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Cahiers de civilisation médiévale

Jean-Claude Schmitt. — La raison des gestes dans l'Occident


médiéval, 1990 (" Bibl. des histoires ")
Jean Flori

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Flori Jean. Jean-Claude Schmitt. — La raison des gestes dans l'Occident médiéval, 1990 (" Bibl. des histoires "). In: Cahiers
de civilisation médiévale, 35e année (n°139), Juillet-septembre 1992. pp. 270-272;

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royales en Allemagne et en France. Tandis qu'en rejetant de ce fait la thèse de Mitteis selon laquelle
France la succession héréditaire de la famille la double-élection de 1198 marquait le point de
capétienne progressait du xie au xine s., en revanche, départ d'une monarchie légitimée par le consensus
l'Empire restait, après la Querelle des investitures, de la noblesse et non par le sang royal (« Geblùts-
semblable à une monarchie électorale. Bien que heiligkeit»).
cette différence ait été généralement reconnue,
jamais un vaste essai de synthèse traitant des On déplore quand même que deux questions d'une
fondements du pouvoir monarchique européen n'a été importance capitale n'aient pas été abordées dans
écrit. cette étude : l'A. n'a pas essayé de soumettre à une
analyse approfondie la composition du groupe
La recherche actuelle sur la succession royale dans électoral. Il a négligé l'examen des modalités
l'Empire médiéval se base essentiellement sur les électorales, bien que seule l'observation des personnes
contributions de Heinrich Mitteis (2e éd., 1944) et formant le groupe des princes-électeurs aurait pu
de Fritz Rôrig (1948), en contradiction l'un avec permettre d'établir une histoire des rapports entre
l'autre en ce qui concerne certaines questions le roi et la noblesse dans l'Empire médiéval. En
fondamentales de l'histoire du xne s. Pourtant le outre l'A. évite la discussion sur l'évidence de la
problème de succession en Allemagne entre 1125 et réception du droit savant dans l'entourage de la
1 198 est un sujet passionnant, digne d'une enquête monarchie — phénomène aux conséquences
historique approfondie. Il permet de préciser le considérables pour la nature de la pensée politique.
caractère individuel du développement allemand :
l'élection de Lothaire, duc des Saxons, après la Néanmoins le livre d'U. Schmidt reste utile tant
mort du dernier salien Henri V, en 1125; la comme synthèse que comme base pour une
victoire de Conrad III de la Maison des Staufen sur comparaison des successions entre l'Empire et la
Henri, beau-fils de Lothaire III, chef de la Maison France capétienne, cette dernière ayant fait l'objet
guelfe, duc des Saxons et des Bavarois ; le refus du — sur ce sujet — des travaux d'Andrew W. Lewis.
fils de Conrad III en 1 152 et la succession de Les possibilités différentes et variées des royautés
Frédéric Ier Barberousse ; la succession presque médiévales illustrent bien que plusieurs solutions
héréditaire d'Henri VI, fils de Frédéric Ier ; et enfin l'essai étaient possibles pour l'installation du pouvoir
malvenu d'établir une succession héréditaire de la central en Europe au bas moyen âge.
royauté allemande, à une époque où elle se heurte Bernd SchneidmOller.
aux possibilités restreintes d'Henri VI. Tous ces
événements n'étaient pas réglés par la monarchie
seule, mais par un ensemble complexe constitué du
roi, de la famille royale et des nobles : voir dans les
successions du xne s. soit le résultat du droit Jean-Claude Schmitt. — La raison des gestes dans
héréditaire, soit le triomphe du principe d'élection par l'Occident médiéval. Paris, Gallimard, 1990,
la noblesse, est un choix important, l'opinion de 432 pp., fig. («Bibl. des Histoires»).
l'historien actuel étant parfois influencée par la
connaissance des élections nobilitaires après 1198, En 981 , le duc de France rencontre à Rome
restées inchangées jusqu'en 1806. l'empereur Otton IL Lors de leur entretien, Otton dépose
«malicieusement» son épée sur une chaise.
Dans sa thèse de doctorat, soutenue à l'Université L'entretien terminé, il se lève, s'éloigne et, s'apercevant
de Tûbingen, U. Schmidt a de nouveau révisé de son oubli, s'arrête et se tourne vers le duc
toutes les sources disponibles pour donner un Hugues, comme pour lui demander son épée,
terme à cette querelle ancienne entre les historiens oubliée par mégarde. Hugues se baisse pour la
allemands. L'existence d'éditions modernes des saisir lorsque l'évêque qui lui servait d'interprète le
actes royaux jusqu'en 1180 (dans la collection bouscule, lui arrache presque des mains l'épée
Monumenta Germaniae Historica) lui a, en effet, impériale et l'apporte à Otton. Devenu roi, Hugues
permis une approche nouvelle. Connaissant mieux ne manquera pas, par la suite, de rappeler la
ainsi les faits, U. Schmidt a voulu non seulement sagesse de son fidèle évêque.
présenter une vaste analyse de toutes les élections
mais aussi examiner les manifestations de la Pourquoi ce geste surprenant? En quoi était-il
chancellerie de Conrad III et de Frédéric Ier concernant sage? C'est que l'évêque savait qu'Hugues allait
l'idée royale de la succession au trône. L'A. en devenir roi des Francs et qu'il ne pouvait donc pas
conclut que toutes les successions après 1125 porter l'épée de l'empereur sans compromettre sa
doivent être vues comme issues du droit d'élection, souveraineté future. Le geste, même fortuit, a donc
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ici valeur déclarative. Il est signe, manifestation, dépassant pas une demi-page ! Est-ce suffisant pour
symbole. Il engage son acteur. en dire qu'il est « un compromis entre l'aristocratie
guerrière et la hiérarchie ecclésiastique »(!)
Pouvait-on souhaiter meilleure entrée en matière, (p. 210)?
pour un ouvrage sur la « raison des gestes », que ce
récit de Richer de Reims? On a assez dit que le Les deux derniers chapitres paraissent plus
moyen âge était «une civilisation du geste» pour prometteurs; ils sont en tout cas, de loin, les plus
saluer avec enthousiasme une entreprise qui cohérents. De la prière à l'extase (p. 289-320), nous
ouvrirait à l'historien de nouvelles portes en lui donne une étude assez suivie des gestes de la prière
fournissant les clefs de ce « langage des gestes » encore si et de leur évolution. L'A. estime que le passage de
profondément obscur lorsque le narrateur ne prend la prière ancienne {orant antique) à la position
pas la peine, comme le fit ici Richer, de nous en médiévale et moderne (à genoux, mains jointes)
donner en même temps la traduction. doit moins à une influence des rites de l'hommage
D'emblée, l'A. tempère à l'avance notre qu'à une évolution de la spiritualité. La nouvelle
enthousiasme, comme pour prévenir une déconvenue. Ce position traduit, selon lui, la recherche d'une
livre, nous dit-il, n'est pas une typologie des dévotion individuelle intériorisée (p. 300). Sans doute.
gestes : il faudrait trop limiter le corpus, ou le Mais on peut aussi, me semble-t-il, invoquer une
nombre des gestes pris en compte. Soit ! Mais c'est réelle ritualisation de la prière, parallèle au grand
mouvement liturgique du xie s., ainsi qu'une
un peu dommage. Il n'est pas non plus histoire
d'un geste particulier. Il veut répondre à la sacralisation croissante des objets du culte et des
question plus «globale» : qu'est-ce qu'un geste au représentations du divin, que l'Église carolingienne
moyen âge? Ainsi posée, la question prend, en refusait encore. Il en résulte, selon moi, que le regard
effet, une tout autre tournure et sa « globalité » n'en de l' orant n'est plus fixé en haut, vers le «ciel»,
est que plus effrayante. Par « geste », l'A. entend, en demeure de Dieu, mais vers les objets sacrés qui
effet, la manifestation extérieure de l'être. Le geste actualisent sa présence ici-bas, en ce lieu. Dans le
peut être expression de sentiments, même temps, la présence divine que ces objets
communication vers autrui (accompagnant la parole ou s'y manifestent (plutôt que symbolisent) crée un
substituant), et aussi action, s'exerçant par le «espace sacralisé» qui conduit nécessairement le
moyen de la technique (le travail) ou de la croyant à une attitude de révérence et de crainte
croyance (liturgie, magie). On mesure ainsi respectueuse qui doit moins, selon moi, à une
l'ampleur de l'acception et le recul qu'elle impose aux dévotion «plus personnelle» qu'à... la morale du
limites d'un tel travail. comportement, que, paradoxalement, l'A. semble
ici oublier ou sous-estimer.
L'A. nous fournit en fait une enquête, minutieuse,
sur la morale du comportement et sur le jugement Dans «L'efficacité symbolique» (p. 321-355), l'A.
que porte cette morale sur les divers aspects de examine principalement la question de l'efficacité
l'expression : parole, maintien, tenue, vêtement, respective du geste et de la parole dans la
geste, au sens très large du terme. Mieux vaudrait célébration eucharistique de la messe, la
peut-être dire «attitude». Les valeurs trans ubstantiation. Il conclut que, pour la plupart des
fondamentales qui doivent diriger tout comportement, pour théologiens, les paroles sont essentielles et priment sur le
l'orateur antique, pour le roi médiéval, pour le geste qui « n'est pas premier dans l'ordre de la
novice ou le moine, peuvent se ramener à trois : causalité» (p. 344).
mesure (modestia), humilité (humilitas) et pudeur
(pudicitia). Tout excès, dans la rapidité ou dans Quelle impression éprouve le lecteur après cette
l'ampleur par ex., transforme le geste en longue errance à travers la forêt dense des
gesticulation, et l'orateur en histrion. Quant à la pudeur, témoignages invoqués? Je ne peux m'empêcher, au
elle conduit à éviter tout geste «déplacé», risque de nager à contre-courant, d'exprimer une
susceptible (chez les moines et les novices en particulier !) certaine déception. L'ouvrage, certes, témoigne
d'éveiller la concupiscence : se tenir par la main, d'une énorme érudition. Mais aussi, hélas, d'une
par exemple. certaine incohérence dans le plan et dans
l'agencement des idées, d'un certain flou dans l'expression
Les gestes des laïcs sont, hélas, le plus souvent des conclusions ; le plus souvent, on déplore même
escamotés. On regrettera, par ex., que l'absence de telles conclusions. Incises, digressions
l'adoubement — dont l'A. souligne pourtant l'importance et redondances abondent. Mais, surtout, l'historien
— ne fasse l'objet que d'une esquisse de reste sur sa faim. Il espérait pénétrer plus avant
description, qui de plus est banale et rudimentaire, ne dans la compréhension des gestes médiévaux, dans
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l'appréhension de leur valeur signifiante ; on lui a (Chartres, Bibl. Munie. 620), le Roman des Sept
surtout montré et démontré quels étaient les Sages est mêlé à des œuvres hagiographiques et
fondements de la «morale pratique ou appliquée» au didactiques, des lais et des fabliaux, mais aussi à
moyen âge ; les bases du « savoir vivre », du « savoir des romans (le Roman de Troie, dans K). Le ms. K
bien se tenir». fournit un texte complet (5 068 vers), déjà édité
jadis par H. A. Keller (Tùbingen, 1836), puis par
On se demande si, tout compte fait, l'ambition de J. Misrahi (Paris, Droz, 1933 et Genève, Slatkine,
l'A. n'était pas à la fois trop « démesurée » et trop 1975). Le ms C (détruit en 1944) n'offre qu'un
limitée. Trop démesurée, parce que la notion de texte mutilé (2 078 vers), suite d'un texte en prose
geste ainsi retenue, étendue jusqu'aux attitudes et également incomplet ; il a déjà fait l'objet d'une
aux mouvements de la vie courante (c'est-à-dire au édition diplomatique (H. A. Smith, « A Verse Version
comportement), constitue une conceptualisation of the Sept Sages de Rome», Romanic Review, III,
bien trop large et trop générale pour donner lieu à 1912, p. 1-67). On sait que le Roman des Sept
des analyses historiques précises et pour conduire à Sages, qui raconte les démêlés d'un jeune prince,
des conclusions fermes. Celles-ci, répétons-le, font assisté des sept sages qui l'ont éduqué, avec une
souvent cruellement défaut. Trop limitée, parce marâtre qui l'accuse de viol, se présente sous la
que l'ampleur même du sujet interdit toute analyse forme d'un roman à tiroirs où une fiction
en profondeur, toute étude rigoureuse d'un geste englobante permet l'introduction successive de brefs
particulièrement riche ; d'emblée, d'ailleurs, l'A. se récits insérés. Le ms. K contient les contes arbor,
défendait de vouloir se livrer à une telle étude. senescalcus, aper, Roma, gaza, sapientes, Virgi-
Heureusement, il transgresse assez souvent lui- lius, racontés par la reine, canis, medicus, puteus,
même sa propre interdiction et nous donne, alors, tentamina, avis, vidua, inclusa, dus aux sept
comme à propos de la prière ou de l'eucharistie, sages, et vaticinium, relaté par le jeune prince. Le
ses plus belles pages. ms. C n'a conservé que les huit derniers contes
Jean Flori. (soit tentamina, Roma, avis, sapientes, vidua, Vir-
gilius, inclusa et vaticinium).
Une étude soigneuse de la langue et du style des
Mary B. Speer, éd. — Le Roman des Sept Sages de deux manuscrits amène l'A. à d'intéressantes
Rome. A Critical Edition of the Two Verse conclusions sur la date et le lieu d'apparition de
Rédactions of a Twelfth-Century Romance. l'original. En dépit de certaines touches fran-
Lexington, French Forum Publ., 1989, 8°, ciennes et surtout picardes qui doivent représenter
399 pp. (« Edward C. Armstrong Monogr. on l'apport des deux copistes, les traits phonétiques et
Médiéval liter. », 4). morphologiques de base semblent renvoyer à une
aire linguistique située dans l'Ouest ou le Sud-
Cette édition constitue l'aboutissement de travaux Ouest de la France. Quant aux structures
entrepris par M. B. Speer au début des années 80 métriques, caractérisées par un traitement assez
sous la direction d'A. Foulet. On sait, comme le archaïque de l'octosyllabe (sans brisure du
rappelle d'ailleurs l'A. dans une introduction qui couplet), elles rappellent la manière de Wace et de
fait très utilement le point, que la tradition Béroul, «voisin géographique et congénère
occidentale du Roman des Sept Sages, peut-être issue d'un stylistique » du poète, de même qu'une poétique de la
original indien transmis par un intermédiaire répétition fondée sur la recherche de variations au
arabe, se subdivise en deux branches : celle du sein d'un style formulaire ; cette poétique est plus
Dolopathos, représentée par le texte latin de Jean sensible dans C, «version dégradée» sans doute
de Haute-Seille et la traduction d'Herbert (fin xne- plus proche de l'original perdu que K,
début xine s.) et celle, beaucoup plus considérable, «remaniement dégradé » aux procédés plus mécaniques,
d'un ensemble de textes français, en vers puis en suivant la terminologie de Rychner. Revenant sur la
prose, qui s'échelonnent du xne au XVe s. L'édition date jadis proposée par G. Paris pour l'apparition
établie par M. B. Speer rassemble les deux plus de la version en vers (1 155), l'A. s'arrête donc à son
anciennes versions de cette deuxième branche, en tour sur la période 1 155/90, grande époque de
couplets d'octosyllabes, conservées dans deux floraison des romans octosyllabiques ; les rédactions
manuscrits de la fin du xme s., mais remontant Ket C dateraient pour leur part de la première
sans doute à un original du milieu du xne s. moitié du xine s.
Dans les deux manuscrits qui sont à la base de cette Cette confirmation de la datation haute permettra
édition, le ms. K (Paris, BN fr. 1553) et le ms. C sans doute, entre autres conséquences, de reconsi-

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