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Le Politiste


lundi 22 août 2011
L’idéologie

Antonio Gramsci
(1891-1937).
En 1986, à la convention nationale du Parti socialiste, Lionel Jospin soulignait "la
nécessité de fonder les valeurs du socialisme dans la réalité, faute de quoi elles
risqueraient de se réduire à une idéologie, c’est-à-dire une vision abstraite de la société".
Cette définition qui distingue la réalité de la dimension abstraite propre à l’idéologie est
conforme à son étymologie qui signifie un discours sur les idées (du grec idea "idée" et
logos "discours"). Mais elle est aussi réductrice car elle sous-estime la capacité
mobilisatrice de l’idéologie, c’est-à-dire son pouvoir de motivation des individus dans le
cadre de la lutte politique. La difficulté propre à cette notion est qu’elle fait partie à la
fois du discours militant et du discours scientifique.

Si l’idéologie sert en effet d’outil rhétorique pour disqualifier l’adversaire (1), elle peut
également servir à désigner des systèmes de représentations (2).

1/ Dans la tradition polémique, l’idéologie est un terme qui permet de stigmatiser ou de


disqualifier l’adversaire.

A/ L’idéologie est d’abord un outil rhétorique de disqualification. Le mot lui-même a été


inventé par le comte Antoine Destutt de Tracy en 1796. Son objectif était alors de forger
une nouvelle science destinée à comprendre et à expliquer les idées. Dans le
mouvement de rénovation scientifique, politique et morale qui suivi la Révolution
française, le mot fut repris par des savants (Volney, Cabanis) qui souhaitaient inspirer
une nouvelle éducation et un nouveau régime politique adaptés aux progrès
scientifiques et à l'évolution de l'esprit humain. Napoléon qui ne les portait guère en son
cœur, eut cette phrase au Conseil d’Etat en 1812 (cité par Bréhier) : "C'est à l'idéologie, à
cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières,
veut sur ces bases fonder la législation des peuples, au lieu d'approprier les lois à la
connaissance du cœur humain et aux leçons de l'histoire, qu'il faut attribuer tous les
malheurs qui éprouvent notre belle France".

Dans ses Recherches philosophiques (1937), Raymond Aron estime que "la formule
''l'idéologie est l'idée de mon adversaire" serait une des moins mauvaises définitions de
l'idéologie". En effet, depuis la fin du XVIIIe siècle, l’idéologie est une notion employée
pour disqualifier un ensemble d’idées du fait qu’elles seraient sans lien avec la réalité et
défendues avec une passion dogmatique. Elles seraient le signe de la manifestation d’
une rébellion du bon sens et du pragmatisme contre des théories conjecturales qui se
donneraient pour ambition de penser l’ordre social.

Comprise en ce sens, l’idéologie se distingue de la science. Dans L’idéologie allemande


(1846), Karl Marx distinguait :

l’idéologie : elle désigne un ensemble de fausses représentations produites par les


dominants afin de justifier leur exploitation des dominés. Marx se sert de ce concept
pour fustiger l’humanisme bourgeois des libéraux qui exaltent l’égalité des droits entre
les citoyens pour mieux dissimuler la réalité inégalitaire des situations sociales entre
capitalistes et travailleurs ;
la science : elle permet l’accès à la vérité et fait voler en éclat les faux semblants. Elle
met notamment en lumière les rapports réels entre les hommes qui sont
fondamentalement des rapports de production caractérisés par une extorsion de
plus-value.
Dans "Idéologie et appareils idéologiques d’Etat" (1970), Louis Althusser considère que
les institutions telles que l’école, la religion, voire les partis et syndicats réformistes sont
des "appareils idéologiques". Leur objectif est d’inculquer aux travailleurs des
représentations mystificatrices qui renforcent leur adaptation aux exigences du
capitalisme. Selon lui, deux éléments sont nécessaires à la pérennisation du capitalisme
:

la reproduction du capital et du travail ;


la reproduction des rapports sociaux de production : pour cela, il faut inculquer les
valeurs, attitudes, comportements, disciplines exigés par le bon fonctionnement de la
société capitaliste.

B/ L’idéologie n’est pas seulement un terme qui permet de disqualifier un discours


politique. Il permet aussi de disqualifier un discours qui se prétend scientifique. Pour de
nombreux sociologues, le critère essentiel de l’idéologie est le refus de l’objectivité
scientifique. Malgré tout, ils s’en servent bien souvent pour dénoncer les prétentions
mystificatrices des analyses adverses pourtant propres à leur discipline.

Par exemple, Raymond Boudon dans L’idéologie (1986), définit les idéologies comme
"des doctrines reposant non sur des théories scientifiques, mais sur des théories
fausses ou douteuses, ou sur des théories indûment interprétées auxquelles on accorde
une crédibilité qu’elles ne méritent pas". Il place ensuite le marxisme au rang des
idéologies. Pourtant selon Marx, c’est son propre discours qui est scientifique, et les
discours de Smith ou Ricardo qui sont idéologiques.

Le point commun de ces approches est d’avoir une vision réductrice de l’idéologie. La
frontière qui permet de distinguer la science et l’idéologie n’est pas aisée à tracer. Les
scientifiques se sont souvent fourvoyés dans des illusions avant de parvenir à la vérité
et toutes les idéologies cherchent un appui scientifique pour se légitimer. Cependant, la
différence essentielle réside dans le degré de croyances subjectives présentes dans une
idéologie, ainsi qu’une tendance à mettre en avant certains faits plutôt que d’autres ou
bien même à en donner une interprétation déformée.

Dans Sociologie politique, Philippe Braud souligne que "ce qui fait la force des
idéologies, ce n’est pas leur justesse mais leur capacité mobilisatrice". L’intérêt des
croyances subjectives est de fournir une explication du monde simplifiée qui dispose d’
une capacité mobilisatrice. Les vérités démontrées ne suffisent pas à motiver les
individus dans la vie sociale et politique, car elles sont trop éparses et incertaines. En
revanche, les idéologies favorisent sa compréhension et l’émergence d’une volonté d’
engagement politique.

2/ En science politique, l’idéologie désigne un ensemble cohérent de représentations


mentales relatif à l’organisation politique capable d’influencer les pratiques sociales.

A/ Selon Philippe Braud, l’idéologie se présente comme "un système de représentations" :


elle est donc caractérisée par une organisation de son argumentation. Elle comporte une
logique propre en agençant un ensemble d’idées qui font système, c’est-à-dire qui
entretiennent entre elles des rapports rationnels. Elle a également pour ambition d’offrir
une compréhension globale de la réalité. Elle s’appuie sur un travail d’explication
théorique et doctrinale, ainsi que sur des œuvres majeures de l’histoire de la pensée
politique (le libéralisme sur l’œuvre d’Adam Smith, le socialisme sur l’œuvre de Marx, le
conservatisme sur l’œuvre de Joseph de Maistre, etc.). D’autres idéologies ont une
ampleur plus modeste (le féminisme avec la figure de Simone de Beauvoir, l’écologie
politique avec la figure d’Henri David Thoreau).

B/ Philippe Braud ajoute que l’idéologie fait appel à un second élément : la croyance
politique. Les croyances répondent à des exigences fondamentales de la vie sociale :

elles permettent de combler ce que le savoir ignore et de se dissimuler le malaise qui en


résulte (par exemple : les théories du contrat social expliquent l’origine du pouvoir
politique à l’époque où les données anthropologiques fiables sont rares) ;
elles permettent de réagir face à la nouveauté, notamment de déterminer rapidement
quel comportement adopter ou que penser d’une situation. Dans ce cas, des références
doctrinales (service public, liberté d’entreprise) ou un rappel des valeurs (justice sociale,
droits de l’homme) peuvent servir de guide à l’action ;
elles permettent de retraduire le réel en conformité avec leurs principes fondamentaux
(par exemple : le marxisme permet au salarié de retraduire le rapport qu'il entretient avec
son patron en termes d’exploitation par le capitalisme).
Cependant, il ne faut pas confondre l’idéologie et la religion : l’idéologie n’entretient
aucun rapport avec les notions de transcendance ou de surnaturel. Elle ne s’appuie pas
sur les mystères d’une révélation, mais cherche plutôt des bases rationnelles, voire
scientifiques. Elle est donc "un système de croyances laïcisées". Malgré tout, la religion
élabore aussi des représentations du monde d’ici-bas qui concerne l’ordre politique. Elle
présente une dimension idéologique qui peut être plus ou moins forte. La religion a d’
ailleurs souvent fournit d’efficaces légitimations de l’obéissance due au Prince comme
ce fut le cas du catholicisme ou du protestantisme. Parfois même, la vigoureuse
subordination qu’elle postule du politique au religieux affaiblit la dissociation entre
identités politiques et religieuses (chiisme iranien).

C/ Enfin, Philippe Braud insiste sur un troisième élément : la violence symbolique. Il s’


agit d’un concept du sociologue Pierre Bourdieu sur lequel il revient dans ses entretiens
avec Loïc Wacquant intitulés Réponses (1992). La violence symbolique désigne les
processus à l’œuvre dans les modes de diffusion des croyances. Comme tous les
individus n’ont pas les moyens de formuler et de diffuser les croyances qui leur sont
nécessaires pour affirmer leur existence, les représentations sociales et politiques sont
au départ élaborées par certains groupes sociaux (les clercs dans la société féodale, les
philosophes au XVIIIe siècle, les partis de masse au XXe), puis ils s'étendent à l’
ensemble de la société au moyen de la violence symbolique.

Pour Antonio Gramsci, chaque classe sociale secrète son groupe d’intellectuels
organiques qui lui permet ensuite de prendre conscience de son identité en légitimant
ses attentes et ses revendications, en formulant un projet historique ou des
perspectives d’avenir. Dans ses Carnets de prison (1975), Gramsci considère que les
intellectuels se définissent surtout par ce rôle de direction technique et politique qu’ils
jouent au sein de la société :
"tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d'une fonction essentielle dans le
monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une
ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa
propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le
domaine social et politique".
Les idéologies sont élaborées par des individus possédant un haut niveau de capital
culturel et une autorité légitime reconnue : les entrepreneurs, les scientifiques
médiatiques, les intellectuels consacrés, les journalistes influents ou les dirigeants de
mouvements représentatifs. Elles peuvent l’être aussi par des acteurs sociaux qui se
trouvent dans une situation privilégiées pour imposer leurs croyances parce qu’ils
exercent une influence particulière sur les instances de socialisation comme l’Ecole, les
organisations religieuses, politiques ou les médias.

Les croyances se développent initialement au sein de milieux restreints (clercs, lettrés,


militants) et ne peuvent s’imposer dans l’ensemble d’un groupe social qu’au terme d’un
processus d’inculcation dont l’efficacité est conditionnée par deux facteurs :

la rationalisation d’intérêts particuliers en termes d’intérêt général ou d’idéal universel


(exemple : les intellectuels qui revendiquent la liberté d’écrire et de publier qui se
transforme en valeur universelle : la liberté d’expression) ;
la diffusion hégémonique de ces croyances au moyen d’institutions qui pratiquent l’
exclusion et la dévalorisation des croyances adverses. Cette exclusion se fait au nom de
la Raison ou de la Science, mais dans la réalité, il s’agit d’un rapport de forces
intellectuel, culturel, voire disciplinaire. Selon Philippe Braud, "malgré les apparences, il y
a toujours une police de la pensée même dans les démocraties contemporaines".

D/ Dans L'Opium des intellectuels (1955), Raymond Aron estime que les grandes
idéologies (fascisme, communisme) sont entrées dans une phase de déclin et que la fin
de l'âge idéologique est proche. Cette idée est reprise quelques années plus tard par le
sociologue Daniel Bell, qui dans La fin de l’idéologie (1963), anticipe le déclin des
doctrines politiques universalistes et humanistes propres à l'Occident, en particulier
celle du marxisme.

Pour Philippe Braud, il s’agit de ne pas se laisser abuser par un effet d’optique : s’il y a en
effet un déclin de la visibilité des idéologies, cela ne signifie pas pour autant qu’elles ont
disparu. Selon lui, tant qu’il existe dans une société une hiérarchie de légitimité entre les
croyances et des dispositifs efficaces pour faire prévaloir certaines d’entre elles, il existe
aussi un travail idéologique actif en son sein.

Il remarque néanmoins trois changements importants dans la vision actuelle de l’


idéologie :

l’émergence de consensus masque, en apparence, les antagonismes d’intérêts et de


croyances (effet renforcé par la puissance moderne des moyens de communication) ;
l’affaiblissement des organisations qui contestaient les valeurs dominantes dans les
sociétés libérales (Eglise, syndicats notamment), or une idéologie moins frontalement
contestée se donne moins à voir comme idéologie ;
les conditions modernes de la formulation des croyances : il y a aujourd’hui une
idéologie sans idéologues ni adversaires pour les raisons suivantes :
l’interaction constante et croissante des productions intellectuelles (liée aux nouveaux
moyens de communication) rend problématique toute recherche de paternité véritable :
"dans les conditions contemporaines de la production intellectuelle, la théorie
radicalement critique ne séduit plus comme avant" ;
l’absence de nouvelles utopies est liée à la capacité de désenchantement que portent en
elles l’histoire et les sciences sociales : leur analyse est porteuse d’une dimension
démythologisante car le prestige de la science sape l’autorité des discours prophétiques
(le néoscientisme devient même une nouvelle idéologie moderne).
Même si Philippe Braud constate la permanence de certaines contestations bruyantes
de "la pensée unique", il observe aussi qu'elles sont souvent plus populistes que
réellement argumentées. Les mobilisations de la rue peuvent être passionnées, les
représentations intellectuelles restent peu élaborées. Il écrit : "actuellement , il n’existe
pas encore d’œuvres fortes qui aient pu suffisamment s’imposer pour permettre de
penser le monde autrement que dans les cadres de pensée dominants : mixte de
productivisme économique et de sensibilité molle à la solidarité et à l’environnement,
éthique du Be yourself. Le hard en idéologie a fait place au soft, les logiques de la
société médiatique privilégiant subtilement un dénominateur idéologique commun
même si, aux frontières, elles laissent s’exprimer des idéologies dissidentes ou
extrémistes préservant les apparences du pluralisme".

Dans La soft-idéologie (1987), François-Bernard Huyghe opine dans le même sens. Il


définit notre époque comme celle de la soft-idéologie qui désigne un bricolage d’idées
vagues issues des décennies précédentes, combinant les concepts sans réelle rigueur
(gestion conservatrice et rêves soixante-huitards, business et droits de l’homme,
socialisme libéral et libéralisme social, Bourse et tolérance, etc.) afin d’assurer un
consensus apathique sur l’essentiel, prônant la résignation à la force des choses et
exaltant les petits bonheurs : "c’est la pensée sénile d’une époque fatiguée du vacarme
de l’histoire".
Nicolas à 8/22/2011 11:30:00 AM
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