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FAUT-IL UNE ESTHÉTIQUE DE L'ÊTRE-ENSEMBLE ?

Isy Morgensztern

In Press | « Pardès »

2001/1 N° 30 | pages 167 à 184


ISSN 0295-5652
ISBN 2912404460
DOI 10.3917/parde.030.0165
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-pardes-2001-1-page-167.htm
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Faut-il une esthétique de l’être-ensemble ?


ISY MORGENSZTERN

La question de l’existence d’une morale judéo-chrétienne est-elle la


bonne interrogation ? Personnellement je suis préoccupé depuis long-
temps par une autre question, connexe, mais qui me tourmente bien plus :
faut-il un récit d’être-ensemble, une morale, judéo-chrétienne ou pas, et
à qui s’adresse cette question : à des individus ou à des institutions, des
consciences « autonomes » ou des gouvernements ? Cette question me
tourmente bien plus parce qu’occupé professionnellement depuis de
nombreuses années par la narration et n’ayant pas renoncé dans ma
« demande » militante à faire levier sur le réel j’ai toujours été perplexe
quant aux liens qui unissaient ces deux aspects de ma vie, et sur la néces-
sité de les réunir dans une enveloppe commune.
Les récits d’être-ensemble, ce qu’on appelle la morale, me sont toujours
apparus comme des récits, c’est-à-dire comme ayant des effets possibles
sur d’autres récits mais pas le moindre effet sur la réalité des choses, si
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ce n’est, parfois, des effets pervers. De la littérature dangereuse en quelque
sorte, qui ne mérite pas, à mon sens, l’immense attention qu’on lui prête.
L’affaire mise en débat, « Faut-il une morale judéo-chrétienne » ? ne vaut
qu’on s’y penche que si elle devient une interrogation sur les modalités
de l’action. Sur quelles bases agir ? puisque nous devons agir. Quelle
place accorder aux « récits moraux » dans nos dispositifs de prise de déci-
sions. Pour avancer lisiblement dans cette interrogation qui va se révé-
ler assez compliquée il faut mettre provisoirement entre parenthèses la
question de savoir si nous parlons de récits individuels ou bien de récits
collectifs. Considérons pour le moment que c’est la même chose.
Rassembler des gens autour de règles et d’objectifs communs implique
un programme ou nécessite un récit. Un programme exige une lisibilité
des engagements et une obligation de résultat. Un récit appelle à une
sorte d’adhésion fusionnelle dont on n’attend rien d’autre qu’une conso-

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lation esthétique. Si l’utilité d’un programme peut a priori se comprendre


quelle nécessité avons-nous d’un système de consolation esthétique ?
N’existe-t-il pas une autre façon d’absorber les aléas du réel ? Pourquoi
conjoindre ces deux manières d’aborder la réalité, l’hébraïque (ou la
juive) et la chrétienne (la catholique), qui ne courent pas d’après moi
dans la même catégorie ? Pour quel profit ? si profit il y a…
Pour développer un avis sur ce point il faut faire un détour par le
passé. Les comportements proposés par l’Ancien Testament et les récits
mis en œuvres par la Nouveau Testament sont anciens. Ils ont vécu, se
sont frottés au monde, ont été au cours du temps analysés, acceptés,
magnifiés, rejetés, mélangés, et bien d’autres choses encore. Nous ne
nous posons pas ici la question de l’usage de produits neufs dernière-
ment apparus sur le marché et dont nous ne savons pas grand-chose, mais
celle d’une éventuelle utilisation commune (inédite ou pas) de deux
systèmes techniques et éthiques qui ont été, depuis 3 000 ans, testés sous
toutes les coutures. Un des aspects de mon interrogation est donc égale-
ment : doit-on faire du neuf avec du vieux ? Je dirais, provisoirement :
oui, c’est selon. Mais si l’on veut s’interroger avec sérieux sur un nouvel
usage éventuel de ces deux lectures du monde il faut mettre à plat trente
siècles d’histoire.
Trente siècles c’est une période fort longue, mais les événements
majeurs y sont moins nombreux qu’on ne le croit. Le point de départ est
la Sortie d’Égypte. Les hébreux font leur apparition comme sujets de
l’histoire. Ils inventent et développent l’idée de programme, celui qui
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figure dans le Pentateuque. Sur la base de ce qu’ils considéraient comme
l’échec de ce programme les futurs chrétiens et le Christ en proposent
alors un autre, ou plutôt proposent de remplacer ce programme par un
récit, celui qui se trouve dans les Évangiles. Pour tenter de savoir si ces
deux manières d’opérer peuvent se conjoindre, en formant un « objet »
mal identifié judéo-chrétien, il faut avoir présents à l’esprit ces actes de
naissance différents ; une différence de nature. Pour des raisons de bon
sens. Mon propos ici n’est pas un propos d’historien mais, comme je l’ai
dit en introduction, un propos de client potentiel. Qu’ont pensé les utili-
sateurs qui nous précédés ? Quel usage ont-ils eu de ces programmes et
récits ? Dans quelles conditions ? En ont-ils été satisfaits ?
La première période est donc celle qui va de la naissance du mosaïsme,
dans le désert du Sinaï, à la naissance du christianisme, quelques siècles
après J.-C. Du IXe siècle avant Jésus-Christ au IIIe siècle après. Ce qui
s’est joué à ces époques induit évidemment ce qui s’est joué plus tard.
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Résumons, pour dégager les dominantes et les lignes de partage. Des


hommes, les hébreux, partent du principe que quelqu’un connaît les règles
(Dieu) et que déchiffrer et intégrer ce savoir est ce qui donne le pouvoir.
Ils prétendent (à la suite peut-être d’autres, inconnus, mais cela ne nous
intéresse pas ici) qu’une bonne compréhension des mécanismes de la
création doit leur permettre d’accéder à une maîtrise de leur destin. Cette
idée a germé à l’étranger, puis dans un désert, c’est-à-dire nulle part. Elle
a permis de dessiner un corpus de lois hors d’un État. Des lois sans État,
conçues par une association de tribus nomades qui aspiraient à en être
les techniciens. Moïse (ou les hébreux) ont avancé une hypothèse sur la
Création du Monde et des Hommes, et des règles, des injonctions, posi-
tives et négatives (tu feras et tu ne feras pas) qui leur permettent de se
dégager du commun, de trouver une forme de dialogue privilégié avec
Dieu (cet ordre caché) et d’en tirer les bénéfices escomptés (une terre,
un royaume, et une distinction. Ce qu’ils ont appelé être un peuple de
prêtres). Les termes de l’accord passé par l’intermédiaire de Moïse avec
ce Dieu, sont connus : Tu (Dieu) nous expliques ce que tu sais, et comment
tu as procédé. Ce que tu dis, Tu ne le dis qu’à nous, de manière que nous
soyons les seuls à en tirer profit. De plus Tu nous donnes un pays. Et en
contrepartie, nous te louerons, Te respecterons et dirons du bien de Toi
autour de nous. Le cœur de cette alliance ce sont ces fameuses 613 injonc-
tions que doivent respecter les hébreux, et une sorte de discours de la
méthode qui leur permet de bénéficier de moyens pour accéder à l’ordre
caché derrière le désordre apparent du monde. Et, enfin, une terre à
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gouverner. C’est un « trousseau » de clés révélé à une avant-garde, une
alliance qui apporte prioritairement du profit à ceux qui, « initiés », en
sont les gestionnaires.
Cette façon de résumer la révélation du Sinaï peut paraître brutale
mais l’on trouve sans peine des indications claires dans ce sens dans tout
l’Ancien Testament et ses commentaires. Dans la vision déployée dans
le Livre tout ce qui permettrait d’étendre la connaissance de ces règles
à l’humanité et d’en faire des règles universelles ou dites « transcen-
dantes » est considéré, au mieux comme une perte de temps, au pire
comme un dévoiement de cette révélation. Et le système de valeurs y est
à proprement parler très restreint. Nous sommes loin de ce qu’on appel-
lera plus tard une morale. Les exemples à l’appui sont très abondants.
Je n’en citerais que deux.
Le premier, qui a donné lieu plus tard à un débat à distance entre Rachi
(XIe siècle) et Maïmonide (XIIe siècle) puis Gershonide porte sur la ques-
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tion, essentielle dans un programme, du début, là où est annoncé le pour-


quoi – et le pour qui ? – de ce qui suit. On sait que Maïmonide a consa-
cré beaucoup d’énergie à réfuter, tout en la commentant, la position
d’Aristote sur le monde incréé. Gershonide, dans le même esprit a consa-
cré des commentaires extrêmement copieux (des centaines de pages) au
premier verset du texte de la Bible « Au Commencement (ou Pour un
Commencement) Dieu créa les Cieux et la Terre ». Un Commencement
qui à priori nous concerne tous, juifs et non-juifs. Or, que dit Rachi à
propos de ce premier verset, et en général à propos de toute cette partie
narrative où il n’y a pas encore de juifs (d’hébreux) mais des « gens » ?
Je cite : « La Torah aurait dû commencer au chapitre 12 de l’Exode, où
il est écrit : ce mois-ci est pour vous le premier des mois, puisque c’est
la première mitsvah (injonction) prescrite à Israël. Pourquoi cependant
débuter la Torah avec le verset Berechit et toutes ces explications sur la
création du monde, de l’homme, le déluge, etc. L’explication nous en est
fournie pas les psaumes (c’est toujours Rachi qui parle) : Dieu fait
connaître à son peuple la puissance des Ses œuvres, afin de lui donner
l’héritage des Nations (Psaume III, 6). Si les peuples du monde venaient
à dire à Israël : Vous êtes des voleurs, c’est par la violence que vous avez
conquis les terres des sept nations, on leur répondrait : toute la terre
appartient à Dieu, c’est Lui qui l’a créée et Il l’a donnée à qui bon Lui
semble (Jer. XXVII, 5). Par un acte de Sa volonté Il l’a donnée à ces
peuples, par un autre acte de sa volonté il l’a reprise pour nous la donner
à nous » (fin de citation). Donc, tout le récit universel qui ouvre la Bible
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est, aux yeux de Rachi, inutile. Il l’affirme : la Bible aurait dû commen-
cer là où il y a enfin quelque chose d’intéressant à lire pour les hébreux,
à la première règle qui leur est spécifiquement destinée. Ce qui précède
est une perte de temps et des justifications diverses et variées pour tenter
d’embrouiller les ennemis d’Israël.
Autre illustration : l’injonction morale la plus célèbre du corpus
biblique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Elle ne figure
pas en tête des Dix Commandements mais quelque part dans le Lévitique
(Lev. XIX, 18) et doit être lue en entier : « Ne te venge pas et ne garde
pas rancune aux enfants de ton peuple, tu aimeras ton prochain comme
toi-même ». Le prochain est ici un membre du peuple d’Israël, peuple à
qui il est demandé – en lui enjoignant de renoncer à se venger – de ne
pas s’amputer de ses membres, et à les aimer comme soi-même. Rachi
dit : « Rabbi Akiba dit que c’est là une des règles fondamentales de la
Torah », mais il ne dit pas à qui s’adresse cette règle. Il est clair pourtant
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qu’il ne s’agit pas ici d’une règle morale, mais d’une décision technique
destinée à protéger les hébreux d’une destruction interne. Ce qui a été
inventé et retranscrit dans l’Ancien Testament est pour l’essentiel un
ensemble de techniques, qui correctement appliquées doivent permettre
à ceux qui en usent (les hébreux) de récolter les fruits annoncés.
Mais les peuples « rêvent » et les événements disposent. Il n’y eut pas
de fruits. Ou plutôt il n’y eut pas de fruits durables. Comme on le sait,
c’est pour cette raison que le christianisme a vu le jour. Entre le Ve siècle
avant J.-C. et le IIIe siècle après J.-C. les hébreux, qui ne sont pas encore
des juifs, vont, en dépit d’une application consciencieuse des règles révé-
lées (c’est du moins ce qu’ils prétendent et que certains prophètes contes-
tent) aller sur leur territoire d’échec en échec : scission du royaume, perte
de l’autonomie politique, déportation, perte de l’autonomie religieuse,
et pour finir perte de la terre dûment promise. Ce qui fait beaucoup pour
un dispositif aussi ambitieux. Que disent les prophètes, comment expli-
quent-ils ces échecs ? Il y a plusieurs types d’explications. La première,
que pratiquement personne ne perçoit à cette époque est pourtant la plus
évidente : le programme inventé au Sinaï est totalement inadapté à la
gestion d’une collectivité territoriale, ici des royaumes. Ce point pren-
dra son importance plus tard, lorsque les hébreux, devenus des juifs,
seront justement sans territoires à gérer et travailleront à compléter ce
programme extra-terrestre. Ce point prend aussi toute son importance
aujourd’hui alors que des juifs religieux prétendent gérer un pays (Israël)
avec les mêmes outils et qu’il est clair qu’ils courent (et nous avec) à la
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catastrophe.
Mais revenons au passé. Quelle analyse font les prophètes de cette
suite d’échecs ? Ils émettent deux hypothèses. La première consiste à
proclamer qu’en dépit de ce que les dirigeants et le peuple prétendent le
programme du Sinaï a été mal ou à moitié appliqué, incompris et rendu
inefficace par la multiplication désordonnée des injonctions ou le mélange
avec d’autres programmes hétérogènes, provenant d’autres peuples.
L’autre analyse est celle qui va ouvrir la voie au christianisme. Elle dit
qu’il n’y a pas là un problème d’exécution mais un problème de fond. Il
faut étudier cette affaire de façon neuve. Si les hébreux échouent ce n’est
pas parce qu’ils ne font pas ce qu’il faut faire mais parce qu’ils le font
de manière tronquée. Des choses essentielles manquent. Lesquelles ?
Dans chacun de leurs actes l’intention. Il ne suffit pas de faire les choses,
il faut aussi y croire. Il ne suffit pas de prier Dieu, il faut aussi l’aimer.
La circoncision du cœur (en paroles) doit accompagner la vraie circon-
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cision. Il ne suffit pas de tenter à chaque fois de réparer sans états d’âme
ce qui va de travers avec les mêmes vieux outils, il faut aussi se faire du
souci. Justement rajouter des états d’âmes. Comme le dira plus tard joli-
ment Saint Paul : la vérité est captive dans l’injustice. Le Mal, qui n’était
jusque là qu’un mal-faire, le nom donné à l’erreur, devient une catégo-
rie, un « objet » central. De semeur de pagaille (ce que signifie son nom
en hébreu : Satan) qu’un peu de lucidité et de discernement suffisait à
disperser il s’élève au rang de force motrice, comme le Bien, un peu à
la traîne derrière le Mal, mais qui l’accompagne et fait alors son appa-
rition. Lorsqu’on a échoué il ne faut pas simplement recommencer, mais
également culpabiliser. Manque de conviction disent ces prophètes, un
manque de conviction qu’il faut punir. De même qu’il faut punir le manque
d’attention, d’amour, d’implication collective et personnelle, etc. et encou-
rager ceux qui, en dépit de tout bon sens y croient (la foi soulève des
montagnes) tout en pardonnant à ceux qui y ont cru mais ont échoué.
Bref une sorte de replâtrage produit par l’adjonction de concepts qui
tiennent plus compte des intentions que des faits. On a beaucoup glosé
depuis 2 000 ans sur cette invention, appelée la foi ou l’idéologie et de
sa logique fusionnelle qui permet de transformer des sentiments en forces
matérielles et des faits en chimères. Je ne cherche évidemment pas à
juger de l’intérêt de l’innovation chrétienne. Que serions-nous sans
l’amour, le pardon, le fusionnel, la honte ou la culpabilité ? Nous n’au-
rions probablement jamais eu de romans à lire, et rien que pour cette
raison, la moins sérieuse, il faut saluer le travail fait par les prophètes et
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les premiers chrétiens. La question qui me préoccupe et qui préoccupait
je crois les hommes qui ont vécu entre la scission du Royaume de Salomon
et la naissance du Christ est celle-ci : cette façon de faire est-elle porteuse
d’une solution ? Et question subsidiaire : peut-on, en règle générale, faire
cohabiter un programme et un récit ? Cela semble déjà très difficile quand
le récit prétend être l’expression directe du programme ou que le
programme affirme être la traduction dans les faits du récit. Chaque forme
(programme, récit) a sa logique propre, sa grammaire intérieure, sa nature
de développement et en dépit d’une bonne volonté doublée d’un aveu-
glement de bon aloi avec le temps ils finissent par développer une exis-
tence totalement autonome (nous reviendrons plus loin sur ce point).
Mais cette cohabitation est impossible quand programme et récit ont des
vocations « totales » (totalitaires), cas limites mais assez courants dans
l’histoire contemporaine où on les a vus chacun largement empiéter dans
le domaine de l’autre, le programme trouvant « normal » d’empêcher
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l’existence de tout récit, ou le récit exigeant qu’on ne tienne compte d’au-


cun programme autre que le récit lui-même.
Dans la période qui nous intéresse, la situation n’est pas encore celle-
là. Le désarroi des hébreux et le caractère nouveau des valeurs qu’on
appellera plus tard chrétiennes font que cette juxtaposition apparaît comme
un bricolage crédible. Ils s’attaquent ensemble, de concert, dans une sorte
de programme-récit judéo-chrétien à la restauration du dialogue avec
Dieu, de la dignité du peuple hébreu, de son pouvoir temporel.
De fait pendant cette longue période de désarroi institutionnel, de
désagrégation politique du monde des hébreux, période qui va de la scis-
sion du Royaume au Xe siècle avant J.-C. jusqu’à la destruction du
deuxième Temple en 70 après J.-C. on peut affirmer que se sont élabo-
rées et testées des propositions d’être-ensemble qui font appel, en même
temps, au fond juridique et technique de l’Ancien Testament et à des
valeurs, des représentations naissantes qui seront celles du Nouveau. Les
premiers prophètes ouvriront la voie auprès des derniers grands rois de
deux royaumes éclatés et impuissants, puis viendront Isaïe, Amos et
Jérémie avec la prise de Jérusalem, la destruction du premier Temple au
VIe siècle avant J.-C., puis les Psaumes, le Livre de Job, essentiel sous
cet aspect, où Satan mène le bal, puis Daniel qui parle d’espoir et enfin
Jésus.
À mesure que le monde des hébreux s’enfonce dans l’impuissance se
font jour de nouveaux additifs au programme initial, des concepts éthiques
et non plus techniques, qui prennent acte de l’inefficacité de l’alliance
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contractée dans le désert du Sinaï pour réinstaller la royauté terrestre des
hébreux et qui proposent pour sortir de ce qu’ils considèrent comme une
impasse de soumettre ce qui est ancien à ce qui est nouveau et de les
conjoindre dans un dispositif unique, de fusionner la terre et le ciel, l’ac-
tion et l’intention, la réparation et le pardon, le contrat et l’amour. On ne
peut pas prétendre que ce « progrès » ait permis aux hébreux de sauver
leur royaume. Ajouter du sens aux actes, comme le réclamaient les
prophètes n’a pas amélioré la situation. Associer des règles morales aux
règles techniques n’a pas arrêté la course à l’abîme des hébreux, qui fini-
rent avec le temps par n’avoir plus de prise sur rien. Aujourd’hui, avec
le recul, nous savons que ce travail novateur des pré-chrétiens ne pouvait
réussir. Contrairement à ce qu’affirmaient ces prophètes ces récits, ces
additifs au programme ne cherchaient pas à remettre ce programme en
marche mais à consoler la population de son impuissance. C’est un adieu
au monde réel, un travail de deuil qui s’opère et les prophètes ont beau
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prétendre (avec Jésus et Saint Paul) que c’est la mentalité pharisienne


qui a égaré les hébreux et que l’intention manquait pour qu’ils puissent
réussir, ce que sous-tendent ces discours est bien le contraire : aban-
donnez le réel, contentez-vous de l’intention, de l’amour, remballez votre
orgueil de peuple-dieu. Ne vous considérez pas mieux placés que les
autres pour vous en sortir. Personne n’est bien placé. Nous n’arriverons
à rien ici-bas. Seul l’Au-Delà nous apportera le bonheur escompté. Je ne
dis pas que les prophètes n’ont pas cru, au début, que la conjonction du
programme des hébreux et des concepts pré-chrétiens et la soumission
de l’ancien au nouveau n’était pas la bonne méthode. Je dis qu’ils n’y
ont pas cru longtemps parce que l’addition des deux brouillait sans profit
l’un et l’autre et qu’il leur fallait des résultats à tout prix. Avec le temps
les chrétiens se concentrèrent donc sur la mise au point de leur récit,
prétendant lui donner l’efficacité d’un programme. C’est ce récit que
j’appelle une esthétique de l’être-ensemble. Une narration et un système
de représentation privilégiant définitivement l’intention sur les actes, la
foi sur les faits, le romanesque sur la loi, un hypothétique peuple univer-
sel aimé de Dieu à un « clan » de techniciens. Ici est née, au plus profond
de l’inquiétude la meilleure part du christianisme : un dispositif complexe
de consolation.
C’est l’échec-constat sur le terrain de l’association-bricolage entre
programme hébreu et narration chrétienne qui va séparer pour longtemps
les deux partenaires de l’époque. Les hébreux, qui dispersés vont deve-
nir les juifs et rédiger le Talmud se sont obstinés sur ce qu’ils pensaient
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être juste : quoi qu’il advienne il n’existe pas de femme à moitié enceinte
et que de parler poliment ou avec contrition et – pourquoi pas – avec
cette chose nouvelle qu’on appelle l’amour – à une femme stérile n’a
aucune influence sur le résultat espéré. Tuer quelqu’un et s’en sentir
coupable ne change rien : la personne est morte, elle manque aux siens,
et ne ressuscitera pas. Elle avait une certaine valeur qu’il faut réparer et
le coupable, si coupable il y a, doit payer. Restait la permanence de
l’échec, dont il faudra bien un jour expliquer les raisons. Quant à ceux
qui se préparent à être des chrétiens, devenus indifférents à la perte de
la Terre Promise ils se sont placés après la mort en croix du Christ et
dans l’attente de la Parousie, dans un dispositif de construction d’un récit
« incarné », l’Église, parlant au nom d’une collectivité de croyants et
tentant d’agir en son nom.
Après une courte période d’hésitation les juifs décidèrent de clore la
parenthèse territoriale, de reprendre le programme du désert, celui des
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lois sans État, de tout revoir, de vérifier les interprétations, d’analyser à


nouveau les faits et les données, de les dynamiser, de les adapter, de relire
les textes, de les rendre compatibles avec le mouvement. Cela produira
la Michnah et le Talmud. Un programme constamment remis à neuf, pour
le jour où. Les autres, les chrétiens, à la marge de l’histoire et à la marge
de l’humanité abandonnèrent le combat pour la vie terrestre, dévelop-
pèrent leur récit, le rendant plus cohérent, plus littéraire. Ils décidèrent
que la vraie vie était ailleurs, au ciel, et que l’idée qu’on se faisait de son
propre destin valait plus que le destin réel, misérable et non améliorable,
qu’on possédait, ou qu’on posséderait un jour. Qu’une vie racontée,
avouée, vaut amplement (sinon plus) qu’une vie vécue, et que le temps
qui passe ne change rien à l’affaire. Le progrès en morale n’a pas de sens.
Voilà donc ce qu’on peut dire sur la préhistoire de notre interroga-
tion : s’il y a eu un jour une morale judéo-chrétienne, au sens le plus
simple de ces deux termes accolés l’un à l’autre, c’est à cette époque
qu’elle a existé, lorsque les Hébreux n’y arrivaient plus et que ceux qui
donneront naissance aux futurs chrétiens pensaient y arriver par une toute
autre voie. Là pendant un temps, les deux systèmes ont été juxtaposés,
non pas sur le plan institutionnel ou politique, mais en chacun, semant
l’espoir et le trouble. Trouble dont les Évangiles mais surtout les Actes
des Apôtres apportent un reflet poignant. Faut-il renoncer aux juifs, faut-
il renoncer à ce monde ? Ensuite, vers le IIe, IIIe siècle après J.-C. les deux
dispositifs se sont trouvés séparés. Les chrétiens ont tiré les conséquences
logiques des concepts qu’ils avaient inventés, donnant la priorité à la
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Jérusalem Céleste, aux pauvres en esprit, à la foi, à la fusion, à la parole,
à la conscience, aux remords, à l’âme individuelle, à l’amour, aux miracles,
au pardon, à la pitié, au mal, etc. et se sont retrouvés tout à fait à l’op-
posé des juifs. Ces derniers, parallèlement, creusaient collectivement
leurs lois et cherchaient les erreurs qu’ils avaient pu commettre dans le
passé. Et tout en tentant de les trouver d’en gérer les effets : perte de leur
État et dispersion. Ils se mirent en quête d’autres clés, approfondissant,
commentant et actualisant les commandements, persuadés qu’un jour
l’histoire leur prouverait le bien-fondé du dispositif inventé au Sinaï :
un lien collectif contractuel entre des techniciens et un ordre caché, appelé
encore à ce moment Dieu. Un système qui s’attache pas à pas à un réel
qu’ils estiment « incarnant » cet ordre, un système qui dialogue et négo-
cie avec lui à la recherche d’étincelles de fécondité. Une logique «progres-
siste », c’est-à-dire qui croit que la responsabilité ici-bas des hommes (et
des femmes) est de faire du neuf, d’augmenter la part du neuf et du ration-
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176 ISY MORGENSZTERN

nel (pour eux c’est la même chose) dans le monde, d’explorer ce mystère
qu’a décrit Einstein en ces termes : la chose la plus incompréhensible du
monde c’est que le monde soit compréhensible.
Alors que les chrétiens et les juifs œuvraient dans leurs domaines
respectifs au long du premier millénaire après J.-C. le monde occiden-
tal était soumis à une sorte de léthargie. Les chrétiens avaient bâti une
narration, une esthétique de l’être-ensemble cohérente, mais en dépit du
fait qu’ils étaient presque partout au pouvoir ils ne réussissaient pas à
gouverner le monde avec les outils qu’ils avaient inventés. Les juifs
continuaient à développer, en vase clos, le programme amendable des
lois sans État. Ils n’avaient aucun pouvoir et l’on pouvait croire que cela
était dû, entre autres, au cul-de-sac idéologique dans lequel ils s’étaient
eux-mêmes placés et qu’ils s’obstinaient à explorer.
Il n’y avait pourtant pas égalité de situation. Dans un temps sans pers-
pectives et sans progrès, celui de cette époque, le malheur et la mort
tenaient une place centrale. Eux seuls offraient aux hommes du sens à
un fil des jours erratique. Le christianisme put donc donner pendant plus
de dix siècles le meilleur de lui-même. Ses récits, très puissants, appe-
laient la beauté. La terre se couvrait d’œuvres fortes inspirées par le
souffle de ces narrations : églises, chapelles, retables, gisants, calvaires,
tenues d’apparat, bijoux, etc. Ce fut l’âge d’or en Occident de l’esthé-
tique vécue comme consolation.
L’affaire aurait pu en rester là, si le temps, l’histoire, n’avaient été
remis en marche à partir de la fin du Ier millénaire. En Andalousie, puis
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quelques siècles plus tard en Italie et par la suite, comme dans un jeu de
dominos dans les pays anglo-saxons. Un mouvement large, mû par un
faisceau d’événements :
– le retour dans les conversations des lettrés d’un mode d’exploration
du réel sans morale ni métaphysique : l’aristotélisme (au détriment
de Platon) ;
– un développement économique qui laissait enfin du surplus, de la
plus-value, et mettait sur le tapis la notion de progrès ;
– et enfin pour couronner le tout une réforme religieuse, la Réforme
précisément, qui faisait revenir l’Ancien Testament sur le devant de
la scène et qui fait que nous ne pouvons plus parler dans notre inter-
rogation de récit chrétien, mais seulement de récit catholique.
Je ne sais pas dans quelle mesure ces trois événements étaient liés ni
lesquels ont produits ou ont été produits par lesquels mais une longue
parenthèse d’immobilisme social, économique, politique et culturel s’est
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FAUT-IL UNE ESTHÉTIQUE DE L’ÊTRE-ENSEMBLE ? 177

refermée peu à peu. La Renaissance et la Réforme donnèrent aux hommes


le sentiment qu’il était possible de faire quelque chose pour améliorer la
vie en améliorant le monde. Et se reposa alors la question des outils à
utiliser pour aider ces changements et celle de la nécessité (ou non) d’une
morale à mettre en œuvre pour que ces changements se fassent en bon
ordre. On connaît la réponse qui fut donnée pendant cette période : les
peuples, soumis aux passions et à l’irrationnel ont continué à bénéficier
du récit catholique (de la religion en général, proposée pour le même
usage par Maïmonide pour les juifs et Averroès pour les musulmans)
mais les élites intellectuelles, politiques et économiques optaient pour
la raison, la science, la méthode. Et en dépit des efforts (ou à cause des
efforts) de Saint Thomas d’Aquin, le catholicisme, faute de pouvoir
répondre globalement à cet optimisme naissant dut se replier sur la gestion
des aspects éthiques (négatifs) de ces changements, admettant sa sépa-
ration d’avec la gestion du monde réel. Quelques siècles plus tard le
constitutionnalisme révélé de l’Ancien Testament, porté et réadapté par
les protestants, lors de la création de nations comme les États-Unis se
trouva être en phase avec le pouvoir politique, économique et social et
connaissait une nouvelle vie terrestre. Quant aux juifs, la sortie des ghet-
tos les mit en situation d’exploiter leur travail de « recherche » au grand
jour, d’être des spécialistes de la quête du rationnel caché, dans un monde
de plus en plus nomade, dont ils sentaient cependant qu’ils possédaient
un certain nombre de clés, agissant comme des agents de progrès et des
sortes d’optimistes professionnels qu’aucune catastrophe, même la
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dernière en date, la Shoah, ne parvient à arrêter. Hors de toute référence
à des valeurs morales qui seraient celles supposées de l’Ancien Testament,
mais fidèles à sa méthode, ils contribuèrent à populariser l’idée que le
monde s’offre à ceux qui le prennent au sérieux et que, définitivement,
la morale est peut-être un garde-fou, mais pas un outil.
Tout ne s’est pas passé historiquement aussi lisiblement que raconté
ici mais l’on se doit de dégager dans le fatras des événements des lignes
de forces, ne serait-ce que pour gagner du temps. C’est donc pour gagner
du temps que je résume la situation dans laquelle nous nous trouvons
aujourd’hui dans ces termes : les récits catholiques, laïcisés ou pas
(Kantisés) nous permettent d’avoir à portée de la main une esthétique de
l’être-ensemble. Esthétique qui a pour l’essentiel une fonction de conso-
lation. Pour ceux qui sont privés de la possibilité de faire levier effica-
cement sur le monde ou sur leur destin et donc soumis aux passions il
faut une esthétique de l’être-ensemble qui les contrôle et les console.
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178 ISY MORGENSZTERN

Comme l’écrivait Nietzsche, la révolte des esclaves peut se faire alors


dans la morale. Pour ceux qui croient au progrès et qui en profitent direc-
tement, qui croient au dialogue fécond avec cet ordre naturel, un Dieu
créateur rendu illisible par le désordre des hommes mais toujours là, les
techniques mises en œuvres par l’Ancien Testament sont suffisantes. Les
problèmes sont faits pour être résolus, les erreurs pour être réparées, et
la morale de ce système, si tant est qu’on peut appeler cela une morale,
se résume en gros à ce qui marche. Ce qui systématiquement échoue à
ajouter de la vie et de la connaissance est au bout du compte amoral. Le
mouvement et la vie sont privilégiés par rapport à l’être et la mort, la
réussite par rapport au sens, les choses par rapport aux mots pour le dire.
Maintenant que sont repositionnés les concepts et les questions liées
à ces deux notions de programme juif et de morale catholique que
pouvons-nous dire sur la question du colloque ?
Tout d’abord revenir sur une des remarques de départ : peut-on faire
du neuf avec du vieux? Oui, mais ça se voit. Or nous avons besoin aujour-
d’hui de neuf « nouveau ». Pour le programme juif, habitué à se réac-
tualiser la question de son adaptation à une telle demande est ouverte.
Mais comment recomposer la morale catholique pour qu’elle puisse
paraître neuve et produire encore de l’effet, ne pas ressembler à un conte
de fées ancien dont tous les effets et personnages sont connus ? Nous
recyclons de façon permanente de vieux concepts au passé peu brillant
pour faire face à des situations soi-disant neuves. Et il arrive souvent que
les situations soient moins neuves qu’on ne le croit et que ce qui a déjà
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été testé permette d’éviter des errements inutiles. Mais dans ce cas ? Ce
dont la société française, européenne, souffre ce n’est pas d’un excès de
neuf, mais d’un excès de vieux. Conjoindre des vieilles choses même
expérimentées alors qu’il nous faut de l’énergie pour avancer n’est peut-
être pas la meilleure idée possible. Nous ne sommes pas de plus dans la
même situation que lors de la première cohabitation entre dispositif juif
et morale chrétienne, ni dans les situations qui ont suivi. Entre le
VIIIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C. le territoire concret du
judéo-christianisme était un champ de ruines. Cette première cohabita-
tion où les valeurs chrétiennes naissantes servirent de « soutien » à un
dispositif mosaïque embrouillé, visait à gérer des échecs, et lors de la
période suivante à couvrir une sorte d’ère du vide.
Aujourd’hui, ce qui a été mis en mouvement par la Renaissance
marche, les progrès se cumulent, les problèmes inhérents à ce cumul sont
traités par les hommes, de même que les problèmes nouveaux inventés
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FAUT-IL UNE ESTHÉTIQUE DE L’ÊTRE-ENSEMBLE ? 179

par les hommes au fur et à mesure et dont les solutions ressemblent à


ces inventions : empiriques, mises en place par approximations succes-
sives, testées, étudiées, acceptées, ou refoulées. Sans que soit prise en
compte une quelconque morale transcendante. Autre aspect qui n’exis-
tait pas lors de la « genèse » du judaïsme et du christianisme : l’autono-
mie du sujet, initié par le christianisme (l’âme individuelle) qui l’a emporté
sur la nécessité d’un être-ensemble. Les individus libres et responsables,
responsables parce que libres, sont l’Alpha et l’Omega de la majeure
partie des questions et solutions aux accidents de parcours qui peuvent
leur tomber dessus. À côté des institutions nous avons aujourd’hui avec
une légitimité identique, sinon supérieure, des incarnations du Cogito,
des âmes autonomes, et c’est ce qui nous oblige à penser la question
selon deux niveaux très différents, collectif ou bien individuel.
Le thème abordé met donc en présence deux dispositifs. L’un déve-
loppe le principe de non-contradiction, non-contradiction entre les règles
imposées aux comportements humains et celles régissant la Création,
principe et méthode inventés pour traiter le réel au jour le jour (ce que
Max Weber a appelé une « sociologie révélée ») et de l’autre côté une
esthétique de l’être-ensemble, un système de représentation, de valeurs,
chargé en cas de nécessité, de donner de l’allure à nos vies. Que faire
d’une esthétique de l’être-ensemble, d’une morale catholique même laïci-
sée, si elle ne sert plus qu’aux romanciers et aux prophètes de malheur ?
Est-il nécessaire d’accompagner la marche digne des hommes dans leur
travail par un récit sympathique certes, mais qui, parce qu’il possède sa
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propre logique risque d’être plus encombrant qu’utile ? Et quel intérêt y
a-t-il à le conjoindre à nouveau à la logique de l’Ancien Testament ? Je
dirais : au fond, aucun, si nous étions sûrs de ne pas retraverser person-
nellement ou collectivement de longues périodes d’impuissance. Car le
catholicisme est notre roman de consolation. Et qui peut prétendre qu’il
n’aura jamais besoin de mots ou de phrases de consolation ? L’affaire est
donc complexe.
Car il ne faut pas considérer la soumission à ce qu’on appelle une
morale (catholique ou pas) à la manière d’un pari de Pascal en disant :
acceptons-en une. Au mieux, en cas de difficultés impossibles à surmon-
ter par des voies « ordinaires » elle pourra nous aider. Au pire, si nous
n’en avons pas besoin, elle ne nous dérangera pas. Mieux vaut afficher
des principes moraux plutôt que rien. Je ne partage pas cette opinion,
pourtant très répandue. Se soumettre à une morale oblige à donner un
cadre, un carcan et des directions à son action. Si ce cadre et ces direc-
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180 ISY MORGENSZTERN

tions sont inefficaces c’est la morale elle-même qui en devient ridicule


et gênante. S’ils sont contraignants mais inutiles (et à quoi peut bien
servir de se donner des cadres s’ils ne nous contraignent pas ?) ils nous
mettent hors jeu et nous rendent malheureux. Et si l’on réussit à exister
sans tenir compte de la morale qu’on affiche on s’empêtre dans des contra-
dictions qui sont loin d’être sans conséquences. Comment travailler au
progrès tout en se préparant à la régression ? Rechercher face à la vanité
des choses et à la mort la consolation indispensable tout en œuvrant à
faire reculer les limites de l’impuissance humaine ?
D’où la question, qui se dégage à mon sens de l’attention prêtée aux
deux systèmes : quand doit-on, si nécessaire, marier la carpe et le lapin,
la carpe juive et le lapin catholique ? Et dans quel but ?
J’aimerais proposer ici des réponses courtes et simples (nous aimons
tous cela) mais il est impossible sur ces questions d’être lapidaire. Comme
dans une arborescence chaque problème en lève un autre et chaque solu-
tion comporte des effets indésirables. La nécessité de théoriser le prin-
cipe de non-contradiction, de produire une théorie des techniques pour
faire progresser notre maîtrise du réel est en soi un sujet de débat. Beaucoup
pensent que les techniques suffisent et qu’une théorie les englobant serait
paralysante. Mais c’est un problème annexe. Quant à l’autre dispositif,
qui est plus à la portée des simples quidams que nous sommes, débattant
dans un colloque « littéraire », qu’en dire ? La question de la nécessité –
et de l’intérêt – d’une morale catholique de nos jours n’a pas de réponse
absolue. De fait tout dépend de la position et de la situation de celui ou
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de ceux qui se posent cette question. Sont-ils en mesure de peser sur le
réel, ou doivent-ils composer avec ce qui échappe à leur maîtrise? Je poin-
terai là encore une différence à mes yeux essentielle. Bien qu’on ne puisse
pas répondre à la place de chacun, que je ne puisse pas répondre à la place
de chacun (je ne suis en particulier pas en mesure de promettre que l’ère
de progrès et de maîtrise ouverte par la Renaissance continuera à cumu-
ler des solutions et pas seulement des problèmes et ne connaîtra aucun
accroc majeur dans les trois ou quatre siècles à venir !) il me semble tout
de même que la question d’un conjointement possible d’un dispositif
esthétique d’être-ensemble et d’un programme, pour qu’elle puisse être
abordée aujourd’hui de façon concrète, doit être précisée. A qui faut-il
une morale ? Aux sociétés, aux états et aux institutions qui les font fonc-
tionner ou aux individus pris un par un ? Ou bien aux deux ?
Pour s’épargner cette dernière interrogation (par paresse) on dresse
souvent un parallèle absolu entre institutions et individus et on consi-
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dère que ce qui s’applique à l’un s’applique à l’autre. Pour les individus,
comme pour les civilisations on décrira leur existence soit comme une
progression de l’innocence des premiers jours à la maturation, soit comme
une régression de la vitalité de l’enfance à la mort. Si morale il doit y
avoir elle s’adressera à tous et à tout.
Tant que les questions soulevées par le futur demandeur ne sont pas
sérieuses, tant qu’elles sont de l’ordre de la discussion non suivie d’ef-
fet toutes les hypothèses paraissent possibles. Mais si nous abordons le
sujet avec la volonté de procéder par la suite à des actes, et prendre des
décisions, il devient indispensable d’explorer cette différence de nature
entre des institutions et des individus. Il faut distinguer très clairement
à quel moment nous parlons d’une « morale judéo-catholique » indivi-
duelle (qui me paraît quasi impossible) ou de cette morale collective,
institutionnelle, qui pourrait elle être nécessaire en permettant de couvrir
le plus de situations possibles, progressives et régressives à la fois, dans
des durées qui dépassent celles, trop faibles, d’une seule vie humaine.
Car les institutions ou les gouvernements ont « plusieurs vies ». Elles
peuvent (et éventuellement doivent) faire cohabiter des dispositifs auto-
nomes et contradictoires. Elles seules peuvent faire (faire faire) en même
temps une chose et son contraire : développer le capitalisme et créer un
Samu social, libérer et punir, imposer de l’éthique, une esthétique de
l’être-ensemble et explorer des espaces hors du champ de cette éthique.
Il y a là une différence de taille entre les institutions et les individus : les
individus n’ont eux qu’une vie. Ils ne peuvent raisonnablement pas scru-
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ter le réel, lui faire rendre gorge, et travailler en même temps avec appli-
cation à en adoucir les effets négatifs. Les journées même les mieux orga-
nisées ne font que 24 heures et chaque aspect ou volet de ce choix nécessite
d’être pris au sérieux et fait avec efficacité. L’homme (la femme) respon-
sable se doit de faire au mieux ce à quoi il s’est attaché.
Il faut ici revenir sur la nature individuelle ou collective de la morale
catholique. Je ne crois pas que ses valeurs soient, sans contradictions
majeures, indifféremment applicables par chacun, en son âme et
conscience, et par des institutions. Cette confusion n’a jamais été levée
par les inventeurs de la morale catholique, soit qu’ils n’aient pas pu le
faire, soit qu’ils n’aient pas voulu le faire. Mais le problème existe, non
sans conséquences. La volonté d’avoir un récit universel racontable et
applicable aussi bien par les individus que par les gouvernants et les insti-
tutions a rendu ce récit encore plus éthéré, loin des réalités, plus esthé-
tique encore qu’il ne devrait l’être. Un État peut-il aimer ? Pardonner ?
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182 ISY MORGENSZTERN

Compatir ? Trahir ? Souffrir ? Être l’incarnation du Bien ? Assurer la


Rédemption ? Ne jamais mentir, tuer (même à la guerre) ? Mais pour
clore ce point, qui est une source de complications supplémentaire conve-
nons que sous réserve de quelques aménagements le même récit moral
pourrait être proposé à chacun et à tous, à un individu et à un être-
ensemble.
Continuons à faire des « éclaircies » dans cette forêt touffue. Dans le
cas de la morale examinée, cherchant à conjoindre un programme juif
et un récit catholique, je pointe une nouvelle difficulté, une de plus, signa-
lée, mais à mes yeux insurmontable : chacun de ces dispositifs possède
une dynamique interne, sa façon propre d’évoluer, une grammaire inté-
rieure spécifique. Un programme connaît ses propres formes de déve-
loppements. Un récit, comme la morale catholique, mais comme tout
autre récit, possède sa syntaxe, une façon autonome d’aller au bout de
sa narration. Un individu qui chercherait à les conjoindre se devrait de
les figer, de les neutraliser pour éviter qu’ils n’entrent à la longue (ou
très rapidement) dans des contradictions nouvelles qui n’avaient pas été
perçues au départ, et qui lui enjoindraient à la fois de faire et de ne pas
faire ce pour quoi il les interroge, d’aller de l’avant et d’arrêter tout selon
le dispositif sollicité. Les progrès des programmes et le développement
des récits obéissent à des lois différentes et ce qui peut paraître compa-
tible au départ peut très rapidement diverger, mettant en demeure les
individus (ou les institutions) d’avoir à conformer leurs comportement
selon des injonctions complétées et réactualisées avec le temps dans des
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logiques sans liens. Les savants chrétiens chargés de la bioéthique en
savent quelque chose. Comment trouver dans les Évangiles un soutien
à leurs recherches ? Comment savoir jusqu’où aller, dans le clonage
humain par exemple, en usant de critères moraux issus du Nouveau
Testament totalement indifférents au progrès ? L’individu isolé, dans sa
courte vie, risque rapidement de se trouver tiraillé par deux dispositifs
hétérogènes et incompatibles ou bien devenus avec le temps hétérogènes
et incompatibles. Celui testé par la réalité et celui qu’il se raconte. Et
malheur à celui qui continuera à s’obstiner à les juxtaposer.
Encore un problème, et non des moindres. Nous avons dans ce colloque
fait l’économie de l’islam et nous avons tort. Qui peut prétendre que le
monde musulman est hors de la sphère monothéiste, alors qu’il est pris
dans un débat permanent avec le judaïsme et le christianisme ? Ou bien,
ce qui serait certainement de la mauvaise foi, penser qu’il n’est pas néces-
saire de s’interroger sur son besoin de règles de comportement actuali-
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sées parce qu’il pourrait adopter pour son usage propre le fameux dispo-
sitif judéo-catholique ? En ce qui concerne l’Islam je dirais, là aussi rapi-
dement, que dernier arrivé dans le consortium monothéiste et considé-
rant l’échec à ses yeux des deux religions qui l’avaient précédé il a cherché
à repréciser et à maintenir ensemble, dans une sorte de surenchère, les
deux aspects antagoniques prônés par le judaïsme et le christianisme :
exagérer la technique (en appliquant par exemple la Charria sans la réac-
tualiser) et exagérer le récit (en mettant l’accent sur la soumission à une
spiritualité sans faille détachée du monde). C’est ce grand écart qui l’ins-
talle dans une position intenable. Ironiquement l’on pourrait dire que
l’islam aspire à être l’expression la plus vivante possible d’une morale
judéo-chrétienne « fanatisée » ! Mais intégrer l’islam à notre interroga-
tion, comme la logique de notre époque l’obligerait, rendrait cet exposé
inextricable.
Pour nous en tenir donc à l’Occident judéo-chrétien, mon analyse – et
conclusion – est qu’une morale, un ensemble de règles techniques et
esthétiques conjoignant les apports du judaïsme et du catholicisme pour-
rait être possible voire même parfois nécessaire pour les institutions char-
gées de négocier avec le réel et de gérer les hommes (et les femmes) de
sa sphère d’influence. Ce, non en tenant un parfait équilibre entre les
deux dispositifs, mais en mettant l’accent, en « investissant » dans les
périodes où les sociétés fonctionnent plutôt bien, sur l’aspect esthétique
et éthique (comme le feraient des visionnaires se préparant au pire) et
pendant les périodes où rien ne marche sur l’aspect technique, « scien-
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tifique » même, (comme le feraient des investisseurs raisonnables) appor-
tant ainsi ce qui manque et non pas ce qui existe déjà, et travaillant sur
des durées qui dépassent celles de nos vies. Je ne suis pas vraiment
persuadé que cela marcherait, mais il semble que nous n’ayons rien
d’autre à nous mettre sous la dent si nous voulons à tout prix annoncer
une morale occidentale collective. A la question « Faut-il une esthétique
de l’être-ensemble » telle qu’elle a été inventée par le christianisme je
répondrais donc : oui, mais associée à un « programme juif ».
Pour un individu je crains par contre qu’il ne lui faille résolument
choisir entre être un être de compassion et d’amour ou un être de tech-
nique et de vérité. Qu’on entende bien ce que cela veut dire. Je ne crois
pas que ne pas afficher de morale chrétienne (catholique) fasse de nous
des barbares. Je ne partage pas cette opinion, dominante elle aussi. Les
catholiques ont beaucoup massacré, les non-catholiques aussi, et les juifs
également lorsque l’occasion leur en a été offerte et je ne crois pas qu’il
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y ait un lien quelconque entre la morale affichée et la part d’humanité


qui est en chacun de nous. Cette part d’humanité ne provient certaine-
ment pas de la morale annoncée. Mais c’est encore une autre question
et il faut s’arrêter là. Pour revenir finalement à la question de départ,
vouloir être « personnellement » sérieusement à la fois – et en même
temps – un être d’amour et un être de vérité nous condamne, je crois, à
nous neutraliser, à nous empêtrer dans des contradictions insolubles, en
nous rendant inefficaces et stériles là et là, et, au bout du compte, à faire
de nous des êtres malheureux. Et à part quelques esthètes qui a pour
objectif d’être malheureux ?

Aa
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