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L'Homme et la société

Musique populaire dans le monde capitaliste : vers une sociologie


de l'authenticité
Larry Portis

Abstract
Larry Portis, Popular Music and Capitalism : Towards a Sociology of Authenticity
Music has an important place in the evolution of capitalist societies in adapting its rhythms, its cadences and the expression of
themes which reflect emotional needs in a changing social environment. A sociology of popular music must therefore consider
musical sensibilities and tendencies from both aesthetic and political points of view. Nowhere have musical cultures resisted
entirely the powerful influence of African-American music, the result of marketing strategies and of cultural fascination. The
notion of authenticity is central in the process of subordination and revolt in industrial-capitalist societies.

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Portis Larry. Musique populaire dans le monde capitaliste : vers une sociologie de l'authenticité. In: L'Homme et la société, N.
126, 1997. Musique et société. pp. 69-86.

doi : 10.3406/homso.1997.2916

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1997_num_126_4_2916

Document généré le 25/09/2015


Musique populaire dans le monde capitaliste :
vers une sociologie de l'authenticité

Larry PORTIS

La transformation des aspects culturels est une partie essentielle de l'évolution


des sociétés capitalistes. Au début de l'ère capitaliste industrielle, entre le xvne et
le xixe siècle selon les pays, les sociétés sont passées d'un monde féodal à un
monde individualiste, « libéral », capitaliste, où les conditions de mobilité
sociale, d'insécurité économique et politique ont structuré alors les mentalités et
les personnalités. La musique a tenu et tient une place importante dans cette
transformation en adaptant ses rythmes, ses cadences et l'expression des thèmes
qui reflètent les besoins émotionnels d'un environnement social en évolution.
L'émergence de nouveaux rapports sociaux a forgé des modes de comportements
ritualisés et des idées, qu'il s'agisse des institutions politiques, des responsabilités
civiques ou des notions de valeur esthétiques. L'évolution de la musique
populaire a été à la fois une expression de ces changements et une réponse à leur
encontre.
Phénomène social de grande importance, la musique populaire reflète et
même oriente la vie émotionnelle de millions de personnes. Les implications
politiques de cette influence sont évidentes. La musique populaire peut
assurément jouer un rôle dans une stratégie -de contrôle social par son influence
médiatique qui se situe entre l'idéologie officielle et la conscience populaire. Une
sociologie de la musique populaire se doit alors de considérer les sensibilités et
les tendances musicales d'un point de vue à la fois esthétique et politique.
Restreindre l'analyse à l'une ou l'autre de ces dimensions simplifierait par trop la
compréhension des contradictions de la culture capitaliste.
Si l'évolution de la musique populaire dans les sociétés capitalistes est
structurée par des influences historiques identiques, elle illustre néanmoins des
conventions établies et des enjeux particuliers. Chaque région et sous-région est
un creuset où les actions liées à la création sont les produits de visions et de
volontés individuelles autant qu'elles sont l'expression d'aspirations et de besoins
collectifs. S'il est logique que les changements culturels se calquent sur la
formation des relations sociales capitalistes et annoncent peut-être aussi des
développements prévisibles, leur expression spécifique demeure relativement
soumise aux traditions en place et répond aux conjonctures sociopolitiques.
Certes une tendance universelle se dessine, mais la créativité musicale découle
d'un processus complexe de mélange de dissonance culturelle, de résistance et
d'adaptation.

L'Homme et la Société, n° 126, octobre-décembre 1997


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L'analyse de l'évolution musicale dans la perspective historique de plus de
deux siècles de développement capitaliste permet de mesurer les liens avec
l'illustration des changements sociaux. Dans ce contexte, plusieurs questions
récurrentes se posent : Pourquoi la musique américaine-africaine a-t-elle une telle
influence sur la musique populaire en général ? Pourquoi certaines cultures sont-
elles plus ouvertes que d'autres à cette influence ? Quels rôles jouent les classes
sociales et le genre dans la formation de l'expression musicale et du goût?
Pourquoi les Français ont-ils été relativement peu réceptifs à certaines formes
d'expression musicale, privilégiées par l'industrie du disque, le rock and roll par
exemple, et pourquoi se sont-ils adaptés plus facilement à d'autres formes, comme
le rap ? Questions essentielles pour comprendre le développement de la musique
populaire dans une dimension créative et artistique du changement dans la
société capitaliste. .

Rapports sociaux dans la musique populaire


la musique marque la séparation des peuples dans les communautés humaines
et illustre aussi leur intégration. Dans la civilisation occidentale, il existe une
musique populaire et une musique pour les élites. Mais plus que cette distinction,
les traditions et les formes musicales contribuent à identifier les différences
culturelles. À la fois libératrice et restrictive, l'expression musicale réaffirme aussi
bien des avancées sociales et une cohésion culturelle qu'elle crée des barrières
entre groupes socioculturels. La musique « populaire », la musique des masses,
qui ne sont ni les leaders, ni les dirigeants de la société, se nourrit de la vie
quotidienne. La « folk music » et la « musique populaire » ont leur rôle social.
Et ce faisant, elles expriment traditionnellement des particularités régionales. H
faut cependant faire ici une distinction : l'expression « folk music » est plus apte
à décrire une expression musicale des sociétés préindustrielles alors que
l'expression « musique populaire » qualifie un produit commercial de l'industrie
musicale.
L'émergence et l'évolution de la musique populaire, depuis le début du
XKe siècle, se caractérisent par deux tendances interconnectées. En premier lieu,
les traditions folkloriques ont été récupérées par les puissances commerciales. La
musique populaire s'est développée tandis que la musique folk s'est
progressivement adaptée. Là où il existait une activité créative de non-
professionnels pour se divertir ou enrichir la vie d'une communauté, la musique
est devenue un « produit », un objet conçu pour le marché. Dans la société
moderne, la seconde tendance de la musique populaire est l'appropriation des
courants de la musique américaine-africaine, parmi d'autres influences.
Le marketing requiert un changement constant. Pour être viable
commercialement, la musique populaire doit se renouveler, ou donner
l'apparence d'innover. Pendant presque un siècle et demi, l'innovation est passée
par l'assimilation progressive et systématique de thèmes et de rythmes de
différentes communautés culturelles assez distinctes du groupe dominant pour
générer des réorientations esthétiques mineures. De telles modifications de formes
esthétiques provoquent suffisamment l'intérêt du public pour stimuler
artificiellement la consommation et même la contrôler.
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L'expression « musique populaire » implique un contenu social qui est
rarement abordé. Pour la plupart, elle évoque l'image d'une forme de
divertissement musical non « sérieux », c'est-à-dire primaire dans sa construction
et dans la nature des sentiments exprimés.. La musique populaire est le
divertissement des masses. Cela pouvant être associé au reflet d'émotions intenses
et profondes, ce qui ne transparaît pas dans la musique plus élaborée ou plus
« intellectuelle ». Par ailleurs, la musique populaire peut aussi être considérée
comme le « produit » d'une industrie qui impose ses choix et ses goûts à des
consommateurs de plus en plus vulnérables aux techniques sophistiquées de
marketing. Si cela représente la demande de certains groupes sociaux ou le choix
délibéré des entreprises capitalistes, la musique est dite «populaire» parce
qu'elle n'est ni consommée, ni reconnue par les « élites ».
Cette conception de la formation du goût musical déterminée par la classe
sociale représente-t-elle encore une réalité? Il semble qu'aujourd'hui cette
dichotomie élitaire-populaire soit dépassée. Les produits de l'industrie musicale
populaire sont écoutés dans tous les secteurs de la société et dans toutes les
classes sociales. Les styles spécifiques de musique populaire, jazz, calypso, rock
ou reggae pour ne mentionner que quelques-unes d'entre eux, n'attirent pas,
dans sa majorité, des classes sociales particulières. Le marketing de masse et la
« démocratisation de la culture » ajoutent encore à la difficulté d'analyser la
musique populaire d'un point de vue de classe sociale.
À ces questions sur le bien fondé d'une analyse de classe des tendances
musicales, les récentes fusions musicales (comme le rock, le reggae, le rap)
ajoutent une interrogation supplémentaire sur leur contenu social et politique.
Ces styles sont-ils essentiellement des capteurs de l'énergie et de la conscience
populaires, ou bien contribuent-ils à une révolte culturelle? Des théoriciens
comme Theodor Adorno et Herbert Marcuse ont émis des doutes sur le potentiel
libérateur de la musique populaire en déclarant que le maintien d'une libération
apparente est un point essentiel de la répression socioculturelle dans la société
capitaliste. Vu la souplesse et la capacité d'adaptation du système capitaliste, toute
création négative de la culture capitaliste est immédiatement privée de son
caractère critique par le processus de commercialisation. De telles productions
culturelles ne sont donc aucunement censurées, à condition de rester des articles
de consommation et de contribuer ainsi au fétichisme généralisé de la
marchandise qui est l'antithèse de la libération culturelle i.
Depuis de nombreuses années, certains théoriciens de la culture ont avancé
qu'il était trop schématique de construire des polarités typologiques comme le fait
Adorno qui oppose le « kitsch » à l'« avant-garde » et le « profit » à la
« culture ». Adorno a un a priori en faveur de ce qu'il considère comme des
formes transcendantes de l'expression esthétique (les formes européennes de

1. Voir Theodor ADORNO, Introduction to the Sociology of Music, New York, Seabury
Press, 1976 et Philosophy of Modern Music, New York, Continuum, 1973 ; Prisms,
Cambridge, Mass., MIT Press, 1981 t et Herbert MARCUSE, One-Dimensionnal Man î
Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society, Boston, Beacon Press, 1964 %
Negations : Essays in Critical Theory, Boston, Beacon Press, 1968 i Max HORKHEIMER
and Theodor Adorno, Dialectic of Enlightenment, New York, Continuum, 1972.
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musique symphonique) et cela est compréhensible en raison des conditions
historiques qui existaient en Allemagne pendant ses années de formation, mais
réduit en même temps plus qu'elle ne facilite l'étude de la culture et de la
conscience populaires. Il est insuffisant, par exemple, de qualifier le jazz de
« musique de danse qui a tenu trente ans et qui a maintenant capitulé devant les
demandes du marché ». La caractérisation de la consommation de la musique
populaire comme un plaisir sensoriel maximisé, opposée à la « bonne musique »
susceptible d'impulser une prise de conscience, est à nuancer. Il n'est pas aisé,
contrairement aux déclarations d'Adorno, de distinguer « le sentiment qui anime
le travail artistique » du « sentiment qui l'excite 2 ».
Des études récentes reprennent les analyses d'Adorno et de Marcuse pour
décrire et expliquer une relation bien plus complexe entre formes culturelles et
classes sociales. L'étude de la culture populaire en Grande-Bretagne a fourni
notamment une explication historique plus complète sur les divertissements
populaires. L'analyse montre en effet leur insertion dans la culture capitaliste tout
en étant l'expression culturelle et esthétique de groupes sociaux spécifiques, avec
ses intérêts et ses termes de références 3.
La relation entre les goûts musicaux, les sensibilités et les identifications des
classes sociales n'est pas immédiatement évidente comme auparavant, ce qui
donne à l'analyse de classe de la musique populaire un intérêt renouvelé et exige
une approche nuancée de son évolution. La structure et le contenu de la musique
populaire ont indéniablement changé comme la composition des classes sociales,
en accord avec les changements économiques, des modes de la communication et
de la technologie du son. Cependant, si la plupart des personnes issues de
milieux sociaux divers écoutent souvent la même musique, ses effets sur le public
sont différents et suscitent des identifications également différentes. Le rock'n'roll
des années cinquante ou le rap des années quatre-vingt n'ont pas la même
résonance au sein des groupes sociaux privilégiés ou chez les non privilégiés. De
tels styles de musique populaire représentent des identifications fondamentales
pour les dominés et les opprimés et jouent un rôle ludique pour des individus
favorisés, ayant accès au savoir ou à des positions d'autorité sociale.
La sensibilité musicale implique la valorisation en fonction de styles musicaux
spécifiques, et la valeur est toujours un concept relatif influencé par des
perceptions socioculturelles. L'identification avec les attitudes et les émotions

2. Theodor ADORNO, Philosophy of Modem Music, New York, Continuum, 1973,


p. 2.
3. Voir, par exemple, Simon Frith, Sound Effects : Youth, Leisure, and the Politics of
Rock 'n'Roll, Londres, Pantheon, 1978 ; Dave Russell, Popular Music in England,
1840- J 914 : A Social History, Manchester, Manchester University Press, 1987 ; Dave
HARKER, Fakesong : The Manufacture of British 'Folksong' 1700 to the Present Day,
Milton Keynes, Open University Press, 1985 ; J. S. Bratton (éd.), Music Hall :
Performance & Style, Milton Keynes, Open University Press, 1986 ; Peter Bailey, Music
Hall : The Business of Pleasure, Milton Keynes, Open University Press, 1986 ; Steve
Redhead, The End-of-the-Century Party : Youth and Pop Towards 2000, Manchester,
Manchester University Press, 1990 ; Dick Hebdige, Cut'n'Mix : Culture, Identity and
Caribbean Music, Londres, Methuen, 1987.
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d'une musique particulière est immanquablement conditionnée par des
définitions préalablement établies. Un individu, issu d'une classe sociale
défavorisée, qui a vécu adolescent la révolte exprimée dans le rock'n'roll et n'a
pas changé de situation sociale, accordera au rock'n'roll la place essentielle d'un
élément de sa personnalité, bien plus que ne le ferait un autre individu qui verrait
dans l'idée de révolte une contradiction de ses intérêts sociaux.
À l'origine, la prolétarisation de la force de travail dans les pays capitalistes
industriels s'est combinée à d'autres facteurs pour masquer les divisions de
classes. La « dégradation » du travail, un système de production automatisé et de
plus en plus rationalisé, la création d'une industrie des « loisirs * au sein d'une
société où le travail est dévalué, le développement de la « communication de
masse », l'invasion de la conscience populaire par le marché, la propagande
d'État par le truchement de « messages électroniques », ont permis l'illusion
d'une culture populaire générale qui a minimisé l'influence formative des classes
sociales comme cela a minoré l'autorité de la cellule familiale.
Les considérations de classe ont cependant resurgi pour les besoins
spécifiques de l'économie capitaliste. L'évolution de la production capitaliste et
les conséquences sur la composition sociale de la force de travail n'engendrent
évidemment pas de réponses définitives aux questions de classification sociale et
de contrôle social. Les perceptions du pouvoir et des privilèges, et la conscience
sociale en général, sont constamment modifiées. De tels flux déstabilisent les
tentatives de placer la réalité sociale et politique dans des moules préconçus, et
obligent à revoir les convictions selon lesquelles de nouvelles conjonctures
politiques et sociales produiraient des résultats différents ou progressistes.
Dans un tel contexte d'évolution, la sociologie de la musique populaire
s'oriente vers des changements de rapports de classe et vers la modification du
sens esthétique, qu'il s'agisse de son expression, de sa diffusion ou de sa
commercialisation. Quand il est question de l'évolution de la musique populaire
en Occident, il est naturellement question de la croissance du « show business »
et de l'industrie musicale. Cela sous-entend l'analyse des changements apparus
durant le xx« siècle : l'évolution des techniques d'enregistrement, de la radio, du
cinéma et de la télévision. Plus généralement, ce qui émerge des deux siècles
derniers, c'est la création de la sphère publique de la production musicale et de
la représentation qui distingue la musique populaire de la musique folk ou
traditionnelle, par définition l'expression créative de la vie privée.
La création d'une sphère publique prédominante en production musicale ne
signifie pas que la musique ait cessé d'être créée par des non professionnels. Cela
signifie que la création et la production musicales sont à présent, à tous les
niveaux sociaux, « professionnalisées » dans la mesure où la musique pour les
masses n'est plus folklorique, mais populaire. Cela signifie aussi qu'il existe un
clivage entre musiciens « amateurs » et « populaires », et que les standards de
production sont définis par l'industrie musicale professionnelle. La musique
strictement amateur a d'ailleurs, elle aussi, cessé d'être « folklorique » dans le
sens où le critère est établi par l'industrie de la musique. C'est un changement et
une distinction qui n'ont rien à voir avec les degrés de talent ou de virtuosité.
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Qu'il s'agisse de considérer la musique folklorique ou populaire, l'analyse
sociale de l'évolution de la culture musicale doit prendre en compte le sexe et les
différences de genres. La classe sociale n'est pas la seule division fondamentale
existant dans les sociétés contemporaines, la musique populaire fournit un champ
d'analyse pour la formation des rapports entre les genres. Dans les sociétés
dominées par les hommes, les préjudices du genre influencent l'expression
culturelle dans toute sa dimension. L'analyse des chansons, quelle que soit
l'époque, révèle par son contenu idéologique le renforcement du sexisme et de la
domination masculine. Les femmes sont dépeintes comme des variantes de l'ange
ou du démon, comme des femelles soumises ou dangereuses issues de la fantaisie
masculine depuis les ballades sentimentales du XKe siècle jusqu'aux odes
machistes à la domination sexuelle du mâle du rock et du rap.
Les femmes sont également représentées avec brio dans l'expression musicale
populaire et la musique commerciale. De Thérésa, la star prolétarienne du music
hall français du Second Empire à Bessie Smith et Mae West, de Janis Joplin à
Madonna et Sinead O'Connor, les femmes ont exprimé les problèmes des femmes,
dans leurs termes spécifiques, et revendiqué fermement leurs droits 4. Récemment,
les artistes gays ont imposé aussi leur langage et leurs perspectives dans les arts
populaires en général et dans la musique en particulier. Mais à travers l'histoire
de la musique commerciale de la société capitaliste, la musique populaire a
généralement reflété les modes établis de domination sexuelle et de genre.
S'ajoutent à cette situation déjà complexe les modes d'assimilation entre ethnies
et classes sociales.
En dépit des tendances qui, occasionnellement, révèlent l'existence de facteurs
de rébellion et de libération dans les rangs des compositeurs et des interprètes, la
musique populaire n'est pas indépendante des contraintes commerciales de la
production artistique musicale. . Quelle que soit la définition de son
« authenticité », elle requiert v l'utilisation consciente de l'artifice dans la
fabrication du produit. Plus passif qu'actif, le public est de plus en plus
homogène. Ses goûts sont standardisés par l'industrie musicale et la création
musicale mêle à présent des éléments des musiques traditionnelles et populaires.

Ethnicité et musique populaire


Comment peut-on expliquer ou prendre en compte l'influence profonde de
l'expression créatrice des Américains-Africains sur la culture occidentale alors
qu'ils ont été, à l'exception des Indiens (sans vouloir minimiser les génocides
juifs et arméniens), le groupe ethnique le plus radicalement réprimé et exclu de
la civilisation européenne ? La réponse à cette question demande l'examen des
perceptions européennes et l'étude de l'expression créatrice de la diaspora
africaine.
On trouve un exemple extraordinaire de la manière dont les sensibilités
européennes ont été investies progressivement par l'expression émotionnelle et
artistique d'origine africaine dans le roman de Jean-Paul Sartre, La Nausée. Sartre

4. Voir Lucy O'BRIEN, She Bop : The Definitive History of Women in Rock, Pop and
Soul, New York, Penguin Books, 1996.
Musique populaire dans le monde capitaliste 75

y décrit comment son héros, Roquentin, archétype de l'historien aliéné,


redécouvre un espoir existentiel en écoutant le chant d'une « Négresse »
interprétant « Some of These Days » de Sheldon Brooks. Secoué par la profonde
sincérité de l'interprétation, Roquentin décide d'abandonner la recherche
historique et d'écrire un roman :
« Cette idée me bouleverse tout d'an coup, parce que je n'espérais même plus ça. Je sens
quelque chose qui me frôle timidement et je n'ose pas bouger parce que j'ai peur que ça ne
s'en aille. Quelque chose que je ne connaissais plus : une espèce de joie La Négresse chante.
Alors on peut justifier son existence ? Un tout petit peu ? Je me sens extraordinairement
intimidé S»

Le problème de Roquentin, emblématique d'une civilisation occidentale en


pleine crise morale (décrite également dans L'Étranger d'Albert Camus), est son
manque d'émotion ou son incapacité à l'exprimer. Sa conscience est endormie,
anesthésiée, ses «valeurs» relativisées jusqu'à leur non existence. Seul le son
primai d'une sensibilité pure, la voix de l'Américaine-Africaine, communique
alors la passion à une culture où le fétichisme de la « rationalité » a supprimé
son « soul 6. »
Sartre évoque ici l'idée que la musique américaine-africaine répond à un
besoin fondamental de la psyché occidentale et construit un lien entre la culture
populaire et celle des élites. Roquentin comprend son environnement social, mais
ressent qu'il y manque quelque chose. En effet, la fascination occidentale
européenne pour le «primitif», souvent pour son exotisme, est un thème
constant de l'histoire culturelle moderne. Quels en sont les fondements
psychologiques ? Les tendances conflictuelles du rationalisme et du romantisme
peuvent l'expliquer en partie. Les âmes occidentales s'interrogent par rapport à
leur destin à la fois matériellement confortable et spirituellement torturé et, plus
concrètement, sur le processus du colonialisme et ses conséquences qui ont
structuré les attitudes occidentales envers les populations « aborigènes ». Le cur
des ténèbres se trouvait autant chez les colons et d'autres exploiteurs qu'en
Afrique.
De l'« orientalisme » du xrxe siècle au « tiers-mondisme » du xxe siècle,
l'importation des idées, des artefacts et des formes culturelles des sociétés non
occidentales a joué des rôles variés r démontrer le pouvoir et l'extension de
l'impérialisme, minorer la culpabilité ou occulter la responsabilité de la
domination et de l'exploitation de populations « sous-développées » et « non
civilisées », et enfin répondre au désir d'explorer ce que le sociologue Emile
Durkheim qualifiait de « formes élémentaires » de la culture et de la civilisation.
Sigmund Freud, les surréalistes, Lawrence d'Arabie et Margaret Mead, entre autres,
ont souligné par des voies différentes que seule la compréhension de ce qui est
fondamental dans la nature humaine éclaire la condition humaine. Ce problème

5. Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997 11938],


p. 249.
6. Le terme soul en anglais se réfère à une force spirituelle caractéristique d'une culture,
celle des Noirs américains, et qui s'exprime plus ou moins instinctuellement.
L'appellation soul music est appliquée à une variété de chant dérivé du rhythm and blues
distingué par son intensité émotionnelle et sa sensualité.
76 Larry PORTIS
du « primitif » ne concerne pas seulement les intellectuels. Dans le domaine non-
intellectuel de la musique populaire, les sons et les rythmes africains ont apporté
la dimension d'« authenticité » à la musique commerciale.
Sartre a commis l'erreur d'attribuer l'interprétation de la chanson « Some of
These Days » à une Américaine-Africaine. L'enregistrement, daté de l'époque de la
rédaction de son roman, ressemble plus à l'interprétation de Sophie Tucker,
chanteuse d'origine russe-juive ayant débuté comme « coon shouter 7 ». Autre
méprise sur le compositeur « juif » : Sheldon Brooks est un auteur de chansons
américain-africain. Cette inversion des origines de la chanteuse et du compositeur
est emblématique, à la fin des années trente, du métissage des musiques
américaine-africaine et européenne qui répondent déjà à un profond besoin
émotionnel. Les artistes de cette époque, comme le public, n'attachaient guère
d'importance à la reconnaissance des sources ethniques et culturelles de la
musique populaire, leur goût musical ayant déjà intégré l'influence musicale
américaine-africaine.
L'évolution sociale de la musique populaire dans le monde occidental répond
donc aux mécanismes par lesquels les sensibilités européennes se sont
imprégnées progressivement de musiques originaires d'Afrique. Grâce au show
business et à l'industrie musicale capitaliste nord-américaine, la fusion des
cultures africaine et européenne a pénétré le monde entier. Il en résulte une sorte
de retournement, une colonisation culturelle à l'envers: l'invasion de la vie
émotionnelle occidentale par l'émotivité des populations auparavant colonisées
ou autrefois mises en esclavage. Le processus a été long et parfois cruel. Si la
musique « noire » s'est finalement imposée, cela n'a fait qu'ajouter à
l'exploitation et à l'humiliation des populations noires. La force de la musique
noire est actuellement reconnue et admise, mais elle reste le symbole d'une lutte,
parfois inconsciente et détournée, de chaque instant et par tous les moyens
contre le racisme et les injustices qui en découlent.
L'intégration de la musique américaine-africaine a influencé les sociétés et les
cultures bien au-delà des frontières des États-Unis, à des périodes différentes et
selon divers processus, mais le résultat est identique : la destruction des traditions
musicales préexistantes. Un métissage de formes musicales à l'échelle planétaire.
Malgré l'influence de la musique américaine-africaine sur la musique
populaire du XXe siècle, ce serait une erreur de prétendre que la musique
populaire contemporaine est essentiellement africaine dans son inspiration.
Certes, il est impossible d'imaginer cette musique sans sa composante africaine,
comme d'ailleurs d'ignorer ses racines européennes. De sa recherche des origines
africaines dans le blues nord-américain, Samuel Charters parvient à la conclusion
que l'industrie discographique nord-américaine est responsable de la forme de la
musique notamment de la progression des accords caractéristiques du
blues , dans la texture des éléments rythmiques et des styles d'interprétation
directement liés aux origines africaines. Ce contenu apparemment africain est lui-
même le produit d'un processus de fusion interculturel complexe. Charters

7. Type de chant populaire au début du xxe siècle parmi les Blancs des États-Unis qui
consistait à imiter l'expression vocale noire. Coon est un terme raciste pour noir et to
shout signifie crier.
Musique populaire dans le monde capitaliste 77
s'étonne de découvrir que les racines de la musique africaine de l'Ouest renvoient
à des sources proches des traditions musicales européennes.
«J'étais surpris », explique-t-il, « de savoir à quel point la musique arabe était influente. Les
instruments les plus élaborés étaient dans leur quasi-totalité plus arabes qu'africains. Certains
des morceaux entendus étaient également influencés par un autre style apparenté à h musique
arabe, le flamenco. »

Charters ajoute encore que le « fado » portugais, souvent considéré comme


une « forme de blues », a également été marqué par l'influence arabe 8.
Il est certain que la recherche des « racines » de toute musique implique une
diversité de considérations qui rend l'entreprise très difficile. L'évocation des
Tsiganes par Charters montre combien ce labyrinthe est vaste et combien il est
difficile de généraliser à propos de l'évolution de la musique. Les Tsiganes
seraient originaires des Indes, du Rajastan, et auraient traversé au cours du
dernier millénaire la Perse, l'Europe de l'Est, et l'Espagne jusqu'en Andalousie.
Les musiciens tziganes sont itinérants et leur musique s'est inspirée des traditions
musicales des régions traversées au cours du dernier millénaire. De même, ils ont
adopté les sons et les instruments régionaux et les ont intégrés dans leur propre
tradition musicale dont ils ont préservé la spécificité. Cette musique a ainsi
conservé sa particularité et la liberté de son improvisation tout en s'enrichissant
des musiques rencontrées, d'où l'intensité de sa richesse créative. L'on connaît
d'ailleurs l'importance de son influence sur les compositeurs occidentaux du
xvne siècle à nos jours. Les Tziganes et leur musique émotionnellement
romantique, ont exercé une fascination sur le public bien avant la musique
américaine-africaine. La culture « bohémienne » a représenté une source vive
d'inspiration durant tout le xxe siècle, que ce soit au niveau de l'exploitation
commerciale comme à celui des courants avant-gardistes.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que les origines ethniques de la musique
populaire sont extrêmement complexes. Pendant le xxe siècle, la musique
américaine-africaine a gagné en influence ethnique sur la musique populaire par
rapport à d'autres influences et, pour cette raison, il est nécessaire d'en chercher
la raison profonde. Y a-t-il un aspect intrinsèque dans la musique américaine-
africaine qui favorise un élan émotionnel des occidentaux, ou de l'humanité en
général ? Quel est l'élément « essentiel » de la musique africaine ? John Miller
Chernoff offre un des arguments les plus convaincants quand il écrit que « le
cur de la musique africaine » est dans sa « complexité rythmique ». « La
caractéristique fondamentale de la musique africaine est la façon dont la musique
travaille dans la dynamique conflictuelle des interconnections des contre-
rythmes. »
Après des études approfondies de la musique des maîtres africains, Chernoff a
pu établir que « la figure dynamique la plus évidente de la musique africaine se
situe dans la manière dont les rythmes sont placés pour créer des relations de
tension dans le temps. Cette tension est construite dans l'organisation formelle

8. Samuel CHARTERS* The Roots of the Blues. An African Search, Londres, Quartet
Books, 1981, p. 125.
78 Larry PORTIS
des différentes composantes d'un ensemble ». Et cette tension, ce stress, est la
différence primordiale entre la sensibilité musicale européenne et africaine.
«Quand nous écoutons en Occident plusieurs tons différents ensemble, nous les
percevons comme une unité, et nous avons le terme « harmonie » (ou « accord » s'il y a trois
notes ou plus) pour exprimer l'unité du son. De manière plus significative, nous n'avons pas de
noms pour les rythmes spécifiques, et nos termes pour décrire la relation des rythmes séparés
dans le temps accelerando, ritardando, rubato, syncope se réfèrent a la vitesse du
rythme, à son tempo, ou à l'accent mis sur une progression constante. En Afrique, les différents
« beats » de la musique ont un nom et des variations rythmiques spécifiques qui peuvent
« s'insérer dans un temps (un beat) » ; dans la musique africaine, chacun participe en intégrant
les rythmes variés pour percevoir le « beat », et le « beat » de la musique vient de cette relation
entre les rythmes plus que de tout autre chose 9. »

Chernoff énonce sur ce point une idée fondamentale : la « participation »


qu'il évoque est intuitive et non pas intellectuelle. Le « beat » est ressenti et
provoque une réaction émotionnelle individuelle ; cela n'a rien à voir avec une
relation « rationnelle » ou « intellectuelle » avec la musique. .
La tendance occidentale à reconstruire de manière rationnelle une expérience
(ou, alternativement, de « déconstruire ») pour dominer une situation
existentielle n'ouvre guère sur la participation à des exercices rythmiques, à
l'inverse de la sensibilité musicale africaine. Bien qu'il faille prendre garde à ne
pas élever de barrières entre les différentes traditions musicales, on peut dire que
la culture traditionnelle africaine manque d'une relative abstraction rationnelle.
Un manque toujours perceptible dans la quasi-totalité de la musique africaine,
malgré son occidentalisation. Prétendre que la culture africaine est plus
« traditionnelle » implique que le processus d'idéologisation soit presque
inconscient, ce qui n'entraîne pas toutefois le constat d'un manque de nuances
dans la culture africaine. En fait, le peu d'abstraction relative signifie une
présence minorée des « constructions intellectuelles », de « typologies », de
stéréotypes et de « paradigmes » qui tendent à filtrer la perception et ainsi
réduire la capacité perceptuelle des Européens. Cette abstraction, érigée en
système de pensée par les Occidentaux « rationalistes », tend à réduire la
perception sensorielle à des catégories préconçues. Cette pratique ne suppose
rien de nuancé dans la mentalité occidentale.
Les implications sociales de cette différence de sensibilité culturelle et
esthétique sont profondes. Au cur de la rythmique africaine, il existe une
association qui manque généralement à la musique européenne, orientée vers une
structure prédéterminée et une ligne mélodique. L'harmonie est au centre de la
musique européenne ; mais cette harmonie émerge d'un système de techniques et
de procédures codifiées. Pendant des siècles, l'art occidental s'est caractérisé par
l'abstraction et l'individualisme, ce qui est « étranger » à la musique africaine.
Dans cette opposition réside précisément l'attraction puissante exercée par la
musique africaine sur un public inassouvi par le contenu intrinsèquement aliéné
et aliénant de l'expression artistique occidentale. La musique africaine, en

9. John Miller CHERNOFF, African Rhythm and African Sensibility. Aesthetics and
Social Action in African Musical Idioms, Chicago, University of Chicago Press, 1979,
p. 95.
Musique populaire dans le monde capitaliste 79
revanche, est une musique qui jaillit de la participation de la communauté plus
que d'une introspection individuelle. Le «big beat», l'incessant temps fort
marqué dans le jazz, le rock'n'roll, le rhythm & blues, apporte sa magie à la
psyché occidentale parce qu'il représente la négation de l'aliénation psychique et
de l'exclusion sociale produites dans les sociétés industrielles capitalistes. Et le
«beat», comme le souligne Chernoff, émerge du chemin où «les rythmes
s'engagent et communiquent entre eux 10 ».
U semble que l'accent soit mis sur l'harmonie dans la culture occidentale
tandis , que l'associabilité prime dans la culture africaine. L'harmonie se
différencie de la sociabilité au sens où celle-ci exige un degré significatif de
participation populaire spontanée, tandis que l'harmonie est le produit de la
règle et de la structure. Le blues et le jazz doivent leur popularité en grande partie
à ce qui a été perçu comme de la dissonance le manque d'harmonie. La
musique américaine-africaine utilise la dissonance pour exprimer sa dissidence.
Comme le blues et le jazz évoquent des liens sociaux collectifs au sein de la
communauté américaine-africaine, ils expriment un défi implicite à l'idée
d'« harmonie » propagée par la société américaine-européenne dominante.
Comme dans presque toutes les sociétés préindustrielles, cette fonction
communautaire semble être l'aspect prédominant de la production musicale
africaine. La musique fait partie en Afrique des rituels collectifs et des institutions
qui ont formé le caractère de chaque individu. Comment s'opère le transfert de
cette qualité à la musique américaine-africaine ? La socialisation exprimée dans la
musique américaine-africaine est certes différente de celle de la musique
africaine, mais les affinités existent sous une autre forme. En 1957, l'écrivain
Norman Mailer aborde cet aspect en suggérant que la vie communautaire, et donc
la mentalité des Noirs américains, a été structurée par le besoin de survie dans un
environment de tension permanente. Une oppression aussi meurtrière que
constante exige une capacité d'adaptation, voire d'assimilation extraordinaire tout
en intensifiant la préservation et le développement d'une culture spécifique des
opprimés. Selon Mailer, le signe le plus perceptible de cette mentalité est de rester
« cool » face à tous les dangers. Etre « cool » suppose une tension contrôlée
sous surveillance personnelle, résultat d'une hypersensibilité à tous les aspects
d'une situation donnée. Être cool signifie garder le contrôle de soi-même car
l'affolement mène directement à une rigidité psychique et physique qui nuit à la
capacité de réagir 11. Dans la jungle industrielle-capitaliste, les Noirs américains
ont appris à penser et à se comporter comme des êtres traqués, qui cultivent une
vie culturelle secrète, exutoire et refuge des frustrations d'un peuple ghettoïsé.
Mais cette attitude « cool » a-t-elle quelque chose à voir avec une quintessence
africaine ? Ce que l'on perçoit comme un style « naturel », mêlé de sensualité
féline, associé aux Noirs, a d'autres sources socioculturelles que l'environnement
menaçant qui encadre la plupart des Américains-Africains. Chernoff observe que

10. John Miller CHERNOFF, African Rhythm and African Sensibility. Aesthetics and
Social Action in African Musical Idioms, Chicago, University of Chicago Press, 1979,
p. 157.
11. Norman Mailer, The White Negro, San Francisco, City Lights Books [s. d., publié
à l'origine dans le magazine Dissent en 1957].
80 Larry PORTIS
« généralement, la sensibilité musicale africaine offre un exemple hautement raffiné d'une
tendance fréquemment observée dans les institutions politiques et économiques africaines, une
tendance à inscrire les multiples forces conflictuelles dans un processus de communication
intermédiaire et équilibré 12 ».

On peut ici faire référence à la « structure » des musiques africaines, aux


multiples rythmes opposés qui s'entrecroisent et forment des contacts spontanés
et envoûtants. Enfin, la communication passe par les sens et non par la
ratiocination.
Sans vouloir adopter un certain romantisme vis-à-vis des cultures non
industrielles, on pourrait aller encore plus loin. La musique africaine reflète, et
renforce, les principes éthiques et moraux des cultures africaines. Quand
Chernoff et d'autres rappellent que le terme « étranger » prend le sens
d'« invité » dans beaucoup de langues africaines, il évoque la qualité d'accueil et
de réception, voire d'assimilation, de cette culture. Maints anthropologues et
voyageurs ont remarqué l'hospitalité et l'ouverture des peuples « préindustriels ».
Cet aspect explique en partie la séduction de la musique africaine pour les non
Africains et la volonté des Africains d'assimiler les musiques « étrangères » dans
leur propre tissu rythmique.
Même les musicologues occidentaux, qui n'ont pas d'attirance particulière
pour la musique africaine ou américaine-africaine, admettent qu'il existe une
différence qualitative entre les sensibilités musicales européenne et africaine. John
Booth Davies, par exemple, se réfère à la culture musicale des Pygmées Ba-Benzele
pour montrer combien certaines de leurs techniques surpassent la capacité des
musiciens occidentaux les plus accomplis.
[Si] « l'on demandait de cristalliser l'essence de l'habileté rythmique qui sous-tend le haut
degré de performance rythmique, on pourrait dire que cela dépend de la capacité d'imposer
mentalement des ressemblances musicales dans le temps. L'habileté des musiciens primitifs à
créer des regroupements alternatifs est sans doute plus grande que celle des musiciens
occidentaux. Cela nous mènerait à un point intéressant. Il est extrêmement difficile, et pour
l'auteur fréquemment impossible, de donner une transcription précise de certaines formes de
rythmes, ou de rythmes croisés, en termes de notation musicale standard ; et à présent toute la
musique occidentale est liée à cette forme de notation. En d'autres termes, le système que
nous utilisons est inadéquat pour un tableau de rythmes complexes sans devenir
inintelligible 13. »

Et Davies de conclure :
« Si nous avons la vision du rythme comme étant de seconde importance par rapport à la
tonalité, c'est seulement parce que notre propre culture musicale implique souvent une telle
distinction en ignorant les possibilités de rythme 14. »

12. CHERNOFF, African Rhythm and African Sensibility. Aesthetics and Social Action
in African Musical Idioms, Chicago, University of Chicago Press, 1979, p. 162.
13. John Booth DAVIES, The Psychology of Music, Stanford, Stanford University
Press, 1978, p. 188.'
14. Ibidem.
Musique populaire dans le monde capitaliste 81
Malgré son insistance à les qualifier de « musiciens primitifs », Davies souligne
dans ses écrits la richesse de la musique africaine en comparaison avec les
musiques occidentales.
De ce point de vue, la musique africaine représente à bien des égards un
contrepoint à la culture abstraite du monde capitaliste. Cela explique sa
pénétration grandissante dans la musique populaire des pays occidentaux
capitalistes pendant les deux derniers siècles. Dans la musique des ménestrels
« black-face », le ragtime, le jazz, le rhythm & blues, le rock'n'roll, le rock, et
autres formes de musiques américaines-africaines, l'essence rythmique a été
médiatisée par des modes européens de structure musicale et d'instrumentation.
De plus récentes manifestations de l'influence africaine ont permis à la sensibilité
africaine d'infiltrer plus directement les modes occidentaux d'innovation
musicale. Le « house » anglo-saxon et la « techno » sont décrits comme une
implosion de la mélodie et de l'harmonie dans les fréquences de tissus rythmiques
construits. Autre exemple : le reggae. « L'influence rasta et burru » a été majeure
pour la transition « de la « seconde génération » du rudie blues au son original
du ska», puis du reggae aux musiques occidentales^. Comment expliquer cet
engouement croissant pour des rythmes venus d'Afrique sans faire référence au
retour, dans les pays industrialisés, à une sensibilité épicurienne, voire parfois
nihiliste, dû au climat de dislocation économique, de malaise social et de
désespoir politique. Comme le rock'n'roll, le rock, le punk, la new wave, et
autres formes de musique populaire, les dernières assimilations de la sensibilité
musicale africaine représentent un rejet romantique de la logique fataliste d'une
civilisation capitaliste rationaliste et faussement utilitaire.

Le problème de l'« authenticité »

« Black is black. I want my baby back », « Noir c'est noir. Il n'y a plus
d'espoir» dans sa version française, la chanson a été un tube en 1966 et
représente le rhythm & blues joué par un groupe blanc dans les années soixante.
Comme d'autres compositions de l'époque, une phrase musicale répétée de
l'orgue a fait monter la tension qui culmine avec le chant violent et désespéré.
« Black is Black » a surtout été un succès européen. Il n'a pas eu l'impact
international de « Louie Louie » interprété par les Kings m en, ou de
« Satisfaction » des Rolling Stones, mais cette chanson a été un événement qui a
marqué un changement dans le développement de la musique populaire.
« Black is black », créée par un groupe espagnol, Los Bravos, et interprétée
par leur chanteur allemand, est une chanson importante par la composition
même du groupe. Pour la première fois, un titre de rhythm & blues lancé par un
groupe autre que nord-américain ou britannique a connu un succès notoire. Los
Bravos n'était toutefois pas un groupe vraiment original. Il était dans la mouvance
d'artistes comme Tom Jones, chanteur originaire du Pays de Galles qui chantait la
soul dans un style qui rappelait James Brown. Mais le groupe innovait car, si
l'invasion musicale britannique avait commencé en 1964 avec de grands succès

15. Dick Hebdige, Subculture: The Meaning of Style, Londres, Methuen, 1979,
p. 65.
82 Larry PORTIS
des Rolling Stones, des Animals et autres groupes britanniques universellement
considérés comme maîtres du genre, le succès de Los Bravos faisait la
démonstration que des groupes en provenance d'autres cultures nationales
pouvaient réussir à infiltrer l'exclusivité britannique.
Ce n'est pas l'originalité qui est en cause dans la production, le marketing et
la popularité de la musique populaire, mais plutôt l'« authenticité ». L'exemple
de musiques s'inspirant de la musique américaine-africaine est emblématique à
cet égard. À titre d'exemple, il est certain que le rock'n'roll n'a pas été
«inventé» comme on l'entend. L'émergence du rock'n'roll provient d'une
dynamique d'assimilation interethnique. Le rhythm & blues américain-africain a
été imité par des Américains-européens de la classe ouvrière et est devenu le
rock'n'roll. Les deux courants ont ensuite été assimilés par les musiciens nord-
américains et britanniques et sont devenus le rock. En France, où la population
partageait encore une culture influencée par des schémas d'expression
préindustrielle, l'émergence du rock'n'roll et du rock a été plus tardive mais, et
en dépit d'une résistance culturelle importante, ces musiques ont finalement eu
du succès pour des raisons à la fois émotionnelles, esthétiques et commerciales. D
faut comprendre les décennies dominées par cette forme de musique populaire
comme une indication de l'amalgame culturel à un niveau planétaire.
L'analyse sociologique de la musique populaire exige une différenciation entre
l'expression sociale d'une population les valeurs et les conceptions propres à
des communautés particulières , et les sollicitations commerciales destinées à
séduire ou à manipuler une clientèle potentielle. En ce qui concerne la
production de musique populaire dans une société capitaliste, la difficulté d'en
faire une telle analyse réside dans le fait que toute la culture est imprégnée par
des valeurs et des perceptions générées par une civilisation mercantile.
L'expression sociale primaire de la société industrielle capitaliste est indissociable
des réflexes commerciaux. Le résultat est que, lorsque la formation des valeurs
produites par le processus que Karl Marx appelle le « fétichisme de la
marchandise » constitue la culture d'une société, la notion d'authenticité se
réduit au relativisme qui est sa propre négation. Si toutes formes et manières
d'expression sociale sont « authentiques », l'idée d'authenticité est un non sens
dans la mesure où il n'existe rien qui ne soit inauthentique.
Accepter cette prémisse la notion de l'« authentique » est dépourvue de
sens , revient à limiter l'analyse à la simple description. S'il est possible
d'identifier les particularités fondamentales d'une culture, il est possible de
déterminer le processus d'évolution de la culture, et l'on admet ainsi que
l'« authenticité » est elle-même une qualité historiquement spécifique, impossible
à quantifier. Dans ce sens, la notion d'authenticité devient un élément de la
compréhension, et l'on réalise qu'il n'existe pas de valeur absolue. Il s'agit plutôt
d'un phénomène social et historique relativement concret qu'on peut situer dans
le temps.
Une musique particulière est dans sa nature profonde une synthèse de
nombreuses influences, mais une synthèse qui produit quelque chose d'unique
en soi. L'idée d'une mutation lente débouchant sur quelque chose d'entièrement
nouveau le quantitatif suppléant le qualitatif trouve continuellement une
Musique populaire dans le monde capitaliste 83
expression concrète dans l'évolution de la musique populaire. Le danger est,
qu'en cherchant les fondements d'un style particulier ou d'une forme de
l'expression culturelle, on réduise la complexité du phénomène ou qu'on
s'identifie à l'objet d'étude pour le défendre ou le rejeter. C'est le piège de ce que
certains appellent l'« essentialisme ». D'autres pièges sont encore plus dangereux,
comme le souligne Theodor Adorno dans Le jargon de l'authenticité. Pendant les
années vingt et plus tard, des penseurs allemands, comme Karl Jaspers et Martin
Heidegger, ont érigé une forme d'essentialisme en philosophie dite
« existentialiste ». Les « Authentiques » cherchaient un sens de la vie plus
« concret » dans une Allemagne en crise sociale. Pour Adorno, cette recherche
de « racines » a représenté une sorte de « narcissisme collectif », exprimé dans
un langage romantique pour initiés. Un véritable « culte de l'authenticité » qui
alimentait, dans un certain milieu intellectuel, des courants politiques nationaux
autoritaires, et l'obsession antisémite avec des thèmes vôlkisch dont on connaît
les conséquences 16.
Pourtant, si l'essentialisme et la notion de l'authenticité comportent des
risques de dérives idéologiques, l'antiessentialisme fonctionne également comme
un élément de réaction politique. Depuis les années quatre-vingt, le rejet de
l'essentialisme semble être une nouvelle orthodoxie qui limite la possibilité même
de généralisation scientifique. Récemment, cette orthodoxie de l'antiessentialisme
a été toutefois remise en cause par notamment Paul Gilroy, dont l'étude sur la
diaspora africaine, Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, se base
sur cette proposition : « Les cultures postesclavagistes du monde atlantique sont,
pour des raisons significatives, liées les unes aux autres, et aux cultures africaines
dont elles dérivent en partie ». Pour Gilroy « les affiliations culturelles,
religieuses, et linguistiques peuvent être identifiées même si leur signification
politique contemporaine demeure débattue n ». Gilroy ajoute que le « caractère
hybride de ces cultures noires de l'Atlantique dément une explication simpliste
(essentialiste ou antiessentialiste) du rapport entre l'identité raciale et le manque
d'identité raciale, entre une authenticité culturelle et la trahison de la culture
pop». Pour Gilroy, la valeur attribuée à l'authenticité en tant que facteur
d'appréciation musicale est historiquement spécifique et se transforme en un
élément de la culture capitaliste. Le « discours de l'authenticité », écrit-il, « a été
notable dans le marketing de masse des diverses formes de la culture noire. » En
tant que chercheur, il préconise d'adopter la position d'« anti-
antiessentialisme 18 ».
la problématique évoquée par Gilroy se trouve au cur de la vogue des
« Cultural Studies » en pays anglophones. En 1992, Lawrence Grossberg place
cette discussion dans un contexte historique différent en développant l'idée
qu'une « idéologie de l'authenticité » est née après la Seconde Guerre mondiale

16. Voir Theodor ADORNO, The Jargon of Authenticity, Londres, Routledge & Kegan
Paul, 1986 [1973], traduction de Jargon der Eigentlichkeit i Tur deutschen Idéologie,
Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1964.
17. Paul GiLROY, Black Atlantic ; Modernity and Double Consciousness, London,
Verso, 1993, p. 81.
IS. Ibidem, p. 99-103.
84 Larry PORTIS
et a servi de « stratégie par laquelle la culture de la jeunesse a pu réarticuler la
contradiction vivante entre optimisme et cynisme », La musique rock est l'outil
principal par lequel les dilemmes existentiels de cette génération se sont
exprimés.
(Parce que le] « rock articule constamment son propre centre, qui penche toujours vers le
devenir inauthentique [...] le rock doit constamment changer pour se régénérer : il cherche à
reproduire son authenticité dans de nouvelles formes, de nouveaux lieux, de nouvelles
alliances. H doit se mouvoir sans cesse d'un centre a un autre, transformant ce qui a été
authentique en inauthentique afin de constamment clamer sa revendication d'authenticité 19 ».

C'est donc d'abord un problème d'identification. Une désaffection de la


culture du groupe social auquel on appartient nécessite une expression, une
justification. Comment légitimer une rébellion culturelle ? Toute la question est là.
Les réponses sont diverses et, parfois, contradictoires. D'un côté, le chemin
qu'empruntent des groupes « marginaux » ou des « minorités » pour trouver une
légitimité est d'ignorer les différences pour optimiser les liens communs. Les
innombrables manifestations d'un nationalisme ethnique ou culturel illustrent
largement ce phénomène. C'est ce que Gayatri Spivak appelle « essentialisme
stratégique ». De l'autre, pour les membres des groupes dominants qui veulent
s'identifier à un groupe marginal, mais n'ont pas de signe distinctif, le vécu social
et l'orientation culturelle nécessaires à l'inclusion dans un groupe, la solution
serait d'affirmer la complexité de la culture en général afin d'élargir les
possibilités de s'y identifier. Dans son ouvrage Dangerous Crossroads (1994),
George Lipsitz, appelle cette tendance un « antiessentialisme stratégique »,
« parce que cela donne l'apparence de célébrer la fluidité des identités, mais en
réalité masque une volonté de mettre en avant un aspect de l'identité qu'on ne
peut exprimer directement 20 ». Un antiessentialisme peut aussi être utilisé par des
membres d'un groupe ethnique reconnu pour affirmer de manière indirecte une
identité spécifique. Dans cette optique, Lipsitz fait référence au groupe de rock
« chicano » Los Lobos qui incorpore les éléments de diverses cultures dans leur
musique, «pas de manière à nier leur héritage mexicain, mais plutôt pour
revendiquer une citoyenneté dans un vaste monde artistique et politique comme
une part de l'expérience mexicaine 21 ».
Le problème de l'essentialisme dans l'analyse sociale et l'identification
culturelle est certes conceptuellement complexe et politiquement risqué.
Cependant, si la notion d'authenticité est problématique d'un point de vue
scientifique, et suspect à la lumière des stratégies de marketing, le fait demeure
que les individus perçoivent en général l'évolution de la culture en termes de
traditions et de conventions établies. Parfois la convention et la tradition se
fissurent ou implosent pour donner naissance à un phénomène nouveau qui,
rétrospectivement, est l'aboutissement d'un processus complexe. Cette vision

19. Lawrence Grossberg, We Gotta Get Out of this Place : Popular Conservatism and
Postmodern Culture, New York, Routledge, 1992, p. 208-209.
20. George Lipsitz, Dangerous Crossroads : Popular Music, Postmodernism and the
Poetics of Place, London, Verso, 1994, p. 62.
21. Ibidem, p. 90.
Musique populaire dans le monde capitaliste 85

dialectique de l'évolution des cultures et de toutes les civilisations illustre ce que


des historiens philosophes, comme Hegel, Karl Marx, Thomas S. Kuhn, ont tenté
d'élaborer depuis deux siècles. Cette vision correspond à une expérience
culturelle et fournit des axes méthodologiques pour l'étude historique du
changement social. C'est une tentative, dans certaines limites, de dépasser les
confins des limites analytiques du rationalisme occidental.
Pour prendre un exemple concret, comment expliquer la notion de « soul »
dans le processus commercial et en termes de dynamique d'une société
multiculturelle ? L'intensité culturelle évoquée par ce terme est liée aux luttes
résistance à l'oppression ou à l'injustice du peuple produisant l'influence
culturelle, et à la perception de la lutte par le groupe dominant. La perception de
la lutte crée la mystique qui l'entoure. Différentes réponses émotionnelles
outrage, culpabilité, fascination perverse, révoltes individuelles et collectives
peuvent figurer dans l'idéalisation ou le romantisme de formes d'expression
esthétique des groupes subordonnés. Les influences musicales américaines-
africaines, africaines, irlandaises, écossaises, juives, ouvrières etc., sont des
exemples de cultures opprimées qui ont été perçues comme plus « authentiques »
par une culture dominante et, en conséquence, partiellement adoptées. La
perception d'une profondeur spirituelle et d'une authenticité culturelle associées
au langage des populations opprimées va de pair avec la perception d'une
culture-hôte moins riche, moins expressive de signification sociale. Processus
observé dans l'histoire, telle la confiscation de la culture sumérienne par les
Akkadiens conquérants ou la conquête culturelle des Romains de la culture
grecque et, par la suite, des sectes judéo-chrétiennes opprimées.
Mais cette intuition appréhende-t-elle la réalité actuelle? La culture nord-
américaine et européenne occidentale des élites blanches est-elle décadente en
raison de l'extension des relations sociales capitalistes à l'ensemble de la vie
communautaire de la planète ? Fredric Jameson pose ainsi k problème quand il
déclare :
«La culture du Tiers-Monde est privilégiée par rapport à celle du centre [les métropoles
industrielles]. La culture occidentale survit en parasite aux dépens des cultures minoritaires du
centre. Nous avons seulement à observer le cannibalisation de la culture noire aux États-Unis,
ou du Tiers-Monde en général 22 »

Jameson est peut-être excessif dans son appréciation de la culture occidentale


contemporaine, des fusions auxquelles le Tiers-Monde a largement contribué, de
la culture occidentale qui n'est pas monolithique et qui possède ses propres
sources d'inspiration, dans les distinctions sociales, les groupes ethniques et les
genres. Son commentaire souligne les mécanismes de fusions culturelles
contemporaines au plan mondial. La question n'est pas de savoir si Fredric
Jameson ou d'autres croient dans une notion particulière de l'authenticité, mais
bien d'identifier le processus qui dirige ou modèle la formation du goût dans la
musique populaire.

22. Eustache CouvÉLAHS and Michel Vakaloulis, « Entretien avec Fredric


Jameson », Futur Antérieur, vol. XXI, n° 1. 1994, p. 30.
86 Larry PORTIS
L'attirance pour des cultures minoritaires tient à la perception de leur
authenticité et au manque de cette qualité dans les cultures dominantes. Si
l'incorporation dans la musique d'éléments relativement « exotiques » relève
souvent de procédés de compositeur, d'un gimmick de marketing ou d'une
« erreur » fortuite, la fusion interculturelle est néanmoins réalisée. La dynamique
propre à l'évolution du système capitaliste favorise l'« exotisme » sous toutes ses
formes, y compris le « multiculturalisme » et l'« afrocentrisme ». À l'heure
actuelle, cette même dynamique encourage un néo-romantisme qui anime une
propension « postmoderniste » à la diversité et à l'éclectisme de même qu'un
refus des explications systémiques ou contextuelles.
À l'heure actuelle, la production musicale subit la loi du marché dans un
système façonné par des critères commerciaux. Nulle part, les cultures musicales
n'ont résisté entièrement à l'influence puissante de la musique américaine-
africaine, qui résulte d'une combinaison de stratégie commerciale et d'attirance
pour la culture d'un autre peuple. Au cours de l'ère industrielle, l'unification
d'une audience mondiale s'accomplit à travers la récupération, voire
l'exploitation, des cultures dominées. Les pays colonisés ont fait ou font cette
expérience. Les musiciens indigènes jouent sur des instruments étrangers à leur
héritage culturel et, grâce à l'apport de leur culture musicale, gagnent une
popularité internationale. L'exploitation des langues et des rythmes exotiques est
conditionnée par la transformation nécessairement constante de la musique
commerciale. Conditionnement par le profit, mais aussi par les rapports de classes
sociales, les perceptions de genre et les luttes des populations pour une
amélioration matérielle ou spirituelle. Il est donc nécessaire de mener une
réflexion sociologique sur l'évolution de la musique populaire, en tant que
produit commercial et en tant qu'expression d'une dialectique de subordination
et de révolte dans les sociétés industrielles capitalistes. La notion d'authenticité
est centrale dans ce processus. La « soul » des populations se forme non
seulement grâce aux rouages de la machine capitaliste, mais aussi en se fondant
sur les courants de l'interaction sociale, sur les efforts à résister pour transcender
spirituellement les oppressions, les frustrations et l'adversité.

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