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Direction de la publication 

: Isabelle Jeuge-Maynart et Ghislaine Stora


Direction éditoriale : Élodie Bourdon
Édition : Mélissa Lagrange
Conception de la couverture : François Lamidon
Illustration de couverture : Anna Wanda Gogusey
Conception de la maquette intérieure et mise en pages : Nord Compo
Préparation de copie : Muriel Villebrun
Relecture : Céline Haimé
Fabrication : Nicolas Jover

© Larousse 2021

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ISBN : 978-2-03-598944-4

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Préface
« Mais pourquoi vous faites ça ? »

«  Peut-être que le porno, c’était mon service militaire  » disait


Catherine  Ringer. Un rite initiatique marquant symboliquement le passage
entre la fin de l’adolescence et l’âge adulte. Une parenthèse pas
nécessairement enchantée mais structurante, une étape de vie avec ses joies
et ses peines, une mise en marge provisoire, une marque indélébile, un
tatouage social. Plus que le service militaire, on pourrait même dire qu’avec
le porno, on n’est pas loin de la Légion étrangère, on laisse derrière soi son
passé, on se récrée une identité, on choisit un nom de guerre, on devient qui
on décide de devenir. «  Mais pourquoi vous faites ça  ?  » Cette question
intrusive, nous l’avons toutes entendue. On peut espérer s’en débarrasser
une bonne fois pour toutes en écrivant un livre, par exemple. Mais elle
reviendra toujours comme un vieux chewing-gum.
Les femmes sont les gardiennes de la morale. C’est du moins le rôle qu’on
leur a attribué. Leur fonction sociale est de réguler les pulsions des
hommes, d’une part en limitant ce qui dans leur attitude pourrait être
interprété comme des signaux sexuels, d’autre part en faisant couple afin
que leur partenaire puisse canaliser toute son énergie dans un seul et même
réceptacle. L’équilibre est fragile : il faut se sexualiser suffisamment pour se
rendre intéressante aux yeux d’un homme, mais pas trop quand même, le
spectre de la salope n’étant jamais bien loin. Telles sont les règles de
l’hétérosexualité et telle est la vie attendue d’une femme : être validée par
un regard masculin et ne pas avoir de désirs propres.
Aussi, quand une femme décide de faire du porno, que ce soit comme
actrice ou comme réalisatrice, le château de cartes s’effondre. Tous les
repères sont bousculés. C’est le choc, l’incompréhension, la panique
morale, et souvent la punition. Car il faut faire payer celles qui sortent des
sentiers battus. En général, on en cherche la raison, comme s’il en fallait
nécessairement une. On recherche beaucoup moins activement celle qui
amènerait une femme à devenir boulangère ou médecin, mais passons. On
relèvera d’ailleurs qu’on ne pose pas les mêmes questions aux acteurs et/ou
réalisateurs pour qui les réponses sont toutes trouvées : les hommes pensent
avec leur bite, c’est bien connu, ils ont des « pulsions », des « besoins », on
ne cesse de nous le répéter. Mais une femme… Alors là… À quoi bon
contredire nos interlocuteurs puisqu’il n’y a de toute façon que
trois  explications possibles  : la grande précarité (il n’y a que le désespoir
financier qui puisse amener une femme à accepter «  l’inacceptable  »)  ; la
blessure secrète (le porno étant considéré comme une violence par essence,
une actrice ne ferait que rejouer constamment la scène du traumatisme)  ;
l’exhibitionnisme (une femme ne pouvant s’épanouir sexuellement qu’à
travers le regard masculin). En clair, il faut être une victime ou une super
salope, il n’y a pas d’alternative possible. Toute réponse en dehors des clous
est inconcevable. Quand une femme refuse d’être classée dans une de ces
trois catégories, les fils se touchent, les cerveaux court-circuitent. La réalité
est souvent trop subtile pour être entendue. Les gens n’aiment pas faire
cohabiter pornographie et nuance, ils n’en ont pas envie, il leur faut une
réponse manichéenne, brève, simple à comprendre : bi-bite, trou-trou.
Mais il y a encore autre chose que les gens peinent à faire cohabiter, ce sont
les termes «  pornographie  » et «  féminisme  ». Là, on franchit toutes les
limites du concevable. C’est l’ultime traîtrise à la cause. Lorsqu’on
s’aventure sur les terres du porno militant, on passe sans transition de
victime à collabo – ou « collabite » plutôt –, on est accusée de soutenir les
proxos, les bitards, la marchandisation du corps, la culture du viol. Cela fait
quarante  ans qu’on nous joue la même clarinette, depuis les Sex Wars en
réalité qui, à la fin des années 1970 ont donné naissance à l’émergence du
féminisme pro-sexe. Cela fait quarante  ans que des femmes réalisent du
porno féministe  ; pourtant, cela fait quarante  ans qu’on nous dit que cela
n’existe pas. Sans doute parce que les contours de ce genre sont mal définis,
parce qu’il ne s’agit pas d’une niche mais d’un mouvement international
composé de personnalités diverses aux parcours hétéroclites. Parce que
faire du porno féministe en 1980 aux États-Unis n’a pas la même
signification qu’en faire en France en 2000, ou à Berlin en 2020. Il y a
celles qui y ont cru et en sont revenues avec un mélange de souvenirs
joyeux mais aussi de déceptions, j’en fais partie. Il y a celles qui cherchent
et inventent encore, quatrième génération pro-sexe qui participe à
l’évolution de ce mouvement, l’améliore ou le dénature, c’est selon.
Le parcours d’Olympe de G. dans son unicité – son herstory of porn pour
reprendre la formule d’Annie  Sprinkle  – et la richesse de son travail ont
contribué à apporter une nouvelle pierre à l’édifice de ce mouvement aux
multiples facettes. Qu’elle décide de poursuivre l’aventure ou d’arrêter,
Olympe fait maintenant partie à jamais du panthéon des femmes de
mauvaise vie qui croient (ou ont cru) à un better porn et ont écrit l’histoire
d’un courant politique et artistique qui ne cesse d’évoluer.

Ovidie
Avant-propos
Le premier film d’Olympe de G. que j’ai regardé n’a pas répondu à mes
attentes. Dans cet état d’esprit propre aux amateurs de porno, j’étais alors
en recherche d’images excitantes à consommer vite fait.
The  Bitchhiker, le film en question, est un ovni  : quoiqu’explicite, il
répond aux codes du film d’auteur plutôt qu’à ceux de Jacquie et Michel.
Lumière pailletée pour signifier le plaisir, décor inattendu (un dôme à la
Mad  Max), codes du X utilisés à contre-emploi… Les performers y
échangent même des sourires et des regards pleins de désir.
The Bitchhiker a parlé à mon cerveau autant qu’à ma libido. Ce jour-là,
j’ai compris à quel point la pornographie traditionnelle, celle qui vient
jusqu’à nous via les tubes, dicte les normes de nos moments intimes. Pubis
imberbes, gros phallus au garde-à-vous, éjaculation visible, performances à
tous les étages : voilà – nous dit-on – ce qu’il convient d’être et de faire si
on veut compter parmi les êtres sexuellement actifs (remarquons qu’ici,
personne ne parle de plaisir).
Sans aucun complexe, ce même porno revendique des propos racistes,
âgistes, sexistes, validistes, homo/trans/grossophobes : un homme noir y est
forcément pourvu d’un gros sexe, une femme de plus de cinquante  ans
équivaut à une «  mamie chaudasse  », un hétéro pénétré à «  une sale
tarlouze », etc.
Dans son premier long métrage, Une dernière fois, avec Brigitte Lahaie,
ce sont toutes ces limites qu’Olympe de G.  s’emploie à dynamiter. Lors
d’une discussion printanière, en amont du projet, je lui proposai de tenir le
journal du tournage de son film. Plus tard, comme nous en reparlions, sa
réflexion s’était considérablement étoffée. Le tournage serait éthique ou ne
serait pas, elle y travaillait d’arrache-pied : le consentement sur le plateau
serait balisé, le bien-être des performers était sa priorité. L’éventualité d’un
travail d’écriture autour de ce film n’en devenait que plus intéressante.
Il n’y a pas de création sans implication de soi, et à force d’écouter parler
Olympe, il devint clair que ses choix artistiques et sa détermination
militante étaient étroitement liés à son parcours de vie. Raconter la
fabrication d’Une dernière fois ne pourrait se faire sans évoquer des
moments de vie personnels, des prises de conscience, des époques obscures,
des virages à 360 degrés.
Le récit d’Olympe est entrecoupé de discussions que nous avons eues
avec différentes personnalités. Éléments moteurs d’Une dernière fois,
témoins importants ou spécialistes, tou·te·s nous ont aidées à approfondir
notre réflexion sur les sujets abordés ici.
Représenter le plaisir au féminin est, depuis The Bitchhicker en 2016, le
sport de combat privilégié d’Olympe de G.  Les mauvais coups en sont
exclus au profit de l’idée de conquête : celle d’une femme qui s’empare de
son corps, affirme son désir et vit sa jouissance en être plein et accompli.

Stéphanie Estournet
Mes images pour déconstruire
les tabous autour des corps
et des sexualités
Voilà, c’est ça que je veux filmer !

Paris, 18  septembre 2018, 9  h  30  – J’inspire en comptant jusqu’à cinq,


six… Et j’expire en comptant jusqu’à huit. Les poumons vides, je bloque
sur un, deux.
Tout doux, mon cœur. Je suis sûre qu’ils sont très sympas, chez Canal. Ce
rendez-vous, tout à l’heure, c’est moi qui l’ai demandé. C’est en cohérence
avec mon envie de me remettre à tourner. Ça va bien se passer.
10 h  – Je bois une tisane «  Énergie positive  ». J’ai contacté Canal, il y a
quelques mois, après avoir quitté la boîte de production Lust Films, vécu
l’un des moments les plus durs de ma vie, et passé dix-huit mois hors des
plateaux de tournage.
Tout n’a pas été noir, loin de là. J’ai emporté avec moi la fierté d’avoir
réalisé en un an et demi quatre courts métrages pour adultes, tous produits
par la pornographe féministe Erika Lust. Et je me suis réinstallée en France,
au vert, avec Karl  Kunt1, l’homme que j’aime. J’ai profité de cette pause
cinématographique pour me consacrer au porno audio, et j’ai été
accompagnée dans cette aventure par des personnes formidables, comme
Géraldine Nouguès, Lélé  O et Alexandra  Cismondi. Nous n’avons pas
chômé, nous avons créé deux saisons d’une série, L’Appli Rose2, et les
podcasts à succès Voxxx et Coxxx.
Aujourd’hui, j’ai envie, j’ai besoin de retourner à la réalisation. Et je veux
faire mieux, avec des formats plus longs, des budgets plus amples, des
scénarios plus fouillés, des processus autour du consentement plus
structurés. Mais ce n’est pas comme si les boîtes de production se battaient
pour prendre leur place dans l’accompagnement des films pornographiques
ambitieux. Alors j’ai frappé à la porte de Canal. Je sais qu’ils attribuent
toute l’année des budgets pour la production de ces films  X qui seront
diffusés les fameux premiers samedis. Me donnera-t-on l’opportunité de
réaliser un premier long métrage ?
11 h 30 – Pourvu que ce ne soit pas un bis repetita de l’épisode Dorcel. En
2017, je rentrais juste de Berlin, et je cherchais des financements en France
pour mes films à venir. Je savais que vingt ans auparavant, Dorcel avait
produit les deux premiers films d’Ovidie, dont je suis le parcours avec
beaucoup d’admiration. Dorcel est un producteur et diffuseur éminemment
mainstream, mais si Ovidie avait commencé chez eux, je pouvais à mon
tour les contacter, histoire de démarrer sur le circuit du porno français. Une
version de leur site à destination des femmes, Dorcelle.com, venait d’être
lancée. Il ne s’agissait que de X classique, avec un peu plus de nuisettes, de
pétales de roses et de bougies, et peut-être seraient-ils réceptifs à d’autres
façons de faire du porno à destination des femmes. Je leur avais écrit,
espérant qu’ils pourraient m’accorder un de leurs gros budgets, du calibre
de ceux qu’ils consacrent à leurs longs métrages dits « premium ». J’avais
été reçue dans leurs bureaux du XVe arrondissement par Hervé Bodilis, un
de leurs réalisateurs et producteurs historiques. On avait regardé ensemble
dans son bureau The Bitchhiker, le premier film  X que j’ai réalisé et dans
lequel je joue également.
Être face à la caméra tout en donnant des instructions à Kevin Klein, mon
chef opérateur, avait été sacrément compliqué. D’autant plus que performer
était nouveau pour moi.
L’action de The Bitchhiker se déroulait dans les rues et les friches
industrielles de Berlin, à califourchon sur une grosse cylindrée. Le
traitement était très seventies, un genre d’Easy Rider du cul, avec des flares3
psychédéliques qui évoquent mon plaisir. J’avais mis de ma poche pour
compléter le chiche budget alloué par Lust, cinq mille euros. Je voulais que
le film ressemble à ce dont j’avais envie, qu’on ait une belle moto et des
objectifs vintage qui plaisent à Kevin.
Après avoir visionné ce film, Hervé  Bodilis, quinquagénaire habitué des
grosses productions avec Rolls  Royce, château et compagnie, s’était
enfoncé dans son fauteuil. Il était OK pour qu’on bosse ensemble. Et me
proposait un budget « royal » de quatre mille euros…
Si, dans le porno, les budgets sont inversement proportionnels à
l’expérience, espérons que Canal ne va pas carrément me proposer de les
payer pour réaliser un film !
18 h – Je suis devant Canal : un grand bâtiment de verre posé en bord de
Seine, à Boulogne. Le lobby me semble gigantesque, des hôtes et hôtesses
m’accueillent avec une gentillesse décontractée. En échange de ma pièce
d’identité, on me remet un badge arborant le logo de la chaîne. Je le serre
dans ma main (moite) : je sais déjà que je vais le garder en souvenir.

Contraintes de résultats

Mon interlocuteur, Tristan, peut avoir une petite quarantaine d’années. Sacs
de shopping de marques de luxe, magazines… Le contenu des étagères de
son bureau évoque un intérêt beaucoup plus tourné vers la mode que vers le
porno. C’est pourtant lui qui a succédé au grand manitou Henri Gigoux aux
acquisitions des programmes pour adultes de la chaîne cryptée. Et c’est
donc avec cet homme sympathique que je discute de mes films.
D’emblée, Tristan exprime une réserve. Il a visionné mes réalisations et les
juge trop «  arty  » pour Canal+. Comprendre  : pas assez grand public.
Comme toutes les chaînes, Canal+ a des contraintes de résultats, des
obligations en termes d’audience. Et depuis que les plateformes X gratuites
règnent en grandes maîtresses sur Internet, l’audience de la case adulte de
Canal morfle.
Moi qui ai étudié l’histoire de l’art, je trouve ça plutôt flatteur d’être taxée
d’« arty ». On m’a déjà fait remarquer plusieurs fois que mon second film,
Don’t Call Me a Dick, avait des airs de vidéo d’art contemporain. Ce n’est
pas vraiment un hasard : à dix-sept ans, je prenais des cars de nuit pour aller
admirer Shirin  Neshat et Sophie  Calle à la Biennale de Venise, j’adulais
Yayoi  Kuzama et Felix Gonzalez  Torres. Et à vingt  ans, j’ai fait mon
premier stage au Palais de Tokyo. « Arty », c’est donc bien vu mais ce n’est
pas le renflouement de mon ego qui se joue ici. J’ai vraiment envie de
travailler avec Canal, et je vais aller puiser dans d’autres ressources pour
me donner une chance d’y parvenir.
Après un an et demi de stage au Palais de Tokyo, j’ai compris que le marché
de l’emploi dans l’art contemporain n’était pas exactement prospère. Pour
finir, j’ai bifurqué vers un poste de conceptrice-rédactrice dans la publicité.
Si, dans le porno, qui est pour moi un projet passionné et désintéressé,
j’exige une liberté de création quasi totale, allant de l’écriture jusqu’à la
communication autour du film, j’ai quand même gardé l’habitude de
travailler à partir d’un brief, d’instructions précises. Je ne suis pas outrée
d’entendre qu’il faut que je coche certaines cases si je veux qu’on m’alloue
un budget. Je crois même que j’aime avoir des contraintes de départ pour
pouvoir mieux m’en jouer. C’est comme si on m’offrait une base de
réflexion que je vais ensuite m’amuser à tordre.

Les femmes âgées, bien sûr…

J’essaie donc de comprendre quel est le brief. Si mes films ne sont pas
recevables par la grille des programmes de la chaîne cryptée, que cherche
Tristan ? Il me répond en me lisant le top 5 des films les plus visionnés sur
Canal+ Adulte.
« Mamies avaleuses de chibres », « Vieilles obsédées », « Un plan cul pour
mémé  »… Je n’en reviens pas  ! Les films mettant en scène des femmes
âgées cartonnent. OK, les titres sont grossiers et laissent présager des freak
shows4. N’empêche. Je suis agréablement surprise que les corps des femmes
de plus de cinquante ou soixante ans soient présents dans des contenus de
nature sexuelle.
Et puis j’ai envie de me frapper le front de la paume de la main. L’âge  !
Comment n’y ai-je pas songé avant ? Moi qui ai toujours voulu montrer les
corps et les sexualités qu’on ne voit pas assez, comment ai-je pu, jusqu’à
présent, laisser l’âge de côté ?
Cette question ne sort pas de ma tête. Il me semble que j’ai vécu dans une
sorte de naïveté de jeunesse. Je ne voyais pas au-delà de ma propre réalité.
J’ai pourtant dans mes amies, dans ma famille, des femmes qui ont passé la
cinquantaine. Mais l’âge n’était pas un sujet.

Le cunni est-il soluble dans le porno de Canal+ ?

En tout cas, je tiens le sujet de mon film. Je vais proposer une façon
sensible et respectueuse d’appréhender la sexualité des femmes âgées.
Avant de clore notre rendez-vous, Tristan  Arnoud me remet la charte de
Canal. Y sont détaillées les choses à faire et à ne pas faire si on veut être
diffusé·e sur la chaîne cryptée. Par exemple, selon le budget alloué, le film
doit inclure trois ou cinq «  scènes  ». Par «  scène  », on entend un rapport
pendant lequel un pénis pénètre un vagin ou un anus – les pratiques telles
que le cunnilingus ou la masturbation sont les bienvenues mais ne sont pas
envisagées comme des scènes pornographiques à part entière.
Un peu plus loin  : «  L’acte sexuel ne doit pas être effectué sous la
contrainte. » Bon, nous sommes d’accord, c’est la base. Sinon, c’est un viol.
Mais depuis que j’ai lu l’enquête de Robin  d’Angelo5 sur les producteurs
qui bossent pour Jacquie et Michel, il me paraît important que ce soit inscrit
et réinscrit et encore répété, noir sur blanc. Comme en témoigne Robin, il
existe encore des réalisateurs comme C., un mec bien rance d’extrême
droite, masculiniste à la limite de l’incel6, qui ne prévient pas les actrices X
des actes sexuels brutaux et avilissants qui vont avoir lieu lors du tournage,
pour (attention) « plus de spontanéité et de réalisme »…
La charte continue : « L’image de la femme ne doit pas être dégradée. » La
formulation est vague mais a le mérite d’exister. Si je devais reformuler
cette phrase, j’écrirais quelque chose comme : « Les films doivent montrer
des femmes actrices de leur sexualité. Leur consentement libre, éclairé et
enthousiaste doit toujours être clairement représenté. »
Je suis agréablement surprise par l’engagement de la chaîne pour le port de
la capote : « Toutes les scènes de pénétrations sexuelles, sauf les fellations,
doivent être protégées par un préservatif.  » Même si une fellation devrait
aussi être réalisée avec une protection pour faire barrière aux infections
sexuellement transmissibles, je trouve ça bien que les films diffusés sur
Canal encouragent et normalisent le port de la capote. Oui, on peut bander
et avoir beaucoup de plaisir avec un préservatif, à condition de prendre le
temps de choisir le bon, de se procurer du lubrifiant, etc.
Je sors de Canal avec, en poche, mon badge souvenir. Le soleil se couche
sur la Seine. Je me dis que ça va le faire. Tristan a compris que je n’étais
pas une artiste radicale aux convictions ayatollesques, c’est en tout cas mon
sentiment. Je me sens prête à comprendre ce qu’attend Canal+, à livrer à la
chaîne un film qui inclut cinq scènes de sexe, coche ses cases et répond aux
impératifs de la charte… Également un film auquel ils ne s’attendent pas et
qui viendra authentiquement de moi. Pour changer le système, ne faut-il pas
pouvoir entrer dans le système ? C’est peut-être naïf. Mais la naïveté donne
des ailes.
Les raisons de la colère

Longtemps, les hommes ont exercé une forme de pouvoir sur ma vie. J’en
étais plus ou moins consciente, la situation était plus ou moins choisie. Mais
c’était comme ça. Ils décidaient pour ce qui les concernait ; ils décidaient
également pour les femmes avec qui ils vivaient. L’inverse n’était jamais
vrai.
Dans mon quotidien d’enfant, par exemple, c’était mon beau-père qui
régentait les tâches domestiques, nous intimant à ma sœur et à moi d’aider
notre mère à débarrasser la table, étendre le linge… Lui restait comme un
roi dans son fauteuil. Il regardait la télé, pendant qu’on s’affairait. J’en
ressentais une colère profonde. Sans que la situation soit bien sûr
comparable, j’ai découvert récemment que pour Gisèle  Halimi aussi, ce
type de situation domestique injuste avait été à la racine de son engagement
féministe. Les colères d’enfant peuvent être de formidables moteurs.
Plus tard, jeune femme, lors des premiers rapports amoureux, j’enfouis cette
colère originelle. Les hommes successifs de ma vie s’imposaient en moteur
du couple. Au lycée, mon premier amoureux voulait devenir metteur en
scène de théâtre  ? Je lisais Antonin  Artaud et peignais les décors de sa
pièce. À vingt et un ans, le nouvel homme de ma vie faisait de la musique
électronique ? Je me mettais au sampling sur une boîte à rythmes. Quand, à
vingt-quatre ans, je vivais avec un couturier, trop contente de ne plus faire
de shopping, je le laissais m’habiller de pied en cap et m’appeler sa muse.
J’ouvrais ses défilés et faisais le pot de fleur quand on déjeunait avec des
« gens de la mode ».
Ces hommes dont j’étais amoureuse existaient pour leur art, leur passion,
leurs ambitions. Moi, je me faisais caméléon pour que notre relation vive.
J’ai alors beaucoup appris sur le théâtre, la musique électronique et la
mode. Mais très peu sur moi-même.

(S’)aimer

La sexualité avec moi-même a été source de plaisir tôt dans ma vie. J’ai
découvert la masturbation avec enchantement alors que j’étais encore à
l’école primaire. Je l’ai gardée secrète jusqu’à très tard, même vis-à-vis de
mes partenaires, comme un secret honteux.
Car dans les interactions sexuelles avec les hommes, j’étais avant tout à
l’écoute de leurs attentes. Si je n’osais pas toucher mon clitoris devant eux,
je me voulais malgré tout curieuse, aventureuse même. Disponible et open,
je souhaitais les satisfaire, que ce soit en termes d’actes sexuels plus ou
moins hardcore ou de fréquence des rapports. Jeux urophiles, talons hauts,
sodomie… Je me pliais à leurs envies pour les séduire, pour les garder. Je
ne voulais pas être celle que le sexe incommode ! Je me forçais.
Pour finir, il me devenait compliqué, voire impossible, d’avoir envie de
rapports sexuels. Je développais d’innombrables stratégies d’évitement. Et
quand je me forçais, c’étaient des crises d’angoisse, de larmes, des états de
dissociation.
S’installait alors l’abstinence, et puis nous finissions par nous séparer.
Tristement, ce scénario s’est répété encore et encore.
Je ne blâme pas ces hommes que j’ai aimés. Je n’ai pas été contrainte ; je
me suis forcée, c’est très différent. Je ne me blâme pas non plus. J’ai grandi
dans un monde où devenir une femme désirable et performante avait bien
plus de valeur que d’apprendre à s’écouter. Je ne savais pas, alors, que les
signaux de détresse que m’envoyait mon corps étaient mes limites. Dans le
sport, on apprend à se surpasser, à ignorer la douleur. Dans les études, on
apprend qu’il faut se faire violence pour exceller. Pour moi, le sexe, c’était
pareil. Je voulais être libre, épanouie sexuellement, mais je n’avais pas
compris les bases de la vraie libération sexuelle : se connaître soi-même.

#JesuisEmmaBovary

En 2013, je lisais toujours plein de bouquins sur le sexe, et je ne faisais plus


l’amour. Publicitaire pour une grosse boîte américaine, j’étais mariée avec
un homme dont j’étais tombée très amoureuse cinq ans plus tôt, et je vivais
dans un bel appartement. Mes deux chats et notre chien pouvaient siester au
soleil, dans notre petit jardin où je plantais des rosiers et des fougères
arborescentes.
Pendant mon temps libre, je créais Les Gastronomes engagés, une Amap7
de mise en relation en circuit court entre agriculteurs et consommateurs. Je
sélectionnais avec soin les producteurs et productrices bio de fromages, de
légumes, de cidre, d’huîtres. Avec le panier hebdomadaire qui faisait ma
fierté, je cuisinais, je m’essayais aux émulsions à la manière de
Ferran  Adrià. Le week-end, je prenais des cours d’œnologie. Quand je
partais en vacances, je partais loin. En Thaïlande, au Brésil, en Afrique du
Sud.
Chaque retour de voyage se soldait par une déprime de plusieurs semaines.
Je ne supportais plus Paris, ma ville natale, mon boulot n’avait pas de sens,
je me demandais comment faire tenir mon couple sans sexe, je me
masturbais quand j’avais un moment seule, mon mec couchait avec d’autres
femmes sans me le dire, en même temps il envisageait que nous ayons des
enfants. Ma vie était à la fois privilégiée et triste. Quelque chose se
refermait sur moi, en moi. J’étais une Madame Bovary des années 2010.
J’ai fini par poser une bombe pour faire exploser tout ça en m’offrant le
droit de me sentir vivante sous les doigts d’un autre homme. Puis d’un
autre. Puis d’un autre encore. Un Russe, un Brésilien, un Anglais. Mes
aventures avaient un côté « tour du monde ». Je me sentais revivre.
Mon mari et moi nous sommes séparés à l’automne 2014, nous avons
divorcé en 2015.

Trente-trois ans, l’âge de la résurrection ?

Les doulas accompagnent les naissances et les fins de vie. Elles se font, en
ces périodes de passage si importantes, les alliées du projet d’accouchement
ou de mort d’une personne. Elles l’aident à garder le cap, à respecter ses
propres souhaits, même quand elle n’est que fatigue et douleur. J’aurais
aimé être épaulée par une doula pour traverser la mort de mon mariage,
mais aussi la mort d’une certaine image de moi-même.
Cette image avait pris corps dans un rayon de soleil printanier, j’avais alors
quatorze  ans, je me rendais au lycée. La veille, dans le jardin du
Luxembourg, j’avais embrassé mon tout premier amoureux. Et ce matin-là,
je descendais l’avenue de la République les cheveux au vent, en me
rappelant ce baiser et en me répétant, émerveillée  : «  Ça y est. Je suis la
copine de quelqu’un. J’appartiens à quelqu’un.  » Je n’en revenais pas de
ma chance. Enfin, j’étais l’élue…
Élevée par une mère un poil misandre, avec pour modèles des femmes
écrivaines, artistes, aventurières, j’avais paradoxalement construit ma façon
de devenir une femme sur un mirage : ce besoin d’être l’élue d’un homme.
Mieux, l’élue des hommes. L’élue au lit, celle à qui on donne la médaille du
meilleur coup. L’élue dans la vie, celle à qui on veut faire un enfant.
Après des années de contorsions à chercher la validation des hommes pour
me sentir exister, j’aurais tellement aimé qu’une doula me tienne la main
après mon divorce, pendant que je tentais de donner naissance à une
personne que je ne connaissais pas encore  : celle qui allait enfin se sentir
exister sans s’inscrire dans le sillage d’un homme.

Jardin secret et cœur d’artichaut

C’est dans le silence de mon nouveau célibat que j’ai commencé à entendre
sourdre la colère qui m’habitait. Je la découvrais seulement, alors qu’elle
vrombissait en moi depuis tant d’années. À mesure que je l’acceptais, je
constatais que c’était d’abord contre moi qu’elle s’exprimait. Je m’en
voulais terriblement d’accorder autant de place aux hommes. De les laisser
s’approprier mon corps. Mais enfin, pourquoi est-ce que je faisais ça ?
Je devais avoir vingt-trois  ans quand j’ai osé parler des couples ouverts à
mon amoureux designer de mode. Plus âgé que moi, il m’avait proposé que
nous nous fiancions trois mois après notre rencontre ; j’avais accepté, mais
je souhaitais garder une certaine liberté. Pour le convaincre, j’y étais allée
tout doucement, parlant d’expérimenter avec une femme, dans un futur
hypothétique et lointain. Une expérience que je n’avais jamais vécue, dont
j’avais envie, et qui, me disais-je, le menacerait moins qu’une aventure avec
un autre homme. Mais surtout, on était tellement jeunes  ! On avait
forcément ce besoin d’expériences, de nouveautés, d’inconnus… Pourquoi
fallait-il y renoncer au prétexte que nous étions amoureux ? Est-ce qu’on ne
pouvait pas tenter un truc ? Au moins en parler ?
Ça l’avait rendu fou de rage. Il m’avait arraché la bague de fiançailles et
l’avait lancée à travers la pièce ! Il n’en était pas question. Comment est-ce
que j’osais… ?
Oser. Eh bien moi, j’aime ce mot !

« Short à moustache »
Avance rapide. En 2013, j’ai trente ans. Je n’ose pas pour autant répondre
aux piques sexistes de mon patron. B.  incarne avec maestria le genre de
types qui me hérissent. Ouvertement d’extrême droite, complotiste, il se
gargarise de réflexions sexistes sans aucun complexe. «  Ah, tu as mis ton
short à moustache ! », me lance-t-il élégamment, un jour caniculaire où je
porte un short court. « Les tatouages, sur les femmes, ça fait sale », déclare-
t-il un autre jour, lors d’un déjeuner d’équipe. Sans me regarder. Je suis la
seule à être tatouée.
Dépourvue, je me tais. Ou pire, je ris poliment avec lui. Ma colère, elle,
gonfle. Ma colère contre lui, mais surtout contre moi-même, contre mon
silence.
Aujourd’hui, j’ai appris à accueillir cette colère comme une part de moi.
J’ai compris qu’elle me nourrit, qu’elle me booste. Elle me donne envie de
taper du poing sur la table, me pousse à m’imposer en tant que moi-même.
Particulièrement sur le terrain du corps, de la sexualité, où il n’est pas
question pour une femme de prendre l’initiative, d’exprimer ouvertement
qu’elle est désirante.

Des chansons en guise de bande-son

En parallèle de la pub, j’ai commencé en 2012 à écrire et réaliser des clips


pour de jeunes artistes comme Christine and the Queens  : un terrain
d’expression passionnant pour moi. Alors, deux  ans plus tard, dans mon
appartement de jeune femme fraîchement célibataire, j’expérimente en solo
en prenant mon corps pour objet. Mes jouets  : la caméra de mon
smartphone, quelques objectifs macro ou grand angle, une coque
waterproof, une perche à selfie, et mon imagination. Je m’amuse avec les
lumières, les flares, le ralenti, je cherche des lieux surprenants où shooter,
j’écris des chansons en guise de bande-son. Bref, je m’éclate.
C’est aussi à cette époque que je découvre que non, le porno n’est pas
fatalement le tiercé phallocentré fellation-pénétration-éjaculation. Des
réalisatrices (et des réalisateurs) choisissent de mettre le plaisir féminin au
centre de leurs films. C’est une révélation. Elles et ils ont un engagement
concret passant par la revendication d’une rémunération décente pour tous,
ainsi que le respect et la bienveillance sur leurs tournages. C’est follement
intéressant, et ça s’appelle le porno féministe.
La liberté dans la peau

À partir de là, les planètes s’alignent comme pour m’encourager à suivre


mon étoile. Je prends contact avec des productions de porno féministe. On
me répond. À Berlin, où j’emménage début 2016, je m’immerge tout
naturellement dans la scène sexpositive : une manière de vivre le sexe à la
fois détendue et politique. Des corps de toutes les formes, le droit de
chacun·e à vivre sa sexualité et son genre comme il ou elle l’entend…
À mon tour, je prends enfin possession de mon corps. Je fais tatouer des
zones de ma peau de plus en plus grandes, les bras, le dessus des mains, le
dessous des pieds  ; j’affiche clairement que ceci est ma chair, et que mon
corps n’appartient qu’à moi.
Entre salons de tatouage et sex-clubs berlinois, ce moment marque un
tournant essentiel dans ma vie. Je fais alors des choix forts qui m’engagent
encore aujourd’hui. J’entre en pornographie parce que j’ai la foi, que j’y
crois  : plus on montre le désir et le plaisir féminins, plus les femmes se
sentent légitimes dans leur libido. La pornographie peut être belle. La
variété des corps doit être montrée pour ouvrir le champ des possibles.
De là, je prends conscience qu’il ne me sera plus possible d’entrer dans un
moule. Je ne me forcerai plus. Je vais m’écouter, choisir ce que j’ai envie de
dire, de vivre, de créer et de communiquer. Je vais aller vers mes désirs et
mes convictions.
Je vais faire du porno féministe.

#bigtits, #smalltits, #bigbutt, #milf, #gilf…

Quelques années plus tard, je suis alors autrice et réalisatrice de porno


quand une affaire vient de nouveau me faire réfléchir aux visions
réductrices que nous pouvons avoir de nos corps et de nos vies en tant que
femmes.
Nous sommes en janvier  2019. Dans une interview au magazine
Marie Claire8, l’écrivain et chroniqueur Yann Moix exprime son absence de
désir pour les femmes de cinquante  ans et plus. Il les qualifie d’êtres
«  invisibles  », affirmant qu’il leur préfère le corps «  extraordinaire  » des
femmes de vingt-cinq  ans. Sur les réseaux, des quinquas balancent en
réaction des photos de leurs fesses comme on pointe le majeur. Oui,
affirment-elles, passé cinquante  ans, on peut aussi avoir un corps de rêve.
De fait, stars ou inconnues, elles sont toutes plus sublimes les unes que les
autres.
Passé le moment libérateur, des tweets suggèrent que ces femmes font
malgré elles le jeu du polémiste. En affichant leurs performances sur le
terrain de la jeunesse, elles s’affirment désirables selon des normes qui
bannissent la beauté et le sex-appeal de la personne vieillissante.
Dans le champ du porno traditionnel, les femmes de plus de cinquante ans
sont au contraire mises en scène avec leurs cheveux gris, des lunettes qui
pendent au bout de chaînettes, et autres accessoires mémérisants.
Bref, on ne sait plus ce qu’être désirable veut dire. Est-ce entrer dans le jeu
des hashtags ? #bigtits, #smalltits, choisissez votre camp… Il n’y aurait plus
que deux  options après cinquante  ans  : #enformepoursonâge ou
#mamiegâteau ? Mais quid, alors, de notre sourire, notre regard, nos grains
de beauté, notre démarche, le timbre de notre voix  ? De notre présence,
notre humour, le choix de nos mots, notre histoire, notre sensibilité, notre
(im)pertinence, etc. ?

To autruche or not to autruche

Si le sujet de l’âge s’impose, intellectuellement parlant, j’ai alors du mal à


le considérer, disons, plus organiquement. Cela pour une raison très
commune  : qui a envie de réfléchir à des problèmes qui ne le ou la
concernent pas directement ? Et surtout, pourquoi irais-je me projeter dans
la tête d’une quinqua et dans son rapport au désir et à la séduction ? N’ai-je
pas mes propres problèmes ?
Quand l’angoisse permet d’ouvrir notre champ de réflexion… Je me
reconnecte à cette anxiété diffuse qui est bien là, si je m’écoute, plantée
dans ma tête de trentenaire. Celle de voir mon visage et mon corps vieillir.
Oui, je vais vieillir. Faire l’autruche comme si ça n’allait pas exister n’y
changera rien. On peut bien ignorer le sujet, il finit immanquablement par
nous rattraper. Alors pourquoi ne pas tenter de faire la paix avec mon futur
moi ? Pourquoi ne pas y penser, à l’occasion ? En parler quand le sujet se
présente, plutôt que de le balayer sous le premier tapis venu ?
Sortant de mon premier rendez-vous chez Canal+, le sujet est là, qui me
tourne autour  : mettre en scène une femme âgée désirante, puissante et
belle. Mais comment  ? Le corps vieillissant est tellement tabou, perçu
comme antinomique avec le désir. Et puis quelle actrice ? Quelle histoire ?
Vieillir, c’est tellement pas sexy, nous dit-on…
J’ai pourtant l’intuition que je suis au début de quelque chose. Un sujet
délicat certes, mais qui ne demande qu’à être saisi pour faire bouger les
lignes. Pour lutter contre l’âgisme que les femmes, dans la continuité du
sexisme, se prennent en pleine face.
Pour nous envisager autrement – en paix enfin.
1. Oui, c’est un pseudo !
2. Les vingt épisodes des saisons 1 et 2 de l’Appli Rose sont disponibles sur
audible.fr
3. Un lens flare est un effet visuel qui produit des halos ou des traits de
lumière.
4. Les freak shows exposaient des êtres humains dont l’aspect physique
sortaient de la norme, afin de choquer le public. Ils étaient populaires aux
États-Unis entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle.
5. Judy, Lola, Sofia et moi, éditions de la Goutte d’Or, 2018.
6. Célibataire involontaire qui tient les femmes pour responsables de son
célibat et va jusqu’à commettre des attentats meurtriers.
7. Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.
8. Interview par Marie Mairesse, Marie Claire, no 798.
Entretien

« Un film où les femmes sont


montrées dans ce qu’elles
ont de vrai »

Géraldine Nouguès, productrice (Kidam)

Produire le premier long métrage à caractère pornographique


d’Olympe de G., c’est une démarche politique ?

J’avais déjà travaillé sur Clit  Revolution1, c’est d’ailleurs à cette occasion
que nous nous sommes rencontrées, Olympe et moi.
Professionnellement, j’accompagne volontiers des projets de femmes
engagées, ça fait écho à mes propres convictions. Quand on est une femme
et qu’on travaille dans le cinéma, on sait à quel point elles sont/nous
sommes sous-représentées.
Une dernière fois, le premier long métrage d’Olympe, est en soi
éminemment politique. Il y est question des femmes et de leur corps, de leur
plaisir, de leur droit au désir, mais aussi de notre rapport à la vie et à la
mort, de nos choix. L’accompagner, c’était pour moi créer une opportunité
qu’une femme réalisatrice s’empare de ces sujets.

Comment réfléchit-on aujourd’hui quand on veut produire un film


pornographique d’autrice ?
Je ne connaissais pas du tout le milieu du porno. Ma réflexion a tourné
autour des circuits traditionnels du cinéma. J’étais consciente que le cinéma
et la pornographie sont plutôt deux industries incompatibles dans le
financement. Nous voulions que ce film ouvre la voie, montre aux
institutions que ce projet parvient à unir ces deux milieux a priori
irréconciliables, qu’à l’avenir il faut soutenir ce genre de films, qui plus est
porté par une jeune réalisatrice.
J’ai voulu offrir à Une dernière fois la meilleure exposition possible. C’est
ainsi qu’est venue l’idée de réaliser deux montages : l’un se ferait en accord
avec la charte de Canal+ pour la case « plus de dix-huit ans » ; l’autre serait
resserré sur l’histoire de Salomé et sa volonté de vivre en conscience sa
dernière expérience sexuelle, ainsi que le droit à mourir dans la dignité.
Malheureusement, la crise sanitaire a coupé court à toute promotion en
festival. Il y a bien eu une sélection à l’automne 2020 au Festival
international de Turin, qui est un festival généraliste. C’est une très bonne
nouvelle qui prouve que ce film a sa place dans un circuit cinéphile.

Hors crise sanitaire, est-ce le genre de film qu’on peut voir dans
une salle art et essai ?

Une dernière fois est un film difficile à distribuer. Ses scènes de sexe
explicite le tiennent à l’écart du répertoire « films d’auteur ». Et même dans
la catégorie porno, ça reste compliqué. Encore aujourd’hui, le porno
acceptable ou encouragé reste un «  porno chic  », celui qui montre via de
« belles images » des femmes jeunes dont les corps répondent aux normes
du mannequinat, dans des situations de soumission.
Les films d’Olympe de G. n’ont absolument rien à voir avec ce porno-là. Ils
en sont même le contrepoint car ils montrent les femmes autrement, dans ce
qu’elles ont de vrai. Dans leur capacité à prendre le pouvoir et à choisir leur
plaisir.
Brigitte Lahaie n’a pas été « glamorisée » dans Une dernière fois : on n’a
pas fait en sorte qu’elle soit moins ceci ou plus cela pour la faire entrer dans
des standards. Ni aucun autre performer. Et les choix de mise en scène, de
textures d’image et même de son appartiennent à Olympe dans une
démarche naturaliste. Ils ne répondent pas à des codes mais servent un
propos qui, justement, déconstruit le porno traditionnel.
1. Série documentaire « qui invite les femmes à dénoncer l’ordre établi en
prenant conscience du pouvoir politique de leur corps », disponible sur
www.france.tv/slash/clit-revolution. Lire également Clit Revolution.
Manuel d’activisme féministe, « Luttes de femmes », par Sarah Constantin
et Elvire Duvelle-Charles, éditions Des Femmes, 2020.
Aux origines, une révélation :
ma fierté
Le fric, c’est le hic

27 octobre 2018 – J’ai une idée pour Canal+. Elle est là, dans un coin de
ma tête, je ne l’ai pas encore développée. Pour l’instant, j’ai d’autres soucis.
Des soucis de sous.
Je fais face à une somme de réalités que je ne connais que trop bien, et avec
lesquelles il va me falloir composer pour voir mon idée s’incarner.

Femmes au bord des plateaux de ciné

Si la France reste un pays où le cinéma indépendant est «  le mieux loti


d’Europe1  », la distribution des métiers entre hommes et femmes y est
encore tout à fait inégalitaire. Au cinéma –  comme ailleurs  –, les femmes
continuent d’être parquées dans certains métiers (sans surprise : costumière,
scripte, coiffeuse maquilleuse) et sont quasiment absentes des métiers
techniques (4 % des éclairagistes et machinistes). Pour ce qui me concerne
directement, seuls 24  % des réalisateurs sont des réalisatrices. Quant aux
salaires, ils portent également la marque d’inégalités profondes : – 16 % en
la défaveur des femmes pour les postes administratifs et jusqu’à – 42 % en
la défaveur des réalisatrices face à leurs homologues masculins.
Tous ces chiffres2 me font tourner la tête. Et me mettent la rage : dans un
pays qui se vit en cinéphile, s’enorgueillit de son « exception culturelle » et
de la vitalité (réelle) de sa production cinématographique, comment peut-on
supporter que les femmes restent des outsiders  ? Documentaire, fiction,
animation  ; son, réalisation, cascade… Pourquoi leurs places sont-elles
encore aujourd’hui limitées ?
Concilier création et petit budget

Si être réalisatrice reste une gageure, avoir pour ambition de réaliser un


long métrage porno n’est pas non plus une sinécure – qu’on soit, d’ailleurs,
réalisateur ou réalisatrice. Mon premier court métrage X, The Bitchhicker,
financé en 2016 à hauteur de cinq mille euros, a été sélectionné dès sa sortie
en 2017 au Berlin  Porn Film  Festival –  une petite consécration dans le
monde du porno féministe. Malgré ce succès incontestable, le budget
maximum qui me sera alloué par Erika Lust Films pour mes trois courts
suivants sera de dix mille euros chacun.
Une enveloppe allant de cinq mille à dix mille euros pour réaliser un film de
11  minutes (Don’t Call Me a Dick) à 33  minutes (We Are the (Fucking)
World) reste une toute petite somme. Pour donner un ordre d’idées, quand je
réalisais des clips publicitaires, je bénéficiais de douze  mille à
seize  mille  euros pour produire deux à quatre  minutes d’images, non
sonorisées  ! L’équipe et moi-même avons donc dû déployer des trésors
d’inventivité sur chacun de mes courts pornographiques pour aller au bout
de ces réalisations tout en leur gardant un aspect créatif. J’avais renoncé à
être payée, et complété systématiquement avec mes propres fonds, tout en
sachant que, comme je ne possédais pas le moindre droit des films, je ne
reverrais pas cet argent. Mais quand on aime, on ne compte pas.
J’ai donc dramatiquement conscience, en imaginant mon futur premier long
métrage, du grand écart qui se pose entre mes ambitions éthiques et
artistiques, et les budgets accordés aux productions pornographiques.
Pour le dire vite, faire beau et éthique a un coût. Un tournage clean, qui
cocherait toutes les cases pour que chacun·e soit en mesure d’exprimer ses
envies, ses limites et que tout se passe pour le mieux, implique
obligatoirement une équipe aux petits oignons, mais surtout du temps… Et
le temps, c’est beaucoup d’argent au cinéma. Canal+ ne paiera pas tout –
  loin s’en faut. Je n’obtiendrai aucune aide du CNC (les films à caractère
pornographique n’étant «  pas recevables  »). Et ce n’est certainement pas
vers l’économie du X traditionnel –  dont on connaît l’effondrement
financier et moral depuis l’avènement des tubes3 – que je vais me tourner.
Où, donc, trouver la somme manquante  ? Avec qui m’associer  ? Quel
partenariat (et donc quelle contrepartie) est acceptable  ? Des réponses
viendront, je n’en doute pas – mais il faudra faire des choix.
27  mai 2018  – Jamil Mis m’a convaincue. Jamil travaille chez
KissKissBankBank, il est très engagé dans des initiatives sociales et
culturelles. Féministe, aussi. Au fur et à mesure de nos discussions, j’ai
compris que j’ai intérêt à aller vers mon audience, que ce sera,
indépendamment du résultat financier, une aventure formatrice. Me voici
donc à la tête d’un financement participatif. Le budget Canal+ nous permet
de tourner pendant cinq  jours. A  minima, j’ai besoin de dix  jours de
tournage, soit autour de 100  000  euros. Ça paraît énorme dit comme ça  ;
beaucoup moins quand on sait que le budget moyen d’un long métrage en
France est de 4 millions d’euros4…
1er  juin 2018  – Elvire  Duvelle-Charles qui, avec Sarah  Constantin, est à
l’initiative de la Clit  Revolution, va être ma coach, mon initiatrice, ma
«  marraine de crowdfunding  »  : elle me soutient, me briefe. Me ramasse,
aussi. Et me convainc qu’il faut que je me crée un compte Instagram pour
rallier à ma cause toute une communauté que mon projet va intéresser, ce
alors que j’ai quitté les réseaux sociaux l’année précédente.
Jamil m’a avertie, mais il est difficile de se rendre compte, tant qu’on n’y
est pas, à quel point un crowdfunding est chronophage, et demande un
savoir-faire. C’est un gros boulot très impliquant personnellement –  voire
déstabilisant. Il faut être en mesure de sortir de sa zone de confort,
notamment en commençant par demander argent et relais à ses proches.
Chers meilleurs amis qui êtes aussi de jeunes parents et qui n’avez pas
regardé de porno depuis belle lurette, pourriez-vous je vous prie investir
quinze euros dans mon prochain film X mettant en scène une femme de plus
de soixante ans ? À votre bon cœur… Rhaa, qu’il est difficile de demander !
Il faut également être hyper réactive, omniprésente sur les réseaux sociaux.
Elvire m’apprend à faire des stories sur Instagram. Créer mes slides me
prend des plombes, l’interface d’Instagram est étrangement peu intuitive et
inefficace pour une appli qui appartient à une des plus grosses boîtes au
monde5. Pourquoi ne proposent-ils pas une interface sur ordinateur, plus
ergonomique et efficace pour les influenceurs et influenceuses pro  ? Sans
doute parce que tous leurs efforts se concentrent sur la création de stratégies
visant à capter toujours plus notre attention et à créer toujours plus de
dépendance6.
Captive, ça, je le suis. Je centre mon texte, ajoute des gifs, des @, les yeux
vissés à mon écran. Dehors, le soleil brille, le printemps bat son plein, et
moi je fais des stories, encore des stories, toujours des stories. Que je sois
chez moi ou en visite chez les parents de Karl, que ce soit la semaine ou le
week-end, des heures de ma vie sont comme avalées par Instagram. Ad
nauseam. L’objectif que m’a fixé Elvire est d’atteindre le plus rapidement
possible le cap des dix  mille abonné·e·s pour que ma communauté puisse
accéder d’un simple toucher à ma cagnotte KissKissBankBank sans quitter
l’appli. Ça s’appelle le swipe  up, et sur Instagram, le swipe  up, c’est le
Graal.
Pendant que je me déniaise sur les usages des réseaux sociaux, Elvire
analyse l’évolution de notre campagne via des courbes et des tableaux. Elle
estime le démarrage un peu mou. Qu’à cela ne tienne, je lance des concours
pour faire gagner des livres, des sextoys… Je vends mon film à la criée –
 alors que je n’ai jamais ne serait-ce que sollicité l’aide de mes amis pour un
déménagement… Dire que je ne suis pas très à l’aise est un euphémisme.
Mais en parallèle, Elvire me met en relation avec des influenceuses
féministes. Elles se battent contre la précarité menstruelle, pour la
représentation du clitoris dans les manuels scolaires de SVT, elles
dénoncent les violences sexuelles, les mutilations génitales, elles enseignent
l’auto-gynécologie, ou comment mieux jouir, schémas à l’appui… Ces
femmes sont le nouveau visage du féminisme, comme l’explique la
philosophe Camille  Froidevaux-Metterie dans son ouvrage Le Corps des
femmes, la bataille de l’intime7 : « La dynamique de libération initiée par le
féminisme [s’est] arrêtée au seuil de l’intime. Égales sur le plan des
principes, libres dans bien des aspects concrets de leur vie sociale, les
femmes sont toujours susceptibles d’être rabaissées et dominées dans le
domaine de la sexualité.  » Ces militantes que je rejoins via les réseaux
sociaux, explique-t-elle, forment « une constellation dont on peut désormais
saisir la dynamique : nous sommes en train de vivre le tournant génital de la
lutte et de la pensée féministes ».
Le tournant génital du féminisme  ! Ce concept brillant me réjouit. Mes
sœurs de lutte féministo-génitale (ou génitalo-féministe  ?) sont actives,
déterminées, et grâce à elles, ma communauté en ligne grandit. Je reçois des
messages d’encouragement, et même, de remerciement. Je rencontre un
public et une communauté engagée. Toutes ces heures à chercher un gif
rigolo pour dire « envoie-moi des euros » commencent à prendre un sens. Il
y a des personnes à qui ce projet de film parle, qui ont envie de le porter.
Comme c’est gratifiant d’être épaulée !

Coupable, et éventuellement poilue

Le côté obscur de tout ça – il en faut un, semble-t-il, dès lors qu’on mêle
représentation du sexe et exposition publique  –, ce sont les commentaires
orduriers. Je suis régulièrement interviewée par des médias très grand
public, comme Konbini. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ma tête ne
revient pas à tout le monde. «  Mais ou vaton  », «  MDR allez hop
poubelle  »… jusqu’au très violent «  PORNO =  VIOL TARIFÉ  » de
féministes abolitionnistes8. Mon combat est jugé absurde, extrémiste, il
salirait les « vraies » causes féministes. Et en prime, mon physique sert de
punching-ball.
Mon nez est «  plus long que mon avenir  », je suis «  une nana ultra
masculine qui exprime sa masculinité, rien de plus  », j’ai le look d’une
« lesbienne punk à chiens », on m’imagine une « touffe pas possible entre
les jambes » et autres réjouissances à base de poils.
Mais des contreparties tout à fait intéressantes se dessinent. Déjà, cela me
confirme que je ne me bats pas contre des moulins à vent : la sexualité reste
un tabou, un sujet qui dérange –  même les jeunes générations, même un
certain groupe de féministes radicales. Et le sexisme demeure une réalité.
Je vais devoir apprendre à me positionner par rapport à ce genre d’attaques.
Trouver la place qui me convient dans ce monde-là. Dora  Moutot, qui a
créé le compte Instagram @ tasjoui, a, elle, fait le choix d’être irascible –
  un positionnement assumé. La bienveillance –  autant que possible  – me
semble le seul angle en harmonie avec ma personnalité. J’ai bien
conscience que dit comme ça, c’est simple, mais il va me falloir des pensées
positives en pagaille pour faire face.
12  août 2018 –  Youpi  ! Deux boîtes de production, Kidam et Topshot,
mettent des billes dans le projet. C’est Géraldine  Nouguès, rencontrée
pendant ma participation à la série documentaire Clit Revolution9, qui a
réussi à convaincre Kidam d’investir dans ce projet, qu’elle qualifie
d’« ovni ». Elle débarque avec une vision ambitieuse pour le film, l’idée de
l’emmener hors de la niche du porno féministe, sur le circuit des films
d’auteur. Elle veut montrer que le regard sur la sexualité, le cinéma engagé,
féministe, ont autant le droit de cité dans les festivals de film indépendant,
au CNC, que les films qui racontent d’autres histoires, d’amour, de guerre,
de combat. Elle croit en moi, elle me donne des ailes.
En plus de l’association avec Géraldine, il se passe quelque chose de
formidable  : grâce à 534  contributeurs, le crowdfunding a rassemblé
24  000  euros  ! Le tournage va avoir lieu avec un budget total de
120 000 euros. Je suis tellement contente pour le film ! Mais pas seulement.
C’est aussi une émotion profonde d’atteindre son objectif grâce au soutien
de personnes qui croient en moi, en ce que je fais.
Et puis ça donne des idées. Pourquoi ne pas développer mes futures
productions sur ce modèle de circuit court  ? Un peu comme Les
Gastronomes engagés, l’Amap que j’avais créée. Mais en version porno. Si
je continue à élargir mon audience, le financement participatif devient une
solution idéale. Je pourrais proposer aux contributeurs et contributrices
plusieurs scripts, avec des thèmes différents  ; et réaliser celui qui serait le
plus soutenu.
Je sors de ce crowdfunding avec les moyens de tourner un film, mais aussi
forte d’une nouvelle envie  : tisser une relation plus étroite avec les
personnes qui me soutiennent, et être ainsi en mesure de créer pour elles,
vers elles. Et ça, c’est passionnant.

Où je comprends que je m’aime

Janvier 2016 : ma décision est prise, je vais faire du porno féministe. Pour


autant, à l’époque, je ne me vois pas passer de la direction de figurants dans
des clips (« cours par là », « danse ici »), à la direction de performers10 lors
de scènes de sexe, juste comme ça, en un battement de cils. Je n’ai aucune
idée de comment donner avec tact des indications de jeu d’ordre sexuel à
des personnes en plein rapport intime. Parce que je n’ai aucune idée de ce
que c’est que de baiser devant une caméra. Alors pourquoi ne pas
commencer par le commencement ? Pourquoi ne pas tourner dans un porno
pour me former ?
Plus je caresse cette idée, plus elle me plaît. Elle me plaît, parce qu’engager
mon corps donne à ma démarche une certaine radicalité et une grande
sincérité. Je ne veux surtout pas d’une posture de donneuse de leçons du
type : « Eh, les filles, il n’y a aucune honte à montrer et à assumer au grand
jour nos corps et nos sexualités… Mais euh, vous d’abord ! »

Zorro du cul

Mon premier porno en tant que performer a été à la fois une aventure
initiatique, une transgression des règles empouvoirante, et un coming-out
non prémédité.
L’histoire a pourtant commencé tout à fait gentiment dans le salon de
l’appartement berlinois de la réalisatrice Lucie  Blush, en plein Neukölln.
J’ai écrit à Lucie et je me trouve maintenant face à elle pour une prise de
contact par une froide journée de février  2016. Également présents, mon
chien, .Mov, et un journaliste de Canal+ venu faire un portrait de Lucie. J’ai
été prévenue de la venue de ce dernier, bien sûr – aucun problème. Mais la
caméra, la nouveauté de la situation me rendent un peu nerveuse, mes
doigts pianotent sur mes cuisses.
Cela fait un mois que j’habite dans le quartier de Kreuzberg. J’aime ma vie
à Berlin, entre le Landwehrkanal et le Görlitzer Park. Je sors beaucoup. À
l’occasion d’une soirée à thème organisée par un magazine d’art
contemporain (quelque chose comme « Sexe et Religion »), je suis vêtue de
bas, d’un porte-jarretelles en cuir, de cache-tétons, et mon visage est
totalement masqué d’une longue chute de tissu noir  : une vengeresse
masquée, un Zorro du cul.
Ce sont les photos de cette soirée que j’ai envoyées à Lucie Blush. Mais si
le sexe fait déjà clairement partie de ma vie, c’est autre chose de parler de
mes motivations à faire un film porno face à deux inconnu·e·s –  et une
caméra qui me dévisage.
N’empêche. L’entretien se déroule tranquillement. Lucie et moi sommes sur
la même longueur d’onde. Elle va me proposer des co-performers pour mon
premier tournage. .Mov et moi repartons le cœur léger dans le froid
berlinois.

D’abord, mes parents
Il va quand même falloir que je parle de mon projet à mes proches. Je ne
veux pas qu’ils se retrouvent face à l’info brute, éventuellement via des
tiers. C’est pourtant exactement ce qui va se passer pour mon père. Je n’ai
pas anticipé la diffusion du docu de Canal+. Vivant depuis des années sans
télé, j’ai l’impression que personne ne la regarde vraiment ! Eh bien si. Un
membre de ma famille a vu le fameux reportage, en a informé mon père.
Lequel  m’appelle. Voilà. Je n’ai même pas encore tourné mon premier
porno que je suis déjà outée, sortie du placard.
Nous avons une longue conversation téléphonique ce soir-là, mon père et
moi. Ça a été compliqué entre nous, pendant mon adolescence. Entre mes
treize et mes vingt-trois ans, nous ne nous sommes quasiment pas vus, et les
rares occasions étaient douloureuses. Mais depuis que je suis adulte, nous
sommes proches. Nous nous parlons sincèrement. Pendant ce long appel, je
ne me démonte pas, je lui explique ma colère de femme, mon envie de taper
du poing sur la table. La sexualité des femmes n’est pas une honte, elle
n’est pas non plus l’endroit où devrait se nicher l’honneur des hommes. La
sexualité féminine est belle, elle est force de vie et j’ai envie de faire passer
ce message. Si je veux m’investir dans le porno féministe, c’est parce que
j’ai un combat à livrer.
Dans mon appartement de Kreuzberg, le téléphone à la main, je fais les cent
pas. Il entend mes arguments ; il veut juste s’assurer que je sais ce que je
fais, que je ne suis pas en train de bifurquer vers des univers trop louches. Il
me dit également comprendre mon besoin d’exploration, partage avec moi
ses propres questionnements sur les tabous autour du sexe. Notre
conversation me fait chaud au cœur. Je n’aurai pas de combat à livrer avec
mon père pour être comprise. Et je ressens beaucoup de gratitude pour sa
tolérance.
En voyage à Paris pour mon anniversaire, j’en profite pour parler à ma
mère. Elle m’a toujours encouragée à être indépendante, forte, libre, à me
ficher de l’opinion du « troupeau ». Pourtant, c’est compliqué. En terrasse,
dans le Marais, elle a du mal à avaler la nouvelle. Un peu plus tard ce soir-
là, elle m’envoie un texto pour me dire qu’elle est rentrée à pied, ça lui a
permis de réfléchir « à tout ça », de relativiser : « Si tu m’avais annoncé que
tu étais néonazie ou que tu avais une maladie incurable, ça aurait été pire. »
Bon. Chacun·e ses voies vers l’acceptation !
Aujourd’hui, à trente-six  ans, c’est à mon tour d’envisager de peut-être
devenir mère. Et tandis que ce projet se dessine dans mon cœur, je me rends
compte à quel point être parent doit être difficile, même lorsque les enfants
sont trentenaires et « ne demandent plus rien ». C’est un abonnement à vie
au souci pour autrui. Ces jours-ci, mes antennes empathiques se tendent
plus que jamais vers mes parents. Je comprends leurs réactions. J’imagine
l’angoisse qui a dû s’activer chez ma mère et mon père étant donné l’image
violente, abusive, mafieuse du monde du porno. Et même quand le X se
revendique éthique, je ne suis qu’une femme… Dans notre société, mon
sexe, s’il devient public, va me couvrir d’opprobre, et non de gloire, pour
toute la vie.
Il a dû être difficile d’envisager que j’aie pu en conscience faire ce choix
d’afficher ma sexualité. Et que je n’étais pas en train de me faire subir cela.
Comment expliquer à mes parents que c’était dans le cadre du couple
hétérosexuel que j’avais vécu le sexe comme une soumission ? Et que, par
un retournement de situation, je redevenais actrice de ma sexualité par le
porno ?
Un autre élément me revient aujourd’hui, qui me permet de mieux
comprendre l’inquiétude de mes parents à l’époque  : juste après mon
divorce, mes crises d’angoisse avaient empiré, prenant la forme de crises de
panique dans des espaces publics, les restaurants surtout. J’avais donc
accepté de prendre un traitement antidépresseur léger, connu pour réguler
les troubles anxieux généralisés et les phobies sociales. Et effectivement,
après plusieurs mois, je m’étais sentie libérée de mes peurs. C’était
formidable, presque incroyable, de ne plus être angoissée d’angoisser !
La santé mentale reste un sujet globalement stigmatisé. Les traitements
antidépresseurs, notoirement sur-prescrits en France, ont mauvaise presse.
Mais face à la souffrance et à des symptômes invalidants, ils peuvent être
les bienvenus. Et se médiquer, c’est d’abord décider de prendre soin de soi,
d’aller mieux. C’est poser un acte témoignant d’une lucidité sur ce qu’on
traverse et d’un courage pour se coltiner les effets secondaires, pas anodins.
Ce traitement antidépresseur questionnait mes parents  : étais-je bien moi-
même, ou est-ce que des substances chimiques venaient me faire prendre
des risques inconsidérés ?
La réponse était : oui, j’étais enfin moi-même. Un moi libéré de la peur. Et
qui allait tourner dans son premier film porno.
Tout l’inverse du sexy

Lucie m’a proposé un premier partenaire, Bishop  Black. Lors de notre


rencontre chez la réalisatrice, je ne suis pas à l’aise, je n’accroche pas.
Bishop est bien plus petit que moi, et j’ai beau faire de mon mieux pour ne
pas laisser des schémas hétéronormatifs à la noix me guider, nos vingt
centimètres d’écart me bloquent. Je sais bien que rechercher une grande
stature chez un homme revient à vouloir ressentir entre ses bras sa capacité
de mâle à me protéger, moi, faible femme… Et j’ai passé ma vie à me battre
contre ce fantasme énervant d’être avec un mec plus grand que moi.
D’ailleurs, comme je mesure près d’un mètre quatre-vingts, la plupart de
mes amoureux se sont trouvés légèrement plus petits que moi, et ça nous
allait, à moi et à mes chaussures plates ! Mais avec Bishop, la différence de
taille est telle que ça touche à mon rapport à mon propre corps, et me
renvoie à la grande gigue que j’étais au collège, celle qu’on mettait au
dernier rang pour que les autres puissent y voir, celle aussi qu’aucun garçon
ne regardait. Ce n’est pas tant que Bishop est trop petit  ; mais face à son
corps compact, sculpté, de danseur, je me sens comme un grand machin
disgracieux et maladroit. Je n’arrive pas du tout à imaginer quel langage
corporel déployer. Comment l’embrasser debout  ? Faudrait-il que nous
restions assis ou allongés tout le film ? En plus, Bishop me dit être attiré par
Lucie Blush. La situation me semble compliquée.
J’ai un coup de cœur pour Parker, le second performer avec qui Lucie me
met en relation. On échange via Skype et par e-mail en amont du tournage,
on s’envoie des gifs trouvés sur Tumblr (à l’époque, un vivier créatif
sexpositive), on échange sur ce qu’on a envie de faire et de montrer dans
notre film. Parker m’attire physiquement, et les échanges avec lui
m’apprennent beaucoup sur la préparation d’un film entre performers.

Le point d’Olympe

Lors d’un de ces échanges, Parker me demande : « Alors, tu as choisi ton


pseudo  ?  » Ah.  Ben non. Après vingt-quatre  heures de réflexion, je me
décide. Mon pseudo sera Olympe de G. En hommage à Olympe de Gouges,
pionnière du féminisme, qui s’est battue à l’époque de la Révolution
française pour les droits des femmes (notamment le droit à divorcer) et
l’abolition de l’esclavage. Également en référence au point  G, auquel je
crois encore, sans bien le comprendre.
Lorsque, dans les années 1980, le point  G est révélé au grand public par
deux publications américaines, c’est le fait qu’il se situe sur la paroi
antérieure du vagin qui est mis en avant. Quarante ans plus tard, on en est
toujours là, et l’injonction à la pénétration vaginale en est d’autant plus
renforcée. Pourtant, les sensations que l’on rattache à un point  G dans le
vagin correspondent à une stimulation interne du clitoris. Ce n’est qu’à plus
de trente  ans que j’ai vu la vidéo providentielle de la chercheuse et
gynécologue Odile  Buisson11. Elle y démontre que loin de n’être qu’un
appendice externe, le clitoris comporte –  en plus du gland que nous
localisons normalement facilement  – des corps spongieux, ou bulbes
vestibulaires, qui enserrent le vagin, et que ce sont bien eux qui sont
stimulés par la pénétration vaginale et nous donnent tant de plaisir.
Fin de la parenthèse scientifique.
J’ai un partenaire avec qui tourner et un porn name. Je suis impatiente.

Un beau dimanche

Le jour J, le soleil brille comme en été, c’est « un beau dimanche » – ainsi
que s’intitulera le film. Je me lève tôt, le cœur battant. Fort. Trop fort. Pour
calmer cette tachycardie que je ne connais que trop bien, je laisse fondre un
demi Bromazépam sous ma langue. L’effet calmant, rassurant même, de
l’anxiolytique m’envahit. Je suis nerveuse, mais ma respiration, mon
rythme cardiaque sont sereins quand Lucie et Parker arrivent.
On commence dans ma chambre, on finit dans le salon. Je prends du plaisir,
même si je ne jouis pas. Le traitement antidépresseur a créé chez moi une
anorgasmie, un des effets secondaires que j’ai évoqués plus haut : je peux
ressentir du plaisir, beaucoup de plaisir, mais je reste à la phase de plateau.
Pour accéder à l’orgasme, il faut que je sorte la grosse artillerie : un Magic
Wand aux vibrations poussées à la puissance maximum, et que je m’arme
de patience. Ce que je fais, ce jour-là. Mais l’orgasme ne vient pas.
Ce n’est pas grave. Ce qui compte pour moi, c’est que je suis à l’aise, que je
m’amuse. Parker jouit, et c’est son orgasme qui conclut le film. Après, on
reste nus sur le canapé pour se prendre en photo.
Durant tout ce temps, j’ai réussi à oublier la présence de Lucie Blush, venue
seule avec sa caméra pour capturer le moment. La scène se déroule
vraiment comme une première rencontre. Ni plus intime, ni moins.
À une exception près, tout de même. Le réflexe de performer professionnel
que Parker a eu, ce matin-là. Au moment d’éjaculer, il a touché le bras de
Lucie, qui filmait son visage, pour qu’elle baisse rapidement sa caméra et
saisisse à l’image le sperme qui allait jaillir. Elle lui a fait non, de la tête. Ce
qui intéressait Lucie, c’était l’expression du visage de Parker. Pas la tête de
son pénis.
Et puis Parker est rentré à Londres. Lucie s’est mise au montage du film.
Tout s’était bien passé. Les dés étaient jetés.

Le rose aux joues

Le film est sorti. Je n’ose pas le regarder, j’ai peur de ce que je vais y voir.
Quelques semaines plus tard, en déplacement professionnel à Londres, je le
visionne avec Parker. Contre toute attente, tout va (toujours) bien. Les
images de Lucie montrent une scène «  au naturel  ». Je m’y reconnais. Et
même  : j’assume, j’aime me voir. C’est surprenant, ce regard bienveillant
que je me porte ! Moi qui ai toujours eu beaucoup de mal avec mon image
sur les photos de famille, qui ne supporte pas d’entendre ma voix
enregistrée, là, ça passe. À la fin, il y a ce plan où j’ai un profil d’elfe –
 grand nez, grandes oreilles. J’ai l’air contente (et je l’étais !) ; le rose aux
joues, je bois mon jus de carotte. Cette image-là, belle, délicate, reste
gravée en moi.
Pour autant, je n’ai jamais été tentée de revoir Un beau dimanche. Ni les
autres films dans lesquels j’ai joué. Me confronter à mon image filmée
continue de me demander un effort, et ça ne m’intéresse pas tant que ça. Ce
qui compte vraiment pour moi, c’est qu’à ce moment-là, j’ai commencé à
apprendre à m’aimer.

Et puis mes collègues

De même que je n’avais pas du tout anticipé les effets du documentaire de


Canal+, j’ai dû faire face à mes collègues en tant que performer de porno
féministe sans m’y être préparée.
Tellement contente de mon nom de scène tout neuf, Olympe de G., je lui ai
créé une page Facebook. J’y poste la bande-annonce soft du film. On m’y
voit nue et on comprend bien ce qu’il s’y passe, au moins dans les grandes
lignes.
Il suffit d’un like de D. (ma meilleure amie, mais aussi ma collaboratrice)
pour que cette bande-annonce se répande à la vitesse grand V sur les murs
de mes centaines de collègues. Une véritable traînée de poudre. Mais – et
j’en ai été la première surprise – j’assume tellement ma performance que ça
ne me pose pas de problème.
Quelques mois plus tard, lors d’un déplacement professionnel aux États-
Unis, je me rends compte que les quelque trois cents personnes présentes
sont probablement au courant. Bizarrement, ça ne me fait ni chaud ni froid.
Je comprends que la grande anxieuse que je suis n’a même pas pensé au
qu’en-dira-t-on ou aux confrontations possibles une fois mes collègues
enhardis par quelques verres. Moi qui suis d’habitude soucieuse du regard
des autres, je suis là tout à fait tranquille. Les choses sont à leur juste place.
Je suis fière et en harmonie avec moi-même.
En revanche, mon boss, B., n’est pas du tout tranquille avec le fait qu’une
de ses collaboratrices tourne dans un film X. À plusieurs reprises, il se pose
avec moi en protecteur, en bonne conscience. Lui sait – mieux que moi – ce
qui est bon pour moi  : est-ce que je veux vraiment être perçue comme ce
genre de femmes qu’on ne respecte pas  ? Pourquoi ai-je «  besoin de me
rouler dans la boue  » alors que «  les femmes sont des fleurs  »  ? En tant
qu’homme, il sait «  comment les hommes parlent des femmes  ». Ai-je
« vraiment envie que les gars du web m’appellent la salope derrière [mon]
dos  »  ? «  Comment l’équipe française va-t-elle être vue par nos boss
américains  ?  » Sans grande surprise, l’honneur de toute l’équipe semble
reposer sur ce que je fais de mon sexe.
En toile de fond de son discours paternaliste, il y a sa peur de se faire virer.
Selon lui, si sa hiérarchie apprend mes activités dans le porno, c’est lui qui
le paiera – cela justifiant à ses yeux la pression qu’il me met en m’appelant
quasi quotidiennement, très longuement, pour tenter de me convaincre de
mettre le film hors ligne.
Mais je tiens bon. Je suis déterminée à ce que ce film reste en ligne. À tel
point que je me sens prête à perdre mon job pour ma cause. Parce que mon
combat se joue précisément là.
C’est ce genre d’hommes qui m’a motivée à faire du porno. Hors de
question que je baisse les bras. En montrant mon moi sexuel à la face de la
caméra et du monde, j’ai en quelque sorte chaussé des gants de boxe sur
mesure, je suis montée sur un ring qui me convient. En avant pour le
premier round.
Après un appel de mon boss plus long et humiliant que les autres, j’ai fini
par signaler son comportement à mon N+2, qui intervient. Ma vidéo restera
en ligne. Mon boss restera mon boss, mais il a interdiction de continuer à
interférer avec cette partie de ma vie.
En apprenant à m’écouter, à prendre soin de moi, j’ai repris le pouvoir sur
ma sexualité, je suis devenue plus forte et plus libre. Je me montre dans une
nudité et une crudité assumées, renvoyant dans les cordes la peur du
jugement et du regard des autres.
On ne me dictera plus qui désirer ni comment.
Je jouis comme je veux, et j’entends bien que ça se sache.
1. Le Monde, 7 mai 2018.
2. Étude CNC + collectif 50/50 pour les réalisatrices.
3. Plateformes proposant des vidéos à la demande en accès libre et gratuit.
Voir à ce sujet Pornocratie (2017), le documentaire d’Ovidie.
4. CNC 2017.
5. Instagram appartient à Facebook. La valorisation de Facebook est à peu
près équivalente au PIB d’un pays comme l’Indonésie, qui émerge à la
seizième place du classement des pays les plus riches du monde.
6. Voir à ce sujet le documentaire Derrière nos écrans de fumée (The Social
Dilemma, 2020), de Jeff Orlowski, Netflix.
7. Camille Froidevaux-Metterie, Le Corps des femmes, la bataille de
l’intime, Philosophie magazine Éditeur, 2018.
8. Les féministes abolitionnistes considèrent que la pornographie et la
prostitution sont par essence l’exploitation du corps des femmes par des
hommes, et doivent être réprimées et interdites.
9. Produite par Géraldine Nouguès, la série est disponible sur
www.france.tv/slash/clit-revolution
10. Nous choisissons d’utiliser le terme « performer » – dans sa version
anglo-saxonne et donc non genrée – pour ce qu’il implique d’engagement
de soi en plus de l’éventualité du jeu d’acteur.
11. Le Clitoris, cet inconnu (2011), par Odile Buisson, disponible sur
Internet.
Entretien

Crowdfunding :
« Exit les décisionnaires,
place à l’audience ! »

Elvire Duvelle-Charles, militante,
coautrice de Clit Revolution

À quoi ressemble l’implication personnelle nécessaire à la réussite


d’un crowdfunding ? Est-ce plus compliqué quand il s’agit
de défendre des projets autour de sujets encore tabous comme
les sexualités ?

Mener à bien une campagne de financement participatif, on ne va pas se


mentir, c’est éreintant. Ça demande beaucoup de temps et d’énergie, aussi
bien en amont de la campagne qu’en aval. Mais ça a aussi quelque chose de
très enthousiasmant  : on se retrouve aux manettes pour rendre son projet
possible. Exit les décisionnaires tout pouvoir, maintenant c’est l’audience
qui décide. Dans le cas des projets liés à la sexualité, c’est d’autant plus
pertinent que les diffuseurs et les financiers peuvent être très frileux. Surtout
lorsqu’on se positionne à contre-courant d’une sexualité hétéro cis normée.

En dehors d’un crowdfunding, quels financements et soutiens


possibles pour des sujets autour des sexualités ?
Cela dépend de la nature du projet. Parfois, les voies classiques sont
envisageables mais c’est rare. Pour la série Clit Revolution, par exemple, on
est passées par un circuit assez classique  : aide du CNC,  etc. Dès qu’on
arrive à un stade sexuellement explicite, les options se raréfient  :
monétisation des contenus sur YouTube impossible, plus d’aides publiques,
même les collaborations avec certaines marques peuvent être compliquées.

Justement, la série Clit Revolution, dont tu es à l’origine avec


Sarah Constantin, encourage les femmes à connaître leur corps
et leur plaisir. En quoi la pornographie féministe peut-elle être
émancipatrice pour la femme ? Et peut-elle l’être pour l’homme ?

La pornographie féministe peut être émancipatrice pour tout le monde. Elle


remet en question une pornographie discriminante et fétichisante qui nous
met dans des boîtes et instaure une injonction à une performance basée sur
des critères un peu miteux qui ne nous procurent pas forcément du plaisir.
Par exemple, cette idée que la pénétration est indispensable et qu’elle doit
durer le plus longtemps possible. Le porno féministe ouvre le champ des
possibles : on y voit toutes sortes de corps, toutes sortes de pratiques, et cela
permet d’envisager la sexualité comme un terrain de jeu et un laboratoire du
plaisir plutôt que comme un schéma rigide et normé.

Le travail du sexe est l’un des domaines de désaccord parmi


les différentes familles féministes. Une pornographie féministe peut-
elle changer la donne ?

J’aimerais bien. Je trouve assez dommage que les réflexions autour de ces
questions soient aussi polarisées. On gagnerait tou·te·s à faire preuve de
plus de nuances. Le travail du sexe soulève différentes thématiques qu’il est
important de bien distinguer. Si l’ennemi est la culture du viol, alors la
pornographie féministe devrait mettre d’accord tout le monde, non  ? Pour
ma part, la découverte du travail de personnes comme Olympe de G.,
Erika Lust ou encore Annie Sprinkle, a complètement chamboulé le regard
que j’avais sur la question.
Oui, le porno peut être beau
et bienveillant
C’est quoi, le porno éthique ?

12  octobre 2018  – Début du processus d’écriture avec


Alexandra Cismondi.
Je connais Alexandra depuis un an maintenant. Nous avons écrit ensemble
une série audio de dix épisodes, L’Appli Rose1, qui a été un joli succès.
À l’époque, j’avais créé la bible de la série seule ; mais je m’étais retrouvée
désemparée au moment de rédiger les dialogues. Je n’arrivais à donner
corps qu’à un des deux personnages, je manquais d’expérience sur les
formats longs. Et avec une date de livraison plutôt ric-rac, je commençais à
paniquer. C’est à ce moment-là qu’un ami réalisateur m’avait présenté
Alexandra, et qu’elle était venue me prêter main-forte.
Nous avions bien accroché, elle et moi. Alexandra a une grande gueule, un
grand cœur, une sensibilité à fleur de peau et le sens des mots qui tapent
juste. Nous bossions à distance, sur un document partagé, elle depuis des
plateaux de tournage (elle est aussi comédienne), moi depuis un canapé à
Paris ou à Istanbul, chez Karl. Ne pas nous voir n’empêchait pas les fous
rires. Lorsque nous nous connections au même moment, souvent tard le
soir, nous voyions les mots de l’autre se former sous nos yeux. On se faisait
des blagues. Travailler ensemble était facile et stimulant. J’aimais la
rencontre de nos deux plumes, je trouvais nos épisodes drôles, touchants et
excitants. Quand je refermais mon ordinateur, j’avais la libido boostée et
envie de sauter sur Karl. Et ça, pour moi, c’est le signe d’un script réussi ! Il
faut que l’écriture génère de l’excitation dans la tête, entre les cuisses et au
creux de la poitrine. Que ce soit physique. J’aime cette sensation, je la
souhaite à chacun·e. Tout le monde devrait essayer d’écrire son propre
porno !
Pour mon premier long métrage, retrouver Alexandra s’est imposé comme
une évidence. L’idée de mettre en scène une femme avancée en âge a fait
son chemin depuis mon premier rendez-vous chez Canal+. J’en suis
désormais certaine : c’est cette histoire que je veux raconter. Quoi de plus
signifiant dans cette société qui fronce le nez dès qu’elle voit une ride, un
cheveu blanc ?
Avec Alexandra, on a un pitch.
« Salomé a décidé de mettre fin à ses jours. La date est fixée : ce sera dans
six  mois. D’ici là, ce qui lui importe par-dessus tout, c’est d’organiser sa
dernière fois, la dernière fois qu’elle fera l’amour. Elle veut accorder à ce
moment plus d’importance encore qu’elle avait donné à sa première fois. La
vivre comme un véritable bouquet final. »
On s’attelle au synopsis. J’ai la tête qui bouillonne, envie de dire
mille choses dans ce film. Écrire nécessite de se poser, d’ordonner – ce qui
est à la fois rassurant et frustrant.
13 octobre 2018 – Ce week-end, mission documentation. Pendant que Karl
joue sur son ordi à Cube, un jeu de déduction bourré de références à Twin
Peaks, je vais faire une des choses que je préfère au monde : me mettre sur
mon lit et ouvrir autour de moi plein de bouquins. Enfant, les samedis
matin, c’est déjà ce que je faisais, avec des piles de Tintin et d’Astérix.
Aujourd’hui, au programme  : une bédé de Catel sur Benoîte Groult2, La
Vieillesse de Simone de Beauvoir, Clair de femme de Romain Gary, une
énième relecture de King Kong Théorie de Virginie Despentes – ma bible.
Pendant cette journée ponctuée de plats délicieux concoctés par Karl Kunt,
deux livres me marquent particulièrement  : Sorcières, la puissance
invaincue des femmes de Mona Chollet et Le Corps des femmes, la bataille
de l’intime de Camille Froidevaux-Metterie. Ces deux ouvrages consacrent
chacun un chapitre à la ménopause et au vieillissement des femmes.
Comme souvent quand je lis des autrices féministes, j’ai l’impression que
leurs mots rendent limpide ce que j’ai toujours ressenti confusément, qu’au
fil des pages, elles analysent et éclairent enfin ce que j’ai intégré
inconsciemment.

« Les vieilles amoureuses »


Mona  Chollet et Camille  Froidevaux-Metterie racontent chacune à leur
manière une même histoire : celle des femmes ménopausées et de leur désir
sexuel, jugé obscène et répugnant depuis des lustres. Historiquement, une
femme qui a ses règles est considérée comme impure. Mais quand elle ne
les a plus, c’est encore pire  ! Camille  Froidevaux-Metterie explique  :
« Pendant des siècles on a cru que le sang menstruel permettait l’évacuation
des résidus toxiques hors du corps des femmes  : ne plus avoir ses règles
dans cette perspective, c’était garder la toxicité à l’intérieur et devenir soi-
même nocive. »
Mona Chollet est quant à elle allée dénicher chez Érasme des passages de
l’Éloge de la folie qui montrent qu’au XVIe siècle, être une femme mature et
garder une vie sexuelle demandaient une sacrée paire d’ovaires. Érasme
écrivait :
«  Les vieilles amoureuses, ces cadavres à peine mouvants qui semblent
revenus des enfers, et qui puent déjà comme des charognes, le cœur leur en
dit encore : lascives comme une chienne en chaleur, elles ne respirent que
des plaisirs sales et vous disent franchement que sans eux la vie n’est plus
rien. […] Ces vieilles chèvres courent donc le jeune bouc, et quand elles
trouvent un Adonis, elles payent libéralement sa répugnance et ses
fatigues. »
Sympa. Mais sommes-nous vraiment mieux loties au XXIe  siècle  ?
Mona  Chollet ne le pense pas  : «  Aujourd’hui encore, quand une femme
célèbre de plus de quarante ans a un amant plus jeune, même si elle est très
loin de présenter l’aspect des vieillardes décrites plus haut, le vocabulaire
employé dans la presse people insinue clairement qu’il s’agit d’un gigolo :
on parle du toy boy (“jouet”) de Sharon Stone, Demi Moore, Robin Wright
ou Madonna. »

Femmes désirantes

Et cette anecdote, frappante  : «  Lorsque l’actrice Monica  Bellucci, à


cinquante  et  un  ans, confiait trouver quelque chose de “très érotique” à la
puissance dégagée par des hommes âgés comme Mick Jagger, Paris Match
s’ébahissait, incrédule : “Est-ce qu’il faut en déduire que vous avez autant
de désir aujourd’hui qu’à vingt ans ?” Le monde vacille sur ses bases à cette
simple hypothèse. Comme la norme dominante a décidé que les femmes ne
sont plus séduisantes après quarante-cinq  ans –  grand maximum  –, on
présume ingénument qu’à cet âge, leur libido part en fumée. Cela revient à
rabattre le désir qu’elles éprouvent sur celui qu’elles sont censées susciter. »
Camille Froidevaux-Metterie fait le même constat :
«  La ménopause marque bien la fin de quelque chose, […] il s’agit
d’accepter de se trouver désormais en dehors du groupe des femmes
procréatrices, c’est-à-dire aussi en dehors du groupe des femmes désirantes.
Et je dis bien désirantes, pas désirables, la nuance est cruciale. Car le désir
dont il est ici question n’est pas celui que suscite la femme-objet-de-désir,
c’est tout à l’inverse le désir de la femme-sujet-de-désir. Aux yeux du
monde, la ménopause fonctionne comme une interdiction  : elle marque la
fin du désir légitime. »
D’ailleurs, explique-t-elle plus loin, la quinqua en couple avec un homme
plus jeune est qualifiée de «  cougar  », ce qui est une manière de laisser
entendre qu’elle est une sorte de bête dangereuse.

« Deux poids, deux mesures »

Des « cougars », j’en ai vu dans les titres de vidéos X, lors de mes visites
sur Pornhub, pour mieux comprendre le paysage du porno « mature ». J’ai
d’ailleurs appris à cette occasion qu’on devient cougar à trente  ans. À
trente-six ans, je suis donc déjà en plein dedans ! Et je ne sais pas si c’est
parce qu’elles sont perçues comme dangereuses, mais elles s’y font
généralement « salement défoncer » (sic), comme s’il y avait besoin de les
mater.
Mona  Chollet cite Susan  Sontag, qui expliquait très bien dans les années
1970 le drame des cougars – et donc aussi le mien :
« Le moment où [les femmes] commencent à être disqualifiées en tant que
personnes sexuellement attirantes est précisément celui où elles arrivent à
maturité du point de vue sexuel. Le “deux poids, deux mesures” du
vieillissement les prive de ces années, entre trente-cinq et cinquante ans, qui
pourraient être les meilleures de leur vie sexuelle. »
Constat déprimant, mais heureusement, Susan Sontag ne nous laisse pas sur
ce vilain goût amer :
« Les femmes ont une autre option. Elles peuvent aspirer à être sages, et pas
simplement gentilles ; à être compétentes, et pas simplement utiles ; à être
fortes, et pas simplement gracieuses  ; à avoir de l’ambition pour elles-
mêmes, et pas simplement pour elles-mêmes en relation avec des hommes
et des enfants. Elles peuvent se laisser vieillir naturellement et sans honte,
protestant ainsi activement, en leur désobéissant, contre les conventions
nées du “deux poids, deux mesures” de la société par rapport à l’âge. Au
lieu d’être des filles, des filles aussi longtemps que possible, qui deviennent
ensuite des femmes d’âge moyen humiliées, puis des vieilles femmes
obscènes, elles peuvent devenir des femmes beaucoup plus tôt –  et rester
des adultes actives, en jouissant de la longue carrière érotique dont elles
sont capables, bien plus longtemps. Les femmes devraient permettre à leur
visage de raconter la vérité qu’elles ont vécue. Les femmes devraient dire la
vérité3. »
Une fois n’est pas coutume, j’ai envie de laisser le dernier mot à un homme,
et quel homme ! Romain Gary, sous la plume duquel s’écrit ce merveilleux
dialogue, dans Clair de femme :
« — Et à soixante ans, quand je serai vieille ?
— Tu veux dire le ventre, les seins, les fesses, tout ça ?
— Ben oui. Ça fait peur, non ?
— Non.
— Comment, non ? Quand je serai une vieille peau ?
— Ça n’existe pas, une vieille peau, c’est des histoires sans amour. »
20 octobre 2018 – Résolument, les femmes «  de plus de cinquante  ans  »
m’inspirent.
Grandes disparues des espaces de représentation (plateaux télé, cinéma,
pubs), elles incarnent par leur absence une cohorte de tabous sexistes. « Les
femmes vieillissent, les hommes mûrissent », a dit un jour Simone Signoret.
Et en effet, le double standard saute au visage. Les hommes sont au sommet
de leur carrière, maturent comme le bon vin, deviennent des vieux beaux
que l’on voit partout, à la télé, dans les journaux… Tandis que les femmes,
invisibilisées à tous les niveaux de la société, ne sont pas jugées dignes du
pouvoir post-quinqua qui revient aux hommes, ne sont plus considérées
comme des mères en puissance, ni comme des amoureuses ou des amantes.
En 2016, l’association Actrices et acteurs de France associés  (AAFA)
dénonçait dans une commission intitulée «  Tunnel de la comédienne de
cinquante ans » la fatalité silencieuse du sort réservé aux actrices4. Une fois
et demie moins représentées que les hommes à l’écran tous âges confondus,
les femmes ne jouent que 30 % des rôles des cinquante ans et plus. En plus
du sexisme, donc, l’âgisme… À cela s’ajoutent des rôles encore très
marqués, limite caricaturaux – comme s’il fallait entrer dans des cases – de
femmes dures, cabossées par la vie, en crise, ou, à l’autre extrémité du
spectre, des mamies gentillettes, de petites dames bienveillantes. Pour les
héroïnes, les rôles complexes, on repassera !
Qu’en est-il dans le cinéma porno ? Dixit Canal+, donc, la femme de plus
de cinquante ans est le sujet qui fait recette. Ce que confirment les chiffres
de fréquentation des sites de X gratuits (+22  % de demandes pour les
«  films  » mettant en scène des femmes matures en 2019 sur le géant
Pornhub). Les femmes âgées y ont même leur propre acronyme : les GILF !
Grannies I’d like to fuck5. C’est quand même fou que dans ces contenus,
qui ne se focalisent pas vraiment sur l’aspect procréatif du sexe, on situe
encore les femmes selon la capacité de production de leur utérus.
Je tape «  femme âgée  » sur Pornhub. Des pages de vidéos aux titres
descriptifs pour certains : « vieille chatte », « trois doigts dans le cul de la
vieille  ». D’autres font un combo bestialisant, associant «  chienne  » à
«  cougar  » –  ce qui valide doublement l’analyse de Camille Froidevaux-
Metterie  : «  Cougar Vicieuse Française Ejac Faciale Dans sa Bouche de
Chienne » ou « Chienne cougar de 49 ans au corps de rêve se fait déchirer
les 2 trous ! » Déchirer, carrément… Je ne me ferai jamais à ce langage de
la violence, de la destruction. Je continue sur la deuxième page  : «  Une
vieille salope de 60 ans se fait copieusement déchirer la chatte », « Elle a
50 ans, et est si bien conservée que ça ne croustille pas ».
OK, ça y est, j’ai le cafard. Et quand j’ai le cafard, je bosse. Casse-toi
Pornhub, je m’attelle à la fiche du personnage de Salomé. Et là, ce que
j’entrevois est à des années-lumière du cul destroy  : une femme belle et
décidée, touchante. J’ai très envie de la connaître.
27 octobre 2018 – Mon travail sur le film trouve un écho dans l’actualité de
ce mois d’octobre. Le «  manifeste des 343  femmes européennes  » dans
L’Obs6 rappelle que la Pologne restreint régulièrement les conditions du
droit à l’avortement, que des professionnels de santé italiens refusent de
donner l’accès à l’IVG à des femmes qui le demandent. Alors que j’écris
sur l’invisibilisation des femmes de plus de cinquante ans, le monde entier
semble vouloir prendre la main sur les décisions qui reviennent à chacune
d’entre nous – jusqu’au pape, pourtant sans expérience avérée en IVG ni en
assassinat commandé, qui affirmait en début de mois qu’avorter, c’est
comme faire appel à « un tueur à gages ». Aux États-Unis, les soutiens de
Donald  Trump s’affirment comme les défenseurs de «  la famille
traditionnelle  » (soit, également, contre les personnes  LGBTQIA+) et
encouragent un recul des droits à l’IVG. L’homme qui allait devenir le
quarante-cinquième  président des États-Unis n’avait-il pas affirmé en
mars  2016 qu’il devrait y avoir «  une certaine forme de punition pour les
femmes ayant subi un avortement7  »  ? Et les géniteurs  ? Eux peuvent
dormir sur leurs deux oreilles.
Contraception, grossesse, parentalité, et bien sûr sexualité… Partout, les
femmes doivent faire front et défendre leurs droits à disposer de leurs corps
tel qu’elles l’entendent, sans coercition ni contrôle d’États patriarcaux. Je
veux que le film affiche clairement la revendication de Salomé à jouir de
son corps comme elle l’entend. À jouir de ses droits, tout simplement.
28 octobre 2018 – Alexandra et moi écrivons à distance, comme à l’époque
de L’Appli Rose. Nous sommes réactives l’une comme l’autre, nos échanges
sont pleins d’enthousiasme. En arrière plan, je revisite mes expériences
précédentes de réalisatrice et de performer autour de la notion de porno
alternatif. Quelle(s) autre(s) voie(s) ai-je envie de proposer pour mon
premier long métrage ?

En finir avec la femme objet des fantasmes masculins

Quand je regarde un porno, je ne trouve rien de plus excitant que le plaisir


qu’on devine dans un geste inattendu, un muscle qui se crispe, une veine
qui palpite, des orteils qui se recroquevillent, une expression de lâcher-
prise.
Comme dans chacun de mes films, ma nouvelle héroïne sera un sujet actif,
fier et autonome. Pas un objet de fantasme pour hommes hétérosexuels mais
un être désirant, ouvert à son plaisir. Je vois Salomé épanouie dans sa
sensualité, sereine dans son corps et dans son âge, volontaire et maîtresse de
ses choix – y compris en ce qui concerne son plaisir.
On a tellement besoin d’élargir les horizons  ! Montrer des femmes à
l’écoute de leurs désirs, c’est œuvrer pour leur liberté – notre liberté : jouir
pour soi et avec l’autre, non plus pour le plaisir de l’autre et encore moins
sous son contrôle.
Dit comme ça, on a l’impression d’un bras de fer. Mais je suis convaincue
que mieux représenter les femmes dans leur plaisir est également bon pour
les hommes, majoritairement curieux et excités par le plaisir féminin. C’est
aussi défendre une représentation non sexiste et inclusive de la sexualité ;
face à un regard très majoritairement masculin et voyeur (ce qu’on nomme
aussi le male gaze) dès lors qu’on parle de représentation du plaisir – voire
de représentation de « la femme ». Le porno alternatif s’adresse à toutes et à
tous  : à celles et ceux qui regardent du porno mainstream sur les sites
gratuits  ; à celles et ceux que ce genre de propositions rebute et qui
trouveront une alternative satisfaisante dans des films inclusifs et
représentatifs du désir de toutes et tous.

Un cinéma, deux dimensions

Toutes ces idées, je les ai évoquées aussi bien en interview qu’avec mes
proches et mes partenaires de création (producteurs et productrices,
performers, etc.) ; elles constituent le moteur de ma création.
Mais assembler les composants dans leur variété, créer un ensemble qui ne
soit pas artificiel avec à la fois un fond (éthique) et une forme (esthétique)
est en soi un pari risqué. Un peu comme si on voulait réaliser un gâteau aux
multiples ingrédients sans recette, je me demande toujours, en début de
projet, comment faire pour que ce soit digeste, et même délicieux  :
comment faire en sorte que la démarche éducative dans laquelle je m’inscris
se combine avec une dimension cinégénique – que mon film soit instructif,
beau et touchant ?
Pour finir, c’est le récit de fiction qui fait office de liant. Raconter une
histoire, mettre en scène des personnages auxquels on peut croire, permet
d’ouvrir un espace où le symbolique s’entremêle au sensible, où l’éthique
s’exprime en actes.
Dans The  Bitchhicker, par exemple, mon personnage principal est une
femme sexy et décidée. Dès les premiers instants du film, tête haute sur sa
moto, elle s’arrête pour prendre un auto-stoppeur. Le récit permet à la fois
de poser l’action (ludique et érotique) dans une esthétique lumineuse (cette
lumière qui accompagnera la notion de plaisir tout au long du film) et
d’évoquer des thèmes politiques fondamentaux (la femme autonome et
désirante).
Voilà où j’en suis : l’élaboration de ce lien entre éthique et esthétique, idées
et beauté. Plus nous échangeons avec Alexandra, plus j’ai le sentiment
d’être à bord d’un grand huit  : montée d’enthousiasme, glissade sur mes
doutes  ; maraboudficelle d’idées, gestion des priorités entre artistique et
éthique.
Heureusement que je suis bien entourée. La présence de Karl, l’écoute de
Géraldine, ma productrice, l’amitié et le soutien indéfectible de mon amie
D. tempèrent toutes ces idées dans ma tête, ce tumulte certes créatif, mais
un peu fatigant aussi.
2  novembre 2018  – En cherchant à me constituer une liste de films qui
brouillent les frontières entre cinéma et porno, je lis un article8 à propos du
Dernier Tango à Paris, le film de Bernardo Bertolucci, à la fois classé X et
nommé aux Oscars. Dans la scène la plus connue de ce film sorti en 1972,
Marlon Brando maintient de force la comédienne Maria Schneider au sol et
joue une scène de sodomie, en se servant de beurre comme de lubrifiant.
Bien que la scène ait été simulée, Maria Schneider, âgée de dix-neuf ans au
moment du tournage, s’était sentie «  un peu violée par Marlon et
Bertolucci ». Elle expliquait lors d’une interview :
« Cette scène n’apparaissait pas dans le scénario original. […] Ils ne m’en
ont parlé qu’avant que l’on doive tourner la scène. J’étais furieuse. J’aurais
dû appeler mon agent ou faire venir mon avocat sur le plateau, parce qu’on
ne peut pas forcer quelqu’un à faire quelque chose qui ne figure pas dans le
scénario. Mais, à l’époque, je ne le savais pas. Marlon m’a dit, “Maria, ne
t’inquiète pas, ce n’est qu’un film”, mais pendant la scène, même si ce que
faisait Marlon était simulé, mes larmes étaient réelles. Je me suis sentie
humiliée et, pour être honnête, je me suis sentie un peu violée par Marlon et
Bertolucci. Après la scène, Marlon ne m’a pas consolée et ne s’est pas
excusé. Heureusement, il n’y a eu qu’une seule prise. »
En 2013, Bernardo Bertolucci racontait à la télévision, la bouche en cœur,
qu’ils avaient eu l’idée de la «  scène du beurre  », avec Brando, le matin,
avant le tournage. Il n’en avait pas parlé à Maria  Schneider. «  D’une
certaine manière, j’ai été horrible envers Maria, dit encore Bertolucci, parce
que je ne lui ai pas expliqué ce qui allait se passer. Je voulais qu’elle
réagisse en fille, pas en actrice. Je voulais qu’elle se sente humiliée, que si
ça continue, elle crie “Non, non  !”.  » Plus tard, dans l’interview, le
réalisateur affirme ne pas avoir de regrets  : «  Vous savez, pour faire des
films, (…) obtenir un certain résultat… Je pense qu’il faut être totalement
libre. (…) Je voulais que Maria ressente, pas qu’elle joue, la rage et
l’humiliation. Elle m’a haï toute sa vie pour ça9. »
Pas besoin d’aller infiltrer le milieu du porno pro-am10 comme l’a fait Robin
d’Angelo11 pour s’exposer à ce type de discours. Au niveau de la direction
des actrices et de son éthique, Bernardo Bertolucci et l’affreux C. (lire ici)
jouent dans la même cour. Je suis choquée. Mais tristement, pas surprise. Je
n’ai jamais fait partie du monde du cinéma, je ne le connais pas. Mais dans
la « cour des petits », dans la production de pubs et de clips, on m’a déjà
bien fait comprendre que ce qui compte par-dessus tout et passe avant tout,
c’est le film. Sont érigés en modèles des réalisateurs tyranniques, qui
parviennent à tirer le « meilleur » de « leurs » actrices en leur faisant subir
le pire… Comme si créer des images divertissantes justifiait des
comportements barbares.
Une réalisatrice ou un réalisateur, comme tout employeur digne de ce nom,
devrait être en mesure de proposer à son équipe et à ses comédien·ne·s des
conditions de travail irréprochables – en matière de protection de soi et de
l’autre, de mise en confiance, etc. –, ceci afin que le respect soit le maître
mot sur le tournage pour chacune des personnes présentes.
Je m’allonge, je ferme les yeux pour mieux réfléchir. Comment faire en
sorte que l’éthique soit autant dans ce que donne à voir le film, que dans sa
fabrication, sur le plateau ? Des initiatives existent dans ce sens, notamment
dans les tournages de séries à gros budget.
À suivre.

Inclure plutôt que tout régenter

J’ai de la chance, beaucoup de chance, de pouvoir faire ce film. Je le sais.


Lorsqu’on a, comme moi, l’immense privilège de pouvoir se consacrer à
une production artistique, on devrait bien sûr veiller à ce que l’œuvre
apporte quelque chose au public ; mais aussi aux personnes qui vont nous
aider à la réaliser.
J’ai très envie d’inclure à la création quiconque de l’équipe se sentira
volontaire. Je n’ai jamais cautionné cette idée chère au cinéma d’une
dictature de la réalisation. Sur mon film, j’aimerais que chacun·e puisse
prendre en charge un domaine, et y être décisionnaire. Que ce tournage soit
une expérience enrichissante et empouvoirante pour chacune des personnes
qui donne naissance au film.
7 novembre 2018 – J’ai revu The Revenant d’Alejandro González Iñárritu.
La caméra y est au plus près du sujet, elle implique notre regard de manière
physique. L’objectif est éclaboussé par l’eau glaciale, embué par la
respiration haletante, on ressent le froid de la neige, la peur face à l’ours qui
se dresse, à l’obstacle qui surgit devant le cheval au galop.
J’ai très envie de partir sur cette idée d’être au plus près de mon sujet.
Après tout, le porno doit pouvoir donner envie de ressentir une peau, de la
toucher. C’est encore à réfléchir, mais je garde en tête une caméra impliquée
de manière corporelle.
Je souris en écrivant cela et en envisageant les moyens colossaux d’Inarritu
alors que je vais tourner avec des iPhones dans une lumière peu
satisfaisante (ça coûte cher, la lumière, et on sera vraisemblablement en
intérieur en décembre…). À moi de trouver un biais pour réviser mes
gammes expérimentales et prendre possession des faiblesses que nous
rencontrerons immanquablement, et en faire quelque chose – une fierté ?
9 novembre 2018 – J’ai une idée plus précise des images que j’ai envie de
faire, des scènes que j’ai envie de voir, des échanges possibles entre Salomé
et les personnages. J’aimerais réaliser un feel good porn : une actrice bien
dans son corps, qui nous donne envie de vieillir dans notre sensualité.
Idéalement Salomé est incarnée par Dominique  Reymond ou
Catherine Ringer, Brigitte Lahaie ou encore Annie Sprinkle. En tout cas une
femme à l’aise avec sa nudité et capable de bien jouer.
Pour le reste du casting, j’ai envie qu’il déformate les corps. Qu’il sorte au
maximum des cases habituelles, qu’il montre des corps différents. Le plaisir
doit être possible pour chacun·e, non pas indexé sur une échelle imposée
par des diktats sociaux – encore un thème qui me tient à cœur.
La bienveillance, c’est sexy – Comment je me suis réconciliée avec
mon désir

Mes rêves érotiques sont toujours d’une incroyable douceur. À peine mes
lèvres effleurent-elles celles de l’homme rêvé (souvent un inconnu au
visage indéfini) que le plaisir circule dans tout mon corps. Je suis plaisir, je
flotte dans une ambiance ouatée.
Je n’ai jamais eu le fantasme d’être dominée. Dans la vraie vie, je deviens
même agressive face à un homme qui tente des gestes dominateurs. Être
maintenue ou contenue pendant un rapport sexuel, les jeux d’insultes ou
d’humiliation me donnent envie de mordre et de donner des coups de pied.
J’ai en moi la pulsion de me débattre, de ne pas me laisser faire. Toute
tentative, même ludique, de me maîtriser ou de me rabaisser, m’est
profondément insupportable.
Si j’éprouve le besoin de garder un certain contrôle lors des interactions
sexuelles, je n’ai pour autant jamais eu le fantasme de dominer. J’admire
avec un sourire béat les femmes dont j’entends raconter qu’elles ont un
soumis, voire un esclave financier. Dans un système social qui repose
depuis des siècles et encore aujourd’hui sur la domination masculine, je
vénère les femmes comme Mistress  Velvet, une dominatrice basée à
Chicago qui gagne beaucoup d’argent en fessant ses clients, des hommes
blancs, et en leur faisant lire les essais de féministes noires.
Moi, je ne suis pas dominatrice pour un sou. Mon désir a toujours été
intrinsèquement lié à la douceur, à la tendresse, à la bienveillance.

Vanille, guimauve et chocolat noir

Je ne le savais pas, je l’ai appris à Berlin : la douceur, les massages et tout le


tralala, c’est «  vanille  ». On entend par «  sexe vanille  » la sexualité
conventionnelle «  en opposition au BDSM (bondage, domination,
sadomasochisme) et au queer (l’antre du bizarre) », explique la journaliste
sexo Maïa  Mazaurette dans Le Sexe selon Maïa12. Elle rappelle
l’étymologie de cette appellation : « La vanille est issue du latin vagina, “la
gaine”, qui donnera vagin au XVIIe  siècle  », et en souligne la connotation
« légèrement méprisante » – notamment par celles et ceux qui se voudraient
plus hardcore.
Si même les milieux les plus éveillés à la tolérance et au féminisme se
servent de mots tournant autour de la vulve pour s’insulter, les personnes
qui ont un vagin ne sont pas sorties de l’auberge.

Paupières closes et bouche entrouverte

Je n’avais pas ce recul quand, en 2016, j’ai commencé à fréquenter la scène


sexpositive berlinoise. Cette «  hiérarchie des pratiques  » m’a d’ailleurs
donné quelques complexes. Lucie Blush, ma première rencontre dans le
monde du porno –  devenue entre-temps une très bonne amie  –
expérimentait devant les caméras le bondage de suspension. Enserrée par
des nœuds shibari, soulevée dans les airs, les paupières closes et la bouche
entrouverte, elle semblait complètement abandonnée. Moi, je m’inquiétais
de voir à l’image sa jambe ligotée virer au violet.
Je fréquentais des soirées comme la Gegen au KitKatClub, ou Pornceptual.
La toute première fois que j’ai fait la queue, un vendredi soir, devant le
mythique KitKatClub, je n’avais pas prévu le coup. J’étais en résilles, Docs,
short et marcel noirs. Or, participer à ces événements sexpositive impliquait
d’être à moitié à poil et/ou d’avoir choisi un accoutrement un peu créatif.
Voyant le physio à l’œuvre, j’ai enlevé le haut discrètement sous mon
manteau avant de me présenter à lui torse nu. Bingo !
À l’intérieur, certaines personnes avaient l’air d’avoir passé les soixante-
dix  ans, d’autres étaient en fauteuil roulant –  je n’avais jamais réfléchi à
l’accessibilité des night-clubs ; il le faut, pourtant. Il y avait aussi des gens
moulés dans des zentaï, ces combinaisons intégrales en lycra, ou sanglés
dans du latex, des hommes nus et complètement rasés. Ces derniers me
rappellent immanquablement ceux que je croisais dans le quartier de Castro
l’été, à San Francisco, parce qu’ils ne portaient que des baskets dernier cri
et que ce détail me fait toujours sourire. Dans un coin, des femmes, à
l’inverse tout habillées, s’asseyaient et se déchaussaient tandis que des
amateurs de pieds s’allongeaient pour lécher leurs orteils, échauffés par la
techno. Moi, au milieu de tout ça, je dansais torse nu avec un sentiment de
liberté extraordinaire. Des hommes regardaient la foule, assis ou debout
dans un coin, en se branlant lentement. Ils le faisaient sans s’imposer.
Aucun relou pour venir m’enquiquiner. Paradoxalement, dans un endroit où
la sexualité était permise sous tant de formes, mon corps n’était pas
sexualisé. Tout simplement parce que je n’envoyais aucun signal clair
indiquant que je souhaitais avoir une interaction érotique avec qui que ce
soit. Au fil de ces sorties berlinoises, mois après mois, j’ai assisté à du fist
fucking13 sur scène, à beaucoup de performances impliquant bondage et
suspensions spectaculaires. J’ai vu toutes sortes de personnes se mettre à
baiser devant la foule. Et ça m’a ouvert les yeux, l’esprit, mais ça m’a aussi
confortée dans mon orientation complètement vanille. Embrasser, être nue
avec un corps chaud sous une couette, c’est ça mon truc. De quoi faire
bâiller tout le Berghain14.
Les kinks15 berlinois sont difficiles à ignorer, ils vous retrouvent où que
vous alliez, quoi que vous fassiez à Berlin. Un déjeuner en terrasse, et l’ami
qui mangeait ses ramens végétariens en face de moi me racontait les soirées
scato du Lab-oratory. Une autre me parlait de massage tantrique du vagin
lors d’un pique-nique au parc. Je recevais un texto un dimanche après-midi
d’un pote qui m’annonçait aller le soir même à une orgie, muni d’un
énorme gode en acier. Moi, j’étais un peu comme une fan de guimauve dans
un club d’amateurs de chocolat noir : avec mon goût pour le sexe vanille, je
me sentais décalée. Disons-le franchement : pas à la hauteur.
Et puis, je me suis dit que représenter le sexe de façon « artistique » (avec
une ambition créative en tout cas) n’impliquait pas nécessairement de se
poser la question de l’excitation des autres. Dans la pub, j’avais appris à
écrire des films qui s’adressent à des «  cibles  » –  un terme guerrier que
j’exècre. Dans le porno, je décidai de me débarrasser de toute stratégie,
d’écrire depuis moi, pour moi, de ne surtout pas me demander à qui je
m’adresse, ou à qui ça va plaire. Si ça parle à d’autres personnes, ça ne sera
que du bonus. Quand je me mis à l’écriture de mon premier script
(Bordelle, une série se passant dans un bordel exclusivement réservé aux
femmes), le plus important pour moi fut de chercher à ressentir cette
excitation à la fois mentale et physique, créative et sexuelle, qui voulait dire
que je tenais une idée qui me plaisait. Je voulais que mon porno soit
vraiment mon porno, qu’il me parle à moi en premier lieu.
Expatriée dans une ville qui met à l’honneur tous les kinks et fetishs
imaginables, j’allais écrire et réaliser à la marge de la communauté que
j’avais rencontrée. J’allais faire du porno vanille. J’allais montrer ma
sexualité de femme, pas la sexualité féminine en général –  bien trop
plurielle, de toute façon, pour être envisagée dans un point de vue unique.
Mon propos n’aurait pas valeur de généralité. En revanche, j’agirais en
conscience, dans l’idée d’aider à l’esquisse d’un horizon sexuel  ; où
l’écoute de soi et de l’éventuel·le partenaire est essentielle  ; où, en lieu et
place de la performance, on cultive la bienveillance et l’attention.
Sans que je le cherche explicitement, cet angle m’amena à chacun de mes
films là où je souhaitais aller en tant que cinéaste : en marge du X dominant,
vers un propos sur la sexualité plus complexe que les schémas d’usage.
Douceur et bienveillance sont exclues du discours pornographique
traditionnel, de même que l’émotion, la vulnérabilité. Or, ce sont des
thématiques que j’ai personnellement envie de voir. Le schéma fellation-
pénétration-éjaculation-hurlements féminins de plaisir ne me convient pas.
Sur les sites de porno, je suis obligée de systématiquement passer en
mute… et même sans le son, je galère à trouver le moindre contenu qui me
touche – ou me donne simplement envie de me toucher. Et quelque chose
me dit que je ne suis pas la seule.
1. Sortie sur audible.fr en 2018.
2. Catel, Ainsi soit Benoîte Groult, Grasset, 2013.
3. Extraits de l’essai The Double Standard of Aging (1978), de Susan
Sontag, cité par Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des
femmes, La Découverte, 2018.
4. https://aafa-asso.info/tunnel-comedienne-50-ans/
5. « Les mamies que j’aimerais baiser. »
6. https://bit.ly/2FFiOTB
7. En mars 2020, vingt-huit des cinquante états américains avaient engagé
des limitations du droit à l’avortement.
8. www.slate.fr/story/130499/dernier-tango-paris-sodomie
9. Traduction par Slate des propos de Bernardo Bertolucci dans l’émission
de télévision néerlandaise « College Tour » en 2013.
10. Qui met en scène à la fois des professionnels et des amateurs.
11. Judy, Sofia, Lola et moi, op. cit.
12. Maïa Mazaurette, Le Sexe selon Maïa, au-delà des idées reçues, La
Martinière, 2020.
13. Pénétration avec le poing, qui peut être anale ou vaginale.
14. Club mythique de la nuit berlinoise.
15. Personnes qui revendiquent une sexualité hors norme, excentrique, par
distinction de la sexualité dite conventionnelle et socialement acceptable.
Entretien

« S’éduquer pour mieux choisir


nos supports masturbatoires »

Charline, fondatrice du compte Instagram


Orgasme et moi1,
« pour une sexualité bienveillante, libre
et inclusive »

Depuis février 2019, tu réalises un travail d’information


et d’éducation sur les sexualités via ton compte Instagram, Orgasme
et moi. Le porno a-t-il sa place dans ce cadre ?

Si un compte comme le mien existe, c’est parce que l’éducation sexuelle


reste un sujet tabou dont personne ne veut s’emparer. Les ados ont des
dizaines de questions  ; ils trouvent des réponses dans le porno des tubes,
simple d’accès et gratuit. Sauf que le X auquel ils ont accès propose des
représentations très majoritairement stéréotypées et patriarcales. Des
schémas qui deviennent leur norme.

Une norme très partagée ensuite, en tant qu’adultes…

Lors d’un sondage réalisé auprès de ma communauté en 2019, quelque


70  % des personnes à clitoris se considérant hétérosexuelles affirmaient
préférer le porno lesbien. Pourquoi  ? Parce qu’elles y trouvent une
représentation d’actes plus en adéquation avec ce qui suscite le désir chez
elles –  des cunni qui durent, une sexualité non pénétrative… C’est bien
qu’il y a un problème dans la représentation de l’hétérosexualité, au moins
si on se place du point de vue des femmes !

Comment abordes-tu le porno auprès de ta communauté ?

Je conseille le porno éthique pour plusieurs raisons  : les corps et les


sexualités y sont pluriels (un homme peut caresser un autre homme sans
qu’il y ait l’étiquette «  gay  »)  ; on entre dans des univers variés avec des
performers qui ne singent pas des manières stéréotypées  ; les performers
sont bien traités et payés correctement.
Un autre point qui me paraît capital  : dans le  X traditionnel, on érotise
volontiers la douleur et la violence, mais il n’est jamais question de
consentement. C’est un vrai problème. Le porno éthique, lui, inclut le
consentement, qui peut être sexy, via une phrase, un regard.
Tous les moyens pour mettre en œuvre ces valeurs ont un coût, les
plateformes de porno éthique sont payantes. Et comme le sexe reste un sujet
tabou, les gens ne veulent pas payer pour en regarder – d’autant plus s’ils
ont des images de sexe gratuites à portée de clic. C’est un cercle vicieux…

Que faire pour briser ce cercle ?

Avec Orgasme et moi, je veux donner une éducation sexuelle pour


permettre à chacun·e d’être en mesure de réfléchir à son approche de la
sexualité. Romans, bandes dessinées, audioporn, films X… Il est important
de pouvoir sortir de la simple consommation et d’être capable de décoder
nos supports masturbatoires.
Prendre sa sexualité en main, c’est devenir exigeant·e sur ce qu’on
consomme ; c’est envisager que le sexe est un vrai sujet, auquel il convient
de consacrer un peu de temps et d’argent.
1. 397 000 abonné·e·s à l’heure où nous écrivons.
Filmer les corps, tous les corps
Un casting, et tellement de contradictions

Bretagne, 1er juin 2019 – Salomé est dans toutes mes pensées. Elle est là
quand je me réveille, et elle reste à mes côtés, comme assise sur mon
épaule, tout au long de la journée. Je la vois se dessiner dans les livres que
je lis, les films que je regarde. Les seuls moments où elle me laisse un peu
de répit, c’est quand je passe du temps avec les animaux de ma vie. Jouer
avec .Mov et son cochon en peluche préféré, ou masser la nuque de mon
cheval, Géricault, et sentir son haleine douce sur mon visage, voilà qui me
vide complètement la tête.
Aujourd’hui, il a fait beau, j’ai pris le temps d’une sortie à cheval dans la
lande derrière la maison. La lumière d’automne rasait les genêts, faisait
scintiller les toiles d’araignée et le gros calvaire en granit qu’on a posé là,
au milieu de nulle part. Géricault a mangé des petites pommes sauvages et
.Mov a coursé un lapin. Mais une fois que j’ai eu rangé dans le garage ma
selle et mes bottes d’équitation, qui m’attendait en haut de l’escalier  ?
Salomé.
Paris, 4  juin 2019  – Séance de travail avec Lélé sur la coordination
d’intimité qu’elle va assurer sur le plateau. La coordination d’intimité se
généralise sur les tournages de séries aux États-Unis  : les comédien·ne·s
fixent les limites de ce qu’ils et elles acceptent de faire sur un tournage les
mettant en scène dans une forme d’intimité (depuis la nudité jusqu’à l’acte
sexuel). La personne en charge de la coordination d’intimité fait respecter
ces limites et veille à ce que les comédien·ne·s soient traité·e·s aussi bien
que possible  : une mission à mi-chemin entre avocat·e des comédien·ne·s
auprès de la production et psychologue. Pour Lélé, c’est un challenge ; ce
job, elle ne l’a encore jamais fait. Depuis le temps qu’on travaille ensemble,
notamment sur Voxxx, je connais ses qualités d’écoute, sa bienveillance, sa
capacité à trouver des solutions pour venir en aide à autrui. Je pars
totalement confiante.
Ma confiance, je la donne entièrement, instinctivement. Au point qu’on peut
me taxer d’une certaine naïveté. J’ai, comme tout le monde, été trahie,
blessée, et ma transparence permet qu’on vienne me taper là où ça fait mal.
Pourtant, je continue à cultiver ma capacité à donner ma confiance sans
préalable. Et à quelques rares et tristes exceptions, je crois que j’ai raison de
le faire. C’est ce qui me permet de nouer de belles collaborations, et de
longues relations, sincères, transparentes, entières. Comme avec Lélé.
Paris, 24  juin 2019  – Discussion avec Morgane  Bertin, mon adorable et
charismatique assistante réal. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ma
démarche n’est pas orthodoxe. La plupart des réalisateurs et réalisatrices
tournent des bouts d’essai avec des comédien·ne·s présélectionné·e·s ; moi,
je me refuse à faire entrer qui que ce soit en compétition. La notion même
de casting me stresse. J’y perçois un arbitraire qui ne me convient pas.
Comment demander à quelqu’un de donner son maximum en sachant qu’on
pourra lui dire «  non  » ensuite  ? Pourquoi les performers devraient-ils et
elles jouer à froid, sous pression et dans un temps limité, alors qu’on aura le
temps de faire évoluer ensemble le personnage, les nuances de jeu durant le
tournage ? Je préfère les notions de rencontre et de collaboration.
Je vais faire ce qui me semble bien pour le film, et juste  : partager un
moment avec les performers  ; les écouter individuellement, me faire une
idée. J’ai procédé ainsi pour chacun de mes films, et globalement, ça m’a
plutôt réussi.
Ce soir, dîner avec Rico Simmons. La première fois que nous nous étions
rencontrés, lors d’un verre en terrasse il y a quelques semaines, j’avais été
séduite par sa personnalité, ses propos («  Je suis plus féministe que ma
femme ! »).

Désamorcer la bombe

Dans le taxi, tout à l’heure, m’est revenu le souvenir du travail préparatoire


sur We Are the (Fucking) World1, en 2017, comme les bribes d’un mauvais
rêve. Rien ne laissait augurer que ce tournage serait aussi difficile pour moi.
C’était pourtant bien parti : une orgie, dix participant·e·s enthousiastes, un
cadre bucolique. Des corps variés (notamment les premières personnes
trans chez Erika Lust, qui jusque-là refusait de les inclure dans ses films) ;
et la possibilité – à mon initiative – que ce film sorte de la case strictement
commerciale pour devenir une œuvre caritative : les performers donnaient,
s’ils le souhaitaient, une partie de leur cachet à Amnesty  International,
tandis qu’Erika Lust faisait don d’un montant équivalent à la moitié des
coûts de production. Quant à moi, mon travail était totalement bénévole, et
je mettais la main à la poche pour payer mes frais, la déco, etc., comme à
mon habitude. Au total, c’étaient cinq  mille  euros que nous envoyions
ensemble à Amnesty dans le cadre de la lutte pour les droits des
travailleuses et travailleurs du sexe, et contre l’homophobie et la
transphobie.
Tous les voyants étaient au vert pour un tournage éthique et agréable. Les
préparatifs étaient pourtant tendus et difficiles. À quelques semaines du
tournage, j’ai voulu informer les dix performers sur les conditions du
tournage et recueillir leur consentement sur le lieu, les sextoys,  etc.
Certain·e·s ont vécu cette démarche comme une charge mentale
supplémentaire. C’est en tout cas ce qu’on m’a fait comprendre. Je
communiquais trop.
J’ai donc fait en sorte de réduire le nombre d’e-mails au minimum. Mais les
relations ont continué de se crisper. Mes messages étaient perçus par
certain·e·s comme un «  travail émotionnel non rémunéré  », m’a rapporté
Harvey Rabbit, la directrice de production. Ouch ! Pour couronner le tout,
dans cette ambiance bien stressante, une des performers m’a annoncé à
quelques dizaines d’heures du tournage qu’elle serait retenue le jour  J par
son boulot principal dans un sex-shop. Certains membres du casting m’ont
proposé de la remplacer par une autre performer qu’ils trouvaient super.
Mais le simple fait que j’envoie un e-mail pour présenter son profil m’a
valu une volée de bois vert d’autres performers, qui ne la connaissaient
pas ! J’ai présenté mes excuses et fait machine arrière.
Pour désamorcer la bombe, j’ai organisé une rencontre où la parole était
encouragée. Le moment fut serein et chaleureux. J’étais soulagée… Haut
les cœurs, tout irait bien ! C’était compter sans le chef op, qui s’est mis à
râler et à traîner des pieds le jour du tournage ; et la directrice de production
qui a décidé que je n’étais pas assez directive – je ne faisais pas mon boulot,
selon elle. Quant au joueur de violoncelle nu, qui devait jouer de la musique
pendant l’orgie, il improvisait des mélodies monotones. Ambiance…
Je ne regrette absolument pas d’avoir fait ce film. Je le trouve beau. Tous
ces corps et toutes ces sexualités variées ont quelque chose de tellement
réjouissant  ! Les prises de parole de chacun·e sur ses goûts et ses limites
sont à la fois sexy et transmettent un message très important pour moi : la
connaissance de soi et l’expression de ce qui nous plaît et nous déplaît sont
capitales dès qu’il s’agit d’avoir un rapport avec un tiers.
28 juin 2018 – Sur le registre des corps et des sexualités variés, je garde un
souvenir marquant de certains films porno des années 1970. Je pense ici à
des films comme l’adaptation  X d’Alice au pays des merveilles de
Bud  Townsend2 ou encore le mythique Derrière la porte verte des frères
Mitchell3. Dans le premier – une comédie musicale ! –, certains rôles sont
tenus par des Afro-Américains qui ne sont pas fétichisés comme c’est
encore trop souvent le cas dans les films X, leurs personnages ont une vraie
épaisseur, les acteurs ne sont pas là pour la couleur de leur peau ; le second
film –  qui montre la première scène du cinéma pornographique entre une
femme blanche et un homme noir (Marilyn Chambers et Johnnie Keyes) –
s’achève sur une orgie folle où les femmes, aux courbes variées, ont
souvent l’initiative.

Ouvrir les yeux, le cœur, l’esprit

À partir des années 1990 et l’explosion de l’industrie pornographique


d’Europe de l’Est, le X a montré des corps toujours plus uniformes, refaits,
sans poils, parfaitement lisses et au final tristement interchangeables dans
leur irréalité. Et on a commencé à franchement s’ennuyer. Tous les corps se
ressemblaient, mais aucun ne ressemblait aux nôtres. Le porno n’avait plus
rien à raconter, tout occupé qu’il était à faire des gros plans sur les zones
génitales et à essayer de caser le plus de pénis possible dans un même
orifice. D’un genre cinématographique rebelle et épris de liberté, le porno
était devenu un objet de consommation standardisé, sombrant dans une
surenchère racoleuse.
Mon porno ne peut pas être qu’un support masturbatoire. Il sort
nécessairement de cette case, bien trop étroite, mais aussi trop subjective et
personnelle. Je ne prétends pas deviner ce qui va exciter un tel ou une telle.
J’envisage mes films comme des produits culturels qui ouvrent des
horizons, incitent à la curiosité, favorisent la tolérance, donnent à réfléchir
et à s’émouvoir.
Tel est le rôle qu’a tenu le X dans ma vie. Au-delà de l’excitation suscitée –
  qui reste secondaire pour moi  – j’aimerais vraiment que mes images
puissent montrer la beauté des corps différents, ouvrir à l’Autre avec un
grand A.
1er juillet 2018 – Comme pour me confirmer dans mes propos précédents :
aujourd’hui, échange avec Heidi  Switch. Je suis tellement contente de la
retrouver  ! Il y a une réelle confiance entre nous depuis nos premiers
échanges en amont du tournage de Don’t Call Me a Dick4. Heidi est
britannique, plantureuse, une « big girl » auto-revendiquée. Sur les réseaux
sociaux, elle poste des photos de ses rondeurs, de ses poils, de ses larmes, et
se proclame – avec raison – déesse ! Ça me fait vraiment plaisir de la savoir
avec moi sur le tournage de Salomé. Elle incarnera Sandra, le second rôle :
celui de la voisine documentariste de Salomé, qui va filmer ses rencontres
avec ses prétendants. « Incarnera » est ici à prendre dans son sens premier :
Heidi prêtera sa silhouette de Vénus callipyge, sa peau laiteuse, sa fraîcheur
et sa douceur au personnage. Mais la voix de Sandra sera celle
d’Alexandra  Cismondi. D’abord parce que Canal souhaite que le film soit
en français. Ensuite parce qu’Alex est une comédienne de théâtre et de
cinéma chevronnée, et que les répliques de Sandra ont été écrites pour
elle… Ce n’est pas pour rien que le personnage s’appelle Sandra ! Je sais
que je me promets de sacrées prises de tête en post-prod pour que la voix
d’Alexandra soit bien synchronisée avec le jeu d’Heidi  ; mais j’aime les
défis.
En revanche, la recherche du premier rôle me perturbe. J’ai hâte de donner
un visage à Salomé. Ce que je veux dire dans ce film s’affine à mesure de
nos échanges avec Alexandra. Avec Géraldine, aussi, qui me guide et
m’envoie tout un tas de références cinématographiques… L’écriture prend
forme également grâce aux performers. Nos discussions, leurs
personnalités, nourrissent ma réflexion.
Mais la question de l’incarnation de Salomé me hante. Le film sera
forcément teinté de la personnalité de la comédienne. Ne pas savoir qui
jouera ce rôle, c’est laisser dans le flou des pans entiers du récit.
15  juillet 2019  – Autant Rico  Simmons se pose là en tant que féministe,
autant ça ne semble pas être la qualité première de Joss Lescaf. « Eh, mais
je croyais que t’étais lesbienne  », me lance-t-il, cash, au téléphone. Mes
cheveux courts, mes tatouages et mes convictions féministes signifient
forcément pour lui que j’ai une vie sexuelle orientée vers les personnes du
même genre que moi. Euh, ben non – et quand bien même…
À sa décharge, je sais à qui je m’adresse  : un performer habitué au porno
mainstream, connu pour ses prestations pour la plateforme Blacked.com
spécialisée dans les « grosses bites black ». Pas exactement un habitué du
porno féministe – ni apparemment du féminisme tout court ! Je lui explique
ma démarche, la nature de mon activisme, inclusif et bienveillant. Lui me
parle de son parcours atypique –  il a longtemps été scaphandrier sur des
plateformes pétrolières –, et me touche quelques mots de sa vie de famille.
Il me confie en avoir assez du racisme qu’il subit de la part d’actrices qui
refusent de tourner avec un performer noir. Sa défense : refuser à son tour
de tourner avec des actrices pour des raisons arbitraires, et sans se justifier.
Je raccroche après quasiment une heure de conversation avec l’impression
d’avoir parlé à un homme sincère, curieux, gentil.
23 juillet 2019 – Je rentre du festival d’Avignon, où Alexandra présentait
son premier spectacle Eh bien, dansez maintenant  !5 au théâtre du Train
Bleu. J’y suis allée avec ma mère et ma sœur, et nous en avons profité pour
assister à un maximum de pièces. J’ai été fascinée par Dominique Reymond
en Jocaste sublime dans Le reste vous le connaissez par le cinéma6. Sa voix,
grave, profonde. Sa stature. Sa présence. Quelle émotion  ! Quelle
incarnation de la femme dans sa force et sa détresse, dans sa complexité !
Je tente, depuis, de la contacter – mais en vain. Je crains de devoir renoncer
à cette grande actrice pour l’incarnation de Salomé.

Ne pas valider la haine

Brigitte Lahaie ? Je m’interroge. C’est une icône. Elle représente un X libre


et jubilatoire. Mais son féminisme est différent du mien, et ça me fait peur.
Au printemps 2018, comme sortait mon œuvre audio Chambre  206,
Audible m’avait proposé de l’inviter à l’événement organisé pour la
circonstance. J’avais refusé. Brigitte Lahaie était alors synonyme de
polémique suite à sa signature de la tribune «  pour la liberté
d’importuner7 », suivie de ses propos malencontreux sur le viol8.
Aujourd’hui je me rends compte qu’avec ce refus péremptoire, je me suis
comportée comme une conne. Pardon, mais je n’ai pas d’autre mot. Si j’ai
refusé de l’inviter, ce n’est pas parce que je trouvais qu’elle appréhendait le
mouvement Me  Too (aux côtés de Catherine Deneuve, Catherine Robbe-
Grillet ou Catherine Millet) avec des œillères de femme privilégiée qui
semble, malgré son vécu, vouloir minimiser la souffrance que créent le
harcèlement sexuel, le harcèlement de rue –  et la violence sexuelle tout
court. Ce n’est pas non plus à cause de ses propos sur le viol, puisqu’elle
s’était expliquée et excusée publiquement dès le lendemain soir. Je n’avais
simplement pas pris la peine d’écouter ce qu’elle avait à dire. Pourtant, à
Patrick Simonin sur le plateau de TV5MONDE, elle détaillait :
« J’aurais dû rajouter “malheureusement” en disant “malheureusement, on
peut jouir d’un viol”. Ce qui rend souvent la reconstruction encore plus
compliquée et encore plus difficile. C’est ce que je voulais dire. […] Je n’ai
jamais pris la défense d’un violeur parce qu’il aurait donné du plaisir à la
femme qu’il viole. […] Je dis juste que malheureusement, dans certains cas,
il y a eu des femmes qui ont pu avoir du plaisir. C’est notamment le cas des
femmes qui ont subi un inceste, c’est insupportable. »
Elle expliquait aussi être «  une des premières  » à avoir milité auprès de
l’association Stop aux violences sexuelles, et ajoutait : « Je suis surtout une
femme qui a souffert dans sa chair et quand on aide depuis trente  ans les
femmes à se libérer, qu’on est incomprise à ce point, c’est vrai que ça fait
mal. […] Bien sûr que je regrette de blesser les gens et de leur faire du
mal. »
Des explications qui auraient dû m’aider à la comprendre, à voir ce que
nous avions en commun autour de la libération sexuelle des femmes. Mais
la polémique était énorme, tout le monde, même les signataires de la tribune
«  pour la liberté d’importuner  », se désolidarisait d’elle, et j’ai été lâche.
J’ai eu peur, à l’époque, de lui être associée… L’opprobre public est le
choléra de notre société du spectacle.
J’ai réfléchi au lynchage dont Brigitte Lahaie avait été l’objet. Je n’étais pas
fière de moi. Hurler avec les loups, c’est se comporter en mouton.
De toute façon, je suis en train de me faire des films – au lieu d’en préparer
un. Pourquoi une star comme Brigitte  Lahaie accepterait de revenir au
porno pour Olympe de G., alors qu’elle a raccroché depuis la fin des années
1980 ?
Je vais appeler Arsène Laclos, la star masculine de Voxxx, pour lui proposer
le rôle du tombeur. Avec lui, au moins, ça sera simple.
Bretagne, 28  juillet 2019  – Grande nouvelle  : Alexandra est enceinte. Je
suis très contente pour elle. Elle en avait envie, c’est arrivé vite. Quand elle
me l’a annoncé, j’ai immédiatement pensé au couple Fleur et Max qu’elle a
créé pour le scénario. Elle leur a imaginé un parcours autour de la
procréation : la dernière fois qu’ils ont fait l’amour en essayant d’avoir un
enfant a aussi été la première fois de leur nouvelle vie sexuelle. La notion
de reproduction est taboue dans le porno. Une affaire de torchons et de
serviettes, j’imagine. Pourtant, si on veut se rapprocher du réel, ça peut être
bien de ramener les thématiques de la fertilité, de l’infertilité, de la
contraception et des IVG, traumatiques ou non, dans le X.
31  juillet 2019  – Il fait beau, un vent agréable tempère la chaleur. Le
prunier croule sous les fruits, il prend le relais des cerisiers qui ont tout
donné il y a quinze jours. J’ai des « trompe-couillons », des cerises blanches
qui font croire aux oiseaux qu’elles ne sont pas mûres alors qu’elles sont
délicieusement sucrées ! Je n’ai mangé quasiment que ça pendant dix jours.
En fin de journée, je pars me promener une petite heure avec .Mov et
Géricault, dans notre lande préférée. Sur le chemin du retour, alors que je
longe la petite église et son lavoir fleuri, mon téléphone se met à vibrer dans
ma poche. La balade à cheval est un moment sacré pour moi. Je ne suis là
pour personne, sinon pour moi-même et les animaux. Ça, c’est ce que
j’essaie d’appliquer. En pratique, ce n’est pas si simple.
Là, c’est Joss Lescaf. Le film, tout ça, c’est important. Je décroche. Joss me
pose des questions. Il évoque longuement ses goûts en tant que performer. Il
est drôle et agréable. Et alors que j’en suis à desseller et brosser Géricault, il
m’explique qu’il aime beaucoup branler les clitos. Entre deux doigts,
comme des petits pénis. Ça me fait rire. Non pas le propos de Joss, mais le
décalage qu’il peut y avoir entre mes conversations téléphoniques et mon
quotidien campagnard. Je me demande parfois ce que mes voisins de
bientôt quatre-vingt-dix ans entendent de mes coups de fil dans le jardin.
En tout cas, j’ai envie de confier un rôle à Joss. Ce sera celui de Max, en
couple avec Fleur. Et il va faire la surprise à Salomé de débarquer au
rendez-vous avec sa compagne.
4 août 2019 – Brigitte Lahaie a accepté de lire ma proposition.
Brigitte. Lahaie. Ouah !
5  août 2019, 3  h  10  – J’ai chaud. Les draps me pèsent. J’ai les yeux
écarquillés dans le noir. Ce n’est pas la pleine lune. Et je n’ai pas mes
règles. Mais quand même : un beau spécimen d’insomnie. Mon cerveau est
en boucle. Si Brigitte Lahaie accepte… Il va falloir la diriger. Comment
fait-on avec quelqu’un qui a tellement d’expérience  ? Elle a travaillé un
nombre incalculable de fois avec Jean  Rollin, elle a vu Jean-
Jacques Beineix à l’œuvre dans Diva9, un film qui a bercé mon adolescence.
Et moi je débarque avec ce premier long  métrage. Comment pourra-t-elle
me faire confiance ?
Et puis merde, pourquoi est-ce que je doute encore de moi, comme ça, à
trente-six  ans  ? Quand est-ce que ça vient, la vraie confiance en soi, bien
ancrée, qui ne nous lâche pas en pleine nuit ?
Inspire, deux, trois, quatre, cinq, six… Expire jusqu’à huit… Bloque.
Cinq scènes de sexe, c’est beaucoup. Et c’est peu en même temps. Tout ce
que je veux montrer ne rentrera pas dans seulement cinq  scènes de sexe,
surtout avec les contraintes de Canal. Et puis il y a un risque  : l’effet
catalogue, trop en faire, avoir trop à dire.
OK. On se calme.
Et si les performers jouent comme des manches  ? Et si l’ambiance est
pourrie comme sur We Are the (Fucking) World ? Et si je ne m’entends pas
avec Brigitte Lahaie ?
OK. On se calme. Elle n’a pas dit oui.
Paris, 13 août 2019 – Joss m’avait assuré qu’il n’hésiterait pas à dire non.
Il n’a pas menti. Je lui ai proposé de tourner avec Bertoulle Beaurebec, avec
qui Lélé m’a mise en contact. Bertoulle m’intéresse beaucoup. Elle est
performer et autrice, elle se revendique afroféministe10. Je suis
impressionnée par son militantisme au sein du Strass11 : elle n’a pas hésité à
se coudre la bouche sur une estrade lors d’une manifestation contre la loi
Avia12. Et puis sur Instagram, elle se montre en train d’avaler des épées  !
J’adorerais qu’elle puisse rejoindre l’équipe du film, et je dois dire que
l’idée de filmer un couple noir me plaît. Dans le porno mainstream, les
acteurs noirs jouent très majoritairement des scènes interraciales, c’est-à-
dire avec des femmes blanches. J’ai envie de sortir de cette vision
fétichisante, aux relents néo-colonialistes. Mais Joss, à qui j’envoie le profil
de Bertoulle, refuse. Elle ne lui plaît pas. Bon. Il m’envoie d’autres
propositions d’actrices noires, toutes vivent à Los  Angeles. Entre le fait
qu’elles ne parlent pas français et le prix d’un billet L.A.-Paris, ça ne va pas
être possible.

Apparition solaire

Je réfléchis. J’ai très envie de tourner avec Misungui  Bordelle. Pour elle,
c’est sûr, il y aura un rôle dans le film. Elle irradie une beauté puissante et
son jeu est juste. Misungui se définit comme performer, modèle, militante.
Elle a une implication personnelle dans le porno féministe, c’est son
univers.
Mais il y a aussi Anna Polina. Joss m’a dit qu’ils se connaissaient bien, ils
ont déjà tourné ensemble. J’ai en mémoire son apparition solaire et assurée
devant la caméra d’HPG13, qu’elle rembarre avec beaucoup d’humour dans
le film Il n’y a pas de rapport sexuel14. Toute jeune alors, elle imposait
pourtant le respect. Je sais que depuis, elle a pris part à de nombreux films
d’Ovidie, et qu’elle a réalisé un court  métrage au propos politique,
Profession  : hardeuses. Cette année, elle tient le premier rôle dans
Plaisir fantôme, un court métrage de Morgan Simon, projeté à la Quinzaine
des Réalisateurs, à Cannes. Elle a donc une expérience de jeu au cinéma, et
le fait qu’elle apprécie Joss me permettrait de la jouer secure.
Je vais rencontrer Misungui et Anna Polina (séparément).
L’aspect financier nous préoccupe, Géraldine et moi, concernant
l’éventualité de Brigitte Lahaie dans le rôle de Salomé. J’ai bien prévenu
Brigitte par e-mail que le film n’avait pas un gros budget. Mais se rend-elle
bien compte à quel point nos moyens sont chiches ?
1  h  20  – Soirée en tête à tête avec Karl. Je fais en sorte d’évacuer les
discussions autour du film en début de soirée pour qu’il ait un peu de place.
Je travaille énormément, je ne pense qu’à ça. Et il en souffre. Ça crée des
tensions, des disputes. Il reste pourtant à mes côtés, me soutient, lit les
premières bribes du scénario. Il est patient. Avec moi, comme en cuisine, où
je le vois laver, découper menu, assaisonner, mélanger, pétrir… Salade
d’aneth, menthe et coriandre aux amandes pilées et sirop de grenade.
Focaccia chaude et encore croustillante aux zereshks. Un verre de vouvray
pour fêter la vie.
La semaine prochaine, départ pour Annecy.
Annecy, 18 août 2019 – Le lac est toujours aussi stupéfiant de beauté.
J’allais régulièrement en vacances à Annecy, enfant, puis adolescente.
Après le divorce de mes parents, mon père s’y était installé. J’y ai même été
scolarisée plusieurs mois en troisième et en seconde. À l’époque, je ne
voyais rien de la somptuosité du paysage. Mes parents se déchiraient au
tribunal pour ma garde et celle de ma sœur. Dans ce contexte, je trouvais
tout gris, moche, déprimant, anxiogène. Je me rappelle être allée au cinéma
avec des potes. C’était un film de Lelouch, et à un moment, on y voyait
l’opéra Garnier sous la neige. J’avais pleuré. Paris me manquait tellement…
Après un énième jugement, en faveur de ma mère celui-là, j’étais rentrée à
Paris et n’avais plus vu mon père durant plusieurs années. Il avait déménagé
au Brésil pour le travail, puis à Nantes.
Notre relation s’est ressoudée sur le tard, j’avais vingt-cinq ans. Et il y a
deux  ans, en 2017, je suis retournée à Annecy à l’occasion de ses
soixante ans. J’ai alors été soufflée par la majestuosité du lieu. La douceur
de l’eau du lac. La brume qui s’élève, le matin, au-dessus des prés. La vue
depuis Planfait ou La  Forclaz. Les reflets roses sur les parois de roche, le
soir venu. Les lucioles dans l’herbe. La fraîcheur de l’air la nuit.
Mon père et sa femme nous accueillent à la nuit tombée, après une longue
route. Ma sœur est là. On rigole beaucoup, elle et moi. On prend l’apéro en
famille sur la terrasse, au son des clapotis du lac. On est bien.
Au lit, je reprends mes lectures du moment  : Moi, la scandaleuse de
Brigitte  Lahaie, et Brigitte Lahaie, un beau livre qui raconte le cinéma
porno des années 1970 et 1980 à travers son parcours15. Je m’imprègne de
Brigitte pour mieux façonner Salomé.
20  août 2019  – Je n’étais pas bien fière en démarrant cette conversation
téléphonique. Les mains moites, la voix mal assurée. Sans me l’avouer, je
m’attendais de la part de Brigitte  Lahaie à quelques conseils et
encouragements, une manière polie de dire « merci, mais non merci ». Au
lieu de quoi elle m’a simplement dit : « Oui, c’est bien. Ça m’intéresse. »
Elle m’a aussi appris qu’elle est engagée auprès de l’Association pour le
droit de mourir dans la dignité (l’ADMD). Honte à moi, j’aurais dû mieux
me renseigner, je ne le savais pas. L’histoire de Salomé a d’autant plus de
sens pour elle : ce film parle du droit à disposer de son corps comme on le
souhaite, jusqu’au bout. Dans le plaisir, comme dans la mort.
Les mots de Brigitte continuent de résonner à mes oreilles. Ils me parlent de
Salomé, ébauchent les teintes du personnage. Le film prend corps.
21 août 2019, 2 h 10 – Insomnie. J’ai la tête pleine de boucles, comme des
toupies qui se lancent seules et tournent, tournent. En voici une : et si ça se
passait mal sur le tournage entre Joss Lescaf et sa partenaire de jeu ? Et une
autre  : et si on s’était mal comprises avec Brigitte, qu’elle ne voulait pas
tourner avec moi et que j’avais compris le contraire ? Et celle-ci : un truc va
me tomber dessus, un truc auquel je n’aurais jamais pensé, comme après le
tournage de The Bitchhicker ou d’Architecture Porn.
23  août, 9  h  – Karl a tremblé de froid toute la nuit sous ses
quatre couvertures. Il ne mange pas depuis deux jours. Il a de la fièvre. On
s’habille et on file dans un cabinet médical.
11 h – Le foie n’a pas l’air au top, la médecin nous a envoyés aux urgences.
Karl attend sur un brancard, toujours grelottant, mais en tee-shirt.
Interdiction de se couvrir quand on a de la fièvre  ! Il n’y a pas de réseau
dans cette partie de l’hôpital, alors je sors quelques minutes pour envoyer
par texto des nouvelles à ma sœur et à mon père. Allez, tant que j’y suis,
j’ouvre Instagram.
« VIOLEUSE » : c’est le commentaire qui apparaît sous plusieurs de mes
posts, rédigé par des personnes que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam.
Paris, 26  août 2019  – Karl va beaucoup mieux. Une IRM a fini de nous
rassurer.
J’ai passé provisoirement mon compte Instagram en privé.
On échange autour de la coordination d’intimité avec Lélé, je lui envoie
tout ce que je lis d’intéressant en ligne sur ces thématiques. Elle prend son
rôle à cœur. Et heureusement, car nos demandes d’aide auprès de
professionnels flottent pour l’instant dans le néant du Grand Internet.
12 septembre, 22 h 50 – De retour de mon rendez-vous avec Brigitte : cette
fois, c’est acté, elle jouera Salomé.
On s’est retrouvées à l’heure de l’apéro dans un bar, vers la Maison de la
radio. On a parlé de chevaux, notre passion commune, en dégainant des
photos de nos amours équins. Puis Brigitte a évoqué ses propos autour de
Me Too, la violence des réactions, la nécessité de se tenir à distance. Je lui
ai confié quelques mots sur ce que j’ai vécu à la suite de ma relation et de
ma collaboration avec le performer R.  Les accusations diffamatoires ultra
violentes comme sorties d’un chapeau. VIOLEUSE. Le harcèlement en
ligne. VIOLEUSE. Les amis qui m’ont tourné le dos. VIOLEUSE.
Ce sujet, je l’évoque toujours en amont d’un projet. R.  a beaucoup,
beaucoup écrit à mon sujet, sur les réseaux, sur des sites, et je me dois
d’être transparente. Mais j’en parle aussi à Brigitte parce qu’elle sait ce que
ça fait de se retrouver au milieu du cercle des loups qui hurlent.
Sur le point d’aller dîner, elle me demande si elle m’impressionne. La
réponse est oui. Je suis dans mes petits souliers depuis le début de
l’entretien… Et aborder « l’affaire R. » est toujours difficile pour moi – un
sujet qui ne m’aide pas à déployer mes ailes sociales.
Géraldine nous rejoint au restaurant de la Maison de la radio. Ambiance
XVIe  arrondissement, vue sur la Seine et la tour Eiffel  ; les Bateaux-
Mouches balaient le soir d’été de leurs bras lumineux. Je reste nerveuse.
Géraldine gère la conversation en mode « pro mais pas trop ». En mon for
intérieur, je l’en remercie chaleureusement. Le risotto aux légumes est servi,
c’est le moment de parler du petit caillou dans la chaussure : les finances.
Un domaine avec lequel je ne suis pas à l’aise. J’aimerais payer les gens
comme ils le méritent – comme je pense qu’ils le méritent. Et mes budgets
ne sont pas à la hauteur. Je voudrais faire mieux, payer plus.
Pour finir, Brigitte nous dit très clairement qu’elle n’accepte pas le rôle pour
l’aspect financier. Que le projet l’intéresse, point. À ce moment de la
conversation, un poids disparaît d’entre mes épaules. Je mange mon dessert
aux figues sur une bulle de savon.
8  octobre 2019  – Répétition chez moi avec Anna  Polina. Je lui donne la
réplique. Sa beauté me trouble. Elle a appris son texte, son jeu est délicat.
Pourquoi faut-il choisir  ? Misungui a ses qualités. Anna a ses qualités.
Misungui a une aisance naturelle, une impertinence qui me plaît, un sourire
lumineux, un jeu fluide. Anna est magnétique, son jeu est à fleur de peau,
elle a quelque chose d’iconique et de fascinant.
10  octobre 2019  – Anna ou Misungui  ? J’y pense depuis des jours. Je
voudrais les faire jouer toutes les deux, c’est un vrai déchirement. Si c’était
possible, je créerais un rôle supplémentaire pour l’une d’entre elles. Mais
j’ai déjà dû couper deux personnages du scénario pour rentrer dans le
budget…
Alors, avec l’aide de Géraldine et d’Alexandra, j’ai choisi. Misungui
interprétera Fleur. Son jeu me plaît, son parcours de performer investie dans
le porno alternatif résonne avec le projet du film.
Une autre raison m’amène à écarter Anna  : elle a des faux seins. Ça me
coûte de l’écrire, mais je me rends bien compte que ça me pose un
problème. C’est l’idée d’un certain porno, où l’injonction est faite aux
actrices d’avoir, passé trente ans, a minima un 95 D. Anna a un point de vue
féministe sur le travail du sexe et sur sa libre disposition de son corps, elle
ne s’en laisse visiblement pas conter… Alors pourquoi est-ce que ça me
gêne à ce point ?
C’est d’autant plus absurde que j’ai quasiment toujours vu ma mère avec
des implants en silicone. Elle se les est fait poser quand j’étais toute petite
(je ne me suis rendu compte de rien, alors que le changement était
significatif !) pour ne se les faire enlever que très récemment.
Et ma petite sœur, suite à son cancer, vient de se faire poser des prothèses
mammaires dans le cadre de sa reconstruction immédiate… Et bordel,
qu’est-ce que je suis contente pour elle qu’elle ait eu cette possibilité !
Quant à moi, j’ai fantasmé toute mon adolescence de m’offrir des faux seins
bien massifs le jour même de mes dix-huit ans. J’étais très complexée par
ma petite poitrine. Au collège, je la cachais en croisant mes bras à longueur
de récré ; au lycée, je trichais à coups de soutiens-gorge ultra rembourrés.
C’était pas facile, à l’époque, entre mon corps et moi.
Mon corps, cet obscur territoire qu’il a fallu conquérir.

Connaître mon corps, faire reculer la souffrance

J’ai pris du poids. Dans le miroir, je regarde ces rondeurs comme des
formes qui seraient sorties un beau matin au fond de mon jardin sans que
j’aie pourtant rien demandé. Je ne sais pas quoi en penser. Elles sont moi et
en même temps je ne les reconnais pas.
Karl, lui, me répète avec douceur qu’il les aime, mes rondeurs, qu’elles me
vont bien. Nous projetons de faire un enfant, peut-être. Une décision que
j’embrasse avec passion. Mais une décision flippante, aussi. Plus jeune,
j’avais carrément un dégoût à l’idée de maternité.
Parmi les bouleversements que cette décision occasionne, il faut pouvoir
appréhender l’idée que le corps change. Qu’on n’a pas nécessairement le
contrôle de ce territoire qu’on habite. Certaines femmes grossissent dès les
premières semaines de grossesse, d’autres restent sveltes à mesure que les
mois passent – à peine arrondies au niveau du ventre. Dans quel camp serai-
je ? À quoi vais-je ressembler quand j’attendrai un bébé ?
On en a toutes plus ou moins conscience : à partir de la puberté, notre corps
entre dans une danse souvent rock’n’roll qui le trimballe d’un changement à
l’autre, sans répit. Depuis les cycles menstruels jusqu’aux accidents de la
vie, en passant par les prises ou les pertes de poids selon les périodes, les
humeurs, notre corps réagit. On le voudrait calme, ce corps, silencieux,
docile. Mince, beau, toujours jeune. Sous contrôle, en somme, et fidèle à la
projection qu’on se fait de soi. Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe.
Et il m’a fallu des années pour comprendre et enfin commencer à faire la
paix. Avec lui, et avec moi.

Milk-shakes et céréales

J’ai appris beaucoup de choses à l’école. Le grec ancien, les figures de style
employées par Flaubert ou Rabelais… En ce qui concerne ma relation à
moi-même, la gestion de mes émotions, le rapport à mon alimentation, à
mon corps (je n’évoque même pas la sexualité), l’apprentissage a été égal à
zéro, ou à peu près. Si on devait chiffrer, ce serait même probablement en
négatif vu les a priori et les poncifs qui se diffusent sur l’ensemble de ces
sujets. Peut-être que l’école ne peut pas intervenir sur tout. Peut-être que ce
n’est pas son rôle. Des cours sur mon rapport à mon corps ou sur le
consentement m’auraient pourtant été bien utiles.
À l’époque, dans les années 1980-1990, les plaisirs de la bouche ne tiennent
pas tant de place parmi les classes moyennes-supérieures. Les femmes, au
moins pour certaines d’entre elles, sont enfin sorties de leurs obligations
nourricières  ; ma mère travaille beaucoup, et l’essentiel de notre
alimentation se décline en plats cuisinés industriels, glanés dans le rayon
frais du Franprix, passés au micro-ondes, et assortis de desserts sucrés.
L’entrée dans l’adolescence va marquer un premier grand écart entre mon
corps et moi, un changement d’angle d’une grande violence. J’ai treize ans,
on m’a prescrit la pilule pour lutter contre une acné sévère. J’ai pris du
poids sur une période brève. Pour autant, je ne m’en suis pas rendu compte ;
ce genre de considérations est tellement loin de moi  ! Et puis un jour,
comme je suis assise sur mon lit en soutien-gorge, ma mère me fait
remarquer les plis sous ma poitrine – un, deux, trois, et puis mon ventre. Si
je suis « comme ça » à mon âge, comment serai-je plus tard ?
Ni une ni deux, il faut agir. Ma mère m’emmène à la pharmacie. Achat de
barres protéinées, de sachets repas goût « poireau » ou « praliné ». Voilà, je
suis parée pour reprendre mon corps en main et le remettre dans le droit
chemin. Ça a le mérite d’être simple : des protéines réparties entre un milk-
shake le matin, des barres dans la journée, et un genre de soupe le soir.
Pas besoin d’être ceinture noire en nutrition pour prédire comment ce
régime a tourné. J’ai faim. J’ai envie de manger. Alors je craque, je bâfre
des céréales, du lait chocolaté, des gâteaux, des desserts, de la pâte
d’amande, des chips, du fromage, du tarama, beaucoup de tarama… Des
crises au cours desquelles je me remplis. Et qui me laissent sans force. Une
loque. Honteuse, tellement honteuse d’avoir encore « manqué de volonté ».
À quinze ans, dans la « chambre de bonne » que ma mère me loue au même
étage que l’appartement familial, je suis en mesure de vivre pleinement
cette dégringolade que connaissent bien toutes les victimes de troubles du
comportement alimentaire (TCA). Quand je craque, j’avale des laxatifs
pour limiter la prise de poids.
Bientôt, « je gagne en compétences » : j’apprends à me faire vomir. Je peux
manger un paquet entier de céréales sans craindre de prendre du poids. Mais
vomir est épuisant, je me relève de la cuvette des toilettes le visage bouffi,
les yeux gonflés. Je suis dans un semi-vertige permanent, entre la tristesse,
la solitude, la honte, et l’apaisement que procure la nourriture. Dans cette
révolution qu’est la puberté, dans cette métamorphose multiforme qui
balaie tous mes repères à moi-même et au monde extérieur, je suis bientôt
perdue. Et épuisée.
Mon bac en poche, je m’inscris à l’École du Louvre et emménage dans un
studio à proximité. Je m’y sens seule. J’ai seize  ans, des phobies sociales
qui n’ont fait que croître après le lycée. Elles me nouent le bide, me font
trembler la nuque, les genoux, les bras. Et comme pour m’aliéner un peu
plus, les TCA s’entremêlent à mes angoisses sociales. Manger en société est
devenu très compliqué. Particulièrement avec ma propre famille – une vraie
torture.

Comme une vieille fringue

J’ai finalement réglé le problème des troubles du comportement alimentaire,


je suis plus à l’aise avec moi-même. Pourtant, la détestation de soi est
toujours là, qui rôde. Un autre épisode de douleur vécu au travers de mon
corps : le mannequinat.
Un coup de chance m’amène à défiler durant quatre ou cinq saisons pour la
Maison  Margiela, en parallèle de mes études. J’apprends à monter et
descendre d’immenses escaliers en talons de 12  centimètres, à ne pas me
prendre les pieds dans des pantalons trop longs, à m’arrêter devant un mur
de photographes sans ciller. Je n’ai pas d’ambition dans le mannequinat, et
cela rend cette expérience aussi ludique que valorisante. Martin  Margiela
est humble et chaleureux, j’ai de l’admiration pour son travail. Acceptée par
son équipe en blouse blanche au même titre que des mannequins pros
arrivées d’Allemagne ou du Brésil, je gagne en assurance.
Mais l’histoire s’achève en eau de boudin. C’est l’hiver, on me convie à un
essayage. Tous les looks qu’on me propose imposent d’être en body. Je sors
de la cabine avec mes jambes blanchâtres, pas épilées, mes fesses ramollies
par l’absence de pratique sportive. J’en plaisante, pensant qu’on me
comprendra, qu’on me proposera une autre tenue.
Il n’y a pas eu un mot. Deux  heures plus tard, j’ai reçu un coup de fil.
J’étais jetée comme une vieille fringue. Exit, merci, adieu ! Mon corps ne
convenait plus.

Fuselé, lisse, glossy

Convenir, ne pas convenir  : voilà toute l’histoire. Ce jour où ma mère a


dénoncé des bourrelets que je n’avais même pas remarqués, je suis entrée
sans le savoir dans la cour des femmes. Il était temps pour moi de me
conformer aux injonctions faites à mon corps. En vérité, rien de plus facile :
ces injonctions, je les intégrais depuis petite. La théorie, je la connaissais
par cœur.
J’ai grandi sans télé. Avide d’images de la pop culture, je nourris, enfant
puis jeune adolescente, une passion pour les magazines féminins et – déjà –
la publicité. Fascinée par la beauté irréelle des images, je découpe leurs
pages de papier glacé, je fais des collages accouplant des corps de femmes
longilignes avec des têtes de chevaux, des paysages lointains, des astres,
des comètes. J’adore ça. Tout est parfaitement profilé, fuselé, lisse, glossy.
Puis un jour : pourquoi ne le suis-je pas, moi ? Quand deviendrai-je fuselée,
lisse, glossy  ? Pourquoi ma peau arbore-t-elle les traces zébrées de ma
croissance trop rapide ? Pourquoi mes seins sont-ils pointus timides, et non
pas ronds pamplemousses ? Dans la rue, les unes des magazines, les pubs
de Jean-Paul Goude, les peaux poudrées des mannequins Calvin Klein me
happent, me font rêver d’un prochain collage. D’un prochain corps. Les
contours du mien ne sont pas conformes.

Eh, les magazines féminins ! Et si vous nous faisiez du bien ?

J’ai bien conscience que je ne suis pas en train d’inventer l’eau tiède quand
je dénonce les magazines féminins. Mais je crois que ma façon enfantine de
me chercher dans les pages de papier glacé est un réflexe largement partagé
dans le monde des jeunes filles. À quinze  ans, on a dans la tête un split
screen16  : d’un côté les images des pubs Calvin Klein, Chanel, Produits
laitiers ; de l’autre le reflet de notre corps d’adolescente avec ses boutons,
ses poils, ses capitons. Le contraste fait mal.
À l’époque de mes collages oniriques, je n’avais jamais entendu le mot
«  Photoshop  ». Le clip d’Aphex Twin17 qui glorifie les femmes à visage
barbu et la cellulite, n’avait pas encore frappé ma rétine de sa splendeur
décadente. Aucun étalonneur ne m’avait demandé si ce plan « un peu dur »
d’une actrice ne mériterait pas qu’on lui fasse « une petite beauté ».
Aujourd’hui, la jeune génération est mieux armée que moi dans les années
1990. Elle sait ce qu’est Photoshop. Et elle peut répliquer à coups de selfies
améliorés par l’intelligence artificielle. À grand renfort de filtres, on peut
enfin réduire l’écart entre les deux côtés du split screen  : d’une part, ces
canons qu’on nous impose, et d’autre part, la réalité de notre enveloppe
charnelle.
Je reste fâchée contre les magazines féminins. Parce qu’ils sont conçus par
des femmes de mon âge, qui ont été des jeunes filles complexées, et qui
pourtant ne renversent pas les tables de leur rédaction avec fureur. Parce
qu’aucun·e journaliste ne met le feu à ces cartons pleins de photos de jeunes
filles de seize  ans, photographiées par des quadragénaires dont certains se
sont révélés des prédateurs sexuels. Les magazines féminins transmettent à
des générations de jeunes filles des exigences absurdes et un rapport au
corps déconnecté, malsain même. J’attends des personnes qui y travaillent
qu’elles fassent ce constat et prennent leurs responsabilités. Qu’elles
cassent tout et repartent de zéro pour nous proposer des contenus et des
images à la hauteur du mot « féminin ».
Il serait si facile de nous faire du bien ! Montrez-nous des corps aussi beaux
que différents, photographiés par des personnes de genres, d’origines, de
talents divers. Magnifiez les détails qui nous rendent humain·e·s, au lieu de
proposer des corps post-réels. Cessez de parler imperfections, anti-âge,
pipe-ciment-du-couple18… Emparez-vous de sujets qui nous concernent,
comme les règles, l’endométriose, la grossophobie, les manifs pour le droit
à l’avortement en Pologne ; laissez Yann Moix au placard et allez interroger
Céline  Sciamma, Rokhaya  Diallo, Alice  Coffin, Alexandria  Ocasio-
Cortez… Montrez-nous la beauté gouine, la beauté grosse, la beauté noire,
la beauté militante, la beauté trans, enfin !

Les courses, la popote

Comment draguer quand on ne s’aime pas  ? Comment s’envisager en


possible objet de désir quand on se juge soi-même avec la plus grande
sévérité ? Entre dix-neuf et vingt et un ans, je noie la question dans le pastis
et l’ecstasy. Les pupilles dilatées, dans un état de conscience défracté, tout
devient possible. Je sors à l’Élysée-Montmartre ou au Rex, et je rentre avec
Thomas  Winter, Cosmo  Vitelli, Teki  Latex. Conséquences de mes excès,
quand le jour se lève, mes dents se mettent à grincer, mon ventre se tord, et
je ne suis de nouveau plus qu’un corps en souffrance.
Peu après un défilé Margiela, je me casse la rotule à la patinoire. La jambe
immobilisée dans un plâtre allant de la hanche à la cheville, le ventre et les
fesses bardés de bleus causés par les injections d’anticoagulants, j’arrête
l’alcool, les drogues, le Rex et l’Élysée-Montmartre. À la place, je vais
manger des cakes au chèvre chez mes ami·e·s et je me couche tôt. C’est
ainsi, en béquilles-jogging et dans la plus parfaite sobriété, que je rencontre
A.  chez une amie de l’École du Louvre. A.  a dix  ans de plus que moi, il
compose de la musique électronique, fait du sampling. Sa présence me fait
un bien fou dès les premières semaines de notre relation. Je me garde bien
de lui parler de mes TCA, et je me laisse porter. Ensemble, nous faisons les
courses, nous préparons à manger –  des couscous, des tartes  – et bientôt,
mon rapport à l’alimentation est considérablement assaini. Je porte ses
jeans, trop grands pour moi, qui me procurent une agréable sensation de
flotter dans mes vêtements. À vingt et un ans, enfin, je cesse de me torturer.
Et de me faire vomir.

Un liquide fabuleux appelé « lubrifiant »

Mais si m’alimenter n’est enfin plus une souffrance, il y a une relève  : le


sexe. Depuis le tout début de ma sexualité partagée, à quinze  ans, les
rapports pénétratifs me sont le plus souvent douloureux. J’en garde la
sensation de vives brûlures. Mon corps déclenche des mycoses, des
infections urinaires. Quand on vit seule, on prend le temps après une
relation sexuelle de se remettre, d’oublier un peu, et puis au fil des jours, on
espère le prochain moment de proximité physique, de souffles mêlés, de
contact. La souffrance s’efface, le besoin de peau à peau se réimpose. Mais
lorsque j’emménage avec A., les rapports sexuels deviennent plus réguliers
et la souffrance quotidienne.
Là encore, j’aimerais dire à quel point il est nécessaire d’être en contact
avec soi-même. Je voulais faire plaisir à A., comme je voulais faire plaisir à
tous les hommes qui se retrouvaient dans mon lit. Je voulais qu’ils aient du
plaisir, qu’ils me désirent, qu’ils me reviennent, qu’ils m’aiment. Alors oui,
j’avais mal. Mais ce n’était pas grave. Adolescente, pendant que je ne
regardais pas la télé, je lisais beaucoup de littérature des XVIIIe et XIXe siècles.
Et adulte, je me projetais donc volontiers dans cette image de la femme qui
s’offre à l’homme. Dans une telle vision romanesque du rapport amoureux,
je pouvais bien souffrir un peu…
À la même époque, je me décide à évoquer mes douleurs à mon
gynécologue. Il faut lubrifier, me répond-il comme s’il s’agissait d’une
évidence. Lubrifier ? Mais je mouille autant que je peux ; comment mouiller
plus, mieux ? Je ne sais pas encore qu’il existe un liquide fabuleux appelé
« lubrifiant » et je n’ose pas poser plus de questions. S’il ne s’alarme pas,
c’est que ma douleur est normale. Alors je continue d’encaisser.

Plaisirs infantiles, orgasmes matures… Mais bien sûr !

Une autre zone d’ignorance qui m’a confortée dans une sexualité
douloureuse, c’est la parole de Françoise Dolto. Son ouvrage Sexualité
féminine a été le premier livre sur le sexe que j’ai lu, en cachette, après
l’avoir dérobé sur les étagères de ma mère. La psychanalyste, dans la lignée
de Freud, y qualifie l’orgasme clitoridien de plaisir infantile. Les orgasmes
plus matures sont l’orgasme vaginal, et même l’orgasme utérin ! Ça alors…
J’en ai déduit que, quand on est une femme, une vraie, on arrête de jouir par
les frottements et les caresses. On se fait pénétrer, et de l’homme vient le
plaisir. Puisque la spécialiste le dit, il faudra bien que j’arrive à trouver le
nirvana dans un acte qui, pour le moment, ne m’offre que douleur.
J’ai déjà évoqué la suite  : chaque rapport sexuel, parce qu’il était
autocontraint, devenait source d’angoisse. Incapable de faire ce qu’on
attendait de moi en tant que femme, je me sentais nulle.
J’aimerais que le système scolaire prenne sa part sur ces sujets. Qu’il puisse
dire les interdits, évoquer le respect qu’on se doit à soi avant même de le
devoir à l’autre. Qu’il permette à chacun et à chacune d’entre nous de se
considérer comme premier sujet de sa propre vie, également sur les sujets
liés au corps et à l’intime.
Personnellement, si une telle éducation m’avait été donnée, cela m’aurait
permis de ne pas être dans une constante négation de moi-même. Dans
l’ombre de l’être aimé, au service de son plaisir. Jamais il ne me serait venu
à l’esprit, à l’époque, de considérer d’abord mon propre plaisir.
De là est née une autre forme de douleur – affective, celle-là. Après le sexe,
quand mon amant s’endormait, j’éprouvais une tristesse profonde. Un
chagrin qui m’ouvrait l’âme en deux. C’était comme si, malgré mes efforts
pour être une bonne amante, je n’avais pas été à la hauteur. Pas assez bien
pour qu’il continue de partager avec moi. Je n’avais pas eu d’orgasme –
 pire : j’avais eu mal – et tout ça pour rien. La solitude, l’abandon. Alors la
toupie des angoisses nocturnes se mettait de nouveau à tourner : la honte de
soi, le sentiment d’être incapable, non conforme aux attentes. Et ce n’est
qu’au petit matin que la fatigue écrasait la tristesse.

Amour, indulgence, connaissance

Ces douleurs dans mon corps, dans mon âme, si elles appartiennent
aujourd’hui au passé, ont été fondatrices de ce que je suis aujourd’hui. Je ne
m’écoutais pas. Je me forçais à avoir des relations sexuelles telles qu’il me
semblait que je devais en avoir.
Mais j’ai été aimée. Et à force, j’ai commencé à m’aimer. À traiter mon
corps avec plus d’indulgence et de gentillesse. Mes compagnons ont
souvent exercé une fonction thérapeutique bienveillante. Certains m’ont
même beaucoup aidée à gérer mon rapport au corps –  à commencer par
A. et jusqu’à Karl et ses doux compliments sur mes rondeurs récentes.
Quand j’ai créé mon Amap, en 2013, le fait de choisir des producteurs, de
connaître les produits, de faire à manger, a aussi entraîné une boucle
vertueuse. J’étais dans le respect des produits consommés, et donc dans le
respect de mon corps qui les recevait.
C’est également la connaissance (on y revient  !) qui a créé des liens
respectueux entre ma tête et mon corps. Comprendre mon cycle, les
changements qui lui sont liés, l’impact du système digestif sur nos humeurs
et nos comportements… J’ai finalement accepté le fait que mon corps n’est
pas une machine. Qu’il assure son/mon équilibre – et avec quel talent !
1. Produit par Erika Lust, 2017.
2. Alice in Wonderland: A Musical Porno, 1976.
3. Behind the Green Door, 1972.
4. Production Erika Lust, 2017.
5. D’Alexandra Cismondi et Émilie Vandenameele, mise en scène
Émilie Vandenameele.
6. Le reste vous le connaissez par le cinéma de Martin Crimp, adaptation
des Phéniciennes d’Euripide, mise en scène de Daniel Jeanneteau, 2019.
7. Le Monde du 9 janvier 2018.
8. « On peut jouir lors d’un viol », sur BFM, le 10 janvier 2018.
9. Film dans lequel elle tient un petit rôle, sous le pseudonyme de Brigitte
Simonin.
10. Lire absolument d’elle Balance ton corps, Manifeste pour le droit des
femmes à disposer de leur corps, La Musardine, 2020.
11. Syndicat du travail sexuel en France. Créé en mars 2009, il défend les
droits des travailleurs et travailleuses du sexe, c’est-à-dire principalement
des prostitué·e·s mais aussi des acteurs et actrices pornographiques ou
encore des opérateurs et opératrices de téléphone rose.
12. Adoptée en mai 2020, la loi déposée par Laetitia Avia (LREM) visait à
« lutter contre les contenus haineux sur Internet ». Le Conseil
constitutionnel avait retoqué le texte en juin pour incompatibilité avec la
liberté d’expression.
13. Hervé-Pierre Gustave, acteur et réalisateur de films porno.
14. Film de Raphaël Siboni, 2012.
15. Cédric Grand-Guillot et Guillaume Le Disez, Les Films de culte,
Glénat Livres, 2016.
16. Du nom du procédé de montage qui sépare l’écran en deux parties, le
plus souvent verticalement. Deux plans différents se jouent ainsi
simultanément.
17. Windowlicker, 1999.
18. ELLE, 20 juillet 2012.
Entretien

« Ce film est un engagement en soi »

Heidi Switch, performer et militante féministe


& Alexandra Cismondi,
comédienne et autrice

Vous avez toutes les deux participé à Une dernière fois chacune


de manière particulière…

Alexandra Cismondi  : J’avais déjà écrit L’Appli Rose avec Olympe de


G. Pour son long métrage, il y a d’abord eu la coécriture du scénario. Elle
m’a tout de suite proposé d’interpréter la voix de Sandra, le second rôle qui,
derrière la caméra, révèle Salomé. J’ai eu peur. Mais j’ai accepté.
Heidi Switch : Pour ma part, j’incarne Sandra physiquement sur la fin du
film, et c’est Alexandra qui double ma voix.

Vous venez d’univers professionnels différents. Alexandra, vous


travaillez pour le théâtre, le cinéma traditionnel et la télé. Heidi,
on vous connaît en tant qu’artiste bodypositive et prosexe. Jouer
dans ce film, est-ce un acte militant ?

A.C. : De tout temps, on a lu et écouté quasi exclusivement des hommes.


Notre corps de femme, notre conscience sociale et politique sont piétinés
depuis toujours. Il faut que les choses changent. Travailler avec Olympe est
un engagement en soi. Ses films défendent des sujets politiques. Et écrire un
film porno féministe diffusé sur Canal permettait d’élargir le spectre des
destinataires, enfin !
H.S.  : J’ai grandi dans les années 1990. Adolescente obèse, le sexe
m’effrayait. Mon corps potelé me donnait le sentiment que je ne méritais
pas d’être désirée. J’ai longtemps été très renfermée et déprimée. Cela faute
d’aide et d’éducation sexuelle. En performant dans des films comme ceux
d’Olympe de G., je choisis d’être qui je suis. Et je souhaite qu’au travers de
la catharsis, d’autres personnes puissent vivre en paix avec leur corps et
prendre du plaisir.

Qu’avez-vous appris sur vous-même au cours de ce tournage ?

A.C. : Contrairement à la plupart des tournages, celui-ci était d’une grande


humanité. J’étais enceinte de cinq mois, ce qui fait que j’étais d’autant plus
sensible à la douceur qui régnait au sein de l’équipe. Particulièrement grâce
à Lélé, si paisible. Une dernière fois, aussi bien sur le tournage qu’à l’écran,
c’est l’exact inverse du porno culpabilisant qu’on trouve sur les tubes, avec
leurs corps et leurs manières de faire « efficaces » et stéréotypés.
H.S. : Oui, Lélé a fait en sorte que chacun·e se sente bien et en confiance.
C’était simple, ce qui a permis de se dire les choses quand on rencontrait
des interrogations ou des problèmes.
D’abord, se protéger
Des mots contre les maux de l’intime

Bretagne, 3  novembre 2019  – Karl finit d’imprimer le formulaire de


consentement depuis son ordinateur. Ce n’est jamais facile à dire, tant il est
perfectionniste, mais je crois qu’il en est content. Moi en tout cas, je suis
enthousiaste. J’ai l’impression qu’on vient de créer à quatre mains un
document assez complet.
On ne peut bien sûr pas prévoir tous les cas de figure, notre intention initiale
me paraît néanmoins concrétisée  : donner à chaque comédien·ne la
possibilité de s’exprimer précisément dès la prépa, puis tout au long du
tournage sur les questions qui assureront son bien-être. La route a été
longue et tortueuse –  tellement de montées d’excitation et tellement
d’angoisse – mais aujourd’hui je suis heureuse de cet aboutissement. Eh, un
peu d’autosatisfaction pour changer, ça fait du bien !
Une déception pourtant  : ne pas avoir pu bénéficier des formations et des
conseils d’Intimacy Directors International  (IDI). Nous envisagions de
partir de bases solides, et IDI regroupe des pionnier·e·s de la coordination
d’intimité qui bossent sur les tournages de HBO, Netflix, Amazon. Ça,
c’était sur le papier. Dès qu’on est passé au concret, tout est devenu
beaucoup plus compliqué. Je résume.
Premier contact avec Intimacy Directors International (IDI) en juillet 2019
–  très en amont du tournage, donc. Je me renseigne sur les formations,
j’espère qu’ils en font en France de temps à autre. J’explique rapidement le
contexte et le projet du film. Leur job, m’expliquent-ils, c’est de coordonner
le sexe simulé. Et donc de tout faire pour que la scène d’intimité semble
réelle sans images des parties intimes et sans que les parties intimes entrent
en contact. Le porno est donc à l’opposé de leur démarche, me répond-on.
Je tombe des nues. Sur leur site, ils s’affichent avec des petites pancartes
#consensualcreativity. C’est exactement ce qu’on essaie de faire pour
« Salomé » !
Une enquête édifiante

Leur réponse me paraît tellement absurde que je reste sûre de pouvoir les
convaincre. Je leur explique par e-mail que je me suis longuement
documentée sur la coordination d’intimité via des articles et des
documentaires, et que pour moi, leur approche ferait un bien immense au
porno. Ils doivent bien savoir, quand même, que sur les plateaux de X, des
actrices se sentent forcées de se livrer à des pratiques sexuelles auxquelles
elles n’ont pas consenti. Qu’il arrive trop souvent, notamment sur les
tournages de pro-am, que la prod les pousse à aller bien au-delà des
pratiques sexuelles convenues. Elles viennent pour une pénétration
vaginale, et pendant la scène, la prod les pousse à accepter une double
pénétration. Ou une pénétration anale. Ces pratiques ont fait l’objet
d’investigations. Ovidie évoquait dans son documentaire Pornocratie1 ces
« milliers d’actrices contraintes de tourner des scènes deux fois plus hard,
pour deux fois moins d’argent ». Un phénomène enfin révélé au grand jour
dans des médias mainstream tels que Le Monde, Konbini. Quand on bosse
sur le consentement devant la caméra, il n’est pas possible d’ignorer ça !
Il n’empêche  : mes e-mails restent sans réponse. Un mois plus tard, je
reçois leur newsletter qui annonce leurs prochaines formations au
Royaume-Uni. Le top serait que Lélé y aille. Quitte à ce qu’elle fasse le
stage incognito. Elle ne dirait rien de notre projet, elle prendrait les cours,
ferait le tri pour ne garder que ce qui serait pertinent pour nous. Mais là,
nouveaux couacs  : pour accéder aux stages, il faut pouvoir justifier de
diplômes comme les premiers secours ou avoir de l’expérience en tant que
chorégraphe de cascade – autant de « bagages » que Lélé n’a pas, bien sûr,
et on ne lui en veut pas  ! Autre problème  : il n’y a pas de formations
prévues avant novembre. Et de toute façon, le coût total, déplacement
compris, tourne autour de 3  500  euros –  impossible à prendre en charge
pour la prod comme pour Lélé.
OK. La coordination d’intimité est un truc qui se mérite. Dans l’adversité,
je reste convaincue qu’on peut trouver un arrangement, et je reprends
contact avec chacun des cinq membres de l’équipe de IDI. Je leur expose
longuement les valeurs du film, notre motivation, je joins le script, présente
le cast, parle concrètement de notre budget. Bingo ! Enfin… c’est ce que je
crois. L’une des cocréatrices de la boîte, E., accepte d’être consultante sur le
tournage de «  Salomé  »  ; Lélé bénéficiera dans un premier temps de ses
conseils à distance, puis E. viendra la former une journée ou deux à Paris à
la fin de l’automne.
Je suis très contente, cet arrangement entre a priori dans le budget du film,
c’est idéal. Il n’y a plus qu’à valider un devis ensemble. Une semaine passe,
puis une autre, toujours pas de devis d’E. Après relances, elle évoque des
problèmes d’assurances.
Bon. Ça flippe chez IDI. Géraldine propose de signer une décharge : E. ne
serait responsable en rien de ce qui se passe sur le tournage. Mais rien n’y
fait, IDI répond désormais de loin en loin. Et le premier jour du tournage,
ils n’auront finalement pas donné suite.

Faire sécession

Je comprends que le porno fasse peur quand on ne connaît pas ce milieu.


Qu’on ne fasse pas la différence spontanément entre une production
commerciale qui enchaîne les scènes et les efforts d’une petite équipe
passionnée. Mais pourquoi les gens d’IDI n’ont-ils pas montré davantage de
curiosité ? S’il y a bien un genre de cinéma dans lequel le consentement est
central, n’est-ce pas justement le porno ? Comment peut-on se dire que la
coordination d’intimité n’est pas adaptée au sexe non simulé ?
J’espère qu’un jour, un·e de ces pros fera sécession et osera s’emparer
sérieusement de ce sujet en venant sur les plateaux de X et en proposant des
formations aux équipes. Les diffuseurs de porno (sites, chaînes,  etc.)
devraient imposer aux prods X auxquelles ils achètent des films d’avoir des
coordinatrices ou coordinateurs d’intimité sur leurs plateaux… Comme
Canal+ l’a fait avec la capote, dans le temps, en imposant un standard que
tout le monde en France respecte maintenant pour pouvoir vendre des films.
Je m’emballe peut-être, mais je crois au bénéfice de cours de coordination
d’intimité, ou plutôt de cours de consentement, même pour un usage dans la
vraie vie. Dispensés dès l’école primaire et jusqu’à la fin du lycée, ils
enseigneraient aux enfants comment exprimer leurs limites et demander
l’autorisation avant de toucher le corps de l’autre. Mais ça, c’est une autre
histoire.

Ceci est un porno
Ne voyant rien venir de la part de IDI, on a décidé avec Karl de réaliser
notre propre nudie form  : un contrat qui permet aux acteurs d’exprimer
leurs désirs et leurs limites, et de les communiquer très clairement à leurs
co-performers, à la production, à la coordinatrice d’intimité, Lélé, et à moi-
même.
On a réfléchi à partir de documents existants : le Performer Bill of Rights
rédigé par l’Adult Performer Advocacy Committee, les conseils aux acteurs
et actrices de scènes intimes de Tonia Sina de l’équipe IDI et de IDI-UK,
les guidelines d’Erika Lust et de Crash Pad Series.
Notre version du nudie form, que nous préférons appeler «  formulaire de
consentement » commence par une page qui explique cash que jouer dans
un porno peut être stigmatisant. Que les droits de « Salomé » sont cédés sur
trente ans, et qu’il ne sera plus en notre pouvoir de mettre le film hors ligne
si un·e performer souhaite changer de carrière ou de vie. Droits ou pas, une
fois qu’un film porno est sorti, le retirer de la circulation est quasiment
impossible. Même quand une production décide de mettre une scène hors
ligne à la demande d’un·e performer, le film a généralement déjà été piraté
quinze fois, et il est visible sur les grosses plateformes gratuites, qui vivent
de ce business.
Aussi révoltant que ce soit, il est actuellement chimérique de chercher à
avoir le contrôle de son image dans le monde du porno. Je l’ai vécu avec
mon premier film, tourné par Lucie Blush, Un beau dimanche. À l’époque,
le travail de Lucie  Blush était accessible uniquement sur son site, qui
requiert un abonnement payant. J’aimais l’idée qu’on paie pour accéder à
ma scène, que ce soit un geste éthique et militant de la part des spectateurs
et spectatrices. Mais un an et quelques plus tard, le film était sur Pornhub en
accès intégral et gratuit. Qui plus est, il était référencé avec les hashtags
#smalltits (… allez vous faire voir) et #teen (allez vous faire soigner avec
vos obsessions #barelylegal2).
Une performer que j’estime beaucoup, et qui tourne autant dans l’alternatif
que dans le mainstream, évoquait sur sa chaîne YouTube le problème
qu’ont les performers porno à contrôler leur image :
«  Je suis fatiguée de voir mon image utilisée partout sans mon
consentement. Quand vous êtes dans l’industrie du porno, vous signez des
contrats qui sont en général très abusifs, et dans ces contrats vous donnez
l’autorisation à la production non seulement de commercialiser votre image
sous leur nom, mais aussi de la revendre à des tiers sans vous en informer,
sans votre consentement, et sans vous payer davantage. […] Ils peuvent me
mettre en couverture d’un magazine polonais sans que j’aie la moindre idée
de ce qu’il se passe. […] Vous vous demandez sans doute : mais pourquoi
tu signes ces contrats  ? Parce qu’il n’y a pas d’autres contrats  ! Cette
industrie est très irrégulière, très précaire… Si vous vous plaignez, vous
n’avez plus de boulot. Voilà pourquoi je répète encore et encore qu’on a
besoin de conventions collectives et d’une régulation qui fasse de la
pornographie –  et du travail du sexe en général  – un travail comme
n’importe quel travail, où nous aurions les mêmes droits que n’importe quel
autre travailleur ou travailleuse3. »
Dans un circuit du X où les films sont revendus par les maisons de
production, remarketés, renommés, on se retrouve donc à poil dans un
système de valeurs diamétralement opposées à celles pour lesquelles on
avait choisi de faire du porno. Imaginez qu’une femme performe une scène
de fellation pleine d’émotion qui sort sous le titre de, disons «  I’m a
feminist… and I still love Dick4 ». Si le film est revendu par la prod à des
tierces parties et se retrouve sur des plateformes où le féminisme ne fait pas
franchement vendre, il pourra tout à fait être renommé «  MILF gets huge
cock deep down her throat until she cries5 ». Ou même « I put my huge cock
in a feminist throat until she cries6  ». De là un certain agacement des
performers en question.

Le consentement se joue aussi avec la caméra

«  Salomé  » n’entrera pas dans ces circuits-là. Personne ne détournera ou


déformera ce film, je m’en assurerai. Ce qui n’empêche pas qu’il faille
rendre aux performers un maximum de contrôle sur leur image.
Dès la seconde page du formulaire, Karl et moi leur proposons donc
d’expliciter les parties de leurs corps qui peuvent être filmées. Karl a
dessiné les schémas de silhouettes sur lesquels les acteurs et actrices sont
invité·e·s à entourer ou hachurer les parties qu’ils acceptent de montrer ET
celles qu’ils refusent de montrer.
Sur l’orgie We Are The (Fucking) World, une performer ne souhaitait pas
qu’on voie son ventre dans le film. C’est compliqué de ne pas filmer une
partie du corps aussi centrale quand une personne est nue. Mais le but du
jeu n’est pas d’éviter de filmer son ventre, c’est que ce ventre n’apparaisse
pas dans le film final. Tout se joue alors au montage. Le formulaire de
consentement est une bible à consulter de la préproduction jusqu’à la
finalisation du film.

Crayons de couleur

À la troisième page du formulaire, on entre dans le cœur du sujet  : le


consentement sexuel. On propose aux performers de coucher sur le papier
les pratiques qu’ils ou elles interdisent, mais aussi celles qu’ils ou elles
trouvent particulièrement bienvenues. Karl  Kunt a là aussi intégré au
document des silhouettes pour que les performers puissent indiquer au
crayon de couleur les parties du corps qu’ils aiment particulièrement qu’on
touche (en vert). Et les parties du corps interdites (en rouge).
Ce n’est pas parce qu’on est performer porno que notre corps est en open
bar. Pour ma part, je déteste les chatouilles. Et qu’on me touche les tibias.
Pour d’autres personnes, ce sont les oreilles, le creux du nombril ou les
parties génitales. Sur l’orgie We Are the (Fucking) World, une performer
trans ne souhaitait pas qu’on touche son sexe, et préférait garder sa culotte
pendant le tournage. Le moment où elle explique cela devant la caméra aux
huit autres performers est pour moi l’un des plus beaux moments du film. Et
pendant la scène de sexe à proprement parler, on voit bien que sa
performance n’y perd pas un instant en beauté, en force, ni en érotisme.
Sur la page suivante, nous faisons un récapitulatif très clair des actes
sexuels proposés dans le script. Puis vient un questionnaire inspiré de la
check-list, en usage dans le milieu BDSM, qui permet de sécuriser les
pratiques en amont –  merci à Elvire de m’en avoir parlé. La volonté
d’exhaustivité de cette liste est précieuse, elle couvre l’usage d’accessoires,
les fluides corporels, etc.

Le consentement est réversible

Pas question de figer le consentement. Chacun·e doit être en mesure de


modifier les modalités de sa scène intime quand bon lui semble. Si je prends
l’exemple un peu simpliste d’un·e performer qui a des règles douloureuses
le jour du tournage, il est important qu’il ou elle se sente libre d’en parler
pour qu’on puisse repenser la scène ensemble. La vie n’est pas un long
fleuve tranquille, il peut y avoir tant de raisons de vouloir faire
différemment. Ou de préférer renoncer.
Le formulaire s’achève donc sur une page qui est peut-être la plus
importante de toutes. On y rappelle aux performers qu’ils ou elles peuvent
nous demander à tout moment :
– de revoir leur formulaire de consentement et de le modifier ;
– de changer les actes sexuels qui ont lieu dans la scène ;
– de changer la façon dont la scène est filmée.
On souligne enfin qu’il leur est possible d’annuler leur participation s’ils ou
si elles sentent qu’il ne leur sera pas possible de performer dans des
conditions qui leur conviennent. On les paiera quoi qu’il arrive.
J’ai vraiment le sentiment que ce document va dans le bon sens. Et je crois
bien que c’est une première dans le monde du porno. À ma connaissance,
les négociations autour du consentement n’ont lieu qu’à l’oral dans le porno
éthique. Bien sûr que c’est important de parler. Mais je garde en tête ma
première conversation sur le consentement avec Bishop  Black, chez
Lucie Blush, avant de tourner Un beau dimanche. Le sujet m’avait semblé
tellement vaste. Je n’y avais pas réfléchi en amont. Je n’étais pas préparée :
qu’est-ce que j’aime, qu’est-ce que je n’aime pas, qu’est-ce que je veux
faire ou pas  ? Quand on ne s’est jamais posé la question (ce qui n’est
normalement pas le cas de professionnel·le·s du sexe mais on débute tou·te·s
un jour), évoquer ces sujets peut sembler vertigineux. Pour ma part, je
m’étais perdue dans mille détails et mon futur co-performer avait fait une
drôle de tête qui semblait signifier «  Ah ouais, quand même  !  ». Je ne
m’étais pas sentie à l’aise.
Encadrer la conversation avec un document peut aider les performers à se
questionner sur leurs limites et à structurer leur parole. En garder une trace
écrite va aussi aider les co-performers et la prod à avoir accès à chaque
détail. Nos cerveaux ne sont pas des machines infaillibles ! Même en toute
bonne foi, on peut oublier des informations.
J’ai hâte de voir comment le formulaire sera reçu.
Bretagne, 4  novembre 2019  – Le questionnaire utilisé dans le monde du
BDSM m’a rappelé ces applis post-Me Too, qui proposaient des « contrats
sexuels ». Tu matches avec quelqu’un sur Tinder, chacun remplit son QCM,
et après seulement on peut baiser.
Quelques années avant Me Too, j’ai eu une époque Tinder à gogo. Si une
telle app avait alors existé, pas sûr que j’aurais eu envie de m’y coller, de
m’asseoir avec le mec du moment pour cocher des cases doctement. À
l’époque, j’avais envie de peau, de regards, de souffle, de surprise. Ce qui
ne m’empêchait pas d’avoir une conscience aiguë de la vulnérabilité de
mon genre, des risques que je prenais. Quand on se retrouve au beau milieu
de la nuit chez un homme qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, il y a
nécessairement une notion de danger. Mais j’avais besoin de vérifier in vivo
la capacité de l’autre à exprimer son consentement et à entendre le mien.
Un bon moment pour exprimer ses limites, c’est quand on s’explore l’un·e
l’autre, qu’on s’embrasse, qu’on se touche à travers les vêtements. Je
prends ta main et je la pose ici, ça j’aime. Ou bien j’enlève ta main de là. Et
tu n’insistes pas pour la remettre. Je constate que tu n’aimes pas embrasser
avec la langue. Mais que tu grognes de plaisir quand on te touche les
cheveux. Nos premiers gestes, nos mots à l’oreille l’un·e de l’autre posent
les bases d’un accord entre nous. À ce stade, mon partenaire doit
m’entendre si je dis « Ça, ça ne me plaît pas ». Et de la même manière, je
dois pouvoir lui demander, « Est-ce que ça, ça te plaît ? ». Etc.
Je reste sur l’idée que l’essence du consentement est de pouvoir poser des
questions et s’exprimer sans honte, sans gêne ni culpabilité. Et d’être en
mesure d’entendre l’autre même quand ce n’est pas agréable.

Une façon de se chauffer

Plus tard, après quelques années dans le porno, j’ai changé d’avis sur les
QCM. Cocher des cases sur son canapé avec son date, ça peut être une
façon de se chauffer. Parce que parler de sextoys, de salive, de sexe oral et
de la possibilité ou non de doigts dans le cul avec quelqu’un d’attirant·e, ça
fait rarement bâiller  ! Dire à quelqu’un·e qu’on n’a pas encore vu·e nu·e
« Le sexe anal, c’est pas trop mon truc, mais me faire branler, et branler en
même temps, ça me rend dingue. Et toi  ?  », il y a peu de chances que ça
tombe à plat s’il y a désir réciproque.
Parler (et rire  !) pendant le sexe n’est certainement pas anti-érotique. Des
hommes ont voulu me faire croire que le cul, c’était du sérieux ; il ne fallait
pas les déconcentrer, il fallait se taire et se contenter de soupirer d’aise, l’air
aussi inspiré que possible. Quelle triste vision du sexe… Mais à leur
décharge, nous baignons dans ce type de représentation de l’amour charnel.
Au cinéma, où les scènes d’amour physique sont affreusement
standardisées, le maître mot est justement de se taire. La scène intime
commence, une musique démarre, les amoureux·ses passionné·e·s se
regardent dans les yeux, mêlent leurs doigts… Et maintenant qu’ils sont
« connectés », tout coule de source : placage contre le mur, arrachage de bas
ou de chemisier, missionnaire à même le sol qui doit bien râper le dos. Et
bien sûr la jouissance qui vient forcément à l’unisson. C’est romantique de
se dire que quand on se désire, on va se comprendre comme par télépathie.
Mais c’est aussi une recette formidable pour créer de terribles malentendus.

« Fais des petits cercles »

Les mots du sexe sont si beaux, pourquoi s’appliquer autant à les éviter, à
les taire ? Nommer les parties du corps, dire « ton gland », « le gland de ton
clito », « mes lèvres », « ma langue ». Guider : « fais des petits cercles »,
« plus lentement », « vas-y fort », « attends », « arrête » ou « je jouis ». On
ne prononce pas souvent ces mots. Et quand on le fait, ça a de la saveur. Le
goût de l’intime.
Autre avantage des mots  : demander la permission à son ou sa partenaire
avant d’agir, ça peut être très sexy. En plus de faire preuve de maturité, de
respect et de confiance en soi, ça crée un effet d’annonce assez fabuleux.
«  Je peux t’embrasser  ?  », «  Je peux déboutonner ton jean  ?  », «  Je peux
t’empoigner  ?  », «  Je peux poser ma langue ici  ?  ». Si ça, ça ne fait pas
monter la température, je n’y comprends plus rien.
Paris, 5  novembre 2019  – Ce matin, première séance de travail avec
Misungui Bordelle et Joss Lescaf, qui jouent donc le couple Fleur et Max.
L’occasion de sortir ma palette d’anxiété dans toutes ses nuances.

Angoisse numéro un – Mélange des genres


Est-ce vraiment une bonne idée de réunir le porno éthique et le porno
mainstream  ? Misungui, c’est le porno alternatif dans toute sa splendeur.
Joss, lui, vient du X à papa : Dorcel, Jacquie et Michel Elite, Greg Lansky
aux États-Unis avec Blacked –  un site spécialisé dans le porno
« interracial ». Franchement, ce matin, j’ai tendance à me dire que le pari
est audacieux. Voire complètement con. Qu’est-ce qui m’a pris de réunir ces
deux-là ? Je n’aurais pas pu me faciliter la vie, pour une fois ? Anna Polina,
qui a déjà tourné plusieurs fois avec Joss, était partante pour le rôle. Ça
aurait été beaucoup plus simple.

Angoisse numéro deux – Tic-tac, tic-tac

Je ne suis pas prête, logistiquement parlant. Joss et Misungui arrivent à


neuf  heures. Je suis rentrée tard hier soir, je n’ai rien à leur offrir pour le
petit déj’. Pire, j’étais persuadée d’avoir plein de feutres à l’appart’,
notamment rouges et verts – ils en auront besoin pour remplir le formulaire
de consentement. Eh bien non.
J’enfile des fringues, je fais le tour des supérettes. Plus personne ne vend de
feutres à l’ère des écrans. Je me rabats sur des crayons de couleur pour
enfants. J’ai les mains froides et moites. Quand j’arrive devant chez moi,
Lélé est là. Elle a dû se lever vraiment très tôt pour venir du Grand Est où
elle vit. Je me sens mal de l’avoir fait attendre.
Et puis, il y a cette galère avec les formulaires de coordination d’intimité. Je
lance leur impression pendant que je prends ma douche en deux-deux.
Quand je reviens, toutes les feuilles sont par terre, mélangées –  les
documents nominatifs et personnalisés de tous les comédiens, pêle-mêle sur
le parquet.
Bien sûr, c’est à ce moment-là qu’on sonne à la porte…

Angoisse numéro trois – Comment ça, il te plaît


pas, mon formulaire ?

Je respire un grand coup. Lélé a la gentillesse de trier les impressions. Je


présente le document à Joss et Misungui. Devant la première page sur le fait
que le porno peut être stigmatisant, Joss constate comme une évidence  :
« Ah oui, c’est un document plutôt pour les débutantes. »
L’usage du féminin me fait tiquer. En tant que réalisatrice, mes
collaborations avec des performers, débutantes ou expérimentées, cis ou
trans, se sont toujours bien passées  : ces femmes étaient portées par des
convictions et communiquaient à cœur ouvert, exprimant leurs limites très
clairement. Dans mon court parcours, ce sont plutôt les performers
masculins qui ont eu des soucis dans l’expression de leurs limites. Peut-être
parce qu’ils avaient des difficultés à se connecter à leurs émotions. Ou parce
qu’ils se sentaient dans l’obligation d’assurer coûte que coûte.
Feuilletant le document, Joss semble se dire : OK, c’est ce qu’on doit faire,
faisons-le de bonne grâce. Mais à titre personnel, il a l’air de s’en foutre
complètement. Quant à Misungui, difficile de savoir ce qu’elle en pense.
Elle s’esclaffe devant le QCM inspiré du BDSM en disant que c’est d’abord
une affaire de contexte difficile à prévoir. Elle a raison, le consentement est
indissociable du partenaire, de l’environnement et d’autres facteurs
multiples, intrinsèques ou extrinsèques. Mais le contexte, on est aussi en
train de le créer ensemble, non ?
Reste que cet épisode a permis de poser des limites. Exemple : Joss n’aime
pas qu’on utilise la salive. Je ne suis pas sûre qu’on aurait eu cette
conversation s’il n’y avait pas eu le QCM avec plusieurs lignes sur l’acte de
cracher (dans la bouche, sur le sexe) ou de se faire cracher dessus. Comme
quoi, mettre des mots n’est pas complètement vain.

Angoisse numéro 4 – Mon trac est-il transmissible par voie


aérienne ?

Répéter, c’est d’abord apprendre à se connaître. Joss et Misungui sont assis


sur le canapé –  comme ils le seront dans le film. Je m’installe dans mon
fauteuil rouge, qui est un peu plus bas, ce qui me va bien. C’est ma manière
à moi de leur dire qu’on est sur un pied d’égalité, que je ne suis pas là pour
les juger. J’aimerais qu’ils soient relax, qu’ils n’aient pas d’anxiété de
performance. J’ai tellement le trac moi-même !
La direction d’acteurs reste un sujet stressant pour moi. J’ai avalé des
bouquins sur le sujet – et j’ai quand même l’expérience des deux saisons de
L’Appli Rose derrière moi, plus de huit heures de fiction audio au total, avec
presque quarante comédiens ! Mais rien à faire, je ne me sens pas légitime.
Je ne suis pas actrice. Je ne connais pas les techniques de jeu, les termes
pros et précis pour bien diriger. En revanche, je sais ce que c’est que d’avoir
le trac, d’être vulnérable devant une caméra ou derrière un micro… Et je
crains de froisser, de blesser même. Donc je m’implique, je me mets dans la
même galère qu’eux. Je veux qu’on soit une équipe, alors on lit le texte
ensemble, j’interprète Salomé. C’est une première lecture sans intention de
jeu, pour se détendre tous ensemble, se mettre les mots en bouche. Joss est
un peu perdu, il n’a pas eu le temps de lire sa scène avant de venir. On
reprend certaines répliques, il se les approprie.
Globalement, je le trouve hyper bien. Il a un côté franc, une drôlerie à
laquelle je ne m’attendais pas. Misungui, elle, s’empare immédiatement de
son rôle. Elle a fait beaucoup de théâtre. Je me détends – enfin. Et même, je
passe un beau moment. Le film est en train de prendre corps sous mes yeux.
Joss et Misungui s’entendent bien, rigolent ensemble. Joss flirte un peu avec
elle. Et la communication entre nous passe bien. Je suis confiante.
Je laisse Lélé prendre la main et établir un contact chaleureux avec eux.

Angoisse bonus – Dessine-moi un tabou

Parfois, les mots sont des coquilles vides. Pour se comprendre vraiment, il
faut raconter ce qui se loge pour soi, derrière les syllabes. Qu’est-ce que je
veux dire quand j’emploie tel mot ? Quelles sont les images, les émotions,
les histoires personnelles que j’y associe  ? On est au début de la
coordination d’intimité, Misungui et Joss sont dans ce moment où ils se
tiennent à distance du document. Joss est dans la position de celui qui fait le
job, il lit, dit OK. Misungui a le visage fermé. J’explique, je veux les
convaincre de l’intérêt d’exprimer leurs envies et leurs interdits. Il y a une
page libre à un moment du formulaire sur laquelle ils peuvent ajouter ce
qu’ils veulent. J’essaie d’expliquer ce que Karl Kunt et moi avions en tête
en leur posant des questions  : y a-t-il des sujets dont vous ne voulez pas
entendre parler sur le plateau  ? Ou des produits cosmétiques qui ne vous
conviennent pas ? Des marques préférées de capotes, lubrifiant ? Avez-vous
un régime alimentaire particulier ? Des mots tabous ?
Misungui lève la tête du papier et me demande ce que je veux dire par mots
tabous. J’ai un instant de trouble. Un silence. Et quand je reprends, je ne
sais pas d’où viennent les mots. « Moi, dis-je d’une voix blanche, mon mot
tabou, c’est salope.  » Ami·e·s, amants, je ne veux pas qu’on me traite de
salope. Même tendrement, même pour rire.

Honte à moi

En 1996, j’entre en seconde à Louis-le-Grand, un lycée public juste derrière


le Panthéon. Je ne le sais pas encore, mais cette année-là, je vais devenir –
 bien malgré moi, « la salope aux Docs jaunes ». C’est dans ce lycée qui est
pourtant pour moi synonyme d’intelligence que j’apprends qu’il y a les
femmes « comme il faut »… et les autres.
La salope, c’est celle qu’il faut bannir. Celle qu’on montre du doigt et qui
n’a pas droit de cité. Celle qui est sale dans son être, dans sa conduite. Et
qui doit en avoir honte.
D’aussi loin que je me souvienne – bien avant de devenir cette « salope aux
Docs jaunes » –, la honte de ne pas répondre aux exigences du monde qui
m’entoure existe chez moi.
Entrée au CP à quatre ans, je souffre des moqueries. Mes capacités sociales
sont à la traîne. Je suis plus jeune, mais aussi timide. Inadaptée dans les
interactions avec les enfants de ma classe, je me retrouve quasi
automatiquement dans le rôle du souffre-douleur. Autre décalage  : à la
maison, on n’a pas la télé, et les activités encouragées sont la lecture, le
dessin, les pratiques artistiques.
À la préadolescence, intégrer un groupe d’ami·e·s devient mission
impossible. Je lis Maupassant quand mes pairs regardent MTV. Et avec mon
statut de première de la classe, mes deux ans d’avance et mon physique de
fil de fer, je suis d’emblée hors jeu dans la compet’ des meufs cool.
Quant à mon style, je le traîne comme un boulet. Ma mère a pour leitmotiv
que ses filles ne soient pas des « moutons ». Pendant tout le collège, je n’ai
pas le droit de porter de jeans. En quatrième, ma mère finit par me passer un
des siens. Il est de la marque Cimarron, le top à l’époque. Mais il est rouge,
large, à taille haute, et il bâille aux fesses. On est en 1994, et j’ai l’air de
sortir d’un film tourné en 1980.
Mais je m’en fiche. J’ai un jean.

Jeune fille en fleur et garçon manqué

Une ado fille est censée cultiver des marqueurs de féminité, performer son
genre. Envoyer des signaux dans la manière dont elle se montre – coiffure,
choix vestimentaires, maquillage, manières, etc. – qui disent « Je suis une
fille ».
J’y échoue totalement. Il faut dire que c’est pas un truc qu’on fait à la
maison. Pour ma mère, « si les femmes ne deviennent pas présidentes de la
République, c’est parce qu’elles passent trop de temps à se mettre du vernis
à ongles  » (et pas du tout parce qu’on vit dans une société sexiste,
maman !). Ma mère a les cheveux courts, se maquille peu. Personnellement,
je ne sais pas « m’arranger » pour avoir l’air d’une jeune fille en fleur. Je ne
suis pas non plus un garçon manqué. Je ne sais pas trop ce que je suis !
Mon corps ne m’aide pas à affirmer une féminité « normale » – ou plutôt
normée – je suis plate, et contrairement à la plupart des filles de ma classe,
je ne porte pas de soutien-gorge. Je ne sais même pas de quoi on me parle
quand on me demande, en étouffant un fou rire, ma taille de bonnet. Je sais
juste que les réflexions autour de ces sujets sont humiliantes, et j’en suis
blessée.
Malgré toutes ces difficultés à entrer en lien avec les personnes de mon âge,
je reste une grande amoureuse. Je continue de cultiver ce goût du fantasme
qui m’habite depuis toute petite.
« Je ne lui ai jamais adressé la parole. Je m’asseyais derrière lui dans le bus.
Je me levais, m’habillais, me maquillais pour lui. Louper le bus était un
drame. Quand il n’était pas dedans, ma journée ne valait pas la peine d’être
vécue. Je faisais des incantations, des philtres d’amour. […] Je n’étais
qu’espoir. Espoir qu’un jour, il me regarde. Qu’un jour il prenne ma main.
Ne la lâche plus. Aime-moi. À douze  ans. […] Aidez-moi. Faites qu’il
m’aime7. »
Ces mots de Loulou Robert, c’est moi, moi en maternelle, moi en primaire,
puis moi au collège, l’esprit constamment occupé par un garçon. Sébastien,
Zaccharia, Milan, Alexandre, Ludovic, Gauthier, Alexandre, Mehdi… J’ai
consacré tant de temps à penser aux garçons. Obsessionnellement, comme
Loulou, dès le lever et jusqu’au coucher. Je rêvais qu’on me donnait
trois vœux, et je souhaitais trois fois qu’il m’aime, qu’il tombe amoureux de
moi. Car c’est par la validation d’un homme qu’une jeune fille est censée
trouver sa valeur ; on ne lui raconte que ça, dans les livres pour enfants et
dans les films pour les grands, où les femmes s’accomplissent
invariablement par la romance. Pour la jeune fille que j’étais, avec un père
devenu lointain, ce besoin de validation masculine palpitait dans mes
veines. Il fallait que je sois aimée. Il fallait que je sois avec un garçon.

Dr Martens couleur poussin

J’intègre Louis-le-Grand. Je m’y sens bien. Des profils comme le mien – en
avance, intéressé·e par la littérature et par l’art  –, il y en a plein. J’ai
l’impression d’avoir trouvé mon écosystème. Alors, quand vient la fête
d’intégration, je me dis : OK, c’est le moment ou jamais. Des mecs qui me
plaisent, il y en a ; et l’alcool aidant, j’en fais des caisses. Je sens les regards
sur moi, j’ai l’impression de séduire, d’impressionner. Et puis vient ce
moment où je danse sur une table avec d’autres. Où je m’essaie à des
mouvements sexy pour séduire un garçon. Je descends, je remonte –  ces
genres de squats langoureux qui font partie de la parade amoureuse
contemporaine. Des filles me dévisagent. Le garçon me tourne le dos. Fin
de l’épisode. Ma mère vient me chercher. Je suis triste de ne pas avoir su
séduire –  je ne sais pas encore que je vais avoir bien d’autres raisons de
regretter cette soirée.
Ma mère est mise au courant de mon « comportement » au cours de cette
soirée par la fille de mon beau-père, qui fréquente elle aussi Louis-le-Grand.
Je me fais réprimander. Mais surtout, j’apprends quelques semaines plus
tard qu’en référence à cette fête et à mes Dr Martens couleur poussin, on
m’appelle « la salope aux Docs jaunes ». Tout le monde. C’est comme ça
qu’on parle de moi.
Cet épisode me déchire à l’intérieur. Moi qui pensais enfin faire partie du
décor, peut-être même des gens cool, je suis encore labellisée paria. La
honte, intense, s’interpose entre le monde et moi. Jugée et condamnée par
mes pairs, il me faudra du temps pour comprendre que c’est le rôle que j’ai
joué lors de cette soirée qui ne passe pas. Une femme, ça ne séduit pas
ouvertement, ça doit rester sur son quant-à-soi. L’homme, lui, peut faire le
beau, s’imposer en séducteur. Mais la femme, a fortiori la jeune fille, n’est
pas libre de prendre les devants, de vivre ouvertement ses envies – à moins
d’être capable de se vivre en « salope » aux yeux du monde.
À Louis-le-Grand, j’ai appris que les origines des mots sont pleines, voire
lourdes de sens. « Salope » vient de salouppe, adjectif apparu au XVIIe siècle
«  désignant l’extrême saleté  ». Au XIXe  siècle, le mot «  salope  » devient
féminin et prend une connotation sexuelle, car « la police commence à cette
époque à utiliser ce terme pour différencier les courtisanes des filles de
rue  ». En effet, ces dernières sont «  considérées comme sales car
transmettant des maladies. D’où le lien pute/salope8 ».
Mais une insulte, si ça se prend en pleine face, ça se renvoie aussi comme
un boomerang. Un boomerang revendicatif, joyeux, déterminé. Les salopes,
ce sont aussi les manifestantes des Slutwalks, qui, à Toronto, Melbourne,
Séoul, Londres ou New Delhi, marchent, à partir de 2011, pour « protester
contre le viol, les violences sexuelles, la culture du viol, la stigmatisation
des victimes et le slut shaming9  ». C’est la rappeuse Lil’Kim, qui se fait
appeler Queen  Bitch. Ce sont la performer Anna  Polina ou encore la
journaliste Camille Emmanuelle, et tant d’autres qui se sont réapproprié ce
terme avec talent et jubilation10. La performer Bertoulle Beaurebec déclare
même avec panache dans son Manifeste pour le droit des femmes à disposer
de leur corps qu’elle « pense qu’être une salope fait [d’elle] une meilleure
personne11 ».
Quant à moi, cet épisode de la salope du lycée ne m’a pas vaccinée.
Aujourd’hui, si je suis toujours dans le camp des « sales revendicatrices »,
ce n’est pas –  que  – par bravade  : je ne sais toujours pas comment faire
autrement. Il y a tous ces signaux qu’une fille hétéro est censée envoyer
pour qu’un mec vienne la draguer, qui me mettent fondamentalement mal à
l’aise. Et pour pallier ma timidité maladive, je n’ai toujours pas d’autres
solutions que de prendre les choses en main. De montrer mon désir.
1. Voir note 3.
2. Tout juste majeur·e.
3. Cette performer a cessé sa carrière dans le porno et préfère, pour faciliter
sa reconversion, ne pas être citée nommément.
4. « Je suis féministe, et j’aime quand même Richard/les queues. »
5. « Une MILF se prend une grosse bite au fond de la gorge jusqu’à ce
qu’elle en chiale. »
6. « Je mets ma grosse bite au fond de la gorge d’une féministe jusqu’à ce
qu’elle en chiale. »
7. Loulou Robert, Zone grise, Flammarion, 2020.
8. Citation extraite de l’ouvrage Toutes des salopes, comment faire d’une
insulte un étendard féministe, Adeline Anfray, La Musardine, 2019.
9. Citation extraite de l’ouvrage Toutes des salopes, comment faire d’une
insulte un étendard féministe, op. cit.
10. Références tirées de l’ouvrage Toutes des salopes, comment faire d’une
insulte un étendard féministe, op. cit.
11. Bebe Melkor-Kadior, Balance ton corps, Manifeste pour le droit des
femmes à disposer de leur corps, La Musardine, 2020.
Entretien

« Être à l’écoute,
en plus du protocole »

Lélé O, coordinatrice d’intimité

Tu as accompagné les performers sur le tournage d’Une dernière fois


en tant que coordinatrice d’intimité. Comment as-tu abordé cette
expérience ?

Je n’avais jamais fait ça avant mais mon parcours professionnel m’a dotée
d’un solide bagage psychologique. L’empathie est au cœur de mon travail.
Et j’ai l’habitude de prendre les gens avec curiosité, de les comprendre dans
leurs besoins.
J’ai abordé cette expérience avec humilité. J’ai laissé venir. Les performers
m’ont parlé de leurs expériences, comment ils et elles appréhendaient leur
corps. Je leur ai laissé toute la place dont ils avaient besoin. Et puis j’avais
le protocole, cet outil conçu par Olympe et Karl Kunt qui me servait de base
de travail.

C’est difficile d’être coordinatrice d’intimité ?

J’étais novice à tous les niveaux : dans le job lui-même, également sur un
plateau de cinéma. Il a fallu comprendre comment fonctionnait chacun·e,
aussi bien côté équipe que côté performers.
La coordination d’intimité reste rare sur les plateaux de  X, et certain·e·s
performers m’ont clairement fait comprendre qu’ils et elles avaient appris à
se gérer seul·e·s. Qu’ils et elles se sentaient capables de dire « Non, je ne
veux pas faire ceci », ou « Je ne veux pas qu’on me touche là ».
Mais il était nécessaire que chacun·e participe au protocole. Il a donc fallu
que je trouve mon positionnement, que je m’adapte à chacun·e. Et
d’ailleurs, personne n’a montré de réticence à remplir le document.
Certain·e·s performers ont même été particulièrement bienveillant·e·s, on a
vécu des moments incroyables !
Il y a le protocole, également ton empathie. Quelle a été la part
de l’un et de l’autre ?

J’ai d’abord travaillé autour du protocole – clairement, la plus grande partie


de mes interventions. Suite à quoi, j’étais sur le tournage pour assurer le
respect de ce qui avait été convenu.
J’avais fait connaissance avec les performers en amont  : j’avais en tête la
capacité de chacun·e à exprimer son consentement. C’est une donnée
fondamentale au moment du tournage. En appui sur ce savoir, je pouvais
faire confiance à mon instinct et à mon ressenti.
Je prends un exemple : on tourne une scène de sexe, et soudain il se passe
des choses qui n’étaient pas prévues. Que faire  ? Interrompre  ? Est-on en
train de sortir des zones consenties par l’un·e ou l’autre des performers ?
Grâce au travail en amont, grâce à nos discussions, je savais exactement où
ils en étaient l’un·e et l’autre sur ce qu’ils et elles avaient accepté ou pas. Je
pouvais faire confiance à mon ressenti qui me disait que tout allait bien.

Quelles améliorations apporter lors d’une prochaine coordination


d’intimité ?

À titre personnel, j’ai eu d’autres expériences sur d’autres tournages depuis


Une dernière fois. J’ai gagné en confiance. Je connais mieux les limites de
mon rôle. Je souhaite renforcer le travail sur ces limites. Ça se joue sur des
détails, et il est difficile de se faire une idée tant qu’on ne l’a pas
expérimenté. Par exemple, je sais aujourd’hui qu’au lieu d’un simple « Ça
va  ?  », il vaut mieux demander «  Comment tu te sens  ?  » qui engage
davantage à dire ce qu’on veut.
Le porno éthique,
un engagement personnel
Implication, explications

Bretagne, 13 octobre 2019 – Alexandra grogne de nouveau parce qu’on ne


peut pas se voir. Elle nous voudrait attablées autour de tasses de thé, jouant
au ping-pong des idées, se marrant comme des baleines. De mon côté, j’ai
tellement l’habitude de travailler à distance que j’y trouve au contraire un
certain confort. Les interactions sociales m’épuisent depuis mai 2018 et le
début des accusations de R. Je sens une fatigue profonde s’ancrer en moi, et
avec l’automne elle se fait pesante. Il faut que je tienne pourtant ; malgré le
désarroi d’Alexandra, malgré mon job « gagne-pain » à temps plein, malgré
les engueulades avec Karl.
Voyant la prépa du film se profiler à l’horizon, Karl craint que, comme à
l’époque de L’Appli Rose, je me mette à travailler tard la nuit, tôt le matin,
au lit, à table, que je note dans le métro de nouvelles idées alors que nous
allons à un dîner, que j’annule le dîner parce qu’un e-mail vient de tomber
qui nécessite que je retravaille. Je fais de mon mieux pour rester organisée,
ne pas bosser après vingt et une heures. Et écrire le scénario de « Salomé »
dans le silence de mon chez-moi, avec la vue sur les feuilles rouges du
liquidambar, me permet d’être plus efficace, de m’économiser davantage
que si Alexandra et moi enchaînions les déplacements pour nous retrouver
et réfléchir à deux. Nous prenons des notes chacune de notre côté, nous
mutualisons quand c’est le moment de le faire, nous passons de longs
moments au téléphone.
De longs moments au téléphone, j’en passe aussi avec Géraldine. Elle me
donne son sentiment sur la direction que prend le scénario, m’indique avec
tact les endroits où nous pourrions remuscler l’intrigue, retravailler les
dialogues, donner de la profondeur aux personnages.
Lors d’une de nos conversations-fleuves, nous choisissons de «  tuer  »
Guillaume, le personnage qui n’acceptait pas d’être recalé par Salomé, ce
afin de raccourcir le scénario que nous n’aurions pas les moyens de tourner
en l’état. À peine entré, Guillaume se déshabillait sans rien demander à
personne (c’est bien connu, on a tou·te·s envie de voir un pénis inconnu à
dix heures du matin !), et estimait qu’un rapport sexuel lui était dû puisqu’il
s’était déplacé pour le casting…
Avec le recul, je me dis que si ce personnage permettait d’aborder
franchement la question du consentement, il était trop caricatural. Trop
«  gros sabots  ». Géraldine, Alexandra et moi enterrons donc Guillaume,
l’œil sec, et faisons en sorte d’intégrer la notion de consentement dans la
narration avec plus de finesse, comme un fil doré qui sous-tend l’ensemble
du film. Chacun des personnages demandera à l’autre, dans un souffle, dans
un baiser, dans un rire, si c’est OK de lui faire ceci ou cela. Si c’est bon. À
toutes ces questions ne répondront pas une farandole de «  oui  » polis,
consensuels ; il y aura aussi des « non », des hésitations, d’autres questions.
Voici comment le premier candidat de Salomé, un trentenaire un peu beau
gosse, un peu branleur, aborde le casting. Et comment Salomé le remet à sa
place sereinement.

Sandra (off)
Qu’est-ce que vous avez répondu à Salomé pour qu’elle ait envie de vous rencontrer ?
Jérôme (sans quitter Salomé des yeux)
Que j’embrassais comme un dieu.
Salomé change de fesse dans le canapé.
Elle est sur la réserve, elle se tient très droite.
Jérôme penche son visage vers Salomé, comme pour l’embrasser.
Jérôme
Vous voulez tester ?
Salomé (qui a immédiatement cerné le lascar et décidé de manœuvrer à sa manière)
Vous avez peut-être envie de me dire quelque chose, pour commencer ?
Jerôme (goguenard)
J’ai envie de sortir mon sexe.
Salomé le regarde. Sandra pouffe derrière sa caméra. Salomé sourit.
Salomé
Eh bien ! Je vous en prie !
Jérôme (décontenancé)
… En fait, je suis ému.

Un peu plus tard, une fois Jérôme recadré par Salomé, la scène intime
démarre. Pour autant, les dialogues ne s’arrêtent pas.

Jérôme descend lentement le long du corps de Salomé, jusqu’à être à genoux devant elle,
écarte les pans de son kimono.
Jérôme
Embrasse-moi.
Salomé
Attention, j’embrasse comme un dieu.
Salomé avance les lèvres de son sexe jusqu’à les poser sur les lèvres de Jérôme. Il
l’embrasse avec délicatesse et précaution.
Jérôme (émerveillé)
Tu bandes :)
Salomé se laisse aller. Elle se caresse, caresse les cheveux de Jérôme.
Jérôme
Comme ça ?
Salomé
Oui…

La seconde scène intime a lieu avec JB. Salomé et JB vont se dire ce qu’ils
aiment, mais aussi ce qu’ils n’aiment pas. Dans cette scène, les négociations
vont aussi avoir lieu avec la caméra, qui devient le troisième partenaire.
Une façon pour moi d’expliciter la réflexion que Karl, Lélé et moi avons
menée sur le consentement dans le cadre de l’image de soi.

La tension sexuelle grandit, leur envie de se toucher également.


Salomé se penche vers JB et l’embrasse avec vigueur, à pleine bouche. C’est un long
baiser plein de plaisir, on sent l’alchimie entre eux.
Salomé lui sourit. Ils se parlent du regard.
Salomé
Comment puis-je vous faire plaisir ?
JB guide la main de Salomé vers son torse, ses tétons. De l’autre, il écarte sa culotte sur le
côté.
Et touche l’orée de son vagin.
JB
Tu permets que je mette mes doigts en toi ?
Salomé
Oui…
Sandra s’approche et se baisse pour filmer entre les jambes de Salomé.
Salomé
Attends !
JB (il relève la tête)
J’attends ?
Salomé (d’un geste elle apaise JB)
Sandra… On en a parlé. Pas de gros plan de vulve s’il te plaît.
Sandra (off)
C’est pas un gros plan…
Salomé
Coupe.

La caméra coupe, noir. Dans ce film, Salomé va garder un pouvoir de


décision sur tout ce qui touche à son corps, jusqu’à son image filmée.
Autre point important pour moi : je tiens absolument à ce que, comme dans
la vraie vie, il y ait un flop. Un moment où les choses ne se passent pas
sexuellement comme prévu – où l’un des partenaires, par exemple, s’arrête
en cours sans que ce soit un drame, sans même que ça pose un problème.
Peut-être que ce personnage n’aurait soudain plus envie. Ou que ça ne
marcherait pas «  comme prévu  ». Il ne bande pas, elle ne mouille pas. Il
et/ou elle ne jouissent pas. Dénoncer la culture du résultat. Affirmer que
oui, on peut gérer son désir et sa frustration. Et que ce n’est pas parce qu’on
s’est excité·e·s mutuellement qu’on se doit un orgasme.
C’est sur JB que tombera le flop. Ses doigts en Salomé, il lui a promis qu’il
avait des talents de « sourcier » : qu’il la ferait jaillir de plaisir grâce à une
technique dont il a le secret.

JB (off)
Attends…
JB s’interrompt un court instant.
Salomé regarde JB avec bienveillance, on sent qu’elle se veut rassurante et encourageante.
JB
Je vais recourber un peu plus les doigts…
JB guette une expression de plaisir intense sur le visage de Salomé.
JB
Là… Je devrais précisément toucher ton point G. (Il insiste bien sur ce mot)
Salomé sourit.
JB se remet à faire des va-et-vient de ses doigts, profondément enfoncés en Salomé. Salomé
apprécie, elle y prend du plaisir, mais de là à grimper au rideau…
On sent qu’elle court après un orgasme sans vraiment l’attraper.
JB
Attends.
Salomé ferme les yeux. Elle se concentre, on croirait qu’elle va jouir…
JB la fixe intensément. Elle rouvre les yeux, et échange un regard avec JB qui s’échine à
l’intérieur de son vagin.
JB (esquissant un sourire crispé)
Attendez.
Salomé attend, mais on sent que là, elle perd le fil, l’envie.
Elle jette un rapide coup d’œil à Sandra, cherchant à voir si elle aussi trouve la situation
un peu grotesque.
Apparemment oui, car un sourire commence à se lire sur le visage de Salomé.
JB
Attendez. Les femmes jouissent à tous les coups normalement avec cette technique…
Salomé
C’est moi… Ça ne vient pas.

Salomé n’est pas une femme comme les autres. Aucune de nous n’est une
femme comme les autres  ! Les «  normalement  » et les «  trucs qui
marchent » peuvent s’effacer face à d’autres réalités, sans qu’on n’y puisse
rien – et ce n’est pas grave.
19  octobre 2019  – Les jours raccourcissent. À Paris, des femmes du
mouvement Nous Toutes s’allongent sur les dalles froides de la place de la
République pour dénoncer les féminicides. Ici, en Bretagne, les gilets
jaunes ont réinstallé un campement sur le rond-point. Ils y font brûler des
palettes, et adressent des signes de la main aux automobilistes qui
klaxonnent chaleureusement en passant. Dans mon village en Bretagne, de
nombreux gilets jaunes s’affichent derrière les pare-brise, en signe de
ralliement. Depuis l’année dernière et la vague de colère de toutes celles et
tous ceux qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts, plus aucun radar ne
fonctionne dans le département. Ils ont tous été bâchés, scotchés, bombés
par les militants. Ça réjouit les 4  ×  4 parisiens qui arrivent du
XVIe  arrondissement à toute berzingue pour échapper aux manifs dans la
capitale.
20 h 50 – Un message de Richard Allan – alias « Queue de béton1 » : il ne
jouera pas Guy, le troisième candidat qui se présente à Salomé. C’est
dommage, j’aurais adoré le voir à contre-emploi, dans le rôle du vieil
homme qui ne bande pas mais ne renonce pas pour autant à donner du
plaisir ! Brigitte et lui ont été partenaires «  dans le temps  », j’aurais aimé
filmer leur complicité. Richard Allan est sous la pression de sa famille. Je
suis d’autant plus déçue que nous avons passé des semaines à échanger tous
les deux, à parler argent, mais aussi scénario dans les moindres détails.
Accessoirement, j’ai perdu beaucoup de temps. À  qui vais-je proposer le
rôle – qu’il faudra d’ailleurs réécrire pour qu’il convienne au comédien ?
1 h 10 – J’avais fait passer une demande à Iggy Pop via un de mes contacts.
Sur un malentendu, qui sait, ça aurait pu marcher. Eh bien, c’est non  !
L’Iguane ne se déplace plus hors des États-Unis cette année. J’ai un crush
depuis mes dix-neuf  ans sur Iggy Pop, donc quelque part c’est une bonne
nouvelle : un stress en moins ! Je ne lâche pas l’idée de voir un homme âgé
et sexy dans mon film.
20  octobre 2019  – Sur le conseil de Géraldine, je regarde des films avec
Jacques Nolot. Je ne le connaissais pas, sa découverte tardive me ravit. Je
suis fascinée par l’homme, qui est acteur mais aussi scénariste, réalisateur,
et ex-travailleur du sexe. Il pratique dans ses propres films (dans lesquels il
joue) un cinéma de l’auto-fiction et de l’intime qui met en images son
homosexualité, le tapin, la séropositivité d’un compagnon, la vieillesse, la
dépression, la tentation du suicide. Je regarde, béate d’admiration,
L’Arrière-Pays, Avant que j’oublie, et le meilleur pour la fin, La Chatte à
deux têtes, qui se déroule dans un cinéma porno. Les dialogues sont
aiguisés, les monologues somptueux, le sexe est montré dans sa crudité
mais aussi sa complexité.
Je tombe amoureuse de Jacques  Nolot réalisateur, de son cinéma de
l’économie de moyens (forcément, ça me parle !) où seuls la langue et le jeu
des acteurs, leurs accents, sont luxueux. Je tombe amoureuse de
Jacques Nolot acteur, de la finesse de son jeu, de l’élégance indestructible
de cet homme qui se met en scène dans des situations d’une intimité
brutale.
Tard dans la nuit, je termine mon cycle Nolot perso devant J’embrasse pas.
André Téchiné y filme l’histoire de la jeunesse de Jacques. Je me suis tant
attachée au parcours de ce jeune homosexuel entretenu par une femme plus
âgée que je vis l’entrée d’Emmanuelle Béart, pourtant foudroyante de
beauté, comme une haute trahison. Que vient-elle faire dans cette histoire ?
Pourquoi cette fin à l’hétéreau de rose  ? J’en conclus que Nolot n’est pas
soluble dans l’art des autres. Il est comme une drogue dure, meilleure pure.
Voilà l’effet que me fait cet homme de soixante-dix-sept ans !
26  octobre 2019  – Géraldine a travaillé comme une folle  : l’équipe
technique est pour ainsi dire au complet. Rendez-vous est pris à Paris pour
une première rencontre. Que des filles, des femmes, des meufs, quoi ! – à
part Kevin, mon chef op, qui était déjà avec moi sur The Bitchhiker, Don’t
Call Me a Dick et Take Me through the Looking Glass. La seule fois que je
n’ai pas tourné avec Kevin, c’était sur We Are the (Fucking) World, et je l’ai
amèrement regretté.
Géraldine me raconte qui est qui, et qui a bossé sur quoi, avec qui elle est
amie depuis longtemps, qui se reconvertit, qui elle vient de rencontrer lors
d’un entretien et lui a fait forte impression. Je sais qui a bossé avec le
réalisateur Bertrand Mandico, qui a des yeux bleus, qui a une sœur jumelle.
Je n’ai plus qu’une hâte : les rencontrer !
2 novembre 2019 – Alexandra s’agace, je m’agace. On est fatiguées toutes
les deux.
J’ai besoin de sommeil, de déconnexion, de silence et d’obscurité.
Je vais dormir.
2 h 20 – Plus facile à dire qu’à faire.
Karl et moi nous sommes encore engueulés. Il me reproche de ne pas lui
consacrer assez de temps, d’être absorbée par mon travail. Je me plie
pourtant en quatre pour tout gérer, le film, le boulot, notre relation
amoureuse. Lui se sent comme la dernière roue du carrosse de ma vie. Le
temps que je ménage pour nous deux se transforme en temps de dispute.
Pas de répit, nulle part. Ce film me vaut des engueulades avec mon mec, des
insultes de la part des féministes abolitionnistes, et le harcèlement de R. qui
n’en finira pas tant que je continuerai dans le porno. Je suis épuisée.
Mon cerveau se réfugie néanmoins dans ce qui est le plus gratifiant pour
lui : le travail. Je ferme les yeux. Le tournage démarre dans un mois pile. Je
vois d’ici ce qu’on va me reprocher  : trop démonstratif. Catalogue
d’inclusivité militante. J’ai beaucoup d’ambition pour ce film. Trop  ? Je
veux montrer que la sexualité ne s’arrête pas à quarante-neuf ans pour les
femmes (ni pour les hommes), que la sensualité, la beauté, le plaisir d’une
femme n’ont rien à voir avec son poids, qu’il faut sortir des représentations
post-coloniales quand on met en scène l’intimité des personnes noires ou
maghrébines. Alors oui, j’aurais pu m’atteler à un seul de ces sujets comme
on est censé le faire dans un long  métrage. Mais je tourne peu. J’ai
beaucoup de choses à dire et seulement cinq scènes de sexe. Comme avec
L’Appli Rose, je veux montrer la diversité, ouvrir les esprits un maximum.
Et tant pis si je ne suis pas dans les clous du scénario bien sous touts
rapports.
3 h 30 – C’était il y a longtemps. Avec A., mon copain de l’époque, on avait
fait une tournée de sex-shops dans le IXe  arrondissement, un soir, tard –
  passer le rideau épais, arpenter les rayons pleins de sexe sous la lumière
blanche. Les films X classiques ne m’intéressaient pas –  déjà à l’époque.
Au contraire, ils avaient tendance à me rebuter. Très inscrite dans une
contre-culture, j’étais incapable de me projeter dans du mainstream. C’était
vrai pour la musique, les fringues, et donc pour le porno. En regardant les
jaquettes des cassettes vidéo proposées par ces sex-shops de quartier, je me
sentais aliénée par les canons de beauté quasi post-humains des actrices.
Effrayée par ces films faits de levrettes, d’anal, de gorges profondes, actes
sexuels qui m’auraient été douloureux physiquement. Ce soir-là, dans un
bac, on a trouvé des cassettes VHS en promo, à 5 euros. Dilatations I et II,
un titre presque poétique. On aimait bien faire ça, A.  et moi  : chiner des
trucs curieux, qui sortent de l’ordinaire.
À la maison, sur la vieille télé posée à même le sol, est apparu un cul
encadré de rideaux. Il recevait en lui des objets de plus en plus gros et
incongrus  : des fagots de crayons de couleur, un cierge massif… Je
regardais ces scènes, fascinée. Tout cela était tellement nouveau !
Je me rappelle un livre hilarant intitulé Porn for Women2 qui montrait des
hommes changeant avec prévenance le rouleau de papier toilette, emmenant
les enfants faire les courses ou déclarant avec un regard de braise : « Tant
que j’aurai des jambes, tu n’auras jamais à sortir la poubelle  !  » Ce soir,
mon porno à moi, ce serait le visage enthousiaste de Jacques  Nolot
acceptant le rôle de Guy : « Olympe, on s’y met quand ? »
7  novembre 2019  – Avec Robin  d’Angelo, nous avions échangé cet été
autour d’un café sur le thème «  consentement et argent  ». L’argent peut-il
tout acheter  ? Ce qui signifierait qu’une production aux gros moyens
pourrait exiger des actes physiques fous puisqu’il y aurait toujours des
personnes en situation de grande précarité pour les accepter.
Lorsque j’ai débuté en tant que performer, j’ai souhaité ne pas toucher de
cachet. Lucie Blush et Erika Lust ont reversé mes salaires à Amnesty, selon
mon souhait. Cela ne me gênerait plus, aujourd’hui, d’être payée pour une
scène, et même je trouverais cela normal. Mais à l’époque, alors que je
débutais, je ressentais confusément que ne pas être rémunérée pour le porno
était une façon de me protéger. De ne pas avoir à mettre dans la balance une
somme d’argent versus mes convictions féministes, mes envies en termes
de sexe, l’image que j’ai de moi-même. J’avais le privilège de gagner ma
vie ailleurs, en CDI. J’étais en mesure de cloisonner.
À Berlin, je me suis liée à une communauté de personnes qui ont embrassé
une carrière de travailleur ou travailleuse du sexe par choix délibéré et
politique. Elles préféraient vendre des services sexuels plutôt que de
consacrer leur temps à une entreprise amassant du capital.
Mais les autres travailleurs et travailleuses du sexe ? Celles et ceux qui ont
tout juste dix-huit  ans, travaillent pour survivre, comment font-ils et elles
pour se protéger ?
La loi est censément là pour éviter le pire. Limiter les dégâts. Mais on sait
comment les choses se passent sur les tournages. Les changements de
programme non consentis – pas même annoncés –, les propos dégradants, le
forçage pendant une scène, la violence des mots et des actes. Robin
d’Angelo l’a constaté de ses propres yeux. Son livre-témoignage3 est
accessible à tou·te·s.
Dans son documentaire d’investigation Pornocratie, dont j’ai déjà parlé,
Ovidie révélait déjà, en 2017, un paradoxe majeur : alors que le porno est
en pleine expansion sur Internet (où il consommerait pas loin de 30 % de la
bande passante !), les conditions de production du X se sont effondrées, et
les actrices en sont les premières victimes. Ovidie montrait comment ce
bouleversement majeur dans l’industrie du  X est lié à l’arrivée des tubes
(YouPorn, Pornhub, xHamster, etc.). Créées par des geeks pour faire du fric,
ces plateformes rémunérées par la publicité mettent en ligne des vidéos
gratuites en illimité, le plus souvent piratées, dans l’anarchie la plus totale.
Pornocratie démontrait par A  +  B que consommer du porno gratuit, au
prétexte que « ça ne coûte rien » et que « tout le monde fait ça », encourage
un système injuste et maltraitant.

Face au Monstre

Le New York Times a brutalement enfoncé le clou avec une enquête intitulée
« Les enfants de Pornhub4 ». Dixième site le plus visité de la Toile, Pornhub
attire plus d’internautes que Netflix, Yahoo ou Amazon. Le site, hébergé au
Canada, affiche plus d’un million d’heures de vidéo téléchargées par an.
Propriété du conglomérat privé MindGeek, qui décline une centaine
d’autres sites pornographiques ainsi que des marques ou des sociétés de
production, Pornhub propose au mépris de toute éthique et des lois, un
chaos de vidéos –  films volés à des productions, d’autres postés
volontairement par des amateurs. Également des images d’enfants abusés et
de violences sexuelles non consenties.
«  Je suis tombé sur de nombreuses vidéos sur Pornhub qui étaient des
enregistrements d’agressions de femmes et de jeunes filles inconscientes,
note le journaliste du New York Times. Les violeurs ouvraient les paupières
des victimes et touchaient leurs globes oculaires pour montrer qu’elles ne
réagissaient pas. […] Le site monétise des compilations avec des titres
comme Screaming Teen, Degraded Teen et Extreme Choking. »
Un jeune homme majeur, qui a commencé à poster des vidéos de lui sur
Pornhub à l’âge de quatorze  ans, suggère, lui, qu’il faudrait «  laisser le
porno aux sociétés de production professionnelles  » car elles exigent une
preuve d’âge et de consentement. Mais il est clair qu’aucune de ces sociétés
n’est en mesure de reprendre la main sur le conglomérat MindGeek.
«  Je ne vois pour ma part pas de solution satisfaisante, conclut le
journaliste. Mais outre la limitation de l’impunité pour inciter les
entreprises à mieux se comporter, voici trois mesures qui seraient utiles : 1)
N’autoriser que les utilisateurs vérifiés à poster des vidéos. 2) Interdire les
téléchargements. 3) Augmenter la modération. »
Cet article sur Pornhub m’a fait l’effet d’un coup de poing au creux de
l’estomac. Face à un tel dragon, je fais quoi, moi  ? Je veux proposer une
alternative, mais je sais que ma démarche est à la fois minuscule et
périlleuse. Dans un contexte dominé par le Monstre MindGeek, comment se
ménager une chance de proposer un contre-point. De mêler actes sexuels
non simulés, rétribution pécunière, image commercialisée et une véritable
éthique ? Comment repenser le rapport de mon porno à l’argent ? Comment
faire de l’aspect financier un facteur supplémentaire d’éthique et non pas de
corruption du consentement ?

Argent et consentement, le cas d’école du film éthique

Je me pose beaucoup de questions sur ce que je peux demander à mes


performers. J’ai cette angoisse que les actes sexuels proposés ne leur
conviennent pas mais qu’il leur soit compliqué de l’exprimer. Ou alors
qu’ils et elles envisagent de renoncer, au moment de tourner, voire même en
plein milieu de la scène, mais ne le verbalisent pas. Et continuent malgré
tout, se forcent, comme moi j’ai pu me forcer, comme tant de femmes se
forcent depuis toujours.
Et si la production les payait en amont  ? S’il n’y avait pas l’épée de
Damoclès financière  ? Cela permettrait de poser d’emblée un terrain de
confiance et de leur laisser la pleine liberté de refuser de faire ce qui ne leur
conviendrait pas, le cas échéant. Les performers pourraient interrompre une
scène au moindre malaise, sans arrière-pensée pour l’argent perdu, puisqu’il
leur serait acquis. Notre document de consentement et le travail de
coordination d’intimité qu’a commencé Lélé devraient aussi faciliter la
parole pour chacun·e. Mais je voudrais être à 100 %, à 1 000 % sûre, que si,
à l’instant t, l’un·e des performers ne se sent plus de s’engager dans tel ou
tel acte, il ou elle se sente libre de le dire. Ou même, simplement, de partir
sans se justifier.
Patrick  David, le directeur de prod de Canal, me met en garde. Si je
rémunère d’avance, je vais à coup sûr me faire rouler, c’est la porte ouverte
à tous les abus. Je lui détaille mes arguments, j’explique que je préfère
perdre une demi-journée de tournage qu’apprendre après coup que
quelqu’un a mal vécu la scène ; il ne pige pas ma démarche.
Tant pis. J’ai l’intuition que je suis sur la bonne piste. Je n’en démords pas.
Géraldine me soutient. Et c’est elle la chef ! Na.
9  novembre 2019  – Joss est OK pour être payé en amont. Heidi aussi.
Misungui l’est d’autant plus qu’elle a vécu une expérience où, justement,
elle aurait bien aimé être prépayée. C’était un job de modèle nu, durant
lequel son co-modèle s’était mis à la toucher dès que l’artiste tournait la
tête. Misungui repoussait la main intrusive, l’homme insistait. Elle avait le
choix entre faire un esclandre, risquer de perdre sa rétribution, et se taire.
Les performers ne devraient pas avoir à vivre ce genre de dilemme. En me
racontant ce souvenir, Misungui illustre exactement ce que je veux éviter
sur mon tournage.
10  novembre 2019  – Retour de Rico  Simmons sur la question de la
rémunération en amont. Il n’est pas d’accord. Ses arguments se tiennent : si
on veut que le porno soit un travail comme un autre, pourquoi se mettrait-
on à créer des exceptions  ? La règle, c’est qu’on bosse et qu’on est
rémunéré ensuite. Pour Rico, vu qu’on demande pour le travail du sexe les
mêmes droits que n’importe quels travailleurs, il faut aussi qu’on soit traité
comme tout le monde. Je ne peux pas lui donner tort.
Je vais voir avec la prod si on peut rémunérer en avance les performers qui
veulent l’être.
12 novembre 2019, 2 h 50
« De tes clartés tu remplis
Vallon, bois et plaine,
Et mon âme, au sein des nuits,
Redevient sereine.
Astre pur, dans mon tourment,
Ta flamme adoucie,
Me semble un regard aimant
Penché sur ma vie5. »
La pâleur de la pleine lune me ramène aux figures mystérieuses des contes.
Le vampire longeant les murs en quête de ses proies, tandis que la sorcière,
en « femme affranchie de toutes les dominations, de toutes les limitations »
s’affiche en « idéal vers lequel tendre, elle montre la voie6 ».
Paris, 15  novembre 2019  – Merveilleux moment avec Jacques  Nolot,
malgré le crachin et le cadre tristoune – une clinique de banlieue parisienne.
Jacques a une articulation blessée, il a dû être opéré, et m’a proposé de lui
rendre visite pendant son hospitalisation. Nous marchons à petits pas vers la
cafétéria, nous buvons un thé insipide acheté au distributeur automatique. Je
suis épatée par sa gentillesse, sa simplicité. Il me raconte de sa voix rauque
les histoires folles de sa vie. Le moment est ouaté, je suis séduite jusqu’à la
moelle.
Jacques me dit que le rôle lui plaît, mais qu’il craint de ne pas être assez
vaillant physiquement. On verra comment se déroule sa convalescence. On
a deux semaines devant nous, peut-être même trois si on se débrouille bien.
21 novembre 2019 – Tensions avec Géraldine au sujet du lieu de tournage
(que nous n’avons toujours pas). Tensions avec Lélé (sur des questions
purement administratives). Tensions avec Karl.
(Peut-être est-ce moi qui suis tendue…)
Rêve  : Jacques  Nolot et moi nous installons en coloc’. Nous vivons de
conversations, de vin rouge, et de moments partagés avec des travailleurs
du sexe. Fin des tensions.
23  novembre 2019, J-10, 21  h  – Encore une chose que je n’avais pas
anticipée : les possibles difficultés de prise de contact entre les performers
et Lélé. Malgré sa douceur et son empathie, elle se retrouve face à des murs.
Les performers que j’ai choisis ont en majorité l’habitude de se gérer.
Certain·e·s ont du mal à comprendre ce que leur veut cette nana tout sourire
qui leur parle de remplir des formulaires de consentement ou de leur acheter
leur marque de lubrifiant préférée.
Le porno peut pousser à se blinder, que ce soit vis-à-vis des productions
mainstream, de l’opinion publique, des journalistes sensationnalistes, du
harcèlement de rue ou des injures en ligne – et voilà qu’on leur demande de
nous signifier ce qui pourrait leur plaire et leur déplaire. Forcément, ça crée
un décalage. Particulièrement avec Brigitte qui, j’imagine, a appris à la dure
à se protéger et à prendre soin d’elle.
Lélé est ébranlée. Mais il faut qu’elle tienne. On a besoin d’elle –  j’ai
besoin d’elle.
Paris, 23 novembre 2019 – Première réunion chez moi avec l’équipe (que
des filles, Kevin nous rejoindra dans quelques jours). Je suis un peu stressée
– fidèle à moi-même, en somme ! Les filles sont toutes géniales (toutes, je
n’exagère pas). Elles arrivent les unes après les autres avec des sourires
immenses, se mettent en chaussettes pour ne pas salir chez moi, embrassent
la barbe de mon chien, .Mov. On s’installe sur des coussins, on boit des bols
de rooibos, on rigole. On bosse, aussi. Je lis le scénario, chacune pose des
questions précises sur le script. Je les sens ultra pros. Également
bienveillantes et motivées.
Avec Morgane, l’assistante réal, et Géraldine, nous avons décidé de tourner
le film dans la continuité du scénario, selon l’ordre des séquences plutôt
qu’en fonction de contraintes logistiques diverses. C’est très rare que les
films soient tournés selon la chronologie de leur action. Cette option a
quelque chose d’enthousiasmant. Elle me donne l’impression d’embarquer
pour un voyage avec à la fois les personnes qui font le film et les
personnages.
En revanche, le préavis de grande grève contre la réforme des retraites me
fait flipper. Je comprends le mouvement, et je le soutiens (ne serait-ce que
par respect pour mon grand-père qui était cheminot). Mais certaines filles
de mon équipe vivent en banlieue. Je m’en voudrais qu’elles passent des
heures à attendre des trains ou des RER.
24  novembre 2019  – On a un lieu de tournage. Géraldine sacrifie son
confort à la cause du film. Son appartement haussmannien va se transformer
en plateau. Cannelle, la décoratrice, s’en empare. Elle est efficace (et très
drôle).
Rendez-vous manqué avec Heidi qui avait une migraine. Elle devait
rencontrer ses co-performers. J’ai tellement peur qu’elle ne soit pas venue
parce qu’elle ne se sent pas à l’aise  ! Lélé lui a parlé, Géraldine aussi.
Apparemment, je me suis fait une parano. On travaille à fond avec
Morgane, Kevin et Mélina, la scripte. On se fait le film avant le film. C’est
intense.
28  novembre 2019  – Je suis retournée voir Jacques  Nolot, avec des
chocolats. Il ne me l’a pas dit franchement – je crois qu’il ne voulait pas me
blesser – mais il ne jouera pas le rôle. Il ne se sent pas assez en forme. J’ai
la mort dans l’âme.
30 novembre 2019 – Je rentre à la nuit tombée après une grosse journée de
prépa aux côtés de Morgane et de Mélina. Karl a créé pour moi un
calendrier de l’avent géant. Sont disséminés partout dans notre appartement
des paquets emballés de papier de soie avec des numéros correspondant au
jour d’ouverture  ! Merci pour l’amour, Karl, merci pour le soutien, même
lorsque les engagements que je prends me font bosser d’arrache-pied,
m’éloignent de toi, me créent des soucis, nous créent des tourments. Le
porno n’est pas toujours tendre ; toi tu l’es, ta peau chaude et douce est le
lieu de la sécurité, du réconfort, tu es ma maison.
2  décembre 2019, J-1  – Francis  Mischkind (le légendaire producteur de
porno des années 1970) jouera le rôle du vieil homme, dans une version très
abrégée du rôle initial. On a réécrit avec Alexandra, il fera juste une
apparition avant de se faire claquer la porte au nez par Salomé.
On cherchait quelqu’un d’un peu moins âgé pour prendre en charge la
seconde moitié du rôle. Morgane, Mélina et moi nous arrachions les
cheveux au-dessus du carnet d’adresses de Géraldine dans l’idée de trouver
un comédien de plus de cinquante ans, audacieux, talentueux. C’est Brigitte
qui a trouvé la porte de sortie  : plutôt que de nous focaliser sur l’âge,
pourquoi ne pas chercher un physique différent ou bien quelqu’un avec un
handicap.
J’ai immédiatement appelé Philippe  Sivy, un comédien canon à la voix
rocailleuse, qui se déplace en fauteuil roulant. Nous avons travaillé
ensemble sur L’Appli  Rose, saisons  1 et 2. Je l’ai trouvé très bon et très
séduisant. Il est partant – et plein de doutes et de questions. Lélé va bien sûr
l’accompagner. Je vais prendre un moment avec lui de manière à réécrire le
scénario pour que le tournage lui soit aussi confortable que possible.
3  décembre 2019, 21  h  – Premier jour de tournage. Je suis contente.
Contente, et dans l’espoir de faire un bon film. On a bu des verres au café
en bas, avec Morgane, Mélina, Laurence, Géraldine, Clémence, Cannelle…
Je suis amoureuse de cette équipe bonne vivante, talentueuse, investie,
pleine d’humour.
Pendant la journée, je me suis fait un bon complexe de l’imposteur. Je n’ai
jamais été calée en technique. Je n’ai pas fait d’école de cinéma, je suis
autodidacte. Je ne sais pas tenir une caméra, j’ai appris les valeurs de plan
dans des manuels grand public. Mais là, en plus, je n’ai pas tourné depuis
deux ans. Je suis rouillée.
Heureusement, Clémence, la «  chef électrotte  », comme la surnomme
Géraldine, Morgane l’assistante réal, et Laurence, l’assistante de Kevin,
sont pédagogues. Elles pratiquent avec moi une sorte de maïeutique, me
posent des questions pour comprendre ce que j’ai en tête. Il y a également
Mélina, la scripte qui voit tout et sait me faire comprendre qu’il faudrait
refaire une prise –  quand, en première groupie des comédiens, je n’ai pas
suffisamment de recul critique. Entourée comme je le suis, je me sens en
confiance. Je sais que je vais pouvoir peu à peu m’affirmer. Ça va être bien !
Brigitte a fait une super prestation. Pas ce à quoi je m’attendais, mais je l’ai
trouvée vraiment bien. Je la sentais en tension. Ou plutôt, très en contrôle.
Mais ce jeu un brin hiératique allait parfaitement avec le début du récit  :
Salomé s’apprête à se livrer sur des aspects très intimes de sa vie devant des
caméras, il est bien normal qu’elle soit tendue !
C’était vraiment un excellent choix que de tourner dans la continuité du
script. Je suis rentrée le cœur léger.
22  h  30  – Visionnage des rushs avec Karl. Les images sont froides et
granuleuses. Moi qui rêvais de lumières dorées comme sur les photos de
Nan Goldin… Je maudis ce temps gris –  ce couvercle au-dessus de nos
têtes. Filmer en lumière naturelle, ça fait rêver, mais quand la lumière est
chiche et les capteurs des caméras limités, c’est sport  ! L’alternative pour
obtenir des lumières chaudes en décembre aurait été de tourner en studio.
Une option inabordable.
5 décembre 2019 – Aujourd’hui, première scène de sexe non simulée. Et
premier craquage.
Comme prévu, Lélé a passé un peu de temps individuellement avec
Misungui et Joss. Ils ont repris les formulaires de consentement, il n’y avait
rien à changer.
On a tourné la comédie –  la rencontre de Salomé avec Fleur et Max, ce
couple qui débarque au casting. J’avais un peu de mal à faire entrer Joss et
Misungui dans leur rôle, mais rien de plus normal  : il était tôt, il faisait
froid, il y avait deux smartphones pour les filmer, ils étaient sous pression.
Je leur ai demandé d’improviser en amont de leurs répliques, histoire qu’ils
se dégourdissent. Pour finir, le résultat était drôle, naturel  ; on pourrait
garder de grands bouts d’impro. La matinée avait été plutôt agréable et
productive. À la pause, ça discutait, ça se faisait des massages, ça se mettait
bien cosy avec un thé.

Deux options, zéro solution
Juste avant la pause-déjeuner, je réunis l’équipe sur le conseil de Géraldine,
et j’annonce : on va tourner la première scène de sexe non simulé. On est
dans le salon, je suis assise sur le canapé, il y a Kevin à côté de moi, et
Morgane. Les filles sont assises à nos pieds, par terre, sur des coussins. À
part Kevin, dans l’équipe, personne n’a jamais tourné de porno, d’où l’idée
de Géraldine de créer un moment un peu solennel et pédagogique.
J’explique donc qu’on va être en plateau fermé, le moins de personnes
possible, l’objectif étant d’éviter l’interruption de la scène – sauf, bien sûr, à
l’initiative d’un·e performer ou de Lélé.
Et soudain, je suis en panique : est-ce que je laisse tourner les caméras s’il y
a un problème ?
Option 1 : si un performer veut qu’on arrête, il a peut-être quelque chose de
grave, et il faut alors arrêter de filmer.
Option 2 : si la caméra continue de tourner, elle enregistre ce qui est en train
de se passer. Les rushs resteront strictement privés mais pourront
documenter l’incident éventuel. Et ça ne change rien à l’aide que
j’apporterai avec Lélé aux performers.
Je me tais, je ne sais plus où j’en suis. Bien sûr, c’est à moi que je pense. Si
on me fait des reproches graves, il faut que je puisse me défendre. Prouver
par les images et le son.
Ai-je le droit de penser à moi dans ces circonstances ?
Qu’est-ce qui est éthique ?
Comment est-ce possible que moi, Olympe de G., activiste féministe
sexpositive, je ne sache plus ce qui est éthique ?
Je me mets à pleurer. Des flots. Des hoquets.
Être accusée de viol par un performer –  R.  – a ébranlé chacune de mes
certitudes. Je me suis retapée avec l’aide de ma famille, avec l’amour et les
soins de Karl. Mais là, la foudre me frappe. J’ai peur pour les performers,
j’ai peur pour moi.
Ce moment aurait pu disparaître dans un câlin, si quelqu’un m’avait prise
dans ses bras. Mais tout le monde est sidéré. Je me reprends, je me calme, je
respire. Ma voix ne me suit pas. Et au fond de ce silence, de la gêne de
toutes les personnes présentes, je ploie face à mes doutes, plus seule que
jamais.
C’est Lélé qui me repêche. Elle n’était pas dans le salon avec nous, et
quand elle me voit sortir de la réunion en larmes, elle me prend dans ses
bras. Dans la salle de bains, je chiale à gros sanglots sur son épaule. Elle
trouve les mots – Lélé trouve toujours les mots.

Me Too : libération et retour de bâton

Dans le documentaire Chambre 2806  : l’affaire DSK7, Jack Lang, alors


cadre du Parti socialiste, a cette phrase à propos de l’accusation de viol
contre Dominique  Strauss-Kahn  : «  L’amour n’est pas un complot du
diable. DSK est peut-être plus porté sur les choses de l’amour, et alors ? »
Tout sourire, l’ex-ministre de la Culture évoque l’agression sexuelle
présumée de Nafissatou  Diallo, femme de chambre à l’hôtel Sofitel, à
New  York, comme s’il livrait une anecdote croustillante dans un dîner en
ville.
Comment peut-on parler d’amour pour évoquer un acte sexuel de
neuf  minutes qui laisse une femme de chambre traumatisée, marquée de
contusions ? J’appuie sur pause, scotchée par ces mots cyniques. Je ne suis
pas au bout de mes peines.
Tout au long des quatre épisodes, c’est un défilé en fanfare de la culture du
viol. Mounia R., travailleuse du sexe, témoigne de sa rencontre avec DSK
au Carlton de Lille. Sa voix est fragile, elle prend de longues pauses, les
larmes coulent sur ses joues : « Je l’ai laissé faire un acte que… je n’aime
pas… Et qu’il a fait quand même. Et pour moi, il était impensable de dire
non, même si dans mes gestes je le montrais, et je pleurais… » L’avocat de
DSK apparaît alors à l’écran, triomphant, quasiment hilare : « Elles disent
qu’il y a des comportements un peu… brutaux. Enfin c’est très très très
relatif, en tout cas parfois un manque d’égards, mais c’est un jeu, et c’est
consenti. Et c’est la sexualité. On fait des procès pour ça, maintenant ? »
S’accaparer le corps de l’autre, comme un prédateur sa proie, ce n’est pas la
sexualité. Et oui, ce genre d’attitude est condamnable, moralement et
légalement.
Il y a quelque chose de particulièrement déplaisant dans la manière dont
Jalil Lespert fait usage de ressorts classiques de séries télé pour orchestrer
un suspense au sein de son documentaire. Comme ce cliffhanger à la fin
d’un épisode qui laisse entendre que Nafissatou Diallo, en fait, mentirait. La
logique de spectacle décomplexée choisie par Lespert est choquante sur un
sujet aussi délicat. Nafissatou Diallo n’est pas un personnage de fiction mais
une femme qui a vu sa vie bouleversée.
Le traitement de ce genre de sujet devrait imposer aux auteurs une éthique
irréprochable et réfléchie jusque dans le montage. Privilégier les ressorts
narratifs à la confiance qu’accorde une victime présumée en s’exprimant
face caméra (particulièrement dans le cas de Diallo, qui a peu parlé), c’est
s’emparer d’une détresse et d’une souffrance pour nourrir le spectaculaire et
l’entertainement – une démarche malsaine et dérangeante.
Chambre 2806  : l’affaire DSK a tout de même un intérêt  : son récit du
«  monde d’avant  ». Ardisson, Lang, Royal… Leur solidarité joviale pour
l’agresseur « séducteur » a fait long feu. Leurs arguments qui drapent DSK
dans un rôle d’homme charmant «  à la française  » (sérieusement…)
suscitent aujourd’hui mépris et colère.
«  Ils voudraient pouvoir pédaler en arrière de toutes leurs forces pour
revenir au temps où ils pouvaient dire “Toi, tu te caches et tu te tais”. Mais
ils savent […] que nous avons déjà commencé de changer le monde8.  »
J’éteins mon écran, les mots de Virginie  Despentes résonnent en moi,
comme s’ils avaient été écrits pour mettre un point final au sujet-symbole
de Lespert, à la domination applaudie du patriarcat.

Cinq lettres : une révolution

En finir avec cette violence érigée en système… On le sait peu, mais dès
1996, des voix se faisaient entendre contre les violences faites aux femmes.
Aux États-Unis, l’éducatrice et militante Tarana  Burke fondait le
mouvement Me Too dans l’idée de créer une chaîne de solidarité pour les
victimes d’agressions sexuelles. Victime elle-même d’une agression, elle
s’était vue dans l’incapacité de répondre à la demande d’aide d’une ado qui
lui avait confié avoir été violée.
En France, l’essai coup de poing King Kong Théorie9 de Virginie Despentes
sortait le viol des parkings et des secrets de famille pour le remettre à sa
place : une « organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre :
“Je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable
et dégradée.” »
En 2017, aux États-Unis, à la suite des accusations portées sur la place
publique contre l’hyperproducteur de cinéma Harvey  Weinstein, l’actrice
Alyssa Milano appelait les femmes à témoigner sur Twitter en siglant leurs
messages «  #MeToo  ». Un tweet –  une simple phrase10. En dix  jours, ce
furent plus de 1,7 million de tweets dans quelque quatre-vingt-cinq  pays11
qui donnaient écho au mot-clé. Qui témoignaient, dénonçaient – ouvraient
un chemin inexistant la veille, même en rêve.
Fascinée par le phénomène, je regardais les cinq lettres de #MeToo devenir
un étendard féministe… J’étais alors loin d’envisager à quel point ma
propre vie, ma propre personne, allaient en être bouleversées –  pour le
meilleur, mais aussi pour le pire.

Mettre des mots, prendre sa place – enfin !

Face aux témoignages #MeToo de mes propres amies et connaissances, je


dois avouer que ma première réaction a été l’incompréhension  : pourquoi
l’intime se retrouvait-il dans l’espace spectaculaire des réseaux sociaux, et
pas dans les plaintes chez les flics, dans les cabinets des
psychothérapeutes  ? Je crois aujourd’hui que l’événement était tel que
j’étais sous le choc. Je le tenais à distance.
Un soir, on en discuta avec Karl. Et un propos en amenant un autre, j’en
vins à lui raconter « mes propres #MeToo ».
J’ai quinze ans. Je vis dans une chambre de bonne au septième étage d’un
immeuble bourgeois, sur le même palier que ma mère et mon beau-père. Il
n’y a pas de rideaux, puisqu’il n’y a pas de vis-à-vis. J’ai juste un lit, des
livres, un lecteur CD, et un lavabo, à côté de la fenêtre. Les toilettes sont
sur le palier, ce sont des chiottes à la turque, elles puent. J’ai un voisin
louche, je n’ai pas envie de le croiser dans le couloir le matin. Alors quand
je me réveille, je fais un pipi d’équilibriste directement dans mon petit
lavabo. Après, j’ouvre la fenêtre pour aérer mes 9 mètres carrés. Un matin,
la fenêtre ouverte sur le roucoulement des pigeons, je me penche un peu au
dehors. Je sens une présence. Je tourne la tête vers la gauche  : le voisin
louche est debout sur la corniche, à deux mètres de moi, au-dessus du vide.
Un petit miroir à la main. Il me matait. Depuis je ne sais pas combien de
temps. Mais apparemment, il connaît mes horaires. Il me salue et remonte
sur le toit pour rentrer chez lui.
Même période. Debout dans le métro, je me tiens à la barre, il y a du
monde, on est tassés. Je sens soudain un truc contre mon pubis –  le coin
d’une mallette ou d’un sac. Il se passe quelques minutes avant que je
comprenne : le type devant moi a sa main derrière son dos, le doigt pointé
contre mon sexe. Le pire, c’est ce sentiment de honte, une longue traîne de
culpabilité de ne pas m’être dégagée plus rapidement.
Toujours dans le métro –  mais cette fois j’ai dix, onze  ans je crois  –
l’homme, un «  vieux  », est tout proche de moi, trop. Quelque chose attire
mon regard vers le bas : son sexe est sorti, une saucisse violette et molle.
Épouvantée, je remonte la rame –  je le fuis. En sortant de la rame, je me
retourne pour vérifier qu’il ne me suit pas : il sourit, un sourire intense qui
me poursuit encore. Rentrée chez moi, je n’en parle à personne. Des
questions tournent en boucle dans ma tête  : pourquoi c’était violet  ? Et
surtout pourquoi personne n’a rien fait, n’a rien dit ?
J’ai dix-neuf  ans, je sors régulièrement en soirées électro. Je consomme
trop – ecstasy, MDMA, alcool. Ce soir-là, je fais un malaise, je m’effondre.
Quand je reprends conscience, un homme est au-dessus de moi, son visage
très proche du mien, j’ai les bras autour de son cou. Il a un haut rouge, une
barbe noire. Je sens sa main dans ma culotte, son doigt en moi. Je me lève,
je titube, je cherche mes potes, disparus. Je ne tiens pas debout, on me
regarde en haussant les sourcils. Je passe la nuit sous la douche. Le
lendemain, je vais porter plainte au commissariat des Halles. Le policier
me demande  : «  – Vous aviez bu  ? –  Oui. –  Comment pourriez-vous le
reconnaître alors ? » Il refuse de prendre ma plainte. Le visage de l’homme
à barbe noire flotte devant mes pupilles.
J’ai six ans, peut-être sept, je suis en CE2 ou CM1. Nous sommes en classe
de mer. Les filles de ma classe n’arrêtent pas de répéter qu’un des
moniteurs est amoureux de moi. Je ne me rappelle pas son nom, juste son
visage, sa silhouette. C’est la première fois qu’on me dit que quelqu’un est
amoureux de moi. Les filles de ma classe m’en parlent sérieusement, et je
sens qu’elles ont raison, il s’intéresse à moi, à moi en particulier. Je ne me
rappelle rien d’autre. Qu’un sentiment de malaise, d’anormalité. Je revois
les quatre lits superposés en fer de la petite chambre où nous dormions. Ma
nudité. Le moniteur agenouillé devant moi pour que son visage soit au
niveau du mien. Son regard, de loin, sur moi. C’est tout. Je ne sais pas quoi
faire de ce souvenir-là.
Je ne me suis jamais considérée comme victime d’agressions sexuelles. Les
événements dont je me souviens parfaitement, j’ai l’impression qu’ils m’ont
juste frôlée ; quand je pense à ce qu’il s’est passé, encore aujourd’hui, je ne
ressens rien. Les événements qui remontent à mon enfance, ou que la police
a niés… Je ne sais pas, ou plutôt je ne sais plus. Je doute de mes souvenirs,
peut-être n’ai-je rien vu, rien senti, peut-être est-ce mon cerveau qui génère
tout seul ces images sales.
Selon Irene Zeilinger, sociologue et formatrice d’auto-défense féministe, les
femmes vivent la peur au quotidien, souvent sans même s’en rendre
compte. Cette peur nous positionne en personnes «  petites, instables et
faibles », elle se pose en obstacle entre nous et la place que nous pourrions
prendre dans le monde12. Alors nous développons des stratégies de
contournement.
Je ne me suis jamais perçue comme une victime, mais je me suis
conscientisée dès la prépuberté comme une proie dans l’espace public. Je
voyais bien, dans la rue, dans les transports en commun, que j’étais comme
un bonbon délicieux pour tous les vieux pervers, les gros dégueulasses. Je
voyais bien que ceux qui chassaient, c’étaient les mecs. Depuis la terminale,
je roule donc en deux-roues. J’ai acheté un vélo, puis un solex, puis un
scooter, puis une moto. Comme ça, plus de métro. Ce type de manœuvres
d’évitement, toutes les femmes en ont l’usage. Dans nos relations, mais
aussi physiquement – laquelle d’entre nous n’a pas changé de trottoir parce
qu’elle anticipait un danger pour sa personne ?
En évoquant avec Karl mes souvenirs plus ou moins nets, ce soir-là, je me
rendais compte que moi aussi, j’avais vécu ces agressions que tant de
femmes vivent. Toute seule dans mon coin, dans le silence. Alors que nous
sommes si nombreuses13…
Ce soir-là, Karl est allé se coucher, et j’ai pris à mon tour la parole
publiquement. J’ai écrit ce dont je me souvenais sur les réseaux sociaux. Je
n’ai pas «  balancé  », j’ai juste raconté ma subjectivité, mes émotions
naissantes, et j’ai apposé le hashtag #MeToo.
J’ai été bouleversée par les messages que j’ai reçus en retour. La
compassion. La sororité. L’empathie. D’autres femmes qui elles aussi se
jetaient à l’eau et mettaient des mots sur ce qu’elles avaient vécu. Je me suis
sentie toute petite.
Petite, en âge. À plus de trente ans, je déterrais de mon esprit des traumas
auxquels je n’avais pas touché depuis mon enfance. J’avais parcouru si peu
de chemin par rapport à toutes ces femmes en colère…
Petite, aussi, dans l’immensité du groupe. J’avais pris tant bien que mal ma
place dans ce chœur féminin qui grondait. Et ensemble, enfin, nous
affirmions : voilà ce qu’il se passe, voilà ce que nous vivons – et il faut que
ça s’arrête.

Me too : moi aussi, j’ai fait du mal

L’ampleur du mouvement Me Too a également provoqué un hérissement


défensif, notamment dans les sphères les plus privilégiées. Le garde des
Sceaux, Éric Dupond-Moretti, affirmait en 2015 au Journal du dimanche, à
propos de l’affaire du Carlton dans laquelle comparaissait DSK, qu’il
s’agissait «  d’une affaire de copains qui s’offrent du bon temps  ». Cette
formule, au regard des larmes de Mounia dans Chambre  2806, fait froid
dans le cœur.
En janvier  2019, quand on l’interroge sur Me  Too, Éric  Dupond-Moretti
frappe de nouveau  : «  L’emprise, ça existe. Mais il y a aussi des femmes
que le pouvoir fait bander14. » Quant aux femmes, justement, elles se sont
elles aussi illustrées, en France notamment, avec la fameuse « Tribune sur
la liberté d’importuner15 » dans laquelle elles dénoncent un féminisme qui
« prend le visage d’une haine des hommes et de la sexualité ».
La confusion que font ces personnes privilégiées entre sexualité et violence
est très répandue, et me semble grave. Le sexe n’est pas un besoin vital, on
peut très bien vivre sans. Ce n’est pas une pulsion irrépressible qui
pousserait à des « coups de folie ». Les agressions et le harcèlement sexuels
ne relèvent ni du désir mal contenu, ni du trop-plein d’amour, ni de
l’apaisement d’une frustration. Imposer un acte sexuel à une personne, c’est
soumettre un être humain à sa volonté, l’utiliser pour en jouir, c’est
transgresser, avilir, annihiler16. Il est temps que nous sortions de notre
ignorance en ce qui concerne les violences sexuelles, et que nous
comprenions véritablement de quoi il s’agit. Ce n’est ni du « libertinage »,
ni du «  troussage de domestique  », ni l’expression désespérée d’une
«  misère sexuelle  » masculine. C’est un acte de domination,
d’anéantissement. De la pure violence.
Il est nécessaire que nous nous éduquions tous et toutes ensemble à ce que
sont les violences sexuelles. Que l’on soit enseignant·e au collège,
pornographe, garde des Sceaux ou policier·e, il est crucial que nous
comprenions mieux les violences sexuelles et leurs conséquences
psychotraumatiques. Cela permettra aux jeunes, puis aux adultes, de mieux
repérer, comprendre et apaiser les victimes, de favoriser l’entraide, de ne
laisser personne dans le silence, piégé·e dans des relations d’emprise et de
violences récurrentes.
Me  Too est une occasion historique de remettre en question nos
comportements sexuels – ce, quels que soient notre genre, notre âge, notre
parcours de vie. Contrairement à ce que certain·e·s social justice warriors
peuvent laisser entendre, nul n’est un modèle de pureté. Nous avons toutes
et tous souffert, mais aussi fait du mal ; nous avons subi et avons fait subir.
J’ai commencé par balayer devant ma porte.
Car entre 2000 et 2017, si je me vivais en proie le jour, je jouais volontiers à
la « chasseuse d’hommes » la nuit – insistant lourdement auprès de garçons
pour qu’ils m’embrassent  ; montrant mes seins à tort et à travers dans les
rues ; envoyant des textos vengeurs après m’être fait larguer ; sonnant à pas
d’heure chez un amant ; me glissant nue dans le lit d’un ami et de son coup
d’un soir sans leur demander leur avis. Dans un night-club à Istanbul, j’ai
même proposé à un homme de toucher les fesses de Karl comme si elles
m’appartenaient. Je pensais que tout ça était cool, que je pouvais le faire
puisque j’étais une femme. Ça ne l’était pas. Quel que soit notre genre, le
consentement n’est jamais un jeu.

« VIOLEUSE »

Il y a ce que j’ai fait, et que je regrette. Et il y a ce que je n’ai pas fait, mais
dont j’ai pourtant été accusée avec une violence extrême. Pour moi, le
retour de bâton de Me Too a été rapide et brutal. Je ne l’ai pas vu venir ; il
m’a mise à terre, mentalement et physiquement. Durant des mois, j’ai été
accusée d’agression sexuelle. Puis de viol par surprise.
Les faits

En avril  2017, je fais la connaissance du chef opérateur débutant et


performer de porno R.  Bientôt amants, notre liaison nous amène à
concrétiser rapidement des projets de tournage. Nous serions tous deux co-
performers dans Architecture Porn, un film d’Erika Lust, et R. jouerait dans
mon second film, Don’t Call Me a Dick.
Le premier tournage se déroule sereinement. Chaque position était discutée
en amont avec la réalisatrice, Erika Lust – y compris la scène de pegging17
dont je me souviens comme d’un moment de complicité.
Sur la période de tournage de Don’t Call Me a Dick, en revanche, R., atteint
d’un rhume, réclame une attention que je ne suis pas en mesure de lui
fournir. J’ai un film à réaliser, d’autres performers, ainsi qu’un budget à
gérer. Bref, des obligations professionnelles. À l’issue du tournage, ille18 me
fait des reproches, notamment sur mon manque d’empathie à son égard.
Notre relation se dégrade, je ne m’y sens pas bien. J’y mets un terme non
sans avoir longuement exposé mon point de vue.
R.  s’obstine à garder le contact pendant six  mois, insistant pour que nous
échangions sur ce qui «  nous était arrivé  » lors d’interminables appels
vidéo. Je finis par lui annoncer que j’ai rencontré Karl, et que nous vivons
ensemble. C’est alors que R. entre en guerre contre moi. Posts mensongers,
propos calomnieux, diffusions de sextos que je lui ai envoyés… Tous les
coups semblent permis.
Au fil des semaines, les posts se font plus fréquents. Plus virulents, aussi.
Qu’ils soient contradictoires semble le dernier des soucis de R. Ille occupe
la scène, pointe ma culpabilité, me désigne comme une personne
manipulatrice, dangereuse, appelle à me boycotter, pire, à m’interpeller sur
tous les réseaux possibles.
En dix  mois, ille publie ainsi une centaine de posts qui m’incriminent
personnellement, sur une dizaine de plateformes et réseaux. Quant à la
justification d’une telle violence, elle change avec le temps : je n’aurais pas
respecté une de ses limites sur Don’t Call Me a Dick  ; puis  : je l’aurais
agressé sexuellement  ; violé par surprise même, pendant le tournage
d’Architecture Porn. Dernièrement, R.  m’a même dénoncée à la police
allemande (et Parker du même coup) pour exhibition sexuelle devant des
enfants pendant le tournage de The Bitchhiker… Un tournage sur lequel ille
n’était pas, nous ne nous connaissions pas encore. Pour appuyer sa
dénonciation, ille a reconstitué le trajet parcouru lors du tournage à
quatre heures du matin dans Berlin ; ille a listé les écoles présentes dans un
rayon de deux  cents  mètres. Cette malveillance scrupuleuse pourrait être
comique si être dénoncée à la police pour exhibition sexuelle devant
mineur·e·s n’était pas tout simplement terrifiant.

Réagir, pas à pas

Pas question de jouer à « œil pour œil, dent pour dent », de participer à une
escalade de la violence. Je décide dès les premiers posts de R. de répondre
d’une façon aussi juste et digne que possible. On me conseille une présence
minimale sur les réseaux. R. se calmera, il n’y a pas de raison.
C’est mal connaître sa psychologie. « Il existe dans la tête du harceleur la
conviction qu’il lui est loisible d’exercer une forme de domination physique
ou intellectuelle sur sa victime  », selon Laurent  Bègue, professeur de
psychologie sociale19. Autrement dit, sans intervention extérieure, sans une
puissance perçue par l’agresseur comme supérieure, le harcèlement ne cesse
pas.
Il faut donc agir. Apprendre à se protéger et à trouver de l’aide. Beaucoup
d’aide.

Les grands moyens

Le 11 mai 2019, je porte plainte pour harcèlement, diffamation et atteinte à


la vie privée. Ma vie privée, justement ! Il faut s’imaginer en couple, depuis
à peine quelques mois, avec un ex qui balance sur les réseaux des trucs du
passé qui ne concernent que lui et vous  ! Et qui vous accuse de l’avoir
violé !
Karl fait preuve d’une grande patience, de beaucoup de compréhension et
d’une infinie gentillesse à mon égard. Nous nous rapprochons, nous faisons
corps. Et quand, après avoir passé des heures à tenter de saisir la mécanique
de toute cette violence, nous concluons qu’il s’agit d’un rapport de
domination, nous sommes en mesure d’établir un plan d’action. Je me
tiendrai au maximum à l’écart des réseaux tandis que Karl fera une veille
des propos de R. sur ma personne ; je me reposerai, je me retaperai, je me
tiendrai à l’écart du microcosme du porno éthique dont certains membres,
qui me connaissent bien, ne font pourtant rien pour me défendre. Avec mon
avocate, maître Lise  Yildirim, nous mènerons toutes les actions en justice
nécessaires. Bref, Karl et moi faisons le choix de la détermination et de la
sérénité.

Le harcèlement, un enfer de chaque instant

La diffusion de photos réalisées dans un cadre intime, de messages


personnels tronqués, décontextualisés, en plus des propos diffamatoires, est
une épreuve particulièrement difficile que je ne souhaite à personne.
Anéantie, j’ai alors le sentiment que R. est capable de tout.
Atrocement anxieuse, je sursaute à la moindre notification, demandant à
Karl de regarder si c’est «  lui  ». À cran, je développe des troubles de
l’attention, de la mémoire, des sautes d’humeur, des crises de panique, des
troubles du sommeil.
Je me sens insécure. Coupable. Tant de haine… J’ai forcément ma part de
responsabilité, non  ? D’ailleurs, d’anciens contacts amicaux ou
professionnels ne manquent pas de prendre parti contre moi, relayant les
posts de R. sur ma personne. Il n’y a pas de fumée sans feu, n’est-ce pas ?
Après la justice, c’est la médecine que je sollicite. À compter du 20  juin
2020, je suis en arrêt de travail, avec médication et suivi psychologique.

Détournement de #MeToo

Un aspect de cette histoire que j’ai un mal de chien à encaisser, c’est le fait
que R.  tague ses messages diffamatoires à mon encontre du mot-clé
#MeToo. Cet usage me choque particulièrement parce qu’il dessert le
mouvement auquel il se réfère. #MeToo, c’est la sincérité de la personne qui
peut enfin exprimer sa souffrance, et c’est la confiance de celles et ceux qui
reçoivent ses mots. Une démarche transparente faite de bonté, de besoin de
justice. En en faisant usage à des fins de vengeance personnelle,
R.  manipule son audience et pollue le message originel de #MeToo. Pour
cela, il est à mes yeux impardonnable.
Orage de grêle

R. est mis en examen en septembre 2019 pour diffamation dans le cadre de


ses propos tenus sur la plateforme Medium. En juin  2020, sa plainte pour
viol est classée sans suite. Ce qui ne l’a pas dissuadé de me nuire, ses
attaques (posts diffamatoires, vidéos appelant au cyberharcèlement en
meute) frappant régulièrement mon quotidien comme les bourrasques d’une
tempête de grêle. Il m’accuse également de l’avoir poussé au suicide.
À l’heure où j’écris ces lignes, la justice est encore en charge de plaintes de
sa part et de la mienne. En mars 2021, R. a été condamné pour diffamation
à me verser des dommages et intérêts pour ses publications Instagram, par
lesquelles il m’accusait de viol, de harcèlement, d’avoir révélé son nom
civil, d’avoir filmé des actes sexuels devant des enfants… Bref, un festival
de calomnies toutes plus horribles les unes que les autres. J’ai détaillé cette
«  affaire  » aussi précisément que possible dans un post sur mon blog20.
Même à distance des réseaux sociaux, mon anxiété est devenue épuisante,
handicapante, et l’arrêt de travail de la mi-juin 2020 a dû être prolongé21.

Crimes et délits

Me  Too a changé le monde pour chacune et chacun d’entre nous. Les
chiffres sont significatifs. L’augmentation des violences sexuelles dès 2018
est en fait le marqueur d’une prise de conscience chez les femmes qui vont
davantage porter plainte22, se sentant enfin légitimes à dénoncer les
violences qu’elles subissent. Malgré toutes les horreurs, c’est une bonne
nouvelle.
Autre changement positif  : les hommes sont nombreux à avoir pris
conscience de la nécessité d’entendre les femmes, de changer leur regard,
leurs attitudes. De devenir à leur tour les garants de la sécurité et de la
justice pour toutes. Un monde plus safe se construira d’autant mieux que
nous serons une majorité de personnes convaincues de la nécessité d’égalité
entre tou·te·s.
Reste une zone d’ombre encore difficile à aborder à ce jour. Si la prise de
parole sur les violences que les femmes subissent est salvatrice et
nécessaire, il me paraît important d’écouter – comme c’est le cas dans tout
conflit – la parole adverse quand elle veut s’exprimer. Dans « l’affaire R. »,
certain·e·s ont pris fait et cause pour mon harceleur au motif qu’il se disait
agressé et violé. En s’affirmant dans le clan des victimes, il abusait de la
bienveillance de son audience  ; moi, j’étais bonne pour les insultes et les
condamnations à l’emporte-pièce.
J’aurais aimé qu’on m’écoute. J’aurais aimé que celles et ceux qui m’ont
accusée, qui se sont détourné·e·s de moi, qui ont relayé des informations
fausses, prennent quelques minutes pour lire mon propos. En plus de
l’histoire très scrupuleusement détaillée sur mon blog, j’ai mis à disposition
un ensemble de documents qui présentent non pas ma version des faits mais
les faits eux-mêmes. Dont l’intégralité des rushs du film Architecture Porn.
Parmi toutes celles et tous ceux qui m’ont condamnée, aucun·e, à ma
connaissance, n’a pris le temps de se faire sa propre idée.
On ne peut pas relayer des accusations aussi graves sans vérification. Le
viol est un crime passible de quinze à trente  années de prison (en cas de
circonstances aggravantes). Il ne s’agit pas d’un sujet de plus pour faire du
clic.
Qu’on soit, comme je l’ai été, victime de cyberharcèlement, ou qu’on en
soit témoin, il est important d’avoir conscience que ce type d’agissement est
lui aussi puni par la loi. L’article 222-33-2-2 du Code pénal précise qu’une
personne reconnue coupable de harcèlement risque jusqu’à trois  ans
d’emprisonnement et 45  000  euros d’amende en cas de circonstances
aggravantes.
Des peines lourdes pour des actes graves, encore trop souvent considérés
avec la légèreté en usage sur les réseaux sociaux.
1. Acteur français qui brilla dans le porno des années 1970. Il s’est depuis
reconverti dans le chocolat.
2. Porn for Women, du collectif Cambridge Women’s Pornography
Cooperative et de la photographe Susan Anderson, Chronicle Books, 2007.
3. Judy, Lola, Sofia et moi, op. cit.
4. Nicholas Kristof, « The Children of Pornhub », New York Times,
4 décembre 2020, traduit par nos soins,
www.nytimes.com/2020/12/04/opinion/sunday/pornhub-rape-
trafficking.html
5. « Nuit de pleine lune » de Goethe.
6. In Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, La
Découverte, 2018.
7. Netflix, 2020.
8. Texte lu par Virginie Despentes le 16 octobre 2020 au Centre Pompidou
à Paris, dans le cadre du séminaire « Une nouvelle histoire de la sexualité »
organisé par Paul B. Preciado.
9. Grasset, 2006.
10. « If you’ve been sexually harassed or assaulted write ‘me too’ as a
reply to this tweet. » (« Si vous avez été harcelée ou agressée sexuellement,
écrivez “me too” en réponse à ce tweet. » Traduction des autrices.)
11. Selon le journal télévisé américain PBS NewsHour.
12. Propos extraits du TEDx « Pour en finir avec la peur qui restreint les
femmes ». Irene Zeilinger est également l’autrice de Non, c’est non, La
Découverte, 2008.
13. Selon le gouvernement, quelque 94 000 femmes âgées de dix-huit à
soixante-quinze ans sont victimes de viols et/ou de tentatives de viol au
cours d’une année (estimation minimale). Sources :
https://arretonslesviolences.gouv.fr/
14. Citations issues de l’article www. franceinter. fr/politique/eric-dupond-
moretti-l-anti-metoo
15. Le Monde, 9 janvier 2018.
16. Lire à ce sujet Violences sexuelles, de Muriel Salmona, Dunod, 2015.
17. Le pegging est un acte sexuel au cours duquel une femme pénètre un
homme grâce à un gode-ceinture (ou strap-on).
18. R. revendique une identité de genre non binaire, d’où l’utilisation ici du
pronom « ille » pour le nommer.
19. « Ligue du LOL : les mécanismes des effets de meute », entretien sur le
site de France Culture, le 12 février 2019.
20. https://olympe-de-g.org/blog/
21. Il était toujours d’actualité à l’été 2021.
22. Variation des violences sexuelles selon les chiffres du Service
statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) : +19 %, en 2018 ;
+12 % en 2019 (plus de 54 000 faits enregistrés).
Entretien

« J’ai refusé d’être celle qui subit »

Marion Seclin, actrice, scénariste, chroniqueuse


et militante féministe

Suite à une vidéo critique sur le harcèlement de rue, en 2016,


tu as reçu plus de 40 000 messages – injures sexistes, incitations
au suicide, menaces de mort, etc. Où as-tu trouvé la force de faire
face à tant de haine ?

Bizarrement, sur le moment, je n’étais pas consciente de l’ampleur de ce


que je vivais. Ce n’est qu’à l’issue de cette période que j’ai compris à quel
point j’étais alors dans une obligation de survie. J’avais pris la parole sur les
questions féministes, je voulais que les choses changent, c’était ça le plus
important.

Quelles ont été les réactions, les aides dont tu as pu bénéficier ?

Le harcèlement en ligne reste mal connu. Autour de moi, on m’a dit de ne


plus y penser. Mais on ne peut pas ne plus y penser, parce que c’est là, ça
existe.
On m’a dit aussi de fermer mes réseaux ou de la mettre en veilleuse sur les
questions de féminisme. C’était donc à moi de changer mon comportement
pour un truc que je subissais. Le même raisonnement que quand on nous dit
de ne pas porter de minijupe si on ne veut pas être violées.
On s’est beaucoup détourné de moi. Et j’ai finalement eu peu de soutien.
Certaines femmes, qui d’habitude sont là pour moi, se sont tues par peur.

Pourquoi, selon toi, la haine prend-elle tant de place dans


les relations numériques ?

À l’origine, il y a un monstre à deux têtes. D’une part, l’indignation motive


les foules. Une vidéo en mode énervé sera toujours beaucoup plus suivie,
likée et commentée, qu’une vidéo tranquille. Les influenceurs et
influenceuses le savent.
De là, les algorithmes favorisent les posts énervés qui suscitent les réactions
en masse. Le putaclic aujourd’hui, c’est de savoir comment titiller les gens
pour qu’ils réagissent – et vous donnent ainsi le maximum de visibilité.

Ça ne fait pas tellement envie…

Depuis 2016, il s’est passé beaucoup de choses positives sur les réseaux
autour des questions féministes. Il y a de plus en plus de jeunes filles sur
Instagram qui s’expriment sur ces questions tranquillement, et fédèrent des
communautés.

Le long tunnel de haine a-t-il modifié ta parole, tes propos


sur les questions féministes ?

Faire en sorte d’être inclusive dans mon discours, d’inclure toutes les
femmes, voilà ce qui m’importe. En dehors de ça, j’ai arrêté de brosser qui
que ce soit dans le sens du poil. Et je ne m’excuse plus de ce que je suis.
Sur le fond, rien n’a changé. Je continue de lutter pour l’égalité dans un
mouvement global. Je veux donner des clés aux nanas qui se sentent en
position d’infériorité. S’il y a une chose que j’aimerais, c’est que le fond
prenne enfin le pas sur la forme.

Quels conseils donnerais-tu aux femmes harcelées sur les réseaux ?


Je peux juste dire ce qui a été bien pour moi. J’ai continué à poster parce
que j’en avais envie, j’ai refusé d’être celle qui subit. La gestion des
réactions était assurée par une personne de confiance qui ne me remontait
que les commentaires positifs.
Autre point important, je me suis coupée des personnes qui, in real life, se
faisaient les relais des propos négatifs qu’elles lisaient sur mes réseaux.
Sont resté·e·s celles et ceux qui avaient une attitude compréhensive et
protectrice – les vrai·e·s ami·e·s.
Être pénétrée, OK, et sinon ?
Mes héros : nos clitos

6 décembre 2019, 8 h – Cannelle, la chef déco, me demandait hier soir si je


n’avais pas une photo d’Arsène Laclos. Elle et ses amies vibrent au son de
« la » voix masculine de Voxxx, au point qu’elles s’amusent à s’envoyer des
images glanées sur Internet de mecs qui, selon elles, pourraient ressembler à
Arsène. Il fallait voir la tête de Cannelle quand je lui ai dit qu’Arsène serait
là en chair et en os, sur le plateau – aujourd’hui, donc.
Entre L’Appli Rose et Voxxx, on a pas mal bossé ensemble, avec Arsène ; je
connais son jeu. Et puis, son personnage dans le film, Jérôme, est assez
simple : un branleur, sûr de son charme, qui a l’habitude de prendre en main
ses relations avec les femmes. Salomé, elle, le regarde jouer son numéro et
le remet tranquillement à sa place. C’est sa dernière fois à elle, il ne va pas
lui expliquer ce qui lui ferait du bien.
S’ensuit un cunnilingus qui fait grimper Salomé dans le plaisir. Le film
repose d’abord sur cette idée  : choisir ce qui est bon pour soi quitte à se
tromper, quitte à se surprendre.

Étoile de mer

Je suis ravie de cette scène. Je suis également contente d’avoir pu varier les
plaisirs tout au long des cinq  scènes de sexe du film, en restant à chaque
fois sur l’idée de porno clitocentré –  en opposition assumée au porno
traditionnel où le phallus est roi.
Le porno mainstream continue d’attribuer aux femmes des rôles de
réceptacles, d’orifices au service du plaisir masculin. En gros plan, le
phallus pénètre la bouche, le vagin ou l’anus féminins (épilés, il va de soi).
Éventuellement, un close-up sur le visage tordu de la fille –  comme pour
dire à quel point le type est efficace dans son pilonnage. Les scènes sont
entre domination et performance physique – genre « Tu vas voir ce que tu
vas prendre  ». Dans le meilleur des cas, les actrices ont droit à des tapes
énervées sur le clito. Mais l’esprit général est plus à la bifle1.
Le porno mainstream n’est pas le seul à manquer d’imagination. Le cinéma
traditionnel ne fait guère mieux, il en montre juste moins, et moins
longtemps. Les «  scènes d’amour  » jusqu’à très récemment (merci encore
Me  Too qui semble avoir changé la donne) montraient des femmes en
position d’étoile de mer, recevant la pénétration, gémissant comme on
applaudit pour encourager l’artiste. Quand le couple était debout, l’homme
restait l’élément actif, la femme recevait les coups de butoir, se pâmait
d’être ainsi prise. Peu de caresses, pas de surprise, un script vu mille fois.
Tout mon film va donner la vedette au clitoris et au plaisir des frottements,
des succions, des massages, des titillements… Et d’ailleurs, après ce
premier cunni de Jérôme/Arsène, le personnage de JB s’intéresse au
point G. Le fameux. Autre démontage de stéréotype, ma volonté ici est de
m’attaquer à cette idée qu’on serait clitoridienne ou vaginale – que certaines
pourraient jouir comme de vraies femmes et d’autres resteraient des petites
filles (lire aussi ici). La faute :
– aux carences de notre système éducatif qui ne nous parle pas de nos
sexes (si ce n’est en tant qu’« appareils reproducteurs ») ;
– aux scientifiques qui se sont intéressés avant tout au pénis (peut-être
parce que, jusqu’à récemment, les femmes scientifiques étaient rares) ;
– aux magazines féminins qui ont adoré nous classer dans une case ou
dans l’autre.
D’ailleurs, au tout début du film, Sandra explique à Salomé que le fameux
point G n’est autre qu’un accès interne à notre clitoris !

Sandra (off)
Là, regarde… Là, tu touches ton clitoris.
Salomé
Oui…
Sandra (off)
Fais-le.
Salomé touche son sexe, elle semble suivre les mouvements de Sandra comme en miroir. On
la sent troublée.
Sandra (off)
Si tu glisses un doigt en toi…
Vas-y. Recourbe un peu.
(Salomé suit ses indications) Voilà. Là aussi. (Un temps) Tu stimules ton clitoris. Mais par
l’intérieur. Les bulbes et tout le tralala.
Salomé
Hum.
Sandra (off)
Donc pénétration versus clitoris… ça n’existe pas.

Mettre le clitoris au centre de mon film, c’est rappeler aux femmes que cet
organe de plaisir, le plus sensible du corps humain, est profond et riche de
quelque 8  000  terminaisons nerveuses. Sensible dans sa partie externe, il
peut également être stimulé en profondeur par contraction du périnée ou des
muscles, notamment lors d’une pénétration vaginale.
Certaines femmes adorent les vibrations ou les succions, d’autres sont
sensibles au changement chaud-froid, d’autres encore adorent qu’on le leur
étire,  etc. Et en plus, ces possibilités varient selon le cycle, l’âge,
l’expérience.
Tant d’options clitoridiennes, et on continue de considérer qu’une « scène »
n’en est pas une si elle n’inclut pas un acte pénétratif, même dans les
productions éthiques  ! Alors oui, c’est encore ce qui se vend le plus
facilement. Mais il est temps de sortir de nos normes tristement restrictives.
De dézinguer cette vision pénétro-centrée !

Voyage à Clitocity

Pour autant, il n’est pas question pour moi de faire un cours d’anatomie.
Valoriser le clitoris et le plaisir féminin, c’est d’abord une manière d’inviter
à approcher la sexualité autrement. À sortir du phallocentrisme. Un pénis
dans un vagin et fin de l’histoire – c’est pauvre, non ?
Un titre pour le film pourrait être « Voyage à Clitocity ». Bon, je plaisante,
mais il reste vrai que le clitoris est un peu l’autre personnage principal de
l’histoire. Présent dans chacune des cinq scènes de sexe, il est caressé,
léché, chouchouté. Salomé fait même usage d’un aspirateur clitoridien – un
sextoy qui est peu représenté dans le X car il n’a pas une forme phallique,
comme l’iconique Rabbit, par exemple.
Il y a au moins une raison de se féliciter de vivre à notre époque : l’industrie
du plaisir crée des petites merveilles qui révolutionnent la jouissance de
toutes les personnes à vulve –  des simulateurs de cunni, mais surtout ces
fameux suceurs de clitoris qui le stimulent « sans contact ». Les vibrations
sont à la fois plus délicates et plus profondes, les orgasmes atteignent une
intensité folle. Les designers nous régalent de tout un tas d’options qui font
grimper au plafond, mais qu’on voit peu dans les pornos, dans les séries.
Les créateurs d’images pornographiques préfèrent mettre en scène des
engins pénétrants, imposants. Visuellement, selon une grille de lecture
phallocentrée, ceux-ci surpassent le phallus car ils sont plus gros, plus
puissants, plus pénétrants qu’une queue de chair et de sang. Et puis,
potentiellement, ils tournent, vibrent, adoptent une courbe propice au
plaisir, ou tout ça à la fois. Représenter des femmes jouissant comme jamais
avec de tout petits appareils qu’elles peuvent glisser entre leurs lèvres
remettrait-il en question le règne de Sa Majesté la Bite ?

Lobe love

J’ai discuté au téléphone avec Philippe Sivy, le comédien en fauteuil roulant


qui nous rejoint demain. Ça m’a donné à réfléchir sur la non-nécessité des
rapports génitaux. Quand on a moins de sensations dans le bas du corps –
 voire, quand on n’en a pas –, des capacités érogènes se développent dans
d’autres zones : le torse, le dos, les oreilles. Plus on se détourne des récits
dominants sur la sexualité, c’est-à-dire des récits mettant en scène un
couple cis2, hétérosexuel, jeune, mince, valide, plus on se rend compte que
la sexualité est un territoire immense, où tout est à explorer.
6 décembre 2019, 11 h – Il fait froid sur le plateau, Brigitte est frigorifiée.
Dès la fin de la prise, Mélodie, la costumière, est aux petits soins pour elle –
 une bouillotte, un manteau, elle lui masse les pieds pour la réchauffer.
Je me sens une responsabilité vis-à-vis de Brigitte. Je voudrais que son
retour à l’écran soit beau, qu’on se dise qu’elle a fait le bon choix. Et en
même temps, je veux qu’elle se sente bien sur le plateau. Je suis sans arrêt
en train de chercher où placer le curseur entre son confort immédiat et les
nécessités des prises. Par exemple, il y a une scène où elle était allongée sur
le tapis, pieds nus, son déshabillé entrouvert. Je sentais qu’elle n’était pas
bien. En plus, nous étions en retard sur le planning. Fallait-il se satisfaire de
ce qu’on avait et arrêter de tourner pour qu’elle se réchauffe ? Ou continuer,
jusqu’à ce que je puisse être fière de nos images et de son jeu ?
Pour finir, j’ai eu de la chance  : on a tourné une excellente séquence en
seulement quatre prises.

Est-ce qu’il l’a mise ?

Au collège, il y avait tout un lexique lourd de sens. «  Sortir avec un


garçon  » signifiait qu’on s’était embrassés au moins une fois «  avec la
langue ». Plus tard, « coucher » voulait dire qu’on avait été pénétrée par un
garçon. Pas par ses doigts, hein  ! Ni par sa langue. Ça, c’étaient des
préliminaires, des trucs qui ne comptaient pas. Peut-être bien que ces
« préliminaires » nous faisaient faire une flaque, il n’empêche : ça n’avait
absolument aucune valeur dans le discours qu’on en donnait. Les vrais
sujets étaient  : est-ce que vous avez mélangé vos langues  ? Est-ce qu’il a
mis sa bite dans ta chatte ?
Le frôlement des doigts sur les tétons au-dessus du tee-shirt, la sensation du
désir durcissant contre la hanche, les frissons des baisers dans le cou, les
mains moites, les yeux fiévreux, ça ne comptait pas. Les filles entre elles
non plus, un truc de gamines qui ne figurait pas dans les sujets importants.
Non, ce qui comptait, c’était l’acte-graal de pénétration. Le va-et-vient du
piston sacré. L’alléluiesque éjaculation. De plaisir, il n’en était pas question,
finalement. De nos corps de nanas, encore moins. Le type marquait son but.
La fille pénétrée devenait femme. Et on entrait dans une sexualité peu voire
pas satisfaisante. Celle qui est largement représentée dans le porno
classique et le cinéma lambda.

« Des prisons et des pièges »

En 2015, via l’institut d’études Ifop, les chiffres confirmaient qu’il était plus
que temps de s’interroger sur la pénétration en tant qu’acte fondamental
dans le rite amoureux. Si 82  % des femmes affirmaient pratiquer la
pénétration « souvent », elles disaient également que cette pratique n’était
pas satisfaisante. Elles lui préféraient les caresses avec les doigts
(pratiquées à 44 %) ou avec la bouche (39 %)3.
Dans son essai, Au-delà de la pénétration4, Martin  Page questionne son
propre rapport à l’évidence de la pénétration dans le rapport sexuel hétéro.
«  J’aime l’acte de pénétrer  », reconnaît-il en préambule  ; il lui semble
cependant important de questionner cette pratique. D’abord par honnêteté
intellectuelle, parce que dans nos plaisirs, il y a nécessairement «  des
prisons et des pièges ». Mais surtout parce que des amies lui disent pouvoir
« se passer de la pénétration pour un temps et pour toujours ». Comme si,
soudain, l’évidence devenait futile –  et qu’on s’était planté sur toute la
ligne.
Comme Martin Page, je n’ai pas pour ambition de condamner la pénétration
mais plutôt de regarder la sexualité sous un autre angle. De me décentrer de
cet axe posé comme le seul possible. D’ouvrir le champ des possibles.
15 h – Avec la grève, les prises de son sont difficiles. On a tourné une scène
censée se dérouler de nuit. J’imaginais le silence, troublé seulement par
quelques passants éméchés et quelques véhicules sur l’avenue. Il y avait
une manifestation sous nos fenêtres. Sous. Nos. Fenêtres. C’était infernal.
On a fait nos prises (un acte simulé). Puis, quand les performers ont eu pris
leur douche et un petit moment de repos, on a refait les prises son des
dialogues, et de boucles de respirations, avec Louise  Abbou, notre chef
opératrice son et perchwoman. Mélia Roger, l’ingé son de Voxxx, rebruitera
la scène, notamment les mouvements des corps.
Ce procédé de retravail du son est satisfaisant. Il me permet de me
concentrer sur l’image pendant le temps restreint du tournage. Et avec une
monteuse son excellente comme Flavia Cordey, il ne devrait pas y avoir de
problème. Autre avantage : je pourrai être plus exigeante sur la participation
vocale des garçons pendant les scènes de sexe. Dans l’action, ils continuent
d’être silencieux malgré mon brief –  il y a toujours ce présupposé sexiste
bien intériorisé : une femme vocalise, un homme est dans le contrôle, et tait
son plaisir.

Clap-clap, plop, ouuuui ! Comment le son a changé mon porno

Assise dans mon salon, je ferme les yeux. Klaxons, signalisation de bus,
coups de frein, scooters  : à l’arrière-plan sonore résonne la fureur
parisienne. Comme on approche de l’heure du dîner, le couteau de Karl fait
clap-clap sur la planche à découper ; les amandes salées se fendent sous la
lame, les oignons grésillent dans la poêle. Le liège couine sous la pression
du tire-bouchon, et plop, glou-glou gourmand du vin rouge dans la carafe.
J’ouvre les yeux. Mon plan-séquence sensoriel se dilue immédiatement
dans le visuel.
Quand on bosse dans la publicité, notamment digitale, on est forcément
conscient de ce phénomène  : l’image absorbe tout. Que l’objectif soit de
vendre des lunettes de soleil, de faire lire l’actualité d’une clinique
vétérinaire ou de renseigner sur des billets de train, c’est l’illustration qui
suscite l’engagement (le fait que vous allez cliquer ou pas). Au quotidien,
nous regardons avant de sentir, d’écouter, avant de toucher. C’est également
vrai pour nos relations sexuelles, qui seront envisageables si le ou la tiers·ce
est jugé·e « acceptable » physiquement.
J’accorde une part importante au visuel, mes études d’histoire de l’art et
mon travail de réalisatrice en attestent. Pourtant, je suis hypersensible au
son – ce qui peut être une plaie au quotidien ! Les bureaux en open space
me sont insupportables. Autre exemple, le moindre râle qui sonne faux dans
un film porno me fait sortir de « l’histoire », je ne perçois plus que la mise
en scène. Cette hypersensibilité m’a donné à réfléchir à l’importance du son
dans notre désir et notre excitation.

Filmer l’obscurité, créer pour l’écoute

Qui n’a pas déjà entendu un couple, à l’hôtel ou ailleurs, s’aimer dans la
chambre d’à côté  ? N’est-ce pas troublant, ces bruits de corps inconnus,
invisibles, prenant du plaisir ? Et qui n’a pas déjà éclaté de rire au son de
l’appel d’air qui se crée entre deux torses transpirants ?
Tout comme les odeurs, les sons qu’émet une personne –  ceux de son
sommeil, de ses doigts dans ses cheveux, le timbre de sa voix  – ancrent
notre attirance. Ou bien, au contraire, agissent comme un repoussoir. Le
sonore joue un rôle puissant dans notre désir sexuel, sans qu’on en ait
forcément conscience. Dans la continuité de cette idée, j’ai eu envie de
tourner un film dans une quasi obscurité. L’intérêt ne serait pas ce qu’on y
verrait mais le son subtil des caresses, des baisers, des muqueuses, des
poils, les respirations, les râles. On serait plongé dans la jouissance. Dans
mes rêves les plus fous, j’imaginais emmener mon audience dans une orgie,
dans laquelle on pourrait se promener en s’orientant uniquement grâce aux
sons.
Mais est-il possible de réaliser cette idée de façon convaincante ? Le risque
serait de produire un contenu abstrait et ennuyeux. C’est en regardant une
vidéo sur YouTube que j’ai changé d’avis. Enfin, une vidéo… pas
exactement. En fait, il s’agissait d’une expérience sonore  : mettre son
casque audio, fermer les yeux, écouter. Soudain, j’étais chez le coiffeur. Il
parlait, commentait, s’agitant tantôt à ma gauche, tantôt à ma droite. Ses
coups de ciseaux près de mes oreilles faisaient naître la chair de poule. Je
n’étais plus dans mon salon mais dans le sien. C’était bluffant.

Respirer silencieusement

La qualité de l’expérience était étroitement liée à celle du son. Car


l’enregistrement binaural dont bénéficiait cet audio assure un ressenti
immersif saisissant. Le binaural a la capacité d’amener notre cerveau à
créer des images fortes, à ressentir des sensations très vives. Le principe est
bête comme chou  : l’enregistrement stéréo est assuré par deux micros
placés à la même distance que le sont nos tympans l’un de l’autre, et à la
même hauteur que la tête d’un être humain. C’est un peu comme filmer en
caméra subjective, mais en version audio. Il y a deux façons d’enregistrer
en binaural. La première est d’utiliser une tête de mannequin qui intègre des
micros au niveau des oreilles. Les pavillons et le conduit de l’oreille y sont
répliqués en silicone et l’ensemble implique un matériel sophistiqué et
onéreux. La seconde option consiste à acheter des micros à un coût
abordable, montés comme des écouteurs intra-auriculaires, qu’on va insérer
dans ses oreilles… La respiration devra être aussi silencieuse que possible
pour ne pas perturber l’enregistrement.
J’étais séduite par le binaural. Avec cette technique d’enregistrement ultra
immersive, j’espérais décupler les sensations physiques, changer l’approche
des corps et de la sexualité via le son.
Grâce à mon amie Alice, je fais la connaissance, en mai 2017, de Piu Piu,
artiste et DJ, qui vient de réaliser une œuvre sonore sur la masturbation.
Piu  Piu travaille régulièrement avec Antoine  Bertin dans le cadre de leur
collectif Imaginary  Club  Experience. Antoine est non seulement artiste
mais aussi ingé son spécialiste du son binaural !
J’avais réalisé pas mal de montages sonores à l’époque où je vivais avec
mon amoureux musicien. Mais là, c’est toute une galaxie qui s’ouvrait à
moi. Travailler le porno en version audio, alors même que ce domaine
n’existait pas – en tout cas, pas avec une production professionnelle, ni en
France – voilà qui devenait carrément passionnant ! Si l’audio du coiffeur
avait fait naître en moi un frisson, un moment de sexe en sons allait être
explosif.
J’en parle avec Antoine Bertin et Piu Piu, on se met au boulot, et on écrit
Chambre 2065 : un porno audio de 27 minutes, que nous allons enregistrer à
l’hôtel Grand Amour, à Paris, dans la chambre 206, dotée d’une baignoire
de marbre en face du grand lit. Il ne nous manque plus que des performers.

« Relaxation et vrai orgasme »

Les performers que je connais à cette époque ne vivent pas en France. Je me


mets donc en quête de voix qui me plaisent, capables d’un jeu subtil, sur
des blogs et médias dédiés à la culture porno française. Je clique sur les
vidéos recommandées, aucun des profils que je fais défiler ne me séduit. Le
problème est lié au genre pornographique  ; rares sont les performers qui
parlent dans les vidéos X.
Et puis en fin de soirée, miracle  : je découvre «  la nouvelle reine de
l’ASMR6 rose », Lélé O. À en croire l’article qui lui est consacré, ses JOI
(jerk off instructions, « instructions pour la masturbation ») promettent à la
fois « relaxation et vrai orgasme ».
Les JOI forment une niche pornographique disponible sur les tubes. On y
voit généralement une jeune femme qui donne des instructions de
masturbation à un homme et joint le geste à la parole en branlant un gode
réaliste. Lélé pratique ce format avec art, et même, oserais-je dire, le
révolutionne, en réussissant la prouesse d’être en première page de Pornhub
«  sans montrer sa chatte  », comme elle s’en réjouit elle-même. Elle y
apparaît en buste, on ne voit pas ses yeux ni le haut de son visage.
Je clique, je regarde, une, deux, trois  vidéos. Je suis sous le charme. Sa
bouche m’hypnotise. Elle prononce les mots avec une douceur
déconcertante, et ce sont des mots choisis  : on sent qu’elle aime les faire
rouler sur sa langue. Son verbe est beau, soigné, poétique. Lélé murmure,
susurre. Sa salive crépite quand ses lèvres se rencontrent, ça me fait courir
des frissons le long de la nuque. Le fameux effet ASMR. Le prodige, c’est
que Lélé parvient à détendre et à exciter à la fois. On se sent lâcher prise,
tandis que la température monte.

Faut que ça crisse !

Assise au bout du lit, les micros enfoncés dans les oreilles, la bouche
ouverte pour que ma respiration ne siffle pas, je me tiens droite comme un
I. Nous sommes dans la chambre 206 de l’hôtel Grand  Amour, à Paris, et
nous enregistrons la scène avec Lélé et son partenaire de l’époque. Antoine
et Piu Piu sont dans le couloir, avec le retour son. Je porte un bandeau sur
les yeux pour laisser un peu d’intimité au couple.
La scène dure une heure trente ! Une heure trente durant laquelle je ne cille
pas  ! Mais ça en vaut la peine. Nous avions convenu avec Lélé et son
partenaire qu’ils iraient vers des actes sexuels sonores  : crachats, fessées,
masturbations lubrifiées… Ils dépassent mes attentes, rivalisant
d’inventivité. Nous avions également choisi des vêtements avec des
boutons pressions, des zips, des matières qu’on entend se froisser, crisser.
Ce stylisme sonore se détache superbement. Porte, lit, baignoire, fenêtre…
La chambre  206 elle-même a été mise à contribution et le plaisir semble
devoir surgir de partout.
Le 13  février 2018, comme pour une anti-Saint-Valentin, nous organisons
un savant showcase à l’hôtel Grand Amour. Piu Piu fait monter les invité·e·s
deux par deux dans la chambre même où nous avons enregistré. Elle les fait
asseoir exactement là où je m’étais tenue quatre-vingt-dix  minutes durant,
leur met un casque audio sur la tête. Le résultat est bluffant : un claquement
de porte, et vous vous retrouvez tout étonné·e de ne voir entrer personne. Et
quand Lélé commence à froufrouter, la chaleur vous submerge.

Comment bruiter la chair de poule ?

Les volontaires de ce premier panel d’écoute, enthousiastes, confirment


mon impression : je ne suis pas la seule à vibrer au son d’une scène aussi
hot qu’invisible. Les femmes, particulièrement, se disent «  déroutées  »,
voire « super excitées », par Chambre 206.
De Grazia aux Inrocks en passant par les publications arty, Chambre 206
fait son petit effet dans la presse. Le porno audio suscite l’engouement et
s’envisage comme une option éthique. Je coche décidément toutes les cases
qui me tiennent à cœur.
Au printemps, Alexandra et moi livrons les dix épisodes de L’Appli Rose à
Audible : dix conversations entre des inconnu·e·s qui ne se voient pas, qui
se sont plu juste via leur voix. La série se veut chaude mais aussi
chaleureuse, humaine et émouvante, avec cette idée de réel, de «  vraies  »
personnes aux profils variés, dans lesquelles on peut se retrouver. Il ne reste
plus qu’à enregistrer. Cette fois, tout sera simulé, et le casting, géré de main
de maîtresse par Alexandra, réunira des comédiens et comédiennes pros,
issu·e·s du théâtre, du cinéma, des séries, du stand-up.

Tant de JOI !

Techniquement, j’ai beaucoup à apprendre  ; on ne dirige pas des


comédien·ne·s derrière un micro comme sur un plateau… Les dix
«  chapitres  » de L’Appli Rose ont une durée conséquente  : entre 25 et
45 minutes durant lesquelles il faut pouvoir jouer sur d’infimes nuances de
jeu, de souffle, sur des silences aussi, pour tenir l’audience en haleine.
L’audio est bien plus intime que l’image. Dès que la voix sonne trop
«  pro  », trop «  comédien de doublage  », le charme se rompt, on sort
immédiatement de l’histoire. Il n’y a pas les images auxquelles se
raccrocher. De même, il faut que le sexe sonne explicite mais pas
« dégueu ». Des bruitages aux gémissements, tout doit être millimétré pour
ne pas risquer de mettre mal à l’aise.
Et puis, ces comédien·ne·s n’ont pour la plupart jamais interprété de scène
de sexe. Habitué·e·s à un jeu «  classique  », ils et elles se retrouvent pour
certain·e·s en situation de vulnérabilité, craignant de ne pas être justes, d’en
faire trop ou pas assez.
Alors je fais avec ce que j’ai. Je les observe. Et bientôt, je comprends mieux
leurs difficultés et je peux anticiper. Je me rends compte, par exemple, que
leur souffle court lié au trac est très similaire à celui qu’on a dans les
moments de trouble, voire d’excitation. Pourquoi, dès lors, ne pas l’utiliser
dans le cadre du jeu ?
Je constate également que leurs clignements d’yeux peuvent signifier
quelque chose comme : là, il va falloir faire une pause et ouvrir la fenêtre.
Haleter et gémir tout en parlant est un exercice physique qui, à la longue,
peut provoquer une hyperventilation et donc des vertiges, même pour un
comédien ou une comédienne rodé·e. On fait une pause, tranquille, on
reprend quand tous les diaphragmes sont parés ! Moins sollicitée que sur un
plateau de tournage (actes sexuels simulés, pas d’image, équipe réduite à
l’ingée son), je suis en mesure de recevoir les informations que me
transmettent mes antennes empathiques.
Quel bonheur de pouvoir créer dans un cadre aussi paisible  ! Un plaisir
d’autant plus doux quand je constate que la production audio est nettement
moins onéreuse que la réalisation d’un film…

Ton porno perso en audio

Lélé m’inspire. Elle a un talent fou. N’est-ce pas dommage que ce talent ne
profite qu’aux personnes à pénis ? L’idée suit son chemin. Voilà ce qu’on va
faire  : des JOI pour clitos. Et comme personnellement, je m’imagine mal
être excitée par une vidéo de Lélé doigtant une vulve en silicone, autant se
passer d’images et faire ça en audio.
Un peu comme des tutos, en fait, mais avec en plus l’idée d’un univers que
chacun·e pourra développer dans son imaginaire – comme si l’audience se
faisait son propre porno dans sa tête. On va encourager les personnes à
vulve à essayer des trucs, à se toucher différemment. Mais sans injonction.
On va juste proposer, suggérer. Là encore, l’ambition sera de sortir des
schémas standardisés, d’ouvrir les horizons.
La maîtrise technique et créative d’Antoine Bertin donne bientôt un corps
harmonieux à notre idée initiale. Et le site, designé par Karl, habille
l’ensemble d’une parure délicate. En septembre 2018, Voxxx est lancé, avec
des épisodes d’Alexandra Cismondi, Arsène Laclos, et bien sûr des bijoux
sonores signés Lélé. Cette «  invitation au plaisir pour clitos audiophiles  »
me ravit.
1. Une bifle est une pratique sexuelle qui consiste à gifler son/sa partenaire
avec son pénis.
2. Cisgenre : se dit d’une personne dont le ressenti de genre correspond au
genre assigné à sa naissance. Une personne trangenre s’identifie quant à elle
à un autre genre que celui de son sexe biologique.
3. Sondage Ifop-Cam4, décembre 2015.
4. Collection Bootleg, Monstrograph, 2019.
5. Disponible sur audible.fr
6. L’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response, réponse
automatique des méridiens sensoriels) est une technique de relaxation via
une stimulation visuelle et/ou sonore.
Entretien

« Le rôle de la pornographie devrait


être de nous ouvrir à une sexualité
plus libre, plus inventive »

Brigitte Lahaie, actrice

Tu as accepté de revenir devant une caméra et d’interpréter Salomé


dans Une dernière fois. Égérie du cinéma érotico-pornographique
des années 1970-1980, tu as connu une autre manière de mettre
en scène le plaisir. Quelle place avaient les femmes dans ces films ?

Le cinéma porno dans les années 1970 était réellement du septième art. La


plupart des réalisateurs venaient du cinéma traditionnel. Quant aux
histoires, il s’agissait de femmes à la recherche de leur plaisir, parfois certes
pour satisfaire leur partenaire. Elles revendiquaient leur capacité à jouir et à
se libérer des carcans d’une société encore très coincée… Mes collègues
étaient souvent des femmes libres et plutôt en avance sur leur époque.

Les films porno-érotiques dans lesquels tu as joué avaient une trame,


des personnages – comme Une dernière fois. Quelle place tient
l’histoire quand il s’agit de susciter le désir ?

Sans un minimum de scénario, il n’y a pas de place pour l’imaginaire. À la


différence de scènes sexuelles utilisées comme support masturbatoire, une
histoire avec des acteurs transmet des émotions. Le spectateur nourrit son
imaginaire érotique, sa libido. Tel devrait être le rôle de la pornographie :
nous ouvrir à une sexualité plus libre, plus inventive, moins normée…

En quoi le rôle de Salomé est-il différent de ceux que tu as pu jouer ?

Je risquais gros en acceptant ce rôle. Notamment de perdre ma


respectabilité si délicatement gagnée grâce à mon émission de radio1.
Mais Salomé symbolise tout ce que je défends : la nécessité de rester dans
le désir jusqu’au bout, la possibilité d’être désirable en tant que femme quel
que soit notre âge. Et la liberté jusqu’à la fin.
J’entends tant de gens qui ne savent pas rester dans l’envie. Mais alors, à
quoi bon la vie ? La plupart du temps, ce sont les peurs qui inhibent le désir.
J’ai abordé le rôle de Salomé en tant que comédienne. Je me suis glissée
dans sa peau facilement, le personnage n’est pas si éloigné de ce que je suis.
À l’époque, en ce qui concerne les scènes sexuelles, je m’exhibais avec un
plaisir particulier. Dès que la caméra se mettait en marche, une excitation
s’emparait de moi et je m’offrais avec délectation. J’étais pourtant une
femme encore très timide. Mais je pouvais m’oublier pour devenir une
déesse de l’amour, apte à enivrer les hommes. Au fil des tournages, j’ai pris
confiance en moi jusqu’au jour où je n’ai plus eu envie de me donner en
pâture.
Durant le tournage d’Une dernière fois, ça a été différent. Je laissais
l’émotion qui correspondait à l’histoire m’envahir. J’étais à la fois plus juste
et moins investie. J’imagine que c’est ce que ressentent tous les comédiens.
Sauf que rares sont ceux qui acceptent de jouer des scènes érotiques !
Me mettre nue et m’offrir en train de jouir m’a en quelque sorte réconciliée
définitivement avec ce passé sulfureux. Je n’ai ressenti aucune gêne. Cela
m’a permis de comprendre à quel point je ne m’étais pas trompée
quarante ans plus tôt en acceptant de tourner dans des films X. C’était mon
destin…
1. Sur Sud Radio, du lundi au vendredi, de 14 h à 16 h.
Beauté, désirs :
pour en finir avec les normes
« Salomé » : un nouveau pas vers moi-même

Dimanche 15 décembre 2019, 7 h 10 – Dernier jour de tournage.


Mercredi 18  décembre 2019  – Pas pu écrire avant. Trop d’émotion. De
fatigue aussi. Géraldine m’avait prévenue que je me sentirais bizarre
émotionnellement, dans une sorte de manque après l’effort. J’ai surtout eu
besoin de dormir !
Reprenons, donc. Dans la continuité, nous tournons le dernier jour la
dernière scène du film.
C’est assez stressant parce que l’action se situe non plus dans le salon ou
dans la cuisine, mais dans la pièce qu’on avait investie depuis le début avec
l’équipe pour nos moments de détente – la chambre de Géraldine. L’équipe
s’y réfugiait pendant les prises et y avait ses habitudes de cocooning,
vautrées sur le matelas, à boire du thé, Clémence massant Laurence ou
Cannelle. C’était paisible. Et voilà qu’il faut en partir, déplacer tous les
meubles, nous perdons nos repères, notre espace. La chambre est beaucoup
plus exiguë que le salon pour tourner, on ne sait plus trop où se mettre.
Cannelle est à fond. Objectif  : investir la chambre d’une autre énergie.
Déplacer, réagencer, remodeler. Puis Clémence et Kevin cherchent la
lumière. La proposition est très orangée, ça ne me convient pas, je trouve
qu’on perd les teintes des peaux. Kevin reprend à zéro.
Tout ça prend un temps fou, beaucoup plus longtemps que prévu, ce qui,
clairement, fait monter la pression entre nous. On devait commencer à
tourner ce matin mais impossible. Je vois l’heure qui tourne, la difficulté de
la scène à venir. Brigitte est arrivée à huit heures, pour rien. Elle a froid. On
est tou·te·s crevé·e·s, au bout de nos vies. On va déjeuner, et là, c’est le coup
de grâce  : quelqu’un claque la porte alors qu’on a laissé les clés à
l’intérieur.
Bilan de la matinée du dernier jour de tournage  : on n’a pas tourné une
scène, on est hyper à la bourre. Et hyper à la porte.

Foulard et forceps

Quelqu’un se dévoue et file à vélo jusqu’à Barbès, dans les rues toujours
paralysées par la grève, pour récupérer un double des clés. Pendant ce
temps, on se prépare autant que possible, on répète les mouvements de
caméra, les répliques… Un tour de passe-passe plus tard, nous sommes sur
le final qui est la scène la plus complexe du film, au moins techniquement :
nous allons filmer un plan en flycam avec une caméra volante (enfin, qui
semble voler).
Je rêve d’une scène en flycam depuis que j’ai vu Hunger de Steve
McQueen. La caméra filme la mort en prison du leader de l’IRA,
Bobby  Sands, à l’issue de sa grève de la faim. Il agonise sur le lit de
l’infirmerie pénitentiaire, et la caméra se balance au-dessus de lui comme si
sa conscience tanguait avant de s’évanouir dans l’air, ou comme si son âme
cherchait à s’évader de la pièce et se cognait aux murs. J’ai vu et revu ce
film, et ces dernières années, je me suis dit un nombre incalculable de fois
que ce serait magnifique de pouvoir filmer la jouissance de cette façon  :
montrer la conscience qui chavire, le cerveau qui tournoie. Cela demande
un bras robotisé pour la caméra, et donc un budget que je n’ai même pas en
rêve.
Le dispositif technique que nous avons choisi, en décidant de filmer avec
des Smartphones plutôt que des caméras professionnelles, nous permet une
très grande liberté. Positionnés au bout d’une simple perche à selfie
connectée à un mini stabilisateur, les iPhones peuvent virevolter au-dessus
du lit de Salomé.
Ça, c’est en théorie. En pratique, ça reste très compliqué à mettre en place.
Le décor doit pouvoir accueillir un tournage à 360  degrés. Il faut donc
cacher tous les câbles, les lumières. Cannelle a fait de son mieux, mais nous
ne sommes pas toutes aussi disciplinées  ; et il y a toujours une bouteille
d’eau oubliée quelque part, une multiprise qui dépasse, etc.
Techniquement aussi, c’est compliqué. Nous ne pouvons pas gérer la mise
au point à distance sur l’iPhone. Quand nous nous rapprochons du visage de
Heidi au moment de sa jouissance, il est flou une fois sur deux, et tout est à
recommencer. Et comme nous ne disposons pas de retour pour nous rendre
compte de nos erreurs, nous devons démonter le dispositif afin de visionner
les plans entre chaque prise…
Comme rien n’est simple, Heidi doit dans cette scène dire plusieurs
répliques en français, une langue qu’elle ne maîtrise pas. Elle incarne
Sandra, et nous devrons donc la doubler en post-prod avec la voix
d’Alexandra. Mais pour cela, il faut que son lip sync (le mouvement de ses
lèvres) soit bon, et qu’elle prononce tous les mots de chaque phrase. Elle a
beaucoup répété en amont, mais avec la pression du tournage et la longueur
de la scène, il lui arrive de se planter. Si elle oublie un mot, tout est encore à
recommencer. Bref, entre deux prises, je prie les dieux du cinéma et du
porno pour qu’on mette enfin dans la boîte un plan digne de ce nom.
Les heures passent, la tension monte. Sans parler du stress de Brigitte. Elle
supporte mal d’avoir les yeux bandés ; or, elle joue quasiment toute la scène
avec un foulard sur les yeux. À chaque cut, on fait le nécessaire pour
qu’elle soit aussi confort que possible : on la libère du foulard, on la couvre.
Mais sa patience est mise à rude épreuve. Encore un raté, cut, Brigitte
soupire, exaspérée. Je ne peux pas m’arrêter là. Les prises ne sont pas
satisfaisantes. Et si elles ne le sont pas pour moi, elles ne le seront
évidemment pas pour Brigitte, qui sera déçue ; et je serai déçue de l’avoir
déçue, etc.
Pas question.
Alors je continue. Je tourne les dernières scènes aux forceps. La tension est
dans chaque pli des draps, dans chaque radiation, chaque vibration.
J’entends l’agacement de Kevin dont les bras n’en peuvent plus, le ras-le-
bol de Brigitte, la concentration de Heidi…
Et cut…

Champagne et « porn names » pour tou·te·s !

On finit avec deux  heures de retard. C’est la première et la dernière fois


qu’on enregistre des heures sup’. On vient de capturer le squirt1 de Heidi en
gros plan. On a tout le film dans la boîte. It’s a wrap2.
Un peu hagard·e·s au début, sonné·e·s par le fait même d’en avoir fini, nous
rangeons le plateau. C’est alors qu’on sonne à la porte : entre Stéphane, le
frère d’un de mes très bons amis, et mon masseur préféré. Vu le haut niveau
de papouilles qui a accompagné ce tournage depuis ses premières heures, je
me suis dit que finir avec un professionnel pour tout le monde serait une
bonne idée. Massages de quinze minutes pour ceux et celles qui le désirent.
Et champagne !
La tension est enfin retombée, laissant place à une douce euphorie. Karl a
fait faire des tee-shirts avec des pseudonymes porno à chacun·e des
membres de l’équipe technique. Clémence l’électrotte devient Clam van der
Cunt, Morgane se change en Berta Clitoclap, et Géraldine écope de Gigi
Glory. On fait des photos pour la postérité, et surtout pour nous. On va avoir
beaucoup de mal à se quitter…
Vendredi 20  décembre 2019  – Retour progressif à une vie normale.
Passage en Allemagne, chez les parents de Karl. Pain d’épices, petits
cadeaux, grand froid. Je me sens dans une sorte de bulle, soulagée d’en
avoir fini avec le tournage.
Il me reste un truc à faire avant le 31 décembre : l’envoi des reçus fiscaux
personnalisés aux plus de cinq  cents  personnes qui ont contribué au
financement participatif. Karl, toujours aidant, met la main à la pâte.
En complétant ces centaines de formulaires Cerfa, je rêvasse. J’espère
qu’on pourra garder le contact avec l’équipe. Et rebosser ensemble très vite.
Si j’avais les budgets, je prévoirais un autre film en mars, juste pour avoir la
perspective de retravailler avec ces super meufs – et Kevin, bien sûr !
Mais pour le moment, j’envoie le dernier formulaire, et je vais enfin
retrouver Karl, nos discussions, nos moments doux. Prendre le temps et
profiter.
15  janvier 2020  – J’ai attrapé un virus à Noël, j’ai dû être hospitalisée
cinq jours. J’ai perdu beaucoup de poids, mon système immunitaire est en
chute libre. Il m’est difficile de faire le tour du pâté de maisons à pied
tellement mes forces ont foutu le camp. Aurélie a dû se mettre au montage
sans moi. Elle y travaille depuis la rentrée dans un petit bureau, dans les
locaux de la société de production Kidam, aux côtés de Géraldine.
Aurélie  Cauchy est ma monteuse depuis l’été 2018. Nous avons bossé
ensemble sur mes trois courts métrages filmés à Barcelone : Don’t Call Me
a Dick, We Are the (Fucking) World et Take Me Through the Looking Glass.
Nous squattions alors une station de montage parisienne occupée la journée
par la post-production de films publicitaires, ce qui ne nous laissait que les
soirs et les week-ends. Le bureau était magnifique, installé sous une grande
verrière zénithale, au bout d’une impasse privée, non loin d’Oberkampf. On
a bien transpiré, en pleine canicule, et bien rigolé aussi. Cet été-là, Aurélie a
recueilli une petite chienne abandonnée qui, depuis, tient compagnie à .Mov
pendant nos longues sessions.
Pendant que je reprenais des forces, ces derniers jours, Aurélie a sélectionné
les meilleures prises, elle a réalisé un prémontage qui suit la structure du
script. Aujourd’hui, j’ai enfin l’énergie nécessaire pour passer chez Kidam,
emmitouflée dans deux gros pulls.
Les vingt premières minutes me donnent envie de changer de métier…
C’est long, les images sont granuleuses, laides. Puis vient la scène entre
Salomé et JB, en fauteuil roulant. C’est mieux. Je vis la scène avec eux, je
suis dedans. Plus on avance dans le film, plus je me réconcilie avec les
images. Je ris aux éclats de la tête de Joss dans la scène de Fleur et Max, et
le jeu d’Alexandra en off est génial.
Je sors de chez Kidam rassurée et avec le sourire. Il y a beaucoup de
moments naturels, émouvants. Et il nous reste quinze jours pour réinventer
le début du film.
20 janvier 2020 – Chaque film est pour moi l’occasion d’aborder un aspect
de la sexualité peu représenté dans le panorama audiovisuel actuel.
J’aimerais qu’un portrait singulier du plaisir des femmes émerge, un
ensemble qui pourrait enrichir le porno. Avec «  Salomé  », je finalise une
facette qui montre une femme de soixante  ans dans toute sa complexité.
Brigitte est belle, majestueuse, passionnée. Elle incarne à merveille le
personnage qu’on avait en tête avec Alexandra  : indépendante, sensible,
forte, désirable et désirante.

Toutes ces femmes que je serai

J’imagine que c’est pareil pour chacune d’entre nous, dans notre jeune âge :
la femme âgée paraît une étrangère, plus encore que si elle venait d’un autre
monde. La distance qui sépare les classes d’âge semble infranchissable. Ce
serait bien, pourtant, de pouvoir se projeter dans la personne qu’on aimerait
devenir. Mais avec la dévalorisation et l’invisibilisation des femmes de plus
de cinquante  ans, comment s’envisager dans un vieillissement heureux –
  voire un vieillissement tout court  ? «  L’association spontanée de la
vieillesse féminine avec la mort conserve […] une vivacité remarquable »,
remarque Mona Chollet3. Elle ajoute : « Une amie me suggérait […] que si
elle ne supportait pas l’idée de voir sa mère avec des cheveux blancs, c’était
peut-être parce que ça la ramenait à penser à sa mort. Mais qui pense à la
mort en voyant Richard Gere ou Harrison Ford ? »
22  janvier 2020  – Pour l’affiche de «  Salomé  », je comptais sur une des
photos de Laure, ma super photographe de plateau. Mais la lumière de
décembre est vraiment trop triste, blafarde et écrasante. Il aurait fallu que
j’y pense en amont – comme mille autres choses, sûrement.
Avec Karl, qui va réaliser l’affiche, nous réfléchissons. Je ne veux pas d’une
simple photo extraite du film, et bien sûr, il n’est pas question d’aller sur les
codes graphiques du X.  En fait, j’ai envie d’une affiche de film –  pas de
porno, donc – originale et forte. J’ai bien conscience qu’en écrivant ça, je
ne dis à peu près rien ; laissons reposer.
28 janvier 2020 – Plus d’un mois après le tournage des dernières images,
j’évite de considérer ce qu’il reste à faire. Avec la préprod, la postprod est
l’une des parties invisibles de l’iceberg. À ceci près qu’on a déjà les deux
tiers du marathon dans les pattes et que la route semble encore terriblement
longue.
Jean-Baptiste  Hanak est venu voir chez Kidam la version hard que nous
sommes sur le point de finaliser. Il a accepté d’en faire la B.O. malgré la
modestie du cachet que nous pouvons lui proposer. C’est lui, déjà, qui a
composé la musique de Don’t Call Me a Dick, un travail hypnotique. JB est
une personne intense, un artiste jusqu’à la moelle, plasticien et musicien. Il
est sur la même longueur d’onde qu’Aurélie et moi –  il a d’ailleurs ri à
gorge déployée devant certaines scènes du film. Il est reparti de la
projection avec des idées plein la tête. Il ne m’en dit pas trop, mais ça m’est
égal. Je lui fais une confiance aveugle. Je veux juste qu’il n’y ait pas de
musique sur les scènes intimes – j’ai bien insisté auprès de lui sur ce dernier
point. Le cinéma de fiction comme le cinéma érotique nous balancent des
instrumentaux à chaque fois qu’un couple se déshabille, alors que dans la
vraie vie, les seuls sons qu’on veut entendre sont ceux de son amant·e.
J’aimerais qu’on prête attention aux sons du sexe. Lorsque j’ai choisi de
tourner avec des Smartphones, j’avais dans l’idée de compenser l’image
low-fi avec un son ultra travaillé. Les scènes intimes n’en montreraient pas
beaucoup, mais la précision et la définition du bruitage humide donneraient
l’impression qu’on n’avait jamais « vu » le sexe comme ça.

Deux regards, deux lectures, deux écritures

Quand le montage d’Aurélie sera validé par Canal, on attaquera l’étape


suivante  : le montage son, avec Flavia. En attendant, Flavia va rejoindre
Mélia à Zurich et rebruiter les scènes de sexe simulé. J’aurais adoré être
présente à cet enregistrement qui s’annonce génial et hilarant, mais j’ai trop
à faire avec Aurélie. En plus, soirs et week-ends sont consacrés à la version
soft du film avec un autre monteur, Louis Macera.
Géraldine tient à ce que le film se déploie via deux regards, deux lectures,
deux écritures. Son ambition depuis les premiers jours : faire de « Salomé »
un porno féministe, mais aussi un film qui pourra s’intégrer dans le circuit
du cinéma d’auteur. La concrétisation de cette idée passe par deux
montages. Un luxe ultime dans notre économie ! Aurélie travaille donc à la
version hard, pour Canal. Et Louis, Géraldine et moi finalisons une
proposition très différente, de moins de 60  minutes, destinée aux festivals
de moyen métrage. L’avantage de cette version, c’est qu’elle n’est pas
soumise à l’impératif des cinq  scènes de sexe. Nous allons pouvoir la
raccourcir sans état d’âme. Kevin a fait des images de l’appartement vide,
fenêtres ouvertes, rideaux flottant doucement dans un rayon de soleil. Louis
propose de les insérer dans le film. J’adore cette idée, cette délicatesse
supplémentaire – Sandra revenant après la disparition de Salomé.
Tandis que nous achèverons cette seconde version du film, Flavia fera le
montage son de la première version, qui doit être livrée rapidement à Canal.
Je passerai la voir régulièrement en studio. Le montage son m’amuse
beaucoup, j’y porte une attention particulière. Dans ce film où Sandra est
quasiment tout le temps hors champ, l’enjeu principal est de faire ressentir
sa présence charnelle, juste derrière la caméra. Sa respiration, ses émois, ses
agacements… On doit se sentir tout proche de ce personnage invisible, ne
jamais soupçonner que c’est Kevin qui tient la caméra. Et puis, il y aura
tous les bruitages à ajouter aux scènes de sexe simulé.
Chair, or, pêche, abricot

Pendant que Flavia finira le montage son, nous pourrons étalonner le film.
J’adore cette étape, qui permet enfin de faire parler la beauté des images, en
rehaussant les couleurs, en choisissant la tonalité qui leur donne une
chaleur, un grain. Reda Berba, l’étalonneur, et moi nous sommes parlé au
téléphone. Il a vu le film brut. Il me propose des «  plans beauté  » pour
Brigitte, qui lisseraient son visage par magie. Merci, mais non merci  !
Brigitte est très belle comme elle est. Ce que j’attends, c’est qu’on révèle la
chaleur et la douceur de ce film en allant chercher une palette de couleurs
plus proche des tons chair, or, pêche, abricot.
Jean-Baptiste Hanak m’appelle, il tient à me faire écouter ce qu’il a
composé pour les scènes de sexe du film –  une musique «  subliminale  »,
m’assure-t-il. Je stresse. Mais je ne me braque pas. Et tant mieux. Car si la
puissance du morceau ne me paraît pas subliminale, il est vrai qu’elle porte
la scène, très longue, de Joss et Misungui. Elle en soutient le niveau
émotionnel. Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis !
D’ailleurs, contrairement à mon brief, JB est en train de mettre en musique
toutes les scènes de sexe. J’ai envie de lui faire confiance, de lâcher avec le
contrôle à tous les étages. Quand je collabore avec des artistes, j’aime leur
offrir une vraie carte blanche. Et laisser le film m’échapper un peu, devenir
le bébé d’autres personnes aussi passionnées que moi.
Quand JB aura fini la B.O., nous aborderons la dernière ligne droite  : le
mixage son, assuré par Armin Reiland. On va mettre de la chaleur dans les
voix, et chercher ensemble le juste équilibre entre la B.O. magnifique de JB
et les sons des scènes de sexe, que je ne veux surtout pas perdre.

1er février 2020

Dans la séquence 26, Sandra discute du choix de Salomé : pourquoi vouloir


mourir à soixante-neuf  ans quand on peut encore «  écrire un livre, aimer,
manger des huîtres, dilapider [ses] économies en grands crus… et tomber
amoureuse » ? Mais l’amour n’est certainement pas une option pour Salomé
qui sait à quel point on vend aux femmes l’épanouissement par la romance
hétérosexuelle – c’est-à-dire par la validation d’un homme. Être amoureuse
est une forme d’aliénation, un divertissement comme un autre. Si revivre
une histoire d’amour implique de prendre le risque de finir dans un mouroir,
seule, « clouée dans un lit d’hosto », Salomé préfère passer son tour, sans
hésitation.
Ce n’est qu’aujourd’hui que je m’en rends compte  : écrire et tourner
« Salomé » m’ont profondément et durablement changée. En travaillant sur
la vieillesse, c’est comme si j’étais allée à la rencontre de mon moi futur.
Un voyage dans le temps dont je reviens pacifiée dans mon rapport à moi-
même et aux autres. Avec des changements d’angle, des décalages de
perspective minimes sur le papier, et qui pourtant bouleversent ma personne
en profondeur.

Constat numéro 1 – Je suis désormais capable de m’envisager


comme je suis : entre deux âges

Par peur, peut-être, ou parce que je vais d’une occupation à l’autre


passionnément, j’ai longtemps cru pouvoir ignorer l’influence du temps sur
ma personne. Une consommation périodique de compléments alimentaires à
base d’acide alpha-lipoïque (une molécule qui aurait des propriétés anti-
oxydantes), des crèmes à la vitamine C et j’étais capable d’ignorer mon moi
vieillissant. Une gélule quotidienne, une noisette de sérum orangé, c’était
quand même plus simple et acceptable que de réfléchir à cet inéluctable et
insupportable avenir !
Ma jeunesse éternelle a fait long feu, j’ai même une mèche de cheveux
blancs sur le front. Aujourd’hui, je vois bien que ces produits me donnaient
l’illusion d’être en contrôle. J’avais une crainte sourde, diffuse, de
l’abandon, d’être quittée pour une femme plus jeune, débarquée parce que
non conforme, mon corps impropre à la consommation car flétri, non
désirable, trop sec, trop flasque (liste non exhaustive). Cette peur, je me la
trimballais sans même m’en rendre compte depuis l’adolescence – un destin
de femme, inéluctable. Et puis j’ai réalisé « Salomé ».
À cette occasion, j’ai lu des témoignages de femmes plus âgées que moi sur
les points positifs de leur vie  : leur maturité amoureuse, leur confiance en
elle, la connaissance de leur corps. J’ai compris que si j’aimais tant
Catherine  Ringer ou Brigitte  Fontaine, c’est parce que, justement, en
vieillissant, elles affirmaient autant leur art que leur personne. Et ça, c’est
profondément réjouissant.
Et puis j’ai fait la connaissance de Brigitte la Magnifique, d’une beauté à
couper le souffle  : son corps, bien sûr, mais aussi ce truc qu’elle dégage.
Une assurance qui impose le respect. Une transparence et une franchise
déroutantes. Du courage. Et la vulnérabilité enfouie de quelqu’un qui en a
vu des vertes et des pas mûres.
Ces derniers mois m’ont appris qu’on pouvait être splendide, passionnante
et passionnée à tout âge. Que la notion de beauté évoluait via l’affirmation
de soi au travers du physique. Ça me parle d’autant plus qu’on m’a souvent
fait des réflexions sur le vieillissement de mon corps tatoué – comme quoi il
ne ressemblerait à rien. Alors que je vois les choses exactement à l’inverse.
Ce corps me ressemblera, il sera ce que je serai devenue : une vieille femme
au corps encré, qui porte sa vie et ses choix à fleur de peau.

Constat numéro 2 – Quand on se fait confiance, ça va tout de suite


mieux

« Les représentations de femmes qui vieillissent de manière visible restent


trop rares, analysait la journaliste Isabelle  Flower dans Le Temps. Plus
étrange encore, des femmes dont nous savons bien qu’elles ont vieilli nous
sont montrées suspendues dans une jeunesse chimérique, flirtant avec le
bionique4. » Celles qui n’ont pas passé la trentaine sont priées de se méfier
des «  aliments qui font vieillir plus vite  » (Cosmopolitan). Et chacune
d’entre nous devrait penser au «  bien vieillir  », très tendance depuis
quelques années.
Des injonctions, encore et encore  ! Assise à ma table de travail, j’observe
Karl du coin de l’œil. Paisible, il fait un puzzle avec, dans les oreilles, un
podcast allemand. Après nos semaines d’agitation parisienne, je me réjouis
de profiter de sa présence bienveillante.
Combien de fois avons-nous parlé de ces sujets, de ma peur de me voir
abandonnée comme une épave qu’on largue à la casse  ? Je lui renvoie un
sourire silencieux, songeant à quel point il m’a aidée à prendre confiance –
 à me faire confiance. À mesure de nos discussions, j’ai fini par intégrer que,
s’il mettait un terme à notre relation, ça n’aurait rien à voir avec les
marques de l’âge. Ce serait une fin pour raisons essentielles –  non pas à
cause d’a priori patriarcaux. Karl n’est pas Yann  Moix ni aucun autre
homme de ce genre. Il est celui que j’ai choisi notamment pour ses valeurs
féministes. Il est celui avec qui j’ai compris que je pouvais vivre en dehors
de ces injonctions, que je pouvais continuer à choisir le chemin que je juge
bon pour moi.
Quelles que soient les raisons que pourrait avoir Karl de me quitter, la vie
continuerait, différente, mais bientôt tout aussi belle. Il y a tant de formes de
bonheur, tant de relations fortes qui ne sont pas forcément romantiques.
Vivre en bande de femmes, par exemple, ou en femme engagée auprès de sa
communauté.
Ne pas faire miennes les injonctions liées à l’âge et à l’hétérosexualité est le
plus grand service que je me rends alors que j’approche de mes
quarante ans. Je ne dis pas que tout est simple. Mais je veux pouvoir vieillir
comme je l’entends, et non sous le joug d’une obscure puissance.

Constat numéro 3 – Aux petits soins pour soi

Je n’ai pas pour autant fait table rase des soins et du self-care au sens large.
Bien au contraire  ! Considérer que je vieillis me donne envie de prendre
soin de moi. Non plus pour répondre à des injonctions en rapport à des
standards avec lesquels je n’ai rien à voir, mais pour me rapprocher de la
personne que je suis, qui grandit de mieux en mieux à mesure que
j’apprends à être à son écoute.
Je continue à appliquer sur ma peau des crèmes qui me plaisent. À entraîner
mon cerveau avec des applis de maths. Je fais du yoga en plus de
l’équitation. Pour le dire plus simplement, je vis avec ma tête et mon corps.
Et je m’envisage progressant dans une forme de discipline globale au sein
de laquelle je me sens bien, tonique.
Je n’ai pas de souvenir de mon corps d’avant, celui que j’avais à vingt ans.
Mais une chose est certaine  : je m’aime beaucoup plus aujourd’hui. Peut-
être finalement que le simple fait de sortir des injonctions sociales qui
plébiscitent la jeunesse ou la minceur, pour aller vers ce qui est bon pour
soi, est la première marche vers la sagesse. Ça me fait rire, j’ai l’impression
de raisonner comme un moine shaolin qui serait incapable de renoncer à sa
crème au rétinol !

Une libido à soi
Un quatrième constat s’est inscrit en moi à la lumière de « Salomé » : l’âge
n’est pas une limite à notre relation au sexe, au désir et au plaisir. Tout dans
notre société dit exactement le contraire, j’en ai bien conscience. Il n’est pas
rare d’entendre des anecdotes sur la sexualité de personnes âgées,
notamment en Ehpad, racontées sur un ton railleur ; ou encore d’intercepter
de jeunes sourires goguenards face à une quinqua habillée sexy.
J’ai moi-même vécu jusqu’à il y a peu dans l’idée que je n’avais qu’un
nombre limité d’années de désir et de plaisir. Une sorte de segment
temporel indexé sur le temps de la fertilité, au-delà duquel –  pour
paraphraser Romain  Gary  – mon ticket ne serait plus valable. Après mon
mariage, j’ai multiplié les expériences, toujours plus intenses, ou hard, ou
variées. En toile de fond, il y avait cette ombre : un jour, ce bon temps serait
fini. Périmé comme un vieux pot de yaourt. Bon à jeter – et moi avec.

Kink, épilation, lingerie

Devenir une Super Princesse, voilà ce qu’on apprend dès notre plus jeune
âge. Cela implique des listes de devoirs longues comme un premier jour de
règles, dans notre manière de nous tenir, nos choix professionnels, notre
relation au monde, nos fringues, notre langage… Bref. Mon sujet ici, ce
sont les injonctions liées à la sexualité. Dès l’adolescence, les filles savent
que pour être bankable sur le terrain amoureux, elles doivent cocher le
maximum de cases voulues par une logique patriarcale. Soit  : s’épiler à
100  %, prendre en charge la contraception, être «  gaulée  » d’ici et de là,
avoir des fantasmes kinks (mais un peu seulement, au risque de devenir
Princesse Salope), porter de la lingerie sexy, être demandeuse de « câlins »
(mais un peu seulement, etc.).
Selon cette logique, une femme poilue en culotte de coton ne peut s’en
prendre qu’à elle-même si son mec va voir ailleurs. Pire  : si son couple
vacille, elle pourra se flageller, elle qui n’aura pas fait ses devoirs. Car c’est
bien connu, un couple qui va bien, c’est un couple qui fornique comme aux
premiers jours, et au sein duquel la femme sait entretenir le désir de son
homme – pas vrai ?
Eh bien non. Faux et archi-faux. Sur toute la ligne.
Faire le job

Je fais la fière, mais il y a peu, ma vie amoureuse était régie par ces mêmes
injonctions. Je composais avec mes « devoirs de femme » vis-à-vis de mon
copain du moment. La fréquence de nos rapports, par exemple. Que j’en aie
envie ou non, il fallait faire le job. Les magazines féminins le martelaient,
les films, la littérature : s’acquitter du « devoir conjugal5  » était dans mes
attributions. Ce n’est pas comme si j’avais le choix – croyais-je.
Pourtant, mon ressenti était tout autre. Après les débuts fougueux d’une
nouvelle relation, les partages de souffles et de fluides, de fantasmes, une
lassitude me gagnait. J’avais la flemme. Installée dans la relation, rassurée
aussi, il y avait toujours mieux à faire. Baiser ? Oui, pourquoi pas, mais tu
voudrais pas qu’on aille plutôt se faire une bonne balade  ? Un tour à la
librairie ?
Bien sûr, j’avais appris ma leçon, et je finissais par me sentir coupable.
Quand on est amoureuse, ça ne se fait pas de s’esquiver dès qu’on voit
poindre le quart d’heure sexe. Alors j’entrais dans la phase, où, optimiste et
volontaire, j’allais arranger les choses  : si j’expliquais mes goûts, les
approches qui m’excitaient, les pratiques, les caresses, il comprendrait, il
tenterait des trucs ; j’aurais davantage envie, ce serait chouette pour tous les
deux…
Invariablement, c’était un échec. Invariablement, je pouvais refermer la
boîte de ma libido et retourner à des pratiques qui me négligeaient – mais
semblaient satisfaire mon compagnon du moment. Mon envie était morte,
on s’acheminerait bientôt vers la fin de notre histoire.

Et si on construisait la sexualité de notre couple ?

Un couple qui va bien est un couple qui baise. Voilà, en tout cas, une
croyance très partagée, particulièrement quand on est jeune. Comment
pourrait-il en être autrement  ? Tout nous dit que ne pas baiser en couple,
c’est bon pour les vieux qui regardent la télé. Cela signifie qu’on s’ennuie
ensemble, et qu’on ferait aussi bien de passer à autre chose. Alors, quand ça
arrive, on le tait. On a honte. Et pas question de mettre le sujet sur la table.
Ce serait reconnaître quelque chose d’ultra déconnant, une impasse
définitive.
Maintenant, considérons ceci. Disons par exemple que, passé la période où
on se saute dessus toutes les cinq minutes, mes envies ne soient pas
synchronisées avec celles de mon compagnon, ni dans leur fréquence, ni
dans leur intensité. Lui baiserait bien tous les deux jours ; personnellement,
je préférerais que ce soit moins fréquent. Lui aurait envie « petitement » (un
rapport vite fait serait tout à fait acceptable), je serais quant à moi
bouleversée par des montées de libido puissantes dans lesquelles je pourrais
me lover des heures durant.
Je poursuis sur mon exemple : dans ce couple, sur le plan sexuel, rien ne va
plus. Lui estime que je ne fais pas d’efforts. J’ai, moi, le sentiment de
m’emmerder dès qu’on mélange nos corps. Mais on n’en parle pas –  la
fameuse honte. On n’y pense peut-être même pas, considérant que c’est la
vie : fatalement, tout se dégrade. Pourtant, si on se disait les choses, peut-
être pourrait-on voir émerger un terrain commun. Tenter des trucs.
Je pourrais entraîner mon compagnon dans un de ces trips de sexe qui me
font envie. Pousser le jeu à son max. Je l’ai dit  : je suis bien placée pour
savoir qu’il est difficile de se faire entendre sur le plan de la sexualité quand
on est une femme hétéro. Mais ce n’est pas parce que j’ai eu un mal de
chien à faire entendre mes envies au sein de mes couples que je dois
renoncer.

Tordre le mythe du mec qui a toujours envie

Parmi mes tentatives pour construire la sexualité plutôt que de la subir, j’ai
ainsi, au cours de ma vie amoureuse, proposé à mes différents compagnons
de sortir de l’exclusivité sexuelle. Une option qui n’est pas simple à mettre
en place – oh non ! Cela demande une volonté commune de réfléchir à ce
qu’on veut faire de notre sexualité. D’être à l’écoute. De prendre le risque
d’être heurté·e par d’autres envies. De pouvoir considérer le doute, la
crainte, et même les écueils qu’on rencontrera, comme les éléments d’un
chemin favorable à chacun·e.
La non-exclusivité sexuelle n’est pas la solution. Elle n’est qu’une de mes
propositions. En revanche, s’il y a une chose aujourd’hui dont je suis sûre,
c’est que notre libido n’est pas gravée dans le marbre. Chez chacun·e
d’entre nous, elle fluctue selon des courbes qui nous sont propres.
D’ailleurs, le mythe du mec qui a toujours envie gagnerait à être tordu. Ça
nous permettrait, à nous les femmes, de ne pas endosser systématiquement
le rôle du vilain petit canard qui ne vibre pas d’envie alors que, quand on y
regarde de près, il n’est pas rare que le mec ne soit pas plus motivé que
nous.
S’interroger sur l’état de notre libido, savoir où on en est – et communiquer
sur ce sujet avec son/sa partenaire  – est encore le meilleur moyen de
pouvoir se retrouver sans s’importuner  : «  En ce moment, je n’ai pas
envie » ; « J’ai envie, mais surtout seule » ; « Les coups vite faits, pas en ce
moment  »  ; etc. Et contrairement à ce qu’on nous laisse entendre, notre
appétit sexuel n’est pas indexé sur notre âge mais bien sur qui nous
sommes, là, dans l’ici et maintenant, avec notre vécu, notre quotidien, notre
rapport à notre corps du moment. Etc.

Mon grand-père, cet homme (enfin !) libre

Ma confiance dans ma capacité à vieillir avec la sexualité, je la dois, en


partie au moins, à mon grand-père maternel. Sa vie avec ma grand-mère ne
semblait pas particulièrement épanouissante. Mais devenu veuf, il a
découvert, à soixante-dix-sept  ans passés, les sites porno (son ordinateur
était régulièrement infesté de virus qu’il chopait sur les tubes  !). Il s’est
également inscrit sur des sites de dating. Pour finir, il a eu une relation avec
une femme rencontrée sur le Net, et il a déménagé au Havre pour s’installer
avec elle.
L’exemple de mon grand-père est pour moi synonyme d’horizons joyeux et
de choix possibles à cinquante ans comme à quatre-vingts ans. Tel un écho
féminin, travailler sur «  Salomé  » m’a confirmé que tout est affaire de
connaissance de soi et de choix, également sur les terrains sexuels et
amoureux. La notion de désir n’est pas liée à l’âge. Je ne suis pas un yaourt
périssable ; je vais continuer sur mon chemin, suivre mes envies – ce qui est
bon pour moi – et tout ira bien.
Je ne me sens d’ailleurs pas différente des autres femmes, âgées ou jeunes.
En quoi serions-nous sexuellement différentes ? Notre corps ne change pas
fondamentalement. Nous évoluons avec notre expérience et notre
connaissance de soi, ce qui devrait nous permettre d’être encore plus en
possession de notre libido. Peut-être aurai-je moins envie de sexe à
certaines périodes – mais comme maintenant, en fait.
Si je ne vois aucune nécessité ou obligation à vivre et vieillir avec la
sexualité, la question reste la même : de quoi ai-je envie ? À tout âge.
1. Terme désignant une éjaculation féminine abondante.
2. Expression que l’on prononce sur les plateaux de cinéma quand on a fini
de tourner un film.
3. Sorcières, la puissance invaincue des femmes, op. cit.
4. Amanda Castillo, « Pas de rides, pas de mou : vieillir reste toujours
interdit aux femmes », Le Temps, 14 avril 2019.
5. L’article 215 du Code civil précise que « les époux s’obligent
mutuellement à une communauté de vie ». En soi, cet article n’oblige à rien
mais il est régulièrement brandi en argument devant les tribunaux pour
justifier des comportements violents contre une femme qui n’assure pas son
« devoir conjugal » en refusant d’avoir des relations sexuelles avec son
mari.
Entretien

« Le féminisme,
libérateur pour les femmes et pour
les hommes »

Karl Kunt, artiste visuel,


cocréateur de Voxxx,
Coxxx et Boxxx

Tu travailles régulièrement avec ta compagne, Olympe de G. Pour


toi, qu’est-ce qu’un homme féministe ?

Il faut d’abord se demander ce qu’est le féminisme et ce qu’il implique. Ce


n’est pas comme s’il s’agissait d’une marque déposée aux valeurs très
identifiées. Historiquement, les deux premières vagues de féminisme sont
documentées, nous en connaissons la teneur. La troisième vague que nous
vivons actuellement est bouleversée de prises de positions contradictoires –
 notamment sur les personnes trans, la pornographie, le travail du sexe ou le
voile. De ce fait, elle est encore difficile à appréhender.
Pour y voir plus clair, on peut opter pour un angle plus concret  : être
féministe, cela signifie avoir la conviction que nous devrions être
reconnu·e·s à valeur égale, à droits et devoirs égaux, quel que soit notre
sexe.

Une définition qui parle d’égalité, donc ?


Je souhaite son application pour ma mère, ma sœur, ma fille, ma partenaire,
et pour toutes les femmes de ma vie. Mais c’est aussi ce que je veux pour
moi, en tant qu’homme. Et cela pour de très nombreuses raisons. Cela me
permettrait par exemple de pleurer sans craindre qu’on me considère
comme une personne faible ; de ne pas avoir à défendre ma virilité si j’ai
une panne sexuelle ou si je choisis de rester à la maison pour élever mon
enfant ; de dire simplement que je suis submergé quand je le suis plutôt que
d’avoir envie de mordre.
La liste peut être allongée à l’envi.

Les hommes se sentent parfois attaqués par le féminisme…

Le féminisme n’a pas le monopole de la conduite juste. On peut tout à fait


vivre dans le respect des femmes et ne pas s’afficher sous la bannière
féministe. Mais il est certain qu’être féministe est synonyme de lutte contre
les violences et les injustices faites aux femmes. On parle ici d’un processus
potentiellement libérateur pour les femmes, bien sûr, mais aussi pour les
hommes.
Les hommes comme les femmes devraient pouvoir choisir leurs objectifs,
leurs valeurs émancipatrices, leurs revendications personnelles. Il reste que
c’est à chaque homme de décider s’il veut se qualifier de féministe ou pas.

Être un homme reste une position privilégiée…

Ce qui n’empêche pas d’y réfléchir : pourquoi n’ai-je pas réagi face à telle
attitude discriminatoire ? Pourquoi ai-je eu telle attitude sexiste ?
On ne demandera pas à un homme lors d’un entretien d’embauche comment
il compte s’occuper de ses enfants au cours de sa carrière ou quels sont ses
projets familiaux. Et en même temps, ce privilège le prive de la possibilité
d’être perçu comme un partenaire parental à l’égal d’une femme. Ce qu’on
attend de lui, c’est qu’il se consacre à son job, point. Et si j’ai un problème
avec la manière dont on peut traiter les femmes autour de moi, j’ai
également un problème avec ce type de positionnement en ce qui me
concerne.
Le porno alternatif a-t-il un rôle à jouer dans l’épanouissement
sexuel des hommes ?

Très certainement ! Il faut en finir avec les clichés qui affirment que « les
hommes viennent de Mars  » et ne s’intéressent qu’au porno mainstream.
Proposons-leur d’autres modèles, je suis convaincu qu’ils s’y intéresseront !
Nous avons lancé Voxxx – des séances de masturbation guidée, imaginées
spécialement pour les vulves, les vagins, les clitoris. Si notre démarche
intéresse les femmes, elle séduit aussi les hommes qui veulent apprendre et
devenir de meilleurs amants.
On a aussi créé Coxxx, des audios érotiques à destination des hommes, qui
a rapidement été très populaire. Si les femmes considèrent Lélé, l’une de
nos principales voix, comme une sorte d’amie dont elles peuvent suivre les
conseils, qui peut même les exciter, les hommes, eux, ont du mal avec les
voix d’hommes qui leur proposent un contenu hétérosexuel. Ils restent assez
conservateurs sur ce sujet et toujours dans la crainte d’être dévirilisés.
Plus queer, plus exigeant, mieux informé, engagé dans des choix politiques
et esthétiques, le porno alternatif témoigne de changements de fond dans
notre société. Et cela se fait nécessairement aussi avec les hommes.
Tant de combats encore à mener
Des ratés et trop de limites

Paris, 24  février 2020  – Demain, départ pour vingt-huit jours en


Californie. Ambiance tech, secret professionnel, business hotel, boulot-
boulot. Ça fait dix  ans maintenant que je pars dans la Silicon Valley
plusieurs fois par an, lors des lancements de nouveaux produits. C’était
excitant au début. J’arrivais quelques jours en avance pour découvrir la côte
ouest, je sautais dans l’eau glaciale du Pacifique, je me baignais dans la
lumière californienne. J’emportais mon parapente pour mes jours de repos.
Et je me donnais à fond dans le jeu du secret de ces entreprises américaines.
Les sas à trois badges, les gardes devant les bâtiments, la débauche de
moyens pour tourner la moindre petite vidéo, les heures passées à réfléchir à
l’accroche de lancement –  comment choisir les trois mots qui donneront
envie  ? J’adorais. Je me retrouvais propulsée, petite poussière, dans une
énorme machine, une super-production. Et puis à force, le travail non-stop
dans des espaces sans fenêtre, l’hôtel sans âme au beau milieu d’une zone,
les collègues qui boivent trop le soir, ça fatigue.
Étrange impression qui m’accompagne, comme si j’étais déjà ailleurs, les
préparatifs en mode automatique. Je me vois au centre d’un rond-point
désert  : derrière moi, une histoire de défis, d’incertitudes, d’insomnie, de
rencontres aussi, et d’aboutissement  ; devant moi, mon quotidien depuis
tant d’années, celui qui me permet de gagner ma vie, un univers que je
connais sur le bout des neurones, qui se situe aux antipodes de mes envies,
de mes valeurs.
À mon retour, au printemps, Louis aura bouclé la seconde version du
montage. Flavia aura bien avancé sur le montage son de la première
version.
Je laisse Salomé. Je la retrouverai, elle aura changé. Mon regard sur elle
aura changé.
Je crois que je suis encore fatiguée.
Aéroport Charles-de-Gaulle, 25 février, 8 h 50 – J’ai quitté Karl et .Mov
avec une boule de plomb dans la gorge.
En salle d’embarquement, au début du processus de voyage : ce non-lieu où
on pénètre dans un non-temps. Une bulle temporaire où, pris·e en charge, on
ne se soucie de rien. L’espace parfait pour se retrouver avec soi-même.
Dans le tourbillon des préparatifs, j’ai, comme d’habitude, eu peu de temps
pour Karl. Il n’est pas loin de finaliser sa proposition pour l’affiche. On a
gardé l’idée d’une image aux couleurs vives et chaudes de Salomé sur le
canapé regardant «  face caméra  », comme dans le film. Ce que Karl m’a
montré est très beau. Il doit peaufiner – Karl est un « peaufineur » ! J’ai hâte
de voir cette affiche imprimée. Comme si elle constituait le laisser-passer du
film vers le monde réel. Je la voudrais à l’entrée d’un cinéma, même un tout
petit, même dans une toute petite ville.
Il m’arrive ces derniers jours de me sentir comme face à un vide. Au bord
de la falaise de mon cerveau. Je ne sais pas à quoi penser. Il y a bien des
idées, des thèmes qui s’offrent à moi  : nos projets perso, avec Karl, mes
semaines de travail à venir, les livres que j’ai emportés avec l’envie de me
remettre enfin à lire. Pour finir, je ne pense à rien. Et les toupies d’angoisse
profitent du vide pour occuper mon espace mental, l’une chassant l’autre :
les couacs du tournage, les tensions, les frustrations. Je me raisonne  :
regarde autour de toi, tout le monde est cool, sur le point d’embarquer dans
ce gros engin. Mais non, rien à faire, ma tête est encore sur le plateau de
tournage.

Ding dong !

C’est de nouveau cette lumière blafarde de décembre avec les


manifestations dans la rue, l’agressivité des coups de klaxon, les sirènes de
police, des pompiers. Mon souvenir se précise  : nous sommes ce jour où
nous tournons la première scène de sexe non simulé avec Misungui et Joss.
Les performers sont en sous-vêtements, Lélé planquée hors champ, Kevin
et moi serrés derrière l’écran de l’iPhone-caméra, et l’équipe s’est réfugiée
dans la chambre. Plateau fermé. Portes closes. Action !
Joss est en plein cunni quand la sonnette d’entrée retentit. On se regarde
avec Kevin, avec Lélé ; les performers ne cillent pas ; on continue.
Re-sonnerie.
Sûrement quelqu’un de l’équipe qui revient d’une course, et qui va
comprendre que ce n’est vraiment pas le moment de faire du bruit.
Concentration. Joss, Misungui. Le cunni.
Troisième coup de sonnette.
Happée par la scène, je me focalise sur les performers en action, à même le
sol. Les coups de sonnette, on pourra toujours s’en débarrasser au montage.
La peau de lait de Misungui prend parfaitement le peu de lumière – c’est un
bonheur. Et le cunni de Joss est gourmand, il fait squirter Misungui par
petits jets. Parfait.
Plus tard, on me raconte ce qu’il s’est passé. Pour une raison obscure, la
porte de l’appartement était restée entrouverte. Le voisin, entendant des
« bruits bizarres », a sonné et sonné. Craignant « quelque chose de grave »,
il s’est finalement décidé à pousser la porte. Qui fait face à la porte vitrée du
salon, où on tournait. Vitrée, oui.
L’homme n’a pas fait de commentaires. Il a vu, il a compris, il est parti.
Tellement dans la scène, je n’ai même pas «  senti  » sa présence. J’aurais
voulu leur signifier – au voisin (qui d’ailleurs est un homme très religieux),
aux performers, à Géraldine  – combien j’étais désolée. Que la porte
d’entrée aurait dû être fermée. Que les choses ne devraient jamais se passer
comme ça. Et que je me sens terriblement responsable de cet incident.
Cette malencontreuse anecdote souligne, s’il le fallait, à quel point nous
avons besoin de tourner dans des conditions appropriées – ce qui implique
de remplacer les bouts de ficelle par des budgets. Nous devrions pouvoir
cloisonner. Protéger.
Place 11A, 10 h 15 – La cabine est pleine mais assez tranquille. Ma voisine
est discrète et charmante. Je checke mes e-mails une dernière fois : parmi
des messages de boulot, quelques mots doux de Karl… Ça me touche.
Karl a énormément pris sur lui depuis un an. Peu enthousiaste à l’idée que
je tourne de nouveau, après l’ouragan que nous avons traversé, il s’est
pourtant investi à mes côtés, m’écoutant, discutant des points techniques,
artistiques. M’encourageant à prendre du repos, ne serait-ce que pour
pouvoir durer. Au moment du crowdfunding, je passais ma vie à faire des
stories sur Insta, à répondre à des commentaires  ; il me préparait des
tisanes. Chaque jour du tournage, il m’empaquetait des mandarines pour
que j’aie une dose de vitamines.
Aujourd’hui, alors que je dois éteindre mon téléphone sur son gentil mot, je
me rends compte quel rouleau compresseur a pu être « Salomé » pour lui
qui aspire à une vie paisible. Ma gorge se noue quand je pense aux
engueulades qu’on a traversées, aux mots blessants que nous nous sommes
lancés comme des flèches. Toujours la même question : comment faire pour
que ce soit bien pour tou·te·s ? Y compris pour l’homme que j’aime ?

Remontant le cours du temps…

Vol paisible, hublots obturés, l’Atlantique comme une obligation abstraite


de quelques heures. Ma voisine, une dame fluette à l’accent britannique, en
grosses chaussettes et pull assorti, me raconte avec coquetterie sa passion
pour le tricot : les après-midi où, avec d’autres Anglaises expatriées à San
Francisco, elles se retrouvent pour papoter et tricoter. À l’occasion, l’une
d’entre elles apporte une bouteille ou encore une pie qu’elles se partagent.
Comme elle ponctue ses phrases de son accent délicat, je m’imagine un
intérieur cosy, un canapé moelleux d’une couleur pastel assortie aux
rideaux. Ces moments entre femmes à ne courir après rien, à simplement
profiter de la vie. Ça me manque !
Lumières éteintes, Mrs Knit1 s’est endormie, bandeau sur les yeux, blottie
sous sa couverture. Je sors ma cold cream, la peau me tire. Et soudain, une
autre toupie surgit de mes souvenirs de tournage. Et une autre encore. Deux
ratés majeurs qui tourbillonnent dans ma tête et me donnent envie de fermer
les yeux très fort.

Toupie numéro 1

Ce matin-là, nous tournons les scènes de masturbation du clito d’Heidi en


très gros plan. Je veux donner aux images un rendu tellement pixellisé
qu’elles en deviendront picturales, quasi abstraites. Rico stimule
longuement la vulve d’Heidi avec ses mains, je lui chuchote parfois des
directions.
Après un break, on s’apprête pour la scène de pénétration où Heidi
chevauche Rico.
Heidi se recoiffe et nous dit que même si, bien sûr, il doit y avoir une
capote, elle aimerait bien voir le test MST de Rico.
Je suis abasourdie. Heidi ne devrait pas avoir à demander ça. Heidi et Rico
auraient dû voir leurs tests respectifs. Avec le maillage de la coordination
d’intimité, comment est-il possible qu’on en soit là ? C’est la base !
Je regarde tout le monde – j’essaie juste de comprendre ! Je dois avoir un
regard sévère ou plein de colère car Lélé se met à pleurer. Je m’en veux
affreusement de toute cette situation, je présente mes excuses platement à
Heidi, je console Lélé comme je peux. On checke les tests. Et on reprend.

Toupie numéro 2

C’est la fin de la scène Misungui-Joss ; Misungui cherche quelque chose. Et


demande des lingettes. Comment ça, il n’y a pas de lingettes à portée de
main  ? Comment est-ce possible que sur un tournage de film porno –  qui
plus est le mien  – il n’y ait pas de lingettes  ? On a bossé en amont avec
Cannelle, on a même fait en sorte de les intégrer au décor, qu’elles soient là
sans qu’on les voie, dans une boîte en osier. Pourtant, là c’est indiscutable,
il n’y en a pas. Et d’ailleurs, tant qu’on y est, il n’y a pas de lubrifiant.
J’arrive pas à y croire : on vient de tourner une scène de sexe non simulée
sans lub’ !
Midi, heure locale – Odeur de café, va-et-vient dans la cabine. Le volume
du brouhaha monte légèrement tandis que les mini-volets des hublots sont
ouverts sur un ciel parfaitement lumineux et dégagé. L’écran indique une
arrivée dans une heure trente, nous sommes au-dessus du territoire
américain depuis plusieurs heures déjà.
À force de regarder mes toupies tourner, j’ai dû m’endormir, hypnotisée.
Mrs  Knit, elle, s’est repomponnée. Elle a l’air d’avoir dormi comme un
charme. Son sachet de thé noir à la main, elle guette l’hôtesse dans l’attente
de son eau chaude tout en me racontant comment son club de tricot a été
chassé de son local initial en centre-ville, faute de pouvoir s’acquitter d’un
loyer devenu exorbitant. La faute à ces grosses entreprises de la tech –
 comme celle pour laquelle je bosse.
L’argent. Toujours la même histoire, même pour un club de tricot. Pour
vivre, et assurer le minimum. Pour durer et faire mieux.
Si j’avais eu un budget, un vrai budget –  pas quatre  millions  ; disons
300 000 euros – qu’en aurais-je fait ?
Être modèle, photographe, dessiner, écrire, créer de la lumière pour un
spectacle, mixer des sons,  etc.  : pluriels et nécessaires, les métiers
artistiques restent trop souvent mal rémunérés. Pour un·e comédien·ne tête
d’affiche, combien qui courent le marathon après leurs cachets pour boucler
leurs heures d’intermittence  ? Et combien d’illustrateur·trice·s,
d’auteur·trice·s, et tellement d’autres, qui ont dû quitter la capitale et
prendre un « vrai travail » pour espérer vivre décemment ?
En France, la culture, on l’adore ; on s’en drape, on se voit volontiers dans
la continuité de tel dramaturge, de tel courant artistique. Et s’il existe de
formidables écoles qui enseignent l’art (j’en sais quelque chose…), des
espaces de création, des musées nombreux, il reste que choisir de faire de la
création son métier, c’est prendre en compte qu’il faudra faire ses preuves –
 et pas qu’un peu – si on veut envisager de financer son prochain projet ; et
accessoirement se rétribuer et vivre de son travail. Sur le tournage d’Une
dernière fois, chacune des personnes présentes sur le plateau a donné de son
temps. Donné, oui. Pour les répétitions, pour aller faire telle course, écrire
des e-mails, prendre tels contacts, aller chercher du matos, trouver un
plateau de tournage. Quiconque écrit des e-mails pour sa boîte, prend des
contacts, va chercher du matos, etc., est rétribué, non ? Alors, pourquoi pas
nous ?
Si j’avais eu un budget normal, j’aurais d’abord rétribué toutes les heures
travaillées. J’aurais également organisé une semaine de workshop, histoire
qu’on apprenne à se connaître, tou·te·s, dans un cocon, chacun·e à son
rythme. Je suis restée pour ma part très intimidée par Brigitte. Passer plus
de temps avec elle m’aurait permis de poser ma timidité. Également
d’apprendre à mieux connaître les performers  ; peut-être retravailler leur
texte afin qu’ils se sentent mieux avec. En tout cas, j’aurais – nous aurions –
gagné en tranquillité. Et le moment de filmer aurait engagé moins de
pression.
Un financement correct m’aurait également permis d’avoir davantage de
jours de tournage, et donc le temps nécessaire pour que les performers
trouvent leurs marques tranquillement devant la caméra. Nous aurions
choisi un plateau de tournage plus approprié, tourné avec des lumières et
des caméras techniquement plus exigeantes.
SFO, 14  h  – Atterrissage à l’heure, en attente des bagages (le tapis n’a
même pas commencé à tourner). Pour finir, Mrs Knit s’est dit très heureuse
d’avoir vu son club de tricot se changer en réunion itinérante, tantôt chez
l’une, tantôt chez l’autre. (« Le seul inconvénient étant nos divergences sur
la marque de tonic. »)
Quatre courts métrages, un long, et à chaque fois, des budgets au rabais.
L’impression d’être dans une minuscule case dont je ne sortirai pas. Sur
« Salomé », j’ai fait mon maximum. Secrètement, j’espérais que quelqu’un
s’en rendrait compte, à Canal. Qu’à l’occasion d’un autre film, un budget
«  fiction  » viendrait s’ajouter au budget «  adulte  ». Ça n’en prend pas le
chemin.
L’histoire de Salomé a été diffusée sur Canal+ le 6 juin 2020 à minuit, sous
le titre Une dernière fois2. Je continue pourtant de croire que la question des
sexualités devrait pouvoir trouver une place au sein du cinéma d’auteur.
La reconnaissance, les articles, c’est très bien mais ça ne suffit pas. Il faut
pouvoir permettre aux gens de vivre de ce qu’ils font, surtout si on
reconnaît que c’est salutaire. Et dans de bonnes conditions. Je veux juste
travailler paisiblement, et ne pas avoir à me demander comment je vais faire
tenir le truc sans bénévoles.
Je porte les projets à bout de bras. Si ça ne prend pas, tant pis. Je rêve de me
recycler dans un métier où je pourrais être utile et dont je pourrais vivre.
J’ai un gros manque de reconnaissance. Dans le porno alternatif, je ne l’ai
pas, cette reconnaissance.
J’espérais qu’Une dernière fois sortirait en salles. Qu’un distributeur
suivrait. Que le film serait correctement distribué en VOD – ce qui n’est pas
le cas. Et que, d’ici un an ou deux, j’aurais un meilleur budget me
permettant d’employer de nouveau toutes les personnes qui m’ont fait
confiance, et que je pourrais enfin rétribuer correctement.
Je vais avoir quarante  ans, je travaille autour de l’image et de la
scénarisation depuis que j’ai vingt et un ans. J’ai une petite notoriété. Mais
je suis prise dans un cercle vicieux. Mes images ne font pas l’affaire faute
de moyens, je suis estampillée « porno », alors je n’obtiens pas de budget
pour réaliser correctement ce que je fais en bricolant : du cinéma.
Conscience et rigueur pour un monde meilleur

Karl se fait régulièrement couper les cheveux chez un coiffeur pour


hommes du quartier. Le service y est simple, sans le protocole maniéré ni
les tarifs excessifs en vigueur dans les salons. J’y suis entrée comme on
s’acquitte d’une course à l’épicerie du coin. Durant le shampoing, nous
papotons, le coiffeur et moi. Il doit avoir vingt-cinq ans, il a un physique de
Potiron, le personnage dans Oui-Oui. Le salon est vide, tout est tranquille.
Après la coupe, expédiée en quelques  minutes, il me masse le crâne, la
nuque. C’est agréable, je le lui dis. Je ferme les yeux en souriant.
Mais ses mains descendent bientôt sur mes omoplates, ses doigts palpent le
haut de mes côtes. Passent et repassent à la périphérie de mes seins. Je me
fige. Est-ce qu’il…  ? Je ne sais pas quoi penser, je me fais sûrement des
idées. Il est gentil et doux, ce garçon. Il ne pense sûrement pas à mal. Et
puis j’ai un gros pull, pas tant de seins que ça… Il n’a peut-être pas compris
qu’il me touchait la poitrine  ? Je bouge de manière à lui signifier que ses
gestes me gênent. Il va comprendre. Et effectivement, ses mains reviennent
sur mes omoplates. Il parle de sa fiancée – je me sens parano.
Et puis il recommence. Mon cerveau bourdonne.
J’inspire, j’accroche son regard dans le miroir, je plante mes yeux dans les
siens. Je le questionne sur sa fiancée. Il ne bronche pas, continue le
massage. Ses mains passent sur mon torse, mon ventre, se glissent jusque
sous la ceinture de mon jean. Je suis incapable de l’arrêter, d’interrompre le
massage, j’ai peur de me faire des idées, de l’accuser injustement. Après
tout, je viens de lui dire que j’aimais son massage.
C’est l’arrivée d’un client qui me sort de là. Je me lève, je paie. Je lui laisse
un généreux pourboire. Il m’a massée pendant de longues minutes, je me
sens coupable de m’être posé des questions sur ses intentions tout du long.
À peine dans la rue, une colère sourde m’emplit. OUI, bien sûr que je me
suis fait peloter ; ce mec avait ses mains sur mes seins, dans mon jean ! Et
NON, malgré tout ce que j’ai traversé, mes réflexions, mes lectures, mes
engagements, je n’ai pas été en mesure de signifier mes limites. De dire très
simplement « Ça non, vous ne le faites pas ».
Je remonte la rue de la Roquette encerclée par mes toupies d’angoisse,
parées pour l’attaque. J’ai un instant d’hésitation. Mais je vais les feinter. Il
fait beau, je suis entourée, j’ai traversé des épreuves de dingue ces derniers
mois – ces dernières années ! J’ai réalisé un long métrage. Je suis en train
de me réaliser moi-même. Exit, les toupies, les idées paralysantes, les
écrans de fumée. Je veux continuer de m’engager, de cheminer, d’avancer.

Mes limites – mais lesquelles ?

S’il me reste de nombreuses thématiques à aborder en tant qu’activiste, des


problèmes à résoudre, je sais au moins par où commencer sur un plan
personnel  : ne plus m’envisager via le regard des hommes  ; m’écouter,
enfin ; et réapprendre cette notion de limites, ce qui est acceptable et ce qui
ne l’est pas, ce qui est souhaitable et ce que je ne veux pas. Et – à l’inverse
de l’épisode du coiffeur – le signifier. Sans crainte.
L’idée qu’un performer – R. – travaillant sur un de mes films ait pu voir une
de ses limites bafouée m’a beaucoup interrogée. Avais-je donc cassé mes
propres limites –  au point d’être incapable de comprendre celles des
autres ? Avais-je une part obscure qui prenait le contrôle sans que je m’en
rende compte  ? Étais-je capable du pire, de ce dont on m’accusait sans
équivoque ?
Les personnes présentes sur le plateau, l’intégralité des rushs du tournage
étaient là pour témoigner que je n’étais pas le monstre qu’ille décrivait.
Tout cela n’a pourtant pas évité ma chute dans une détresse profonde. Puis
un burn out.
Durant ce long tunnel de peur et de doute, j’ai appris grâce au soutien de
Karl et de mes proches, grâce à mes lectures et réflexions –  aux temps
d’écriture pour ce livre, aussi – que je me devais de me reconnecter à mon
corps, à mes limites. Il m’est très facile d’oublier de m’écouter dans le feu
du travail, de l’engagement passionné. Maintenant, mes limites ont leur
place en tête de mes priorités quotidiennes. Comme un mantra : je prends le
temps de me demander régulièrement ce qui est pour moi acceptable et ce
qui ne l’est pas, ce que je veux et ce que je ne veux pas. Ça ne marche pas à
tous les coups, c’est un travail sur le moyen terme. Une vigilance, une
conscience. Un job de chaque instant.

Légitimité, conviction et autodéfense


Dans la continuité de cette réflexion, j’envisage d’ailleurs de suivre des
cours d’autodéfense féministe. On y enseigne aux femmes des techniques
de défense physique accessibles à toutes, mais aussi un positionnement de
soi en confiance susceptible de permettre à chacune de désarçonner
verbalement un éventuel agresseur. Irene  Zeilinger, enseignante de cette
technique avec son association Garance, fondée en Belgique en 2000,
souligne l’importance de la prise de conscience pour chacune d’entre nous
de sa propre force3. Pour pouvoir se défendre, il faut se sentir légitime et
avoir la conviction qu’on en est capable. L’approche d’Irene Zeilinger passe
également par un travail sur nos limites personnelles – si on ne les connaît
pas, comment les faire respecter ?
Cette approche devrait me permettre de retourner chez le coiffeur sans
crainte.

So-li-da-ri-té !

À la sortie de mon œuvre audio Chambre 206, j’ai –  comme je le raconte


plus haut  – refusé d’inviter Brigitte  Lahaie4. J’avais vaguement suivi la
polémique la concernant, me contentant d’une information et d’une
réflexion de surface. Aujourd’hui, pour avoir moi-même été harcelée et
invisibilisée sur les réseaux sociaux, je sais à quel point j’ai agi bêtement.
Plutôt que de me désolidariser, j’aurais dû m’extraire des réseaux et des
ouragans d’indignation qui les balaient régulièrement, j’aurais dû être
capable d’entendre une prise de position différente de la mienne, de la
discuter éventuellement. De refuser d’être dans l’ombre de la meute.
Karma oblige, ce phénomène de désolidarisation aveugle, je l’ai vécu à mon
tour dans mes rapports professionnels avec Erika  Lust  Films. Alors que
j’étais la cible d’accusations de viol, de mensonges et autres violences
verbales, la maison de production censément en charge du film incriminé
s’est réfugiée derrière sa façade business travaillant sa communication : elle
continuerait de prendre toutes les précautions possibles pour protéger les
performers et travailler à l’amélioration de son protocole via la mise en
place d’une «  charte des droits et des interprètes  ». Ce que je vivais, en
revanche, elle s’en tenait à distance, vraisemblablement par crainte des
éclaboussures.
J’ai longtemps craint de dire à Erika  Lust  Films ce que je pensais de leur
positionnement –  du fait qu’ils n’encadraient pas, à l’époque, les
réalisateurs et réalisatrices débutant·e·s. On nous laissait nous débrouiller
sur les tournages avec toutes les difficultés qui pouvaient survenir pour
tou·te·s, devant ou derrière la caméra.
Dans les métiers du sexe, où les coups portés pleuvent rapidement sur
l’intime, nous devrions être en mesure de dialoguer à tout moment,
particulièrement quand survient un problème. Nous qui œuvrons pour une
reconnaissance des corps et des sexualités pluriels, qui luttons contre les
préjugés et pour un monde plus juste et plus tolérant, nous ne pouvons plus
nous cacher derrière notre petit doigt (moi la première, avec Brigitte  !)
quand un·e de nos « collègues » se fait socialement lyncher. Aux prémices
du bouleversement sociétal annoncé par Me  Too, nous avons le devoir de
travailler et de nous exprimer en conscience, avec réflexion et
bienveillance.

Le fil rouge et la marge

Durant mon burn out, j’ai pris le temps de dormir, de lire, de mettre mes
idées en ordre, de réfléchir à mes limites, à mes envies. En marge des
réseaux et de leurs communications effrénées, j’ai renoué avec le temps
long des livres, des revues.
À mesure que le calme revenait dans mon quotidien, que les notifications
cessaient de crépiter autour de moi, un fil rouge se dessinait de nouveau : il
reliait mes lectures et mes interrogations, mes réflexions, les propos de
Karl, les échanges avec des ami·e·s. Loin de la meute et des comportements
d’impulsion, je m’autorisais à stopper un podcast pour prendre le temps d’y
penser, à ouvrir un livre pour y vérifier une idée. Je renouais avec mes
propres intérêts, avec l’analyse, dans des moments de paix –  dont j’avais
même oublié la grâce.
À titre personnel, ces mois de burn out sont une sorte de tectonique de mes
plaques personnelles. Tout bouge (encore) en profondeur. Mais j’ai le
sentiment que c’est le prix à payer pour expurger les traumas ensevelis,
pour me connecter à moi-même et au monde dans un rapport vrai et
pérenne.
Grandir en paix

Plus encore qu’avant, la parole des intellectuel·le·s engagé·e·s, celle des


artistes, constituent une alternative nécessaire à la parole simplifiée qui sévit
sur les réseaux sociaux et au sein de médias «  à clics  ». Une information
adaptée sur le rapport à notre corps, aux genres et aux sexualités, permettra
l’affirmation de relations saines et l’acceptation de la différence au
quotidien.
Il faut dire aux enfants que leur corps est leur territoire, qu’ils et elles en
sont souverain·e·s, ce afin qu’ils et elles puissent grandir en paix et faire
face si besoin.
Il faut dire à chacun, à chacune, que le corps n’est pas sale. Que rien dans
notre genre, dans nos choix intimes ne devrait nous assigner à une place
dans la société ou à de quelconques malveillances. Il faut dire à toutes et à
tous que le rapport sexuel ne doit plus être un lieu de rapport de force.
Alors, peut-être, pourra-t-on descendre du ring et jouir en paix.
1. Ce surnom que je lui donne dans ma tête signifie « tricoter » en anglais.
2. Le DVD d’Une dernière fois est disponible sur les sites d’Amazon et de
la Fnac.
3. Lire aussi ici.
4. Lire ici.
Entretien

« Le porno féministe renverse


la domination patriarcale »

Camille Froidevaux-Metterie, philosophe,


professeure de science politique

Vous parlez de « tournant génital du féminisme ». De quoi s’agit-il ?

Au début des années 2010, une nouvelle génération de féministes s’est


saisie de sujets divers qui avaient un point commun : tous parlaient du corps
des femmes dans ses dimensions intimes. Cela a commencé par les règles,
puis il y a eu les organes génitaux et la sexualité, et enfin la question des
violences (gynécologiques, sexistes et sexuelles). Les femmes prenaient
alors conscience que, si elles avaient obtenu des droits et pouvaient se
réjouir de leur émancipation sociale, rien n’avait changé pour ce qui
concerne leur vie intime. Le corps, pourtant au cœur des luttes féministes
des années 1970, était resté le lieu de l’aliénation et de la domination
masculines. C’est ce que j’ai appelé le « tournant génital du féminisme », ce
grand retour aux questions corporelles qui avaient été quelque peu oubliées
ces dernières décennies.

Sexualité comprise ?

Oui bien sûr, la vie sexuelle et la quête du plaisir sont redevenues centrales.
Après un premier moment placé sous le signe de la libération, avec la
conquête des droits contraceptifs, nous vivons aujourd’hui une seconde
révolution sexuelle placée sous le signe de l’égalité. Elle est vécue à travers
le prisme du consentement que je conçois comme une dynamique circulaire
de reconnaissance de la singularité du désir de l’autre. Il s’agit d’éduquer à
la nécessité de repérer ce que le corps et les mots disent des attentes et des
refus de chacun·e.

La pornographie a-t-elle une place dans le tournant génital


du féminisme ?

La pornographie est, avec la gestation pour autrui et la question trans, l’un


des sujets les plus clivants du féminisme. D’un côté, il y a celles qui
dénoncent un système d’exploitation avilissant pour les femmes ; de l’autre,
celles qui considèrent qu’il peut se jouer là quelque chose de positif et
d’épanouissant. Pour ma part, je crois qu’enfermer le porno dans le champ
négatif de l’aliénation, c’est ne considérer qu’un volet de la corporéité
féminine. Il faut appréhender le corps des femmes sous ses deux aspects : il
est le vecteur privilégié de la domination masculine, mais il est également le
lieu de la réappropriation de soi et du plaisir.
Si le porno fait par des hommes pour des hommes perpétue tous les
stéréotypes qui font des femmes des corps «  à disposition  », le porno
féministe peut renverser la logique patriarcale en déconstruisant le script
dominant qui veut qu’un rapport sexuel soit basé sur une pénétration et une
éjaculation. Il réinvestit l’idée qu’il n’y a pas d’âge ni de normes concernant
le plaisir, que chaque femme peut se sentir libre dans l’expression de son
désir. Il peut être aussi une modalité de l’éducation au consentement et à la
diversité des sexualités.

Le porno féministe serait une forme de prise de parole avant d’être


un support masturbatoire…

Dans Une dernière fois, la narration se déploie autour d’un dialogue [entre
Sandra qui filme et Salomé, NDA]. La verbalisation y tient une place
centrale. Or, le plaisir, c’est d’abord du désir, et donc des mots. Je crois que
l’un des enjeux importants de la redéfinition de la sexualité qui se joue
aujourd’hui, c’est de revaloriser l’expressivité sexuelle qui passe par la
parole. Il n’y a pas de véracité du plaisir s’il ne peut pas se dire.
J’observe que les organes comme les pratiques sont désormais désignés par
leur nom, simplement, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans. Libérer la
parole, c’est aussi cela : libérer les mots du désir et du plaisir.

Une dernière fois met en scène une femme âgée et son désir, un thème


que vous abordez, notamment dans votre ouvrage Le Corps
des femmes1…

Passé cinquante ans, les femmes sont exclues du champ de la vie sexuelle.


Ce n’est pas tant qu’elles ne sont plus considérées comme désirables, c’est
qu’elles se voient dénier la légitimité de leur être de désir. Je crois au
contraire que le cap de la ménopause peut ouvrir sur une nouvelle
perspective liée au plaisir sexuel. À cet âge, on a construit sa vie, on n’a
plus rien à prouver et, surtout, on connaît son corps. On a généralement
exploré les modalités classiques de la sexualité et on peut alors sortir des
sentiers battus. Le problème, c’est que les représentations n’ont pas encore
changé. Les femmes de cinquante ans et plus doivent donc réinventer leur
âge et en explorer toutes les promesses.
1. Le Corps des femmes, la bataille de l’intime, Philosophie magazine
Éditeur, 2018.
Dans le futur du porno…
Dans le futur du porno, on dira  : «  Je peux te pénétrer  ?  » et «  Viens,
circlus-moi1  ». Parce qu’on aura compris que s’enfoncer sur un corps,
l’enrober, le masser depuis l’intérieur de soi, c’est tout sauf passif.
Dans le futur du porno, les performers diront aussi bien « oh oui » que « ah
non ». On entendra des « encore » mais aussi des « arrête », et des « plutôt
ici, laisse-moi te montrer ».
Dans le futur du porno, on aura appris à voir la beauté partout, dans le
ferme et le flasque, le lisse et le ridé, le poilu et l’imberbe… Les normes
auront explosé, et les standards de beauté des années 2020 nous feront
désormais l’effet désuet d’images de propagande, avec ce même type de
corps blanc, mince, valide, musclé, hyper sexualisé, dépilé, modelé dans la
douleur et répété à l’infini.
Dans le futur du porno, la caméra filmera les sensations plutôt que les
organes. Et quand elle filmera les sexes, elle le fera comme on filme une
main, ou un sourcil, à la recherche de soubresauts, d’émotions qui
remontent à la surface.
Dans le futur du porno, les sexes, les langues et les doigts se mêleront au-
delà du spectre des genres, au-delà des dynamiques de domination, sans
jugement de valeur. Il n’y aura plus que de la fluidité, et des fluides, et tout
ça ruissellera de sérénité. Il n’y aura plus de « salope » ni de « chaudasse »,
il n’y aura que des personnes désirantes que leurs envies rendent belles et
libres. On pourra se laisser aller.
Dans le futur du porno, il n’y aura plus de hashtags, on explorera pour de
vrai sans se laisser circlure par les algorithmes.
Dans le futur du porno, peut-être même qu’il n’y aura plus d’images. On
aura redécouvert les incroyables pouvoirs de l’imagination, on ne fera plus
que des pornos dans nos têtes.
Dans le futur du porno, on n’aura plus peur de montrer que le sexe peut
émouvoir ou créer un lien. On s’en foutra des conquêtes, ça nous semblera
bien préhistorique, tout ça. La sexualité sera devenue la rencontre,
l’ouverture.
Et… si dans le futur du porno, plus rien n’était «  porno  »  ? Et si le sexe
n’était plus ce qui nous sépare, ce qu’il faut séparer du reste de nos vies par
le mur invisible de la honte ?
On se baladerait nu·e·s quand il fait chaud et beau, on parlerait en plein jour
de techniques de masturbation des vulves. La sexualité pourrait être juste
avec soi-même. Ou ne pas être du tout. Et il n’y aurait pas besoin de la
cacher. On distinguerait ce qui relève du besoin d’intimité et ce qui relève
du tabou, de la honte. Il y aurait des films qui montrent la beauté de ne pas
faire l’amour.
Les actrices de ce qu’on appelait avant les films porno ne seraient plus
méprisées, harcelées, par ceux-là même qui consommaient leurs vidéos. On
les remercierait pour le plaisir, pour la générosité. Les travailleurs et
travailleuses du sexe auraient les mêmes droits que tous les travailleurs et
toutes les travailleuses. Ils et elles ne mourraient plus dans la rue,
assassiné·e·s, abandonné·e·s, dans l’indifférence presque générale.
Un jour2.

Olympe de G.
1. « Circlure » signifie entourer, enfiler, enserrer lors d’un rapport sexuel.
Ce verbe propose un pendant actif, et non plus passif, à « pénétrer ».
2. Ce texte est la prolongation d’une utopie désirable rédigée par
Olympe de G. et enregistrée pour Radio Nova dans L’Arche de Nova, un
podcast créé par Richard Gaitet et réalisé par Benoît Thuault.

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