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du Grand Mékong
Thailand, nodal core of the Greater Mekong Subregion
Christian Taillard
Directeur de recherche, Laboratoire Asie du sud-est et Monde austronésien,
UMR Centre Asie du sud-est
Résumé La Région du Grand Mékong, qui réunit les pays de la péninsule indochinoise
et deux provinces du sud de la Chine, est l’un des programmes d’intégration
transnationale les plus dynamiques en Asie. S’inscrivant dans le processus de
régionalisation de la mondialisation à l’échelle de l’Asie orientale, c’est-à-dire de
la façade asiatique du Pacifique, la Banque asiatique de développement (BAD) a
su profiter du retournement des stratégies territoriales nationales de l’après Guerre
froide pour promouvoir et accompagner cette initiative d’intégration régionale.
Dans ce contexte de réouverture, après des périodes plus ou moins longues
de fermeture, un pays fait exception : la Thaïlande. Déjà positionnée comme
centre économique de la péninsule indochinoise lors des guerres d’Indochine,
elle a profité du retour à la paix pour transférer la compétition du champ de
bataille à celui de l’intégration par le marché. Elle a ainsi renforcé son leadership
régional, en valorisant sa position au débouché ou à l’articulation des principaux
corridors de développement promus par la Région du Gand Mékong. Fort de
sa puissance économique, incontestée, la Thaïlande est devenue le partenaire
incontournable des pays limitrophes pour financer les sections des corridors
traversant leur territoire, pays qui ont payé un lourd tribu aux décennies de guerre
où d’isolement. Elle est aussi un partenaire financier fort recherché pour les
grandes puissances régionales asiatiques (Chine, Japon et plus récemment Inde),
qui trouvent dans la Région du Grand Mékong un nouveau champ pour affirmer
leurs ambitions hégémoniques à l’échelle de l’Asie. La crise politique durable
qui déstabilise la Thaïlande aujourd’hui, peut remettre le Viêt-nam, jusqu’alors
distancé, dans le jeu péninsulaire.
Abstract The Greater Mekong Subregion, which embraces the countries of the Indochina
Peninsula and two provinces of southern China, is the focus of one of the most
dynamic transnational integration programmes in Asia. The Asia Development
Bank, taking part in the process of regionalisation of globalisation at the scale
of Eastern Asia — the Asian façade of the Pacific — took advantage of the post-
Cold War reversal of national development planning strategies to promote and
work with this regional integration initiative. In this situation where countries
are opening up again after substantial periods of enclosure, one country stands
out as an exception: Thailand. That country, already well positioned as one of
the Peninsula’s core economic nodes during the Indochinese wars, has taken
advantage of the return to peace to transfer competition for the field of battle
to the scene of market-induced integration. It has thus reinforced its regional
leadership, enhancing its position at the outlets or connection points between
the major development corridors promoted by the Greater Mekong Subregion
programme. In the strength of its uncontested economic power Thailand has
become the indispensable economic partner for neighbouring countries to finance
the sections of corridors crossing their territory, countries which have paid a heavy
cost for decades of war or isolation. It is also a strong financial partner sought
after by Asia’s great regional powers (China, Japan and more recently India), who
find in the Greater Mekong Subregion a new arena for asserting their ambitions
for hegemony at the whole scale of Asia. The continuing political crisis which
is currently destabilising Thailand could put Vietnam, lagging behind up to now,
back into a stronger position in the play of geopolitical forces in the Indochina
Peninsula.
1 Cette contribution reprend et développe, en la recentrant sur la Thaïlande, deux précédentes publications,
parues l’une en 2004, en collaboration avec Doryane Kermel-Torrès, aux Indes Savantes dans le volume
Intégrations régionales en Asie orientale, l’autre en 2005 chez Karthala dans le volume Le Laos, doux et
amer (cf. bibliographie).
54 • Christian Taillard ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N◦ 671-672 • 2010
Grand Mékong, mentionne le fleuve, c’est à titre symbolique car il ne s’agit plus
d’un projet de bassin mais d’une vision stratégique d’intégration transnationale
à l’échelle de l’Asie du Sud-Est continentale. La BAD a donc récupéré à son
profit le symbole du Mékong pour nommer son initiative régionale, bien que
le fleuve ait, depuis un siècle, plus séparé que réuni. Pour la première fois, ce
programme rassemble l’ensemble des 250 millions d’habitants des pays riverains
du Mékong. Le Myanmar et le Yunnan n’ont en effet, depuis 1995, que le
statut d’observateur à la Commission du Mékong, pour ne pas être liés par
les engagements s’imposant aux membres à part entière. La Chine pouvait ainsi
conduire son projet d’aménagement hydroélectrique du Lancang, le haut Mékong,
sans trop se soucier des pays situés en aval.
Le président de la BAD, Mitsuo Sato, présentait ainsi en 1992 sa vision
stratégique d’intégration régionale : « le Mékong n’est plus un facteur de division
mais un trait d’union, symbole d’un nouvel esprit de coopération » (ADB, 1994).
Depuis l’implosion de l’Union soviétique en 1989, la situation géopolitique dans
la péninsule indochinoise avait en effet changé. La fracture sur le Mékong entre
pays communistes et pays d’économie libérale, établie en 1975, tendait à s’effacer.
Le Premier ministre thaïlandais, Chatichai Choonhavan, en avait pris acte le
premier en déclarant, dès 1988, qu’il était temps de transformer les champs de
bataille en un espace intégré par le marché. De fait, le Viêt-nam en 1995, puis le
Laos et le Myanmar en 1997 et enfin le Cambodge en 1999, ont rejoint l’Asean,
renforçant le pôle continental de l’organisation régionale de l’Asie du Sud-Est
jusqu’alors dominée par les pays du monde insulindien.
La méthode choisie croise la vision stratégique proposée par la BAD avec les
propositions des six pays de la région, discutées lors des trois réunions ministé-
rielles tenues en 1992, 1993 et 1994. Ces réunions ont permis d’identifier six
champs de coopération (transport, commerce, énergie, tourisme, environnement
et ressources humaines) qui font l’objet de forums sectoriels annuels, et d’établir
des plans de financement par projet avec les principales institutions de coopé-
ration internationale et bilatérale. Contrastant avec le Comité International du
Mékong (devenu en 1995 la Commission du Mékong) cette approche originale
ne nécessite aucun accord international fondateur entre pays membres, et n’exclue
donc aucun partenaire potentiel. Elle ne crée pas non plus un nouvel échelon
bureaucratique puisque la coopération intergouvernementale est privilégiée. L’en-
gagement de la BAD a suffi pour crédibiliser cette initiative auprès des pays de
la région comme des bailleurs de fonds, mais les réalisations ont été retardées
par la crise asiatique en 1997. Au cours de la première décennie 1994-2004,
la BAD a débloqué 1,2 milliard de dollars de fonds propres et a mobilisé 31
milliards provenant d’autres bailleurs de fonds qui ont permis d’entreprendre
17 projets. Le nouveau programme 2004-2009 comprend 11 projets principaux
correspondant à un besoin de financement de 15 milliards de dollars (quatre
anciens et sept nouveaux).
La stratégie territoriale retenue pour développer la Région du Grand Mékong
privilégie le maillage par quatre corridors économiques, méridiens et transversaux,
Articles La Thaïlande, au centre de la Région du Grand Mékong • 55
100 E
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Tavoy Ratchasima
Mékong
Bangkok
Battam-bang
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Phnom Bien Hoa
Penh
seconde moitié du XXe siècle, qui s’est accéléré lors de la seconde guerre du Viêt-
nam. Grâce au soutien des États-Unis et des organisations internationales, puis
à partir de 1985 aux investissements massifs du Japon surtout et des nouveaux
pays industrialisés asiatiques, la Thaïlande a largement mobilisé les ressources de
ses voisins immédiats par la capture de certaines d’entre elles (bois et minerais) et
l’établissement de réseaux plus ou moins mafieux (drogue et pierres précieuses).
Aujourd’hui, elle assure son approvisionnement énergétique (électricité du Laos,
gaz birman) et exporte ses produits manufacturés et ses investissements : en Chine
(dès 1979), puis au Laos, au Myanmar et au Viêt-nam (Kermel-Torrès, 2004).
Pour conforter son rôle de leader régional, contesté désormais par la Chine,
et pour réduire les ressentiments créés chez ses voisins par la domination thaï, le
premier ministre Taksin a lancé en 2003 l’Irrouadi-Chao Praya-Mekong Economic
Strategy (ACMES) qui prévoit un investissement annuel de 9 à 10 milliards de
bahts géré par l’Import-Exort Bank, ouvert aux bailleurs de fonds étrangers. La
Thaïlande finance ou cofinance avec d’autres bailleurs (la Chine ou la BAD), au
Myanmar, au Laos et au Cambodge, les sections routières des corridors traversant
leur territoire, les ponts y donnant accès et les zones économiques frontalières
qui permettent aux sociétés thaïlandaises de se déployer et de délocaliser leurs
industries à bas coût de main d’œuvre. Pour contrebalancer le partenariat renforcé
avec la Chine pour mettre en œuvre le corridor Nord-Sud, la Thaïlande a répondu
favorablement en 2002 à la proposition de l’Inde visant à établir un partenariat
du même type dans le cadre de la coopération Mékong-Gange. Le principal
projet consiste à prolonger jusqu’au territoire indien le corridor Est-Ouest, la
Thaïlande finançant la section Mae Sot à Moulmein sur la mer d’Andaman au
Myanmar et l’Inde, la section reliant l’État de Manipur à Mandalay.
3 000 bateaux entre 2001 et 2004, et le fret de 169 000 à 235 000 tonnes. Un
second port était prévu en 2007, à 30 km en aval, avec une capacité d’accueil de
20 bateaux. L’arrêt du dérochement rend ce nouveau projet inutile, l’avenir de la
navigation étant plutôt touristique. Cependant, le projet d’une zone économique
sino-thai à Chiang Saen, en partenariat avec National Hightech Industrial
Development Zone de Kunming, comprenant une zone franche industrielle,
un parc logistique, un parc commercial et un centre culturel, sur le modèle de
celles que le Yunnan a construit à Ruili à la frontière birmane, se poursuit (Chia
Peng Theng, Chulalongkorn Printing House, 2004). Sa localisation pourrait être
déplacée de Chiang Saen vers Chiang Khong à la tête du pont en construction
sur le Mékong, parachevant le corridor Nord-Sud. La Thaïlande tente désormais
de reproduire le modèle de cette première zone transfrontalière aux débouchés,
sur son territoire, des autres corridors et de profiter donc de l’expérience acquise
pour conforter sa position dominante sur ses proches voisins.
routière entre Khon Kaen et Mukdahan. Elle finance, conjointement avec le Laos,
la transformation de l’aéroport de Savannakhet en aéroport international partagé
desservant les deux rives du Mékong (1,2 milliard de bahts), ce qui constitue
une première pour la Région du Grand Mékong. Elle s’intéresse aussi à la zone
franche transfrontalière qui devrait relier Mukdahan sur la rive thai, Savannakhet
sur la rive lao et Seno, ancienne base militaire située au carrefour entre le corridor
et la route nationale 13, colonne vertébrale méridienne du Laos.
La Thaïlande investit aussi, on l’a vu, dans la section occidentale du corridor
qu’elle finance entre Mae Sot et Moulmein, permettant de rejoindre Rangoun
par le réseau routier birman, dans le cadre du programme Mékong-Gange. Elle
développe aussi un noeud logistique à Mae Sot et s’intéresse à la zone franche
prévue de l’autre côté de la frontière en territoire birman. Par ailleurs, la Thaïlande
renforce la position de Bangkok en prolongeant vers la mer d’Andaman le corridor
Sud reliant Ho Chi Minh-Ville à Bangkok via Phnom Penh. Une nouvelle route
reliera Ratchabury et Tavoy, longeant le gazoduc acheminant le gaz birman vers
Bangkok. Toutes ces infrastructures de circulation, logistiques et économiques,
sont ou vont donc être en place prochainement. Grâce à cette liaison transversale,
la Thaïlande devrait pouvoir accroître ses échanges économiques avec le Viêt-
nam comme avec le Myanmar, deux anciennes rivales, aujourd’hui largement
distancées, même si les réformes économiques entreprises depuis 1986 au Viêt-
nam lui permettent de rattraper une partie de son retard.
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