, avec qui il échange quelques


paroles :

[P1] 15 Alors, en courtes phrases, l'haleine coupée, tous


deux continuèrent à se plaindre.Étienne racontait ses
courses inutiles depuis une semaine ;
[P2] il fallait donc crever de faim ? Bientôt les routes
seraient pleines de mendiants.
[P3] Oui,
[P4] disait le vieillard,
[P3] ça finirait par mal tourner, car il n'était pas Dieu
permis de jeter tant de chrétiens à la rue.
[P5] « On n'a pas de la viande tous les jours.
[P6] — Encore si l'on avait du pain !
[P7] — C'est vrai, si l'on avait du pain seulement ! »
[P8] Leurs voix se perdaient, des bourrasques empor­
taient les mots dans un hurlement mélancolique.
[P9] « Tenez !
[P10] reprit très haut le charretier en se tournant vers le
midi,
[P9] Montsou est là... »

II. 1. La référentialisation discursive

Zola est, comme on sait, un des premiers écrivains à


avoir systématisé (après Flaubert) l'usage du discours indirect
libre, au point d'en faire une des caractéristiques les plus
manifestes de «l'écriture naturaliste». A vrai dire, c'est
moins l'usage de cette forme du discours en elle-même qui est
remarquable, que la diversité et l'entrecroisement des formes
différentes : discours direct, discours indirect, discours indi­
rect libre avec ou sans verbe introducteur en incidente... Et
pourtant, désigner de cette manière les formes du discours
n'explique en soi pas grand-chose, en dehors de la reconnais­
sance des marques linguistiques (temps et modes des verbes,

15. Nous désignons ici par [P1, P2, Pn...] non pas les phrases, mais
les segments de prise en charge.
42

marques personnelles, signes typographiques, etc.) qui les


distinguent. Les instruments de description utilisés parais­
sent en définitive fort allusifs lorsque, dépassant le cadre
strictement linguistique, on entend les utiliser dans une ana­
lyse discursive : il est vrai, en effet, que la signification globale
que ces formes produisent résulte davantage du mode de leur
agencement — qui doit donc être décrit — que de leur
« type » proprement dit. Pour ces diverses raisons, il nous
paraît plus précis d'en envisager l'étude à partir des notions
sémiotiques que nous avons déjà définies : nous préférerons
donc parler à leur sujet de débrayages actantiels de prise en
charge du discours, marquant ainsi la structure sémio-narra-
tive qui est sous-jacente à la diversité de ces formes. Par
ailleurs, leur intrication remarquable, telle qu'on peut
l'observer dans l'extrait ci-dessus, a pour effet de démultiplier
— à partir de décalages parfois ténus — le « travail » de la
référentialisation et d'accentuer du même coup la dimension
iconique du discours. Il nous paraît enfin que les autres
modes de référentialisation — ceux qui se construisent par
isotopie et par anaphore — se trouvent en quelque sorte
encadrés par le système majeur des débrayages actantiels.
Nous les examinerons donc ultérieurement.
En aval du débrayage énonciatif par lequel s'institue tout
discours, le texte lui-même peut être la scène de débrayages et
d'embrayages internes (qualifiés alors d'« énoncifs »,
puisqu'ils sont intérieurs à l'énoncé et se définissent par ses
seules coordonnées). Ces procédures du deuxième degré fonc­
tionnent de manière analogue à celle du premier degré, dont
elles sont en quelque sorte le décalque exact.
Ici, dans [P1], la procédure initiale aboutit selon toute
apparence à un débrayage strict : l'instance de prise en charge
du discours, le narrateur (noté dorénavant S1), semble totale­
ment effacée, conformément d'ailleurs aux préceptes affichés
de l'écriture naturaliste 16. Nous verrons tout de suite que ce
pseudo-effacement n'est jamais ni si pur ni si étanche qu'il y
paraît.

16. «Le naturalisme ne se prononce pas, il examine. Il décrit. Il


dit : cela est » (E. Zola, Le roman expérimental).
43

En dehors de S1, les actants de prise en charge sont, dans


cet extrait, l'acteur « Etienne Lantier » (S2) et l'acteur « Bon-
nemort », « le vieillard » (S3). Tout se passe donc à première
vue comme s'il y avait une succession de tours de parole entre
S1, S2 et S3. Or, la réalité discursive est loin d'être aussi simple.
Entre le discours débrayé de S1 [P1] et les discours
« embrayés » des deux acteurs, que manifeste l'échange dia­
logué, il y a des strates intermédiaires : celles que recouvre
précisément la notion de discours indirect, et que réalisent les
segments [P2] et [P3]. Les différents modes d'effectuation du
discours indirect nous paraissent pouvoir être interprétés
comme des formes de médiation à l'intérieur du système des
débrayages actantiels de prise en charge ; ils modulent de
manière progressive les disjonctions actantielles.
Le passage de [P1] à [P2] (« il fallait donc crever de faim ?
bientôt les routes seraient pleines de mendiants »), peut être
analysé comme un semi-débrayage : on ne « saute » pas, en
effet, du discours de S1 à celui de S2 comme si le premier
abandonnait d'un seul coup au second toute l'initiative dis­
cursive ; on y passe progressivement par le biais d'une colla­
boration énonciative. Dans l'énoncé au style indirect, S1
poursuit son propre discours auquel il vient superposer celui
de S2. On assiste bien alors à un dédoublement de l'instance
énonciatrice : les deux actants S1 et S2 prennent en charge
ensemble le segment discursif qui commence par ces mots :
« il fallait donc crever de faim... ». La communauté d'instan­
­­ation qui se met ici en place nous paraît fondamentale, car
le discours indirect libre s'institue de la sorte comme un sys­
tème de référentialisation actantielle réciproque.
Le phénomène est encore plus significatif dans le seg­
ment suivant [P3], où il trouve une modulation supplémen­
taire. La réponse du vieillard se situe sur le même plan que
l'énoncé d'Etienne ; en elle se conjuguent les deux sujets
d'énonciation S1 et S3, et nous avons affaire comme précé­
demment à un semi-débrayage de S1. Cette fois, cependant, le
discours deS1resurgit en [P4] par l'introduction en incidente
de la proposition : « disait le vieillard ». On peut considérer
que, de cette manière, se creuse l'écart entre les deux sujets, le
discours de S3 allant alors vers une plus grande autonomisa-
44
tion. Le débrayage d'une instance à l'autre est consommé
dans l'énoncé de S3 au discours direct, qui constitue la base de
l'échange dialogué entre S3 et S2 [P5, P6 et P7]. Au terme de
cet échange, [P8] résulte d'un nouveau débrayage qui réins­
talle le discours descriptif de S1. Enfin, entre [P9] et [P10]
l'écart est maximum entre le discours embrayé de S3
(«Tenez!») et celui du narrateur, S1 («reprit très haut le
charretier »), qui s'intercale entre ses deux segments.
On voit ainsi comment, à l'intérieur d'un extrait remar­
quablement court, les différents modes de prise en charge
discursive sont susceptibles de donner lieu à un nombre élevé
de combinaisons. Chacune d'elles repose bien entendu sur un
agencement particulier des débrayage et embrayage énoncifs
qui mettent en scène soit le narrateur (S1), soit l'acteur (S2),
soit les deux instances conjuguées (S1/S2), soit les deux instan­
ces en successivité (S1 + S2), soit les deux instances intercalées
(S2 +S1+ S2). Nous pouvons ainsi établir la liste de ces formes,
avec leurs correspondants dans la terminologie classique,
accompagnés d'un exemple :

d(S 1 ): d i s c o u r s des­ « Alors, tous deux


criptif/narratif : continuèrent à se
plaindre. »
d(S 2 ): discours direct « On n'a pas de la
( d i a l o g u e ou viande tous les
monologue) : jours. »
discours direct « Etienne se de­
d(S1 + S2): introduit par un mandait : " Il faut
d i s c o u r s des­ donc crever de
criptif: faim ? " »
discours direct « Tenez ! reprit le
d(S2 +S1+ S2): avec proposi­ charretier, Mont-
tion introduc­ sou est là... »
trice intercalée :
discours indirect « Il fallait donc cre­
d(S1/S2) : libre : ver de faim. »
45

|d(Si + S1/S2) : discours indirect « Etienne se de­


introduit par mandait s'il fallait
une proposition donc crever de
descriptive : faim. »
d(S,/S2 + S, + S1/S2) : discours indirect « Oui, disait le viel-
libre avec pro­ lard, ça finirait par
position intro­ mal tourner. »
ductrice interca-
lée (en inci­
dente) :

Le jeu de ces multiples variations renvoie, nous semble-


t-il, à trois procédures de débrayages essentielles : il y a la
procédure simple (discours de Si ou discours de S2), la procé­
dure par médiation qui aboutit à renonciation conjuguée de
Si et de S2 (discours indirect) et la procédure par intercalation
où le discours de Si prend place au sein du discours cité
(quelle que soit sa forme) de S2. La manipulation rapprochée
de ces diverses possibilités produit d'abord un effet de
chassé-croisé des instances énonciatrices ; mais elle produit
plus aussi : elle impose un système d'équivalence actantielle
entre le narrateur et les acteurs. Le premier, lorsqu'il se défait
ainsi de son discours au profit de celui des personnages,
modifie son propre statut : en s'installant comme une réfé­
rence commune dans le discours indirect libre, il paraît par­
tager le statut énonciatif des acteurs énoncés, et se trouve
référentialisé au même titre qu'eux. Ces derniers, pour leur
part, étroitement intriques au discours du narrateur, reçoi­
vent en retour le coefficient « d'existence » (relatif à la maî­
trise cognitive de l'univers figuratif) qui lui revient en propre.
C'est ainsi que la source « réelle » (le narrateur et, en amont,
l'enonciateur proprement dit) et les sources fictives de la
parole (les personnages) se trouvent rapprochées, voire
confondues. En conjuguant leurs fonctions respectives, l'écri­
vain « naturaliste » impose entre elles une solidarité organi­
que, liée aux contraintes et aux possibilités du langage. Les
mécanismes démultipliés de la prise en charge discursive pro-
46

duisent, ou du moins renforcent considérablement, l'effet


d'iconisation actorielle : l'une des qualifications majeures de
l'acteur anthropomorphe est bien, en effet, celle de sa com­
pétence discursive propre.
D'un autre côté, la succession rapide des unités de dis­
cours augmente d'autant le nombre des processus effectifs de
référentialisation, puisque chacune d'elle, si brève soit-elle,
devient instantanément le support référentiel de celle qui
suit. C'est de ces jeux réciproques que nous proposons, ci-
contre, une représentation graphique.

IL 2. La référentialisation par isotopie

Ces processus, bien entendu, ne s'arrêtent pas aux seules


référentialisations actantielles et à l'iconisation des « person­
nages » ; ils concernent aussi, selon d'autres modes, les diver­
ses dimensions sémantiques et syntaxiques du contenu qui se
trouvent toutefois, comme on l'a noté plus haut, encadrées
par le système des débrayages discursifs. A propos du fonc­
tionnement interne des isotopies, nous n'évoquerons dans
cette analyse que deux aspects propres à montrer avec assez
de précision comment les significations se trouvent assem­
blées et maintenues les unes par les autres, comme s'il fallait
— pour prix de leur efficacité — que se trouve jugulé leur
épanchement linéaire et aléatoire.
1. Le dialogue entre les deux acteurs, sous les deux' for­
mes discursives distinctes qui le manifestent, est remarqua­
blement redondant : « Etienne » et « le charretier » disent
l'un et l'autre la même chose, comme si la référentialisation
du discours du premier dans le discours du second était le
moyen d'assurer leur communauté d'existence. De fait, la
redondance sémantique de leurs propos impose progressive­
ment les deux acteurs comme les fragments d'un sujet collec­
tif : l'identification s'opère par la sélection des mêmes isoto­
pies. Ils passent du statut d'«unités intégrales» discrètes,
chacun possédant les traits d'individuation qui lui sont pro¬
pres, à celui de « totalité partitive » lorsque, ayant abandonné
l'intégrité de leurs traits, ils n'en sélectionnent qu'une partie à
Les débrayages actantiels de prise en charge
{Germinal, extrait pp.10-11)
48

partir de laquelle ils se constituent comme une nouvelle tota­


lité fondée sur les traits qu'ils possèdent en comun 17 : cette
nouvelle totalité «partitive», qui les constitue comme
appartenant à une même classe (la classe ouvrière) se réalise
par l'énoncé monologique assumé successivement par les
deux acteurs : « Si l'on avait du pain ! »
En y regardant d'un peu plus près, on s'aperçoit que les
traits sélectionnés pour former l'actant collectif se répartis­
sent en deux isotopies sémantiques distinctes qui toutes deux
établissent l'état du manque : la première, correspondant à
l'univers individuel, peut être décrite comme le manque ali­
mentaire (i1 = /faim/) ; la seconde, correspondant à l'univers
collectif, se défnit par le manque de travail (i2 = /chômage/).
Dans la première s'inscrivent les énoncés suivants :
i1 /faim/ :
— il fallait donc crever de faim ?
— On n'a pas de la viande tous les jours.
— Encore, si Von avait du pain !
— C'est vrai, si Von avait du pain seulement !
Et, dans la seconde :
12 /chômage/ :
— bientôt les routes seraient pleines de mendiants.

17. La référentialisation des isotopies aboutit ici au schéma de la


« construction logique de l'actant collectif» tel qu'il a été développé par
A.J. Greimas et E. Landowski dans Γ« Analyse sémiotique d'un dis­
cours juridique » (in AJ. Greimas, Sémiotique et sciences sociales,
Paris, Seuil, 1976, pp. 79-127). Les auteurs dégagent la structure for­
melle de l'actant collectif en prenant, comme terme de départ, « une
collection quelconque d'individus discrets caractérisés en tant qu'unités
(U) (...), et en tant qu'intégraux (i) parce qu'ils possèdent les traits
d'individuation » (p. 98) (ici, l'ensemble des isotopies figuratives asso­
ciées aux deux acteurs qu'elles qualifient respectivement). Un premier
parcours sur le carré [1] prélève sur cet ensemble des traits partitifs (p)
que les unités ont en commun ; sur la base de cette communauté, les
unités se constituent, par le second parcours [2] en une Totalité partitive
(Tp), susceptible de constituer à son tour une Totalité intégrale [3] et de
fonctionner narrativement comme un actant unitaire, une classe actan-
tielle [4]. L'ensemble de ces opérations prend place dans le carré sui­
vant :
49

— ça finirait par mal tourner, car il n'était pas Dieu


permis de jeter tant de chrétiens à la rue.

Or, et c'est cela qui nous intéresse ici, on s'aperçoit que


les deux premières occurrences de i1 et les deux occurrences
de i2 s'agencent, indépendamment de la relation causale qui
les relie, selon la structure croisée d'un chiasme sémantique :
i1 → i2, puis i2 → i1. Le premier énoncé du vieillard répond au
second du jeune homme, et le second de celui-là reprend le
premier de celui-ci, comme si ce décalage par lequel les iso-
topies resserrent leurs référentialisations réciproques, consti­
tuait une étape préliminaire à l'établissement de l'isotopie
commune dans laquelle vont fusionner les deux sujets. Nous
n'allons pas nous attarder sur cette analyse qui pourrait être
poussée plus loin (notamment au niveau des liens de présup­
position logique et de l'usage de la parataxe) : l'esquisse que
nous en proposons suffît à montrer comment un discours
romanesque aussi « rapide » en apparence que celui de Zola
n'en tisse pas moins des réseaux internes tout aussi serrés que
ceux qu'on a coutume de reconnaître et d'analyser à l'inté­
rieur des textes poétiques : c'est à ce prix, croyons-nous, qu'il
dégage son coefficient d'iconicité.
2. Le deuxième phénomène de référentialisation par iso­
topie concerne le seul discours descriptif du narrateur : entre
[P1] et [P8] s'établit en effet une corrélation fondée sur l'iso­
topie de la /plainte/. Cette corrélation, courante il est vrai
depuis la poétique imposée par le romantisme, fait de la
/plainte/ un « trait isotopant » entre le discours des acteurs
humains (« tous deux continuaient à se plaindre ») et celui
d'un vent anthropomorphisé (« les bourrasques emportaient
50

les mots dans un hurlement mélancolique »). A dire vrai,


cette relation isotope entre les deux discours va sensiblement
plus loin: l'acteur «vent» y occupe la position actantiel??
d'un anti-sujet dont le parcours s'oppose à celui des deux
interlocuteurs : il leur « coupe l'haleine ». Ce faisant, il réfé-
rentialise leur discours même en justifiant les « courtes phra­
ses » et en faisant paraître naturelle la reprise en charge de la
description par le narrateur en [P8]. Entre Facteur cosmique
et les acteurs humains, le rapport de referentialisation est
donc double et paradoxal : il est de solidarité axiologique, les
deux discours étant marqués dysphoriquement, et il est de
contradiction narrative, les deux parcours apparaissant
comme antagonistes. Ainsi s'établit ce qui sera une constante
jusqu'au dernier chapitre du roman : la réconciliation finale,
que nous analyserons comme l'ascension chtonienne des
mineurs, consiste à résorber le conflit entre le sujet collectif et
l'univers spatial au sein duquel il évolue 18.

IL 3. La référentialisation anaphorique

Au delà des anaphores explicites qui assurent la liaison


entre les énoncés, il nous semble possible d'invoquer l'exis­
tence de procédures de reprise et d'anticipation qui renvoient
à une conception élargie de l'anaphorisation sémantique : de
telles procédures, correspondant à des fléchages largement
implicites, n'ont pas, c'est le moins qu'on puisse dire, un
statut théorique solidement assuré ; c'est pourquoi nous
devons envisager cet élargissement du concept d'anaphorisa-
tion avec une grande prudence.
Pour les premières, marquées par leur caractère expli­
cite, il est aisé de reconnaître les anaphores classiques de
référentialisation dans « tous deux continuèrent à se plain­
dre», et dans «leurs voix se perdaient...»; de même,
« Etienne » et « le (vieillard) », « le (charretier) » renvoient,
dans l'amont du texte, à des extractions déjà effectuées ; par
ailleurs, on peut aussi noter une occurrence de lexicalisation

18. Cf. infra, chapitre X.


51

co-référentielle entre « vieillard » et « charretier ». La seule


conclusion que nous pouvons tirer de ces faits est d'ordre
quantitatif. L5« hypertrophie des procédés anaphoriques » a
déjà depuis longtemps été décelée comme une des propriétés
majeures de la communication dans le cadre du « texte réa­
liste-lisible » 19.
Plus délicats sont les phénomènes anaphoriques et cata-
phoriques qui ne sont pas directement supportés par des mar­
ques lexicales spécifiques. Dans l'extrait que nous étudions,
ils concernent deux segments à partir desquels le lecteur est
amené à construire des inferences complexes. Tout d'abord,
dans l'énoncé des « courses inutiles » et l'évocation de la faim
qui leur est associée se trouve condensée une séquence narra­
tive étendue qui est du même coup référentialisée dans la
seule dénomination que le texte manifeste ici. Cette séquence
s'articule en programmes de quête répétés, chaque fois sanc­
tionnés par un échec, et se situe quelques paragraphes plus
haut à l'intérieur d'une unité dite de « monologue intérieur »
qui intègre elle-même celle d'un micro-récit. Ce dernier, par­
faitement clos, se déploie conformément à l'ordre des épreu­
ves du schéma narratif canonique20 et peut être interprété
comme un parcours négatif de démodalisation du sujet :
«(...) il songeait à lui, à son existence de vagabond,
depuis huit jours qu'il cherchait une place ; il se revoyait
dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef, chassé
de Lille, chassé de partout ; le samedi, il était arrivé à
Marchiennes, où Von disait qu'il y avait du travail aux
Forges ; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait

19. Ph. Hamon, «Un discours contraint», Poétique, 16, 1973,


p. 423 : « L'hypertrophie des procédés anaphoriques et de la redon­
dance du texte vise essentiellement à assurer la cohésion et la désam-
biguïsation de l'information véhiculée, ceci en mettant en corrélation
des unités disjointes du même énoncé, ou des éléments de deux énoncés
distincts». Pour notre part, plutôt que d'envisager la question sous
l'angle de « l'information », nous préférons parler d'opérations qui
visent le maintien rigoureux d'un continuum référentiel intradiscur-
sif.
20. Cf. A.J Greimas. J. Courtés, Dictionnaire, op. cit., pp. 244-
247.
52

dû passer le dimanche caché sous les bois d'un chantier de


charronnage, dont le surveillant venait de l'expulser, à
deux heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas même une
croûte; (...)» {pp. 9-10).

On voit que les « courses inutiles » n'induisent pas un


simple phénomène de catalyse21 : le syntagme est bien dans
une relation d'équivalence sémantique, exacte et complète
avec l'ensemble de la séquence citée ; il en contient la struc­
ture syntaxique et en présuppose l'explicitation antérieure.
C'est la raison pour laquelle il nous semble opportun de par­
ler à son propos d'un phénomène d'anaphorisation.
Le deuxième segment qui nous intéresse est constitué de
la réplique : « Si l'on avait du pain ! » Cet énoncé revient à
trois reprises à l'intérieur du premier chapitre, qu'il scande à
la manière d'un leitmotiv. Pour cette raison, il pourrait sem­
bler préférable de parler à son propos d'une simple redon­
dance plutôt que d'y voir la trace d'un processus anaphori-
que. N'apportant aucune information nouvelle à aucun des
interlocuteurs, ces répliques n'ont qu'une fonction phatique ;
elles permettent de maintenir entre eux le contact et de
cimenter, en le référentialisant, la solidarité de leur destin :
c'est cet énoncé qui fonde, ainsi que nous l'avons vu plus
haut, la constitution de l'actant collectif. Or, à ce titre juste­
ment, il exerce une fonction anaphorique d'anticipation car il
est effectivement prémonitoire du slogan qui, à quinze
reprises, rythmera plus loin la grande manifestation des
mineurs dans la cinquième partie du livre : « Du pain ! du
pain ! du pain ! » (chapitres 4, 5 et 6) ; le slogan peut globale­
ment être interprété comme l'énoncé par lequel le sujet col­
lectif se pose et s'identifie en tant que tel. La même isotopie
est d'ailleurs égalementt reconnaissable sur le plan du signi­
fiant qui, de la même manière, organise identiquement deux
formes de la manifestation : deux hexamètres à structure ter-
21.« Explicitation des éléments elliptiques qui manquent dans la
structure de surface. Cette procédure s'effectue à l'aide d'éléments
contextuels manifestés et grâce aux relations de présupposition qu'ils
entretiennent avec les éléments implicites », A.J. Greimas, J. Courtés,
ibid., p. 33.
53

naire. Mais c'est la seconde occurrence cette fois qui se trouve


référentialisée par la première, et qui en est l'expansion ache­
vée. De tels phénomènes cataphoriques, dont nous signalons
ici un exemple, sont très nombreux dans Germinal et pour­
raient justifier à eux seuls une étude séparée. Nous pensons,
entre autres, à la métaphore directrice de la germination, dont
la première apparition est à signaler au chapitre 5 de la pre­
mière partie : « une rébellion germait » (p. 62) ; ou encore à
cette « haine d'instinct » (p. 39) qui flambe subitement entre
le héros et son futur antagoniste, Chaval. L'ensemble de ces
relations tisse à la surface du texte un réseau extrêmement
serré de références internes qui confirment que c'est par ce
moyen même que se trouve construite et « étanchéifiée »
l'iconicité caractéristique de l'écriture zolienne.

II 4. Un effet de référenciation :l'énoncésociolectal


A ces multiples mécanismes de référentialisation, il
convient encore d'ajouter l'usage des formes sociolectales du
discours, qui relèvent — selon les définitions que nous avons
adoptées — de l'opération de référenciation. Au service du
« faire paraître vrai », ces formes complètent à la manière
d'une modalisation de surface l'identification des acteurs qui
en assument l'énoncé: elles signalent leur appartenance
socio-culturelle. « Crever de faim », « çafiniraitpar mal tour­
ner », « il n'était pas Dieu permis », «jeter tant de chrétiens à
la rue » imposent à la fois Ficonisation de l'acteur et celle de
l'univers social de référence : ce sont là des expressions figées,
des énoncés collectifs stéréotypés reproduits tels quels, dici­
bles par n'importe quel membre du groupe, et donc emblé­
matiques de l'univers qu'ils désignent. Dans ce sens, ils
n'appartiennent pas aux sujets qui en sont les porteurs ; au
contraire, ce sont les sujets qui leur appartiennent, et qui se
trouvent en quelque sorte portés et identifiés par eux.
Notons aussi que, parallèlement à la norme socio-cultu­
relle qui se dessine ici, l'effet d'authenticité est notablement
renforcé par la manière dont ces énoncés se trouvent insérés
dans le discours indirect libre et donc combinés avec l'énon-
54

ciation du narrateur : de la sorte, la coupure entre les diffé­


rents « niveaux de langue » est sensiblement atténuée, et leur
intrication même les impose comme un plan isotope. Il est
vrai que ce dernier aspect relève de la référentialisation intra-
discursive.

Nous avons donc eu tout le loisir d'examiner l'impor­


tance des mécanismes dont l'étroite combinaison permet de
produire et de maintenir l'effet d'iconicité mimétique comme
le palier le plus superficiel de la signification figurative. Ces
procédures générales sont évidemment essentielles pour sai­
sir la manière dont la spatialité discursive est construite : nous
y reviendrons dans la seconde partie. Toutefois, s'il est légi­
time de se contenter d'un tel appareil de méthode pour
décrire l'iconicité des lieux, il apparaît en revanche que la
systématicité même des constructions spatiales interdit de les
envisager seulement à ce niveau de surface. Il nous faudra en
quelque sorte descendre avec nos catégories spatiales les
paliers de la théorie pour examiner comment, en profondeur,
elles se comportent. Car, et c'est là le noyau de notre hypo­
thèse, nous pensons que la spatialité, loin de servir seulement
d'habillage superficiel aux parcours narratifs des uns et des
autres, « gère » l'organisation romanesque à différents
niveaux, jusqu'au niveau le plus élémentaire. Quel est alors
son rôle et sa signification ? Avant de tenter une réponse à
cette question, il n'est pas inutile d'indiquer comment, au fil
de nos lectures de Germinal et du dossier préparatoire, cette
hypothèse est née, s'est formée et a pris corps.
CHAPITRE II

LES VIRTUALITÉS DE L'ESPACE

I. ORIGINE DE L'HYPOTHÈSE

A l'origine de cette étude sur la spatialité dans Germinal,


il y a d'abord une interrogation d'ordre « génétique », dans le
sens que donnent à ce terme les travaux littéraires qui sont
ainsi qualifiés 1. Cette forme de recherche critique est, comme
on sait, très secondaire pour la majorité des sémioticiens, peu
soucieux de suivre à la trace la genèse des œuvres à partir des
témoignages directs ou non que les archives ont pu conser­
ver 2. Brouillons, plans, lettres aux amis, notes diverses, sont
pourtant susceptibles de fournir parfois d'utiles indications
permettant de confirmer ou d'infirmer des hypothèses que
l'analyse du texte seule a permis de formuler ; surtout lorsque
ces documents sont précis et abondants, comme c'est le cas
chez Zola.
Chacun des vingt romans de la série des Rougon-Mac-
quart répond à une méthode d'élaboration constante et
réglée. Entre le premier jet (I'Ébauche) et le dernier (la rédac­
tion finale), on peut aisément suivre à la trace la part textua-
lisée du processus de construction du discours zolien : enquê­
tes, lectures annotées de journaux et d'ouvrages techniques,
dessins des lieux, plan général, fiches des personnages, pre­
mier puis second plan détaillé conduisent par sédimentations
1. Cf. H. Mitterand, Essais de critique génétique, Paris, Flamma­
rion, 1979, et « Éléments de critique génétique de Germinal». La Pen­
sée, 215, 1980.
2. Ce problème est évoqué par A.J. Greimas et E. Landowski in
« Les parcours du savoir », Introduction à l'analyse du discours en
sciences sociales, op. cit., p. 10.
56

successives au texte définitif3. L'étude de ces différents docu­


ments, conservés à la Bibliothèque Nationale 4, permet de
s'interroger sur certaines transformations qui se sont opérées
dans le passage d'une étape à l'autre, d'un texte à l'autre,
comme à une histoire de la formation du sens.
Dans son ouvrage intitulé Palimpsestes, G. Genette
conduit une enquête de grande envergure sur les formes
diverses de ce qu'il appelle la «transtextualité», ou encore
« la transcendance textuelle du texte », qu'il définit très large­
ment par «tout ce qui le met en relation, manifeste ou
secrète, avec d'autres textes » 5 . Un des cas, fort nombreux,
qu'il examine est précisément représenté par la relation qui
s'établit chez Zola entre « le monologue créateur » (H. Mitte-
rand) de l'Ébauche et le texte finalement publié. G. Genette la
définit comme une des formes de l' « amplification », c'est-
à-dire comme une « augmentation littéraire » du texte initial,
qui consiste en une synthèse de l'« extension thématique » et
de l'« expansion stylistique », reconnues comme les deux
voies fondamentales de la transposition formelle 6. Disons,
sans entrer dans le détail de leurs justifications, que ces déno­
minations s'inscrivent à l'intérieur d'un vaste projet typolo­
gique où elles reçoivent des définitions réciproques. Toute­
fois, en l'absene d'une théorie construite du discours apte à
dégager et à conceptualiser différents niveaux d'appréhension
des phénomènes discursifs, une telle approche s'en tient à la
manifestation textuelle, utilise le plus souvent des notions
non définies au delà de leur acception ordinaire 7 et aboutit en
définitive à établir une taxinomie empirique de l'intertextua-

3. H. Mitterand, dans les Études qui accompagnent l'édition des


Rougon-Macquari dans la collection La Pléiade, analyse remarquable­
ment pour chacun des romans de la série les étapes de sa genèse, à partir
des traces nombreuses qu'en laissent les dossiers préparatoires et la
correspondance de l'écrivain (dont il cite de larges et utiles extraits).
4. Département des Manuscrits, Nouvelles acquisitions françaises,
nos 10305-10306 (le manuscrit) et 10307-10308 (le dossier prépara­
toire).
5. G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 7.
6. G. Genette, op. cit., p. 306.
7. C'est le cas, par exemple, de la « transtylisation » : « transposi­
tion dont la seule fonction est un changement de style » (p. 257).
57

lité, remarquablement fine et informée 8. Dans le cas qui nous


concerne, nous pouvons tout à fait intégrer les paramètres
constitutifs de l'amplification àl'élasticité des langues natu­
relles, reconnue comme une de leurs propriétés spécifiques et
aux deux types opposés d'activité de production discursive
qui découlent de cette propriété : l'expansion et la condensa­
tion 9. De cette manière, nous reconnaîtrons dans l'extension
thématique et dans l'expansion stylistique un seul et unique
processus situé à deux niveaux distincts de production et de
saisie du sens : l'actualisation de formes virtuelles, prévisi­
bles et compatibles avec leur « hypotexte », renvoie à l'acti­
vité d'expansion qui peut affecter aussi bien le niveau des
structures sémio-narratives, et donner lieu ainsi à un agence­
ment plus complexe de programmes hiérarchisés, que celui
des structures discursives, et mettre en scène alors sous des
formes diverses le développement sémantique desfiguresdu
contenu. Ainsi conçue, la description y gagnerait nous sem-
ble-t-il en rigueur et en économie.
Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, l'analyse envisagée de cette
façon ne saurait prétendre saisir, à travers les dilatations et les
condensations de textes, que les aspects proprement quanti­
tatifs des phénomènes. Or, et c'est bien cela qui nous a arrêté,
la confrontation des derniers plans détaillés de Germinal (et
notamment le second, stade ultime de l'élaboration, déjà par­
tiellement rédigé) avec le texte définitif a fait paraître à nos
yeux des différences d'un autre ordre. Tout se passe comme
si, parallèlement aux expansions diverses que la rédaction
ultime fait subir aux textes antérieurs, il y avait un véritable
saut qualitatif, comme un travail « en compréhension » du
sens, affectant en tout cas les enjeux liés au dispositif de la
spatialité. Entre la mise en place et la description des lieux,
voire leur axiologisation immédiate, dans les textes prépara­
toires, et la mise en discours finale de tout ce qui relève de
l'espace et qui ne concerne plus seulement la géographie du
8. Cette taxinomie n'entend pas classer des textes, mais plutôt des
aspects de la textualité ; elle ne revendique d'ailleurs pas le statut de
théorie : l'auteur se dédouane d'emblée de tout projet de cet ordre en
ayant soin de caractériser son travail comme une « enquête » (p. 16).
9. AJ. Greimas, J. Courtes, Dictionnaire, op. cit., p. 139.
58

«décor», une transformation majeure s'opère, qui permet


d'assigner à la figuration spatiale dans le discours romanes­
que une fonction centrale et décisive. Une perception intui­
tive nous pousse à reconnaître dans l'œuvre des réseaux de
correspondance inattendus, comme une résonance intérieure
dont les parcours de la spatialité seraient le siège. Une dimen­
sion majeure d'homogénéisation du sens tisse ici son réseau
de relations et se trouve porteuse, au même titre que l'orga­
nisation narrative proprement dite qui l'encadre, de la cohé­
rence globale du roman et de son unité spécifique. A partir de
cette intuition initiale, nous avons recherché ensuite les tra­
ces manifestes (textuelles) de cette résonance, et nous avons
tenté d'en décrire les effets. C'est là que nous est apparue
l'idée que la spatialité, aux divers niveaux où il est possible de
la reconnaître et de la saisir, fonctionnait comme un principe
organisateur supportant, de manière remarquablement systé­
matique, le déploiement de plusieurs discours différents mais
homologues. En d'autres termes, la spatialité dans Germinal
fonctionne comme un langage spécifique, dont la description
doit nous permettre de dégager les lois.
Très en amont de cette réflexion anticipatrice (que nous
développons dans la troisième partie de cette étude), il est
intéressant de noter que dans un des textes préparatoires où
s'affiche le processus créateur, Zola se préoccupe, comme
d'un équilibre nécessaire à l'économie générale de son livre,
d'une juste répartition des scènes situées au fond de la mine et
des scènes situées à la surface. Ailleurs, il précise même :
« J'aimerais bien l'éboulement du puits, avec tout coulant à
l'abîme... Ce serait d'un gros effet. Mais où mettre cela ? » Il
commente aussi sa découverte tardive, après bien des tenta­
tives infructueuses, du titre définitif du roman : « C'est un
jour, par hasard, que le mot : Germinal, m'est venu aux
lèvres. Je n'en voulais pas d'abord, le trouvant trop mystique,
trop symbolique (...). Et, peu à peu, je m'y suis habitué, si bien
que je n'ai jamais pu en trouver un autre. S'il reste obscur
pour certains lecteurs, il est devenu pour moi comme un coup
de soleil qui éclaire toute l'œuvre » 10. Or, ce titre, figure syn-

10. Lettre à J. Van Santen Kolff, du 6 octobre 1889.


59

crétique par excellence liée à la métaphore de la germination


dont les occurrences dans le roman sont fort nombreuses,
s'inscrit étroitement dans les relations essentielles qui vont
s'établir entre le « haut » et le « bas », entre la surface et le
fond. On pourrait encore relever, ici et là, les traces d'une
véritable passion localiste chez Zola, susceptibles d'alimenter
et de conforter l'hypothèse autour de laquelle s'articule cette
étude, et que nous sommes à présent en mesure de résumer :
les modulations de la spatialité dans Germinal répondent, au
niveau des traits sémantiques et des parcours syntaxiques qui
la régissent et l'ordonnent, à une systématicité rigoureuse. Et,
phénomène plus remarquable lié à l'extraordinaire labilité
des représentations spatiales dans le discours en général, cette
organisation systématique du dispositif d'ensemble se
déploie simultanément sur deux dimensions homologables et
parallèles du discours romanesque.
D'un côté, elle détermine la disposition de l'univers figu-
ratifen relation avec les parcours des acteurs qui, à la fois,
produisent (discursivement) l'espace et y intègrent (narrati-
vement ) leurs programmes de /faire/ ; cette disposition
constitue, au moyen des toponymes et des diverses nomen­
clatures, 1'« habillage » descriptif du roman (encore que nous
devrons, à ce niveau même, contester cette notion peu satis­
faisante d'« habillage ») et en garantit l'isotopie référentielle.
D'un autre côté, l'organisation d'ensemble que nous postu­
lons assure une représentation non figurative de la spatialité,
en formant le support réglé et récurrent d'un discours au
second degré, interprétatif et abstrait ; elle permet la mise en
place et le développement d'une isotopie herméneutique :
déchiffrement du « texte du monde » déposé au fil des repré­
sentations figuratives et orientation téléologique de son sens,
à l'aide de catégories et de relations sémantiques exactement
identiques à celles qui « gèrent » la première dimension ici
évoquée.
En d'autres termes, c'est la permanence même du dispo­
sitif spatial qui atteste, par l'homologie structurelle qu'il
autorise, la connexion des deux isotopies figurative et hermé­
neutique. On pourrait dire, d'une manière très proche, que les
catégories de la spatialité sont également disponibles pour
60
prendre en charge les deux univers extéroceptif (ou figuratif,
c'est-à-dire dont les catégories sémiques ont un correspon­
dant dans la sémiotique du monde naturel) et intéroceptif (ou
abstrait, c'est-à-dire ne disposant pas de ces figures corres­
pondantes). De la sorte s'établit entre les deux niveaux de
discours — ou même, entre les deux types de discours — une
analogie de structure que nous pouvons ainsi formuler:
espace : figurativité :: espace : abstraction. Un tel rapport
d'homologie est possible parce que l'espace n'est pas une
simple topographie ; il est en même temps, et à tous les
niveaux, le support d'une axiologie ; il est entièrement investi
de valeurs et l'on pourrait presque dire, en inversant les ter­
mes, que c'est l'axiologie elle-même qui se trouve spatialisée.
Nous essaierons de montrer comment.
Mais nous pouvons envisager dès à présent les retom­
bées plus générales d'une telle hypothèse. L'enjeu est tout
d'abord de nourrir une réflexion introduite ici même au cha­
pitre précédent, et déjà largement entamée par ailleurs —
notamment dans les travaux de H. Mitterand 11 et de Ph.
Hamon — sur les caractéristiques et le fonctionnement de
l'écriture dite réaliste. L'examen de la spatialité, dans la
diversité de ses emplois, permettra de confirmer la proposi­
tion selon laquelle le texte « réaliste » se définit moins par la
supposée adéquation au monde que fonde la mimesis de
l'iconicité, que par son adéquation interne, c'est-à-dire par la
capacité que possèdent ses propres images de se convertir, à
d'autres niveaux sémiotiques, en un autre discours apte, du
même coup, à les authentifier et à les garantir.
Cet aspect, conforme au protocole implicite de la « poé­
tique réaliste », relève bien entendu du principe énoncé plus
haut de la référentialisation. Par le jeu complexe des relations

11 Cette problématique est au centre des études réunies par H.


Mitterand dans son ouvrage Le discours du roman, Paris, P.U.F.,1980;
H. Mitterand prolonge toutefois l'« illusion réaliste » vers une sociocri-
tique, en insistant sur « l'illusion de Fauteur, qui croit de bonne foi
parler le langage de la vérité, de la science, de la logique, alors qu'il parle
celui du stéréotype, ou de la poésie » (p. 6) et en renvoyant le discours
du roman à un « logos collectif», scène de « l'affrontement d'idées qui
caractérise le paysage intellectuel d'une époque » (p. 16).
61

anaphoriques et isotopiques, mais aussi par celui des homo­


logations entre les différents niveaux isotopes, les mots ren­
voient aux mots, le discours parle de lui-même, développe
des ensembles de figures qui viennent constituer ensuite le
simulacre d'un référent propice au développement d'un autre
discours, et assure ainsi sa clôture dans les relations serrées
qui s'établissent entre les éléments des différents paliers de
lecture que progressivement il dégage. La référentialisation
ainsi conçue définit une sorte d'autarcie du texte qui recèle en
lui-même les instruments de sa propre interprétation : le
texte réaliste fonctionne comme un discours « à métalangage
incorporé 12 ». Il s'agira donc pour nous de montrer dans ce
sens que les deux fonctions représentatives régies par les rela­
tions spatiales, fonction figurative et fonction abstraite,
s'appuient l'une sur l'autre, se réfléchissent l'une l'autre, se
fondent et se stipulent réciproquement. La spatialité garantis­
sant ainsi, par la diversité réglée de ses emplois, le colmatage
du discours, apparaîtra dans Germinal comme un méca­
nisme majeur de régulation ; c'est elle qui assure, selon nous,
la connexion entre le discours mimétique de surface et le dis­
cours anagogique qui lui est sous-jacent.
Une seconde retombée, intérieure au dispositif de la
théorie cette fois, doit nous conduire à nous interroger sur le
statut des opérations de spatialisation dans l'économie géné­
rale de la semiotique. La position qui leur est assignée, en
effet, à côté de la temporalisation et de l'actorialisation à

12. L'expression est de Ph. Hamon, qui précise : «Le texte litté­
raire contient son propre système de paraphrase, son propre métalan­
gage interne » in « Texte littéraire et métalangage », Poétique,31,1977.
Cette idée est reprise par le même auteur dans sa formulation d'une
hypothèse générale sur la description, dont le discours réaliste est
comme chacun sait un grand consommateur : « Toute description est
peut-être, sous une forme ou sous une autre, une sorte d'appareil méta-
linguistique interne, amené fatalement à parler des mots au lieu de
parler des choses» (Introduction à l'analyse du descriptif, Paris,
Hachette, 1980, p. 78). Notre propre hypothèse, qui va tout à fait dans le
même sens, se situe cependant moins sur le palier horizontal des
enchaînements d'énoncés que sur la dimension « verticale » des homo­
logations entre niveaux de lecture, c'est-à-dire entre paliers de signifi­
cation.
62

l'intérieur des structures discursives du parcours génératif,


demande à être discutée. Dans la mesure où les constructions
spatiales, en raison de leur productivité même, intéressent
plus profondément et plus globalement le discours que ne le
laisse entendre la pure et simple figurativité spatiale des
récits, on peut légitimement les supposer transversales aux
différents paliers de reconstruction du sens. C'est pourquoi
nous assumerons l'hypothèse qu'il y a une générativité (au
sens où on entend ce concept en sémiotique) des figures de la
spatialité: c'est cette hypothèse qui va guider le canevas
méthodologique de notre description.

IL CANEVAS MÉTHODOLOGIQUE

IL 1. Parcours d'ensemble

Le principe de méthode que nous adopterons consiste


tout simplement à prendre progressivement du recul par rap­
port à notre objet. Comme le spectateur d'un tableau, il nous
faudra aller et venir, tantôt très proche pour l'auscultation
d'un détail, tantôt à distance pour saisir la vision d'ensemble
où ce détail s'intègre. La proximité permet d'observer avec
précision la « touche » matérielle du texte, mais le recul per­
met seul de voir ressortir le dessin des articulations profon­
des. Nous devons alors, comme le dit N. Frye, nous « éloigner
du poème pour apercevoir la structure de l'archétype 13 ». La
démarche sémiotique se prête particulièrement bien à cette
attitude, dont on peut dire qu'elle est en définitive la for­
mulation méthodique et qu'elle tend, sur le mode de la ratio­
nalisation deductive, à sa formalisation scientifique. C'est
pourquoi, si nous posons l'hypothèse que les figures spa­
tiales sont par elles-mêmes dotées d'une générativité — ou

13. Northrop Frye, Anatomie de la critique, Paris, Gallimard,


Bibliothèque des sciences humaines, 1969, p. 172.
63

plus exactement qu'elles émargent aux différents paliers du


parcours génératif — il nous suffit de faire descendre de pro­
che en proche à la spatialité les strates de la théorie : nous
verrons ainsi, petit à petit, se relier entre elles les figures dis­
parates que l'observation minutieuse avait isolées.
Suivant ce principe général, deux options se présentent à
nous. La première consiste à assumer rigoureusement la pro­
blématique des différents « niveaux de saisie ». Partant alors
des effets figuratifs qui relèvent de la structure discursive de
surface — tels les ensembles iconiques que sont « le coron »,
« le Voreux », « la mine », etc. — nous en arriverons petit à
petit à dégager les effets figuratifs non spécifiés qui appartien­
nent à la structure profonde : ce sont les catégories et les
relations spatiales qui subsument, par leur haut degré de
généralité, les manifestations diverses et hétérogènes du
niveau superficiel. Partant donc des figures iconisées, nous en
arriverons aux figures « abstraitisées » — pour autant que
nous pouvons être assurés qu'en matière de langues naturel­
les l'abstraction pure n'existe pratiquement pas (et l'espace y
est pour quelque chose). Le parcours suivi consisterait alors,
par prélèvement des sèmes isotopants les plus récurrents, à
désiconiser, voire à défigurativiser, les constructions spatia­
les de manière à leur faire perdre leur spécialisation, c'est-
à-dire cette articulation maximale (par la richesse de leurs
constituants sémiques) qui les maintient au niveau le plus
superficiel de la manifestation. Sous cet angle, un peu simple
peut-être, nous pouvons poser, croyons-nous, le problème du
statut de la dimension figurative, dont certains sémèmes réa­
lisés sont aptes à entrer, en raison de leur articulation sémi-
que élémentaire, dans la constitution des structures profon­
des. Mais cette vue demanderait à être plus rigoureusement
argumentée. Telle quelle, elle est peut-être erronée.
Quoi qu'il en soit, c'est bien de cette manière que des
ensembles figuratifs peuvent être subsumes par des termes
figuratifs hiérarchiquement supérieurs... c'est-à-dire plus
« profonds ». Ainsi par exemple, la relation entre la plaine, le
canal et la forêt, les champs de betteraves, l'hôtel du directeur
et la concession de Vandame d'un côté, et de l'autre le puits,
les galeries, les fronts de taille et les veines, la caverne de
64

Jeanlin dans la mine désaffectée de Réquillard ou tout autre


lieu souterrain, cette relation peut être ramenée par réduction
sémantique (ou encore, ce qui revient au même, par ouver­
ture des disponibilités des sémenes d'accueil) à une relation
générale lexicalisée dans l'opposition « surface » vs « fond » ;
et cette dernière peut à son tour, par l'effet d'une nouvelle
réduction, être renvoyée à l'opposition sémique élémentaire
qui définit l'axe de la /verticalité/ : /haut/ vs /bas/. L'intérêt
d'un tel déplacement peut ne pas paraître évident. Pourtant,
si on y regarde d'un peu plus près, c'est cette désiconisation
des sémenes qui rend possible l'opération d'analogie : elle
autorise, en effet, l'usage de la relation finale comme un
modèle analytique susceptible d'éclairer et de prendre en
charge des manifestations figuratives tout autres que celles
qui avaient paru les plus évidentes pour le construire ; mani­
festations que rien a priori ne permettait de rapprocher des
premières et qui s'avèrent cependant être strictement homo­
logues à elles sur le plan de la structure. Le modèle dégagé
devient alors un modèle heuristique.
Cette démarche structurale, qui a le mérite de la clarté,
ne peut cependant pas, à notre avis, être adoptée de manière
exclusive : peut-être parce qu'elle est, en quelque sorte,
assoiffée de réduction et qu'elle tend trop vite, pour l'analyse
d'un aussi vaste texte, à n'envisager les choses que sous le
mode de l'intuition globale du discours-énoncé. Nous l'utili­
serons donc, mais seulement dans la troisième partie. Il nous
paraît nécessaire de séjourner auparavant dans le champ du
figuratif et dans celui du narratif, tels qu'il s'offrent pour eux-
mêmes dans le fil de la lecture.
C'est pourquoi nous choisirons une seconde option, qui
consistera à envisager la spatialité d'abord sous ses formes
locales, et ensuite sous sa forme globale. Par formes locales
{infra, Deuxième partie), nous entendons la manière dont se
constituent les espaces 14 dans le discours romanesque : quelle
14. Les espaces, et non pas les lieux, car entre aussi dans cette
étude la manière dont le discours occulte parfois les « lieux », en les
suggérant alors seulement par la mise en scène de figures spatiales d'un
autre ordre (cf. infra, l'analyse du «bal du Bon Joveux», chapitre
III).
65

est leur source discursive ? Avec quels « instruments » per­


ceptifs sont-ils construits ? Quels sont les objets qu'ils sélec­
tionnent et focalisent ? Et selon quelle perspective ? Com­
ment peut-on envisager l'aspectualisation spatiale ? Mais
nous entendons aussi par là la relation, plus profonde sur le
plan génératif et de portée plus étendue puisqu'elle trans­
cende les unités descriptives, entre les différents espaces et les
différents parcours narratifs. Il s'agit alors d'étudier les diver­
ses localisations en tant qu'elles sont bien parties prenantes
des structures narratives, et non pas simple décor. Pour cette
analyse des formes locales, nous serons amené à privilégier,
souvent à partir d'examens de détail, les différents parcours
de la spatialité que réalisent les acteurs individuels.
Par forme globale, nous entendrons au contraire (cf.
Troisième partie) la saisie de la spatialité comme formant un
seul et vaste ensemble, structurant la totalité du livre, et rap­
portée d'abord au parcours collectif des mineurs. Nous
devrons, dans ce cadre élargi, étudier la liaison verticale qui
va de la disposition générale des lieux et de leurs rapports
réciproques, à ce discours herméneutique dont nous avons
parlé. Que la spatialité, débordant le cadre descriptif, exige
une interprétation et qu'elle soit en même temps le support
signifiant d'un discours abstrait (anagogique), c'est cela que
l'analyse devra alors mettre à nu.

II 2. La spatialité comme schéma configurati/

Il est déjà clairement apparu que notre projet n'est de


faire ni inventaire, ni nomenclature. Les lieux de Germinal
ont en eux-mêmes peu d'intérêt : on en trouve d'ailleurs la
déclinaison complète dans les notes préparatoires de Zola. Ce
n'est pas pourtant qu'une sémantique des lieux soit, par sa
dimension documentaire et socio-culturelle, un aspect négli­
geable ; mais c'est qu'un tel « dictionnaire », associant les
dénominations à leur expansion paraphrastique, devrait, s'il
voulait être un tant soit peu complet, intégrer dans ses défi­
nitions des lieux tous les éléments (actualisés ou seulement
virtuels) avec lesquels ils se combinent effectivement dans le
66
roman (métaphorisations, fonctionnalité, valorisations, etc.).
C'est dire si la tâche est difficile. Plus économique et plus
intéressante nous paraît être la démarche qui consiste à envi­
sager les localisations spatiales à partir des schémas de rela­
tions dans lesquels elles entrent, c'est-à-dire à considérer
d'abord que ces lieux, à l'instant même de leur émergence
dans le discours, se trouvent intrinsèquement saisis dans un
processus syntaxique. Puisqu'il est l'objet d'une activité
sémiotique de construction et d'agencement, l'espace relève
de la syntaxe — quel que soit bien entendu le niveau auquel
on l'analyse. C'est la raison pour laquelle nous avions d'ail­
leurs donné, dans un premier temps, comme sous-titre à cette
étude : « les configurations de la spatialité ».
Le concept de configuration (discursive) reçoit, chez A.J.
Greimas et J. Courtes, la définition suivante : « Sorte de
micro-récit ayant une organisation syntactico-sémantique
autonome et susceptible de s'intégrer dans des unités discur­
sives plus larges, en y acquérant alors des significations fonc­
tionnelles correspondant au dispositif d'ensemble»15. Le
seul aménagement que nous demanderons à cette définition
pour qu'elle convienne à notre projet porte sur la notion,
restrictive à nos yeux, de « micro-récit ». Nous lui préfére­
rons celle, plus ouverte et plus technique, de construction
narrative. En somme, il s'agit par là de montrer que la spa­
tialité ne fonctionne pas seulement comme une isotopie
sémantique, située ou non sur la dimension iconique, mais
comme une structure dynamique orientée susceptible de
recevoir une définition syntaxique propre et renvoyant, en
dernière instance, au sujet qui la construit dans son activité
de discours.
C'est pourquoi l'espace ne saurait être séparé de l'axio-
logie : chez Zola, il en est littéralement tissé. Le dynamisme
de la spatialité, cela signifie en définitive la construction de
l'espace comme valeur. L'axiologisation de l'espace, qui
l'érige en idéologie 16, peut être aisément discernée aux diffé-
15. A.J. Greimas, J. Courtés, Dictionnaire, op. cit., p. 58.
16. En sémiotique, on distingue l'articulation paradigmatique des
valeurs (ou axiologie) et leur articulation syntagmatique, ou idéologie :
dans ce dernier cas, les valeurs « sont investies dans des modèles qui
67

rents niveaux de la spatialisation que nous avons évoqués.


Au niveau de la prise en charge discursive, les valeurs
dont se trouvent affectées les localisations constituent un pre­
mier palier de constitution d'idéologie. Au niveau narratif,
l'association des lieux de l'action avec les épreuves du
schéma canonique induit, elle aussi, une valorisation mini­
male, en conformité ou non avec les valeurs de référence.
Ainsi comprenons-nous la raison pour laquelle A.J. Greimas
propose de nommer espace utopique (cf. infra) le lieu de la
performance du héros, «lieu fondamental où le /faire/ de
l'homme triomphe (nous soulignons) de la permanence de
l'être 17 ». De même, tous les autres espaces narrati visés
(c'est-à-dire pertinents à l'intérieur de tel ou tel programme)
seront corollairement valorisés. C'est là un second palier,
parallèle au précédent, de constitution d'idéologie. Au
niveau, enfin, de l'inscription des relations et catégories spa­
tiales à l'intérieur du parcours communicatif du roman lui-
même, lorsque l'espace apparaît comme une extériorisation
figurative de parcours cognitifs finalisés, voici qu'émerge
alors une troisième configuration idéologique, sur laquelle il
est essentiel d'insister : la spatialité « supporte » alors,
comme son plan du signifiant, le contenu dynamique (et
euphoriquement marqué) du devenir et du progrès. Les deux
premières formations seront examinées dans la seconde par­
tie ; la troisième dans le dernier chapitre. Reste cependant

apparaissent comme des potentialités de procès sémiotiques. (...) En


d'autres termes, l'idéologie est une quête permanente des valeurs, et la
structure actantielle qui l'informe doit être considérée comme récur­
rente dans tout discours idéologique » (A.J. Greimas, J. Courtés, Dic­
tionnaire, op. cit., p. 179). Il est clair que, dans ce sens, les représenta­
tions valorisées (par le vouloir-être et le vouloir-faire) sont envisagées à
l'intérieur du discours-énoncé. Il faut alors distinguer ce concept res­
treint d'idéologie de ce qu'on pourrait désigner comme l'idéologie-
amont (celle de l'auteur) et comme l'idéologie-aval (celle du lecteur) qui
renvoient, l'une et l'autre, aux formations sociales de production et de
réception des discours. Le troisième mode idéologique que nous distin­
guons dans ces lignes, et que nous associons plus bas au « sujet énon-
ciatif » nous paraît cependant coïncider pour une part avec ce que nous
appelons Pidéologie-amont.
17. A.J. Greimas, Maupassant. La sémiotique du texte : exercices
pratiques, Paris, Seuil, 1976, pp. 99-100.
68

encore un point de méthode à éclaircir : si tout système axio-


logique prend forme et sens par le sujet individuel ou collectif
qui investit les valeurs dans l'univers spatial, de quelle façon
faut-il concevoir les relations entre espace et sujet ?

IL 3. Sujet et espace ; espace et sujet

Lorsqu'on s'interroge, en effet, sur le statut syntactico-


sémantique des figures de la spatialité en tant qu'éléments
construits, on ne peut éviter, par ailleurs, l'interrogation com­
plémentaire relative à leur construction même. Cela veut dire
qu'il faut dégager et décrire les relations qui s'instaurent entre
ces figures et l'instance du sujet qui les énonce : lequel est de
l'autre le terme aboutissant ? Quel est des deux éléments celui
que l'autre désigne et selon quel mode ? Dans le contexte qui
nous occupe, celui d'une construction de connaissance figu­
rative-abstraite, cette question est celle du point origine de la
« vision » et de son sens : comment le sujet s'articule-t-il avec
cette vision (c'est le problème de l'observateur) et, en retour,
comment la vision dessine-t-elle un sujet ?
Pour des raisons de clarté, il peut être utile de resituer à
grands traits les différents modes d'appréhension de la rela­
tion réversible espace →← sujet, qui vont nous guider par la
suite. Nous distinguerons trois approches, aussi étroitement
corrélées que possible aux trois dimensions de production
idéologique que nous avons déjà discernées.
La première approche intéresse directement la mise en
discours des énoncés porteurs des sémèmes spatiaux à l'aide
desquels s'instaurent les isotopies. L'écriture « naturaliste » a
développé à ce propos un véritable corps de règles implicites
visant à motiver de manière interne l'introduction des
séquences descriptives et, par là même, à effacer l'instance
démiurgique d'un narrateur omniscient. Le sujet apparaît
donc ici comme le simulacre discursif de l'énonciation de
l'espace. Le résultat est simple : il s'agit de l'insertion de la
figurativité spatiale dans un ensemble figuratif qui l'englobe,
qui la referentialise, et qui est polarisé sur le sujet, lequel est
érigé en un acteur cognitif d'où émane d'une façon ou d'une
69
autre la connaissance des lieux. D'une manière générale, on
peut énoncer cette règle implicite en disant qu'un débrayage
actoriel précède et détermine tout débrayage spatial (en réa­
lité, ce n'est pas toujours le cas, comme nous le verrons). La
spatialisation qui verbalise la disposition scénique des lieux
de l'action renvoie à une actorialisation, elle s'inscrit ainsi
dans une structure syntaxique régulière et récurrente. Une
telle procédure a pour effet de « naturaliser » la construction
du discours descriptif tout en jugulant les potentialités infi­
nies de son épanchement : l'espace est projeté et produit par
un sujet qui sélectionne et focalise ses objets dans les limites
édictées par sa propre compétence. Cette compétence du
sujet promoteur d'espace répond à une matrice modale et
configurative dont Ph. Hamon a mis à nu les formes et pro­
posé une typologie 18. Plus largement, elle intéresse la proxé-
mique dans la mesure où cette discipline est concernée aussi
par l'usage sémiotique que les sujets font de l'espace à l'inté­
rieur même d'un univers textuel. Le sujet en question ici,
thématisé et figurativisé, sera appelé sujet discursif.
La seconde approche concerne le parcours du sujet envi­
sagé cette fois comme actant narratif, en relation avec l'orga­
nisation spatiale du récit-énoncé. C'est ce que A. J. Greimas a
proposé d'appeler «la spatialité discursive objectivée (...)
conçue comme une distribution topologique 19 ». L'espace
s'organise d'après lui selon un certain nombre de topoï qui se
distribuent de manière parallèle, au niveau des structures
sémio-narratives, à l'enchaînement syntagmatique prévisible
des différents programmes à l'intérieur desquels le héros —
ou n'importe quel autre sujet doté d'un parcours qui lui est
propre — se trouve engagé. Ces topoï, qui correspondent, au
niveaufiguratif,à des localisations spécifiques, peuvent alors
faire l'objet d'une typologie établie en conformité avec le sys­
tème des épreuves du schéma narratif: ce sont les espaces
hétérotopique et topique, ce dernier se trouvant articulé à son
tour en para-topique et utopique ; l'ensemble des unités spa-
18. Cf. Hamon, «Le système configuratif de la description», in
Introduction à l'analyse du descriptif, op. cit., chapitre V, pp. 180-
223.
19. A.J. Greimas, Maupassant, op. cit., p. 99.
70

tiales correspond respectivement à l'état initial et au contrat,


à l'acquisition des qualifications de la compétence et enfin à
la performance du héros. La sanction, quant à elle, conformé­
ment au retour du héros dans l'espace initial du destinateur-
mandateur, devenu judicateur, se réalise dans l'espace hété-
rotopique20. La relation entre la spatialité et lesujetassure ici
la conversion et l'homologie entre deux niveaux de l'analyse,
les lieux (du niveaufiguratif)trouvant dès lors leur fonction­
nalité définie par les structures syntaxiques (du niveau narra­
tif). Le sujet dont il est question, ainsi différencié du précé­
dent, sera appelé sujet narratif. Pour illustrer et discuter cette
conception de la narrativisation de l'espace, nous examine­
rons différents parcours de sujets dans Germinal et nous nous
interrogerons notamment sur le statut de l'espace chtonien
(infra, chapitre VII).
Une troisième approche enfin peut être dégagée, concer­
nant cette fois l'actant sujet de l'énonciation «véritable».
Alors que précédemment, c'était le sujet qui, dans ses dis­
cours (par la prise en charge des énoncés descriptifs) ou dans
ses parcours (par ses déplacements), promouvait son espace
et lui donnait un sens, c'est la spatialité à présent qui fonde le
sujet. Il nous appartiendra ultérieurement de montrer com­
ment une telle inversion est possible. Mais nous pouvons
d'ores et déjà enfixerl'idée, et les garde-fous. Si d'un côté, au
niveau de la mise en scènefigurative,l'espace est circonscrit,
maintenu, enclavé dans le parcours syntagmatique du sujet
voyant, disant, sentant, touchant, travaillant, luttant ou se
déplaçant qui le produit et qui, à travers lui, s'identifie par­
tiellement, d'un autre côté, au niveau de la portée non figu­
rative des représentations de la spatialité, il apparaît que c'est
la disposition spatiale elle-même qui, par la régularité et la
constance de ses agencements profonds, construit comme un
terme aboutissant le profil d'un sujet et en institue pour une
part l'identité. Il va de soi qu'entre le sujet qui projette son
espace et l'espace qui projette un sujet, il s'agit chaque fois de
20. Cette distribution des topoï narratifs se trouve exposée et
exemplifiée dans Maupassant, op. cit., p. 99-100, et dans « Description
et narrativité », Actes Sémiotiques-Documents, II, 13, 1980, pp. 15-
27.
71

deux formations de sujet fort différentes. Dans le second cas,


le sujet n'est plus le simulacre, figure énonçante ou énoncée
du discours, mais l'instance d'énonciation elle-même, désor­
mais reconstructible. Celle-ci s'y dessine en creux, ou comme
une ombre portée ; elle peut être décrite comme un faisceau
d'attitudes cognitives spécifiques fondées précisément sur les
emplois, concrètement réalisés, des relations entre quelques
catégories spatiales fondamentales. Ces relations, au double
niveau iconique et abstrait auquel elles opèrent, constituent
l'extériorisation spatiale d'un dispositif de la connaissance ;
elles deviennent la trace dans le discours d'une certaine orga­
nisation du savoir appuyée sur des schémas géométriques,
tout à la fois marquée et masquée par la figuration qu'elle
propose avant tout. De cette manière, on peut dire que dans
les jeux de la spatialité, le sujet trouve l'emblématisation
identificatrice d'un mode spécifique du connaître.
On comprend alors comment l'analyse des configura­
tions spatiales permet d'affirmer que l'espace peut être
entendu comme le «point-origine» du sujet. L'instance
d'énonciation n'est plus seulement l'instance présupposée de
la formation du discours, mais elle est aussi l'instance cogni­
tive dessinée à partir des usages non figuratifs de la spatialité
qu'elle a promus. Ce troisième sujet, appelé sujet énonciatif,
peut être considéré, à la différence de la simulation figurative
productrice d'espace, comme un acteur épistémique caracté­
risé par une configuration cognitive propre (à la limite, une
certaine disposition mentale), laquelle est «produite» par
l'espace (dans le sens où on «produit» un document). Ce
sujet, nous le considérons comme un actant et non pas
comme Zola en personne : il s'agit bien, en effet, d'une
reconstruction issue de l'analyse. Toutefois, il nous paraîtrait
licite, pour peu qu'on en ait les compétences, de chercher à
tirer de cette analyse les conclusions relatives à l'épistémé
ambiante (au sens de M. Foucault) au sein de laquelle Zola a
écrit et agencé son discours.
DEUXIÈME PARTIE

SPATIALITÉ : FORMES LOCALES


CHAPITRE III

ESPACE ET SUBJECTIVITÉ

Nous prendrons pour base de départ ce que Ph. Hamon


appelle « le système configuratif de la description » 1. Chemin
faisant, notre projet différera sensiblement du sien, en le
recoupant çà et là. Nous n'ambitionnons nullement, en effet,
l'établissement d'une typologie générale des mécanismes des­
criptifs, mais chercherons seulement, dans un sens moins
extensif, à préciser à partir d'analyses concrètes certaines arti­
culations descriptives de la spatialité dans Germinal.
L'analyse de Ph. Hamon part de la constatation sui­
vante : la justification réciproque, dans le texte classique, des
unités discursives du « récit » et de la « description » passe
essentiellement, écrit-il, « par l'utilisation, souvent hypertro­
phiée dans certains genres réalistes-naturalistes, ou pédagogi­
ques, d'une thématique justificatrice, sorte de thématique
vide, ou postiche, qui tend à occuper prioritairement le cadre
de la description elle-même (frontières internes et externes),
sorte de thématique phatique destinée à assurer le vraisem­
blable global de l'énoncé et à embrayer-désembrayer les par­
ties différentes et les différents pactes de lecture qui se succè­
dent dans lefluxtextuel » 2. Cette « thématique » recouvre en
réalité l'encadrement actoriel de l'énoncé descriptif. L'acteur
étant un rôle thématique conjugué avec un rôle actantiel, le
système configuratif en question comprend à la fois la moda-
lisation de l'actant, qui le définit syntaxiquement, et sa thé-
matisation, qui le définit sémantiquement. De celle-ci,
l'auteur propose un paradigme élémentaire susceptible de
prendre en charge un nombre élevé de spécifications dont il
1. Introduction à l'analyse du descriptif, op. cit., pp. 180-223.
2. Ph. Hamon, ibid., pp. 185-186.
76

fournira plusieurs exemples. C'est ainsi qu'il dégage trois


grandes classes de prédicats thématiques où s'investissent les
prédicats modaux, fondateurs de la compétence du sujet des­
cripteur : il y a le sujet du /vouloir/, du /savoir/ et du /pou­
voir/ voir, qui définit le descripteur « observateur » (désigné
comme « regard descripteur ») ; de la même manière, le sujet
compétent du dire définit le descripteur « bavard », et le sujet
compétent du faire renvoie au descripteur « travailleur »,
lequel rend possible notamment le déploiement syntagmatisé
des lexiques technologiques hautement spécialisés chers aux
écrivains naturalistes. Outre les exemples divers, puisés aussi
bien chez Du Bellay, Chateaubriand, Verlaine et Claude
Simon que chez Jules Verne et Zola, exemples qui par eux-
mêmes introduisent des variations dans le modèle et le com-
plexifient, Ph. Hamon affine cette «thématique introduc-
tive-démarcative » en montrant comment se multiplient les
combinaisons possibles : soit par des délégations successives
d'acteurs à l'intérieur d'une même unité descriptive, soit par
des retours du narrateur qui en module la prise en charge, soit
encore par des procédures de cumul ou d'alternance diversi­
fiés.
Bref, cette analyse qui s'appuie sur le sol affermi de la
syntaxe actantielle et modale et sur celui, moins exploré, des
thématisations discursives, s'avère d'une efficacité descrip­
tive incontestable : elle intègre, en tout cas, un nombre
impressionnant d'occurrences textuelles par ailleurs hétéro­
gènes. Toutefois, en rejetant a priori hors de son champ
d'étude ce qu'il considère comme les dangers d'une « appro­
che référentielle » des phénomènes descriptifs, Ph. Hamon
s'interdit d'envisager la dimension proprement sémantique
des objets discursifs de la description et relègue donc le pro­
blème de la spatialité en tant que telle dans le domaine des
figures extérieures aux principes de pertinence qu'il s'est
fixés 3. Ce faisant, et bien que la majeure partie de ses exem-

3. Ph. Hamon, ibid., p. 7 : « Le présent essai se voudrait être une


tentative de réintroduction du descriptif et de sa littéralité dans le
champ de la théorie, un descriptif que l'on s'efforcera de construire en
évitant les pièges de l'approche référentielle (en évitant notamment de
le traiter comme description " d'espaces ", de " choses " ou
77

ples aient directement trait à l'espace, il limite volontaire­


ment, à notre avis, la portée des modèles qu'il dégage4. Or il
nous semble, et nous espérons l'avoir déjà suggéré, qu'il y a
un intérêt très réel à envisager la figuration spatiale dans sa
double dimension sémantique et syntaxique. En acceptant ce
point de vue, nous nous plaçons d'emblée au cœur des modu­
lations qu'évoque Ph. Hamon.
Sans plus attendre, nous allons donc fonder nos analyses
sur des échantillons de description. C'est dire qu'il n'y a là
aucune visée exhaustive : l'espace est bien sûr partout dans
un roman « réaliste », et nous ne pouvons procéder que par
prélèvements, avec tout l'aléatoire que cela comporte. Voici
donc le cheminement que nous nous proposons de suivre :

" d'objets ") » ; même mise en garde, p. 94, où l'un des pièges à éviter (à
côté des pièges typologique, grammatical, ou d'asservissement au nar­
ratif) est celui « de l'approche référentielle, qui fait assimiler le descrip­
tif au référent décrit (" paysages " par opposition aux "actions ",
" objets " par opposition aux " sujets ") » ; et encore, p. 96, où on lit que
ce «concept, si difficilement manipulable d'espace, (...) enferme rapi­
dement [les études littéraires] dans la banalité d'une problématique
référentielle sans issue»; et pourtant, p. 133, Ph. Hamon note: «Il
reste sans doute à une étude du descriptif à éliminer, ou plutôt à tex-
tualiser [le concept] d'espace, comme la narratologie a réussi à se désin-
féoder du concept de temps ». (Nous soulignons.)
4. Ceci nous paraît particulièrement net dans le remarquable pas­
sage intitulé «L'explication descriptive» (pp. 61-65), lorsque l'auteur
évoque la tendance décryptive de la description, comme l'instrument
d'une invitation herméneutique. « Il s'agit ici (...) de la volonté d'aller
sous le réel (...) chercher un sens, une vérité fondamentale derrière les
apparences trompeuses ou accessoires d'une surface. Ici la Mathésis (le
réel comme juxtaposition de savoirs, particuliers à arpenter, à parcou­
rir) fait plutôt place à une Sémiosis (une traduction, un déchiffrage, un
décryptage du réel). La description se fait herméneutique ou séméiolo-
gique (au sens médical du terme : la science des symptômes qui permet­
tent de " remonter " à une maladie) : dévoiler, découvrir, ôter les mas­
ques, révéler, sonder, déchiffrer, lire, percer à jour, soulever le couver­
cle, démonter les machines, étudier les coulisses, mettre en lumière,
aller au fond des choses, " peindre le dessus et le dessous ", sont les
métaphores les plus usitées de cette attitude réaliste descriptive " verti­
cale " » (p. 63). La mine de Germinal a beau être citée en exemple, la
perspective ouverte, s'interdisant la prise en charge de contenus des­
criptifs (« référentiels ») précis et développés, ne reçoit pas, à nos yeux,
tous les prolongements qu'elle mérite.
78
après l'analyse détaillée d'un premier extrait, nous ferons le
point sur les différents modes de la construction discursive de
l'espace — les divers « véhicules » perceptifs employés ainsi
que les enjeux (aspectuels et autres) qui leur sont attachés ;
nous évoquerons ensuite les présences et absences de la spa-
tialité, notamment à travers ce que nous appellerons l'espace
du contact ; enfin, dans le souci d'une vue plus élargie, aux
portes des formes globales de la spatialité, nous examinerons
la description redondante du paysage minier, quatre fois
reprise au fil du roman avec des fonctions différentes.
Le premier paragraphe de Germinal raconte l'arrivée
d'un homme dans un lieu qu'il ne voit ni ne connaît. En
même temps, il décrit un site (nocturne). Dans le texte du
roman, ces deux dimensions, narrative (le programme prag­
matique d'un sujet) et descriptive (les premières formes spa­
tiales de l'univers romanesque, passage obligé des référentia-
lisations ultérieures) sont étroitement agencées. Plus, elles se
référentialisent réciproquement : les figures de l'espace ne
sont pas déposées isolément, laissées à leur seule capacité de
référenciation, elles entrent dans le projet cognitif du sujet qui
les produit et les délimite en fonction de sa disposition per­
ceptive (en ce sens, le sujet référentialise l'espace, il en consti­
tue le « support ») ; et inversement, lesfiguresde l'espace —
éléments exclusifs de la description — sont saisies dans un
système de valorisations qui désignent lesujetet en dessinent
le contour axiologique (c'est alors l'espace qui référentialise la
figure d'un sujet dysphorique et lui ajoute un coefficient de
réalité) : ce double mouvement de référentialisation, média­
tisé par la ventilation axiologique dont les figures spatiales
sont toujours l'objet, assure ce qu'on pourrait appeler l'étan-
chéitéfigurativedu texte — et partant son efficacité. Ce mou­
vement est, par ailleurs, d'autant plus sensible que la lecture
des textes préparatoires permet littéralement d'assister à son
émergence. C'est pourquoi il nous a paru utile de présenter, et
de discuter en les comparant, les textes antérieurs au texte
définitif que nous citons en premier lieu. Pour ce qui
concerne les articulations du contenu, on observera aisément
que c'est par l'éclairage axiologique (dont le sujet est le terme
aboutissant) que ces différents textes se distinguent le plus
79

sensiblement. Nous produirons donc successivement les


extraits du Plan général, ceux du Premier plan détaillé et ceux
du Deuxième plan détaillé dont la zone de recouvrement
sémantique correspond précisément à celle du segment initial
que voici :

Germinal (version définitive)

«Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une


obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait
seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilo­
mètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de
betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et
il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par
les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur
une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de
terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le
pavé se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu
de l'embrun aveuglant des ténèbres.
(L'homme était parti de Marchiennes vers deux heu­
res...) »

Plan général

«Arrivée d'Étienne. (...) »

Premier plan détaillé

«Premiers jours de mars 66. Un lundi. dater


l'empire.
Etienne seul sur la route de Marchiennes à Montsou.
Marchiennes à deux lieux. Il en est parti de bonne heure
pour se rendre à Douai, ou ailleurs. Il n'y a pas trouvé de
travail dans les grandes usines. La route toute droite, la
nuit noire, le ciel couvert d'un voile gris, le vent glacial qui
souffle dans la plaine rase. Le vent vous coupe. (Il est parti
depuis à peine une heure...) »
80

Deuxième plan détaillé

«Dans la plaine rase, sous la nuit de mars, poser un


homme qui marche. Il ne voit rien, il n'a conscience que
de l'étendue par le vent qui souffle et vient de loin [le vent
balayant]. La route noire à ses pieds [toute droite], il ne la
voit pas. Temps sec, aigre, ciel épais d'encre. La terre
sonne dure.
(Il a quitté Marchiennes avant trois heures...) » 5.

Comment, entre les « avant-textes » et le texte, l'axiolo-


gisation se trouve-t-elle « injectée » dans le dispositif séman­
tique des représentations spatiales ? En d'autres termes, com­
ment l'espace entre-t-il dans la visée du sujet ? Quelle est
l'orientation axiologique qui lui est ici donnée et quelle est sa
portée ?
Il est frappant de constater, à la lecture suivie des trois
extraits et en dehors de toute évaluation esthétique, le dépla­
cement qui s'opère entre l'objet et le sujet : nous passons en
deux temps de la « réalité » spatiale construite, au regard — et
plus largement, au corps — qui est supposé l'engendrer et la
délimiter. On peut voir là, évidemment, un caractère très
général qui relève de la phénoménologie de la perception :
«Nous ne percevons presqu'aucun objet, écrit M. Merleau-
Ponty, comme nous ne voyons pas les yeux d'un visage fami­
lier, mais son regard et son expression » 6 Mais pour ce qui
nous concerne ici, qui n'est encore une fois ni le paysage
référentiel ni le problème philosophique de la spatialité dans
ses rapports avec la perception que l'homme en a, l'intérêt est
d'analyser le «paysage discursif», ou plutôt le transfert qui
est opéré discursivement par le narrateur-descripteur pour
imposer l'image iconique de ce paysage.
Si l'on isole le Plan général, dont la seule dénomination
condense un énoncé virtuel nettement plus large que celui qui
se trouve réalisé par les extraits suivants (il comporte un sème
5. Ces extraits sont tirés des Rougon-M acquari, T. III. Gallimard,
La Pléiade, «Étude», op. cit., pp. 1855-1857.
6. M. Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, op. cit.,
p. 325.
81

aspectuel /terminatif/ alors que les autres se maintiennent


dans le /duratif/), il est clair qu'aucun des deux Plans détaillés
ne résume, à proprement parler, le texte final : bien plus
qu'une simple expansion, celui-ci opère une véritable muta­
tion des contenus. Ce qui est désormais focalisé, ce n'est plus
ni l'homme ni le paysage en tant qu'objets dénotés, mais c'est
le paysage « vécu » et interprété par un sujet cognitif.
Voyons de plus près comment les choses se passent. Le
Premier plan détaillé est fait d'une suite linéaire de notations
« objectives » : phrases nominales et propositions indépen­
dantes constituent la trace syntaxique minimale des opéra­
tions de repérages actoriel, spatial et temporel. On remar­
quera que la rigoureuse précision de ces repérages, liée à
l'usage de la quantification et de l'onomastique, a disparu de
la rédaction finale ou bien s'est allégée sensiblement:
« Etienne » est devenu « un homme », il n'est plus « à deux
lieues » de Marchiennes, « Douai » a disparu et on ne sait
plus à quelle heure il est parti... Le texte ira chercher ailleurs
les instruments de son iconicité. Ce Premier plan, en outre,
disjoint avec la plus grande netteté les énoncés du /faire/ de
l'acteur (marcher, chercher du travail) et les énoncés d'état
qui exposent les qualifications du « décor » (route droite, nuit
noire, plaine rase, vent glacial, etc.) : les deux ordres d'énon­
cés se trouvent même rejtés à l'une et l'autre extrémités de la
séquence. Curieusement toutefois, dans ce dépôt objectif, la
dernière phrase introduit une marque personnelle — « vous »
(« le vent vous coupe ») — sorte d'auto-appel à une subjecti-
vation...
Le Second plan détaillé conserve dans l'ensemble les
mêmes caractéristiques syntaxiques et lexicales que le pre­
mier. Cette fois, cependant, l'ordre des énoncés n'est plus le
même : le /faire/ de l'homme et les qualifications du paysage
où il se meut ne se succèdent plus linéairement mais se trou­
vent désormais intriques. Par ailleurs, et c'est là l'essentiel,
une modification considérable s'est opérée : l'homme en
question est maintenant doté d'une compétence cognitive qui
porte précisément sur la construction discursive de la spatia-
lité (« il ne voit rien », « il n'a conscience que de l'étendue »,
et quant à ses pieds, « il ne les voit pas »). L'espace n'est plus
82

défini onomastiquement (on notera qu'il n'y a pas un seul


nom de lieu), mais en revanche toute sa définition — au sens
photographique du mot — est à présent tributaire de la tâche
et de la situation de l'homme qui en assume la perception :
c'est par ce biais que l'iconicité fait son retour sur scène.
L'ensemble de ces mutations syntactico-sémantiques
(intrication des énoncés, intervention décisive du faire cogni-
tif) se confirme et se développe dans la version définitive, qui
semble toutefois faire bonne mesure entre les deux moutures
précédentes (retour partiel de l'onomastique et des quantifi­
cations). Ici, trois phrases complexes se partagent toute
l'affaire (il y en avait six, monopropositionnelles, dans le pre­
mier extrait, et cinq, un peu plus élaborées, dans le second).
Les trois phrases relèvent de la même manière d'un
débrayage énonciatif qui fait assumer cet ensemble discursif à
une instance narratrice et descriptrice actoriellement absente.
Rompant cette uniformité « monologique », leur disposition
respective et leurs statuts réciproques nous paraissent toute­
fois remarquables. La première et la troisième encadrent la
seconde, et s'en distinguent (ou la distinguent) d'autant
mieux qu'elles s'organisent l'une et l'autre d'une manière sen­
siblement identique. Écartant l'unique énoncé de faire prag­
matique du paragraphe, qui n'est d'ailleurs rattaché à aucun
programme narratif soupçonnable à ce stade : « un homme
suivait seul (la route)... », nous nous apercevons que les énon­
cés strictement descriptifs qui nous restent découpent et arti­
culent le contenu spatial sur le mode du parallélisme et de la
symétrie.

P1 P3
Dans la plaine rase, A↔A' Aucune ombre d'arbre
sous la nuit sans étoiles ne tachait le ciel,
d'une obscurité et d'une
épaisseur d'encre, (...)

la route de Marchien- B↔B le pavé se déroulait avec


nes à Montsou, dix la rectitude d'une
kilomètres de pavé cou- jetée,
pant tout droit,
83
à travers les champs de C↔C' au milieu de l'embrun
betteraves, aveuglant des ténèbres.
Sans entrer dans le détail des reprises et des connexions
qu'une analyse plus minutieuse permettrait de justifier aussi
bien sur le plan syntaxique que sur le plan sémantique, nous
pouvons en établir succinctement la liste :
A↔A' : énoncé négatif; sème /céleste/ ;
 ↔ ' : énoncé positif; sèmes /directionnalité/,
/rectitude/ ;
 ↔ ' : énoncé circonstantiel (à travers ~ au
milieu) ; sème /englobement/ ;
A ↔ C' : sème /obscurité/ ;
 ↔ A' ; sème /végétal/.
Ces quelques relations suffisent à montrer comment les iso-
topies sémantiques de la spatialité se référentialisent à dis­
tance à l'intérieur du même segment textuel, à la fois par
redondance directe (A ↔ A', etc.) et par redondance chias-
mée (A ↔ C', etc.).
Tout en restant autant que possible dans les limites de
notre analyse, nous aimerions encore faire deux observa­
tions. La première vise à confirmer la clôture référentiali-
sante qui nous semble caractériser cette description : il s'agit
cette fois de la « chute » du paragraphe. Celle-ci se fait, phé­
nomène remarquable au plan du signifiant, sur un alexandrin
dont la structure rythmique régulière est soutenue par la
reprise phonique (et allitérative ?) des /br/ d'« embruns » à la
fin du premier hémistiche et de «ténèbres» à la fin du
second. Ce vers fait pendant — et écho — à un autre alexan­
drin, (irrégulier celui-là, en dépit d'une rigoureuse symétrie
syntaxique et d'une forte césure à l'hémistiche), dont l'orga­
nisation phonique particulièrement riche demanderait elle
aussi à être étudiée (jeu des voyelles ouvertes et des diphton­
gues, jeu des consonnes labiales et des sifflantes), et qui inau­
gure, lui, le paragraphe : « Dans la plaine rase, sous la nuit
sans étoiles ».
La seconde observation, plus importante pour notre pro-
84

pos, est d'ordre syntaxique. Nous avons exclu à l'instant,


pour l'analyse des relations sémantiques internes, l'énoncé
dans P1 du faire pragmatique et de son sujet, qui est en même
temps le sujet phrastique : « un homme suivait la route » ;
quand on confronte P1 et P3, cependant, on constate que,
dans cette dernière proposition, le sujet de la phrase — et du
/faire/ — est devenu la route elle-même, metonymiquement
désignée par « le pavé » : le faire transitif s'est transformé en
un faire réflexif (« le pavé se déroulait »), et l'homme a dis­
paru. Or, et c'est là l'intérêt de cette remarque, la phrase
intercalée (P2) a pour caractéristique distinctive de mettre en
scène la compétence cognitive de l'homme en question, com­
pétence appliquée (comme dans le Deuxième plan détaillé) à
la construction et à la représentation de l'espace. Cette com­
pétence est double et contradictoire : c'est un /ne pas pou­
voir/ voir corrélé à un /pouvoir/ sentir ; la compétence néga­
tive porte sur la /proximité/ (« devant lui, il ne voyait même
pas le sol noir »), la compétence positive porte sur le /loin­
tain/ (« l'immense horizon plat ») ; la première est directe,
alors que la seconde est médiatisée par une sorte d'acteur
délégué de la connaissance de l'immensité : « les souffles du
vent de mars », lui-même spatialisé (« des rafales larges... »)
et porteur, par ses qualités intrinsèques («glacées...»), du
savoir de son propre parcours (« des lieues de marais et de
terres nues ») :
compétence directe compétence médiatisée
négative : positive :

ne pas pouvoir voir pouvoir sentir


proche vs lointain

La non compétence directe du sujet, incapable de pro­


duire tout seul la spatialité, justifie donc toutes les médiations
cognitives : elle justifie celle du vent et celle aussi bien sûr du
narrateur. C'est néanmoins le sujet qui reste le pôle de réfé­
rence ; c'est d'après sa propre perception, sur la base de son
/non savoir/ momentané, que le narrateur est en quelque
sorte « autorisé » à prendre le relais. Si bien que le modèle
85

syntaxique de l'actorialisation qui détermine la spatialisation


reste strictement opératoire ici, même s'il n'est pas aussi
manifeste qu'ailleurs 7. Si le paysage semble finalement se
construire « tout seul », c'est parce qu'il se dérobe à l'examen
du sujet et lui retire, à la manière d'un destinateur, toute
compétence pour cet exercice : le sujet reste néanmoins le
point focal virtuel de toute l'élaboration descriptive. Mais
comment, dès lors, si l'agent du faire cognitif est manifeste­
ment si peu compétent, cette axiologisation dont nous avons
dit plus haut qu'elle était partout ventilée dans les figures de
la spatialité peut-elle se constituer ?
Pour la même raison que précédemment, c'est à partir
du sujet que se dissémine l'isotopie axiologique. Celle-ci
s'articule, d'une manière constante, autour du sème de la
/négativité/ qui constitue, par la récurrence et la diversité de
ses modes d'inscription, la définition de la catégorie négative
du classème thymique : la dysphorie (vs euphorie). Cette dys­
phoric est d'abord manifeste dans les prédicats négatifs qui
nient la compétence du sujet en même temps qu'ils l'insti­
tuent comme une valeur : «il ne voyait même pas... », «il
n'avait la sensation de l'immense horizon que par... ». En
amont et en aval de ces prédicats, les figures de la négativité
s'investissent partout, projetant du même coup leur trait
positif virtualisé, comme le dessin en creux d'un univers
euphorique absent: elles s'introduisent par les opérateurs
syntaxiques de la négation (« la nuit sans étoiles », «Aucune
ombre ») ; par les traits sémantiques de l'obscurité (vs clarté)
et de l'opacité (vs transparence) : « obscurité », « épaisseur
d'encre », « sol noir », « ombre » 8 , « embrun aveuglant des
ténèbres » ; par l'image de la solitude, où s'actualise le trait
sémantique non-humain (vs humain) : «un homme suivait

7. Comme quelques pages plus loin, lorsque le vieillard Bonne-


mort raconte au jeune ouvrier le paysage, « désignant dans les ténèbres
des points invisibles », et en organise la cartographie (à partir du sys­
tème cardinal).
8. On peut noter ici cette surenchère bien zolienne, qui superpose
deux degrés de négativité : « aucune ombre ne tachait le ciel », au point
d'imposer l'espoir d'une tache comme un repère virtuel positif, ou de
créer une négativité en abîme.
86

seul » ; par l'absence de relief qui impose une horizontalité


exclusive, interdisant toute dimenson verticale (y compris
celle du ciel), comme éminemment dysphorique : « plaine
rase », « marais », « terres nues », « nuit sans étoiles » ; par la
rectitude, enfin, de l'arête géométrique qui s'oppose à la
sinuosité et à la dissémination, valorisées du même coup
positivement : « coupant tout droit », « la rectitude d'une
jetée ».
Nous verrons ultérieurement le sort que réserve à ces
figures le dispositif axiologico-spatial de Germinal dans son
ensemble 9. Qu'il suffise, si l'argument d'une contamination
classématique ne permet pas de leur imposer à coup sûr
l'investissement négatif que nous y voyons, d'invoquer pour
ces végétations stériles et horizontales, pour cette absence de
verticalité ascensionnelle, et pour cette géométrie de la ligne
droite (cf. le canal et le puits), la figure syncrétique et globa­
lement antinomique de la germination. On est alors amené à
constater qu'au delà du seul relevé qui fonde l'isotopie dys­
phorique de la négativité, cet ensemble de traits, où se dis­
pose en quelques phrases un des versants de l'univers axiolo-
gique de Germinal, a la portée d'une cataphore sémantique
globalisante. Plus près de nos préoccupations et de notre
texte, nous pouvons prolonger cette homologation entre
construction spatiale et construction axiologique par l'effet
prospectif de cataphore narrative immédiate qu'ensemble
elles produisent en annonçant Vétat initial de manque qui ne
sera lexicalisé qu'au paragraphe suivant : « tête vide
d'ouvrier sans travail et sans gîte ». Par la médiation axiolo­
gique, on voit donc que l'espace iconisé, bien au delà de
«l'habillage» décoratif, «symbolique» ou «associatif»
auquel on réduit trop souvent sa fonction — faute de pouvoir
la décrire avec assez de précision — enclenche le processus
syntagmatique du récit. C'est ce que ne faisait pas le Premier
plan détaillé où le manque était, dès la troisième ligne, tex-
tualisé : « il n'a pas trouvé de travail [à Douai] dans les gran­
des usines ».
Nous pouvons à présent fixer cette triple correspondance

9. Cf. infra, chapitre VIII.


87
selon le schéma suivant : spatialité iconique ↔ axiologisa-
tion négative (dysphorie) ↔ état initial de manque. C'est là
une première ébauche d'un paradigme sur lequel nous revien­
drons lorsque nous envisagerons les différentes descriptions
du paysage minier, et les transformations qui l'affectent.
CHAPITRE IV

PERCEPTION ET ASPECTUALISATION
SPATIALE

Nous avons signalé en passant, au cours du chapitre pré­


cédent, la corrélation qui s'établit, à l'intérieur du texte de
Zola, entre d'une part deux prédicats perceptifs modalisés,
correspondant à deux ordres distincts dans l'univers sensoriel
(ne pas pouvoir voir et pouvoir sentir), et, d'autre part, deux
variétés différentes de la spatialité construite, reposant sur
l'opposition proche vs lointain. Pressé de faire apparaître
l'axiologisation commune de toutes lesfiguresspatiales, nous
n'avons pas insisté sur cette corrélation dont le modèle est
cependant très important : on ne saurait en effet envisager
séparément le mode perceptif de la construction spatiale et la
« variété » d'espace qui en résulte. Dans l'exemple étudié, la
faillite de la vue était secourue par la perception tactile (et
éventuellement auditive) : la /dimensionalité/, composante
essentielle de la description du paysage dans cet extrait, deve­
nait alors « naturellement » reconstructible.
De même que l'étude de la spatialité ne peut, sous peine
d'un détachement artificiel et «abstrait» du discours lui-
même, être considérée en dehors du thymisme dont le sujet
l'investit et, plus largement, de l'axiologisation dont l'espace
devient alors un des supports majeurs 1, de même cette étude
1. Toutes les métaphores qui accompagnent presque inévitable­
ment chaque évocation spatiale semblent avoir pour fonction essen­
tielle d'alimenter cette axiologie : c'est le cas de la mer dans notre
extrait, comme c'est celui de « l'église », plus loin, associée au beffroi de
la fosse. Il est significatif que tel ou tel acteur (le plus souvent de premier
plan) se trouve être celui qui, précisément, prend en charge la métapho-
risation de tel ou tel lieu : « la fosse lui semblait avoir un air mauvais de
bête goulue » (p. 9). C'est ainsi qu'Etienne Lantier désigne, décrit et
axiologise le Voreux — la machine/animal —, qu'il devient « l'auteur »
de la grande métaphore de Germinal, et qu'il en référentialise du même
90
ne peut être conduite sans que soit prise en compte dans le
même mouvement l'aspectualisation spatiale. Nous enten­
dons par là, très généralement, l'ensemble des catégories qui,
en assurant la disposition des espaces, révèlent la position et
la situation d'un actant observateur ; inversement, les diffé­
rents faire perceptifs mis en œuvre par cet actant détermi­
nent, de façon variable, la manière de délimiter et de décou­
per l'espace, autrement dit l'agencement des procès de spatia-
lisation.
Dans Germinal comme dans toute l'œuvre de Zola, la
panoplie complète des modes sensoriels est puissamment, et
souvent simultanément, mise à contribution pour constituer
les parcours figuratifs de l'espace : elle permet, comme cela a
souvent été observé, d'en « naturaliser » l'énoncé. Il faudrait,
évidemment, pousser l'enquête très loin pour établir une
typologie des configurations qui en résultent et dégager les
formes de spatialité que celles-ci déterminent. Nous vou­
drions seulement évoquer ici le problème sous son aspect
général, pour, de nouveau, appliquer ensuite nos instruments
d'analyse à la lecture d'un passage du roman. Dans cette
perspective, envisageons d'abord le statut de deux faire per­
ceptifs mineurs dans l'univers romanesque considéré : l'odo­
rat et l'ouïe.
Le faire olfactif n'est, à l'évidence, pas déterminant dans
Germinal pour ce qui est de la constitution des « lieux » 2 . Il y
a pourtant cette odeur « d'oignon frit » qui fonctionne bien
comme un vecteur discursif de la spatialité, puisqu'elle par-
coup toutes les occurrences ultérieures. Même chose page 29 : après
avoir noté qu'Étienne, contemplant la manœuvre des cages d'ascenseur,
ne comprenait rien « à ces besognes compliquées », le récit se poursuit :
« Il ne comprenait bien qu'une chose : le puits avalait des hommes par
bouchées de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il
semblait ne pas les sentir passer. » Métaphore qui, ayant subi sa vali­
dation actorielle, pourra être reprise et prolongée par le narrateur
comme une vérité admise une fois pour toutes, au bas de la même page :
« le puits en dévora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne
(...), toujours affamé, de boyaux géants capables de digérer un peuple »
(pp. 29-30), et ainsi de suite, jusqu'à sa destruction finale.
2. Il peut l'être par ailleurs : que l'on pense par exemple à la
« serre » de La Curée.
91

ticipe à l'identification de la maison du mineur et du coron


dans son ensemble : elle fait partie de leur arsenal qualificatif
au même titre que les éléments de leur conformation visuel­
lement délimitables. Ainsi, page 24, on peut lire : « Malgré la
propreté, une odeur d'oignon cuit, enfermée depuis la veille,
empoisonnait l'air chaud » ; de même, le jour de la ducasse,
« d'un bout à l'autre des façades, ça sentait le lapin, un par­
fum de cuisine riche, qui combattait ce jour-là l'odeur invé­
térée de l'oignon frit » (p. 144) ; et encore : les causeries poli­
tiques d'Étienne Lantier ont lieu dans cette même salle dont
l'air « est empuanti d'oignon frit » (p. 161). En réalité, en deçà
des marques socio-culturelles que cette évocation connote,
c'est bien un espace qu'elle désigne et circonscrit. C'est ce que
montre la dernière occurrence : lorsque le dénuement consé­
cutif à la grève est total, « l'odeur de l'oignon elle-même était
partie, cette odeur forte qui annonçait le coron de loin ; main­
tenant, il n'y avait que l'odeur des vieux caveaux, l'humidité
des trous où rien ne vit » (p. 252) : l'espace lui-même est alors
virtualisé. Il s'annule comme valeur — ou inverse son pôle
axiologique (ici : /mort/) —, dès que ses composantes cons­
titutives, a priori englobantes comme celle-ci, ont disparu.
Un autre exemple permet de faire apparaître les implica­
tions proxémiques du faire olfactif. Transgressant les seuils et
les limites que l'espace impose à la vision, les odeurs insti­
tuent un volume qui impose la co-présence des sujets : elles
enveloppent les êtres, sans directionalité spécifique, instau­
rant entre eux une solidarité organique qui rend impérieuse
leur communication réciproque (de l'ordre modal du /ne pas
pouvoir ne pas faire/) ; du point de vue proxémique, l'odeur
crée un espace cognitif diffus et partagé, signifiant pour cha­
cun des sujets leur appartenance commune. Elle peut alors
souligner la dimension euphorique du sujet collectif réalisé,
comme « l'odeur forte des couples en sueur » (p. 153), lors du
bal des ouvriers, ou, au contraire, réactiver la polémicité par
l'occupation persistante qu'elle implique dans l'espace du
camp adverse : c'est ainsi que la femme du directeur, après le
départ de la délégation des mineurs venus parlementer dans
sa maison, s'adresse à son domestique: «Hippolyte, (...)
ouvrez les fenêtres et donnez de l'air» (p. 215).
92

De façon analogue, la communication auditive franchit


les bornes de l'espace visuel, et peut apparaître comme le
moyen même de créer un espace de communication. L'exem­
ple le plus frappant est le « rappel des mineurs », ces coups
frappés contre la paroi de leur prison par les travailleurs
emmurés à la suite de l'effondrement du puits : il permet
proprement de polariser un espace neutre et de lui donner à la
fois directionalité et signification. C'est lui qui institue l'iti­
néraire du salut : « A présent, il sonnait très clair, avec une
sonorité musicale, comme frappé sur les lames d'un harmo­
nica. On se guidait grâce à lui, on marchait à ce bruit cristallin
(...). Chaque fois qu'un haveur était relayé, Négrel descendait,
tapait, puis collait son oreille ; et chaque fois, jusqu'à présent,
la réponse était venue, rapide et pressante. Aucun doute ne
lui restait, on avançait dans la bonne direction » (p. 462). Le
véhicule sonore ici ne fait pas autre chose que de transformer
un non-espace en espace-signifiant (en espace tout court) : ce
dernier, dès lors, devient un obj et-valeur dans un programme
narratif de quête (correspondant, dans l'ordre auditif, à ce
qu'est « l'étoile des Mages » dans l'ordre visuel) ; et le par­
cours des « sauveteurs », dans le creusement de la galerie,
avec les programmes de l'anti-sujet qui en constituent les
épreuves (résistance des matériaux géologiques, coup de gri­
sou), est un parcours de construction pragmatique de
l'espace, orienté et finalisé par l'appel sonore.
Au delà del'anecdote,.et des micro-séquences narratives
que l'on rencontre à cette occasion, ce sont toutes ces carac­
téristiques — que nous venons d'apercevoir intuitivement à
propos des constructions olfactive et auditive de l'espace
(franchissement des bornes, fonction proxémique des rela­
tions inter-subjectives, orientation et finalité des parcours
figuratifs de la spatialité) — qui nous renvoient au problème
général de l'aspectualisation spatiale. Il est clair que l'exten­
sion — que nous suggérons ainsi — de la notion d'aspect au
delà de la seule temporalisation du discours (à laquelle la
linguistique traditionnellement l'applique) invite à une cer­
taine prudence. Un tel élargissement est déjà en germe dans la
définition suivante, donnée par A.J. Greimas et J. Courtés :
« Dans le cadre du parcours génératif, on entendra par aspec-
93

tualisation la mise en place, lors de la discursivisation, d'un


dispositif de catégories aspectuelles par lesquelles se révèle la
présence implicite d'un actant observateur. Cette procédure
semble être générale et caractériser les trois composantes
d'actorialisation, de spatialisation et de temporalisation » 3.
Toutefois, et les auteurs le soulignent, seule cette dernière a
donné lieu à une réflexion théorique élaborée, notamment
chez les linguistes. En s'appuyant sur les éléments lexicaux
(morphématiques verbaux, nominaux ou qualificatifs) qui
dénotent « un point de vue sur l'action », ceux-ci ont mis à nu
les catégories (et les opérations sous-jacentes à leur fonction­
nement langagier) qui rendent à la temporalisation son carac­
tère processuel et dynamique : la « stativité » et la progressi­
vité, la perfectivité et l'imperfectivité, « la durée, l'achève­
ment, l'habitude, l'itération, l'instantanéité, le commence­
ment, la fin » 4 . Dans le cadre de la sémiotique discursive,
cette réflexion sur l'aspectualité est d'importance, car c'est
par là que les énoncés narratifs se trouvent convertis, à partir
d'un point d'observation donné, en « déroulement », sur la
base des sèmes aspectuels de l'inchoativité, de la durativité et
de la terminativité.
On peut se demander si l'ombre dans laquelle a été main­
tenue la problématique de l'aspect par les grammairiens pos­
térieurs à l'époque gréco-romaine 5, au point d'assimiler (et
de faire assimiler) le « parfait » et « l'imparfait » (accompli vs
non accompli) à des temps grammaticaux, n'a pas été paral­
lèlement portée dans le domaine de la spatialisation où il
nous faudrait dès lors distinguer la spatialité et l'aspectualité
spatiale comme deux régions différentes, produisant deux
types d'effets de sens : le premier lié à la mise en place des
catégories organisatrices de l'espace et en disposant les repè­
res, et l'autre envisageant la spatialité sous l'angle du procès
d'effectuation spatiale par un actant observateur situé. Dans
ce sens, les catégories qui homologuent les topoïaux épreuves

3. A.J. Greimas, J. Courtés, Dictionnaire, op. cit., p. 21.


4. Cf. J. Lyons, « Deixis, espace et temps» (6.6. «L'aspect») in
Sémantique linguistique, (trad.) Paris, Larousse. 1980, p. 327.
5. Ibid., p. 324.
94

du schéma narratif (espaces topique et hétérotopique) parais­


sent relever de cette dimension aspectuelle (nous y revien­
drons), encore que nous n'ayons pas la prétention d'engager
ici une réflexion théorique d'ensemble sur ces problèmes.
Plus limitativement, si l'on peut considérer que l'énoncé
spatial est un énoncé d'état («ici, il y a... », «là-haut, il y
a... », etc.), on doit parallèlement assumer que c'est aussi un
énoncé cognitif qui implique nécessairement un point de vue
sur l'état, autrement dit une position et un engagement du
sujet observateur. L'ensemble des simulacres discursifs dont
le discours qu'on examine est friand tendent à faire oublier
l'existence-amont de cet observateur engagé dans ses repré­
sentations et à faire apparaître la spatialité construite, en
l'absence d'un acteur supposé la prendre en charge, comme
une évidence hors-sujet fondée sur des catégories « déjà-là » :
le haut et le bas, le devant et le derrière, la gauche et la droite,
etc. Or, la prise en compte de cet observateur implicite (un
« on » positionné) nous invite à considérer l'aspectualité
comme une dimension constante de la spatialité, comme le
processus d'un point de vue général sur ses manifestations, et
non comme un de ses secteurs particuliers. L'énoncé spatial,
dès lors, est conçu comme un événement (cognitif) répondant
à un agencement propre de focalisations repérées par rapport
à un système de localisations, et non pas comme un simple
énoncé d'état. La structure dynamique de l'énoncé spatial ne
se situerait pas seulement dans le passage d'un espace à un
autre, comme le laisse entendre le Dictionnaire de sémiotique
à propos de la «localisation spatio-temporelle» (p. 214),
mais dans l'énoncé même des positions « statiques » d'objets
qui répondent à une orientation sous-jacente et présupposée
du sujet. En deçà de la simple déclinaison des parties d'une
machine, qui est syntagmatisée (on part d'en haut, on conti­
nue par la gauche, etc.), le seul énoncé d'une de ses parties est
déjà d'ordre processuel. De cette manière, pensons-nous, tout
énoncé spatial peut être interprété comme un procès cognitif
aspectualisé.
Dans ce cadre, nous suggérerons de considérer la /direc-
tionalité/ comme étant une catégorie sémique plus fonda­
mentale que celle de la /dimensionalité/, qui en est le résultat
95

et l'objectivation, et qui est articulée, comme on sait, par les


trois dimensions de la spatialite : celle de la verticalité (haut vs
bas), celle de l'horizontalité (devant vs derrière ; gauche vs
droite) et celle de la prospectivité (proche vs éloigné). La direc-
tionalité, en effet, antérieurement à la dimensionalité et sti­
pulant, contrairement à celle-ci, la situation orientée du sujet
et sa reconnaissance du système des rapports spatiaux, fonde
l'identification des figures de l'espace et les érige en significa­
tion 6. Il s'agit en somme, pour l'analyse sémiotique — et
c'est, croyons-nous, le sens du courant qui se développe à
l'heure actuelle — d'affirmer le passage d'une sémiotique des
positions spatiales, à la sémiotisation d'une spatialite de
situation.
Sans entrer plus avant dans une taxinomie des aspects
spatiaux qui serait à établir selon cette perspective, nous
aimerions tout de suite entamer l'examen d'un nouvel extrait
de Germinal, en focalisant l'attention sur les variations aspee-
tuelles de la spatialite : il s'agira, en clair, de dégager les diver­
ses modulations dans le parcours du regard et, plus large­
ment, les différents itinéraires perceptifs afin de déterminer, à
partir de là, par rapport à l'espace, les « prises » variées de
l'actant observateur présupposé par les formations spatiales
elles-mêmes. Le passage choisi se situe au début du chapitre
IV, Première partie (pp. 40-42) ; il constitue l'unique descrip-

6. Nous pensons ici à ce « récit » de la perception que donne M.


Merleau-Ponty à propos d'un visage vu « à l'envers » : « Pour le sujet
pensant, un visage vu " à l'endroit " et le même visage vu " à l'envers "
sont indiscernables. Pour le sujet de la perception, le visage vu " à
l'envers " est méconnaissable. Si quelqu'un est étendu sur un lit etqueje
le regarde en me plaçant à la tête du lit, pour un moment ce visage est
normal. Il y a bien un certain désordre dans les traits et j'ai du mal à
comprendre le sourire comme sourire (...). Si le spectacle se prolonge, il
change soudain d'aspect : le visage devient monstrueux, ses expressions
effrayantes, les cils, les sourcils prennent un air de matérialité que je ne
leur ai jamais trouvé. Pour la première fois, je vois vraiment ce visage
renversé comme si c'était là sa posture " naturelle " : j'ai devant moi
une tête pointue et sans cheveux, qui porte au front un orifice saignant
et plein de dents, avec, à la place de la bouche, deux globes mobiles
entourés de crins luisants et soulignés par des brosses dures », La Phé­
noménologie de la perception, op. cit., p. 291.
96

tion, dans tout le roman, du travail des haveurs au fond de la


mine.

«Les quatre haveurs venaient de s'allonger les uns au-


dessus des autres, sur toute la montée du front de taille.
Séparés par les planches à crochets qui retenaient le char­
bon abattu, ils occupaient chacun quatre mètres environ
de la veine ; et cette veine était si mince, épaisse à peine en
cet endroit de cinquante centimètres, qu'ils se trouvaient
là comme aplatis entre le toit et le mur, se traînant des
genoux et des coudes, ne pouvant se retourner sans se
meurtrir les épaules. Ils devaient, pour attaquer la houille,
rester couchés sur le flanc, le cou tordu, les bras levés et
brandissant de biais la rivelarne, le pic à manche court.
En bas, il y avait d'abord Zacharie ; Levaque et Chaval
s'étageaient au-dessus; et, tout en haut enfin, était
Maheu. Chacun havait le lit de schiste, qu'il creusait à
coups de rivelarne ; puis, il pratiquait deux entailles verti­
cales dans la couche, et il détachait le bloc, en enfonçant
un coin de fer, à la partie supérieure. La houille était
grasse, le bloc se brisait, roulait en morceaux le long du
ventre et des cuisses. Quand ces morceaux, retenus par la
planche, s'étaient amassés sous eux, les haveurs dispa­
raissaient, murés dans l'étroite fente.
C'était Maheu qui souffrait le plus. En haut, la tempé­
rature montait jusqu'à trente-cinq degrés, l'air ne circu­
lait pas, l'étouffement à la longue devenait mortel. Il avait
dû, pour voir clair, fixer sa lampe à un clou, près de sa
tête ; et cette lampe, qui chauffait son crâne, achevait de
lui brûler le sang. Mais son supplice s'aggravait surtout de
l'humidité. La roche, au-dessus de lui, à quelques centi­
mètres de son visage, ruisselait d'eau, de grosses gouttes
continues et rapides, tombant sur une sorte de rythme
entêté, toujours à la même place. Il avait beau tordre le
cou, renverser la nuque: elles battaient sa face, s'écra­
saient, claquaient sans relâche. Au bout d'un quart
d'heure, il était trempé, couvert de sueur lui-même,
fumant d'une chaude buée de lessive. Ce matin-là, une
goutte, s'acharnant dans son œil, le faisait jurer. Il ne
97

voulait pas lâcher son havage, il donnait de grands coups,


qui le secouaient violemment entre les deux roches, ainsi
qu'un puceron pris entre deux feuillets d'un livre, sous la
menace d'un aplatissement complet.
Pas une parole η 'était échangée. Ils tapaient tous, on
n'entendait que ces coups irréguliers, voilés et comme
lointains. Les bruits prenaient une sonorité rauque, sans
un écho dans l'air mort. Et il semblait que les ténèbres
fussent d'un noir inconnu, épaissi par les poussières
volantes du charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur
les yeux. Les mèches des lampes, sous leurs chapeaux de
toile métallique, n'y mettaient que des points rougeâtres.
On ne distinguait rien, la taille s'ouvrait, montait ainsi
qu'une large cheminée, plate et oblique, où la suie de dix
hivers aurait amassé une nuit profonde. Des formes spec­
trales s'y agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir
une rondeur de hanche, un bras noueux, une tête violente,
barbouillée comme pour un crime. Parfois, en se déta­
chant, luisaient des blocs de houille, des pans et des arêtes,
brusquement allumés d'un reflet de cristal Puis, tout
retombait au noir, les rivelaines tapaient à grands coups
sourds, il n'y avait plus que le halètement des poitrines, le
grognement de gêne et de fatigue, sous la pesanteur de
l'air et la pluie des sources.
Zacharie, les bras mous d'une noce de la veille, lâcha
vite la besogne (...). »

La plongée de l'analyse dans un extrait relativement long


ne laisse pas d'inquiéter... La démarche sémiotique, en effet,
projette les exigences de minutie propres au linguiste attaché
à des examens ponctuels, sur des objets de dimensions beau­
coup plus considérables. La quantité des faits de signification,
explicites et implicites (liés au problème fondamental des
relations transphrastiques) est si élevée dans un texte qu'on
peut craindre, non sans raison parfois, qu'une hypertrophie
des instruments de description fasse littéralement « perdre de
vue » l'objet observé : tout cela pour mettre à nu et reconsti­
tuer la synthèse immédiate du sens qu'un lecteur compétent
effectue en quelques secondes. C'est pourquoi, entre la
98
rigueur méthodologique et l'effet global à restituer, il nous
faut tenter de trouver une mesure.
Quelques mots donc, pour commencer, sur l'organisa­
tion générale du texte 7 : le jeu des temps verbaux justifie
« l'extraction » que nous avons opérée et impose le passage
cité comme un ensemble homogène. Alors que l'imparfait,
marquant l'aspect duratif et itératif du travail est le seul
temps verbal utilisé au fil des quatre paragraphes, un premier
passé simple marquant l'irruption du sème aspectuel de
/ponctualité/ (et, accessoirement ici, de /terminativité/ lié au
sémème verbal lui-même) indique la reprise du récit au début
du cinquième paragraphe.
D'un autre côté, le contenu d'ensemble correspond au
schéma du « travailleur descripteur » proposé par Ph.
Hamon, du moins dans une première approximation : les
éléments descriptifs, dont la totalité additionnée constitue un
inventaire des lieux, des positions, des instruments et des
gestes du mineur, se trouvent saisis dans un énoncé syntaxi­
que de /faire/. Toutefois, au delà de cette syntagmatisation
globale dont tire profit la dimension à la fois documentaire et
iconique du livre, il est intéressant d'examiner de plus près la
disposition et la distribution de ces sujets de /faire/ puisque
ce sont elles qui organisent le fonctionnement interne du
texte et justifient, à l'évidence, le découpage en quatre para­
graphes.
Le premier paragraphe a pour sujet phrastique « les qua­
tre haveurs », repris trois fois par l'anaphorique « ils » : c'est
l'instauration du sujet collectif à travers un premier pro­
gramme pragmatique commun qui concerne leur disposition
somatique. Le deuxième paragraphe, par le jeu des anthropo-
nymes, isole chacun des acteurs dans sa position relative ; un
second programme commun, mais désormais individualisé,
déploie les différents segments du faire pragmatique d'« arra­
chage » de la houille ; les sujets phrastiques sont alors « cha-

7. Nous reprenons partiellement ici, en l'approfondissant, l'ana­


lyse du même extrait réalisée à des fins pédagogiques dans notre Ger­
minal d'Émile Zola, Paris, Pédagogie Moderne - Bordas, coll. Lecto-
guide, 1981, pp. 83-85.
99

cun », « il », « il », avant le retour au sujet collectif (« ils ») qui


conjoint l'achèvement du récit de la tâche avec la « dispari­
tion » des acteurs. Le troisième paragraphe isole et localise le
programme d'un seul sujet : « Maheu » ; cette sélection est
abondamment référentialisée et en même temps justifiée, en
l'occurrence par la position relative de l'ouvrier dans la taille
(il est « tout en haut »), corrélée à son rôle thématique au sein
du groupe (il est « chef d'équipe »), mais aussi par le caractère
exceptionnellement dysphorique de son /faire/ (« C'était
Maheu qui souffrait le plus»). Le quatrième paragraphe,
enfin, effectuant un nouveau débrayage actantiel, réinstalle
d'abord l'acteur collectif dans son /faire/ itératif sommaire
(« ils tapaient tous »), mais c'est pour l'occulter aussitôt der­
rière l'émergence des sujets non-anthropomorphes : les
« choses », occupant désormais le devant de la scène, devien­
nent les sujets phrastiques de presque tous les énoncés du
paragraphe : « les bruits », les « ténèbres », « les mèches des
lampes », « la taille », « la suie », « des formes », « des blocs
de houille », « tout », « les rivelaines » ; les quelques sujets
restants appartiennent à la classe de ces fantômes d'univers
(sujet doxologique, sujet neutre ou sujet de « l'ordre des cho­
ses », dont A. Berrendonner a bien dégagé le statut actan­
tiel 8) : « il semblait que les ténèbres fussent d'un noir
inconnu...», «On ne distinguait rien», «il n'y avait
que... ».
On voit sans difficulté que le système de distribution des
sujets (sémiotiques et phrastiques) correspond à un processus
réglé d'éclatement, de morcellement, puis d'élimination pro­
gressive du sème d'/humanité/ dans l'itinéraire descriptif: de
l'humanité collective du groupe, nous sommes passés à
l'humanité individuelle des travailleurs, puis à celle, suppli­
ciée, de Maheu, pour qu'enfin, tout anthroponyme ayant dis­
paru, l'iconicité humaine laisse le champ libre à celle des
choses. Quels fragments en reste-t-il dans le dernier paragra­
phe? La communication verbale n'existe plus («pas une
parole n'était échangée »), renvoyant l'activité sensorielle de

8. A. Berrendonner, « Le fantôme de la vérité », in Éléments de


pragmatique linguistique, Paris, Minuit, 1981, pp. 59-61 notamment.
100

l'ouïe à la seule perception des « bruits » ; les « yeux », alour­


dis par les gaz et enveloppés d'une «nuit profonde», ont
perdu leur fonction thématique ; des métonymes /humains/
surgissent parfois, mais si fugaces et fragmentés qu'aucun
trait isotopant ne permet d'en inférer la reconstitution d'un
corps global ; restent le « halètement » et le « grognement »
qui, s'ils renvoient bien à de l'/animé/, ne permettent pas de
conclure qu'il s'agit là d'un /animé-humain/ ; et, en retour,
c'est l'instrument, «la rivelarne» qui est devenue le sujet
anthropomorphe du faire.
Bref, si le sujet travailleur a disparu, que reste-t-il de
l'espace qu'il est supposé construire ? Or, cet espace est bien
là avec son champ, son ordre et sa disposition, comme
l'atteste la très abondante lexicalisation des relations récipro­
ques qui régissent ses parties. Nous devons donc reconnaître
et analyser, parallèlement à la médiation justificatrice des
« travailleurs », et en quelque sorte « derrière » eux, la posi­
tion d'un autre actant, observateur, qui assume une compé­
tence descriptive propre, actualisée en une performance qui
est elle-même soumise à bien des aléas. En effet, et c'est cela
surtout qui nous a paru intéressant, cet actant implicite du
procès de spatialisation accomplit, si l'on peut dire, un itiné­
raire cognitif conforme à celui des travailleurs dont il suit,
tantôt de loin tantôt de près, se nichant avec eux dans les
recoins de la taille mais sollicitant aussi bien un savoir exté­
rieur et second, l'agitation pragmatique. C'est ce parcours
implicite que nous pouvons interpréter en termes de varia­
tions aspectuelles de la spatalité. Etroitement combinés avec
les différentes positions d'observation, se mettent en place
des ordres différents de connaissance de l'espace qui en impo­
sent la structure dynamique.
Dans les deux premiers paragraphes, l'observateur dis­
pose d'un champ de vision élargi, comme s'il se trouvait à
distance, son regard traversant la transparence des roches,
capable d'embrasser la scène d'un seul coup d'æil. L'espace
qu'il construit est alors celui, rationalisé, d'un arpenteur. Il
dispose, sur l'axe de la verticalité, les différents acteurs « les
uns au-dessus des autres » ; il envisage « toute la montée du
front de taille » ; il mesure à l'aide de quantificateurs spatiaux
101

l'extension latérale de la veine (« quatre mètres environ » par


haveur) et son épaisseur («cinquante centimètres»), qu'il
perçoit alors avec une remarquable netteté, ordonnant sa per­
ception à partir d'un savoir extérieur à elle-même. Puis, de
globale qu'elle était, la construction spatiale devient
« locale » dans le second paragraphe ; elle reste cependant
tout aussi extérieure, et même, pourrait-on dire, rapprochée,
comme pour assurer avec une plus grande précision l'illusion
denotative. Curieusement, elle emprunte tout d'abord un iti­
néraire ascendant (« en bas » → « au-dessus » → « tout en
haut ») puis, lorsqu'elle s'applique au faire lui-même, un iti­
néraire descendant (le lit de schiste est « creusé », le coin de
fer est «enfoncé» « à la partie supérieure» du bloc de
houille, et les morceaux détachés s'accumulent « sous » les
ouvriers). Enfin, confirmant l'extériorité de la vision, et
annulant le /pouvoir voir/ de l'observateur, les haveurs « dis­
paraissaient » derrière les blocs amassés : la complémentarité
des deux trajectoires se résoud ici, abolissant l'espace visible
du spectacle, et le clôturant comme un tomber de rideau.
La perspective des deux paragraphes suivants est toute
différente : l'observateur s'est déplacé. Franchissant l'espace
qu'a construit son savoir antérieur — et qui se trouve désor­
mais « mis en mémoire » et référentialisé — il entre mainte­
nant « à l'intérieur» et sa compétence cognitive ne se
construit plus à l'aide des mêmes paramètres. Dans le troi­
sième paragraphe, il vient occuper avec Maheu l'espace local
que celui-ci habite. Si le système des localisations direction­
nelles demeure présent (et structurant), ses traces lexicales
sont désormais considérablement réduites, et leur orientation
générale est autre ; celle-ci répond à une dynamique exclusi­
vement descendante. Dans cet espace ténu de l'extrême
proximité (« près de sa tête », « au-dessus de lui, à quelques
centimètres »), le pôle supérieur de la verticalité est d'abord
énoncé (« En haut »). C'est ensuite le mouvement de la chute
des gouttes (« tombant (...) toujours à la même place »), qui
en signale le pôle inférieur. Enfin, l'immobilité forcée de
l'acteur (seulement « secoué » par son travail) conjuguée à
cette mobilité descendante et rapprochée de la matière, justi­
fie la réduction de l'espace du milieu {«entre les deux
102

roches », « entre deux feuillets d'un livre ») jusqu'à ce que la


négation même de la dimension verticale fasse surgir la figure
de « l'aplatissement ». Cette nouvelle annulation de l'espace,
faisant écho à celle qui achevait le paragraphe précédent, clôt
à son tour celui-ci. On notera toutefois encore l'apparition de
deux éléments métaphoriques («buée de lessive», «ainsi
qu'un puceron »), procédure discursive absente des deux pre­
miers segments, dont le statut au regard du dispositif iconi-
que dans son ensemble demande à être précisé.
C'est qu'en effet le même phénomène de métaphorisa-
tion se retrouve à plusieurs reprises dans le dernier paragra­
phe de l'extrait : il nous semble, de manière générale, pouvoir
être interprété ici non pas seulement en termes axiologiques,
ni comme addition d'une échappée figurative, mais comme
une procédure de substitution venue suppléer une iconicité
que la perte de compétence de l'observateur rend soudain
irréalisable : la métaphore relève, pourrait-on dire, d'une
délégation iconique de la spatialité. « La taille », devenue en
elle-même imperceptible, «s'ouvrait, montait, ainsi qu'une
large cheminée plate et oblique, où la suie de dix hivers aurait
amassé une nuit profonde ». Les deux autres métaphorisa-
tions du passage relèvent, quoique différemment, du même
principe (« une tête (...) barbouillée, comme pour un crime »
et « reflet de cristal »).
Mais revenons à la « prise directe » de l'observateur sur
l'espace. Tout en restant à l'intérieur de la « scène », comme
dans le paragraphe précédent, il a cette fois pris du recul,
retournant à la focalisation globale d'un espace devenu invi­
sible. Cette faillite de la compétence visuelle est abondam­
ment lexicalisée. Disons seulement qu'en l'absence de toute
localisation directionnelle relative (plus de «haut» ni de
« bas »), la spatialité n'est plus conçue comme un dispositif
continu avec ses axes et sa géométrie orientée (cf. paragraphes
1, 2 et partiellement 3) mais comme une accumulation de
fragments ponctuels (« points rougeâtres », « reflets »,
« lueurs perdues ») discontinus, dissociés, et sans la moindre
relation linéaire. Marque significative de cette non-compé­
tence visuelle, le sujet du /ne pas pouvoir voir/ est lexicalisé
sous la forme, comme on l'a déjà remarqué plus haut, de
103
l'actant « d'univers » (« il semblait », comme dans « il
pleut »), de l'actant « opinion publique » (« on n'entendait »)
ou même d'un actant zéro [0] lorsqu'il s'agit d'un « voir »
résiduel, comme dans « les lueurs perdues laissaient [0] entre­
voir», là où un actant humain pourrait très bien prendre
place (ex. : « ...laissaient [Zacharie] entrevoir une ron­
deur... »).
En revanche, d'autres véhicules sensoriels sont mobilisés
pour constituer la compétence perceptive de l'observateur et
circonscrire de la spatialité : ce sont l'ouïe (« on n'entendait
que les coups », « les bruits prenaient une sonorité rauque »,
« le halètement », « le grognement »), l'odorat (« les gaz ») et
le contact du toucher (« les coups », « les rivelaines
tapaient... »). Le relais de la vision perdue ainsi pris par les
autres ordres de la perception relève, de la même manière que
les métaphorisations, d'un principe de substitution. Non seu­
lement, en effet, ces itinéraires perceptifs nouveaux permet­
tent de maintenir, de manière aléatoire et discontinue, l'iso­
topie iconique de la spatialité, mais encore ils sont le plus
souvent spatialisés au sein de leur énoncé même (par les pré­
dicats dans lesquels ils sont investis ou par les qualifications
qu'ils reçoivent). C'est le cas, notamment, du vecteur auditif:
« on n'entendait que ces coups irréguliers, voilés et comme
lointains », puis : « les bruits » (...), sans un écho dans « l'air »
(l'écho est, par définition, la spatialisation d'une onde
sonore), ou encore les « grands coups sourds » des rivelaines.
De même, les « gaz » sont dotés d'une directionalité haut →
bas : « ils pesaient sur les yeux ». Enfin, alors que ce « noir
inconnu » est marqué au sceau du non-savoir, on peut encore
constater que l'occultation du « voir » est elle aussi spatiali-
sée suivant toujours cette même orientation de la chute :
« tout retombait au noir », « une nuit profonde ».
Cette nouvelle spatialité, fonctionnant en partie sur le
principe de la substitution, ou du transfert iconique, est une
spatialité diffuse, multidirectionnelle, et non ordonnée par un
seul et même mouvement : son modèle peut être recherché
dans l'énoncé : « des formes spectrales s'y agitaient ». Il est
clair qu'elle renvoie à un autre ordre de la connaissance que la
première et qu'elle détermine, aspectuellement, un autre
104

fonctionnement du «point de vue» de l'observateur. On


s'aperçoit, en suivant la même idée, que ce sont ces variations
aspectuelles, corrélées avec la variation des sujets, qui ordon­
nent, de l'intérieur, le développement même du passage. On
peut ainsi, schématiquement, résumer nos conclusions et les
représenter dans le tableau suivant, qui fait nettement appa­
raître la systématicité « clôturante » de l'organisation spatiale
dès qu'elle est envisagée d'un point de vue aspectuel : les deux
premiers paragraphes s'opposent aux derniers par la position
de l'observateur (extérieur vs intérieur) et chacun des groupes
articule de manière inverse l'opposition aspectuelle que nous
avons (approximativement) désignée par « global » vs
« local » ; chacune de ces oppositions, à son tour, se ramifie et
se distingue de groupe à groupe, à partir de l'opposition conti­
nuité vs discontinuité (de l'itinéraire perceptif), et proximité
vs éloignement (de la source observatrice).

Une question conclusive, enfin, de portée plus générale,


mériterait d'être débattue : c'est celle qui consiste à se deman­
der à quoi correspondent ces deux ordres de construction
cognitive de la spatialité, nettement polarisés entre les pre-
105

mier et quatrième paragraphes, plus entremêlés ailleurs,


notamment dans le troisième. Au delà des deux formes de
discursivité spatiale, l'une rationnellement articulée sur les
bases d'un « méta-savoir » préalablement construit et réin­
vesti ici, l'autre confusément disséminée dans une quête insa­
tisfaite de spatialité projective, ne peut-on pas discerner deux
objectifs de discours distincts qui, dans un perpétuel effet de
référence l'un par rapport à l'autre, renvoient aux grands
paramètres considérés parfois comme définitoires du dis­
cours « réaliste » ? D'un côté un discours pédagogique de la
spatialité, réitérant inlassablement ses repères, et de l'autre
un discours « mythique », cherchant à faire sortir un sens du
chaos des formes 9?

9. Il est intéressant d'observer, dans cette perspective, que la


« phase intermédiaire » entre les deux représentations extrêmes de la
spatialité (le paragraphe 3), contient un véritable inventaire des formes
du supplice : tous les éléments de la substance matérielle participent
tour à tour à la torture de Maheu et leur programme global peut être
interprété comme un «motif» médiateur entre la spatialité rationali­
sante et la spatialité mythique.
CHAPITRE V

PROMISCUITÉS ET DISTANCES :
L'ESPACE DU CONTACT

L'analyse de l'extrait précédent a montré la variabilité


des représentations discursives de l'espace, dès lors qu'on les
envisage sous l'angle aspectuel qui leur est inhérent ; elle a
permis aussi de s'interroger sur la fonctionnalité propre des
différentes visées cognitives que tel ou tel dispositif spatial
induit. Mais qu'en est-il lorsque l'espace vient à manquer ?
Lorsqu'aucune lexicalisation ne confirme explicitement
l'impression de lieu que la lecture a cependant construite ?
Comment s'articulent alors des productions de spatialité dis­
tinctes, mais convergeant en une fixation référentielle uni­
que ? Prolongeant l'examen des espaces de la proximité, nous
envisagerons cette nouvelle ouverture des potentialités d'ins­
cription de la spatialité dans le discours romanesque à travers
deux analyses. Le principe directeur que nous y investissons
est le même que précédemment : ce qui prime n'est pas
l'énoncé d'un lieu, avec ses différents types de repérages, mais
plutôt l'énoncé d'une occupation spatiale. Pour construire
son espace, l'énonciateur se «transporte» en l'un de ses
points virtuels — éventuellement diffus — qui devient le
repère focal à partir duquel la lecture élabore la disposition
d'ensemble. C'est ce transfert qui détermine alors — en
dehors de la localisation présupposée et implicitée — la qua­
lité particulière du lieu énoncé.
Le premier passage auquel nous allons nous intéresser
est tiré du chapitre II de la Troisième partie. Il s'agit du bal du
Bon Joyeux, le soir de la ducasse, lorsque la fête bat son plein.
La seconde étude portera sur la confrontation de deux brèves
séquences décrivant les «façons de manger» (chez les
ouvriers d'un côté, chez les bourgeois de l'autre), que nous
108

envisagerons sous l'angle de la focalisation spatiale, conçue


comme élément distinctif d'un même programme de faire.

Premier extrait : le bal de la ducasse (pp. 155-156)


«Jusqu'à dix heures, on resta. Des femmes arri­
vaient toujours, pour rejoindre et emmener leurs hom­
mes ; des bandes d'enfants suivaient à la queue ; et les
mères ne se gênaient plus, sortaient des mamelles longues
et blondes comme des sacs d'avoine, barbouillaient de lait
les poupons joufflus ; tandis que les petits qui marchaient
déjà, gorgés de bière et à quatre pattes sous les tables, se
soulageaient sans honte. C'était une mer montante de
bière, les tonnes de la veuve Désir éventrées, la bière
arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des
yeux et d'ailleurs. On gonflait si fort, dans le tas, que
chacun avait une épaule ou un genou qui entrait chez le
voisin, tous égayés, épanouis de se sentir ainsi les coudes.
Un rire continu tenait les bouches ouvertes, fendues
jusqu'aux oreilles. Il faisait une chaleur de four, on cui­
sait, on se mettait à l'aise, la chair dehors, dorée dans
l'épaisse fumée des pipes, et le seul inconvénient était de
se déranger, une fille se levait de temps à autre, allait au
fond, près de la pompe, se troussait, puis revenait. Sous les
guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient
plus, tellement ils suaient ; ce qui encourageait les gali-
bots à culbuter les herscheuses, au hasard des coups de
reins. Mais, lorsqu'une gaillarde tombait avec un homme
par-dessus elle, le piston couvrait leur chute de sa sonne­
rie enragée, le branle des pieds les roulait, comme si le bal
se fût éboulé sur eux. »

Dans son célèbre ouvrage Mimesis, E. Auerbach analyse


cet extrait comme un exemple particulièrement significatif de
la « représentation de la réalité dans la littérature occiden­
tale » au xixe siècle. Le commentaire qu'il en propose nous
paraît aujourd'hui parfaitement tautologique, puisqu'il
consiste à développer (très figurativement) l'idée que le texte
de Zola dit bien ce qu'il veut dire, que la représentation qu'il
109
produit est «vraie», et que «l'art du style (...) est mis au
service de la déplaisante, oppressante, désespérante vérité » 1.
H. Mitterand, évoquant cette étude, y voit le cas typique « de
ce qu'on pourrait appeler une analyse naïve, où le système de
représentation du commentateur, se retrouvant dans celui du
romancier, fait de cet effet de miroir un critère de vérité » 2 .
Une remarque incidente d'E. Auerbach, pourtant, nous
paraît ouvrir clairement la perspective d'une analyse sémio-
tique de cette « scène » : « On pourrait ajouter, écrit-il, que
Zola a visiblement insisté sur l'aspect purement sensoriel de
son " tableau littéraire " d'une orgie plébéienne, que dans ce
paragraphe son talent se fait essentiellement pictural, par
exemple dans la représentation des chairs » 3.
C'est bien, en effet, sur cette picturalité que nous allons
centrer les fragments d'analyse qui suivent. L'espace, en tant
que «lieu» délimité, est discursivement absent de ce pas­
sage : les traces de la /dimensionalité/ sont réduites à de rares
repères presque effacés (entrées et sorties, déplacements « au
fond » [de la salle]) ; en revanche, la spatialité est marquée
d'une autre manière, par d'autres constructions iconiques qui
tout à la fois présupposent le lieu et l'occultent : ce sont les
« corps » des acteurs, spatialisés sous deux formes contradic­
toires. Ils apparaissent simultanément sous la forme (méto­
nymique) de fragments dissociés (« les mamelles », « les pan­
ses», «le nez», «les yeux», «épaule», «genou», «cou­
des », « bouches ouvertes », etc.), et sous celle d'un corps uni­
que, aux éléments soudés ou imbriqués, ne possédant pas de
trait d'individuation (« On gonflait si fort, dans le tas, que
chacun avait une épaule ou un genou qui entrait chez le voi­
sin, tous égayés, épanouis de se sentir ainsi les coudes»).
D'un point de vue actantiel, on pourrait dire que les danseurs
passent, sans transformation intermédiaire, du statut

1. E. Auerbach, Mimésis, op. cit., p. 505.


2. H. Mitterand, Le discours du roman, op. cit., p. 84. L'auteur
prolonge aussi sa critique dAuerbach en montrant comment, à partir
d'un deuxième extrait analysé par celui-ci, jouent dans le texte
« d'autres contraintes que celles de l'énoncé référentiel, de la pure et
exacte mimésis du réel social ».
3. E. Auerbach, op. cit., p. 503.
110
« d'unité partitive » à celui de « totalité intégrale » 4 : la sélec­
tion d'un petit nombre de leurs déterminations communes
leur fait perdre l'intégrité qui les constituait comme des « uni­
tés», mais d'un autre côté ils se forment aussitôt en une
totalité nouvelle sans l'assertion d'une appartenance com­
mune liée à ces propriétés qu'ils partagent.
D'un point de vue sémantique, on observe aussi que
deux isotopies spatiales traversent l'ensemble des lexicalisa­
tions somatiques : l'une est située sur l'axe de la /stativité/ et
l'autre sur l'axe de la /mobilité/ ; au premier correspondent
les formes arrondies («mamelles», «poupons joufflus»,
« les tonnes (...) éventrées, la bière arrondissant les panses »,
etc.) et du second dépendent hyponymiquement les parcours
dynamiques du gonflement et de l'écoulement (les mamelles
« barbouillaient de lait », « les petits (...) se soulageaient », la
bière qui « arrondit » et qui « coule » d'un peu partout, « la
chair dehors», les filles qui se troussent... et reviennent, la
sueur qui aveugle, etc.). Cette double isotopie construit un
micro-univers sémantique dont le mode régit l'ensemble de
l'extrait, et que nous pouvons présenter comme suit :

Seuls les termes corrélés du pôle (+) sont actualisés dans le


texte, à l'exclusion des termes marqués (-) : il en résulte un
véritable système interne de coordonnées spatiales, indiffé­
rentes aux catégories dimensionnelles de la perception, et
régies par celles de « l'intersection (des volumes) » et de la
« diffusion (pluridirectionnelle) ». Il resterait bien sûr à doter
ces catégories d'un statut spécifique dans une taxinomie hié­
rarchisée des sèmes spatialisants. Il apparaît, en tout cas, que
4. Cf. « la structure formelle de l'actant collectif» — déjà évoquée
plus haut (chapitre I, p. 48) — in A.J. Greimas, Sémiotique et sciences
sociales, op. cit., p. 98.
1ll

la « proximité » (espace — sujet), initialement posée comme


un état, se trouve elle-même transformée en une structure
dynamique, celle de « l'intrication », par laquelle les investis­
sements figuratifs du sujet constituent un espace propre.
L'espace, c'est le sujet.
La « picturalité » qu'évoque Auerbach relève donc d'un
dispositif syntactico-sémantique que nous avons esquissé ici
à grands traits. Tout se passe ainsi : le faire cognitif de l'obser­
vateur s'exerce à partir du milieu ; il prélève des fragments
faits de perspectives discontinues, et les réorganise en une
totalité. Cet ensemble de formes délimite sa performance,
comme si la spatialité figurative n'avait alors pas d'autre seuil
que l'intimité des rondeurs et des écoulements. La salle de bal
a disparu ; le lieu s'inscrit désormais dans les corps qui l'occu­
pent. Les repères de l'espace englobant sont presque totale­
ment effacés, et l'espace englobé se trouve érigé en une struc­
ture propre, repérée par rapport à elle-même, définissant
dans ses relations internes et par son dynamisme une variété
particulière de spatialisation. Le « débordement » qui carac­
térisait l'activité somatique (au niveau narratif) est de cette
manière référentialisé (au niveau de la mise en disours) dans
le procès de focalisation : exclusivement dessinés, les corps
franchissent les bornes de l'espace où ils évoluent.

Deuxième extrait : façons de manger

Le repas des Maheu, le jour La fin du déjeuner chez les


de la ducasse (p. 145). Hennebeau, le premier jour
de la grève (p. 204).
« Ils ne se souvenaient pas « (...) Le dessert paraissait.
d'un pareil régal. Même à la Une charlotte de pommes
dernière Sainte-Barbe (...), le meringuées fut comblée
lapin η'avaitpas été si gras ni d'éloges. Ensuite, les dames
si tendre. Aussi les dix paires discutèrent d'une recette, au
de mâchoires, depuis la petite sujet de l'ananas qu'on
Estelle dont les dents com­ déclara également exquis.
mençaient à pousser, Les fruits, du raisin et des
jusqu'au vieux Bonnemort en poires, achevèrent cet heu-
112

train de perdre les siennes, reux abandon des fins de


travaillaient d'un tel cœur que déjeuner copieux. Tous cau­
les os eux-mêmes disparais- saient à la fois, attendris,
saient. C'était bon la viande pendant que le domestique
(...)» versait un vin du Rhin, pour
remplacer le champagne jugé
commun. »

On comprendra ici comment il peut être légitime, dans


un travail sur les constructions discursives de la spatialité,
d'examiner des textes où les lexicalisations spatiales propre­
ment dites sont notablement absentes. Cela, en effet, ne sau­
rait étonner que dans le cadre d'une réflexion dont les critères
s'établiraient sur les seules positions des objets énoncés, et
non pas en fonction des relations situationnelles de position­
nement. C'est bien entendu cette seconde démarche que nous
tentons de développer ici. C'est pourquoi il est légitime d'étu­
dier « l'espace institué » — dans le mesure où il apparaît tel
sur la base de critères spatiaux rigoureusement reconstructi­
bles — par exemple entre un sujet mangeant et un objet
mangé : l'écart entre les deux types d'espaces nous paraît
d'autant plus significatif que c'est, à nos yeux, cette double
focalisation qui assure, plus que les lexicalisations des
« plats » eux-mêmes, la variation socio-culturelle des maniè­
res de table. La distinction repose donc sur le statut de
« l'objet alimentaire » en relation avec « le sujet mangeur »,
tel que cette relation est instituée par la « distance focale » de
l'observateur.
Dans la première scène (le repas des Maheu), la descrip­
tion est encadrée d'un double commentaire, répondant au
mécanisme de la co-énonciaion du narrateur et de l'acteur
(discours indirect libre). La phrase centrale, où se définit
essentiellement la position de l'actant observateur, décrit
l'activité même de manger. Le premier commentaire déve­
loppe les qualifications euphoriques de l'aliment (« gras » et
« tendre ») ; le second, conclusif, porte sur sa nature généri­
que : « c'était bon, la viande ». D'un point de vue syntagma-
tique, cette généralisation est intéressante : en effet, l'inter-
113
prétation d'un tel commentaire engage, de la part de l'énon-
ciataire, une opération de catalyse. Sa compétence narrative
et culturelle l'invite à reconstruire la rareté de l'objet alimen­
taire dans son caractère générique même (s'il n'était pas ainsi
valorisé, on attendrait alors — comme ce sera le cas dans
l'autre segment — un éloge portant sur des caractères spéci­
fiques, tels que le mode de préparation, la saveur du plat,
etc.). Le commentaire renvoie donc à l'état disjonctif de man­
que dans lequel se trouve le sujet. Celui-ci, de la même
manière que dans l'analyse précédente, est fîgurativement
construit comme une totalité partitive : la consommation du
lapin est liée à la seule activité masticatoire. On peut donc
décrire cette activité comme le déploiement des programmes
dont les « dix paires de mâchoires » sont le sujet. On voit
l'intérêt qu'il y a à envisager « les mâchoires » autrement que
comme une simple métonymie : les décrire comme « la partie
pour le tout » ne peut, au mieux, que dénommer des états. Or
il s'agit bien en réalité de la figurativisation d'un parcours
narratif: la conjonction du sujet «bouche» avec l'objet de
valeur « lapin ». Et ce parcours est lui-même déterminé par la
focalisation dont il est la visée et qui permet d'associer
l'espace du repas et les programmes du sujet. Ce sont les
programmes itératifs de l'introduction alimentaire, spatiali-
sée sur l'axe extérieur → intérieur (« les os eux-mêmes dispa­
raissaient »), qui régissent l'« effet de lieu ». Nous pouvons
noter, accessoirement, que le métonyme supplémentaire que
sont « les dents », se trouve lui aussi érigé comme l'acteur
d'un « récit de vie » dont le parcours se déroule entre les pôles
de l'axe spatial : émergence → chute. La scène du repas, dans
son ensemble, définit donc un espace pragmatique minimal,
susceptible de faire émerger le sème d'/animalité/.
C'est exactement le contraire qui se passe dans le second
fragment. Chez les Hennebeau, l'activité de manger n'est pas
décrite en elle-même : l'« épreuve principale » du parcours
narratif est constamment occultée. L'énonciataire la recons­
truit, par catalyse, à partir des programmes de sanction (les
éloges) qui accompagnent inévitablement l'énoncé de chaque
plat. Le « convive » bourgeois n'est pas un sujet masticateur
dont le programme organique est encadré par une histoire —
114

celle de la vie et de la mort de ses dents ; il est un Destinateur


judicateur, glorifiant — hors histoire — une action dont il
n'est pas dit un seul mot. La nourriture, dès lors, n'est pas tant
construite comme objet d'alimentation que comme objet de
discours. Elle perd son statut pragmatique au profit d'un sta­
tut cognitif : la totalité des mangeurs « comblent d'éloges » la
charlotte ; les dames « discutent d'une recette au sujet de
l'ananas » (ce qui, indiquant une préoccupation relative au
savoir(-faire) complexe de la cuisine, constitue un indice
socio-culturel) ; l'ananas est « déclaré exquis » ; tous « cau­
saient à la fois » : le repas s'achève dans un échange verbal
généralisé, où se situe un ultime commentaire sur « le cham­
pagne, jugé commun» (nouvel indice socio-culturel qui
creuse l'écart entre cette bourgeoisie et les mineurs, buveurs
de bière et de genièvre, par l'introduction implicite d'une
classe médiane, la petite bourgeoisie, susceptible de considé­
rer le champagne comme une boisson raffinée). Bref, le repas
apparaît comme un réseau complexe de relations cognitives
inter-actorielles, supportant le même programme pragmati­
que qu'à l'instant, mais totalement absent de la manifestation
discursive. La fonction alimentaire de la bourgeoisie, enfouie
sous le discours, apparaît comme une pratique culturelle émi­
nemment socialisée, étrangère alors à son /animalité/ d'ori­
gine.
On observera aussi que les commentaires, cette fois, ne
font jamais intervenir la co-énonciation du narrateur, et sont
du même coup réduits à des énoncés descriptifs distanciés par
le prédicat introducteur (ce qui aurait été le cas si on avait eu
plus haut : jamais « le lapin n'avait été jugé si gras ni si ten­
dre »). Ce fait corrobore le nouvel ordre spatial du repas :
l'observateur s'est éloigné, l'espace de l'aliment est devenu
l'espace du plat, celui du corps est désormais celui de la
parole. A l'extrême proximité s'oppose la distance, à l'adhé­
sion le recul, et à la tension la détente. Ces derniers termes
peuvent être considérés comme des catégories aspectuelles,
renvoyant d'une part au duratif/itératif, et de l'autre au ponc­
tuel/itératif. Le contraste entre les deux types de spatialité
instituée peut alors être interprété sur la base des deux oppo­
sitions corrélées :
115
catégories spatiales proximité éloignement
catégories aspectuelles tension détente
(repas des (repas des
Maheu) Hennebeau)

La « mise en scène » des conduites alimentaires, de leurs


particularités socio-culturelles et de leur ethos spécifique est
bien, avant tout, un effet de la mise en discours des conte­
nus.
On voit donc comment l'isolement et l'exploitation de la
dimension axiologique d'une part — qui constitue l'horizon
de référence et fonde l'orientation finalisée des parcours des­
criptifs — et la reconnaissance de l'aspectualisation d'autre
part — qui, parce qu'elle lui est inhérente, permet d'envisager
tout énoncé spatial comme un procès de spatialisation —
forment ensemble l'armature à l'aide de laquelle nous pou­
vons appréhender les formations d'espace dans le discours.
Ces deux instruments de l'analyse éclairent de la sorte une
tendance générale et remarquable de l'écriture zolienne (et de
bien d'autres sans doute) : le « réaliste », puisque c'est par là
aussi qu'il se définit, ignore ou refuse l état descriptif, il l'ins­
crit dans un mouvement téléologique, il le narrativise. On
pourra notamment observer ce phénomène dans l'usage — si
abondant — de la métonymie : celle-ci n'apparaît pas seule­
ment comme une figure isolée, caractéristique du discours
romanesque au xixe siècle (cf. R. Jakobson) ; elle ne recouvre
pas seulement tel ou tel rôle actantiel développant son régime
propre de programmes ; elle constitue, dans le mouvement de
la spatialisation, la trace d'un procès narratif généralisé de
l'observateur.
CHAPITRE VI

TOPOGRAPHIE ET INTELLIGIBILITÉ
DU MONDE

Pour compléter cette étude des constructions discursives


de la spatialité, il faut maintenant envisager de manière plus
synthétique le déploiement syntagmatique global du disposi­
tif. Un exemple vient assez à propos : c'est la description
redondante du paysage minier considéré uniquement dans sa
dimension « de surface ». En dehors des multiples occurren­
ces fragmentaires qui en sont au fil du livre les spécifications
locales, le paysage de la plaine fait l'objet à quatre reprises
d'une mise en scène générale : au début du roman, lorsque le
héros, venu du nord, arrive sur le site de Montsou que la nuit
rend invisible et rencontre le charretier Bonnemort qui va lui
« raconter » l'espace environnant (I,1, pp. 7-17) ; à lafinde la
première partie, quand ce même héros, en plein jour, par­
court du regard la disposition des lieux juste avant de prendre
la décision de demeurer sur place (I, 6, pp. 71-72) ; à la fin de
la seconde partie, au soir de la première journée, quand il
vient d'apercevoir Catherine et Chaval enlacés et qu'il jette,
avant de rentrer chez Rasseneur, «un dernier regard aux
ténèbres » (II, 5, p.130); et enfin, dans les dernières pages du
roman, lorsqu'Etienne quitte le site de la mine par une mati­
née de printemps et reprend son voyage vers Paris.
Il serait bien sûr trop long, et sans doute fastidieux d'étu­
dier avec minutie chacune de ces descriptions de lieux : d'ail­
leurs, les procédures mises en œuvre sont extrêmement récur­
rentes et en nombre relativement limité. Nous allons plutôt
nous contenter de quelques remarques transversales centrées
sur l'intégration des dimensions axiologiques et aspectuelles
dans les constructions discursives de la spatialité.
Deux remarques générales tout d'abord s'imposent. Pre­
mièrement, ces diverses séquences se développent toutes sur
118

Dessin, de la main de Zola. Bibliothèque Nationale, Ms., N.A.F.,


10308, 109 ; d'après Les Rougon-Macquart, La Pléiade, T. 3, op. cit.,
p. 1853.

la base unique d'un «référent» qui est lui-même un dis­


cours : la topographie des lieux, dessinée par Zola. Pas plus
que la représentation linéarisée du discours verbal, la carto­
graphie (qui se lit en simultanéité) ne doit être considérée
en-dehors du point d'observation qu'elle stipule : l'objectiva-
tion du plan ne peut faire oublier qu'il s'agit là de la projec­
tion orientée, vue de haut et de loin, d'un espace qui réfère
implicitement aux coordonnées du système cardinal. La carte
fournit au texte les repères qui vont lui permettre d'agencer
parcours et itinéraires perceptifs selon une ordonnance ratio­
nalisée (car elle est le fait d'un consensus « scientifique »), et
reproductible indéfiniment : elle est donc le support du dis­
cours pédagogique de la spatialité. La carte, qui relève des
sémiotiques semi-symboliques1, et le texte, qui n'en relève
1. Cf. J.-M. Floch, Petites mythologies de l'œil et de l'esprit, Paris-
Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985.
119

pas, superposent deux modes distincts d'iconisation spatiale


en relation d'équivalence. Ils ne reproduisent cependant,
comme chacun sait, aucun agencement effectif de l'espace du
monde naturel ; ils se contentent de projeter la simulation
d'une reproduction. Dans ce sens, ils ne sont tenus d'obéir à
aucune adéquation inter-sémiotique, mais seulement à des
principes d'écriture. Peu importe alors que la traduction tex­
tuelle des repères cartographiques ne corresponde pas exacte­
ment à ces derniers : il lui suffit d'exploiter le même système
de relations d'iconisation spatiale pour justifier son équiva­
lence. Que « la forêt de Vandame » se trouve « à l'est » dans le
texte (p. 71) et à l'ouest sur le plan ne ruine donc en rien la
visée véridictoire, car ce qui compte avant tout c'est la
volonté de l'illusion référentielle partagée par les énoncia-
teurs, et cette volonté se satisfait amplement du seul mar­
quage des repères.
Transposée dans le discours verbal — et ce sera notre
seconde remarque — cette topographie de référence prend
désormais pour origine constante, valable pour chacune des
descriptions, le regard du héros. Il s'agit là, d'une manière très
classique, de la thématique «justificatrice»: dans l'esthéti­
que naturaliste, le nouveau venu dans un nouvel espace en est
toujours le bâtisseur. Étienne Lantier, qui est ici le seul acteur
à tout ignorer des lieux qui l'environnent, les découvre à
point nommé pour les faire découvrir au lecteur. L'intérêt,
cependant, de cette focalisation de la source, n'est pas seule­
ment dans la « vraisemblabilisation » du faire descriptif: il
réside surtout dans les modulations que ce cadre rhétorique
rend possibles et, en particulier, dans les variations fonction­
nelles qui dynamisent la spatialité assignée au sujet cognitif et
axiologique, et qui en repoussent sans arrêt les bornes au delà
de la seule figurativité.
Ces variations fonctionnelles s'établissent sur la base,
référentialisée, de la première description. Si, en effet, c'est le
dessin des lieux qui sert de « référence fixe » pour ce qui est
de la disposition cardinale, c'est en revanche la seule verba­
lisation qui, parce qu'elle impose une autre position d'obser­
vation, détermine le système latéral, frontal et postérieur de
localisations (à gauche vs à droite ; devant vs derrière). Mais,
120
120
plus encore, c'est la première verbalisation qui constitue
l'archive referentielle de tout le dispositif axiologico-spatial :
elle dispose les balises de toutes les référentialisations ulté­
rieures. Comme nous l'avons observé dans notre analyse du
paragraphe inaugural, les premières lignes projettent le para­
digme : en elles se déposent à la fois les effets de sens (et de
valeurs) qu'elles actualisent et ceux qu'a contrario elles vir­
tualisent. Elles donnent forme au « capital sémantique » ini­
tial à partir duquel pourront proliférer les configurations.
Julien Gracq, en praticien de l'écriture romanesque, évoque
ainsi l'enjeu des premières lignes : « La vérité est que la
somme des décisions sans appel, brutales ou subtiles
qu'implique toute première page, est à donner le vertige (...).
Le début d'un ouvrage de fiction n'a peut-être au fond d'autre
objectif vrai que de créer de l'irrémédiable, un point
d'ancrage fixe, une donnée résistante que l'esprit ne puisse
plus jamais ébranler » 2 . Ce point d'ancrage fixe est évidem­
ment le pôle référentialisé de toute relation intra-discur-
sive.
Les quatre descriptions déplient donc le paradigme, en
affinent et en spécifient les termes : elles apparaissent globa­
lement comme un système de régularités sémantiques et de
transformations en alternance où l'espace et le statut syntaxi­
que du sujet sont strictement corrélés ; c'est de cette corréla­
tion que surgit le thymisme de la spatialité. La première évo­
cation et la troisième, de nuit, correspondent respectivement
à la frustration du « travail » et du « pain », puis à celle de
« l'amour » ; la seconde et la quatrième, de jour, correspon­
dent à l'acquisition du « travail » et à la certitude d'un « ave­
nir ».

2. J. Gracq, En lisant, en écrivant, Paris. José Corti, 1981, pp.


109-110.
121

Il est aisé d'apercevoir dans l'homologation entre le dis­


positif spatial et la disposition thymique du sujet le prolon­
gement d'un « motif descriptif » issu de la poétique romanti­
que : l'illusion psychologique des « états d'âme » se fonde sur
la corrélation « nuit »/« angoisse » (vs «jour »/« sérénité ») et
trouve dans la figurativité gothique de l'obscurité
(« l'inconnu des ténèbres »), des ruines (« charpentes dont les
bois noircis alignaient vaguement des profils de tréteaux
gigantesques») et d'un cosmos anthropomorphisé («lunes
fumeuses » et « lunes sanglantes ») le mode esthétique de sa
manifestation. Cette première homologation toutefois est
plus profondément ancrée dans une autre, d'ordre syntagma-
tique. Dans la formation de l'espace par le sujet se trouvent
inscrites ses positions cognitives relatives à son propre faire, à
son propre devenir. Ainsi, plutôt que d'homologuer tout bon­
nement le savoir avec le jour (paysage 2, paysage 4) et le
non-savoir avec la nuit (paysage 1, paysage 3), il nous faut
mettre à nu les configurations épistémiques intégrées dans
chacune des occurrences discursives. De ce point de vue, on
constate que le sujet exerce de manière complémentaire une
double activité cognitive : d'un côté, celle qui concerne sa
propre programmation narrative, de l'autre celle qui
construit un certain ordre de spatialité. En d'autres termes,
l'opposition cognitive « visibilité » vs « non-visibilité » ne se
repère plus seulement par rapport à l'opposition figurative
«jour » vs « nuit », ni par rapport aux seuls états thymiques
qui leur sont respectivement associés, mais en relation étroite
avec l'ensemble des configurations épistémiques dont le sujet
est le centre d'émission. Alors se construiront « tout naturel­
lement » les deux grands types de spatialité que nous avons
déjà discernés à propos du travail au fond de la mine 3.
C'est ainsi que la seconde description reprend, vérifie et
corrige la première : « il ne s'était pas figuré l'horizon de la
sorte, lorsque le vieux Bonnemort le lui avait indiqué du
geste » (p. 70). Directe, et non plus médiatisée, elle est cette
fois ordonnée par l'itinéraire du regard : il va du plus proche

3. Cf. supra, chapitre IV.


122

au plus lointain, depuis le Voreux jusqu'à l'horizon→4,


dont il circonscrit ensuite par un mouvement circulaire les
différentes portions,,et; puis il revient vers la fosse
centrale par la ligne droite du canal, , et en prolonge la
perspective comme s'il fallait que le rayon ainsi formé coupe
la circonférence opposée pour parachever lafigure,,avant
de reprendre finalement la direction du centre où le dessin
s'achève, . Cette géométrie élémentaire est lexicalisée par
les opérateurs spatiaux dont les axes sémantiques de la
dimensionalité subsument la taxinomie : « Devant lui...,
autour des bâtiments..., vers la droite..., puis des champs...,
très loin.., au nord..., au midi..., à l'est..., les regards remon­
taient..., puis ils revenaient... s'arrêtaient... » : « ce n'était plus
l'inconnu des ténèbres » (p. 72).
Le point d'observation est devenu le centre d'un terri­
toire géométriquement interprété et reconstruit comme une
figure fermée. Or, et c'est cela qui est significatif, l'ensemble
de la séquence descriptive est encadrée par une double confi­
guration cognitive dont elle paraît assurer la transformation.
4. Nous pouvons, approximativement, représenter cet itinéraire
du regard sur le plan établi par l'auteur. Le cercle dont le sujet (en)est
le centre se dessine clairement ici : il constitue la figure archétypale de la
maîtrise et de l'appropriation d'un univers spatial :
123

Avant «d'apercevoir» la plaine immense, Etienne se


demande : « Devait-il rester ? Une hésitation l'avait repris,
un malaise qui lui faisait regretter la liberté des grandes rou­
tes, la faim au soleil, soufferte avec la joie d'être son maître »
(p. 70) ; puis, lorsque le paysage est bouclé : « Alors, Etienne,
brusquement, se décida » (p. 72). Tout se passe alors comme
si la géométrisation de l'espace déterminait à elle seule le
parcours épistémique de « l'hésitation » à la « décision » :
«hésitation» → géométrisation de l'espace → «décision».
Nous pouvons sans doute affiner l'homologie aspectuelle
qui se forme ici entre la temporalisation du processus épisté­
mique et la spatialisation elle-même : nous dirons seulement
qu'à la /durativité/ correspond l'/ouverture/ et qu'à la /ponc­
tualité/ correspond la /clôture/. Dessin du territoire et maî­
trise de l'espace : les coordonnées de la confrontation sont
désormais clarifiées et c'est le héros lui-même qui a bâti
l'espace de son combat. A la manière du stratège avant la
bataille, il a appris son terrain, en a fixé les bornes, les fron­
tières et les axes essentiels ; il l'a débarrassé de toutes les
métaphores qui l'obscurcissaient. Etienne maintenant pou­
vait et « voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se
battre » (p. 72).
Si, dans cet exemple, la formation même de l'acte cogni-
tif est spatialement mise en scène et peut, à la limite, être
interprétée comme une « centration » décisive du sujet sur
lui-même, à l'inverse les descriptions 1 et 3, fragmentées et
discontinues, correspondent au maintien d'un état épistémi­
que d'incertitude. En l'absence des opérateurs du découpage
«rationnèl» de l'espace, les procédures discursives de la
«mise-en-lieux» se limitent à l'énoncé des figures elles-
mêmes dont l'iconicité est assurée par la référentialisation
métaphorique (et non plus anaphorique) : le Voreux et « son
air de bête mauvaise », les brasiers du terri « pareils à des
lunes», les feux des hauts fourneaux «comme des phares
lointains» (p. 130). Les deux séquences répondent aux
mêmes procédures, et l'énoncé des figures est le plus souvent
strictement identique. Nous n'insisterons donc pas. Quant au
sujet, disjoint de toute connaissance géométrisable de
l'espace et produisant un savoir d'un autre ordre (labyrinthi-
124

que), il est aussi frustré du savoir sur son propre parcours : il


est privé de travail dans le premier cas, et de l'objet de son
désir dans le second : il vient d'apercevoir Catherine dans les
bras de son rival. Sans ordre reconstructible, ni ligne de conti­
nuité, ni pespective, et combinés par ailleurs avec l'état de
manque, les lieux sont donc l'objet d'un investissement néga­
tif et l'acteur se définit comme un sujet « topophobe ».
La dernière description du paysage (pp. 499-503) est des
quatre la plus longue, la plus complexe et la plus digne d'ali­
menter une réflexion théorique sur les constructions discur­
sives de la spatialité. Elle ouvre en tout cas le champ de ce que
nous appellerons plus loin les « formes globales », en asso­
ciant plus étroitement encore les lieux et le savoir, les par­
cours spatiaux et les parcours épistémiques, au point même
de faire «fusionner», comme on va le voir, espace et
connaissance dans la même visée euphorique. Mais comme,
par ailleurs, elle reprend et prolonge les homologations qui
nous sont déjà apparues dans le cadre de la seconde descrip­
tion, et que toutes deux fondent ensemble la définition du
sujet « topophile », il nous est possible dès à présent de consi­
gner les relations générales qui ont émergé de l'analyse dans le
tableau suivant :

Peut-être parce que nous croyons saisir ici un point de


passage sensible d'une poétique (« romantique ») à une autre
(« réaliste »), il nous paraît en tout cas important d'insister
sur l'ordre des valeurs qui s'investissent dans ce thymisme de
la spatialité : il s'agit bien moins, en effet, de l'expansion
passionnelle d'un sujet qui lit dans les lieux le miroir figuratif
125
de ses états d'âme, que de l'injection d'une «rationalité»
positive dans la construction desfiguresdes lieux par un sujet
pour lequel l'espace reflète un ordre du savoir. C'est ainsi que
la « topophilie » dont nous parlons peut être considérée
comme l'euphorie d'une connexion (pour le sujet) entre la
production d'un espace ordonné et la compréhension finali­
sée d'un « ordre des choses » : l'ultime description du paysage
est, dans Germinal, la claire illustration de cette perspective.
Nous ne sommes plus cette fois en présence d'une ordon­
nance circulaire établie à partir d'un centre fixe, mais plutôt
devant une organisation linéaire et kinésique qui suit les éta­
pes du déplacement final de l'observateur5. Les homologa­
tions que nous avons dégagées ailleurs, entre la mise en dis­
cours des lieux et celle de la connaissance elle-même, sont ici
parfaitement explicites et réglées. Les débrayages spatiaux et
les débrayages cognitifs se succèdent en alternance, à cinq
reprises, jusqu'à la fin du livre : ils scandent littéralement (et
pompeusement) les derniers accords de la symphonie. La
métaphore musicale est d'autant plus tentante que l'alter­
nance, très nette dans les premiers accords où l'espace cogni-
tif se présente comme une réponse à l'espace « paysager »,
finit par se fondre, dans le dernier accord, en un énoncé uni­
que dont les composantes forment ensemble un espace syn-
crétique (embrassant dans la même perception toutes les
dimensions de la spatialité) et un savoir syncrétique (qui est
lui aussi, comme on va le voir, désormais spatialisé). Mais
résumons les étapes, au nombre de cinq.
La première série met en place une expansion généralisée
de l'espace : « plein air », « ciel libre », « un flot d'or roulait
de l'orient à l'occident » ; à cet écartement des bornes corres­
pond le faire perceptif multi-directionnel du sujet : « Etienne
(...), les yeux perdus à droite et à gauche... » ; l'espace ici
sanctionne l'accomplissement de son itinéraire cognitif:
« son éducation était finie », et le mandate pour un nouveau
parcours : «il méditait d'élargir son programme», etc. Son
5. L'extrait que nous avons isolé (sur des critères de débrayage
discursif) commence par : « Dehors, Étienne suivit un moment la
route... » (p. 499) et va jusqu'à la fin du roman : ... «la germination
allait bientôt faire éclater la terre » (p. 503).
126
regard se tourne ensuite vers le haut (« un chant d'alouette lui
fit regarder le ciel ») ; à cette dimension nouvelle se trouve
corrélée, sur le plan cognitif, l'émergence d'un « doute » et sa
dissipation (comme « les vapeurs de la nuit ») par la reprise
de « son explication ancienne de la théorie ». Puis, jetant « les
yeux autour de lui, il reconnaissait des coins du pays » :
l'orientation horizontale du regard, ponctuellement localisée
par les toponymes qui illustrent la reconnaissance d'un
espace familier, est l'occasion d'une mise en scène du faire
cognitif des «camarades»: «ils s'étaient comptés (...) ils
comprenaient que la révolution renaîtrait sans cesse » ; on
note, par ailleurs, une première apparition de la dimension
souterraine de la spatialité (par la voie auditive). La qua­
trième série exploite parallèlement la double focalisation per­
ceptive de la surface (« il prit, à gauche, le chemin de Joi-
selle»..., «au loin, il voyait les beffrois de plusieurs fos­
ses»...) et du fond, dans leurs dimensions horizontales res­
pectives (« les coups de rivelarne qu'il croyait saisir, au fond
de la terre, tapaient maintenant d'un bout de la plaine à
l'autre ») ; le parcours cognitif qui en est l'homologue mani­
feste un retour au sujet, et au programme «légaliste» de
révolution sociale qu'il se propose alors : « sa raison mûris­
sait ». Le cinquième et dernier « accord » opère la synthèse
des précédents : côté paysage, on retrouve à la fois l'horizon­
talité localisée (« A droite... En face... Vers le nord.. ») et bon
nombre de toponymes ; on retrouve la verticalité ascendante
sans bornes (« l'air transparent du matin ») ; on retrouve
aussi la dimensionalité du monde souterrain : « sous ses
pieds, les coups obstinés des rivelaines continuaient (...) La
Maheude, sous cette pièce de betteraves, (...) A gauche, à
droite, plus loin (...) De toutes parts (...) », etc.
Mais c'est du côté de la construction cognitive que le
phénomène est encore le plus significatif: on ne reconnaît
dans ce paragraphe final, à l'inverse des séries précédentes,
aucune mise en discours du faire cognitif proprement dit : ni
doute, ni raison, ni compréhension, ni vérité, ni explication.
Le savoir est pourtant bien là, mais il a fusionné avec la
perception de la spatialité : il est très précisément figurativisé
en termes d'espace. Le programme cognitif du sujet
127

s'exprime désormais dans la forme sémantique des lieux et


dans celle, aspectualisée, des processus spatiaux. C'est l'évi­
dencefigurativequi s'est substituée à l'énoncéépistémique de
la /certitude/ : « Des hommes poussaient, une armée noire,
vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandis­
sant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination
allait bientôt faire éclater la terre » (p. 503). Le stade ultime
de la mise en discours corrélée du paysage et du savoir est
donc bien celui de la spatialisation généralisée, et notamment
celui de la spatialisation de la connaissance elle-même. Ce
système spatio-cognitif qui opère la synthèse des deux dis­
cours s'inscrit, croyons-nous, dans un ensemble configuratif
plus large qui fera l'objet des « formes globales » que nous
examinerons dans les derniers chapitres. On voit pourtant
déjà l'intérêt qu'il y a à traiter ces phénomènes avec l'aide
d'instruments autres que ceux de la rhétorique classique :
« métonymie » et, pour le cas présent, « métaphore » vien­
nent spontanément à l'esprit lorsqu'on étudie des fragments
textuels comme ceux-ci ; pourtant, ces termes sont avant tout
des désignations qui, si elles éclairent certains aspects du
mécanisme spécifique qu'elles isolent, ne permettent pas
d'envisager une approche intégrée des effets de sens que ces
« figures du discours » peuvent recouvrir dans un contexte
d'emploi particulier. C'est pourquoi nous jugeons qu'il est
plus rentable de tenter l'analyse de ces phénomènes en termes
processuels, c'est-à-dire d'essayer de mettre à nu la dynami­
que signifiante propre à laquelle ils répondent.
C'est ce qui nous permet, finalement, aussi, de saisir les
enjeux du retournement constaté plus haut entre une « topo­
phobie » et une « topophilie ». Le dynamisme des construc­
tions discursives de la spatialité dans Germinal, ce tropisme
qui les oriente et lesfinalisede bout en bout, tel qu'il nous est
apparu au fil des analyses, trouve sa raison finale dans les
dernières pages du livre, lorsqu'il apparaît enfin que les deux
fonctions figurative et non figurative dont l'homologation se
dessine peu à peu, constituent bien deux dimensions isotro­
pes. C'est dire que l'espace présentera les mêmes propriétés
dans toutes les orientations et dans tous les usages pour les­
quels le discours le mettra à contribution.
CHAPITRE VII

ESPACE ET NARRATIVITÉ

L'ensemble des analyses de détail qui précèdent relève


du niveau « discursif» de la théorie sémiotique. Conformé­
ment aux différents paliers du parcours génératif, l'étude
complémentaire des fonctions de la spatialité au niveau des
structures sémio-narratives est donc prévisible, et justifierait
à elle seule d'amples développements : elle consisterait à exa­
miner de près les relations entre les lieux et les diverses pha­
ses du développement narratif; ou, plus exactement, à
décrire la manière dont la spatialisation s'intègre aux par­
cours narratifs des sujets et dégage de cette intégration sa
fonctionnalité propre. Les corrélations entre le dispositif
topographique et le modèle hypothétique des « épreuves » du
schéma narratif s'inscrivent dans les topoï, proposés par A. J.
Greimas, et déjà évoqués ici même à la fin du chapitre II.
La place de cette étude semble donc toute désignée ; tou­
tefois, nous n'allons pas l'entreprendre ici, et cela pour plu­
sieurs raisons. Une telle étude exigerait d'abord, pour être
menée à bien, un déploiement extensif de la totalité des par­
cours narratifs du roman, qui sont fort nombreux comme on
sait : leur description séparée est une tâche dont l'importance
et les dimensions excéderaient par trop celles que nous assi­
gnons à ce présent travail. Par ailleurs, faute sans doute d'une
réflexion théorique assez poussée à ce niveau, il ne nous sem­
ble pas que cette étude soit en l'état actuel susceptible d'ali­
menter valablement les hypothèses qui guident notre appro­
che de la spatialité, ou d'en infléchir en quelque manière les
conclusions. Enfin, le parcours narratif dont l'investissement
spatial paraît le plus significatif est celui du sujet collectif:
nous l'étudierons au cours du chapitre suivant. Nous nous
130
bornerons par conséquent ici à quelques observations ponc­
tuelles qui devront être reprises par la suite.

I. LES PARCOURS NARRATIFS DU HÉROS


En présentant les différents topoï de la « spatialité discur­
sive objectivée », nous avons indiqué que leurs dénomina­
tions mêmes (hétéro-, para- et u-topiques) présupposaient un
point de référence qui fût à la fois un centre d'observation en
fonction duquel pouvait s'effectuer l'homologation des lieux
et du déroulement narratif manifesté, et un foyer de valorisa­
tion apte à décider du caractère positif ou négatif de la trans­
formation « rêvée » par le sujet dans l'espace utopique. Ce
point de référence obligé est celui du destinateur de la com­
munication lui-même, qui répercute, comme le font tous les
conteurs du monde, la distribution des valeurs au sein des
territoires qu'il dessine à partir de l'ordre des valeurs qu'il
partage avec sa propre communauté.
C'est ainsi que « l'espace familier » des contes populai­
res, qui constitue Vici du narré, s'oppose à « l'espace étran­
ger» qui en constitue l'ailleurs: mais cette opposition ne
prend son sens que par rapport à l'ici de la narration, qui
coïncide, en termes d'axiologie, avec Pici du narré 1 Il fau­
drait que le narrateur soit « monstre » pour qu'il en fût autre­
ment. Ce jeu élémentaire, qui assure dans les récits de tradi­
tion orale la connivence participative de tous les énonciateurs
(conteur et auditeurs) au système axiologico-spatial du dis­
cours énoncé, peut bien entendu être considérablement com-
plexifié, voire transgressé, dans les textes littéraires.
Pour Germinal, cependant, une étude aussi complète que
possible des différents partenaires de la co-énonciation (dans
le discours indirect libre) montrerait assez aisément que le
narrateur, en se faisant au sens littéral le « porte-parole » de
certains acteurs à l'exclusion des autres, épouse du même

1. Cf. A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil,


1976, chapitre V.
131

coup leur investissement cognitif et axiologique des lieux et


assure l'ordonnance réglée des topoï associés au développe­
ment de leurs parcours. Très apparenté sous cet aspect
(comme sous d'autres) au conteur de la littérature orale qui
suit pas à pas l'itinéraire de son héros, de l'espace bienfaisant
du contrat à l'espace hostile de la confrontation, le narrateur
de Germinal actualise et exploite les lieux en fonction surtout
des parcours narratifs d'Etienne Lantier.
Ceux-ci se laissent aisément analyser. Etienne, en tant
qu'acteur, est le sujet syncrétique de parcours actantiels net­
tement distincts, qu'on peut séparer en deux groupes. Tout
d'abord les parcours individuels, qui se subdivisent eux-
mêmes de la manière suivante : le premier « drame » est celui
de la « lésion héréditaire » des (Rougon-)Macquart dont l'axe
du désir est polarisé sur la valeur /mort/, et dont le sujet est
modalisé par le /ne pas vouloir faire/ et le /ne pas pouvoir ne
pas faire/ : c'est le besoin du meurtre qui se fixe sur l'objet
« Chaval » ; le second est le drame amoureux, qui actualise la
valeur contraire au parcours précédent (/vie/) et dont l'objet
de quête est « Catherine » : le sujet est alors modalisé par le
/vouloir faire/ et par le /ne pas pouvoir faire/. Les deux par­
cours nettement disjoints en leur état initial (comme le mon­
tre la première scène au fond de la mine) se rejoignent ensuite
pour n'en plus former qu'un seul, lorsque Chaval se réalise
comme anti-sujet à l'intérieur du second parcours, et que se
développe alors le schéma polémique classique de la lutte
pour l'acquisition d'une valeur non négociable. C'est, au fond
de la mine, à la fois la mise à mort du rival et la « nuit de
noces » avec Catherine mourante : « l'obstiné besoin de faire
de la vie une dernière fois » 2 . Similairement, les parcours
collectifs du sujet sont eux aussi dédoublés : toutefois, le sta­
tut réciproque de chacune des branches n'est pas de même
nature que précédemment. Il y a, d'un côté, le parcours du
« mineur », thématisé par le « travail », avec ses différents

2. P. 489. Cf. aussi cette remarque, dans les notes préparatoires :


« Etienne (...) est sur le point d'avoir Catherine, qu'il ne prend pas, par
un sentiment à analyser, et à la fin, il l'a dans la mine. Il faut absolument
qu'il l'ait. La satisfaction là-bas,aufond», BN-NAF-10308, f° 9 (nous
soulignons).
132
programmes (contrat de l'embauche, apprentissage, et sanc­
tion positive : « au bout de trois semaines, on le citait parmi
les bons herscheurs de la fosse », p. 132, et p. 137 : « les chefs
le citaient en exemple ») ; et il y a, de l'autre, le parcours du
« chef politique » qui s'inscrit dans les programmes de forma­
tion syndicale et d'organisation de la grève. Cette fois, les
deux parcours sont clairement hiérarchisés : celui du travail
est un programme d'usage dont la réalisation est nécessaire à
l'accomplissement du second, qui constitue le programme de
base. Le premier peut donc être globalement interprété
comme un parcours d'intégration du sujet à la communauté
sociale des mineurs.
Cette brève analyse narrative suffit pour poser la ques­
tion des rapports entre les programmes des divers parcours et
les « lieux » où ils prennent effectivement place. Nous pou­
vons, semble-t-il, procéder de deux manières différentes : la
plus simple consisterait à envisager isolément la syntagmati-
sation spatiale de chaque parcours, puisque chacun d'eux dis­
pose d'une certaine autonomie narrative. Si nous examinons,
à titre d'exemple, celui du sujet « travailleur », on constate
que le Voreux, où Etienne trouve son emploi, forme l'espace
hétérotopique du contrat ; que le fond est à la fois l'espace
paratopique de l'apprentissage (acquisition de la compétence)
et l'espace utopique de la performance (Etienne y devient
« haveur ») ; et qu'enfin le coron constitue l'espace hétéroto­
pique de la sanction sociale définitive : celle-ci se réalise posi­
tivement lorsque le héros quitte la pension de Rasseneur où il
logeait, à la périphérie du village des mineurs, pour aller élire
domicile dans la maison même de son chef d'équipe, Maheu,
au centre du Coron « des Deux-Cent-Quarante » 3 , parache­
vant ainsi son intégration au sujet collectif, puisqu'il se situe
en son milieu même.
Plus intéressante pourtant serait la seconde solution qui
3. P. 17. Un rapide calcul indique que les Maheu habitent bien au
centre, ou presque : le coron des Deux-Cent-Quarante est constitué de
«quatre (...) corps de petites maisons adossées», ce qui fait deux fois
trente maisons par corps, et celle des Maheu se situe « au numéro 16 du
deuxième corps » (p. 17), donc au milieu même du coron. La géométrie
zolienne est, comme on le voit, tout à fait rigoureuse.
133
consisterait moins à mettre à plat les homologies spatiales et
narratives, qu'à les intégrer dans un ensemble hiérarchisé.
Cette manière de procéder ne pose guère de problèmes
lorqu'on envisage les parcours collectifs du sujet, qui sont
eux-mêmes, comme on l'a vu, hiérarchisés ; elle serait plus
délicate et sans doute moins opératoire si nous voulions
l'appliquer aux parcours individuels. Quoi qu'il en soit, nous
proposons (voir p. 134) un tableau général qui tente d'asso­
cier, en les intégrant, les deux itinéraires sociaux du sujet. On
y observera que « la maison des Maheu » y occupe cette fois
la fonction d'un espace utopique et non plus, comme nous
l'avons suggéré à l'instant, celle d'un espace hétérotopique de
la sanction. Il n'y a rien d'étonnant à cela. Au regard du
parcours « politique » d'Etienne Lantier, dont l'ultime réali­
sation est le déplacement vers Paris, où l'attend, à la fin du
roman, son Destinateur-judicateur en la personne de « Plu­
chart », le séjour dans la maison des Maheu constitue en effet
l'espace utopique de la performance politique qu'est la grève :
elle en est le « quartier général ». Le statut narratif des lieux se
modifie en fonction du parcours à partir duquel on les envi­
sage. Germinal pouvant être considéré globalement comme
un récit initiatique, les événements de Montsou érigent cette
localité en « espace paratopique » et Paris, à cette échelle qui
déborde l'univers proprement diégétique du roman, en
« espace utopique » : « Une réponse de Pluchart (...) l'appelait
à Paris. C'était son ancien rêve réalisé » (p. 491), peut-on lire
dans les dernières pages du livre.

II. L'UNIVERS CHTONIEN, ESPACE DE TRANSFORMATION


Et pourtant, quelle que soit leur diversité et quel que soit
l'angle sous lequel on les envisage, les parcours narratifs du
héros doivent tous passer l'épreuve du sous-sol. Ramenés à
sa perspective propre, le grand drame social de la grève, aussi
bien que le drame intime de la « lésion héréditaire » trouvent
dans le monde souterrain le lieu de la transformation majeure
qui les organise en programmes.
L'antagonisme d'Etienne avec Chaval, son double néga-
LA SPATIALISATION DES PARCOURS SOCIAUS DU HEROS
135
tif, actualisé depuis leur première rencontre («une haine
d'instinct»), se résout à la fin, après l'effondrement de la
mine, au fond de l'obscur réduit où ils sont ensemble emmu­
rés. C'est dans ce lieu que le sujet réalise sa conjonction avec
la valeur /mort/, dont les forces de l'hérédité sont le Destina-
teur ; c'est dans ce même endroit que se réalise aussi la valeur
/vie/, lors de l'union charnelle d'Étienne avec Catherine ;
l'espace souterrain ici s'abolit dans le faire réalisé du sujet :
« tout s'anéantissait, (...) il n'était nulle part, hors de l'espace,
hors du temps » (p. 490). Les profondeurs de la mine avaient
déjà été le lieu de l'apprentissage au terme duquel le héros
virtuel de la communauté, ayant acquis les modalités du
/savoir faire/, pouvait être transformé en Destinateur du
sujet collectif dans son parcours de libération. Et, de la même
manière, c'est le fond encore qui, à deux reprises au cours de
la grève, marque les pivots de son parcours : c'est la caverne
du retour « à l'animalité d'origine » où Étienne vient rejoin­
dre Jeanlin qui s'y terre, lors de l'épreuve déceptive de la
méconnaissance et de l'exclusion par le sujet collectif; et c'est
aussi, après la grève, l'enfermement souterrain d'où le héros
ressuscite « transformé ». Bref, l'espace chtonien est ici, de
manière systématique, à l'instar des récits mythiques4, le lieu
utopique de la performance du héros : c'est là que se trouve
liquidé l'obstacle à l'avènement du sujet — que cet obstacle
reçoive la couverture thématique de l'incompétence profes­
sionnelle, de l'impuissance sociale, de la lésion héréditaire ou
de l'incapacité sexuelle. Le renouvellement appuyé d'un tel
archétype ethno-culturel est d'autant plus significatif que les
autres parcours narratifs du roman n'empruntent pas les
mêmes chemins pour se réaliser — ou pour échouer.
Si l'on pense par exemple à la spatialisation des pro­
grammes de la « Compagnie de Montsou », figure destina-

4. Cf. la définition que donnent A.J. Greimas et J. Courtés de


l'espace utopique : « sous-composante de l'espace topique, et opposé à
l'espace paratopique (où s'acquièrent les compétences), l'espace utopi­
que est celui où le héros accède à la victoire : c'est le lieu où se réalisent
les performances (lieu qui, dans les récits mythiques, est souvent sou­
terrain, céleste ou subaquatique) », Sémiotique. Dictionnaire..., op. cit.,
p. 413.
136
trice de l'anti-sujet, on observe qu'elle relève d'une tout autre
structure. Pour la société anonyme du grand capital, en effet,
l'obstacle à la réalisation de sa quête est essentiellement
constitué par l'enclave que forme sur son territoire la
« Concession de Vandame », propriété privée de l'ingénieur
Deneulin. Entre le sujet et l'anti-sujet de ce parcours (large­
ment occulté par le récit dominant) est installé dès le début du
livre un antagonisme latent. Deneulin « faisait allusion à la
vieille haine qui existait entre la concession de Montsou et
celle de Vandame. Malgré la faible importance de cette der­
nière, sa puissante voisine enrageait de voir, enclavée dans
ses soixante-sept communes, cette lieue carrée qui ne lui
appartenait pas» (p. 82). Dans cette perspective, la grève
devient le programme d'usage de la transformation décisive
que constitue la conjonction de la « grande compagnie » avec
l'objet de valeur « Vandame » : « dans le cas où la grève tour­
nerait mal, pourquoi ne pas l'utiliser, laisser les choses se
gâter jusqu'à la ruine du voisin, puis lui racheter la conces­
sion à bas prix ? C'était le moyen le plus sûr de regagner les
bonnes grâces des régisseurs, qui, depuis des années, rêvaient
de posséder Vandame » (p. 204) : « Vandame », sur le signi­
fiant duquel toponyme il serait facile de spéculer, est donc
l'espace utopique d'une performance qui finalement se réalise
(p. 428), et qui permet à la Compagnie de se transformer en
Destinateur absolu. Le parcours spatial du Destinateur vise,
en dernière analyse, l'annulation de tout espace utopique :
son territoire ne supporte pas de « blanc », il doit constituer
une totalité pleine et sans faille pour l'exercice de ses valeurs ;
il est l'absolu de l'espace.
Et si l'on examine par ailleurs le parcours narratif de la
grève elle-même, on peut aussi interpréter le schématisme
particulier de sa distribution spatiale : tout se passe en effet
comme si le refus de l'univers chtonien («l'enfer souter­
rain»), qui est à l'origine du mouvement, interdisait du
même coup la transformation « utopique » : la performance
du sujet collectif échoue car elle ne parvient pas, dans le seul
espace « terrien », à se constituer un territoire ; il lui faudra,
pour se réaliser, articuler différemment les relations entre les
univers « terrien », « chtonien » et « aérien ».
137
Ramenée au niveau des structures narratives, c'est-à-
dire des parcours actantiels, l'organisation spatiale présente
alors deux caractéristiques majeures. Elle s'établit, tout
d'abord, dans la redondance d'un modèle syntagmatique : le
récit — comme le suggère la représentation que nous propo­
sons page 134 — répète inlassablement le même moule.
L'inscription narrative de sa topographie est celle du conte
populaire ; mais, à la différence de celui-ci, le roman en res­
sasse la structure, il en reformule par tous les moyens le
modèle, il l'expose comme une pédagogie de la signification.
Sa cohérence globale réside alors dans le déploiement des
analogies internes de relations et de structures, qui, dans un
jeu de référentialisation réciproque, ne cessent de dire qu'au
fond le sens — entendu à la fois comme signification et
comme finalité — existe bel et bien. Au niveau relativement
abstrait de reconstruction où cela se situe, il offre bien
entendu cet établissement comme une donnée et non comme
une élaboration, comme une transparence inhérente à l'objet
et non comme un chemin tracé dans l'opacité. Ce faisant, il
redit — même s'il le complexifie — ce que le mythe nous
avait annoncé.
Or, seconde caractéristique, la référence mythique se
trouve confirmée dans l'exploitation figurative de l'espace :
Tailleurs de la transformation se réalise dans la montée
(aérienne) ou dans la descente (chtonienne), ou bien, inverse­
ment, dans la descente et puis dans la montée. L'acteur cher­
che une issue ; et, assurément, selon Zola, il la trouve : le
monde se délimite et a un sens, il a ses entrées et ses sorties.
La disposition narrative de la spatialité propose (et récite) un
mode d'intelligibilité mythique.
TROISIÈME PARTIE

SPATIALITÉ : FORME GLOBALE


CHAPITRE VIII

LA DISPOSITION FIGURATIVE :
SURFACE ET PROFONDEUR

Le phénomène spatial le plus immédiat et le plus écla­


tant pour tout lecteur de Germinal repose sur cette opposi­
tion, dont nous avons déjà parlé dans le chapitre II et qui a
resurgi ici ou là entre la surface et le fond. Nous nous propo­
sons à présent d'en entreprendre un examen plus systémati­
que. Rappelons d'abord que notre réflexion se situe entre
deux pôles : d'un côté, deux univers spatiaux déploient, à
chacun de ces niveaux, un réseau complexe defigurescorré-
lées formant ce qu'on pourrait appeler une cartographie spe­
culaire axiologisée et impliquant donc, par delà les figures
elles-mêmes, des cheminements obligés et des systèmes
d'exclusion. D'un autre côté, ce vaste ensemble confîguratif
prolonge l'emploi de ses modèles pour signifier autre chose
que les lieux ou les rapports entre les acteurs et les lieux. Il
devient le support d'un discours abstrait, porteur d'un sens
anagogique susceptible de fonder la spatialité comme langage
et comme interprétation.
Entre ces deux pôles, la démarche que nous nous propo­
sons de suivre sera la suivante : nous envisagerons d'abord le
dispositif figuratif, au fil de la lecture du roman, en dévelop­
pant successivement sa dimension paradigmatique puis sa
dimension syntagmatique, toutes deux renvoyées au sujet
collectif (les mineurs) qui en est l'instance globale de réfé­
rence. Notre objectif sera alors, en deçà de la description des
lieux comme signifiés iconiques, de dégager les schemes spa-
tiaux qui constituent, croyons-nous, les éléments moteurs
d'une homogénéisation du sens aux différents niveaux de sai­
sie. Nous étudierons donc ensuite, sur la base de ces schèmes,
les enjeux nonfiguratifsdu même dispositif, lorsque l'espace
142

est érigé en signifiant interprétatif, ou mieux en fermant d'un


discours d'interprétation, trace d'une configuration cognitive
et idéologique du sujet énonciateur.

L LE PARADIGME DE LA SPATIALITÉ

L'espace du récit n'est autre que l'espace du sujet inscrit


dans le récit : l'objectivation du discours prend appui sur la
subjectivation déléguée des formes qu'il met en place. Cette
syntagmatisation est inhérente — que le sujet soil acteur ou
narrateur — à l'émergence même des structures spatiales.
C'est aussi, comme nous l'avons vu, cette relation syntaxique
qui fonde l'axiologisation des lieux énoncés. Néanmoins,
dans la mesure où ces lieux se définissent, en termes de
figures comme en termes de valeurs pour le sujet, par les
relations réciproques qu'ils entretiennent, il est légitime d'en
dégager la déclinaison paradigmatique. Le binarisme est en
effet, jusqu'à l'usure, le mode de production signifiante de
l'univers zolien : c'est pourquoi les procédures de réduction
sémantique y sont remarquablement opératoires.
Le puits assure la connexion entre les deux espaces sépa­
rés de la surface et du fond : il figurativise une relation qui
dispose comme chacun de ses termes deux univers polarisés
autour de la catégorie sémantique de la /verticalité/ : haut vs
bas. Surface et fond sont donc les termes présupposés — dans
les deux acceptions, abstraite et spatiale, du lexeme « terme »
— de la relation qui, sur l'axe de la verticalité, se manifeste
sous la forme d'un déplacement contradictoire : chute et
ascension.
Chacun de ces deux pôles, examiné séparément, articule
un paradigme d'éléments tel qu'à chaque terme d'une série
correspond dans l'autre série son exact opposé. L'ensemble
articulé des éléments dessine et délimite deux univers figura­
tifs rigoureusement symétriques qui constituent la base des­
criptive de Germinal, et dont on pourrait, par une analyse
exhaustive des occurrences d'énoncés, décliner les termes.
Nous nous contenterons ici de rapides repères, choisis certes
143

parmi les plus significatifs, et suffisants pour mettre en évi­


dence les homologies et les contradictions qui assurent
l'inter-définition des deux univers en question. Nous n'envi­
sagerons donc, pour illustrer ce dédoublement spéculaire de
la spatialité, que les figures élémentaires de l'eau et du feu ;
nous les intégrerons, cela va de soi, pour chaque occurrence,
aux configurations syntaxiques où elles prennent sens : le
paradigme n'est pas celui de la figure, c'est celui du motif.
A la surface, l'eau est essentiellement signalée par la ligne
droite du canal bordé de deux rangées de peupliers, qui « dia-
métralise » (cf. graphique, p. 118) la configuration circulaire
du paysage : « Toute l'âme de cette plaine rase paraissait être
là, dans cette eau géométrique » (p. 72). L'analyse sémantique
montre que cette figure de l'eau actualise, dans le contexte, les
sèmes d'« horizontalité », de « continuité », et d'« ordonnan­
cement» des formes, et cet ensemble sémique fonde lui-
même les isotopies spatiales dominantes et distinctives de
l'univers figuratif de la surface. Nous en retrouverons ailleurs
les traces, dans la topographie des chemins et des champs,
dans l'architecture minière et, bien entendu, dans la descrip­
tion du coron lui-même : « On distinguait vaguement les
quatre immenses corps de petites maisons adossées, des
corps de caserne ou d'hôpital, géométriques, parallèles, que
séparaient les trois larges avenues, divisées en jardins égaux »
(p. 17). Les eaux stables et rectilignes du canal concentrent
ainsi, de manière emblématique, les marques spécifiques de
l'univers spatio-culturel de la surface saisies par l'œil de
l'observateur-narrateur : ces marques se définissent en com­
mun par leur géométrisation.
Cette eau « d'en haut » entretient, en raison de la struc­
ture sémantique qui lui est sous-jacente, une relation symé­
trique et inverse de polarité avec les eaux du fond : ces der­
nières, en effet, correspondent de manière récurrente à la
combinaison sémique de la « verticalité » (vs horizontalité),
de la « discontinuité » (vs continuité) et de l'« aléatoire » (vs
ordonnancement). Ce sont les pluies, les sources et surtout
« le Torrent, cette mer souterraine, la terreur des houillères
du Nord, une mer avec ses tempêtes et ses naufrages, une mer
ignorée, insondable, roulant ses flots noirs à plus de trois
144
cents mètres du soleil» (pp. 434-435). Une analyse détaillée
de cette phrase permettrait de montrer que les images appa­
remment hétérogènes qui se déploient dans son expansion
sont loin d'être aussi gratuites, voire délirantes, qu'il y paraît
à première vue : s'insérant dans un véritable système d'inver­
sion métaphorique, elles assurent et renforcent la relation de
symétrie entre les deux pôles. Il est clair par exemple qu'à
travers la figure de l'eau, et les nébuleuses sémantiques
qu'autorise cette figure, l'espace souterrain se trouve doté
d'une dimension aérienne : la verticalité des « pluies », des
« ondées » et du « Torrent », tout autant que l'évocation de la
« mer » avec son mauvais temps et ses « naufrages », dessi­
nent un véritable cosmos chtonien. Ceci est d'autant plus
significatif qu'inversement, à la surface, l'espace se trouve
privé de toute dimension cosmique. On le constate notam­
ment au tout début du livre, lors de la mise en place du
paradigme : reconnaissant les feux sur le terri, le héros
observe qu'« il n'y avait d'autres levers d'astres, à l'horizon
menaçant, que ces feux nocturnes de la houille et du fer » (p.
12).On voit bien la circulation des images : le simulacre cos­
mique de l'espace aérien n'est qu'un effet secondaire des
matières minérales de l'espace chtonien. Plus généralement,
de telles inversions métaphoriques (le transfert du dedans au
dehors, la transformation de l'englobé en englobant, etc.) cor­
roborent l'idée de réversibilité paradigmatique des deux uni­
vers.
Poursuivons donc avec le feu, puisqu'à son propos des
observations du même ordre s'imposent : il y a les feux d'en
haut et ceux d'en bas. Mais alors qu'à la surface les feux sont
des objets socialisés, marqués axiologiquement comme
«bienfaisants» et, temporellement, comme «éphémères»
— tous les foyers, domestiques ou industriels, s'éteignent au
cours de la grève (pp. 249, 251, 309-310, 372, etc.) —, ceux du
fond, en revanche, sont «destructeurs» et/ou «perma­
nents » : c'est le « Tartaret », qui est au feu souterrain ce que
le « Torrent » est à l'eau : « Lorsqu'ils parlaient de cette
région de la fosse, les mineurs pâlissaient et baissaient la voix
comme s'ils avaient parlé de l'enfer (...). Sodome des entrail­
les de la terre (...), profondeur de braise ardente (...), incendie
145
intérieur [qui brûlait] depuis des siècles » (pp. 290-291). C'est
aussi le grisou, libérant, comme les tempêtes du Torrent, les
forces d'un Destinateur cosmique du monde souterrain :
« Brusquement un coup de foudre éclata, une trombe de feu
sortit du boyau (...). Tout flambait, l'air s'enflammait ainsi
que de la poudre, d'un bout à l'autre des galeries » (p. 463).
Nous pourrions affiner et poursuivre de manière extensive ce
relevé des oppositions catégorielles au niveau figuratif et en
épuiser l'inventaire : il s'agirait d'associer alors aux figures
élémentaires de l'air, de la terre, de l'eau et du feu — mais
aussi à celle du temps — l'ensemble des valeurs contradictoi­
res et corrélées dont le sujet les investit, aboutissant ainsi à
une narrativisation des deux séries du paradigme.
C'est qu'en effet l'homologie ne s'arrête ni auxfiguresni
aux motifs : elle affecte aussi la structure syntagmatique sous-
jacente aux deux micro-univers. Puisque leur mise en scène
ne saurait être distinguée du discours qui les produit et que
l'instance-source de ce discours peut être globalement identi­
fiée au sujet collectif, moyennant les médiations que nous
avons relevées, les deux espaces du fond et de la surface vont
être, ensemble, marqués négativement en conformité avec
l'axiologie de référence. Pour cette raison, ils articulent, cha­
cun pour son propre compte, un micro-univers narratif, avec
son Destinateur transcendant et ses acteurs délégués : c'est,
en haut, le « dieu repu » qu'est le Capital, situé hors du savoir
accessible, hors de l'espace nommable, «dans l'ombre un
point vague, un lieu ignoré et reculé» (p. 16). N'ayant ni
forme descriptible, ni localisation définie, c'est à la manière
du Dieu biblique un Destinateur atopique (il n'est de nulle
part et il est partout) dont l'identification n'est possible qu'à
partir des valeurs prescriptives qu'il édicte :

« Où était-ce là-bas ? Paris, sans doute. Mais ils ne le


savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain
terrifiant, dans une contrée inaccessible et religieuse, où
trônait le dieu inconnu, accroupi au fond de son taberna­
cle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement
comme une force qui, de loin, pesait sur les dix mille
charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait,
146

c'était cette force qu'il avait derrière lui, cachée et rendant


des oracles» (p. 214).

En bas, ce sont des forces inconnues, celles de la « terre »


que Négrei et les ouvriers frappent à coups de talon après le
coup de grisou, et qui est comparée à « une marâtre tuant au
hasard ses enfants, dans les imbéciles caprices de sa cruauté »
(p. 463) ; c'est aussi la figure anthropomorphe de Γ« Homme
noir », garant de normes sociales diffuses, « Le vieux mineur
qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux vilaines filles »
(p. 49), et qui est à la source d'un ordre des valeurs déposé
dans les contes pour enfants (p. 292). Surface et fond sont
donc investis d'une même axiologie négative justifiée, de
manière similaire, par les limites imposées aux mineurs dans
l'appréhension cognitive de l'espace. A la mise en place du
paradigme correspond donc une narrativisation élémentaire
globalement « topophobique ».
Cette disposition initiale des figures de la spatialité,
comme deux univers figuratifs complexes et cohérents, géné­
rant des valeurs à la fois spécifiques et corrélées (géométrie et
chaos sont également dysphoriques), est essentielle à la
construction d'ensemble qui se ramène à un jeu sur les rap­
ports de symétrie, comme on le verra en examinant les trans­
formations syntagmatiques de la spatialité.
Un exemple très ponctuel mais significatif vient confir­
mer les exigences de cette symétrie. H. Mitterand, dans un
article intitulé « Éléments de critique génétique de Germi­
nal» 1 s'attache à cerner le statut d'une image dans le pro­
cessus de formation de l'écriture. Il décrit donc les modifica­
tions progressives qui affectent la mise en place d'une figure
singulière, présente dans les textes préparatoires depuis
l'Ébauche jusqu'à la rédaction finale, mais dont l'équipement
métaphorique est soumis à quelques variations : il s'agit du
« Voreux », cet ensemble architectural édifié sur l'orifice du
puits, décrit comme «une bête goulue, accroupie là pour
manger le monde » : une bouche donc, celle du fond. Or, H.
Mitterand fait observer que cette description du Voreux,

1. In La Pensée, 215, 1980.


147

constante à travers les différents textes, se trouve prolongée


dans un des « hypotextes » par l'énoncé suivant : « C'est une
bastille d'un nouveau genre». Cette métaphore historique
ajoutée à la métaphore animalière ayant disparu de la version
définitive, l'analyste s'interroge sur les effets discursifs de son
addition, puis de sa suppression au regard de l'économie
interne de l'image. Il en conclut que la métaphore de la « bas­
tille» déplaçait l'équilibre imposé par les qualifications
métaphoriques initiales du «Voreux» et qu'à la figure de
«l'engloutissement» se trouvait ajoutée, voire substituée,
celle de « l'enfermement » : en la supprimant finalement,
Zola rétablissait la cohésion interne du dispositif figuratif
dans son ensemble. Allant tout à fait dans le même sens, nous
dirons qu'un tel micro-événement de l'écriture, situé en
apparence au seul niveau superficiel de la figurativité, était
susceptible, plus profondément, de briser l'autonomie rela­
tive, et donc la symétrie des deux univers établie par ailleurs.
Alors en effet que «l'enfermement», constituant sémique
dégagé de « bastille », stipule une structure syntaxique qui ne
présuppose pour les deux univers qu'un Destinateur unique,
celui de «l'intérieur», en l'occurrence celui d'en haut (les
forces sociales du Capital), « l'engloutissement » en revanche
laisse ouverte la possibilité d'un Destinateur spécifique d'en
bas : on peut même dire qu'il l'actualise. Dans le premier cas,
l'image de l'enfermement impliquant une aliénation du bas
par le haut, on se trouvait d'emblée face à une dissymétrie
entre les deux univers spatiaux 2 ; dans le second cas, au
contraire, l'engloutissement construisant la force de gravité
comme un Destinateur propre, la symétrie entre la surface et
le fond, renforcée par l'autonomie narrative de chacun des
deux univers, est bel et bien instaurée et maintenue. On voit
ainsi comment l'examen «génétique» d'un simple détail
peut rendre sensibles les enjeux de signification liés au niveau
le plus superficiel du parcours génératif, lorsque l'injection
d'une seule figure est en mesure de modifier la cohérence d'un

2. Notons aussi que la figure de «l'enfermement» efface l'axe


sémantique de la verticalité, et annule la relation oppositive entre le
haut et le bas.
148
dispositif d'ensemble au niveau même de ses structures pro­
fondes.

H LA CHUTE

Extrait n° 1 (Première partie, chapitre III) : Etienne Lan-


tier vient d'être embauché à la mine ; il a pris place avec les
autres mineurs à l'intérieur de la cabine qui va les descendre
au fond :

(...) « Une secoussel'ébranla,et tout sombra, les objets


autour de lui s'envolèrent ; tandis qu'il éprouvait un ver­
tige anxieux de chute, qui lui tirait les entrailles. Cela
dura tant qu'il fut au jour, franchissant les deux étapes
des recettes, au milieu de la fuite tournoyante des char­
pentes. Puis, tombé dans le noir de la fosse, il resta
étourdi, n'ayant plus la perception nette de ses sensa­
tions.
" Nous voilà partis ", dit paisiblement Maheu.
Tous étaient à l'aise. Lui, par moments, se demandait
s'il descendait ou s'il montait. Il y avait comme des
immobilités, quand la cage filait droit, sans toucher aux
guides; et de brusques trépidations se produisaient
ensuite, une sorte de dansement dans les madriers, qui lui
donnait la peur d'une catastrophe. Du reste, il ne pouvait
distinguer les parois du puits, derrière le grillage où il
collait sa face. Les lampes éclairaient mal le tassement
des corps, à ses pieds. Seule, la lampe à feu libre du
porion, dans la berline voisine, brillait comme un
phare.
"Celui-ci a quatre mètres de diamètre, continuait
Maheu, pour l'instruire. Le cuvelage aurait bon besoin
d'être refait, car l'eaufiltrede tous côtés... Tenez! nous
arrivons au niveau, entendez-vous ? "
Etienne se demandait justement quel était ce bruit
d'averse. Quelques grosses gouttes avaient d'abord sonné
sur le toit de la cage, comme au début d'une ondée ; et,
149
maintenant, la pluie augmentait, ruisselait, se changeait
en un véritable déluge. Sans doute, la toiture était trouée,
car un filet d'eau, coulant sur son épaule, le trempait
jusqu'à la chair. Le froid devenait glacial, on enfonçait
dans une humidité noire, lorsqu'on traversa un rapide
éblouissement, la vision d'une caverne où des hommes
s'agitaient, à la lueur d'un éclair. Déjà, on retombait au
néant.
Maheu disait :
" C'est le premier accrochage. Nous sommes à trois
cent vingt mètres... Regardez la vitesse ".
Levant sa lampe, il éclaira un madrier des guides, qui
filait ainsi qu'un rail sous un train lancé à toute vapeur :
et, au delà, on ne voyait toujours rien. Trois autres accro­
chages passèrent, dans un envolement de clartés. La pluie
assourdissante battait les ténèbres.
" Comme c'est profond ! " murmura Etienne.
Cette chute devait durer depuis des heures. (...) Lorsque
la cage, enfin, s'arrêta au fond, à cinq cent cinquante-
quatre mètres, il s'étonna d'apprendre que la descente
avait duré juste une minute. »

Le paradigme qu'on vient de dégager, imposant les deux


univers du haut et du bas comme une construction symétri­
que, émerge, dans l'ordre du texte, d'une structure dynami­
que qui est celle de la descente ou plus exactement, celle de la
chute. Dans le puits, on descend toujours, ou plutôt on
tombe. Comme l'escalier de la cave évoqué par G. Bache­
lard 3, l'itinéraire du puits est perçu exclusivement comme un
parcours du haut vers le bas. Il est très significatif de constater
que s'il y a dans Germinal plusieurs récits circonstanciés de
descentes — celle d'Etienne au début du roman, celle d'un
cheval de roulage (pp. 58-61), celle de Souvarine qui
emprunte le goyot des échelles pour saboter le cuvelage du
puits (pp. 434-435), ou celle, ultime, des mineurs avant
l'effondrement général (pp. 441-442) —, il n'y a en revanche

3. G. Bachelard, « La psychologie de la pesanteur », in La terre ou


les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1947.
150
aucun récit étendu de remontée par les cages d'ascenseur.
Tout se passe comme si le puits s'opposait, comme connec­
teur spatial de la verticalité, au mouvement ascensionnel :
c'est le vecteur orienté et dysphorique de la chute.
Mais c'est peut-être plus encore : en effet, Etienne, au
milieu du parcours, « se demandait s'il montait ou descen­
dait ». On peut donc interpréter l'espace de la chute, où s'abo­
lissent les constructions cognitives élémentaires, comme un
espace démodalisant : le sujet y annule toute compétence
cognitive, et dans ce mouvement le sens se perd. G. Bache­
lard voit ainsi, dans le vertige de la chute, « une image d'effa­
cement ontique » 4 . Le texte de Zola réalise cet effacement,
plus qu'il ne le suggère de manière « sensible » : le vertige
s'établit dans la lexicalisation d'un faire cognitif qui inter­
prète le mouvement de la chute de manière discontinue : « il y
avait comme des immobilités », puis de « brusques trépida­
tions », etc. C'est la compétence perceptive continue du mou­
vement qui est abolie ; or, c'est cette compétence qui est
constitutive du sujet dans l'espace. Le syntagme de la chute
porte ainsi, en lui-même, une contradiction remarquable : il
se définit à la fois comme un programme de virtualisation et
comme un programme d'actualisation de l'espace. D'un côté,
il abolit l'espace en tant que construction du sujet, dans le
brusque passage d'un lieu à un autre, mais de l'autre il institue
la relation défmitoire des pôles du haut et du bas comme
deux espaces autonomes et disjoints, vivant de leur existence
séparée. Cette contradiction, ou ce paradoxe du puits se laisse
résumer dans une formule elliptique de M. Serres : « (le puits)
déconnecte le déconnecté, mais il connecte aussi le décon­
necté » 5. Les deux espaces de la surface et du fond sont donc
stipulés, mais leur signification réciproque n'est en rien maî­
trisée. L'espace cognitif du sujet disparaît dans ce qui institue
l'espace comme signification : le sens se dépose dans le puits
et le sujet se perd dans la chute. Il est facile de trouver dans
cette configuration paradoxale le noyau de notre hypothèse :

4. Ibid., p. 350.
5. M. Serres, «Discours et parcours», in L'Identité. Séminaire
dirigé par Cl. Lévi-Strauss, Paris, Grasset, 1977, p. 28.
151

qu'il s'agisse de l'acteur individuel, Etienne Lantier, grand


promoteur comme nous l'avons vu des constructions discur­
sives de la spatialité, ou de l'acteur collectif dont il relève et
dont il est le « phare » cognitif, le sujet s'identifie par l'espace
qu'il engendre ; il est littéralement un effet de l'espace.
Ici se dessine ce qu'on pourrait appeler la problématique
spatiale du roman. Il nous paraît possible de considérer, en
effet, que le parcours d'ensemble du sujet collectif s'éclaire de
manière décisive dès lors qu'on le considère à travers les
relations reconstructibles qui s'établissent et se transforment
entre ce sujet et ses projections spatiales. En d'autres termes,
son parcours spatial constitue le support signifiant de son
parcours historique et social : le sujet « s'inscrit » et inscrit
son devenir dans les figures des lieux. Installé dans l'espace
d'en haut (lieu axiologique de la bourgeoisie) comme dans
l'espace d'en bas (lieu des forces originelles de la terre), et
cependant exclu, en tant que fondateur virtuel de valeurs, de
l'un et l'autre de ces lieux, le « mineur » ne peut se réaliser
comme « homme » 6 que par la production d'un espace nou­
veau, ou plus exactement par la production d'une connexion
inédite entre les espaces disjoints de la surface et du fond. Il
lui faut donc briser la symétrie, qui correspond à l'état initial
du récit, celui du contrat établi entre les acteurs sociaux et qui
lui est imposé. La rupture de la symétrie initiale, dans
laquelle se décline le paradigme, correspond à une syntagma-
tisation des oppositions spatiales et s'opère sur la base des
transformations narratives.

III. TRANSFORMATIONS SYNTAGMATIQUES

Trois séquences se partagent cette dynamisation de l'état


spatial de symétrie : ce sont la grève, la sabotage du puits (et la

6. Cettefigurede « l'homme » thématise, dans le réseau contextuel


desfigures,l'axiologisation euphorique du sujet : elle s'inscrit dans une
transformation fondée sur l'opposition animalité vs humanité (mise en
texte par l'abondant registre des métaphores animalières).
152
catastrophe qui s'ensuit), l'ascension chtonienne des mineurs
enfin. Il n'est pas dans notre intention d'analyser la structure
narrative des programmes que recouvre chacune de ces
séquences 7. Nous tenterons plutôt d'examiner, sur le plan
discursif, la manière dont ces programmes se traduisent en
termes de figurativité spatiale : comment celle-ci répercute-
t-elle dans une structuration propre les parcours narratifs pré­
supposés qui la soutiennent ? Comment les transformations
spatiales qui en résultent ordonnent-elles, à leur tour, de
manière dialectique, l'ensemble du roman ?
Extrait n° 2 (Septième partie, Chapitre VI, pp. 500-503).
Etienne Lantier quitte le site de la mine où il vient de saluer
les mineurs redescendus au fond après l'échec de la grève.
— « Sous la terre, là-bas, à sept cents mètres, il lui
semblait entendre des coups sourds, réguliers, continus :
c'étaient les camarades qu'il venait de voir descendre, les
camarades noirs, qui tapaient, dans leur rage silencieuse
(...)» (p. 500).
— « Le travail grondait partout, les coups de rivelarne
qu'il croyait saisir, au fond de la terre, tapaient mainte­
nant d'un bout de la plaine à l'autre. Un coup, et un coup
encore, et des coups toujours, sous les champs, les routes,
les villages, qui riaient à la lumière : tout l'obscur travail
du bagne souterrain, si écrasé par la masse énorme des
roches, qu'il fallait le savoir là-dessous pour en distinguer
le grand soupir douloureux (...) » (p. 501).
— «Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups
obstinés des rivelaines continuaient. Les camarades
étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjam­
bée. N'était-ce pas la Maheude sous cette pièce de bette­
raves (...) ? A gauche, à droite, plus loin, il croyait en
reconnaître d'autres, sous les blés, les haies vives, les jeu­
nes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril
rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait
(...). Encore, encore, de plus en plus distinctement,

1. Cf., à propos de la grève, J. Courtés, «Pour une approche


modale de la grève», Actes sémiotiques-Bulletin, IV, 23, 1982.
153
comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades
tapaient (...). Des hommes poussaient, une armée noire,
vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, gran­
dissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germi-
nation allait faire bientôt éclater la terre» (pp. 502-
503).
Ces trois fragments répétitifs, temps forts de la scansion
finale du livre, recouvrent ce qu'on peut appeler l'ascension
chtonienne des mineurs. Les relations initiales au sein du
paradigme surface vs fond, et les modes de transfert d'un
niveau à l'autre y sont considérablement bouleversés. Avant
d'entrer dans le détail de cette transformation ultime des rap­
ports de symétrie haut/bas, il nous faut toutefois remonter
aux grandes transformations qui la précèdent dans l'amont
du récit et qui constituent les séquences pivot de son déve­
loppement. Ainsi vont s'articuler trois grands changements
dans la disposition globale de la spatialité, associés d'abord
au mouvement de grève, au sabotage du puits ensuite et enfin
au départ du héros. Et si nous observons de près cette scéno­
graphie, il apparaît que les changements répondent à un sys­
tème extrêmement réglé de transformations syntaxiques.
Nous pouvons avancer, en effet, que la syntagmatisation
des rapports spatiaux brise le dispositif polaire initial selon
deux modes : d'abord celui del'exclusion, qu'on peut définir
comme l'actualisation d'un des pôles de la relation et la vir­
tualisation concomitante du pôle opposé ; ensuite celui de la
neutralisation, dans le sens que la phonologie a donné à cette
notion, et qui a été par la suite intégré à la terminologie de la
théorie sémiotique 8. Il y a neutralisation lorsque l'opposition
fonctionnelle entre les termes d'une catégorie ne se réalise pas
à l'intérieur d'un contexte déterminé, ce qui rend possible la
manifestation d'un terme syncrétique subsumant les deux
pôles de la catégorie considérée. Ces deux modèles de la
transformation vont affecter de manière différente la relation
de symétrie qui avait été initialement dégagée : dans le pre­
mier cas (exclusion), nous dirons qu'il y a formation d'une

8. Cf. A.J.Greimas, J. Courtés, Dictionnaire, op. cit., p. 251.


154
relation de dissymétrie, fondée sur le déséquilibre entre les
parties, que manifeste la domination de l'une par l'autre ;
dans le second cas (neutralisation), nous dirons qu'il y a pro­
duction d'une relation d'asymétrie, la relation oppositive ini­
tiale devenant non pertinente et laissant s'installer à sa place
une figure syncrétique. Il va de soi qu'au regard de l'usage
logico-mathématique de ces concepts de symétrie, dissymé­
trie et asymétrie, l'emploi que nous en faisons ici peut paraî­
tre approximatif et insuffisant : nous ne leur demandons
d'autre service que d'assurer la mise à nu de schemes que
nous avons cru voir à l'œuvre non seulement au niveau des
représentationsfigurativesde la spatialité, mais aussi, simul­
tanément, à celui de sa représentation non figurative : c'est
par rapport à ce second niveau surtout que l'usage de ces
notions et des procédures sémiotiques qu'elles subsument
pourra être le plus suggestif et, nous l'espérons, convain­
cant.
1. Dans le cadre du schéma spatial que nous avons
esquissé, la production d'une relation de dissymétrie, repo­
sant sur le projet d'annulation d'un des pôles par l'autre, peut
être réalisée, d'une manière à la fois prévisible et réversible,
dans les deux sens : ou bien le haut annule et exclut le bas, ou
bien, à l'inverse, c'est le bas qui annule et exclut le haut.
La première possibilité est illustrée par la grève (IVe, Ve et
e
VI parties du roman) : cette configuration correspond, en
termes de spatialité et du point de vue du sujet collectif qui
est le nôtre, à un parcours disjonctif d'avec le bas, et corréla­
tivement à un parcours conjonctif avec le haut. La grève des
mineurs peut globalement être interprétée comme un mouve­
ment d'occupation et d'investissement exclusif de la surface.
Dans la présente perspective d'analyse, où nous cherchons à
prendre en compte la directionalité des mouvements, le
« fond » apparaît comme un espace d'origine et la « plaine »
comme un espace de destination. Les investissements figura­
tifs du programme disjonctif sont fort nombreux : relevons
particulièrement la séquence de « rupture des câbles » de la
fosse Jean-Bart, où Maheu se sentait «gagner d'une joie
farouche, comme si les dents de la lime les eussent délivrés du
malheur, en mangeant le câble d'un de ces trous de misère, où
155
l'on ne redescendrait plus» (p. 309). Même chose pour
l'extinction des feux et la destruction des machines pour­
voyeuses de l'énergie (pp. 309-310). Le programme conjonc-
tif, quant à lui, est caractérisé par l'extension considérable de
l'espace disponible à la surface. Brisant l'opposition du
dehors et du dedans, les mineurs sortent des parcours clos
imposés par la géométrie du coron et de l'infrastructure
minière : ils font irruption à la surface de la terre. C'est
d'abord la réunion nocturne dans la forêt de Vandame, alors
que tous les déplacements antérieurs n'avaient jamais
conduit qu'à sa lisière (cf. la grande partie de crosse de Zacha-
rie et de Mouquet, pp. 265-268) : là, dans cet espace culturel
du mythe, les leaders mettent en place au fil de leurs discours
les valeurs de la communauté naissante. C'est ensuite, jaillis­
sement au-dehors, la longue déambulation prédatrice des
mineurs à travers la plaine de puits en puits, jusqu'à la mai­
son du directeur (Ve partie, chapitres 3, 4, 5, 6). La figure
centrale du discours narratif est alors celle du « déborde­
ment ». Voici que les mineurs, sujet collectif indiscrétisable
(une bande sans chefs), sont eux-mêmes devenus, par asso­
ciation métaphorique, des « eaux » : « de partout (ils) débou­
chaient (...), tous débandés, sans chefs, sans armes, coulant
naturellement là ainsi qu'une eau débordée qui suit les pen­
tes » (p. 305). Et plus précisément encore, ils sont ces eaux du
fond qui envahissent la surface, «avec la force accrue du
torrent qui roule » (p. 322), et qui contredisent celles, géomé­
triques et immobilisées, du canal. Franchissant toutes les
limites jusqu'ici assignées à l'étendue («la bande, par la
plaine rase, (...) débordait de la route, au travers des champs
de betteraves», p. 313), les acteurs construisent leur propre
univers spatial et le programme dans son ensemble revêt la
forme d'une appropriation : la région elle-même est devenue
un territoire à conquérir, espace utopique de la performance.
Il est intéressant de constater encore, en suivant son itiné­
raire, que la manifestation décrit un vaste cercle qui, parti du
coron, vient se refermer sur l'hôtel particulier du directeur,
désormais dépossédé. Bref, le mouvement de territorialisa-
tion seul susceptible d'ériger les ouvriers en sujet, se fonde
bien sur ce double programme corrélé, disjonctif et conjonc-
156
tif. Il est cependant, en fin de parcours, sanctionné par un
échec : le projet dissymétrique de la rupture avec le monde
d'en bas se trouve annulé sur le lieu même de la jonction
surface-fond, au bord des deux espaces, à l'orifice du puits,
lors de la fusillade meurtrière de l'armée contre les grévistes,
qui met un terme à leur mouvement (VIe partie, chapitre
5).
La seconde opération de dissymétrie est exactement
l'inverse de la première. Alors que la transformation précé­
dente correspondait à la quête d'une fondation axiologique
de la surface (devenue le lieu exclusif des valeurs), celle-ci
mobilise au contraire les valeurs dynamiques du fond : c'est
la catastrophe d'engloutissement de la mine, réalisée par
l'entremise de cet acteur délégué du Destinateur chtonien,
qu'est l'anarchiste Souvarine, saboteur du puits. Ce « tout qui
coule à l'abîme» qu'évoquait Zola dans le soliloque de
l'Ébauche en se demandant «où mettre» cette séquence,
trouve donc sa place dans le système prévisible des transfor­
mations : il s'agit cette fois de l'annulation du haut par le bas.
L'illustration la plus significative en est, à cet égard, la dispa­
rition de l'eau géométrique, «âme» de la plaine, dans la
béance du trou : « le désastre n'était pas complet, une berge se
rompit, et le canal se versa d'un coup, en une nappe bouil­
lonnante dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y tombait
comme une cataracte dans une vallée profonde » (p. 455).
C'est ainsi que, dans l'agencement desfigures,le puits et
le canal se font écho : à la fois axe et emblème des deux
univers spatiaux, ils en condensent respectivement les oppo­
sitions. Ils constituent à eux seuls le siège et l'enjeu des rela­
tions conflictuelles entre les espaces disjoints. Canal et puits
sont tous deux des connecteurs, le premier sur le plan de
l'horizontalité, le second sur celui de la verticalité ; tous deux
sont les lieux de la gravité suspendue et momentanément
conjurée ; entre eux se multiplient les analogiesfigurativeset
fonctionnelles. Pourtant l'un et l'autre renvoient séparément
à un ordre axiologique différent : le canal est le vecteur topo­
graphique et le symbole des valeurs sociales que le puits,
autre aspect de son paradoxe, met en contact permanent avec
les forces telluriques érigées en axiologie. Par le puits, les
157
valeurs de l'univers souterrain font soudainement irruption à
la surface. En engouffrant le canal, il fait « monter » au para­
digme du haut desfiguresjusqu'alors réservées au paradigme
du bas : « gerçures », « fentes », « déchirures », « failles ». A
l'espace initial, construit et ordonné, s'est substitué à la sur­
face celui, originel et aléatoire, du fond. Cette seconde opéra­
tion, qui est bien, comme la précédente, de nature à briser la
symétrie initialement posée, nous paraît cependant contraire
à elle dans sa visée et dans ses résultats : alors que la « grève »
opérait une transformation disjonctive et maintenait ainsi le
« fond » (vs la surface) comme une virtualité susceptible de
s'actualiser à nouveau comme valeur dans un ordre axiologi-
que inédit, la « catastrophe » qui résulte du sabotage tend, en
revanche, à l'annulation réciproque des deux univers. Elle
vise l'abolition de toute relation signifiante entre les termes
de l'axe sémantique de la /verticalité/ : la configuration
qu'elle instaure est celle du non-sens, c'est celle du « chaos ».
Cette vision apocalyptique fondée sur l'absorption du haut
par le bas exprime une dynamique régressive d'une portée
très générale dans l'univers idéologique assumé par Zola. Un
an après l'achèvement de Germinal, il écrit dans une lettre à
un ami « Hâtez-vous d'être justes, autrement, voilà le péril :
La terre s'ouvrira et les nations s'engloutiront dans un des
plus effroyables bouleversements de l'histoire (...). Si le sol
continue à craquer, si demain les désastres annoncés épou­
vantent le monde, c'est qu'on ne m'aura pas entendu » 9 .
C'est pourquoi, afin de bien démarquer cette configuration de
la précédente, nous proposons de la nommer anti-symétrie,
variante dans le schéma de rupture de la relation de symétrie
et posée comme son terme contradictoire.
Dans les deux cas que nous venons d'examiner cepen­
dant, tout se passe comme si l'annulation d'un des pôles de la
dichotomie spatiale rendait impossible l'émergence d'une
axiologie collective nouvelle, susceptible d'orienter le par­
cours (nécessairement finalisé) du sujet. Les deux opérations
inverses, celle qui résulte de la grève et celle qui résulte de la
9. Correspondance, II, p. 651 ; cité par H. Mitterand in Les Rou-
gon-Macquart, T. III, op. cit., p. 1822 et, plus longuement, dans Le
discours du roman, op. cit., p. 138 (nous soulignons).
158
catastrophe, aboutissent donc l'une et l'autre à la négativité
absolue dans l'univers des valeurs de référence. Seul le
deuxième mode de transformation des relations spatiales que
nous avons annoncé, celui de la neutralisation de la dichoto­
mie (asymétrie) pourra correspondre à l'émergence de
valeurs positives.
2. L'opération d'asymétrie est celle qui se trouve réalisée
dansl'extrait n° 2 cité plus haut (pp. 132-133). Etienne Lan-
tier, lorsqu'il quitte le site de la mine, est, à la fin du roman,
le sujet opérateur de cette résolution dialectique de l'antago­
nisme : il s'institue comme le sujet du savoir, transformateur
des oppositions qui articulent la spatialité. Brisant la symé­
trie, mais dépassant cependant les configurations de dissymé­
trie et d'anti-symétrie, il n'annule pas l'un des pôles au profit
de l'autre : il abolit la contradiction apparemment irréducti­
ble du bas et du haut, il neutralise les termes oppositifs de la
relation binaire et, en les actualisant en même temps, il réa­
lise un terme nouveau, fîgurativisé par la métaphore de la
« germination ». C'est ce terme dynamique, qui stipule à la
fois un parcours sur les pôles et leur co-présence dans le dis­
cours, que nous qualifions defigureasymétrique. Cette figure
transcende l'opposition binaire surface/fond, en installant sur
l'axe de la verticalité un mode de circulation nouveau, fondé
sur l'émergence d'un troisième terme, l'univers céleste, qui
fait de la surface elle-même un espace de médiation et non
plus le pôle ultime qu'elle constituait antérieurement : la
« germination » intègre les trois dimensions chtonienne, ter­
rienne et aérienne. Elle transforme aussi le mode de passage
d'un palier à l'autre et modifie les différentes affectations
précédemment assignées aux catégories sémantiques du
transfert spatial : la verticalité était affectée à l'univers sou­
terrain dont elle était le vecteur exclusif, la voici partie pre­
nante de l'univers terrien ; l'horizontalité, en revanche, qui
était, avec sa géométrie planaire, du seul ressort de la surface,
relève désormais aussi de l'univers du fond. C'est ainsi que
l'ascension finale des mineurs (« comme s'ils se fussent rap­
prochés du sol ») n'emprunte pas l'itinéraire vertical du puits,
ni celui labyrinthique des boyaux : elle se diffuse, horizonta­
lement disséminée, « d'un bout de la plaine à l'autre ».
159
Cette émergence d'un nouvel ordre de la spatialité est
étroitement liée au mode discursif de sa production : son
caractère hallucinatoire est déterminé par l'hypertrophie sen­
sorielle de l'ouïe, qui partage avec l'odorat, comme on sait, le
privilège de franchir les bornes : « il lui semblait entendre... »,
«il croyait saisir... ». Nous retrouvons donc ici le problème
général de l'aspectualisation spatiale : la proximité et la dis­
tance, la disposition des « limites » et des « seuils », permet­
tent d'induire la présence implicite de l'observateur et de
spécifier l'espace qu'il produit. La variété même de telle ou
telle configuration spatiale ne peut être reconstruite en dehors
du processus aspectuel de sa mise en discours. Il est facile de
reconnaître dans Germinal que les deux univers spatiaux du
haut et du bas répondent initialement, dans les énoncés des­
criptifs qui les mettent en place, à deux régimes distincts de
construction : la manifestation de la surface est avant tout
« visuelle », et son mode aspectuel est largement dominé par
le lointain (cf. « Ses yeux, qui erraient sur la plaine immense,
peu à peu l'aperçurent», p. 71). Le fond, au contraire,
domaine de la proximité immédiate de la matière, relève
davantage des véhicules perceptifs du toucher et de l'ouïe (cf.
la description du travail dans les galeries, pp. 40-42). Là aussi,
l'opposition aspectuelle assure la projection symétrique et
disjonctive des deux univers. Lorsque le régime de la spatia­
lité est modifié, cela implique nécessairement que son mode
de production se trouve bouleversé : le son traverse les bar­
rières imposées à la vue, l'ouïe franchit l'opacité de la
matière ; elle est spatialement syncrétique, indifférente aux
limitations de l'œil et du doigt. Elle est donc en mesure
d'associer l'éloignement et la distance avec le monde souter­
rain et, par là, de le faire passer de la clôture qui le caractéri­
sait jusqu'ici àl'ouverture d'un nouvel espace de communi­
cation avec les autres dimensions de la spatialité. Elle permet
donc, par son fonctionnement aspectuel propre, de fonder un
nouveau scheme de relations réciproques entre les différents
niveaux.
Cette représentation dynamique de la spatialité figura­
tive, constructions dissymétriques à partir du paradigme ini­
tial, puis émergence d'une combinaison syncrétique, se
160
trouve du même coup investie par le sujet d'une orientation
positivement valorisée, et plus encore d'une perspective
téléologique renforcée par lefilagede la métaphore de la ger­
mination (« les récoltes du siècle futur »), et par les transfor­
mations qui font des nouveaux circuits de la spatialité le
support signifiant de l'aspectualité temporelle : à la combi­
naison spatiale syncrétique peuvent alors être substitués le
« devenir » et le « progrès » : « des hommes poussaient ».
3. Le jeu des fonctions sémantico-discursives de la spa­
tialité nous permet à présent d'envisager, au delà du contexte
figuratif où nous venons de les voir à l'œuvre, une générali­
sation du modèle analytique que ce contexte a permis de
dégager. L'hypothèse qui la fonde peut être ainsi formulée : la
représentation dynamique finale, à laquelle nous avons
abouti, ainsi que l'ensemble du processus qui y conduit, cor­
respondent à des archétypes de production de sens qui repo­
sent d'une part sur des opérations de spatialisation, d'autre
part sur la manipulation des relations de symétrie. Un large
corpus devrait, bien entendu, être mobilisé pour vérifier une
telle hypothèse. Toutefois, et c'est ce qu'avance un sémioti-
cien tel que Viatcheslav V. Ivanov, la formation de ces arché­
types peut aussi bien être reconnue dans le fonctionnement
signifiant des systèmes mythologiques ou des rituels archaï­
ques que dans les constructions linguistiques où ils ont été
d'abord mis à nu. C'est dans la perspective d'une élucidation
de ces formes et de leur formalisation, qu'il appelle l'élabora­
tion d'une « théorie de la symétrie en tant que science sépa­
rée » 10. Il est hors de question, bien sûr, de s'engager ici sur
un terrain aussi vaste. Nous voudrions seulement alimenter
localement cette hypothèse à partir de l'exemple littéraire de
Germinal et montrer que les procédures de spatialisation,
débordant largement leur assignation figurative, fonction­
nent, à la manière d'une sémiosis au second degré, comme le
support signifiant d'un discours interprétatif abstrait, situé
sur ce que nous avons proposé d'appeler une isotopie hermé-
10. V.V. Ivanov, «Les relations anti-symétriques et symétriques
dans les langues naturelles et dans d'autres systèmes sémiotiques », in
École de Tartu, Travaux sur les systèmes de signes, Bruxelles-Paris,
Complexe-P.U.F, 1976, pp. 12-17.
161

neutique. Or, et c'est là l'intérêt, ces procédures sont isomor­


phes, à ce second niveau, de ce qu'elles étaient au niveau
figuratif, c'est-à-dire qu'elles empruntent le même moule
structurel pour se manifester : en d'autres termes, elles s'ins­
crivent elles aussi dans le système des transformations qui
affectent les relations de symétrie.
Avant de développer ce point et de dégager le palier dis­
cursif homogène qui le concerne, il peut être utile de conden­
ser le modèle des opérations spatiales qui nous a paru nodal
dans l'analyse, et de l'inscrire, à partir du terme de « symé­
trie », à l'intérieur d'un carré sémiotique. Il y a fort à parier
que la présentation de ce carré, et a fortiori les conclusions
qu'on doit pouvoir en tirer, ne sont pas exactement confor­
mes aux règles formelles de la construction théorique du
modèle. Il aura seulement la valeur d'une sténotypie, adé­
quate on l'espère au champ qu'il entend décrire, et aux diffé­
rents parcours qui s'y déploient.

Les difficultés d'interprétation de ce carré sont certes


nombreuses : elles concernent l'inter-définition des termes et
le fait préalable que chacun d'entre eux soit déjà un complexe
sémique, la mise en place des axes sémantiques subsumant
les relations de contrariété et de subcontrariété, la valorisa­
tion inverse — positive et négative — de chacune des deixis,
pour ne citer que les problèmes les plus évidents. Cependant,
d'un point de vue strictement descriptif, cette schématisation
présente l'avantage de donner une représentation claire des
parcours de structuration de l'espace qui se construit dans
Germinal et du même coup d'instituer la spatialité comme un
plan homogène et constitutif de l'organisation du roman. Le
premier parcours réalise, à partir de la catégorie « symétrie »
162

(qui correspond au paradigme initial des deux univers spa­


tiaux), le p10ôle « dissymétrie », lequel, par le support narratif
de la grève, tend à l'annulation partielle de la version « sou­
terraine » de la spatialité (parcours la), avant de se transfor­
mer à son tour en pôle « asymétrie » qui actualise l'ensemble
des figures de l'espace : horizontalité et verticalité, surface et
profondeur sont désormais co-présentes, et condensées dans
la métaphore dynamique et syncrétique de la « poussée ger­
minative » (parcours lb). Le second parcours, qui se déploie
lui aussi à partir de la catégorie « symétrie » (en raison du
retour à l'état initial que déterminent Féchec de la grève et la
reprise du travail), actualise le pôle « anti-symétrie » : c'est le
programme destructeur de l'anarchiste Souvarine et le
déclenchement de la catastrophe (parcours 2a). Là, le passage
simultané du bas en haut et du haut en bas, fonde le contraste
significatif entre les deux termes et du même coup l'annule en
tant que signification. Le non-sens ne peut être résorbé que
par l'émergence de la catégorie «asymétrie», terme final,
comme nous l'avons vu, du parcours (2b). Cet ensemble de
transformations, régissant au niveau figuratif le dispositif de
la spatialité, peut être érigé en un modèle heuristique, dès lors
qu'il constitue aussi, dans le texte que nous analysons, le for­
mant spatial d'un discours non figuratif.
Il est intéressant, pour assurer la liaison entre les deux
parties de notre exposé, de rapprocher les premières conclu­
sions auxquelles nous sommes parvenu (et qui peuvent paraî­
tre outrancièrement schématiques) de cette remarque auto­
critique que fait Zola à propos de Fécondité dans une lettre à
Octave Mirbeau : « Je connais bien les défauts de mon livre,
les invraisemblances, les symétries trop volontaires, les vérités
banales de morale en action» 11. Ce sont bien, en effet, ces
procédures de symétrisation et d'asymétrisation autour du
dispositif polaire haut/bas que nous allons analyser à présent,
de manière élargie.
4. Toutefois, une dernière remarque d'ordre général
peut encore être faite avant l'examen plus systématique de

11. Le 29 novembre 1899, in E. Zola, Correspondance. Les Lettres


et les Arts, Paris, Eugène Fasquelie, 1908, p. 346.
163

cette fonction anagogique de la spatialité. Le dispositif spatial


au niveau profond, tel qu'il paraît établi dans les catégories
d'une structure élémentaire, se convertit au niveau des struc­
tures de surface en une syntagmatique en tous points
conforme au modèle narratif: c'est-à-dire, à la fois, aux trans­
formations en termes de « programmes » et à la dynamique
en termes de « schéma ». Certes, l'exploitation et les investis­
sements du modèle-cadre sont particuliers : ils relèvent direc­
tement du plan de l'énonciation et non pas, là où on les
reconnaît habituellement, de l'articulation syntaxique des
formes de l'énoncé, C'est ainsi que les programmes en ques­
tion n'ont d'autre actant-sujet que le méta-opérateur des
transformations : l'instance énonciatrice elle-même ; et que
l'objet valorisé de la quête est une connexion particulière
entre des variétés d'espaces. D'un côté, le programme sans
sujet explicite s'offre comme une évidence, comme la trans­
parence naturelle des « choses » ; et de l'autre, son objet n'est
que la recherche d'une formulation nouvelle des seuils et des
limites. Il n'en reste pas moins que les formes de ce pro­
gramme s'articulent dans le moule des structures sémio-nar-
ratives, qui reçoivent par là — et de manière un peu inatten­
due — une confirmation de leur validité descriptive au sein
du parcours génératif. Par ailleurs, pour ce qui concerne la
connaissance de l'imaginaire zolien, cette analyse semble
indiquer que le « monde », dans sa constitution spatiale fon­
damentale, se trouve d'emblée construit comme récit, anté­
rieurement aux aventures humaines et sociales qui en rident
la surface.
CHAPITRE IX

FONCTION ANAGOGIQUE
DE LA SPATIALITÉ

La remarquable labilité des figures de l'espace qui tra­


ment de bout en bout les discours de toute nature — qu'ils
soient figuratifs ou abstraits, savants ou quotidiens, socio-
politiques ou esthétiques — a fait ici et là l'objet de beaucoup
de recherches spécifiques. «Tout notre langage est tissé
d'espace », écrit G. Genette en commentant un ouvrage de G.
Matoré consacré à ce problème 1. Cependant, l'irruption de la
spatialité dans les constructions sémantico-discursives des
langues naturelles et la part qu'elle prend à la structuration de
leur logique propre ont rarement été intégrées, à notre
connaissance, dans les théories générales du langage. Nous
évoquerons seulement, pour son caractère extrêmement sti­
mulant, la problématique de ce qu'on appelle, en sémantique
linguistique, l'hypothèse localiste, qui attribue aux opérations
de spatialisation une place centrale dans la structure gramma­
ticale, lexicale et sémantique des langues. John Lyons définit
ainsi le « localisme » : « Hypothèse selon laquelle les expres­
sions spatiales sont plus fondamentales, grammaticalement
et lexicalement, que diverses espèces d'expressions non spa­
tiales. Les expressions spatiales sont plus fondamentales au
plan linguistique, pour les localistes, car elles servent de
modèle structurel aux autres expressions. La raison en serait,
comme l'ont avancé très plausiblement certains psycholo­
gues, que l'organisation spatiale est au cœur même de la
connaissance humaine » 2 . La théorie localiste, avec ses

1. G. Genette, Figures I, «Espace et Langage», Seuil 1966. pp.


101-108. L'article expose et discute les thèses développées par G.
Matoré in L'Espace humain, La Colombe, 1962.
2. J. Lyons, Sémantique linguistique, Paris, Larousse, 1980, pp.
338-344.
166

notions opératoires de « chemin », de « frontière », de


« voyage » (définissant le processus général de passage d'un
état à l'autre), n'est pas fondamentalement éloignée des
modélisations conceptuelles de la théorie sémiotique, pour
laquelle, comme on sait, la structure élémentaire de la signi­
fication et, partant, le schématisme actantiel, sont des modè­
les topologiques. Elle procède cependant à des généralisations
d'un autre ordre en montrant que les « expressions spatiales »
servent à former et à structurer les localisations temporelles,
aspectuelles et abstraites, notamment. Elle montre aussi que
ce qu'on considère généralement comme des métaphores
repose sur une structure spatiale et peut s'expliquer en termes
localistes.
Sans explorer, linguistiquement parlant, les tenants et les
aboutissants de cette hypothèse, nous irons cependant dans
un sens très voisin en envisageant le phénomène dans sa seule
dimension discursive. Nous dirons donc que les opérations
de spatialisation servent d'autres fins, dans le discours, que la
figurativité spatiale. Et nous étudierons, à propos de Germi­
nal, ce qu'on peut appeler une figuration spatiale de l'abstrac­
tion dans un discours qui se veut exclusivement figuratif. En
d'autres termes, par la place qu'occupent en son fonctionne­
ment les catégories et les relations de l'espace, on peut affir­
mer que l'abstraction s'y structure comme figure, et que le
discours abstrait, censé à la limite théoriser le sens, puise dans
la spatialité certains des schemes fondamentaux de sa
construction. De ce point de vue, si Germinal apparaît
comme un grand roman de l'espace, c'est en raison même du
caractère éminemment productif en son sein des figures spa­
tiales : en effet, et c'est là surtout que réside sa singularité, on
y constate non seulement un double usage discursif de la
spatialisation, ce qui est commun, mais surtout une homolo-
gie structurelle rigoureuse entre ces deux usages, ce qui l'est
peut-être moins. Cet isomorphisme résulte de ce que, dans le
discours dit « abstrait », le même axe sémantique de la verti­
calité, avec ses deux pôles symétriquement opposés du
« bas » et du « haut » et les transformations qui affectent sur
le plan syntagmatique cette relation, se trouve, comme on va
le voir, à nouveau mobilisé. Mais il remplit en ce cas une
167

fonction toute différente de celle qui s'était dégagée de la


lecture figurative du roman. La spatialisation n'est plus, à
proprement parler, le signifié descriptif d'une représentation
referentielle (apte à donner l'illusion du réel) ; elle fonctionne
désormais comme schème signifiant dans un discours inter­
prétatif second (apte à donner l'illusion du sens).
Ici et là, nous voyons ces schemes prendre diversement
forme. Examinons, à titre d'exemple, le récit des trois meur­
tres commis dans Germinal ou plus exactement le discours
qui est tenu à leur propos. Le premier est le fait d'un enfant,
Jeanlin, « total dégénéré des vices des houillères » 3, qui tue
un jeune soldat de garde, une nuit, d'un coup de couteau (pp.
394-395) ; le vieillard Bonnemort commet le second en étran­
glant, dans une crise de démence, la jeune bourgeoise Cécile
(pp. 469-470) ; Etienne Lantier, enfin, se débarrasse de Cha­
val, son rival de toujours, au fond de la mine inondée, à l'aide
d'une lame de schiste (p. 481).
Extrait n° 3 : il s'agit ici seulement du commentaire qui
accompagne le récit de chacun de ces meurtres :
— Jeanlin: «Etienne, épouvanté de cette végétation
sourde du crime au fond de ce crâne d'enfant, le chassa
encore, d'un coup de pied, ainsi qu'une bête inconsciente »
(P. 395);
— Bonnemort : « Quelle rancune, inconnue de lui-
même, lentement empoisonnée, était-elle donc montée de
ses entrailles à son crâne? L'horreur fit conclure à
l'inconscience, c'était le crime d'un idiot» (p. 470) ;
— Etienne (marqué, quant à lui, par la « lésion dont il
couvait l'inconnu », p. 47) : « Une voix abominable, en
lui, l'assourdissait. Cela montait de ses entrailles, battait
dans sa tête à coups de marteau, une brusque folie du
meurtre, un besoin de goûter au sang» (p. 389), et : «Le
besoin de tuer le prenait, irrésistible (...). Cela monta,
éclata en dehors de sa volonté, sous la poussée de la lésion
héréditaire. Il avait empoigné, dans le mur, une feuille de
schiste (...)» (p. 481).

3. L'Ébauche, manuscrit B.N.-NAF 10307, folio 442.


168

Nous interpréterons globalement ces fragments de dis­


cours comme le déploiement figuratif de la causalité. Or,
nous constatons en même temps que ce déploiement s'effec­
tue conformément au modèle général exposé plus haut : les
pôles symétriques du « bas » et du « haut », susceptibles de se
développer en deux domaines figuratifs axiologisés, celui des
« entrailles » et celui de la « tête », sont mis en place dans
chaque fragment et l'acte meurtrier est énoncé comme un
effet de leur brusque connexion. La configuration spatiale qui
se dégage est homologue à l'une de celles que nous avons
décrites au seul niveau figuratif: celle de la dissymétrie par
exclusion.
Si elle est structurellement identique, cette configuration
n'a plus cependant le même statut discursif que précédem­
ment. Chacune de ces trois séquences articule en réalité deux
types d'unités discursives distinctes et enchaînées : il y a
d'une part un énoncé narratif l, le « récit », qui, sur la dimen­
sion pragmatique, prend en charge le programme somatique
de l'assassinat, et d'autre part, situé immédiatement avant ou
immédiatement après dans la suite linéaire des énoncés du
texte, un énoncé narratif 2, le « commentaire », qui, sur la
dimension cognitive, référentialise le premier et prononce à
son sujet un discours pseudo-scientifique d'explication,
remontant de l'effet à la cause : le geste meurtrier résulte
d'une soudaine annulation de la symétrie par la connexion
des forces du « bas » avec celles du « haut », des entrailles et
de la tête.
Significative à cet égard, pour marquer le seuil entre les
deux unités discursives et l'écart entre les deux énoncés nar­
ratifs qui les organisent, est la procédure du débrayage actan-
tiel qui se trouve diversement lexicalisée dans les trois frag­
ments. Dans le premier cas, c'est le sujet « Etienne », « épou­
vanté de cette végétation... » ; dans le second, le discours
indirect libre construit l'instance du sujet doxologique
« on » ; et dans le troisième, l'acteur lui-même se dédouble, et
c'est le parcours débrayé d'un nouvel acteur cognitif, « une
voix », dont le texte retrace l'itinéraire. Cette voix du fond a
déjà surgi à plusieurs reprises au cours du roman, et sa pre­
mière émergence se situait précisément au fond de la mine,
169

lors du premier séjour qu'Etienne y fit : c'est « la courte


angoisse de la lésion dont il couvait l'inconnu, dans sa belle
santé de jeunesse. Un instant il resta les regards noyés au fond
des ténèbres de la mine ; et, à cette profondeur, sous le poids
et l'etouffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mère
(...) » 4 . Dans les trois cas, la transformation dissymétrique
actualise le pôle négatif de l'axiologie individuelle, comme
l'ont fait la grève et la catastrophe pour l'axiologie collective.
C'est le même drame spatial qui se noue, empruntant les
mêmes chemins : le puits et la « fêlure », figure de la lésion
héréditaire, sont un seul et même conduit, une seule et même
image 5.
Mais on trouve aussi, ailleurs, confirmant notre thèse, le
processus de la transformation asymétrique : le parcours de la
formation du savoir libérateur, celui de la germination intel­
lectuelle, utilise, pour conjoindre le haut et le bas, la voie
verticale-horizontale de la dissémination ; c'est la figure de
« l'élargissement » : « Un fond d'idées obscures endormies en
lui, s'agitait, s'élargissait» (p. 135), et quelques pages plus
loin, cette figuration d'une spatialité sans pôles ni termes :
« ce rêve [d'une société nouvelle] s'élargissait, s'embellissait,
d'autant plus séducteur qu'il montait plus haut dans l'impos-

4. Pp. 47-48. Dans le dossier préparatoire, on peut lire cette remar­


que : « Il faut aussi parler de Gervaise, de Coupeau, de Lantier, des
inquiétudes d'Etienne renvoyé qui ne pourra plus donner des pièces de
cent sous (...) tout l'Assommoir résumé au fond de la mine », B.N.-NAF
10308, folio 8 (nous soulignons).
5. On retrouve évidemment ces connecteurs spatiaux du sens et de
l'interprétation, pourvus de fonctions similaires, dans d'autres romans
de Zola : c'est le « puits » que forme la courette par où passe la com­
munication des domestiques dans Pot-Bouille ; c'est aussi, bien sûr, la
fêlure de Jacques Lantier dans La Bête Humaine : « La famille n'était
guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines heures, la
sentait bien, cette fêlure héréditaire ; (...) c'étaient, dans son être, de
subites pertes d'équilibre, comme des cassures, des trous, par lesquels
son moi lui échappait » ; cette fêlure, c'est l'orifice de l'autre, « la bête
enragée », « celui qu'il avait senti si fréquemment s'agiter au fond de son
être», Les Rougon-M acquari, Tome IV, op. cit., pp. 1045-1046 (nous
soulignons). Cf. aussi la remarquable étude que G. Deleuze a consacrée
à La Bête Humaine, intitulée « La fêlure », in Logique du sens, Paris,
Minuit, 1969, pp. 373-386.
170
sible » (p.164).Nous pouvons même, nous semble-t-il, au vu
de ces textualisations, pousser un peu plus loin l'analyse géné­
rale du phénomène : la brusque connexion des pôles repré­
sente une condensation spatiale, alors que la diffusion-dissé­
mination représente une expansion. Le premier mouvement,
comparable à un mouvement centripète, tend à l'annulation
de l'espace, à la fusion de ses dimensions en un point où
s'investit la négativité. Le second mouvement, au contraire,
comparable à un mouvement centrifuge, tend à une occupa­
tion globale des dimensions de l'espace et actualise du même
coup la positivité : il crée un espace plein.
A travers ces divers exemples, on le voit, l'usage de
l'opposition haut vs bas, et les différents parcours qui se
déploient à partir de son paradigme, engagent en réalité un
certain mode d'appréhension cognitive, une certaine manière
d'ordonner la connaissance. Le discours zolien, en produi­
sant ses énoncés spatiaux, les donne à lire simultanément de
deux manières, on pourrait dire selon deux codes : d'un côté
il dispose une topographie, qu'il valorise et oriente, et la lec­
ture se fait alors selon le code descriptif; de l'autre, usant des
catégories et des relations qui règlent cette topographie, il en
explique et en finalise le sens : la lecture se fait alors selon le
code herméneutique. Les catégories et les relations spatiales
deviennent ainsi les instruments de leur propre lisibilité. On
voit donc que l'œuvre « réaliste » qu'est Germinal, si trans­
parente au premier coup d'œil, raconte sur deux plans simul­
tanés une histoire qui est en réalité beaucoup plus complexe
qu'il y paraît : un plan de « construction référentielle » et un
plan de «construction symbolique». Les relations exactes
entre ces deux plans sont loin d'être évidentes : les deux dis­
cours, en effet, que la spatialité supporte et permet de tenir, se
soutiennent et se définissent l'un l'autre. Le discours fiction-
nel de représentation du monde et le discours « philosophi­
que » d'interprétation du sens, jouant sur les mêmes parcours
sémantico-discursifs, se justifient et se garantissent ensemble.
D'un côté, le discours figuratif sert de référence interne au
discours herméneutique qui se donne pour tâche de le faire
signifier ; et de l'autre, ce dernier ne peut « signifier » qu'à
travers les catégories mêmes qu'il emprunte au premier et qui
171
sont étroitement tissées dans sa trame : la référentialisation
interne entre les deux discours est réciproque et circulaire.
On peut encore observer que le plan figuratif de la spa-
tialité, la plaine, la mine, le puits, le labyrinthe des galeries,
du seul fait de sa disposition dans la grande syntagmatique du
roman, porte en tant que tel son interprétation : il est simul­
tanément, comme le disait Goethe à propos du symbole, « la
chose, sans être la chose, et quand même la chose » 6 . La
structure des lieux contient en elle-même un discours théori­
que virtuel qui se trouve avalisé et confirmé dans l'usage non
figuratif des relations spatiales : seule la reconstitution abs­
traite des catégories qui « gèrent » en profondeur cette struc­
ture permet de le dégager. Or, inversement, cet usage abstrait
du schéma spatial, qui nous paraît indubitable, est de son
côté intégralement figurativisé, comme le montre cette
«expédition sous-encéphalique» (Giraud) à travers les
boyaux des entrailles et le cerveau. La question peut dès lors
légitimement se poser de savoir où est le sens « propre » et où
le sens «figuré», où l'abstrait et où le figuratif? Cette distinc­
tion si commode dans l'analyse des discours n'a pas de fron­
tière stable : en a-t-elle une seulement ? L'écart entre les deux
types discursifs n'est-il pas surtout un effet de leur usage et de
leur finalisation ? Rien n'empêche, en effet, en ce qui nous
concerne, d'interpréter le dispositif central de la mine, avec
l'imposant agencement de figures qui le constitue, comme
une «métaphore» globale insérée de plain-pied dans une
gnoséologie qui ne peut se dire autrement qu'en termes
d'espace7.

6. Cité par T. Todorov, in Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977,


p. 239.
7. Ce débat sur la distinction, à visée essentiellement typologique,
entre discours figuratif et discours non figuratif a déjà retenu à plusieurs
reprises l'attention des sémioticiens : J. Geninasca, dans un article inti­
tulé « Mise en clair des messages. Analyse du récit et analyse du dis­
cours poétique » (in Le lieu et la formule, Hommage à Marc Eigeldinger,
La Baconnière, 1978), réfute « l'usage courant que l'on fait de ces oppo­
sitions » et note, à propos de la poésie de Saint-John Perse qu'il étudie :
« L'expression concrète (nous dirions la manifestation figurative) appa­
raît comme le corrélai indispensable d'une thématique située aux
confins de la plus haute abstraction » (p. 225). J. Courtés, de son côté,
172
Dans un tel système, la construction spatiale devient le
support signifiant d'un discours herméneutique étendu dont
le plan de référence est le discours descriptif restreint. Le
premier est implicite et informulé, dans la mesure où il s'intè­
gre et se dissipe dans le second, que le texte affiche exclusi­
vement. C'est lui néanmoins qui conjure, en retour, l'expan­
sion aléatoire et indéfinie de ce dernier puisqu'il le modélise
et le soumet à sa règle directrice, présidant à la formation et
au progrès de la connaissance : le sens, entendu comme une
valeur dans l'axiologie de référence — c'est-à-dire le « bon
sens », celui de l'élucidation et du devenir — surgit de toute
connexion syncrétique (et non antithétique) de localisations
disjointes. La figure de la germination illustre ainsi la liqui­
dation de la « tare » héréditaire (figure renouvelée de la faute
originelle) dans une vision eschatologique, tout entière ten­
due par sa finalité dernière.
On comprend dès lors l'importance et l'enjeu de la
construction figurative — l'image telle que le discours lui
donne forme en lui-même, c'est-à-dire telle qu'elle est « ima­
ginée ». « Les images imaginées, écrit G. Bachelard en postu­
lant leur prééminence sur les images de la perception, sont
des sublimations des archétypes plutôt que des reproductions
de la réalité » 8.Une telle réflexion nous situe en définitive
considère que « le figuratif et l'abstrait ne s'opposent pas au plan caté­
goriel, mais comme deux pôles sur une échelle, qui admettent des posi­
tions intermédiaires : le figuratif n'est autre que du moins abstrait, tout
comme l'abstrait peut être considéré comme du moins figuratif (ce qui
peut être interprété, à la suite de A.J. Greimas, en termes de " densité
sémique " plus ou moins grande) » (« Quelque chose qui ressemble à un
ordre », in Introduction à l'analyse du discours en sciences sociales, op.
cit., p. 64.) Quant au débat sur « sens propre » et « sens figuré », nous
rejoignons, sans trancher, les réflexions de Cl. Zilberberg qui note
qu'«avec une inconscience invétérée (...) la tradition scolaire place le
sens figuré dans la dépendance du sens propre, alors que seul le parti
inverse est raisonnable. Pour nous, est premier le sens figuré, que nous
préférons appeler schématique (...), tandis que ce qu'on appelle le sens
propre est un sens symbolique, illusionniste et figuratif. Ou bien
encore : nous faisons de ce qu'ils appellent le sens figuré la constante, et
de leur sens propre la variable » (in « Alors ! Raconte », Actes Sémioti-
gues-Documents, III, 30, 1981, p. 44).
8. G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, op. cit.,
p. 4.
173
bien au delà des rapports de présupposition et d'intrication
que l'analyse avait déjà dégagés entre les localisations qui
supportent les événements pragmatiques et celles qui suppor­
tent les événements cognitifs. Derrière le parallélisme fonc­
tionnel des images spatiales, elle permet de poser la question
de leur statut fondamental, celle de leur capacité à se conver­
tir en figures de la temporalité et de l'abstraction, et celle
enfin de la place qu'il convient de leur assigner dans le corps
même de la théorie sémiotique.
CHAPITRE X

L'ESPACE ET L'ILLUSION
DE LA RATIONALITÉ

« En peuplant ainsi la substance, le réa­


liste entre, lui aussi, dans la maison des
fées. »
G. Bachelard 1
Nous espérons que les analyses qui précèdent ont suffi­
samment éclairé la nature des enjeux associés, dans Germi­
nal, à quelques principes simples de transferts spatiaux ; et
que la méthode mise en œuvre pour dégager ces principes en
aura, du même coup, tiré sa propre validité. Il est hors de
doute, à nos yeux, que le fonctionnement de cette petite
machine, qui imprime le mouvement par lequel se disent les
« choses » et qui, en retour, exprime le « sens » des choses
dites, constitue une des lois directrices auxquelles le discours
de Germinal, et plus largement sans doute d'autres romans de
la série des Rougon-Macquart, est rigoureusement soumis.
Le va-et-vient permanent des connexions, des ruptures, des
explosions et des diffusions, n'est pas sans rappeler le prin­
cipe thermodynamique qui régit, selon M. Serres, l'univers
romanesque de Zola2. Nous dirons seulement, pour notre
part, de manière plus restreinte, que le système des valeurs
dans son ensemble, valeurs descriptives et valeurs modales
relevant du réseaufiguratifet du réseau nonfiguratif,s'inscrit
dans le schéma dynamique de la spatialité, donnant ainsi par
sa cohésion même l'illusion de la connaissance objective, et
d'un sens réel et positif.
1. La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1975, p. 102.
2. Si, toutefois, nous avons correctement compris certains des
développements complexes que le philosophe consacre à cet auteur
dans Feux et signaux de brumes — Zola, Paris, Grasset, 1975.
176
Pouvons-nous cependant en rester là, et adhérer, à la
suite d'E. Auerbach, à la « vérité » ainsi prononcée ? Ne doit-
on pas voir au contraire dans cette forme de connaissance —
si confiante dans l'objectivité de ses « sensations » immédia­
tes qu'elle homologue dans un seul geste les valeurs descrip­
tives du « référent » et celles, épistémiques, du savoir vrai, le
mouvement « réel » d'un monde social et celui d'une teleolo­
gie, les déplacements orientés dans les lieux concrets et le
circuit ordonné des causes et des finalités — ne doit-on pas y
voir une manifestation particulière de la subjectivité d'un
sujet connaissant ? Quel est donc le sujet qui assume cette
mise en forme du message et quelle est la nature idéologique
et culturelle de celui-ci ? A ces questions bien sûr très vastes,
nous allons tenter à présent de proposer quelques éléments de
réponse.

I. LE SUJET, INSTANCE AD QUEM DES CONFIGURATIONS


SPATIALES

Le sujet que nous évoquons ici n'est pas le sujet discursif,


dont nous avons largement développé les simulacres ; ce n'est
pas non plus le sujet narratif proprement dit (celui du récit
énoncé), dont nous pouvons partout, au fil des programmes,
repérer les rôles ; c'est le sujet d'énonciation lui-même, celui
qu'on désigne en sémiotique comme le sujet d'énonciation
«véritable». On considère alors que l'instance d'énoncia­
tion, construction théorique stipulée par la mise en discours,
n'est qu'une instance présupposée par le débrayage énonciatif
initial et qu'on ne saurait en parler en propre sans sortir du
champ de pertinence fixé par le cadre épistémologique de la
démarche.
Il nous semble cependant que, sans sortir de ce cadre
pour autant, on peut en dire quelque chose et répondre ainsi
partiellement à des préoccupations qui se font jour ailleurs, le
plus souvent en l'absence de toute théorie conceptualisée du
discours et/ou du sujet, dans le domaine des approches socio­
culturelles ou esthétiques des faits littéraires par exemple. En
177
effet, par l'ordre et l'importance qu'il donne à la forme de ses
figures (ici celles de la spatialité) et par les enjeux sémantico-
discursifs dont il les investit, le discours manifesté ne se
contente pas de « renvoyer » à une instance d'énonciation ; il
fait bien davantage que d'en désigner seulement la place : il
en forme « en creux » certains contours ; il en dessine, à partir
des sélections opérées et des traces manifestes de leur agen­
cement, ce qu'on pourrait appeler la disposition cognitive
particulière. Le sujet pragmatique de l'énonciation — celui-là
même qui s'inscrit dans l'activité de communication langa­
gière — devient dès lors « configurable » comme un faisceau
d'attitudes au regard des objets de connaissance qu'il met en
place et qu'il dispose selon les ouvertures et les contraintes
d'un certain ordre du savoir. Un tel sujet ne peut plus être
seulement envisagé comme l'instance ab quo du discours
qu'il énonce, mais comme l'instance ad quem que, dans les
réseaux de sa trame, le texte, petit à petit, construit, et dont
l'analyse a pour tâche de tracer le profil3. Remontant de la
sorte le processus qui va du texte au discours, et du discours
au sujet, nous devons ici, à propos de Germinal, essayer de
dégager ce que la schématisation spatiale4 nous dit du sujet
qui la promeut en l'énonçant.
3. Cette problématique, où se dessine peut-être un nouvel accès au
sujet, a déjà été esquissée au cours de ce travail et ouverte par ailleurs :
elle s'inscrit pleinement dans les travaux qui touchent, selon l'expres­
sion de Cl. Calarne à « la narrativisation de l'énonciation » ; nous pen­
sons, autre exemple de cette direction de recherches, à l'article de E.
Landowski, «Simulacres en construction» {Langages, 70, 1983), où
l'auteur, renvoyant l'énonciation à la définition sémiotique del'acte, et
proposant de considérer le sujet sémiotique comme un « effet de sens »,
écrit : « l'nonciation ne sera donc rien de plus, mais rien de moins non
plus que l'acte par lequel le sujet fait être le sens. Corrélativement,
l'énoncé réalisé et manifesté apparaîtra, dans la même perspective,
comme l'objet dont le sens fait être le sujet ».
4. Nous utilisons ici le concept de schématisation dans le sens que
lui donne J.-B. Grize à l'intérieur de sa théorie des opérations discursi­
ves : « Une schématisation, écrit-il, est l'expression, dans une langue
naturelle, d'une représentation d'un sujet A en vue de la rendre vrai­
semblable à des sujets  dans une situation S (...). Le vraisemblable est
ainsi ce qui est compatible avec le vrai naïf de B, avec ce qui entre dans
ses cadres culturels », in « Matériaux pour une logique naturelle », Tra­
vaux du Centre de Recherches Sémiologiques, 29, Neuchâtel, 1976.
178
C'est là du moins que se situe probablement la portée
essentielle des configurations de la spatialité dans ce roman ;
parce qu'elle impose un modèle général d'intelligibilité, la
superposition des deux plans différents de lecture — fondés
sur le même dispositif de localisations et sur le même dyna­
misme affectant les relations de symétrie — fait émerger le
dessein d'un sujet épistémique qui affiche ses certitudes et ses
croyances. Certitudes qui portent, pour ce qui est de la diffu­
sion et de la participation au savoir, sur le mode même de
discours qu'il propose : lointain avatar à nos yeux du discours
évangélique ; et croyances auxquelles s'attache, pour ce qui
est de la construction même de ce savoir, une certaine
manière d'être le sujet d'un « discours scientifique ».

II. GERMINAL, UN DISCOURS PARABOLIQUE

Il n'y a rien d'original à reconnaître aujourd'hui la proxi­


mité de genre entre le récit évangélique et le roman réaliste.
Plusieurs auteurs ont pu, avec plus ou moins de précision,
établir des rapprochements, voire tracer des filiations qui
font du second l'héritier direct du premier. Dans son analyse
des Deux amis de Maupassant, A.J. Greimas évoque, d'un
autre point de vue, les représentations chrétiennes «qui
constituent un fond de croyances collectives, un champ à la
fois axiologique et idéologique, sociolectal, par rapport
auquel se définissent et se déterminent les représentations
idiolectales de Ténonciateur Maupassant» 5 . Il montre
notamment comment, dans le texte étudié, l'usage de cette
nouvelle isotopie figurative, d'ordre « idiolectal », est posée
pour être niée, et comment on assiste alors « à la production
d'un mythe anti- et para-chrétien selon un modèle chré­
tien » 6 .

5. A.J. Greimas, Maupassant. La sémiotique du texte. Exercices


pratiques, Paris, Seuil, 1976, p. 237.
6. Ibid., p. 238.
179
Pour notre part, nous avons pu observer que Germinal
laissait échapper en abondance, sans que le lecteur ait besoin
de forcer la main à sa « compétence réceptive », l'isotopie
figurative du discours évangélique ; et que celle-ci s'appli­
quait sans peine à celle, idiolectale, de Zola, tant au niveau
des métaphores chargées d'imagerie chrétienne (la salle du
Voreux est une « nef d'église » (p. 27), les lampes Davy sont
« comme des cierges du fond d'une chapelle ardente », p. 33),
qu'à celui des rôles thématiques, des motifs, voire du canevas
narratif d'ensemble. C'est ainsi que Germinal peut, à
l'extrême, se laisser lire comme une « version » del'Évan­
gile : Etienne-Jésus, venu d'ailleurs, est pourvu d'une généa­
logie (cf. Saint-Jean) ; il se donne une mission, apporter la
connaissance et l'espoir ; il prêche, il entraîne les foules der­
rière lui ; il a ses apôtres, sa Marie-Madeleine (La Mouquette)
et son Judas (Chaval) ; il est trahi et lapidé (comme Saint-
Étienne, premier martyr chrétien, au début des Actes des Apô­
tres) ; il fait son séjour sous la terre, et ressuscite métamor­
phosé (les cheveux blancs) le douzième jour ; son départ
enfin, fortement rythmé, a la pompe glorieuse d'une Ascen­
sion (cf. celle, chtonienne, des mineurs). Récit initiatique
d'un séjour provisoire pour le héros, Germinal est aussi le
récit, donné comme exemplaire, d'une initiation à l'espé­
rance pour les ouvriers : l'acteur collectif doit beaucoup aux
« premiers chrétiens » de la fin de l'Empire romain, abon­
damment glorifiés par l'hagiographie catholique de la fin du
xixe siècle. Ils en sont même l'exacte réplique : c'est en étant
martyrs qu'ils assument la puissance de leur foi et fondent
l'espoir collectif d'un monde meilleur. La « tare héréditaire »
s'est substituée à la « faute originelle », l'avenir social de jus­
tice a pris la place de l'au-delà et le temps historique celle de
l'éternité, mais la matrice idéologique est fondamentalement
la même. C'est évidemment forcer un peu la note, mais la
rémanence des images est là, et le modèle idéologique
demeure.
Comme demeure aussi le modèle du discours lui-même.
Les analystes du discours biblique ont ainsi montré que la
parabole n'était pas seulement caractérisée par sa capacité de
déployer plusieurs isotopiesfigurativespour une seule isoto-
180
pie thématique, mais qu'elle était aussi spécifiée comme un
discours apte à « parler de sa propre communication »7 et,
plus encore, comme un discours mettant en scène les condi­
tions de sa communication8. De la même manière, comme
nous l'avons vu, le discours de Zola dans Germinal est
dédoublé : ce qu'il dit, il le dit pour le dire, mais pour dire en
même temps autre chose, pour délivrer un autre message. Et,
pareil à celui de la parabole, il ne permet nullement de déso­
lidariser les deux paliers de compréhension qu'il propose
simultanément; à cette différence près, toutefois, que si
l'interprétation se trouve bien ici comme là « exigée » pour la
bonne marche de l'échange communicatif, elle n'est pas
cependant, comme dans la parabole évangélique, directe­
ment « mise en route »9 : elle reste dissimulée, enfouie sous
l'apparence d'unefigurativitétransparente au réel qui, se suf­
fisant à elle-même, se maintient dans le paraître d'une pure et
simple « monstration ». Les connecteurs d'isotopie qui per­
mettent de dégager le soubassement thématique du discours
parabolique, et son adéquation rigoureuse au discours figura­
tif exclusivement affiché, sont précisément, croyons-nous, les
configurations de la spatialité. L'enseignement, qui s'y dis­
pense bien, y est presque de l'ordre du secret tant il se propose
comme une évidence. Le sujet énonciateur est donc un evan­
géliste qui, pour l'instant encore 10, cache son jeu.
C'est à ce niveau, plus qu'à celui traditionnellement
reconnu des figures épiques (les divinités et les monstres
divers qui hantent les espaces de Germinal), que se situe la
dimension proprement mythique du roman : y jouant le jeu
d'un discours double, Zola y pratique aussi une sémiosis au
second degré, c'est-à-dire une reformulation du savoir. Son
objet n'est pas tant de faire connaître quelque chose sur le
monde que le monde connaît déjà, que d'ordonner ces
savoirs et de lesfinaliser; en d'autres termes, « d'exploiter ces
7. J. Delorme et P. Geoltrain, « Le discours religieux », in J.-C1.
Coquet (éd.), Sémiotique. L'École de Paris, op. cit., p. 108.
8. J. Delorme, « Savoir, croire et communication parabolique »,
Actes Sémiotiques-Documents, IV, 38, 1982.
9. J. Delorme et P. Geoltrain, op. cit., p. 108.
10. Cf. Les quatre Évangiles, ultime série romanesque de Zola.
181
savoirs à des fins cognitives propres » 11. Et si l'on peut assu­
rément trouver dans Germinal une déclinaison encyclopédi­
que desfiguresqui « habillent » l'espace et le font connaître,
on doit d'un autre côté laisser simultanément se dégager, sur
la base des structures dynamiques qui orientent les configu­
rations spatiales, un tout autre discours, métadiscursif celui-
là, prêt à se constituer en une théorie ordonnée. C'est ce que
fera le dernier roman de la série, Le Docteur Pascal qui, à
travers les figures toujours spatiales de l'arbre, de la transmis­
sion, de la dissémination, etc., n'est autre que la réécriture
théorique explicitée de Zola par lui-même. L'auteur ne man­
que d'ailleurs pas de trouver plaisant l'exercice métadiscursif
de son propre commentaire : « Voici que j'ai écrit à peu près
la moitié du DocteurPascal,et je suis content », écrit-il le 22
février 1893 à J. Van Santen Kolff. « Ce qui m'amuse, pour­
suit-il, c'est que j'y mets l'explication et la défense de toute la
série des dix-neuf romans qui ont précédé ce ving­
tième » 12.

III. L'ILLUSION DE LA RATIONALITÉ

Dimension parabolique et dimension mythique sont


bien des formes discursives sous-jacentes dans Germinal:
elles indiquent chacune un certain «projet énonciatif» du
sujet. Mais ces deux dimensions sont elles-mêmes associées à
une troisième, plus subreptice encore parce qu'elle semble
emprunter les cheminis de l'évidence positive : parabole et
mythe se développent en effet sous couvert d'un discours
« scientifique ».
Il y a chez Zola une prétention tyrannique et exclusive à
la vérité, qu'on peut lire un peu partout dans la correspon­
dance et les articles polémiques de l'auteur. Cette « vérité » se

11. J. Geninasca, dans «Mise en clair des messages», op. cit.,


caractérise ainsi le discours mythique.
12. E. Zola, Correspondance. Les Lettres et les Arts, op. cit., p.
331.
182
condense dans la formule déjà citée : « Le naturalisme ne se
prononce pas. Il décrit. Il dit : cela est ». Il ne se prononce pas,
mais néanmoins il prononce. Et ses énoncés se donnent sous
l'apparence véridictoire la plus efficace qui soit, parce qu'elle
se veut transparence du réel, celle de l'iconicité. Plus profon­
dément pourtant, la vérité énoncée à ce seul niveau recouvre,
comme on l'a vu, une explication, dans la mesure où, paral­
lèlement au discoursfiguratif,se tient un discours argumen-
tatif qui propose des modèles descriptifs d'interprétation et
qui les applique. L'effet de vérité qui émerge de ce second
discours est fondé surl'adéquation des modèles à leur objet,
comme dans tout discours scientifique, et ne repose plus sur
la pure et simple figurativité : il la transcende et la théorise.
Nous avons pu observer que le schématisme spatial consti­
tuait, pour une part au moins, l'instrument de cette adéqua­
tion. Fonctionnant aussi bien pour dire les lieux et les mou­
vements que pour exprimer le sens et la finalité, ce schéma­
tisme établit un pont entre le roman des faits et gestes sociaux
et la pensée qui simultanément les interprète et les authenti­
fie : il les construit comme un ensemble d'une rigoureuse
unité. L'espace est un langage qui permet de tenir les deux
discours en les homologant parfaitement. Dès lors, le
« monde » figuratif n'est pas pour l'abstraction une méta­
phore dont elle pourrait se passer pour se dire ; il en est la
substance même. L'abstraction se reflète dans le monde parce
qu'elle y trouve son langage. Le modèle spatial permet de
construire les deux versants de la vérité (figurative et abs­
traite) comme une totalité dont les éléments sont étroitement
solidaires et corrélés.
Il est tentant de trouver dans ce système réglé une mar­
que de l'épistémé réaliste, qui constitue selon Bachelard une
des formes de « l'esprit pré-scientifique », celle qui « abuse
des déterminations réciproques » 13. Cherchant à imposer la
continuité des mêmes mouvements et des mêmes forces
entre des phénomènes dont rien ne dit a priori que la connais­
sance doive être soumise à des règles identiques de descrip-
13. G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique. Contribu­
tion à la psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 9e édi­
tion, 1975, p. 218.
183
tion, l'esprit « réaliste » établit les connexions d'une « corré­
lation universelle » : « Par cette idée directrice de la corréla­
tion totale des phénomènes, l'esprit préscientifique répugne à
la conception toute contemporaine d'un système clos. A peine
a-t-on posé un système clos qu'on déroge à cette audace et
que, par unefigurede style invariable, on affirme la solidarité
d'un système morcelé avec le grand Tout » 14. Car « pour
l'esprit préscientifique, l'unité est un principe toujours
désiré» 15. L'analyse discursive permet de trouver, dans les
configurations spatiales de Germinal, une illustration aussi
abondante que frappante de cette attitude.
La vérité surgit des relations entre le bas et le haut,
comme elle est dans le mouvement du dedans vers le dehors,
c'est-à-dire du caché à l'exhibé. L'apparence recèle une vérité
plus profonde, et le modèle se répercute invariablement.
C'est ainsi que la Maheude dit bien de la Pierronne, la « traî­
tresse », que « si c'était propre dessus, ce n'était guère propre
dessous » (p. 103), opérant sur le seul lexème « propre » sou­
dain spatialisé la mutation sémantique qui le fait passer de
son acception figurative (le ménage de la Pierronne est
impeccable), à son acception axiologique « abstraite » (elle
collabore avec la bourgeoisie) : le dehors est mensonge et le
dedans est vérité. Ce « mythe de l'intérieur », cette impres­
sion superficielle de la profondeur qui fait soupçonner, sous
chaque figure manifestée, un « dessous » où se dissimule la
substance véritable du contenu, est en tous points lisible dans
l'œuvre de Zola. Le réalisme préscientifique — mais n'en
est-il pas de même pour le réalisme littéraire ? — « est essen­
tiellement, écrit Bachelard, une référence à une intimité et la
psychologie de l'intimité une référence à une réalité »16.Un
tel «mythe» de la connaissance objective est en tout cas
explicitement à l'œuvre dans les processus de spatialisation
du sens que l'analyse de Germinal permet de mettre en évi­
dence. Le grand symbole de la « mine » est, parmi d'autres,
«une synthèse active de la pensée et de l'expérience»17,
14. Ibid., p. 219.
15. Ibid., p. 86.
16. Ibid., p. 98.
17. Ibid., p. 100.
184
puisqu'on peut y lire aussi bien la fausse hygiène de la Pier-
ronne que la lutte contre la lésion héréditaire qui, génération
après génération, marque le destin des Rougon-Macquart.
Nous pourrions dire, en reprenant certaines des notions
développées par J. Petitot à partir de la théorie des catastro­
phes de R. Thom 18, que les « saillances » de la figurativité
spatiale — ou son sémantisme extéroceptif — renvoient à des
formes « prégnantes » de la spatialité chez le sujet connais­
sant, c'est-à-dire à un sémantisme intéroceptif. C'est la raison
pour laquelle il nous paraît possible de saisir chez Zola un lien
entre les enjeux « romantiques » de la spatialité, où espace
extérieur et psychologie des « états d'âme » sont étroitement
corrélés, et ses enjeux «réalistes» (ou «naturalistes»), où
l'espace est le véhicule d'une « illusion rationalisante ». Une
remarque de Zola, dans une lettre à George Renard, est d'ail­
leurs tout à fait significative à ce sujet. Il lui écrivait ceci, le 10
mai 1884, au moment même où s'élaborait Germinal:
« Nous n'avons jamais chassé de l'homme ce que vous appe­
lez l'idéal [souligné par l'auteur], et il est inutile de l'y faire
rentrer ». Puis, poursuit-il, et c'est là à nos yeux l'important,
«je serais plus à l'aise si vous vouliez remplacer ce mot
d'idéal, par celui d'hypothèse [Zola souligne] qui en est l'équi­
valent scientifique » 19. Entre l'illusion psychologique de
l'idéal et l'illusion rationnelle de l'hypothèse le pas est
franchi : « c'est le romantisme qui achèvera d'être battu
en nous, tandis que le naturalisme se simplifiera et s'apai­
sera »20.
Le sujet du savoir objectif qui se dessine ainsi, comme le
terme aboutissant des configurations de la spatialité, reçoit
les formes et les contours d'une attitude historiquement
située dans les formations de la connaissance. Il serait sans
doute nécessaire d'élargir et d'affiner l'enquête épistémologi-
que, ce que nous ne pouvons pas faire ici, mais il nous paraît
possible d'avancer que les figures et les processus de la spa-
18. Cf. J. Petitot, « Problématique de la conversion », Actes sémio-
tiques- Bulletin, V, 24, 1982.
19. Émile Zola, Correspondance. Les Lettres et les Arts, op. cit., pp.
235-236.
20. Ibid., p. 236.
185

tialisation dans Germinal constituent un dispositif-modèle


du « positivisme romancé » dont Zola est le chantre. L'atti­
tude dont ce dispositif relève nous semble coïncider avec
celle du sujet que Bachelard localise en second rang dans sa
typologie « des trois états pour l'esprit scientifique » ; il s'agit
de «l'état concret-abstrait où l'esprit adjoint à l'expérience
physique des schémas géométriques et s'appuie sur une phi­
losophie de la simplicité. L'esprit est encore dans une situa­
tion paradoxale : il est d'autant plus sûr de son abstraction
que cette abstraction est plus clairement représentée par une
intuition sensible » 21 . On peut ainsi constater que les décou­
pes catégorielles, les relations et les connexions, les déploie­
ments figuratifs enfin de la spatialité assurent, dans Germi­
nal, la conversion entre « l'intuition sensible » et « l'abstrac­
tion », tout comme le processus germinatif représente ou
symbolise le devenir social et s'en porte garant, comme s'il
contenait l'assurance d'une vérité universelle.
C'est dans l'émergence de cet espace cognitif nouveau
que se situe donc le « saut qualitatif» que nous avons évoqué
plus haut, lorsque nous nous interrogions sur les transforma­
tions entre le dernier texte préparatoire et le texte définitif.
Au cours de l'étude, cependant, l'objet ne s'est pas vraiment
maintenu dans les limites du projet : nous ne sommes guère
plus avancé en effet pour ce qui concerne les processus de
formation de l'écriture envisagés d'un point de vue stricte­
ment génétique. Nous avons, en revanche, tenté de parcourir
les linéaments d'un problème toujours central à nos yeux
dans l'analyse des discours et que nous pouvons formuler
ainsi : comment la mobilisation active des virtualités séman­
tiques contenues dans les figures permet-elle de former, dans
un contexte donné, une synthèse à la fois inédite et conforme
dans sa structure à des archétypes culturels ? Et comment, en
retour, les configurations tracées dans le texte stipulent-elles,
par la spécificité de leur agencement, le profil et le dessein
d'un sujet ? Celui-ci, pris à la fois à son jeu de la vérité et dans
les contraintes de la référentialisation, paraît en définitive

21. G. Bachelard, «Discours préliminaire», La formation de


l'esprit scientifique, op. cit., p. 8.
186
bien conscient que tout ceci n'est que discours : « L'œuvre,
écrit Zola à son ami Henri Céard, le 22 mars 1885, est dans les
conditions de l'opération. Nous mentons tous plus ou moins,
mais quelle est la mécanique et la mentalité de notre men­
songe ? »
CONCLUSION
« Qui niera que la multiplicité des relations — partielle­
ment clandestines — établies entre les divers éléments d'un
ouvrage de fiction en constitue la richesse ? Seulement tout
est dans le courant qui passe à travers les innombrables
conducteurs, finement anastomosés, d'un texte : à supposer
qu'on parvienne à les détecter tous — dénombrement objectif
qui n'est pas, à la limite, impensable — il resterait à détermi­
ner comment ces contacts " intra-textuels " se hiérarchisent
et se commandent l'un l'autre » 1 L'ambition d'une sémioti-
que de la lecture trouve dans cette interrogation programma­
tique de J. Gracq une heureuse formulation. Nous avons
ainsi cru déceler dans les parcours de la spatialité de Germi­
nal une ligne directrice, un courant conducteur qui assemble
les différents niveaux de sens étagés dans le texte et pourvoit,
parmi d'autres éléments sans doute (que notre focalisation
exclusive a laissés dans l'ombre), à la synthèse globale
qu'effectue le lecteur en lisant. Entre l'illusion référentielle
que suscite le trajet continu du récit figuratif et l'imagerie de
la rationalité qui se dégage de ses mécanismes les plus ténus,
les figures de l'espace établissent le lien. Elles constituent,
croyons-nous, l'élément porteur d'une secrète euphorie de la
connaissance.
Le centre méthodologique de l'analyse qui nous a
conduit à cette conclusion s'articule autour du concept de
référentialisation. Les différentes modalités de cette opéra­
tion élémentaire et fondamentale permettent d'enregistrer et
de décrire les « secrets processus de capitalisation continue »
1. Julien Gracq, «Roman», En lisant, en écrivant, op. cit.,
p. 111.
190
dont parle J. Gracq à propos de la lecture, et où se fixe la
« mémoire » du texte. Pour peu qu'on en affine les procédu­
res, elle nous paraît former une base de départ assez ferme
pour entraîner et justifier les développements ultérieurs com­
plexes de l'approche sémiotique du discours. Elle stipule clai­
rement l'hypothèse que partagent les sémioticiens, selon
laquelle le texte peut et doit être envisagé comme un agence­
ment autarcique d'effets de sens, comme « un tout de signifi­
cation » (A.J. Greimas).
Mais elle permet aussi d'appréhender les relations que le
texte entretient avec son « extérieur ». Si, comme le suggère
H. Mitterand, «la socio-critique ne peut être autre chose
qu'une sémiotique » 2 , il faut bien que cette dernière se donne
des instrumentsrigoureuxde méthode. En évitant de projeter
a priori sur le texte les modèles conceptuels issus d'une phi­
losophie de l'histoire, la sémiotique a cependant pour tâche
d'assurer le passage entre l'analyse textuelle elle-même et les
schémas socio-culturels que la formation du discours actua­
lise. Remontant aussi loin que possible dans l'amont du sens,
elle doit néanmoins ne pas perdre de vue, lorsqu'elle tire ses
conclusions, les réalités « en aval » qui en justifient l'effica­
cité sociale. Ces réalités nous paraissent pour une large part
inscrites dans le texte lui-même sous la forme des modèles
conceptuels et idéologiques qui le gouvernent en profondeur.
La schématisation de la spatialité dans Germinal nous a ainsi
conduit à l'hypothèse d'une connexion entre les agencements
sémantiques où elle prend forme et l'épistémologie positi­
viste qui la sous-tend. Cette hypothèse est sans doute hasar­
deuse dans notre cas, en raison de la minceur relative des
éléments qui lui ont donné naissance, mais elle relève, nous
semble-t-il, d'une orientation méthodologique opératoire et
stimulante. Il est vrai qu'en ce domaine on ne saurait s'avan­
cer qu'avec prudence : en effet, comme le fait observer Cl.
Lévi-Strauss, « les sciences humaines sont sans doute compa­
rables aux sciences physiques et naturelles en ce sens que les
unes et les autres n'atteignent jamais les choses, mais les
symboles au travers desquels l'esprit les perçoit en fonction

2. H. Mitterand, Le discours du roman, op. cit., p. 17.


191
des contraintes et des seuils de l'organisation sensorielle.
Cependant une différence fondamentale apparaît, tenant au
double fait que les sciences physiques et naturelles travaillent
sur les symboles des choses, tandis que les sciences humaines
travaillent sur des symboles de choses qui sont elles-mêmes
déjà des symboles » 3 . D'où peut-être ce nécessaire et inévita­
ble sentiment d'obscurité qui accompagne l'analyste d'une
œuvre littéraire tout au long de son travail. Dans ce domaine
d'ailleurs, la tentation de la clarté — l'espoir de formuler une
« vérité » dernière avec toute l'assurance de l'objectivité —
paraît elle-même suspecte. Zola, dans Germinal, nous offre
un parfait exemple de cette tentation réalisée, qui n'est au
fond, sans doute, qu'une illusion. Il s'agit, du moins d'une
illusion volontaire, c'est-à-dire, comme l'écrit M. Yourcenar
dans Denier du rêve4, « peut-être la seule chose au monde qui
ne trompe pas ».

3. Cl. Lévi-Strauss, «Finale», Mythologiques. IV. L'homme nu,


op. cit., p. 574.
4. M. Yourcenar, Denier du rêve, Paris, Gallimard, «L'imagi­
naire», 1971, p. 20.
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE

Les ouvrages dont nous faisons mention ici sont d'abord


ceux auxquels nous avons eu directement recours pour réali­
ser notre travail ; nous citons aussi les auteurs que nous avons
plus lointainement sollicités, soit en raison de leur contribu­
tion aux recherches sémiotiques, soit pour leur apport aux
études zoliennes ; nous signalons enfin quelques textes d'écri­
vains qui, caractérisés en commun par leur métadiscursivité
littéraire, éclairent de manière souvent décisive l'analyse des
discours et de la textualité.

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INDEX
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Abstrait: 141, 160, 162, 166, 171, Figurativisation : 23, 30-32.


182, 183, 185. Figurativité : 33, 63, 78, 141-145,
Actant: 42-45, 48 (- collectif: 146-147, 154, 166, 171, 182-
58,49, 109, 110). 183.
Acteur: 43, 130-133. Focalisation: 102, 111-112, 119.
Actualisation: 32, 33, 120, 153,
157. Génétique (critique —) : 55-56.
Anagogique: 141, 163, 165.
Anaphorisation : 37-39, 50-53, Herméneutique (code — ) : 170-
86. 172,
Aspectualisation : 90-92 (— spa­ Homologation: 115, 121, 127.
tiale: 93-95), 104, 114-115,
159-160.
Auditif (faire - ) : 9 2 , 103. Iconisation: 32-34, 40, 119.
Axiologie : 66, 78, 80, 85, 87, 115, Iconicité: 33, 37, 40, 102.
119-120. Idéologie : 66-67.
Intéroceptif : 60, 184.
Cartographie: 118-119. Interprétation : 141 - 142, 160,
Cognitif (faire —, dimension —) : 170-171, 182.
91,94, 100-101, 111, 121, 126, Isotopie : 33-34, 46, 68.
150, 177, 184-185. Isotropisme: 127.
Crédibilité : 36-37.
Lexème : 32-33.
Débrayage/embrayage : 35-37,42, Localisme: 165-166.
44-45, 69, 125, 168.
Description: 75-76, 170. Métaphore: 89, 102, 155, 160,
Discours: 17, 30, 68, 117, 177, 162, 166, 171.
190. Métonymie: 109, 113, 115.
Discours indirect (— libre, etc.) : Modalité: 75-76, 150
41-46, 112. Mythique: 137, 180-181, 183.
Discursif (niveau — ) : 29-40,
129. Narrateur: 94, 100, 102-104,
130.
Énonciation: 69-71, 163, 176. Narratif: 129-133, 137, 179.
Épistémique: 123-124, 127, 177.
Espace : 24, 55, 64, 68, 80-81, 100, Objet: 112.
112, 130-133, 166, 182, 184. Observateur: 94, 100, 102-104.
Extéroceptif : 60, 184. Olfactif (faire - ) : 90-91.
208
Paradigmatique : 120, 142-145. 66,103,141,151,159,165,170-
Pragmatique (faire —, dimension 173.
- ) : 130-131. Sujet: 68-71, 76, 129, 131, 135,
Proxémique: 90-91. 141-142, 150-151, 176, 186.
Symétrie: 143-148, 151, 153-154,
Référenciation : 29, 32-34, 53. 160-161.
Référent : 29-30. Syntagmatique : 34, 145, 151-
Référentialisation : 31-33. 34-53, 163.
60-61, 78, 83, 170-171, 185,
189. Thymisme : 85, 89, 120-121, 124-
Référentielle (impression —, ou 125.
illusion - ) : 33, 119. Topographie : 117-119.
Schème: 141, 154, 166-167, 171, Unité discursive : 35, 41-46.
182.
Sémème : 23, 32-34, 68. Valeur : 66-67.
Spatiahsation : 17, 34, 160, 166- Véridiction: 181-182.
167. Virtualisation: 32-33, 120, 153,
Spatialité: 17, 23, 57, 59-60, 62, 157.
TABLE
Issu d'une thèse de doctorat de 3e cycle soutenue à l'E.H.E.S.S. en
janvier 1983, le présent travail a fait l'objet de publications partielles,
concernant les chapitres I, III et IX, dont on trouvera, respectivement
dans Langue française, 61, 1984, dans Fabula, 2, 1983, et dans Actes
Sémiotiques-Documents, 39, 1982, une première version, ici rema­
niée.
TABLE DES MATIÈRES

Préface 7
Introduction 13

Première partie
DU FIGURATIF À L'ABSTRAIT

CHAPITRE PREMIER
Figurativité, iconiché, référent
I. Hypothèses 29
IL Référentialisations : analyse d'un extrait 40
1. La référentialisation discursive 41
2. La référentialisation par isotopie 46
3. La référentialisation anaphorique 50
4. Un effet de référenciation : l'énoncé sociolectal 53
CHAPITRE II
Les virtualités de l'espace
L Origine de l'hypothèse 55
IL Canevas méthodologique 62
1. Parcours d'ensemble 62
2. La spatialité comme schéma configuratif 62
3. Sujet et espace ; espace et sujet 65
212

Deuxième partie
SPATIAlITÉ : FORMES LOCALES

CHAPITRE III
Espace et subjectivité 75
CHAPITRE IV
Perception et aspectualisation spatiale 89
CHAPITRE V
Promiscuités et distances : l'espace du contact 107
CHAPITRE VI
Topographie et intelligibilité du monde 117
CHAPITRE VII
Espace et narrativité 129
I. Les parcours narratifs du héros 130
IL L'univers chtonien, espace de transformation 133

Troisième partie
SPATIALITÉ : FORME GLOBALE

CHAPITRE VIII.
La disposition figurative : surface et profondeur 141
I. Le paradigme de la spatialité 142
II La chute 148
III. Transformations syntagmatiques 151
CHAPITRE IX

Fonction anagogique de la spatialité 165


213
CHAPITRE X
L'espace et l'illusion de la rationalité 175
I. Le sujet, instance ad quem des configurations
spatiales 176
IL Germinal, un discours parabolique 178
III. L'illusion de la rationalité 181
Conclusion 189
Bibliographie 195
Index 205
COLLECTION ACTES SÉMIOTIQUES
Ouvrages parus
1. Jean-Marie Floch, Petites Mythologies de l'œil et de
l'esprit. Pour une sémiotique plastique.
2. Denis Bertrand, L'Espace et le sens. Germinal d'Émile
Zola.
3. Georges Kalinowski, Sémiotique et philosophie.
La composition, la mise en page et l'impression de cet ouvrage ont été réalisé
par l'atelier des Editions Eole à Paris et achevé d'imprimer le 30 Avril
1985 pour le compte des Editions Hadès-Benjamin.

ISBN 2-905572-02-7 Hadès


ISBN 90-272-2262-2 Benjamins
Dépôt légal : 2e trimestre 1985.
№ d'imprimeur : 330 287 319.

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