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MOUCHOIRS ET BAGUETTES MAGIQUES

Le théâtre post-dramatique en Italie : réalités d’aujourd’hui et d’antan

par Roberto Canziani


(Université d’Udine, Italie)

LE PREMIER PLAN, L’ARRIERE-PLAN


Je veux commencer par une petite anecdote, petite mais chargée de sens. Imaginez Milan, imaginez
une rencontre comme celle-ci. Des gens du théâtre, des journalistes, des chercheurs. Nous sommes
allez écouter Rafael Spregelburd, l’auteur et metteur en scène argentin.
L’atmosphère est amicale, presque familière. A un moment donné, pour expliquer son point de vue
par un exemple, Spregelburd prend un bout de papier et dessine une forme géométrique : un
rectangle. Et il demande : que voyez-vous ? Nous répondons à l’unisson « un rectangle ». Ah bon ?
Et vous ne me voyez pas? Vous ne voyez pas Rafael Spregelburd? Vous n’étiez pas venus me voir ?
Vous voyez – il nous explique tout de suite – très souvent ce qui est important n’est pas ce qui se
trouve en premier plan, mais ce qui se trouve derrière, en arrière-plan. Vous êtes venus me
rencontrer, le rectangle n’a que peu d’importance. Le rapport entre ce qui se trouve sur le devant et
ce qui est dans l’arrière-plan, est une façon de mieux comprendre mon théâtre ».

Depuis quelque temps le théâtre en Italie a attaché une importance particulière à Rafael
Spregelburd. Sa façon de faire théâtre est plutôt compliquée pour nous, les Italiens. Cette anecdote
nous aide à la comprendre, et – peut-être – à mieux saisir comment beaucoup de metteurs en scène
font théâtre.

RONCONI ET SPREGELBURD
Luca Ronconi, aujourd’hui le plus grand metteur en scène italien, a pris la décision de représenter
cette année un texte de Spregelburd: La Modestie.
Vous savez certainement que Ronconi représente le point d’aboutissement de la longue histoire de
la mise en scène italienne, qui débute après la deuxième guerre mondiale. Luchino Visconti a passé
le témoin à Giorgio Strehler, qui à son tour l’a passé à Ronconi. A presque 80 ans, il représente la
continuation de la puissante tradition de la mise en scène, la solidité théâtrale du XXe siècle.

Rafael Spregelburd est né en 1970, donc il a depuis peu passé les 40 ans. Il est un auteur qui nait et
se forme pendant la catastrophique crise économique de l’Argentine, une crise qui anticipe de 10
ans la récente crise mondiale. Spregelburd est le champion d’un théâtre en temps de crise.
A 80 ans, Ronconi fait un investissement sur le quarantenaire Spregelburd.

CRISE
Crise est un mot qui a un double sens. Ils nous l’ont appris les Chinois. Crise signifie péril,
effondrement, catastrophe, mais aussi opportunité d’une nouvelle pensée, déclenchement de formes
de vie et de relations auparavant non nécessaires et non ressenties.
Ronconi saisit dans la dramaturgie de Spregelburd cette double valeur.

Ronconi dit : « J’ai toujours pensé qu’au théâtre un sujet contemporain, inséré dans les formes et les
structures coutumières (le personnage, le dialogue, l’intrigue, l’intervalle, etcetera), à la fin n’est
plus si contemporain. A la fin des comptes, ces textes ressemblent à des comédies du XIXe siècle :

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ce sont des formes qui ne parviennent plus à nous contenir, et nous ne nous y retrouvons plus ».

LES CRISES DU THEATRE DU XIXe SIECLE


Le théâtre a toujours vécu des crises comme celles-ci : elles ont toujours été observées de près :

Peter Szondi (1929-1971), dans son livre de 1959 « Théorie du drame moderne », analyse la crise
de la forme du drame chez les auteurs du début du XXe siècle, et propose des issues de crise : à son
avis ce sont Bertolt Brecht et Thornton Wilder.

Martin Esslin (1918 - 2002) est parvenu à définir les caractères d’une autre crise, celle qui a affecté
le théâtre dans les années ’50 et ’60, à savoir à la moitié du siècle. Esslin a pu circonscrire ces
caractères dans une formule à succès, digne davantage d’un journal que d’un essai théorique – le
théâtre de l’absurde –: Ionesco, Beckett et Pinter représentent pour Esslin des issues de crise.

Hans Thies Lehmann (1944- ), par le biais de son livre Postdramatisches Theater (1999), a aussi
essayé de jalonner une réflexion systématique sur un autre moment de crise, celle de la fin du siècle,
en saisissant des caractères communs d’abord dans les travaux de Heiner Mueller et de Robert
Wilson, ensuite dans ceux de Jan Fabre, du Théâtre du Radeau, de la Societas Raffaello Sanzio, des
Forced Entertainment. De son théâtre post-dramatique nous avons des exemples criants et récents
dans les travaux des Allemands du Rimini Protokoll.

Qu’est-ce qui différencie les deux représentations de la crise, celle de Szondi et d’Esslin de celle de
Lehmann ? Probablement la complexité.
Szondi et Esslin analysent l’apparition de nouveaux modèles de dramaturgie, et ne font référence
qu’aux structures dramatiques. Aujourd’hui ce type d’analyse nous semble limité. Pourtant
Lehmann s’y engage entièrement, en combinant des aspects de la dramaturgie à des aspects du
spectacle. Lehmann tire profit d’une bataille qui pendant toute la deuxième moitié du XXe siècle a
vu l’écriture scénique (le texte spectaculaire) revendiquer son rôle face à l’écriture dramatique (le
texte écrit). Mais aujourd’hui ce n’est pas que le théâtre qui est plus complexe, c’est toute la société
dans son ensemble.

COMPLEXITE
La crise du théâtre étudiée par Lehmann est le résultat de la complexité de la société grandissante à
la fin du XXe siècle. Il nous faut cependant y ajouter des éléments encore plus récents.

- l’accélération des applications technologiques


- la vitesse de la transformation de ces applications en biens de consommation et services
- la facilité d’accès et d’utilisation de ces biens et ces services par un large public à des coûts
relativement accessibles.

Nous savons tous que les vols à bas prix ont réduit les distances et augmenté les possibilités de
déplacement. Mais ils sont en passe de changer même notre perception de l’espace géographique et
de la distance.

Nous savons aussi qu’internet et ses applications sont en train de modifier le rapport entre temps de
travail et loisirs. Etant donné qu’internet ignore les clivages horaires, même le rapport entre le
temps de l’action (day-time) et le temps du repos (night-time) est modifié. Mais il y a plus : internet
change lentement mais inexorablement notre conception du temps.
Nous savons que la téléphonie mobile – nous avons un téléphone mobile toujours branché dans la
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poche – a changé notre façon d’être présents à l’intérieur de notre réseau social : les parents, les
amis, les personnes avec qui nous sommes en contact. La jonction entre téléphonie mobile et
internet prévoit une nouvelle conception de la présence. Nous sommes toujours en connexion, nous
sommes toujours présents, notre existence est, d’une certaine manière, accrue.

UNE REALITE ACCRUE


Par le biais d’internet et avec notre netbook, i-phone ou i-pad dans le sac ou la poche, nous
disposons toujours d’un réseau de rapports et d’une encyclopédie aux contenus sans limites de lieu
et de temps (dans le langage d’internet : augmented reality, AR). Nous commençons vraiment à
vivre dans une réalité accrue. Mais nous ne savons pas de quoi elle sera faite. Nous connaissons la
réalité d’auparavant, nous ne pouvons pas imaginer celle du futur.

Et le théâtre ? Spregelburd dit :


«Le post-moderne n’existe pas, il n’est que l’agonie du temps moderne. Il y a quelque chose qui
meurt – la modernité – et quelque chose qui nait, mais nous ne savons pas qu’est-ce que c’est et
comment ça sera. Elle se trouve dans l’arrière-plan, nous ne parvenons pas à la décrire, car si nous
essayons de la cerner, elle nous échappe ».
Une agonie sur le devant de la scène. Et sur l’arrière-plan, flou, incertain, sans contours nets, le
futur du théâtre.
Cela ne veut absolument pas dire que les auteurs se doivent de construire des histoires où on voit un
téléphone mobile, ou que nous devons assister à un spectacle utilisant le clavier et l’écran tactile de
l’i-pad. Ce ne sont que des escamotages, des trouvailles superficielles, des trucs du moment.

Les femmes et les hommes du théâtre se doivent plutôt de repérer et de travailler des nouvelles
structures de spectacle qui répondent à cette réalité accrue. Probablement le travail de Rimini
Protokol (je songe à Best before, une expérience de jeu pour un groupe de spectateurs) ou celui du
metteur en scène catalan Roger Bernat (sa performance avec des spectateurs-acteurs avec des
écouteurs, dirigés par la radio, avait par titre Domini pùblic) vont dans cette direction.

Ou alors je songe à un’ expérience radicale et drastique comme celle d’Arpad Schilling, le metteur
en scène hongrois qui n’a pas encore la quarantaine et qui, en 2008, quitte un théâtre à succès
(Cechov, Büchner, Shakespeare, et son compatriote Molnar) pour se vouer à une nouvelle forme de
rapport avec le public (Eloge de l’escapologiste, 2008, MC93 Bobigny), qui rappelle de près le
modèle de collaboration entre utilisateurs, tel qu’il existe en Facebook ou, plus généralement, dans
le web 2.0.
Schilling dit :

“Le théâtre inventé pour amuser Luis XIV, aurait dû être enterré déjà à la Révolution. Pourtant
nous avons continué à le faire. Toutefois nous vivons d’autres rapports sociaux et économiques,
d’autres relations personnelles. Je ne peux pas penser de continuer à m’exprimer par le biais d’un
théâtre, où il y a des gens assis (les spectateurs) qui regardent d’autres personnes (les acteurs), les
seules à avoir le droit de s’exprimer, même s’ils le font de façon sensée, professionnelle et
intelligente. J’ai décidé de sortir de ce type de théâtre ”.
Au même âge l’avait fait aussi Jerzy Grotowski, qui avait quitté le théâtre dramatique en 1969
après Apokalipsis cum figuris. Déjà pour Grotowski ce théâtre-là était borné.

ITALIE
Ces expériences que je viens de citer, vous les connaissez bien, puisqu’en Portugal aussi, et dans les
autres pays d’où vous venez, ces artistes on les voit souvent. En tant qu’Italien, je veux vous porter
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quelques exemples pour montrer comment certaines formes du théâtre post-dramatique – selon les
intentions de Lehmann –sont répandues en Italie.
Certes, elles n’ont pas dû attendre la parution de l’essai de Lehmann (1999, même si à ce jour le
livre n’a pas encore été traduit en Italie). Elles se sont répandues toute seules, comme si elles
avaient saisi le temps de la crise des formes (qui existent toujours, aujourd’hui comme il y a trente
ans), et avaient donné des réponses originales à ce sentiment.

CARMELO BENE
Je veux vous montrer un morceau d’un spectacle de Carmelo Bene. C’est la mise en scène de
l’Othello de Shakespeare. Elle date de 1979. Bene, à l’époque, disait : « l ne faut pas mettre ne
scène les chefs-d’œuvre». Bene ne conçoit que le devant de la scène. Il ne songe pas à l’arrière-
scène.
Toutefois nous voyons qu’il y a déjà des éléments que Lehmann aurait définis de post-dramatiques.

http://youtu.be/cCH9_VSrjws

- Bene commence tout de suite par l’assassinat de Desdemona. L’intégrité et le caractère


accompli de l’histoire racontée par Shakespeare sont ainsi détruits.
- Bene prend sur soi la totalité de la parole (qu’il appelle phonè), en l’enlevant aux autres
interprètes. La structure dramatique et la notion de personnage sont mises en doute et
dévaluées.
- La voix, les sons et les interventions musicales jouent un rôle dominant dans le sens du
spectacle. Son fil conducteur, son sens même, ne résident pas dans l’intrigue (fabula), mais
dans l’attrait sonore (vocalités et insertions musicales) qui produit des effets émotionnels
dans le spectateur.
- Charisme et tradition du grand acteur du XIXe siècle et technologie télévisée, ensemble,
forment un hybride, qui n’est pas espace théâtral, mais non plus vidéo-théâtre. Hybridation
des supports.
- Observez le traitement que Bene fait du fameux mouchoir de Desdemona, l’une des clefs
narratives fondamentales de l’Othello. Ici, de façon ironique, il ne sert qu’à se moucher le
nez.

RICCI / FORTE
Maintenant je voudrais montrer un morceau d’un autre spectacle, crée il y a 10 ans après le livre de
Lehmann: en effet, il a débuté il y a quelque mois.
Ricci/Forte sont deux auteurs et metteurs en scène, ils ont quarante ans, tout comme Spregelburd, et
dans leurs mises en scène ils ne parlent que de la jeune génération italienne, les ados et les jeunes
hommes et femmes qui ont aujourd’hui 20 ou 30 ans. Une génération qui a grandi avec la
télévision, les téléphones mobiles et internet, des instruments et des contenus qui ont probablement
substitué en ces jeunes gens les contes de fées, entendus raconter par les générations précédentes,
comme ceux des frères Grimm, par exemple.
En fait, le titre du spectacle est justement Grimmless (sans Grimm).

Voici ce que nous observons tout de suite :

http://youtu.be/uhuij7eXWMY

- Aucune structure narrative évidente


- aucun personnage dans le sens traditionnel, doué d’une psychologie propre, et en rapport
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avec d’autres personnages
- le rôle conducteur de la musique (dans cette scène c’est une célèbre chanson des années ’70
des Bee Gees, Run to me), qui crée tout seule la partitura des émotions,
- une scie électrique, conçue comme intervention inopinée de technologie dure, les trolleys
griffés, en tant que symboles d’un style de vie tout-à-fait contemporain, et un sentiment
diffusé non d’ironie, mais de nostalgie de l’enfance concentrée dans ces baguettes magiques
(en plastique, de bas prix) que les acteurs agitent sur scène

AU PREMIER PLAN ET DANS L’ARRIERE-SCENE

Aussi bien dans le théâtre post-dramatique de Bene (fin des années ’70), que dans le théâtre post-
dramatique de Ricci/Forte (fin de la première décennie du XXIe siècle), nous reconnaissons la
présence forte, décisive et centrale de la musique, qui crée du sens et de la mémoire pour les
spectateurs. Comment pourrait-il en être différemment dans un pays comme l’Italie, où pendant
plus de deux siècles le mot théâtre signifiait fondamentalement théâtre musical (mélodrame) ?

Mais dans Ricci/Forte il y a en plus les trente ans qui les séparent de Bene. La complexité, la réalité
accrue, un nouveau état de crise. Nous voyons quelque chose en première plan, des objets (scie
électrique, trolley, baguettes magiques) et le travail des acteurs (un sentiment de perte, un état
apparent de douleur, quoique léger, épidermique, superficiel, comme une fine couche de glace, qui
peut casser d’un coup, et se transformer en bonheur et sentiment de victoire).

Cependant ce n’est pas cela qui prime. Comme le recommandait Spregelburd, nous devons essayer
de regarder au-delà, essayer à reconnaître l’arrière-scène. Et dans l’arrière-scène, de façon floue,
imprécise, nous sentons que Grimmless nous parle de cet Occident à nous, de sa consommation, de
ses sentiments ; il nous parle d’une génération qui a des possibilités économiques, mais qui est
mécontente ; d’une génération qui peut tout avoir, sexe, amour, produit de consommation, mais qui
est mécontente ; d’une génération à laquelle nous, ses parents, aurions dû raconter des contes de
fées, mais nous ne l’avons pas fait.

Nous ne le voyons pas en premier-plan, mais sur le fond de la scène. Il nous faut nous faire à l’idée
de voir le théâtre aussi de cette manière.

(Almada - Portugal, juillet 2011)


(article présenté aux réunions "Encontros da cerca", "Algumas tendências estéticas de hoje", juillet
2011)

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