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Isy Morgensztern
In Press | « Pardès »
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PARDÈS N° 30/2001
Pardès 30 26/06/12 13:17 Page 168
qu’il ne s’agit pas ici d’une règle morale, mais d’une décision technique
destinée à protéger les hébreux d’une destruction interne. Ce qui a été
inventé et retranscrit dans l’Ancien Testament est pour l’essentiel un
ensemble de techniques, qui correctement appliquées doivent permettre
à ceux qui en usent (les hébreux) de récolter les fruits annoncés.
Mais les peuples « rêvent » et les événements disposent. Il n’y eut pas
de fruits. Ou plutôt il n’y eut pas de fruits durables. Comme on le sait,
c’est pour cette raison que le christianisme a vu le jour. Entre le Ve siècle
avant J.-C. et le IIIe siècle après J.-C. les hébreux, qui ne sont pas encore
des juifs, vont, en dépit d’une application consciencieuse des règles révé-
lées (c’est du moins ce qu’ils prétendent et que certains prophètes contes-
tent) aller sur leur territoire d’échec en échec : scission du royaume, perte
de l’autonomie politique, déportation, perte de l’autonomie religieuse,
et pour finir perte de la terre dûment promise. Ce qui fait beaucoup pour
un dispositif aussi ambitieux. Que disent les prophètes, comment expli-
quent-ils ces échecs ? Il y a plusieurs types d’explications. La première,
que pratiquement personne ne perçoit à cette époque est pourtant la plus
évidente : le programme inventé au Sinaï est totalement inadapté à la
gestion d’une collectivité territoriale, ici des royaumes. Ce point pren-
dra son importance plus tard, lorsque les hébreux, devenus des juifs,
seront justement sans territoires à gérer et travailleront à compléter ce
programme extra-terrestre. Ce point prend aussi toute son importance
aujourd’hui alors que des juifs religieux prétendent gérer un pays (Israël)
avec les mêmes outils et qu’il est clair qu’ils courent (et nous avec) à la
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cision. Il ne suffit pas de tenter à chaque fois de réparer sans états d’âme
ce qui va de travers avec les mêmes vieux outils, il faut aussi se faire du
souci. Justement rajouter des états d’âmes. Comme le dira plus tard joli-
ment Saint Paul : la vérité est captive dans l’injustice. Le Mal, qui n’était
jusque là qu’un mal-faire, le nom donné à l’erreur, devient une catégo-
rie, un « objet » central. De semeur de pagaille (ce que signifie son nom
en hébreu : Satan) qu’un peu de lucidité et de discernement suffisait à
disperser il s’élève au rang de force motrice, comme le Bien, un peu à
la traîne derrière le Mal, mais qui l’accompagne et fait alors son appa-
rition. Lorsqu’on a échoué il ne faut pas simplement recommencer, mais
également culpabiliser. Manque de conviction disent ces prophètes, un
manque de conviction qu’il faut punir. De même qu’il faut punir le manque
d’attention, d’amour, d’implication collective et personnelle, etc. et encou-
rager ceux qui, en dépit de tout bon sens y croient (la foi soulève des
montagnes) tout en pardonnant à ceux qui y ont cru mais ont échoué.
Bref une sorte de replâtrage produit par l’adjonction de concepts qui
tiennent plus compte des intentions que des faits. On a beaucoup glosé
depuis 2 000 ans sur cette invention, appelée la foi ou l’idéologie et de
sa logique fusionnelle qui permet de transformer des sentiments en forces
matérielles et des faits en chimères. Je ne cherche évidemment pas à
juger de l’intérêt de l’innovation chrétienne. Que serions-nous sans
l’amour, le pardon, le fusionnel, la honte ou la culpabilité ? Nous n’au-
rions probablement jamais eu de romans à lire, et rien que pour cette
raison, la moins sérieuse, il faut saluer le travail fait par les prophètes et
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nel (pour eux c’est la même chose) dans le monde, d’explorer ce mystère
qu’a décrit Einstein en ces termes : la chose la plus incompréhensible du
monde c’est que le monde soit compréhensible.
Alors que les chrétiens et les juifs œuvraient dans leurs domaines
respectifs au long du premier millénaire après J.-C. le monde occiden-
tal était soumis à une sorte de léthargie. Les chrétiens avaient bâti une
narration, une esthétique de l’être-ensemble cohérente, mais en dépit du
fait qu’ils étaient presque partout au pouvoir ils ne réussissaient pas à
gouverner le monde avec les outils qu’ils avaient inventés. Les juifs
continuaient à développer, en vase clos, le programme amendable des
lois sans État. Ils n’avaient aucun pouvoir et l’on pouvait croire que cela
était dû, entre autres, au cul-de-sac idéologique dans lequel ils s’étaient
eux-mêmes placés et qu’ils s’obstinaient à explorer.
Il n’y avait pourtant pas égalité de situation. Dans un temps sans pers-
pectives et sans progrès, celui de cette époque, le malheur et la mort
tenaient une place centrale. Eux seuls offraient aux hommes du sens à
un fil des jours erratique. Le christianisme put donc donner pendant plus
de dix siècles le meilleur de lui-même. Ses récits, très puissants, appe-
laient la beauté. La terre se couvrait d’œuvres fortes inspirées par le
souffle de ces narrations : églises, chapelles, retables, gisants, calvaires,
tenues d’apparat, bijoux, etc. Ce fut l’âge d’or en Occident de l’esthé-
tique vécue comme consolation.
L’affaire aurait pu en rester là, si le temps, l’histoire, n’avaient été
remis en marche à partir de la fin du Ier millénaire. En Andalousie, puis
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dère que ce qui s’applique à l’un s’applique à l’autre. Pour les individus,
comme pour les civilisations on décrira leur existence soit comme une
progression de l’innocence des premiers jours à la maturation, soit comme
une régression de la vitalité de l’enfance à la mort. Si morale il doit y
avoir elle s’adressera à tous et à tout.
Tant que les questions soulevées par le futur demandeur ne sont pas
sérieuses, tant qu’elles sont de l’ordre de la discussion non suivie d’ef-
fet toutes les hypothèses paraissent possibles. Mais si nous abordons le
sujet avec la volonté de procéder par la suite à des actes, et prendre des
décisions, il devient indispensable d’explorer cette différence de nature
entre des institutions et des individus. Il faut distinguer très clairement
à quel moment nous parlons d’une « morale judéo-catholique » indivi-
duelle (qui me paraît quasi impossible) ou de cette morale collective,
institutionnelle, qui pourrait elle être nécessaire en permettant de couvrir
le plus de situations possibles, progressives et régressives à la fois, dans
des durées qui dépassent celles, trop faibles, d’une seule vie humaine.
Car les institutions ou les gouvernements ont « plusieurs vies ». Elles
peuvent (et éventuellement doivent) faire cohabiter des dispositifs auto-
nomes et contradictoires. Elles seules peuvent faire (faire faire) en même
temps une chose et son contraire : développer le capitalisme et créer un
Samu social, libérer et punir, imposer de l’éthique, une esthétique de
l’être-ensemble et explorer des espaces hors du champ de cette éthique.
Il y a là une différence de taille entre les institutions et les individus : les
individus n’ont eux qu’une vie. Ils ne peuvent raisonnablement pas scru-
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sées parce qu’il pourrait adopter pour son usage propre le fameux dispo-
sitif judéo-catholique ? En ce qui concerne l’Islam je dirais, là aussi rapi-
dement, que dernier arrivé dans le consortium monothéiste et considé-
rant l’échec à ses yeux des deux religions qui l’avaient précédé il a cherché
à repréciser et à maintenir ensemble, dans une sorte de surenchère, les
deux aspects antagoniques prônés par le judaïsme et le christianisme :
exagérer la technique (en appliquant par exemple la Charria sans la réac-
tualiser) et exagérer le récit (en mettant l’accent sur la soumission à une
spiritualité sans faille détachée du monde). C’est ce grand écart qui l’ins-
talle dans une position intenable. Ironiquement l’on pourrait dire que
l’islam aspire à être l’expression la plus vivante possible d’une morale
judéo-chrétienne « fanatisée » ! Mais intégrer l’islam à notre interroga-
tion, comme la logique de notre époque l’obligerait, rendrait cet exposé
inextricable.
Pour nous en tenir donc à l’Occident judéo-chrétien, mon analyse – et
conclusion – est qu’une morale, un ensemble de règles techniques et
esthétiques conjoignant les apports du judaïsme et du catholicisme pour-
rait être possible voire même parfois nécessaire pour les institutions char-
gées de négocier avec le réel et de gérer les hommes (et les femmes) de
sa sphère d’influence. Ce, non en tenant un parfait équilibre entre les
deux dispositifs, mais en mettant l’accent, en « investissant » dans les
périodes où les sociétés fonctionnent plutôt bien, sur l’aspect esthétique
et éthique (comme le feraient des visionnaires se préparant au pire) et
pendant les périodes où rien ne marche sur l’aspect technique, « scien-
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