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Livresmagazine

Bernard-Henri Lévy sur la piste des assassins de Daniel Pearl

Daniel, mon frère


Où l’on découvre, derrière le BHL pistes qui se ferment, les salles de docu- mais c’est pour le ressusciter. » Et il y parvient.
mentation où l’on se sent hors du monde, les C’est le premier mérite de ce livre, dresser le
tapageur et médiatique, un enquê- pistes qui s’ouvrent, les doutes, les témoins tombeau d’un juste. Pearl était un journaliste
qui se souviennent mal, les avocats un peu d’exception, un homme cultivé, un libéral, il ai-
teur sincère et courageux. Qui rend trop brillants, les barbus qui lancent de mau- mait et pratiquait la musique, il cultivait le dou-
vais sourires. Les sentiments se succédaient te, il savait rire de lui-même, il incarnait au
hommage à un martyr en plongeant en désordre, avec la brutalité hachée des fond ce que l’Occident a de meilleur. Le cha-
éclairs de stroboscope dans une boîte de nuit. pitre où Lévy rencontre les parents de Pearl,
sa plume dans les ténèbres. Stupéfaction. Pitié. Colère. Compassion. Ad- dressant à travers eux son portrait, est un mo-
miration. Accablement. Puis le rythme s’est ment de grâce. Voilà pourquoi sa mort nous
On a, comme tout le monde, été parfois exas- ralenti. Page 471, j’ai marché, au tempo ac- concerne tous. Ses assassins ont voulu, en le
péré par le personnage de Bernard-Henri Lévy. cablant d’une marche funèbre, dans les der- décapitant, trancher un idéal qui est le nôtre.
Voilà un garçon qui, depuis trente ans, publie niers pas de Daniel Pearl. Le livre s’est bien- Mais voici que le livre s’enfonce dans les
un livre par an, qui est à chaque fois reçu sur tôt achevé. Il faisait largement nuit. Je n’avais ténèbres. Il part sur la piste d’Omar Sheikh.
tous les plateaux de télé où il semble chez lui qu’une envie, parler de ces pages qui se- Cet Anglais d’origine pakistanaise a 30 ans. Il
et tient le crachoir. Et voilà qu’il sort un livre couent le cœur, le cerveau et les tripes. attend aujourd’hui en prison, au Pakistan,
de 500 pages sur cette épouvantable histoi- Un mot sur la méthode. BHL ne s’en cache son procès en appel, après avoir été condam-
re du journaliste américain Daniel Pearl, en- pas : il écrit, dit-il, un « romanquête ». Lorsqu’il né à mort pour l’enlèvement et le meurtre de
levé puis assassiné à Karachi, par des mili- dispose d’informations sûres, tant mieux, il les Danny Pearl. Sheikh n’est pas un damné de la
tants islamistes, en janvier 2002. Vous donne. Lorsque les informations se font Terre. Tout le contraire. Né dans une famille
voudriez que nous marchions dans la combi- éparses, ou contradictoires, il doute, devant aisée. Eduqué dans les meilleures écoles.
ne, le houpla médiatique, et allions acheter ce nous. Et lorsqu’il n’a rien dans les mains, il Joueur d’échecs brillant. Puis un jour tout se
bouquin dans lequel, si l’on comprend bien, échafaude. Cette façon de faire, clairement brise. Il part en Bosnie. Se faufile dans la ga-
un juif français dresse la statue d’un juif amé- annoncée, était celle de Norman Mailer dans laxie islamiste. Renonce à un avenir de ban-
ricain, fustige l’islam en général et le Pakistan un livre fameux, auquel celui-ci se compare, quier à la City. Apprend à tuer, multiplie les
en particulier, et reprend sur un mode plus in- sur Lee Oswald, l’assassin de Kennedy. Elle identités, gagne ses galons en Afghanistan,
tellectuel ces théories paranoïaques dont
l’Amérique de M. Bush se sert pour asservir
le monde ? Tenez. Sans même acheter le livre,
La mort de Daniel Pearl nous concerne
je feuillette la préface en librairie. Page 11 je
lis (sous la plume de M. Lévy, donc) cette ques-
tous. En le décapitant, ses meurtriers ont
tion qu’il se pose : « Comment ça marche, le
démoniaque, aujourd’hui ? » Et page 13, tou-
voulu trancher un idéal qui est le nôtre.
jours dans la préface, ce jugement sur le Pa-
kistan : « Je le voyais devenir la propre maison suppose qu’on dispose de bonnes informa- au Cachemire, au Pakistan. Le jeune homme
du diable ». Est-ce là du journalisme ou de tions (c’est le cas), que les parties échafau- lumineux, qui aurait fait un très bon copain
l’exorcisme ? Allons. N’entrez pas dans le ta- dées soient étayées avec rigueur (c’est le cas) pour Danny Pearl, se laisse happer par... Par
page des médias. Epargnez-nous BHL. et qu’on distingue clairement ce qui ressort quoi, d’ailleurs ? La religion ? Prétexte, bien
J’ai commencé à lire Qui a tué Daniel de l’un et de l’autre registre – ce n’est pas tou- sûr. L’envie de pouvoir, d’être un chef, en 4x4,
Pearl ? un mardi matin. Au bout de quelques jours le cas : seule faiblesse de ce livre. avec gardes du corps et trois portables et des
pages, les préventions sont tombées. Un vent Mais, contrairement à tant d’ouvrages ap- liasses de dollars dans sa poche ? Insuffisant.
s’est levé : le souffle des grands livres. J’ai proximatifs sur le terrorisme, l’effet de flou qui La haine des femmes, la mythomanie, la pa-
traversé des pages terribles, qui ôtaient jus- saisit parfois BHL n’est pas le moyen de ca- ranoïa ? Sûrement. Mais le mystère demeure.
qu’à l’envie de pleurer. J’ai été emporté, pous- cher un fond médiocre. C’est au contraire la A ce mystère, BHL donne le nom du « mal », ou
sé dans le dos, de Londres à Karachi, de Ka- conséquence naturelle d’une sincérité qui sau- du « diable ». On peut lui chipoter les mots.
boul à Dubaï, de Los Angeles à Delhi. J’ai senti te aux yeux. Si ces pages brûlent parfois Mais pas le fond. Et il faut lui reconnaître un
des parfums inconnus, pénétré dans des ar- quelques feux rouges des conventions jour- mérite. Pour la première fois, grâce à ce livre,
rière-boutiques sordides, dormi dans des lits nalistiques, c’est qu’elles brûlent d’un feu au- nous pouvons approcher (sinon comprendre)
où j’avais peur. J’ai déjeuné d’un sandwich, trement important, celui de l’urgence, de la le creuset qui transforme un garçon sympa-
Paris paraissait si loin par la fenêtre. Vite, re- nécessité et d’un engagement personnel ra- thique en un guerrier recru de haine.
plonger. Retrouver les flics véreux et mena- dical. Lévy a fait sien le destin de Danny Pearl. Le livre va plus loin encore. Au-delà d’Omar
çants, les informateurs qui tremblent, les « J’ai mis un contrat sur sa tête, explique-t-il, Sheikh, il entre dans le monde de ses sem-

66 Télérama no 2782 – 7 mai 2003


PAUL SAKUMA/AP

Sur une porte de l’université de Stanford, où Pearl fut étudiant. Le journaliste a été exécuté par des islamistes pakistanais en janvier 2002.

blables, les combattants de l’islam fanatique. Danny Pearl et d’Omar Sheikh se sont es- quetiers prêts pour le petit déjeuner. Dubaï,
BHL nous emmène, terrifiés, de madrasa tompées. Le récit tragique a déjà glissé dans « la Las Vegas arabe », et « son ciel bleu gla-
(école coranique) en hôtel borgne, d’un camp la mémoire. Les thèses sur le terrorisme ont cé ». Les cafés Internet miteux. Leur monde.
d’entraînement à un bureau de ministre. Au pris leur place dans le cerveau rationnel. Il Notre monde. Et là-dessus, le fantôme sou-
centre de ce monde qui a un pied dans le reste, ce matin, le reste : des mots et des riant d’un homme découpé en dix morceaux
Moyen Age et l’autre dans Internet, un pays images. Karachi, « ciel d’automne humide et parce qu’il était journaliste, juif et américain,
– le Pakistan –, une ville – Karachi –, et une fumeux, lumière pluvieuse », où les adoles- dans l’ordre que vous voudrez.
hydre à vingt têtes, les services secrets de ce centes bangladaises coûtent 70 000 roupies, Post-scriptum : un drôle de sentiment qui
pays, allié des Etats-Unis et doté de la bombe « dont 10 % pour la police ». Karachi où l’on émerge. Un mot qu’on a envie d’écrire, que
atomique. L’avenir dira si la thèse de Lévy voit des « spectres titubant dans la demi-pé- suscite ce livre. Fraternité. Lévy, l’écrivain cou-
– que les services pakistanais dirigent le ter- nombre de la nuit qui vient ». Lahore, où le rageux. Pearl, le journaliste lumineux. Nos
rorisme mondial, Al-Qaida compris, et contrô- chef de la police, dans son « bureau modeste grands frères ● François Granon
lent déjà l’arme nucléaire – est prémonitoire. et un peu sale » débite, l’air narquois, les ha-
En tout cas, elle convainc, et fige le sang.
Une lourde nuit a passé depuis la lecture
du mot Fin. Les deux figures symétriques de
bituelles saloperies de l’antisémitisme.
Londres, où par la fenêtre d’une maison cos-
sue, celle où est né Omar, on aperçoit les co-
1 A lire
Qui a tué Daniel Pearl ?, de Bernard-
Henri Lévy, éd. Grasset, 536 p., 20 €.

Télérama no 2782 – 7 mai 2003 67

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