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Chapitre 1

Historique

En 1961, Serge Moscovici, un jeune chercheur français d'origine


rnumaine publie aux Presses universitaires de France les résultats
<I' une vaste enquête sur l' opinion française à propos de la psychana-

lyse. Cette enquête, menée dans le cadre d'une these en psychologie,


s'intéresse à la maniere dom le «grand public» s'est approprié les
rnncepts psychanalytiques. À l' occasion de ce travai!, Moscovici
va jeter les bases de sa théorie des représemations sociales. Pour
re faire, il s'inspire d'une vieille notion - celle de représentation
l ollective - proposée en 1898 par le sociologue français Emile

1)urkheim. Cette notion avait probablement été le phénomene le


plus marquant des sciences sociales en France au tout début du
xxc siecle. Ce quine l'avait pas empêché de tomber en désuétude
pendam pres de cinquante ans. Pourtant, Moscovici s' en em pare
pour la faire évoluer et son travai! suscite l'intérêt d'un petit groupe
de psychologues sociaux qui contribueront à faire revivre la notion
de représemation (Abric, 1976; Codol, 1970; Flamem, 1971). Ils
y voiem la possibilité d' aborder les problemes de leur discipline
dans un esprit neuf et original. I.:étude de la diffusion des savoirs,
du rapport entre la pensée et la communication, de la genese du
sens commun formaiem les élémems d'un programme nouveau
dcvenu aujourd'hui familier. Mais depuis l' apparition de la notion
de représentations collectives jusqu' aux recherches actuelles sur les
représemations sociales, le concept a subi bien des métamorphoses
qui lui ont donné des colorations et des formes différentes. C'est
t·ette histoire que nous allons temer de retracer ici.
H ISTORIQUE 15
14 Les représentations sociales

Toutefois, duram tout le début du xxe siecle, ce som surtout la


1.1 La filiation de la sociologie française sociologie, l' anthropologie et l' ethnologie (Lévi-Strauss, 1962;
du début du xxe siecle Lévy-Bruhl, 1922; Linton, 1945; Mauss, 1903: cf Mauss et Karady,
Toute tentative de reconstituer le passé de la notion part nécessai- 1974) qui feront usage de la notion de représentation, dans une
rement de la sociologie. Simmel (1908) est sans doute le premier visée principalement descriptive, en étudiant les différentes repré-
à reconnaitre le rapport existam entre la séparation de l'individu sentations collectives de communautés culturelles ou ethniques.
se situam à distance des autres et la nécessité de se les représenter. 11 faudra attendre le début des années 1960 pour que, poursuivant
Il défend l'idée que la maniere dont on seles représente façonne lcs intuitions de Durkheim et s' appuyant sur les suggestions de la
l'action réciproque et les cercles sociaux qu'ils formem ensemble. psychologie de l'enfant (Piaget, 1932) et de la psychologie clinique
Dans un sens différent, Weber (1921) fait des représentations (Freud, 1908, 1922), Serge Moscovici (1961) entreprenne d'élaborer
un cadre de référence et un vecteur de l' action des individus. 11 11ne psychologie sociale des représentations. En considérant que
s' attache à décrire un savoir commun ayant le pouvoir d' anticiper lt:s conceptions de Durkheim laissent relativement peu de place
et de prescrire le comportement des individus. .'I la question des interactions entre l'individuel et le collectif, il
Mais le véritable inventeur du concept est Durkheim (1893, 1895, propose de substituer à la notion de représentation collective, celle
1898) dans la mesure ou il en fixe les contours et lui reconnait le plus restreinte de représentation sociale. Selon les propres mots de
droit d' expliquer les phénomenes les plus variés dans la société. Il l'auteur, il s'agit de« ... transférer à la société moderne une notion
le définit par une double séparation. D' abord, les représentations qui semblait réservée aux sociétés traditionnelles », en réponse à
collectives se séparent des représentations individuelles. Ces der- l.1 « .• . nécessité de faire de la représentation une passerelle entre
nieres, propres à chaque individu, sont extrêmement variables, 1c monde individue! et le monde social, de l' associer ensuite à la
transitoire, éphémeres et constituem un flot continu alars que pcrspective d'une société qui change .. . » (Moscovici, 1989, p. 82).
les représentations collectives se situem hors du devenir et sont <:ette évolution se fait par deux changements fondamentaux par
impersonnelles. Ensuite, les représentations individuelles ont pour 1.1pport aux conceptions durkheimiennes. D'une part, Moscovici
substrat la conscience individuelle alars que les représentations va considérer que les représentations ne sont pas les produits d'une
collectives trouvent leur terreau dans la totalité de la société. De ,odété dans son ensemble, mais qu' elles sont plutôt les produits
telles représentations sont clone homogenes et partagées par tous 1h-s groupes sociaux qui constituem cette société. D'autre part,
les membres de la société. Elles ont pour fonction de préserver ti va mettre l' accent sur les processus de communication, consi-
le lien qui les unit, de les préparer à penser et à agir de maniere dfrés comme explicatifs de l' émergence et de la transmission des
uniforme. C' est pour toutes ces raisons qu' elles sont collectives, 1q)résentations sociales. Le premier point permet de concevoir
qu' elles perdurem dans le temps à travers les générations et qu' elles 1111e pensée sociale qui reste surdéterminée parles structures de la
exercem chez les individus une forte contrainte cognitive. Pour ',ndété, mais aussi par les insertions des individus au sein de ces
Durkheim, l' objectif est clair: la pensée collective doit être étudiée 1111ctures. De telle sorte que l' on puisse rendre compte du fait qu'il
en elle-même et pour elle-même. Il s'agit de faire des formes et du ndstc différentes représentations sociales d'un même objet dans une
\IH iété donnée. Le second changement introduit par Moscovici
contenu des représentations un domaine à part entiere de maniere
à revendiquer et à prouver l' autonomie du social. Et cette tâche, 1w11net de concevoir qu'au travers des communications - et des
selon lui, incombe à la psychologie sociale, encare en gestation, et i'' occssus d'influence, de normalisation et de conformité qui les
dont l' objet parait alars mal défini.
16 Les représentations sociales I II STORIQUE 17

accompagnent - des croyances individuelles peuvent faire l' objet cognitions serait à l' origine d' un état de dissonance qui déclencherait
de consensus en même temps quedes croyances collectives peuvent 11n travai! de rationalisation visam à rétablir de la cohérence dans
s'imposer à l'individu. l'univers cognitif du sujet. Dans le même temps, Heider jette les
Toutefois, la notion de représentation sociale aura encore à connaitre hases de sa théorie de l' attribution en distinguant des causalités
une période de latence avant de mobiliser levaste courant de internes et des causalités externes. En d'autres termes, il avance
recherche que l'on sair. Le déploiement de la théorie n'a pu véri- l'idée que les explications auxquelles nous avons recours à propos
tablement s' effectuer qu' apres la levée de plusieurs obstacles épis- dcs événements et des comportemems que nous pouvons rencontrer
témologiques dom le plus importam nu la dominance du modele ,'organisent en deux grands sous-ensembles. Enfin, avec leur modele
behavioriste qui déniait toute validité à la prise en compre des t ri-componentiel, Rosenberg et Hovland (1960), proposent de

phénomenes mentaux et de leur spécificité. Le déclin du beha- décrire les attitudes selon trois dimensions interreliées (dimension
1 ognitive, affective et comportementale). Pour tous ces pionniers
viorisme et l' émergence du « new-look », dans les années 1970,
puis du cognitivisme, dans les années 1980, ont permis d'enrichir dl' la cognition sociale, il parait évident que les connaissances dom
progressivement le paradigme «stimulus-réponse » (S-R). Ce déve- 11ous disposons sur notre environnement social s' organisent en
loppement a permis que les états psychologiques internes, conçus cnsembles structurés. C' est cette organisation qui explique que ces
1 onnaissances som à la fois nombreuses et facilement accessibles.
comme une construction cognitive active de l' environnement et
tributaires de facteurs individueis et sociaux, reçoivent un rôle <:onremporaine des premiers travaux sur la cognition sociale, la
créateur dans le processus d' élaboration des conduites. C' est parfai- 1héorie des représentations sociales va s'inspirer de cette posture
tement ce qu' exprime Moscovici en affirmant que la représentation , pistémique. Pour Moscovici (1961, p. 27) « la représentation est
détermine à la fois le stimulus et la réponse, autrement dit « qu'il 1111 ensemble organisé de connaissances ... ». Plus précisémerit,
n'y a pas de coupure entre l'univers extérieur et l'univers intérieur 11 nc représentation sociale peut se décrire comme un ensemble
de l'individu ou du groupe» (1969, p. 9). d'éléments (information, opinions, croyances ... ) entre lesquels
k, individus établissent des relations. Dans cette perspective, les
1.2 L'influence des pionniers nord-américains
1cprésentations sociales som des structures cognitives. Et parce
de la cognition sociale
q 11' clles som« sociales », ce som des structures cognitives partagées.
Lorsqu' en 1946, Solomon Ash publie ses premiers travaux, il sug-
gere l'idée selon laquelle certaines cognitions joueraient un rôle
1.3 Les représentations dans le champ
particulier dans l'impression que nous nous forgeons d'autrui. Un des sciences humaines et sociales
peu plus tard Heider (1958) explique que les individus tentem de 1>cs lors, c' est probablement parce que les concepts initiaux de la
maintenir une certaine consistance dans la maniere dom ils per- 1liforie des représentations sont relativement larges quedes disci-
çoivent et évaluent les éléments de leur environnement social. À la 11li11cs plutôt éloignées de la psychologie ont pu s'en emparer. En
même époque, Festinger (1957), suppose l'existence d'un príncipe , nic.:i trois exemples:
de cohérence cognitive qui conduirait l'individu à rechercher une
11 premier nous est fourni par des travaux d'historiens qui, souhai-
certaine harmonie entre les différentes cognitions dom il dispose
! ,111 t
dépasser la simple historiographie des faits et des événements,
à propos de lui-même. Pour Festinger, une incohérence entre ces
18 Les représentations sociales
H ISTORIQUE 19

commencerent à s'intéresser aux formes de pensées et de croyances


Mais cela n'est possible qu'en raison de la latitude qu'offre cette
caractéristiques des époques du passé. Ils placerent alars la notion
théorie et e' est, de notre point de vue, l' une des raisons de son
de « mentalité » au centre de leurs préoccupations. Empruntée à
succes applicatif dans les sciences sociales.
Lévy-Bruhl (1922), cette notion renvoyait directement à celle de
représentation mentale, en lien avec les interactions du champ 1.4 La diffusion de la théorie
social. Mais il est clair aujourd'hui que le projet d'une « histoire
des mentalités » revient à celui d'une histoire des représentations Les années 1980 marquem le début de la diffusion internationale
sociales. de la théorie des représentations. Sous l'influence de Robert Farr et
de Miles Hewstone, elle va ainsi trouver des points d' ancrage et de
Le second exemple que naus voudrions brievement évoquer ici développement au Royaume-Uni dont vont émerger par exemple
concerne la géographie. Avec d' abord l'introduction de la notion lcs travaux de Gerard Duveen (2003) centrés sur l' articulation entre
de carte mentale (Gould & White, 1974; Downs & Stea, 1977), l'individuel et le collectif dans le cadre des processus microgéné-
puis l'idée d'une certaine subjectivité du rapport à l'espace (Tuan, 1iques de socialisation; ceux de Sandra Jovchelovitch (1995), qui
1975) et enfin le postular selon lequel il conviem de s'intéresser aux pro pose d' envisager les représentations sociales comme un espace
processus mentaux qui concourent à la perception d'un espace, mais l"ntre l'individu et la société reliam objets, sujets et activités; ceux de
qui surtout feront que cet espace se trouve doté de significations et <:aroline Howarth (2002), centrés sur les liens entre représentations
de valeurs. Apparait alars une «géographie des représentations » qui ct théorie de l'identité sociale; ou encare ceux d'Ivana Markova
considere finalement les représentations comme des déterminants (2007), qui développent les liens entre langage et représentations
des pratiques spatiales (Bailly, 1995; Lussaut, 2007). \ociales. En Autriche, les travaux de Wolfgang Wagner (1994),
Évoquons enfin certains travaux menés en linguistique et plus par- 11 11 t permis de démontrer le rôle des interactions sociales et des
ticulierement en didactique des langues ou est apparue la nécessité n hanges discursifs dans les processus de construction des repré-
de comprendre les significations attachées à l' apprentissage puis à rn tations sociales. En Italie, d'abord sous l'impulsion d'Augusto
l'emploi d'une langue donnée. Cette préoccupation est devenue l',dmonari, puis de Pelice Carrugati, l'action institutionnelle d'Anna
centrale dans les situations de plurilinguisme en raison des ques- t\ t,1ria de Rosa 1 a permis l'implantation et la diffusion de la théo-
tions identitaires qu' elles peuvent soulever. On a vu alars se forger 11c dans l' ensemble des pays européens. Outre-Adantique, e' est
la notion de « représentation linguistique » (Dagenais & Jacquet, I'' incipalement dans les pays d'Amérique latine et d'Amérique du
2008), notion directement inspirée par la théorie des représentations '-.11d (et notamment le Mexique, le Brésil, l'Argentine et le Vene-
et désignant des ensembles de croyances relatives aux langues, à lllÜ) que la théorie des représentations va trouver, à partir des
leurs usages et aux groupes qui les utilisent. 111 11écs 1990, un formidable terrain d'expansion. I..:incidence des
11111t cxtes sociaux, historiques et culturels sur la formulation des
Ces exemples suggerent clone qu' en dehors du champ de la psycho-
11111hlématiques scientifiques latino-américaines est pour beaucoup
logie, lorsque les chercheurs se posem la question des déterminants
il.111, ce succes. Les chercheurs en psychologie sociale y ont trouvé
cognitifs des pratiques, ils trouvent dans la théorie des représenta-
111H· pcnsée créative, réflexive et critique, propre à répondre aux
tions sociales un cadre conceptuel adaptable à leurs problématiques.
11 111,formations et aux crises poli tiques, économiques et sociales.

1>oc.torat européen: http:/ /www.europhd.eu/home.html


20 Les représentations sociales )

Ils participem aujourd'hui activement aux développements de la


Chapitre2
théorie des représentations en l' articulam notamment avec d' autres Les approches théoriques
problématiques psychosociales telles que, par exemple, la mémoire
sociale ou les processus de changements sociaux.
On pointera en revanche que, dans ce tableau international, les
États-Unis constituem les grands absents. Malgré le remarquable ( )n peut aujourd'hui considérer quatre orientations théoriques
travail de Gina Philogene et de Serge Moscovici pour tenter de dans la maniere d' aborder le phénomene de représentation sociale.
diffuser la théorie des représentations au sein de la psychologie 1:approche fondatrice, proposée par Moscovici et communé-
sociale nord-américaine, force est de constater que celle-ci n' a pas inent appelée sociogénétique, s'attache principalement à décrire
su y trouver un véritable terrain de développement. Les raisons en ks conditions et les processus impliqués dans l' émergence des
sont multiples. Le relatiflaxisme des arguments théoriques initiaux 1<:présentations. Lapproche structurale (Abric, 1976) s'intéresse
et la publication quasi exclusivement francophone des premiers d.tvantage aux contenus des représentations, à leur organisation et
travaux y sont sans doute pour beaucoup. Mais il existe aussi des ,1leur dynamique. Lapprochesociodynamique (Doise, 1990), porte
raisons plus profondes et métathéoriques, qui ont pendam long- ,on attention sur les liens entre rapports sociaux et représentations
temps tenu la théorie des représentations sociales et le courant de ,ociales. Enfin, l' approche dialogique (Markova, 2007), met l' accent
la cognition sociale étrangers l'une à l'autre. \1 1r le rôle du langage et de la communication dans l' élaboration
Parmi ces raisons, celle qui naus semble avoir eu le plus de poids , ks représentations.
concerne la différence de niveaux d' analyse auxquels se situent les l .oin d' être en opposition, ces différentes orientations sont en réalité
recherches menées dans les deux domaines. Par tradition, le courant , omplémentaires car elles développent et approfondissent l'une ou
de la Cognition sociale s'intéresse à des processus intra-individueis l'.,utre des facettes du concept forgé par Moscovici. Elles renvoient
qui sous-tendem l'interaction sociale, tandis que celui des représen- 1lloins à des divergences de points de vue qu'à des nuances dans
tations concerne historiquement des phénomenes interindividuels, 1., maniere d'aborder les représentations sociales. Cette diversité
qui affectent des consciences individuelles. d'orientation provient sans doute du fait que Moscovici lui-même
On peut toutefois espérer une évolution favorable de cet état de 1 proposé diverses définitions des représentations sociales, coutes
1 omplémentaires. Les raisons de cette flexibilité sont multiples.
fait. En témoigne notamment un chapitre sur les représentations
sociales (Rateau, Moliner, Guimelli, Abric, 2011), dans un impo- 1>'abord, elle permet de ne pas limiter les recherches en les enfer-
sant ouvrage collectif, publié aux États-Unis, consacré aux théories 111,,nt dans un cadre théorique rigide et étroit. Ensuite, elle permet
majeures de la psychologie sociales et dirigé par des figures du main ,l'inscrire l'étude des représentations sociales dans le cadre d'un
stream de la recherche en psychologie sociale. 11,1radigme, d'un courant de pensée et d'un espace de structuration
d1·s savoirs plutôt que dans celui d'un cadre théorique constitué
1 1 horné. Enfin, la réalité des représentations sociales est telle que

1, 11r conceptualisation peut varier en fonction de la perspective


"loptée par cel ou tel chercheur. On peut ainsi les étudier dans

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