© Larousse 2021
ISBN : 978-2-03-598944-4
Ovidie
Avant-propos
Le premier film d’Olympe de G. que j’ai regardé n’a pas répondu à mes
attentes. Dans cet état d’esprit propre aux amateurs de porno, j’étais alors
en recherche d’images excitantes à consommer vite fait.
The Bitchhiker, le film en question, est un ovni : quoiqu’explicite, il
répond aux codes du film d’auteur plutôt qu’à ceux de Jacquie et Michel.
Lumière pailletée pour signifier le plaisir, décor inattendu (un dôme à la
Mad Max), codes du X utilisés à contre-emploi… Les performers y
échangent même des sourires et des regards pleins de désir.
The Bitchhiker a parlé à mon cerveau autant qu’à ma libido. Ce jour-là,
j’ai compris à quel point la pornographie traditionnelle, celle qui vient
jusqu’à nous via les tubes, dicte les normes de nos moments intimes. Pubis
imberbes, gros phallus au garde-à-vous, éjaculation visible, performances à
tous les étages : voilà – nous dit-on – ce qu’il convient d’être et de faire si
on veut compter parmi les êtres sexuellement actifs (remarquons qu’ici,
personne ne parle de plaisir).
Sans aucun complexe, ce même porno revendique des propos racistes,
âgistes, sexistes, validistes, homo/trans/grossophobes : un homme noir y est
forcément pourvu d’un gros sexe, une femme de plus de cinquante ans
équivaut à une « mamie chaudasse », un hétéro pénétré à « une sale
tarlouze », etc.
Dans son premier long métrage, Une dernière fois, avec Brigitte Lahaie,
ce sont toutes ces limites qu’Olympe de G. s’emploie à dynamiter. Lors
d’une discussion printanière, en amont du projet, je lui proposai de tenir le
journal du tournage de son film. Plus tard, comme nous en reparlions, sa
réflexion s’était considérablement étoffée. Le tournage serait éthique ou ne
serait pas, elle y travaillait d’arrache-pied : le consentement sur le plateau
serait balisé, le bien-être des performers était sa priorité. L’éventualité d’un
travail d’écriture autour de ce film n’en devenait que plus intéressante.
Il n’y a pas de création sans implication de soi, et à force d’écouter parler
Olympe, il devint clair que ses choix artistiques et sa détermination
militante étaient étroitement liés à son parcours de vie. Raconter la
fabrication d’Une dernière fois ne pourrait se faire sans évoquer des
moments de vie personnels, des prises de conscience, des époques obscures,
des virages à 360 degrés.
Le récit d’Olympe est entrecoupé de discussions que nous avons eues
avec différentes personnalités. Éléments moteurs d’Une dernière fois,
témoins importants ou spécialistes, tou·te·s nous ont aidées à approfondir
notre réflexion sur les sujets abordés ici.
Représenter le plaisir au féminin est, depuis The Bitchhicker en 2016, le
sport de combat privilégié d’Olympe de G. Les mauvais coups en sont
exclus au profit de l’idée de conquête : celle d’une femme qui s’empare de
son corps, affirme son désir et vit sa jouissance en être plein et accompli.
Stéphanie Estournet
Mes images pour déconstruire
les tabous autour des corps
et des sexualités
Voilà, c’est ça que je veux filmer !
Contraintes de résultats
Mon interlocuteur, Tristan, peut avoir une petite quarantaine d’années. Sacs
de shopping de marques de luxe, magazines… Le contenu des étagères de
son bureau évoque un intérêt beaucoup plus tourné vers la mode que vers le
porno. C’est pourtant lui qui a succédé au grand manitou Henri Gigoux aux
acquisitions des programmes pour adultes de la chaîne cryptée. Et c’est
donc avec cet homme sympathique que je discute de mes films.
D’emblée, Tristan exprime une réserve. Il a visionné mes réalisations et les
juge trop « arty » pour Canal+. Comprendre : pas assez grand public.
Comme toutes les chaînes, Canal+ a des contraintes de résultats, des
obligations en termes d’audience. Et depuis que les plateformes X gratuites
règnent en grandes maîtresses sur Internet, l’audience de la case adulte de
Canal morfle.
Moi qui ai étudié l’histoire de l’art, je trouve ça plutôt flatteur d’être taxée
d’« arty ». On m’a déjà fait remarquer plusieurs fois que mon second film,
Don’t Call Me a Dick, avait des airs de vidéo d’art contemporain. Ce n’est
pas vraiment un hasard : à dix-sept ans, je prenais des cars de nuit pour aller
admirer Shirin Neshat et Sophie Calle à la Biennale de Venise, j’adulais
Yayoi Kuzama et Felix Gonzalez Torres. Et à vingt ans, j’ai fait mon
premier stage au Palais de Tokyo. « Arty », c’est donc bien vu mais ce n’est
pas le renflouement de mon ego qui se joue ici. J’ai vraiment envie de
travailler avec Canal, et je vais aller puiser dans d’autres ressources pour
me donner une chance d’y parvenir.
Après un an et demi de stage au Palais de Tokyo, j’ai compris que le marché
de l’emploi dans l’art contemporain n’était pas exactement prospère. Pour
finir, j’ai bifurqué vers un poste de conceptrice-rédactrice dans la publicité.
Si, dans le porno, qui est pour moi un projet passionné et désintéressé,
j’exige une liberté de création quasi totale, allant de l’écriture jusqu’à la
communication autour du film, j’ai quand même gardé l’habitude de
travailler à partir d’un brief, d’instructions précises. Je ne suis pas outrée
d’entendre qu’il faut que je coche certaines cases si je veux qu’on m’alloue
un budget. Je crois même que j’aime avoir des contraintes de départ pour
pouvoir mieux m’en jouer. C’est comme si on m’offrait une base de
réflexion que je vais ensuite m’amuser à tordre.
J’essaie donc de comprendre quel est le brief. Si mes films ne sont pas
recevables par la grille des programmes de la chaîne cryptée, que cherche
Tristan ? Il me répond en me lisant le top 5 des films les plus visionnés sur
Canal+ Adulte.
« Mamies avaleuses de chibres », « Vieilles obsédées », « Un plan cul pour
mémé »… Je n’en reviens pas ! Les films mettant en scène des femmes
âgées cartonnent. OK, les titres sont grossiers et laissent présager des freak
shows4. N’empêche. Je suis agréablement surprise que les corps des femmes
de plus de cinquante ou soixante ans soient présents dans des contenus de
nature sexuelle.
Et puis j’ai envie de me frapper le front de la paume de la main. L’âge !
Comment n’y ai-je pas songé avant ? Moi qui ai toujours voulu montrer les
corps et les sexualités qu’on ne voit pas assez, comment ai-je pu, jusqu’à
présent, laisser l’âge de côté ?
Cette question ne sort pas de ma tête. Il me semble que j’ai vécu dans une
sorte de naïveté de jeunesse. Je ne voyais pas au-delà de ma propre réalité.
J’ai pourtant dans mes amies, dans ma famille, des femmes qui ont passé la
cinquantaine. Mais l’âge n’était pas un sujet.
En tout cas, je tiens le sujet de mon film. Je vais proposer une façon
sensible et respectueuse d’appréhender la sexualité des femmes âgées.
Avant de clore notre rendez-vous, Tristan Arnoud me remet la charte de
Canal. Y sont détaillées les choses à faire et à ne pas faire si on veut être
diffusé·e sur la chaîne cryptée. Par exemple, selon le budget alloué, le film
doit inclure trois ou cinq « scènes ». Par « scène », on entend un rapport
pendant lequel un pénis pénètre un vagin ou un anus – les pratiques telles
que le cunnilingus ou la masturbation sont les bienvenues mais ne sont pas
envisagées comme des scènes pornographiques à part entière.
Un peu plus loin : « L’acte sexuel ne doit pas être effectué sous la
contrainte. » Bon, nous sommes d’accord, c’est la base. Sinon, c’est un viol.
Mais depuis que j’ai lu l’enquête de Robin d’Angelo5 sur les producteurs
qui bossent pour Jacquie et Michel, il me paraît important que ce soit inscrit
et réinscrit et encore répété, noir sur blanc. Comme en témoigne Robin, il
existe encore des réalisateurs comme C., un mec bien rance d’extrême
droite, masculiniste à la limite de l’incel6, qui ne prévient pas les actrices X
des actes sexuels brutaux et avilissants qui vont avoir lieu lors du tournage,
pour (attention) « plus de spontanéité et de réalisme »…
La charte continue : « L’image de la femme ne doit pas être dégradée. » La
formulation est vague mais a le mérite d’exister. Si je devais reformuler
cette phrase, j’écrirais quelque chose comme : « Les films doivent montrer
des femmes actrices de leur sexualité. Leur consentement libre, éclairé et
enthousiaste doit toujours être clairement représenté. »
Je suis agréablement surprise par l’engagement de la chaîne pour le port de
la capote : « Toutes les scènes de pénétrations sexuelles, sauf les fellations,
doivent être protégées par un préservatif. » Même si une fellation devrait
aussi être réalisée avec une protection pour faire barrière aux infections
sexuellement transmissibles, je trouve ça bien que les films diffusés sur
Canal encouragent et normalisent le port de la capote. Oui, on peut bander
et avoir beaucoup de plaisir avec un préservatif, à condition de prendre le
temps de choisir le bon, de se procurer du lubrifiant, etc.
Je sors de Canal avec, en poche, mon badge souvenir. Le soleil se couche
sur la Seine. Je me dis que ça va le faire. Tristan a compris que je n’étais
pas une artiste radicale aux convictions ayatollesques, c’est en tout cas mon
sentiment. Je me sens prête à comprendre ce qu’attend Canal+, à livrer à la
chaîne un film qui inclut cinq scènes de sexe, coche ses cases et répond aux
impératifs de la charte… Également un film auquel ils ne s’attendent pas et
qui viendra authentiquement de moi. Pour changer le système, ne faut-il pas
pouvoir entrer dans le système ? C’est peut-être naïf. Mais la naïveté donne
des ailes.
Les raisons de la colère
Longtemps, les hommes ont exercé une forme de pouvoir sur ma vie. J’en
étais plus ou moins consciente, la situation était plus ou moins choisie. Mais
c’était comme ça. Ils décidaient pour ce qui les concernait ; ils décidaient
également pour les femmes avec qui ils vivaient. L’inverse n’était jamais
vrai.
Dans mon quotidien d’enfant, par exemple, c’était mon beau-père qui
régentait les tâches domestiques, nous intimant à ma sœur et à moi d’aider
notre mère à débarrasser la table, étendre le linge… Lui restait comme un
roi dans son fauteuil. Il regardait la télé, pendant qu’on s’affairait. J’en
ressentais une colère profonde. Sans que la situation soit bien sûr
comparable, j’ai découvert récemment que pour Gisèle Halimi aussi, ce
type de situation domestique injuste avait été à la racine de son engagement
féministe. Les colères d’enfant peuvent être de formidables moteurs.
Plus tard, jeune femme, lors des premiers rapports amoureux, j’enfouis cette
colère originelle. Les hommes successifs de ma vie s’imposaient en moteur
du couple. Au lycée, mon premier amoureux voulait devenir metteur en
scène de théâtre ? Je lisais Antonin Artaud et peignais les décors de sa
pièce. À vingt et un ans, le nouvel homme de ma vie faisait de la musique
électronique ? Je me mettais au sampling sur une boîte à rythmes. Quand, à
vingt-quatre ans, je vivais avec un couturier, trop contente de ne plus faire
de shopping, je le laissais m’habiller de pied en cap et m’appeler sa muse.
J’ouvrais ses défilés et faisais le pot de fleur quand on déjeunait avec des
« gens de la mode ».
Ces hommes dont j’étais amoureuse existaient pour leur art, leur passion,
leurs ambitions. Moi, je me faisais caméléon pour que notre relation vive.
J’ai alors beaucoup appris sur le théâtre, la musique électronique et la
mode. Mais très peu sur moi-même.
(S’)aimer
La sexualité avec moi-même a été source de plaisir tôt dans ma vie. J’ai
découvert la masturbation avec enchantement alors que j’étais encore à
l’école primaire. Je l’ai gardée secrète jusqu’à très tard, même vis-à-vis de
mes partenaires, comme un secret honteux.
Car dans les interactions sexuelles avec les hommes, j’étais avant tout à
l’écoute de leurs attentes. Si je n’osais pas toucher mon clitoris devant eux,
je me voulais malgré tout curieuse, aventureuse même. Disponible et open,
je souhaitais les satisfaire, que ce soit en termes d’actes sexuels plus ou
moins hardcore ou de fréquence des rapports. Jeux urophiles, talons hauts,
sodomie… Je me pliais à leurs envies pour les séduire, pour les garder. Je
ne voulais pas être celle que le sexe incommode ! Je me forçais.
Pour finir, il me devenait compliqué, voire impossible, d’avoir envie de
rapports sexuels. Je développais d’innombrables stratégies d’évitement. Et
quand je me forçais, c’étaient des crises d’angoisse, de larmes, des états de
dissociation.
S’installait alors l’abstinence, et puis nous finissions par nous séparer.
Tristement, ce scénario s’est répété encore et encore.
Je ne blâme pas ces hommes que j’ai aimés. Je n’ai pas été contrainte ; je
me suis forcée, c’est très différent. Je ne me blâme pas non plus. J’ai grandi
dans un monde où devenir une femme désirable et performante avait bien
plus de valeur que d’apprendre à s’écouter. Je ne savais pas, alors, que les
signaux de détresse que m’envoyait mon corps étaient mes limites. Dans le
sport, on apprend à se surpasser, à ignorer la douleur. Dans les études, on
apprend qu’il faut se faire violence pour exceller. Pour moi, le sexe, c’était
pareil. Je voulais être libre, épanouie sexuellement, mais je n’avais pas
compris les bases de la vraie libération sexuelle : se connaître soi-même.
#JesuisEmmaBovary
Les doulas accompagnent les naissances et les fins de vie. Elles se font, en
ces périodes de passage si importantes, les alliées du projet d’accouchement
ou de mort d’une personne. Elles l’aident à garder le cap, à respecter ses
propres souhaits, même quand elle n’est que fatigue et douleur. J’aurais
aimé être épaulée par une doula pour traverser la mort de mon mariage,
mais aussi la mort d’une certaine image de moi-même.
Cette image avait pris corps dans un rayon de soleil printanier, j’avais alors
quatorze ans, je me rendais au lycée. La veille, dans le jardin du
Luxembourg, j’avais embrassé mon tout premier amoureux. Et ce matin-là,
je descendais l’avenue de la République les cheveux au vent, en me
rappelant ce baiser et en me répétant, émerveillée : « Ça y est. Je suis la
copine de quelqu’un. J’appartiens à quelqu’un. » Je n’en revenais pas de
ma chance. Enfin, j’étais l’élue…
Élevée par une mère un poil misandre, avec pour modèles des femmes
écrivaines, artistes, aventurières, j’avais paradoxalement construit ma façon
de devenir une femme sur un mirage : ce besoin d’être l’élue d’un homme.
Mieux, l’élue des hommes. L’élue au lit, celle à qui on donne la médaille du
meilleur coup. L’élue dans la vie, celle à qui on veut faire un enfant.
Après des années de contorsions à chercher la validation des hommes pour
me sentir exister, j’aurais tellement aimé qu’une doula me tienne la main
après mon divorce, pendant que je tentais de donner naissance à une
personne que je ne connaissais pas encore : celle qui allait enfin se sentir
exister sans s’inscrire dans le sillage d’un homme.
C’est dans le silence de mon nouveau célibat que j’ai commencé à entendre
sourdre la colère qui m’habitait. Je la découvrais seulement, alors qu’elle
vrombissait en moi depuis tant d’années. À mesure que je l’acceptais, je
constatais que c’était d’abord contre moi qu’elle s’exprimait. Je m’en
voulais terriblement d’accorder autant de place aux hommes. De les laisser
s’approprier mon corps. Mais enfin, pourquoi est-ce que je faisais ça ?
Je devais avoir vingt-trois ans quand j’ai osé parler des couples ouverts à
mon amoureux designer de mode. Plus âgé que moi, il m’avait proposé que
nous nous fiancions trois mois après notre rencontre ; j’avais accepté, mais
je souhaitais garder une certaine liberté. Pour le convaincre, j’y étais allée
tout doucement, parlant d’expérimenter avec une femme, dans un futur
hypothétique et lointain. Une expérience que je n’avais jamais vécue, dont
j’avais envie, et qui, me disais-je, le menacerait moins qu’une aventure avec
un autre homme. Mais surtout, on était tellement jeunes ! On avait
forcément ce besoin d’expériences, de nouveautés, d’inconnus… Pourquoi
fallait-il y renoncer au prétexte que nous étions amoureux ? Est-ce qu’on ne
pouvait pas tenter un truc ? Au moins en parler ?
Ça l’avait rendu fou de rage. Il m’avait arraché la bague de fiançailles et
l’avait lancée à travers la pièce ! Il n’en était pas question. Comment est-ce
que j’osais… ?
Oser. Eh bien moi, j’aime ce mot !
« Short à moustache »
Avance rapide. En 2013, j’ai trente ans. Je n’ose pas pour autant répondre
aux piques sexistes de mon patron. B. incarne avec maestria le genre de
types qui me hérissent. Ouvertement d’extrême droite, complotiste, il se
gargarise de réflexions sexistes sans aucun complexe. « Ah, tu as mis ton
short à moustache ! », me lance-t-il élégamment, un jour caniculaire où je
porte un short court. « Les tatouages, sur les femmes, ça fait sale », déclare-
t-il un autre jour, lors d’un déjeuner d’équipe. Sans me regarder. Je suis la
seule à être tatouée.
Dépourvue, je me tais. Ou pire, je ris poliment avec lui. Ma colère, elle,
gonfle. Ma colère contre lui, mais surtout contre moi-même, contre mon
silence.
Aujourd’hui, j’ai appris à accueillir cette colère comme une part de moi.
J’ai compris qu’elle me nourrit, qu’elle me booste. Elle me donne envie de
taper du poing sur la table, me pousse à m’imposer en tant que moi-même.
Particulièrement sur le terrain du corps, de la sexualité, où il n’est pas
question pour une femme de prendre l’initiative, d’exprimer ouvertement
qu’elle est désirante.
To autruche or not to autruche
J’avais déjà travaillé sur Clit Revolution1, c’est d’ailleurs à cette occasion
que nous nous sommes rencontrées, Olympe et moi.
Professionnellement, j’accompagne volontiers des projets de femmes
engagées, ça fait écho à mes propres convictions. Quand on est une femme
et qu’on travaille dans le cinéma, on sait à quel point elles sont/nous
sommes sous-représentées.
Une dernière fois, le premier long métrage d’Olympe, est en soi
éminemment politique. Il y est question des femmes et de leur corps, de leur
plaisir, de leur droit au désir, mais aussi de notre rapport à la vie et à la
mort, de nos choix. L’accompagner, c’était pour moi créer une opportunité
qu’une femme réalisatrice s’empare de ces sujets.
Hors crise sanitaire, est-ce le genre de film qu’on peut voir dans
une salle art et essai ?
Une dernière fois est un film difficile à distribuer. Ses scènes de sexe
explicite le tiennent à l’écart du répertoire « films d’auteur ». Et même dans
la catégorie porno, ça reste compliqué. Encore aujourd’hui, le porno
acceptable ou encouragé reste un « porno chic », celui qui montre via de
« belles images » des femmes jeunes dont les corps répondent aux normes
du mannequinat, dans des situations de soumission.
Les films d’Olympe de G. n’ont absolument rien à voir avec ce porno-là. Ils
en sont même le contrepoint car ils montrent les femmes autrement, dans ce
qu’elles ont de vrai. Dans leur capacité à prendre le pouvoir et à choisir leur
plaisir.
Brigitte Lahaie n’a pas été « glamorisée » dans Une dernière fois : on n’a
pas fait en sorte qu’elle soit moins ceci ou plus cela pour la faire entrer dans
des standards. Ni aucun autre performer. Et les choix de mise en scène, de
textures d’image et même de son appartiennent à Olympe dans une
démarche naturaliste. Ils ne répondent pas à des codes mais servent un
propos qui, justement, déconstruit le porno traditionnel.
1. Série documentaire « qui invite les femmes à dénoncer l’ordre établi en
prenant conscience du pouvoir politique de leur corps », disponible sur
www.france.tv/slash/clit-revolution. Lire également Clit Revolution.
Manuel d’activisme féministe, « Luttes de femmes », par Sarah Constantin
et Elvire Duvelle-Charles, éditions Des Femmes, 2020.
Aux origines, une révélation :
ma fierté
Le fric, c’est le hic
27 octobre 2018 – J’ai une idée pour Canal+. Elle est là, dans un coin de
ma tête, je ne l’ai pas encore développée. Pour l’instant, j’ai d’autres soucis.
Des soucis de sous.
Je fais face à une somme de réalités que je ne connais que trop bien, et avec
lesquelles il va me falloir composer pour voir mon idée s’incarner.
Le côté obscur de tout ça – il en faut un, semble-t-il, dès lors qu’on mêle
représentation du sexe et exposition publique –, ce sont les commentaires
orduriers. Je suis régulièrement interviewée par des médias très grand
public, comme Konbini. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ma tête ne
revient pas à tout le monde. « Mais ou vaton », « MDR allez hop
poubelle »… jusqu’au très violent « PORNO = VIOL TARIFÉ » de
féministes abolitionnistes8. Mon combat est jugé absurde, extrémiste, il
salirait les « vraies » causes féministes. Et en prime, mon physique sert de
punching-ball.
Mon nez est « plus long que mon avenir », je suis « une nana ultra
masculine qui exprime sa masculinité, rien de plus », j’ai le look d’une
« lesbienne punk à chiens », on m’imagine une « touffe pas possible entre
les jambes » et autres réjouissances à base de poils.
Mais des contreparties tout à fait intéressantes se dessinent. Déjà, cela me
confirme que je ne me bats pas contre des moulins à vent : la sexualité reste
un tabou, un sujet qui dérange – même les jeunes générations, même un
certain groupe de féministes radicales. Et le sexisme demeure une réalité.
Je vais devoir apprendre à me positionner par rapport à ce genre d’attaques.
Trouver la place qui me convient dans ce monde-là. Dora Moutot, qui a
créé le compte Instagram @ tasjoui, a, elle, fait le choix d’être irascible –
un positionnement assumé. La bienveillance – autant que possible – me
semble le seul angle en harmonie avec ma personnalité. J’ai bien
conscience que dit comme ça, c’est simple, mais il va me falloir des pensées
positives en pagaille pour faire face.
12 août 2018 – Youpi ! Deux boîtes de production, Kidam et Topshot,
mettent des billes dans le projet. C’est Géraldine Nouguès, rencontrée
pendant ma participation à la série documentaire Clit Revolution9, qui a
réussi à convaincre Kidam d’investir dans ce projet, qu’elle qualifie
d’« ovni ». Elle débarque avec une vision ambitieuse pour le film, l’idée de
l’emmener hors de la niche du porno féministe, sur le circuit des films
d’auteur. Elle veut montrer que le regard sur la sexualité, le cinéma engagé,
féministe, ont autant le droit de cité dans les festivals de film indépendant,
au CNC, que les films qui racontent d’autres histoires, d’amour, de guerre,
de combat. Elle croit en moi, elle me donne des ailes.
En plus de l’association avec Géraldine, il se passe quelque chose de
formidable : grâce à 534 contributeurs, le crowdfunding a rassemblé
24 000 euros ! Le tournage va avoir lieu avec un budget total de
120 000 euros. Je suis tellement contente pour le film ! Mais pas seulement.
C’est aussi une émotion profonde d’atteindre son objectif grâce au soutien
de personnes qui croient en moi, en ce que je fais.
Et puis ça donne des idées. Pourquoi ne pas développer mes futures
productions sur ce modèle de circuit court ? Un peu comme Les
Gastronomes engagés, l’Amap que j’avais créée. Mais en version porno. Si
je continue à élargir mon audience, le financement participatif devient une
solution idéale. Je pourrais proposer aux contributeurs et contributrices
plusieurs scripts, avec des thèmes différents ; et réaliser celui qui serait le
plus soutenu.
Je sors de ce crowdfunding avec les moyens de tourner un film, mais aussi
forte d’une nouvelle envie : tisser une relation plus étroite avec les
personnes qui me soutiennent, et être ainsi en mesure de créer pour elles,
vers elles. Et ça, c’est passionnant.
Où je comprends que je m’aime
Zorro du cul
Mon premier porno en tant que performer a été à la fois une aventure
initiatique, une transgression des règles empouvoirante, et un coming-out
non prémédité.
L’histoire a pourtant commencé tout à fait gentiment dans le salon de
l’appartement berlinois de la réalisatrice Lucie Blush, en plein Neukölln.
J’ai écrit à Lucie et je me trouve maintenant face à elle pour une prise de
contact par une froide journée de février 2016. Également présents, mon
chien, .Mov, et un journaliste de Canal+ venu faire un portrait de Lucie. J’ai
été prévenue de la venue de ce dernier, bien sûr – aucun problème. Mais la
caméra, la nouveauté de la situation me rendent un peu nerveuse, mes
doigts pianotent sur mes cuisses.
Cela fait un mois que j’habite dans le quartier de Kreuzberg. J’aime ma vie
à Berlin, entre le Landwehrkanal et le Görlitzer Park. Je sors beaucoup. À
l’occasion d’une soirée à thème organisée par un magazine d’art
contemporain (quelque chose comme « Sexe et Religion »), je suis vêtue de
bas, d’un porte-jarretelles en cuir, de cache-tétons, et mon visage est
totalement masqué d’une longue chute de tissu noir : une vengeresse
masquée, un Zorro du cul.
Ce sont les photos de cette soirée que j’ai envoyées à Lucie Blush. Mais si
le sexe fait déjà clairement partie de ma vie, c’est autre chose de parler de
mes motivations à faire un film porno face à deux inconnu·e·s – et une
caméra qui me dévisage.
N’empêche. L’entretien se déroule tranquillement. Lucie et moi sommes sur
la même longueur d’onde. Elle va me proposer des co-performers pour mon
premier tournage. .Mov et moi repartons le cœur léger dans le froid
berlinois.
D’abord, mes parents
Il va quand même falloir que je parle de mon projet à mes proches. Je ne
veux pas qu’ils se retrouvent face à l’info brute, éventuellement via des
tiers. C’est pourtant exactement ce qui va se passer pour mon père. Je n’ai
pas anticipé la diffusion du docu de Canal+. Vivant depuis des années sans
télé, j’ai l’impression que personne ne la regarde vraiment ! Eh bien si. Un
membre de ma famille a vu le fameux reportage, en a informé mon père.
Lequel m’appelle. Voilà. Je n’ai même pas encore tourné mon premier
porno que je suis déjà outée, sortie du placard.
Nous avons une longue conversation téléphonique ce soir-là, mon père et
moi. Ça a été compliqué entre nous, pendant mon adolescence. Entre mes
treize et mes vingt-trois ans, nous ne nous sommes quasiment pas vus, et les
rares occasions étaient douloureuses. Mais depuis que je suis adulte, nous
sommes proches. Nous nous parlons sincèrement. Pendant ce long appel, je
ne me démonte pas, je lui explique ma colère de femme, mon envie de taper
du poing sur la table. La sexualité des femmes n’est pas une honte, elle
n’est pas non plus l’endroit où devrait se nicher l’honneur des hommes. La
sexualité féminine est belle, elle est force de vie et j’ai envie de faire passer
ce message. Si je veux m’investir dans le porno féministe, c’est parce que
j’ai un combat à livrer.
Dans mon appartement de Kreuzberg, le téléphone à la main, je fais les cent
pas. Il entend mes arguments ; il veut juste s’assurer que je sais ce que je
fais, que je ne suis pas en train de bifurquer vers des univers trop louches. Il
me dit également comprendre mon besoin d’exploration, partage avec moi
ses propres questionnements sur les tabous autour du sexe. Notre
conversation me fait chaud au cœur. Je n’aurai pas de combat à livrer avec
mon père pour être comprise. Et je ressens beaucoup de gratitude pour sa
tolérance.
En voyage à Paris pour mon anniversaire, j’en profite pour parler à ma
mère. Elle m’a toujours encouragée à être indépendante, forte, libre, à me
ficher de l’opinion du « troupeau ». Pourtant, c’est compliqué. En terrasse,
dans le Marais, elle a du mal à avaler la nouvelle. Un peu plus tard ce soir-
là, elle m’envoie un texto pour me dire qu’elle est rentrée à pied, ça lui a
permis de réfléchir « à tout ça », de relativiser : « Si tu m’avais annoncé que
tu étais néonazie ou que tu avais une maladie incurable, ça aurait été pire. »
Bon. Chacun·e ses voies vers l’acceptation !
Aujourd’hui, à trente-six ans, c’est à mon tour d’envisager de peut-être
devenir mère. Et tandis que ce projet se dessine dans mon cœur, je me rends
compte à quel point être parent doit être difficile, même lorsque les enfants
sont trentenaires et « ne demandent plus rien ». C’est un abonnement à vie
au souci pour autrui. Ces jours-ci, mes antennes empathiques se tendent
plus que jamais vers mes parents. Je comprends leurs réactions. J’imagine
l’angoisse qui a dû s’activer chez ma mère et mon père étant donné l’image
violente, abusive, mafieuse du monde du porno. Et même quand le X se
revendique éthique, je ne suis qu’une femme… Dans notre société, mon
sexe, s’il devient public, va me couvrir d’opprobre, et non de gloire, pour
toute la vie.
Il a dû être difficile d’envisager que j’aie pu en conscience faire ce choix
d’afficher ma sexualité. Et que je n’étais pas en train de me faire subir cela.
Comment expliquer à mes parents que c’était dans le cadre du couple
hétérosexuel que j’avais vécu le sexe comme une soumission ? Et que, par
un retournement de situation, je redevenais actrice de ma sexualité par le
porno ?
Un autre élément me revient aujourd’hui, qui me permet de mieux
comprendre l’inquiétude de mes parents à l’époque : juste après mon
divorce, mes crises d’angoisse avaient empiré, prenant la forme de crises de
panique dans des espaces publics, les restaurants surtout. J’avais donc
accepté de prendre un traitement antidépresseur léger, connu pour réguler
les troubles anxieux généralisés et les phobies sociales. Et effectivement,
après plusieurs mois, je m’étais sentie libérée de mes peurs. C’était
formidable, presque incroyable, de ne plus être angoissée d’angoisser !
La santé mentale reste un sujet globalement stigmatisé. Les traitements
antidépresseurs, notoirement sur-prescrits en France, ont mauvaise presse.
Mais face à la souffrance et à des symptômes invalidants, ils peuvent être
les bienvenus. Et se médiquer, c’est d’abord décider de prendre soin de soi,
d’aller mieux. C’est poser un acte témoignant d’une lucidité sur ce qu’on
traverse et d’un courage pour se coltiner les effets secondaires, pas anodins.
Ce traitement antidépresseur questionnait mes parents : étais-je bien moi-
même, ou est-ce que des substances chimiques venaient me faire prendre
des risques inconsidérés ?
La réponse était : oui, j’étais enfin moi-même. Un moi libéré de la peur. Et
qui allait tourner dans son premier film porno.
Tout l’inverse du sexy
Le point d’Olympe
Un beau dimanche
Le jour J, le soleil brille comme en été, c’est « un beau dimanche » – ainsi
que s’intitulera le film. Je me lève tôt, le cœur battant. Fort. Trop fort. Pour
calmer cette tachycardie que je ne connais que trop bien, je laisse fondre un
demi Bromazépam sous ma langue. L’effet calmant, rassurant même, de
l’anxiolytique m’envahit. Je suis nerveuse, mais ma respiration, mon
rythme cardiaque sont sereins quand Lucie et Parker arrivent.
On commence dans ma chambre, on finit dans le salon. Je prends du plaisir,
même si je ne jouis pas. Le traitement antidépresseur a créé chez moi une
anorgasmie, un des effets secondaires que j’ai évoqués plus haut : je peux
ressentir du plaisir, beaucoup de plaisir, mais je reste à la phase de plateau.
Pour accéder à l’orgasme, il faut que je sorte la grosse artillerie : un Magic
Wand aux vibrations poussées à la puissance maximum, et que je m’arme
de patience. Ce que je fais, ce jour-là. Mais l’orgasme ne vient pas.
Ce n’est pas grave. Ce qui compte pour moi, c’est que je suis à l’aise, que je
m’amuse. Parker jouit, et c’est son orgasme qui conclut le film. Après, on
reste nus sur le canapé pour se prendre en photo.
Durant tout ce temps, j’ai réussi à oublier la présence de Lucie Blush, venue
seule avec sa caméra pour capturer le moment. La scène se déroule
vraiment comme une première rencontre. Ni plus intime, ni moins.
À une exception près, tout de même. Le réflexe de performer professionnel
que Parker a eu, ce matin-là. Au moment d’éjaculer, il a touché le bras de
Lucie, qui filmait son visage, pour qu’elle baisse rapidement sa caméra et
saisisse à l’image le sperme qui allait jaillir. Elle lui a fait non, de la tête. Ce
qui intéressait Lucie, c’était l’expression du visage de Parker. Pas la tête de
son pénis.
Et puis Parker est rentré à Londres. Lucie s’est mise au montage du film.
Tout s’était bien passé. Les dés étaient jetés.
Le rose aux joues
Le film est sorti. Je n’ose pas le regarder, j’ai peur de ce que je vais y voir.
Quelques semaines plus tard, en déplacement professionnel à Londres, je le
visionne avec Parker. Contre toute attente, tout va (toujours) bien. Les
images de Lucie montrent une scène « au naturel ». Je m’y reconnais. Et
même : j’assume, j’aime me voir. C’est surprenant, ce regard bienveillant
que je me porte ! Moi qui ai toujours eu beaucoup de mal avec mon image
sur les photos de famille, qui ne supporte pas d’entendre ma voix
enregistrée, là, ça passe. À la fin, il y a ce plan où j’ai un profil d’elfe –
grand nez, grandes oreilles. J’ai l’air contente (et je l’étais !) ; le rose aux
joues, je bois mon jus de carotte. Cette image-là, belle, délicate, reste
gravée en moi.
Pour autant, je n’ai jamais été tentée de revoir Un beau dimanche. Ni les
autres films dans lesquels j’ai joué. Me confronter à mon image filmée
continue de me demander un effort, et ça ne m’intéresse pas tant que ça. Ce
qui compte vraiment pour moi, c’est qu’à ce moment-là, j’ai commencé à
apprendre à m’aimer.
Et puis mes collègues
Crowdfunding :
« Exit les décisionnaires,
place à l’audience ! »
Elvire Duvelle-Charles, militante,
coautrice de Clit Revolution
J’aimerais bien. Je trouve assez dommage que les réflexions autour de ces
questions soient aussi polarisées. On gagnerait tou·te·s à faire preuve de
plus de nuances. Le travail du sexe soulève différentes thématiques qu’il est
important de bien distinguer. Si l’ennemi est la culture du viol, alors la
pornographie féministe devrait mettre d’accord tout le monde, non ? Pour
ma part, la découverte du travail de personnes comme Olympe de G.,
Erika Lust ou encore Annie Sprinkle, a complètement chamboulé le regard
que j’avais sur la question.
Oui, le porno peut être beau
et bienveillant
C’est quoi, le porno éthique ?
Femmes désirantes
Des « cougars », j’en ai vu dans les titres de vidéos X, lors de mes visites
sur Pornhub, pour mieux comprendre le paysage du porno « mature ». J’ai
d’ailleurs appris à cette occasion qu’on devient cougar à trente ans. À
trente-six ans, je suis donc déjà en plein dedans ! Et je ne sais pas si c’est
parce qu’elles sont perçues comme dangereuses, mais elles s’y font
généralement « salement défoncer » (sic), comme s’il y avait besoin de les
mater.
Mona Chollet cite Susan Sontag, qui expliquait très bien dans les années
1970 le drame des cougars – et donc aussi le mien :
« Le moment où [les femmes] commencent à être disqualifiées en tant que
personnes sexuellement attirantes est précisément celui où elles arrivent à
maturité du point de vue sexuel. Le “deux poids, deux mesures” du
vieillissement les prive de ces années, entre trente-cinq et cinquante ans, qui
pourraient être les meilleures de leur vie sexuelle. »
Constat déprimant, mais heureusement, Susan Sontag ne nous laisse pas sur
ce vilain goût amer :
« Les femmes ont une autre option. Elles peuvent aspirer à être sages, et pas
simplement gentilles ; à être compétentes, et pas simplement utiles ; à être
fortes, et pas simplement gracieuses ; à avoir de l’ambition pour elles-
mêmes, et pas simplement pour elles-mêmes en relation avec des hommes
et des enfants. Elles peuvent se laisser vieillir naturellement et sans honte,
protestant ainsi activement, en leur désobéissant, contre les conventions
nées du “deux poids, deux mesures” de la société par rapport à l’âge. Au
lieu d’être des filles, des filles aussi longtemps que possible, qui deviennent
ensuite des femmes d’âge moyen humiliées, puis des vieilles femmes
obscènes, elles peuvent devenir des femmes beaucoup plus tôt – et rester
des adultes actives, en jouissant de la longue carrière érotique dont elles
sont capables, bien plus longtemps. Les femmes devraient permettre à leur
visage de raconter la vérité qu’elles ont vécue. Les femmes devraient dire la
vérité3. »
Une fois n’est pas coutume, j’ai envie de laisser le dernier mot à un homme,
et quel homme ! Romain Gary, sous la plume duquel s’écrit ce merveilleux
dialogue, dans Clair de femme :
« — Et à soixante ans, quand je serai vieille ?
— Tu veux dire le ventre, les seins, les fesses, tout ça ?
— Ben oui. Ça fait peur, non ?
— Non.
— Comment, non ? Quand je serai une vieille peau ?
— Ça n’existe pas, une vieille peau, c’est des histoires sans amour. »
20 octobre 2018 – Résolument, les femmes « de plus de cinquante ans »
m’inspirent.
Grandes disparues des espaces de représentation (plateaux télé, cinéma,
pubs), elles incarnent par leur absence une cohorte de tabous sexistes. « Les
femmes vieillissent, les hommes mûrissent », a dit un jour Simone Signoret.
Et en effet, le double standard saute au visage. Les hommes sont au sommet
de leur carrière, maturent comme le bon vin, deviennent des vieux beaux
que l’on voit partout, à la télé, dans les journaux… Tandis que les femmes,
invisibilisées à tous les niveaux de la société, ne sont pas jugées dignes du
pouvoir post-quinqua qui revient aux hommes, ne sont plus considérées
comme des mères en puissance, ni comme des amoureuses ou des amantes.
En 2016, l’association Actrices et acteurs de France associés (AAFA)
dénonçait dans une commission intitulée « Tunnel de la comédienne de
cinquante ans » la fatalité silencieuse du sort réservé aux actrices4. Une fois
et demie moins représentées que les hommes à l’écran tous âges confondus,
les femmes ne jouent que 30 % des rôles des cinquante ans et plus. En plus
du sexisme, donc, l’âgisme… À cela s’ajoutent des rôles encore très
marqués, limite caricaturaux – comme s’il fallait entrer dans des cases – de
femmes dures, cabossées par la vie, en crise, ou, à l’autre extrémité du
spectre, des mamies gentillettes, de petites dames bienveillantes. Pour les
héroïnes, les rôles complexes, on repassera !
Qu’en est-il dans le cinéma porno ? Dixit Canal+, donc, la femme de plus
de cinquante ans est le sujet qui fait recette. Ce que confirment les chiffres
de fréquentation des sites de X gratuits (+22 % de demandes pour les
« films » mettant en scène des femmes matures en 2019 sur le géant
Pornhub). Les femmes âgées y ont même leur propre acronyme : les GILF !
Grannies I’d like to fuck5. C’est quand même fou que dans ces contenus,
qui ne se focalisent pas vraiment sur l’aspect procréatif du sexe, on situe
encore les femmes selon la capacité de production de leur utérus.
Je tape « femme âgée » sur Pornhub. Des pages de vidéos aux titres
descriptifs pour certains : « vieille chatte », « trois doigts dans le cul de la
vieille ». D’autres font un combo bestialisant, associant « chienne » à
« cougar » – ce qui valide doublement l’analyse de Camille Froidevaux-
Metterie : « Cougar Vicieuse Française Ejac Faciale Dans sa Bouche de
Chienne » ou « Chienne cougar de 49 ans au corps de rêve se fait déchirer
les 2 trous ! » Déchirer, carrément… Je ne me ferai jamais à ce langage de
la violence, de la destruction. Je continue sur la deuxième page : « Une
vieille salope de 60 ans se fait copieusement déchirer la chatte », « Elle a
50 ans, et est si bien conservée que ça ne croustille pas ».
OK, ça y est, j’ai le cafard. Et quand j’ai le cafard, je bosse. Casse-toi
Pornhub, je m’attelle à la fiche du personnage de Salomé. Et là, ce que
j’entrevois est à des années-lumière du cul destroy : une femme belle et
décidée, touchante. J’ai très envie de la connaître.
27 octobre 2018 – Mon travail sur le film trouve un écho dans l’actualité de
ce mois d’octobre. Le « manifeste des 343 femmes européennes » dans
L’Obs6 rappelle que la Pologne restreint régulièrement les conditions du
droit à l’avortement, que des professionnels de santé italiens refusent de
donner l’accès à l’IVG à des femmes qui le demandent. Alors que j’écris
sur l’invisibilisation des femmes de plus de cinquante ans, le monde entier
semble vouloir prendre la main sur les décisions qui reviennent à chacune
d’entre nous – jusqu’au pape, pourtant sans expérience avérée en IVG ni en
assassinat commandé, qui affirmait en début de mois qu’avorter, c’est
comme faire appel à « un tueur à gages ». Aux États-Unis, les soutiens de
Donald Trump s’affirment comme les défenseurs de « la famille
traditionnelle » (soit, également, contre les personnes LGBTQIA+) et
encouragent un recul des droits à l’IVG. L’homme qui allait devenir le
quarante-cinquième président des États-Unis n’avait-il pas affirmé en
mars 2016 qu’il devrait y avoir « une certaine forme de punition pour les
femmes ayant subi un avortement7 » ? Et les géniteurs ? Eux peuvent
dormir sur leurs deux oreilles.
Contraception, grossesse, parentalité, et bien sûr sexualité… Partout, les
femmes doivent faire front et défendre leurs droits à disposer de leurs corps
tel qu’elles l’entendent, sans coercition ni contrôle d’États patriarcaux. Je
veux que le film affiche clairement la revendication de Salomé à jouir de
son corps comme elle l’entend. À jouir de ses droits, tout simplement.
28 octobre 2018 – Alexandra et moi écrivons à distance, comme à l’époque
de L’Appli Rose. Nous sommes réactives l’une comme l’autre, nos échanges
sont pleins d’enthousiasme. En arrière plan, je revisite mes expériences
précédentes de réalisatrice et de performer autour de la notion de porno
alternatif. Quelle(s) autre(s) voie(s) ai-je envie de proposer pour mon
premier long métrage ?
Un cinéma, deux dimensions
Toutes ces idées, je les ai évoquées aussi bien en interview qu’avec mes
proches et mes partenaires de création (producteurs et productrices,
performers, etc.) ; elles constituent le moteur de ma création.
Mais assembler les composants dans leur variété, créer un ensemble qui ne
soit pas artificiel avec à la fois un fond (éthique) et une forme (esthétique)
est en soi un pari risqué. Un peu comme si on voulait réaliser un gâteau aux
multiples ingrédients sans recette, je me demande toujours, en début de
projet, comment faire pour que ce soit digeste, et même délicieux :
comment faire en sorte que la démarche éducative dans laquelle je m’inscris
se combine avec une dimension cinégénique – que mon film soit instructif,
beau et touchant ?
Pour finir, c’est le récit de fiction qui fait office de liant. Raconter une
histoire, mettre en scène des personnages auxquels on peut croire, permet
d’ouvrir un espace où le symbolique s’entremêle au sensible, où l’éthique
s’exprime en actes.
Dans The Bitchhicker, par exemple, mon personnage principal est une
femme sexy et décidée. Dès les premiers instants du film, tête haute sur sa
moto, elle s’arrête pour prendre un auto-stoppeur. Le récit permet à la fois
de poser l’action (ludique et érotique) dans une esthétique lumineuse (cette
lumière qui accompagnera la notion de plaisir tout au long du film) et
d’évoquer des thèmes politiques fondamentaux (la femme autonome et
désirante).
Voilà où j’en suis : l’élaboration de ce lien entre éthique et esthétique, idées
et beauté. Plus nous échangeons avec Alexandra, plus j’ai le sentiment
d’être à bord d’un grand huit : montée d’enthousiasme, glissade sur mes
doutes ; maraboudficelle d’idées, gestion des priorités entre artistique et
éthique.
Heureusement que je suis bien entourée. La présence de Karl, l’écoute de
Géraldine, ma productrice, l’amitié et le soutien indéfectible de mon amie
D. tempèrent toutes ces idées dans ma tête, ce tumulte certes créatif, mais
un peu fatigant aussi.
2 novembre 2018 – En cherchant à me constituer une liste de films qui
brouillent les frontières entre cinéma et porno, je lis un article8 à propos du
Dernier Tango à Paris, le film de Bernardo Bertolucci, à la fois classé X et
nommé aux Oscars. Dans la scène la plus connue de ce film sorti en 1972,
Marlon Brando maintient de force la comédienne Maria Schneider au sol et
joue une scène de sodomie, en se servant de beurre comme de lubrifiant.
Bien que la scène ait été simulée, Maria Schneider, âgée de dix-neuf ans au
moment du tournage, s’était sentie « un peu violée par Marlon et
Bertolucci ». Elle expliquait lors d’une interview :
« Cette scène n’apparaissait pas dans le scénario original. […] Ils ne m’en
ont parlé qu’avant que l’on doive tourner la scène. J’étais furieuse. J’aurais
dû appeler mon agent ou faire venir mon avocat sur le plateau, parce qu’on
ne peut pas forcer quelqu’un à faire quelque chose qui ne figure pas dans le
scénario. Mais, à l’époque, je ne le savais pas. Marlon m’a dit, “Maria, ne
t’inquiète pas, ce n’est qu’un film”, mais pendant la scène, même si ce que
faisait Marlon était simulé, mes larmes étaient réelles. Je me suis sentie
humiliée et, pour être honnête, je me suis sentie un peu violée par Marlon et
Bertolucci. Après la scène, Marlon ne m’a pas consolée et ne s’est pas
excusé. Heureusement, il n’y a eu qu’une seule prise. »
En 2013, Bernardo Bertolucci racontait à la télévision, la bouche en cœur,
qu’ils avaient eu l’idée de la « scène du beurre », avec Brando, le matin,
avant le tournage. Il n’en avait pas parlé à Maria Schneider. « D’une
certaine manière, j’ai été horrible envers Maria, dit encore Bertolucci, parce
que je ne lui ai pas expliqué ce qui allait se passer. Je voulais qu’elle
réagisse en fille, pas en actrice. Je voulais qu’elle se sente humiliée, que si
ça continue, elle crie “Non, non !”. » Plus tard, dans l’interview, le
réalisateur affirme ne pas avoir de regrets : « Vous savez, pour faire des
films, (…) obtenir un certain résultat… Je pense qu’il faut être totalement
libre. (…) Je voulais que Maria ressente, pas qu’elle joue, la rage et
l’humiliation. Elle m’a haï toute sa vie pour ça9. »
Pas besoin d’aller infiltrer le milieu du porno pro-am10 comme l’a fait Robin
d’Angelo11 pour s’exposer à ce type de discours. Au niveau de la direction
des actrices et de son éthique, Bernardo Bertolucci et l’affreux C. (lire ici)
jouent dans la même cour. Je suis choquée. Mais tristement, pas surprise. Je
n’ai jamais fait partie du monde du cinéma, je ne le connais pas. Mais dans
la « cour des petits », dans la production de pubs et de clips, on m’a déjà
bien fait comprendre que ce qui compte par-dessus tout et passe avant tout,
c’est le film. Sont érigés en modèles des réalisateurs tyranniques, qui
parviennent à tirer le « meilleur » de « leurs » actrices en leur faisant subir
le pire… Comme si créer des images divertissantes justifiait des
comportements barbares.
Une réalisatrice ou un réalisateur, comme tout employeur digne de ce nom,
devrait être en mesure de proposer à son équipe et à ses comédien·ne·s des
conditions de travail irréprochables – en matière de protection de soi et de
l’autre, de mise en confiance, etc. –, ceci afin que le respect soit le maître
mot sur le tournage pour chacune des personnes présentes.
Je m’allonge, je ferme les yeux pour mieux réfléchir. Comment faire en
sorte que l’éthique soit autant dans ce que donne à voir le film, que dans sa
fabrication, sur le plateau ? Des initiatives existent dans ce sens, notamment
dans les tournages de séries à gros budget.
À suivre.
Mes rêves érotiques sont toujours d’une incroyable douceur. À peine mes
lèvres effleurent-elles celles de l’homme rêvé (souvent un inconnu au
visage indéfini) que le plaisir circule dans tout mon corps. Je suis plaisir, je
flotte dans une ambiance ouatée.
Je n’ai jamais eu le fantasme d’être dominée. Dans la vraie vie, je deviens
même agressive face à un homme qui tente des gestes dominateurs. Être
maintenue ou contenue pendant un rapport sexuel, les jeux d’insultes ou
d’humiliation me donnent envie de mordre et de donner des coups de pied.
J’ai en moi la pulsion de me débattre, de ne pas me laisser faire. Toute
tentative, même ludique, de me maîtriser ou de me rabaisser, m’est
profondément insupportable.
Si j’éprouve le besoin de garder un certain contrôle lors des interactions
sexuelles, je n’ai pour autant jamais eu le fantasme de dominer. J’admire
avec un sourire béat les femmes dont j’entends raconter qu’elles ont un
soumis, voire un esclave financier. Dans un système social qui repose
depuis des siècles et encore aujourd’hui sur la domination masculine, je
vénère les femmes comme Mistress Velvet, une dominatrice basée à
Chicago qui gagne beaucoup d’argent en fessant ses clients, des hommes
blancs, et en leur faisant lire les essais de féministes noires.
Moi, je ne suis pas dominatrice pour un sou. Mon désir a toujours été
intrinsèquement lié à la douceur, à la tendresse, à la bienveillance.
Bretagne, 1er juin 2019 – Salomé est dans toutes mes pensées. Elle est là
quand je me réveille, et elle reste à mes côtés, comme assise sur mon
épaule, tout au long de la journée. Je la vois se dessiner dans les livres que
je lis, les films que je regarde. Les seuls moments où elle me laisse un peu
de répit, c’est quand je passe du temps avec les animaux de ma vie. Jouer
avec .Mov et son cochon en peluche préféré, ou masser la nuque de mon
cheval, Géricault, et sentir son haleine douce sur mon visage, voilà qui me
vide complètement la tête.
Aujourd’hui, il a fait beau, j’ai pris le temps d’une sortie à cheval dans la
lande derrière la maison. La lumière d’automne rasait les genêts, faisait
scintiller les toiles d’araignée et le gros calvaire en granit qu’on a posé là,
au milieu de nulle part. Géricault a mangé des petites pommes sauvages et
.Mov a coursé un lapin. Mais une fois que j’ai eu rangé dans le garage ma
selle et mes bottes d’équitation, qui m’attendait en haut de l’escalier ?
Salomé.
Paris, 4 juin 2019 – Séance de travail avec Lélé sur la coordination
d’intimité qu’elle va assurer sur le plateau. La coordination d’intimité se
généralise sur les tournages de séries aux États-Unis : les comédien·ne·s
fixent les limites de ce qu’ils et elles acceptent de faire sur un tournage les
mettant en scène dans une forme d’intimité (depuis la nudité jusqu’à l’acte
sexuel). La personne en charge de la coordination d’intimité fait respecter
ces limites et veille à ce que les comédien·ne·s soient traité·e·s aussi bien
que possible : une mission à mi-chemin entre avocat·e des comédien·ne·s
auprès de la production et psychologue. Pour Lélé, c’est un challenge ; ce
job, elle ne l’a encore jamais fait. Depuis le temps qu’on travaille ensemble,
notamment sur Voxxx, je connais ses qualités d’écoute, sa bienveillance, sa
capacité à trouver des solutions pour venir en aide à autrui. Je pars
totalement confiante.
Ma confiance, je la donne entièrement, instinctivement. Au point qu’on peut
me taxer d’une certaine naïveté. J’ai, comme tout le monde, été trahie,
blessée, et ma transparence permet qu’on vienne me taper là où ça fait mal.
Pourtant, je continue à cultiver ma capacité à donner ma confiance sans
préalable. Et à quelques rares et tristes exceptions, je crois que j’ai raison de
le faire. C’est ce qui me permet de nouer de belles collaborations, et de
longues relations, sincères, transparentes, entières. Comme avec Lélé.
Paris, 24 juin 2019 – Discussion avec Morgane Bertin, mon adorable et
charismatique assistante réal. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ma
démarche n’est pas orthodoxe. La plupart des réalisateurs et réalisatrices
tournent des bouts d’essai avec des comédien·ne·s présélectionné·e·s ; moi,
je me refuse à faire entrer qui que ce soit en compétition. La notion même
de casting me stresse. J’y perçois un arbitraire qui ne me convient pas.
Comment demander à quelqu’un de donner son maximum en sachant qu’on
pourra lui dire « non » ensuite ? Pourquoi les performers devraient-ils et
elles jouer à froid, sous pression et dans un temps limité, alors qu’on aura le
temps de faire évoluer ensemble le personnage, les nuances de jeu durant le
tournage ? Je préfère les notions de rencontre et de collaboration.
Je vais faire ce qui me semble bien pour le film, et juste : partager un
moment avec les performers ; les écouter individuellement, me faire une
idée. J’ai procédé ainsi pour chacun de mes films, et globalement, ça m’a
plutôt réussi.
Ce soir, dîner avec Rico Simmons. La première fois que nous nous étions
rencontrés, lors d’un verre en terrasse il y a quelques semaines, j’avais été
séduite par sa personnalité, ses propos (« Je suis plus féministe que ma
femme ! »).
Désamorcer la bombe
Ne pas valider la haine
Apparition solaire
Je réfléchis. J’ai très envie de tourner avec Misungui Bordelle. Pour elle,
c’est sûr, il y aura un rôle dans le film. Elle irradie une beauté puissante et
son jeu est juste. Misungui se définit comme performer, modèle, militante.
Elle a une implication personnelle dans le porno féministe, c’est son
univers.
Mais il y a aussi Anna Polina. Joss m’a dit qu’ils se connaissaient bien, ils
ont déjà tourné ensemble. J’ai en mémoire son apparition solaire et assurée
devant la caméra d’HPG13, qu’elle rembarre avec beaucoup d’humour dans
le film Il n’y a pas de rapport sexuel14. Toute jeune alors, elle imposait
pourtant le respect. Je sais que depuis, elle a pris part à de nombreux films
d’Ovidie, et qu’elle a réalisé un court métrage au propos politique,
Profession : hardeuses. Cette année, elle tient le premier rôle dans
Plaisir fantôme, un court métrage de Morgan Simon, projeté à la Quinzaine
des Réalisateurs, à Cannes. Elle a donc une expérience de jeu au cinéma, et
le fait qu’elle apprécie Joss me permettrait de la jouer secure.
Je vais rencontrer Misungui et Anna Polina (séparément).
L’aspect financier nous préoccupe, Géraldine et moi, concernant
l’éventualité de Brigitte Lahaie dans le rôle de Salomé. J’ai bien prévenu
Brigitte par e-mail que le film n’avait pas un gros budget. Mais se rend-elle
bien compte à quel point nos moyens sont chiches ?
1 h 20 – Soirée en tête à tête avec Karl. Je fais en sorte d’évacuer les
discussions autour du film en début de soirée pour qu’il ait un peu de place.
Je travaille énormément, je ne pense qu’à ça. Et il en souffre. Ça crée des
tensions, des disputes. Il reste pourtant à mes côtés, me soutient, lit les
premières bribes du scénario. Il est patient. Avec moi, comme en cuisine, où
je le vois laver, découper menu, assaisonner, mélanger, pétrir… Salade
d’aneth, menthe et coriandre aux amandes pilées et sirop de grenade.
Focaccia chaude et encore croustillante aux zereshks. Un verre de vouvray
pour fêter la vie.
La semaine prochaine, départ pour Annecy.
Annecy, 18 août 2019 – Le lac est toujours aussi stupéfiant de beauté.
J’allais régulièrement en vacances à Annecy, enfant, puis adolescente.
Après le divorce de mes parents, mon père s’y était installé. J’y ai même été
scolarisée plusieurs mois en troisième et en seconde. À l’époque, je ne
voyais rien de la somptuosité du paysage. Mes parents se déchiraient au
tribunal pour ma garde et celle de ma sœur. Dans ce contexte, je trouvais
tout gris, moche, déprimant, anxiogène. Je me rappelle être allée au cinéma
avec des potes. C’était un film de Lelouch, et à un moment, on y voyait
l’opéra Garnier sous la neige. J’avais pleuré. Paris me manquait tellement…
Après un énième jugement, en faveur de ma mère celui-là, j’étais rentrée à
Paris et n’avais plus vu mon père durant plusieurs années. Il avait déménagé
au Brésil pour le travail, puis à Nantes.
Notre relation s’est ressoudée sur le tard, j’avais vingt-cinq ans. Et il y a
deux ans, en 2017, je suis retournée à Annecy à l’occasion de ses
soixante ans. J’ai alors été soufflée par la majestuosité du lieu. La douceur
de l’eau du lac. La brume qui s’élève, le matin, au-dessus des prés. La vue
depuis Planfait ou La Forclaz. Les reflets roses sur les parois de roche, le
soir venu. Les lucioles dans l’herbe. La fraîcheur de l’air la nuit.
Mon père et sa femme nous accueillent à la nuit tombée, après une longue
route. Ma sœur est là. On rigole beaucoup, elle et moi. On prend l’apéro en
famille sur la terrasse, au son des clapotis du lac. On est bien.
Au lit, je reprends mes lectures du moment : Moi, la scandaleuse de
Brigitte Lahaie, et Brigitte Lahaie, un beau livre qui raconte le cinéma
porno des années 1970 et 1980 à travers son parcours15. Je m’imprègne de
Brigitte pour mieux façonner Salomé.
20 août 2019 – Je n’étais pas bien fière en démarrant cette conversation
téléphonique. Les mains moites, la voix mal assurée. Sans me l’avouer, je
m’attendais de la part de Brigitte Lahaie à quelques conseils et
encouragements, une manière polie de dire « merci, mais non merci ». Au
lieu de quoi elle m’a simplement dit : « Oui, c’est bien. Ça m’intéresse. »
Elle m’a aussi appris qu’elle est engagée auprès de l’Association pour le
droit de mourir dans la dignité (l’ADMD). Honte à moi, j’aurais dû mieux
me renseigner, je ne le savais pas. L’histoire de Salomé a d’autant plus de
sens pour elle : ce film parle du droit à disposer de son corps comme on le
souhaite, jusqu’au bout. Dans le plaisir, comme dans la mort.
Les mots de Brigitte continuent de résonner à mes oreilles. Ils me parlent de
Salomé, ébauchent les teintes du personnage. Le film prend corps.
21 août 2019, 2 h 10 – Insomnie. J’ai la tête pleine de boucles, comme des
toupies qui se lancent seules et tournent, tournent. En voici une : et si ça se
passait mal sur le tournage entre Joss Lescaf et sa partenaire de jeu ? Et une
autre : et si on s’était mal comprises avec Brigitte, qu’elle ne voulait pas
tourner avec moi et que j’avais compris le contraire ? Et celle-ci : un truc va
me tomber dessus, un truc auquel je n’aurais jamais pensé, comme après le
tournage de The Bitchhicker ou d’Architecture Porn.
23 août, 9 h – Karl a tremblé de froid toute la nuit sous ses
quatre couvertures. Il ne mange pas depuis deux jours. Il a de la fièvre. On
s’habille et on file dans un cabinet médical.
11 h – Le foie n’a pas l’air au top, la médecin nous a envoyés aux urgences.
Karl attend sur un brancard, toujours grelottant, mais en tee-shirt.
Interdiction de se couvrir quand on a de la fièvre ! Il n’y a pas de réseau
dans cette partie de l’hôpital, alors je sors quelques minutes pour envoyer
par texto des nouvelles à ma sœur et à mon père. Allez, tant que j’y suis,
j’ouvre Instagram.
« VIOLEUSE » : c’est le commentaire qui apparaît sous plusieurs de mes
posts, rédigé par des personnes que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam.
Paris, 26 août 2019 – Karl va beaucoup mieux. Une IRM a fini de nous
rassurer.
J’ai passé provisoirement mon compte Instagram en privé.
On échange autour de la coordination d’intimité avec Lélé, je lui envoie
tout ce que je lis d’intéressant en ligne sur ces thématiques. Elle prend son
rôle à cœur. Et heureusement, car nos demandes d’aide auprès de
professionnels flottent pour l’instant dans le néant du Grand Internet.
12 septembre, 22 h 50 – De retour de mon rendez-vous avec Brigitte : cette
fois, c’est acté, elle jouera Salomé.
On s’est retrouvées à l’heure de l’apéro dans un bar, vers la Maison de la
radio. On a parlé de chevaux, notre passion commune, en dégainant des
photos de nos amours équins. Puis Brigitte a évoqué ses propos autour de
Me Too, la violence des réactions, la nécessité de se tenir à distance. Je lui
ai confié quelques mots sur ce que j’ai vécu à la suite de ma relation et de
ma collaboration avec le performer R. Les accusations diffamatoires ultra
violentes comme sorties d’un chapeau. VIOLEUSE. Le harcèlement en
ligne. VIOLEUSE. Les amis qui m’ont tourné le dos. VIOLEUSE.
Ce sujet, je l’évoque toujours en amont d’un projet. R. a beaucoup,
beaucoup écrit à mon sujet, sur les réseaux, sur des sites, et je me dois
d’être transparente. Mais j’en parle aussi à Brigitte parce qu’elle sait ce que
ça fait de se retrouver au milieu du cercle des loups qui hurlent.
Sur le point d’aller dîner, elle me demande si elle m’impressionne. La
réponse est oui. Je suis dans mes petits souliers depuis le début de
l’entretien… Et aborder « l’affaire R. » est toujours difficile pour moi – un
sujet qui ne m’aide pas à déployer mes ailes sociales.
Géraldine nous rejoint au restaurant de la Maison de la radio. Ambiance
XVIe arrondissement, vue sur la Seine et la tour Eiffel ; les Bateaux-
Mouches balaient le soir d’été de leurs bras lumineux. Je reste nerveuse.
Géraldine gère la conversation en mode « pro mais pas trop ». En mon for
intérieur, je l’en remercie chaleureusement. Le risotto aux légumes est servi,
c’est le moment de parler du petit caillou dans la chaussure : les finances.
Un domaine avec lequel je ne suis pas à l’aise. J’aimerais payer les gens
comme ils le méritent – comme je pense qu’ils le méritent. Et mes budgets
ne sont pas à la hauteur. Je voudrais faire mieux, payer plus.
Pour finir, Brigitte nous dit très clairement qu’elle n’accepte pas le rôle pour
l’aspect financier. Que le projet l’intéresse, point. À ce moment de la
conversation, un poids disparaît d’entre mes épaules. Je mange mon dessert
aux figues sur une bulle de savon.
8 octobre 2019 – Répétition chez moi avec Anna Polina. Je lui donne la
réplique. Sa beauté me trouble. Elle a appris son texte, son jeu est délicat.
Pourquoi faut-il choisir ? Misungui a ses qualités. Anna a ses qualités.
Misungui a une aisance naturelle, une impertinence qui me plaît, un sourire
lumineux, un jeu fluide. Anna est magnétique, son jeu est à fleur de peau,
elle a quelque chose d’iconique et de fascinant.
10 octobre 2019 – Anna ou Misungui ? J’y pense depuis des jours. Je
voudrais les faire jouer toutes les deux, c’est un vrai déchirement. Si c’était
possible, je créerais un rôle supplémentaire pour l’une d’entre elles. Mais
j’ai déjà dû couper deux personnages du scénario pour rentrer dans le
budget…
Alors, avec l’aide de Géraldine et d’Alexandra, j’ai choisi. Misungui
interprétera Fleur. Son jeu me plaît, son parcours de performer investie dans
le porno alternatif résonne avec le projet du film.
Une autre raison m’amène à écarter Anna : elle a des faux seins. Ça me
coûte de l’écrire, mais je me rends bien compte que ça me pose un
problème. C’est l’idée d’un certain porno, où l’injonction est faite aux
actrices d’avoir, passé trente ans, a minima un 95 D. Anna a un point de vue
féministe sur le travail du sexe et sur sa libre disposition de son corps, elle
ne s’en laisse visiblement pas conter… Alors pourquoi est-ce que ça me
gêne à ce point ?
C’est d’autant plus absurde que j’ai quasiment toujours vu ma mère avec
des implants en silicone. Elle se les est fait poser quand j’étais toute petite
(je ne me suis rendu compte de rien, alors que le changement était
significatif !) pour ne se les faire enlever que très récemment.
Et ma petite sœur, suite à son cancer, vient de se faire poser des prothèses
mammaires dans le cadre de sa reconstruction immédiate… Et bordel,
qu’est-ce que je suis contente pour elle qu’elle ait eu cette possibilité !
Quant à moi, j’ai fantasmé toute mon adolescence de m’offrir des faux seins
bien massifs le jour même de mes dix-huit ans. J’étais très complexée par
ma petite poitrine. Au collège, je la cachais en croisant mes bras à longueur
de récré ; au lycée, je trichais à coups de soutiens-gorge ultra rembourrés.
C’était pas facile, à l’époque, entre mon corps et moi.
Mon corps, cet obscur territoire qu’il a fallu conquérir.
J’ai pris du poids. Dans le miroir, je regarde ces rondeurs comme des
formes qui seraient sorties un beau matin au fond de mon jardin sans que
j’aie pourtant rien demandé. Je ne sais pas quoi en penser. Elles sont moi et
en même temps je ne les reconnais pas.
Karl, lui, me répète avec douceur qu’il les aime, mes rondeurs, qu’elles me
vont bien. Nous projetons de faire un enfant, peut-être. Une décision que
j’embrasse avec passion. Mais une décision flippante, aussi. Plus jeune,
j’avais carrément un dégoût à l’idée de maternité.
Parmi les bouleversements que cette décision occasionne, il faut pouvoir
appréhender l’idée que le corps change. Qu’on n’a pas nécessairement le
contrôle de ce territoire qu’on habite. Certaines femmes grossissent dès les
premières semaines de grossesse, d’autres restent sveltes à mesure que les
mois passent – à peine arrondies au niveau du ventre. Dans quel camp serai-
je ? À quoi vais-je ressembler quand j’attendrai un bébé ?
On en a toutes plus ou moins conscience : à partir de la puberté, notre corps
entre dans une danse souvent rock’n’roll qui le trimballe d’un changement à
l’autre, sans répit. Depuis les cycles menstruels jusqu’aux accidents de la
vie, en passant par les prises ou les pertes de poids selon les périodes, les
humeurs, notre corps réagit. On le voudrait calme, ce corps, silencieux,
docile. Mince, beau, toujours jeune. Sous contrôle, en somme, et fidèle à la
projection qu’on se fait de soi. Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe.
Et il m’a fallu des années pour comprendre et enfin commencer à faire la
paix. Avec lui, et avec moi.
Milk-shakes et céréales
J’ai appris beaucoup de choses à l’école. Le grec ancien, les figures de style
employées par Flaubert ou Rabelais… En ce qui concerne ma relation à
moi-même, la gestion de mes émotions, le rapport à mon alimentation, à
mon corps (je n’évoque même pas la sexualité), l’apprentissage a été égal à
zéro, ou à peu près. Si on devait chiffrer, ce serait même probablement en
négatif vu les a priori et les poncifs qui se diffusent sur l’ensemble de ces
sujets. Peut-être que l’école ne peut pas intervenir sur tout. Peut-être que ce
n’est pas son rôle. Des cours sur mon rapport à mon corps ou sur le
consentement m’auraient pourtant été bien utiles.
À l’époque, dans les années 1980-1990, les plaisirs de la bouche ne tiennent
pas tant de place parmi les classes moyennes-supérieures. Les femmes, au
moins pour certaines d’entre elles, sont enfin sorties de leurs obligations
nourricières ; ma mère travaille beaucoup, et l’essentiel de notre
alimentation se décline en plats cuisinés industriels, glanés dans le rayon
frais du Franprix, passés au micro-ondes, et assortis de desserts sucrés.
L’entrée dans l’adolescence va marquer un premier grand écart entre mon
corps et moi, un changement d’angle d’une grande violence. J’ai treize ans,
on m’a prescrit la pilule pour lutter contre une acné sévère. J’ai pris du
poids sur une période brève. Pour autant, je ne m’en suis pas rendu compte ;
ce genre de considérations est tellement loin de moi ! Et puis un jour,
comme je suis assise sur mon lit en soutien-gorge, ma mère me fait
remarquer les plis sous ma poitrine – un, deux, trois, et puis mon ventre. Si
je suis « comme ça » à mon âge, comment serai-je plus tard ?
Ni une ni deux, il faut agir. Ma mère m’emmène à la pharmacie. Achat de
barres protéinées, de sachets repas goût « poireau » ou « praliné ». Voilà, je
suis parée pour reprendre mon corps en main et le remettre dans le droit
chemin. Ça a le mérite d’être simple : des protéines réparties entre un milk-
shake le matin, des barres dans la journée, et un genre de soupe le soir.
Pas besoin d’être ceinture noire en nutrition pour prédire comment ce
régime a tourné. J’ai faim. J’ai envie de manger. Alors je craque, je bâfre
des céréales, du lait chocolaté, des gâteaux, des desserts, de la pâte
d’amande, des chips, du fromage, du tarama, beaucoup de tarama… Des
crises au cours desquelles je me remplis. Et qui me laissent sans force. Une
loque. Honteuse, tellement honteuse d’avoir encore « manqué de volonté ».
À quinze ans, dans la « chambre de bonne » que ma mère me loue au même
étage que l’appartement familial, je suis en mesure de vivre pleinement
cette dégringolade que connaissent bien toutes les victimes de troubles du
comportement alimentaire (TCA). Quand je craque, j’avale des laxatifs
pour limiter la prise de poids.
Bientôt, « je gagne en compétences » : j’apprends à me faire vomir. Je peux
manger un paquet entier de céréales sans craindre de prendre du poids. Mais
vomir est épuisant, je me relève de la cuvette des toilettes le visage bouffi,
les yeux gonflés. Je suis dans un semi-vertige permanent, entre la tristesse,
la solitude, la honte, et l’apaisement que procure la nourriture. Dans cette
révolution qu’est la puberté, dans cette métamorphose multiforme qui
balaie tous mes repères à moi-même et au monde extérieur, je suis bientôt
perdue. Et épuisée.
Mon bac en poche, je m’inscris à l’École du Louvre et emménage dans un
studio à proximité. Je m’y sens seule. J’ai seize ans, des phobies sociales
qui n’ont fait que croître après le lycée. Elles me nouent le bide, me font
trembler la nuque, les genoux, les bras. Et comme pour m’aliéner un peu
plus, les TCA s’entremêlent à mes angoisses sociales. Manger en société est
devenu très compliqué. Particulièrement avec ma propre famille – une vraie
torture.
J’ai bien conscience que je ne suis pas en train d’inventer l’eau tiède quand
je dénonce les magazines féminins. Mais je crois que ma façon enfantine de
me chercher dans les pages de papier glacé est un réflexe largement partagé
dans le monde des jeunes filles. À quinze ans, on a dans la tête un split
screen16 : d’un côté les images des pubs Calvin Klein, Chanel, Produits
laitiers ; de l’autre le reflet de notre corps d’adolescente avec ses boutons,
ses poils, ses capitons. Le contraste fait mal.
À l’époque de mes collages oniriques, je n’avais jamais entendu le mot
« Photoshop ». Le clip d’Aphex Twin17 qui glorifie les femmes à visage
barbu et la cellulite, n’avait pas encore frappé ma rétine de sa splendeur
décadente. Aucun étalonneur ne m’avait demandé si ce plan « un peu dur »
d’une actrice ne mériterait pas qu’on lui fasse « une petite beauté ».
Aujourd’hui, la jeune génération est mieux armée que moi dans les années
1990. Elle sait ce qu’est Photoshop. Et elle peut répliquer à coups de selfies
améliorés par l’intelligence artificielle. À grand renfort de filtres, on peut
enfin réduire l’écart entre les deux côtés du split screen : d’une part, ces
canons qu’on nous impose, et d’autre part, la réalité de notre enveloppe
charnelle.
Je reste fâchée contre les magazines féminins. Parce qu’ils sont conçus par
des femmes de mon âge, qui ont été des jeunes filles complexées, et qui
pourtant ne renversent pas les tables de leur rédaction avec fureur. Parce
qu’aucun·e journaliste ne met le feu à ces cartons pleins de photos de jeunes
filles de seize ans, photographiées par des quadragénaires dont certains se
sont révélés des prédateurs sexuels. Les magazines féminins transmettent à
des générations de jeunes filles des exigences absurdes et un rapport au
corps déconnecté, malsain même. J’attends des personnes qui y travaillent
qu’elles fassent ce constat et prennent leurs responsabilités. Qu’elles
cassent tout et repartent de zéro pour nous proposer des contenus et des
images à la hauteur du mot « féminin ».
Il serait si facile de nous faire du bien ! Montrez-nous des corps aussi beaux
que différents, photographiés par des personnes de genres, d’origines, de
talents divers. Magnifiez les détails qui nous rendent humain·e·s, au lieu de
proposer des corps post-réels. Cessez de parler imperfections, anti-âge,
pipe-ciment-du-couple18… Emparez-vous de sujets qui nous concernent,
comme les règles, l’endométriose, la grossophobie, les manifs pour le droit
à l’avortement en Pologne ; laissez Yann Moix au placard et allez interroger
Céline Sciamma, Rokhaya Diallo, Alice Coffin, Alexandria Ocasio-
Cortez… Montrez-nous la beauté gouine, la beauté grosse, la beauté noire,
la beauté militante, la beauté trans, enfin !
Les courses, la popote
Une autre zone d’ignorance qui m’a confortée dans une sexualité
douloureuse, c’est la parole de Françoise Dolto. Son ouvrage Sexualité
féminine a été le premier livre sur le sexe que j’ai lu, en cachette, après
l’avoir dérobé sur les étagères de ma mère. La psychanalyste, dans la lignée
de Freud, y qualifie l’orgasme clitoridien de plaisir infantile. Les orgasmes
plus matures sont l’orgasme vaginal, et même l’orgasme utérin ! Ça alors…
J’en ai déduit que, quand on est une femme, une vraie, on arrête de jouir par
les frottements et les caresses. On se fait pénétrer, et de l’homme vient le
plaisir. Puisque la spécialiste le dit, il faudra bien que j’arrive à trouver le
nirvana dans un acte qui, pour le moment, ne m’offre que douleur.
J’ai déjà évoqué la suite : chaque rapport sexuel, parce qu’il était
autocontraint, devenait source d’angoisse. Incapable de faire ce qu’on
attendait de moi en tant que femme, je me sentais nulle.
J’aimerais que le système scolaire prenne sa part sur ces sujets. Qu’il puisse
dire les interdits, évoquer le respect qu’on se doit à soi avant même de le
devoir à l’autre. Qu’il permette à chacun et à chacune d’entre nous de se
considérer comme premier sujet de sa propre vie, également sur les sujets
liés au corps et à l’intime.
Personnellement, si une telle éducation m’avait été donnée, cela m’aurait
permis de ne pas être dans une constante négation de moi-même. Dans
l’ombre de l’être aimé, au service de son plaisir. Jamais il ne me serait venu
à l’esprit, à l’époque, de considérer d’abord mon propre plaisir.
De là est née une autre forme de douleur – affective, celle-là. Après le sexe,
quand mon amant s’endormait, j’éprouvais une tristesse profonde. Un
chagrin qui m’ouvrait l’âme en deux. C’était comme si, malgré mes efforts
pour être une bonne amante, je n’avais pas été à la hauteur. Pas assez bien
pour qu’il continue de partager avec moi. Je n’avais pas eu d’orgasme –
pire : j’avais eu mal – et tout ça pour rien. La solitude, l’abandon. Alors la
toupie des angoisses nocturnes se mettait de nouveau à tourner : la honte de
soi, le sentiment d’être incapable, non conforme aux attentes. Et ce n’est
qu’au petit matin que la fatigue écrasait la tristesse.
Ces douleurs dans mon corps, dans mon âme, si elles appartiennent
aujourd’hui au passé, ont été fondatrices de ce que je suis aujourd’hui. Je ne
m’écoutais pas. Je me forçais à avoir des relations sexuelles telles qu’il me
semblait que je devais en avoir.
Mais j’ai été aimée. Et à force, j’ai commencé à m’aimer. À traiter mon
corps avec plus d’indulgence et de gentillesse. Mes compagnons ont
souvent exercé une fonction thérapeutique bienveillante. Certains m’ont
même beaucoup aidée à gérer mon rapport au corps – à commencer par
A. et jusqu’à Karl et ses doux compliments sur mes rondeurs récentes.
Quand j’ai créé mon Amap, en 2013, le fait de choisir des producteurs, de
connaître les produits, de faire à manger, a aussi entraîné une boucle
vertueuse. J’étais dans le respect des produits consommés, et donc dans le
respect de mon corps qui les recevait.
C’est également la connaissance (on y revient !) qui a créé des liens
respectueux entre ma tête et mon corps. Comprendre mon cycle, les
changements qui lui sont liés, l’impact du système digestif sur nos humeurs
et nos comportements… J’ai finalement accepté le fait que mon corps n’est
pas une machine. Qu’il assure son/mon équilibre – et avec quel talent !
1. Produit par Erika Lust, 2017.
2. Alice in Wonderland: A Musical Porno, 1976.
3. Behind the Green Door, 1972.
4. Production Erika Lust, 2017.
5. D’Alexandra Cismondi et Émilie Vandenameele, mise en scène
Émilie Vandenameele.
6. Le reste vous le connaissez par le cinéma de Martin Crimp, adaptation
des Phéniciennes d’Euripide, mise en scène de Daniel Jeanneteau, 2019.
7. Le Monde du 9 janvier 2018.
8. « On peut jouir lors d’un viol », sur BFM, le 10 janvier 2018.
9. Film dans lequel elle tient un petit rôle, sous le pseudonyme de Brigitte
Simonin.
10. Lire absolument d’elle Balance ton corps, Manifeste pour le droit des
femmes à disposer de leur corps, La Musardine, 2020.
11. Syndicat du travail sexuel en France. Créé en mars 2009, il défend les
droits des travailleurs et travailleuses du sexe, c’est-à-dire principalement
des prostitué·e·s mais aussi des acteurs et actrices pornographiques ou
encore des opérateurs et opératrices de téléphone rose.
12. Adoptée en mai 2020, la loi déposée par Laetitia Avia (LREM) visait à
« lutter contre les contenus haineux sur Internet ». Le Conseil
constitutionnel avait retoqué le texte en juin pour incompatibilité avec la
liberté d’expression.
13. Hervé-Pierre Gustave, acteur et réalisateur de films porno.
14. Film de Raphaël Siboni, 2012.
15. Cédric Grand-Guillot et Guillaume Le Disez, Les Films de culte,
Glénat Livres, 2016.
16. Du nom du procédé de montage qui sépare l’écran en deux parties, le
plus souvent verticalement. Deux plans différents se jouent ainsi
simultanément.
17. Windowlicker, 1999.
18. ELLE, 20 juillet 2012.
Entretien
Leur réponse me paraît tellement absurde que je reste sûre de pouvoir les
convaincre. Je leur explique par e-mail que je me suis longuement
documentée sur la coordination d’intimité via des articles et des
documentaires, et que pour moi, leur approche ferait un bien immense au
porno. Ils doivent bien savoir, quand même, que sur les plateaux de X, des
actrices se sentent forcées de se livrer à des pratiques sexuelles auxquelles
elles n’ont pas consenti. Qu’il arrive trop souvent, notamment sur les
tournages de pro-am, que la prod les pousse à aller bien au-delà des
pratiques sexuelles convenues. Elles viennent pour une pénétration
vaginale, et pendant la scène, la prod les pousse à accepter une double
pénétration. Ou une pénétration anale. Ces pratiques ont fait l’objet
d’investigations. Ovidie évoquait dans son documentaire Pornocratie1 ces
« milliers d’actrices contraintes de tourner des scènes deux fois plus hard,
pour deux fois moins d’argent ». Un phénomène enfin révélé au grand jour
dans des médias mainstream tels que Le Monde, Konbini. Quand on bosse
sur le consentement devant la caméra, il n’est pas possible d’ignorer ça !
Il n’empêche : mes e-mails restent sans réponse. Un mois plus tard, je
reçois leur newsletter qui annonce leurs prochaines formations au
Royaume-Uni. Le top serait que Lélé y aille. Quitte à ce qu’elle fasse le
stage incognito. Elle ne dirait rien de notre projet, elle prendrait les cours,
ferait le tri pour ne garder que ce qui serait pertinent pour nous. Mais là,
nouveaux couacs : pour accéder aux stages, il faut pouvoir justifier de
diplômes comme les premiers secours ou avoir de l’expérience en tant que
chorégraphe de cascade – autant de « bagages » que Lélé n’a pas, bien sûr,
et on ne lui en veut pas ! Autre problème : il n’y a pas de formations
prévues avant novembre. Et de toute façon, le coût total, déplacement
compris, tourne autour de 3 500 euros – impossible à prendre en charge
pour la prod comme pour Lélé.
OK. La coordination d’intimité est un truc qui se mérite. Dans l’adversité,
je reste convaincue qu’on peut trouver un arrangement, et je reprends
contact avec chacun des cinq membres de l’équipe de IDI. Je leur expose
longuement les valeurs du film, notre motivation, je joins le script, présente
le cast, parle concrètement de notre budget. Bingo ! Enfin… c’est ce que je
crois. L’une des cocréatrices de la boîte, E., accepte d’être consultante sur le
tournage de « Salomé » ; Lélé bénéficiera dans un premier temps de ses
conseils à distance, puis E. viendra la former une journée ou deux à Paris à
la fin de l’automne.
Je suis très contente, cet arrangement entre a priori dans le budget du film,
c’est idéal. Il n’y a plus qu’à valider un devis ensemble. Une semaine passe,
puis une autre, toujours pas de devis d’E. Après relances, elle évoque des
problèmes d’assurances.
Bon. Ça flippe chez IDI. Géraldine propose de signer une décharge : E. ne
serait responsable en rien de ce qui se passe sur le tournage. Mais rien n’y
fait, IDI répond désormais de loin en loin. Et le premier jour du tournage,
ils n’auront finalement pas donné suite.
Faire sécession
Ceci est un porno
Ne voyant rien venir de la part de IDI, on a décidé avec Karl de réaliser
notre propre nudie form : un contrat qui permet aux acteurs d’exprimer
leurs désirs et leurs limites, et de les communiquer très clairement à leurs
co-performers, à la production, à la coordinatrice d’intimité, Lélé, et à moi-
même.
On a réfléchi à partir de documents existants : le Performer Bill of Rights
rédigé par l’Adult Performer Advocacy Committee, les conseils aux acteurs
et actrices de scènes intimes de Tonia Sina de l’équipe IDI et de IDI-UK,
les guidelines d’Erika Lust et de Crash Pad Series.
Notre version du nudie form, que nous préférons appeler « formulaire de
consentement » commence par une page qui explique cash que jouer dans
un porno peut être stigmatisant. Que les droits de « Salomé » sont cédés sur
trente ans, et qu’il ne sera plus en notre pouvoir de mettre le film hors ligne
si un·e performer souhaite changer de carrière ou de vie. Droits ou pas, une
fois qu’un film porno est sorti, le retirer de la circulation est quasiment
impossible. Même quand une production décide de mettre une scène hors
ligne à la demande d’un·e performer, le film a généralement déjà été piraté
quinze fois, et il est visible sur les grosses plateformes gratuites, qui vivent
de ce business.
Aussi révoltant que ce soit, il est actuellement chimérique de chercher à
avoir le contrôle de son image dans le monde du porno. Je l’ai vécu avec
mon premier film, tourné par Lucie Blush, Un beau dimanche. À l’époque,
le travail de Lucie Blush était accessible uniquement sur son site, qui
requiert un abonnement payant. J’aimais l’idée qu’on paie pour accéder à
ma scène, que ce soit un geste éthique et militant de la part des spectateurs
et spectatrices. Mais un an et quelques plus tard, le film était sur Pornhub en
accès intégral et gratuit. Qui plus est, il était référencé avec les hashtags
#smalltits (… allez vous faire voir) et #teen (allez vous faire soigner avec
vos obsessions #barelylegal2).
Une performer que j’estime beaucoup, et qui tourne autant dans l’alternatif
que dans le mainstream, évoquait sur sa chaîne YouTube le problème
qu’ont les performers porno à contrôler leur image :
« Je suis fatiguée de voir mon image utilisée partout sans mon
consentement. Quand vous êtes dans l’industrie du porno, vous signez des
contrats qui sont en général très abusifs, et dans ces contrats vous donnez
l’autorisation à la production non seulement de commercialiser votre image
sous leur nom, mais aussi de la revendre à des tiers sans vous en informer,
sans votre consentement, et sans vous payer davantage. […] Ils peuvent me
mettre en couverture d’un magazine polonais sans que j’aie la moindre idée
de ce qu’il se passe. […] Vous vous demandez sans doute : mais pourquoi
tu signes ces contrats ? Parce qu’il n’y a pas d’autres contrats ! Cette
industrie est très irrégulière, très précaire… Si vous vous plaignez, vous
n’avez plus de boulot. Voilà pourquoi je répète encore et encore qu’on a
besoin de conventions collectives et d’une régulation qui fasse de la
pornographie – et du travail du sexe en général – un travail comme
n’importe quel travail, où nous aurions les mêmes droits que n’importe quel
autre travailleur ou travailleuse3. »
Dans un circuit du X où les films sont revendus par les maisons de
production, remarketés, renommés, on se retrouve donc à poil dans un
système de valeurs diamétralement opposées à celles pour lesquelles on
avait choisi de faire du porno. Imaginez qu’une femme performe une scène
de fellation pleine d’émotion qui sort sous le titre de, disons « I’m a
feminist… and I still love Dick4 ». Si le film est revendu par la prod à des
tierces parties et se retrouve sur des plateformes où le féminisme ne fait pas
franchement vendre, il pourra tout à fait être renommé « MILF gets huge
cock deep down her throat until she cries5 ». Ou même « I put my huge cock
in a feminist throat until she cries6 ». De là un certain agacement des
performers en question.
Crayons de couleur
Le consentement est réversible
Une façon de se chauffer
Plus tard, après quelques années dans le porno, j’ai changé d’avis sur les
QCM. Cocher des cases sur son canapé avec son date, ça peut être une
façon de se chauffer. Parce que parler de sextoys, de salive, de sexe oral et
de la possibilité ou non de doigts dans le cul avec quelqu’un d’attirant·e, ça
fait rarement bâiller ! Dire à quelqu’un·e qu’on n’a pas encore vu·e nu·e
« Le sexe anal, c’est pas trop mon truc, mais me faire branler, et branler en
même temps, ça me rend dingue. Et toi ? », il y a peu de chances que ça
tombe à plat s’il y a désir réciproque.
Parler (et rire !) pendant le sexe n’est certainement pas anti-érotique. Des
hommes ont voulu me faire croire que le cul, c’était du sérieux ; il ne fallait
pas les déconcentrer, il fallait se taire et se contenter de soupirer d’aise, l’air
aussi inspiré que possible. Quelle triste vision du sexe… Mais à leur
décharge, nous baignons dans ce type de représentation de l’amour charnel.
Au cinéma, où les scènes d’amour physique sont affreusement
standardisées, le maître mot est justement de se taire. La scène intime
commence, une musique démarre, les amoureux·ses passionné·e·s se
regardent dans les yeux, mêlent leurs doigts… Et maintenant qu’ils sont
« connectés », tout coule de source : placage contre le mur, arrachage de bas
ou de chemisier, missionnaire à même le sol qui doit bien râper le dos. Et
bien sûr la jouissance qui vient forcément à l’unisson. C’est romantique de
se dire que quand on se désire, on va se comprendre comme par télépathie.
Mais c’est aussi une recette formidable pour créer de terribles malentendus.
Les mots du sexe sont si beaux, pourquoi s’appliquer autant à les éviter, à
les taire ? Nommer les parties du corps, dire « ton gland », « le gland de ton
clito », « mes lèvres », « ma langue ». Guider : « fais des petits cercles »,
« plus lentement », « vas-y fort », « attends », « arrête » ou « je jouis ». On
ne prononce pas souvent ces mots. Et quand on le fait, ça a de la saveur. Le
goût de l’intime.
Autre avantage des mots : demander la permission à son ou sa partenaire
avant d’agir, ça peut être très sexy. En plus de faire preuve de maturité, de
respect et de confiance en soi, ça crée un effet d’annonce assez fabuleux.
« Je peux t’embrasser ? », « Je peux déboutonner ton jean ? », « Je peux
t’empoigner ? », « Je peux poser ma langue ici ? ». Si ça, ça ne fait pas
monter la température, je n’y comprends plus rien.
Paris, 5 novembre 2019 – Ce matin, première séance de travail avec
Misungui Bordelle et Joss Lescaf, qui jouent donc le couple Fleur et Max.
L’occasion de sortir ma palette d’anxiété dans toutes ses nuances.
Parfois, les mots sont des coquilles vides. Pour se comprendre vraiment, il
faut raconter ce qui se loge pour soi, derrière les syllabes. Qu’est-ce que je
veux dire quand j’emploie tel mot ? Quelles sont les images, les émotions,
les histoires personnelles que j’y associe ? On est au début de la
coordination d’intimité, Misungui et Joss sont dans ce moment où ils se
tiennent à distance du document. Joss est dans la position de celui qui fait le
job, il lit, dit OK. Misungui a le visage fermé. J’explique, je veux les
convaincre de l’intérêt d’exprimer leurs envies et leurs interdits. Il y a une
page libre à un moment du formulaire sur laquelle ils peuvent ajouter ce
qu’ils veulent. J’essaie d’expliquer ce que Karl Kunt et moi avions en tête
en leur posant des questions : y a-t-il des sujets dont vous ne voulez pas
entendre parler sur le plateau ? Ou des produits cosmétiques qui ne vous
conviennent pas ? Des marques préférées de capotes, lubrifiant ? Avez-vous
un régime alimentaire particulier ? Des mots tabous ?
Misungui lève la tête du papier et me demande ce que je veux dire par mots
tabous. J’ai un instant de trouble. Un silence. Et quand je reprends, je ne
sais pas d’où viennent les mots. « Moi, dis-je d’une voix blanche, mon mot
tabou, c’est salope. » Ami·e·s, amants, je ne veux pas qu’on me traite de
salope. Même tendrement, même pour rire.
Honte à moi
Une ado fille est censée cultiver des marqueurs de féminité, performer son
genre. Envoyer des signaux dans la manière dont elle se montre – coiffure,
choix vestimentaires, maquillage, manières, etc. – qui disent « Je suis une
fille ».
J’y échoue totalement. Il faut dire que c’est pas un truc qu’on fait à la
maison. Pour ma mère, « si les femmes ne deviennent pas présidentes de la
République, c’est parce qu’elles passent trop de temps à se mettre du vernis
à ongles » (et pas du tout parce qu’on vit dans une société sexiste,
maman !). Ma mère a les cheveux courts, se maquille peu. Personnellement,
je ne sais pas « m’arranger » pour avoir l’air d’une jeune fille en fleur. Je ne
suis pas non plus un garçon manqué. Je ne sais pas trop ce que je suis !
Mon corps ne m’aide pas à affirmer une féminité « normale » – ou plutôt
normée – je suis plate, et contrairement à la plupart des filles de ma classe,
je ne porte pas de soutien-gorge. Je ne sais même pas de quoi on me parle
quand on me demande, en étouffant un fou rire, ma taille de bonnet. Je sais
juste que les réflexions autour de ces sujets sont humiliantes, et j’en suis
blessée.
Malgré toutes ces difficultés à entrer en lien avec les personnes de mon âge,
je reste une grande amoureuse. Je continue de cultiver ce goût du fantasme
qui m’habite depuis toute petite.
« Je ne lui ai jamais adressé la parole. Je m’asseyais derrière lui dans le bus.
Je me levais, m’habillais, me maquillais pour lui. Louper le bus était un
drame. Quand il n’était pas dedans, ma journée ne valait pas la peine d’être
vécue. Je faisais des incantations, des philtres d’amour. […] Je n’étais
qu’espoir. Espoir qu’un jour, il me regarde. Qu’un jour il prenne ma main.
Ne la lâche plus. Aime-moi. À douze ans. […] Aidez-moi. Faites qu’il
m’aime7. »
Ces mots de Loulou Robert, c’est moi, moi en maternelle, moi en primaire,
puis moi au collège, l’esprit constamment occupé par un garçon. Sébastien,
Zaccharia, Milan, Alexandre, Ludovic, Gauthier, Alexandre, Mehdi… J’ai
consacré tant de temps à penser aux garçons. Obsessionnellement, comme
Loulou, dès le lever et jusqu’au coucher. Je rêvais qu’on me donnait
trois vœux, et je souhaitais trois fois qu’il m’aime, qu’il tombe amoureux de
moi. Car c’est par la validation d’un homme qu’une jeune fille est censée
trouver sa valeur ; on ne lui raconte que ça, dans les livres pour enfants et
dans les films pour les grands, où les femmes s’accomplissent
invariablement par la romance. Pour la jeune fille que j’étais, avec un père
devenu lointain, ce besoin de validation masculine palpitait dans mes
veines. Il fallait que je sois aimée. Il fallait que je sois avec un garçon.
J’intègre Louis-le-Grand. Je m’y sens bien. Des profils comme le mien – en
avance, intéressé·e par la littérature et par l’art –, il y en a plein. J’ai
l’impression d’avoir trouvé mon écosystème. Alors, quand vient la fête
d’intégration, je me dis : OK, c’est le moment ou jamais. Des mecs qui me
plaisent, il y en a ; et l’alcool aidant, j’en fais des caisses. Je sens les regards
sur moi, j’ai l’impression de séduire, d’impressionner. Et puis vient ce
moment où je danse sur une table avec d’autres. Où je m’essaie à des
mouvements sexy pour séduire un garçon. Je descends, je remonte – ces
genres de squats langoureux qui font partie de la parade amoureuse
contemporaine. Des filles me dévisagent. Le garçon me tourne le dos. Fin
de l’épisode. Ma mère vient me chercher. Je suis triste de ne pas avoir su
séduire – je ne sais pas encore que je vais avoir bien d’autres raisons de
regretter cette soirée.
Ma mère est mise au courant de mon « comportement » au cours de cette
soirée par la fille de mon beau-père, qui fréquente elle aussi Louis-le-Grand.
Je me fais réprimander. Mais surtout, j’apprends quelques semaines plus
tard qu’en référence à cette fête et à mes Dr Martens couleur poussin, on
m’appelle « la salope aux Docs jaunes ». Tout le monde. C’est comme ça
qu’on parle de moi.
Cet épisode me déchire à l’intérieur. Moi qui pensais enfin faire partie du
décor, peut-être même des gens cool, je suis encore labellisée paria. La
honte, intense, s’interpose entre le monde et moi. Jugée et condamnée par
mes pairs, il me faudra du temps pour comprendre que c’est le rôle que j’ai
joué lors de cette soirée qui ne passe pas. Une femme, ça ne séduit pas
ouvertement, ça doit rester sur son quant-à-soi. L’homme, lui, peut faire le
beau, s’imposer en séducteur. Mais la femme, a fortiori la jeune fille, n’est
pas libre de prendre les devants, de vivre ouvertement ses envies – à moins
d’être capable de se vivre en « salope » aux yeux du monde.
À Louis-le-Grand, j’ai appris que les origines des mots sont pleines, voire
lourdes de sens. « Salope » vient de salouppe, adjectif apparu au XVIIe siècle
« désignant l’extrême saleté ». Au XIXe siècle, le mot « salope » devient
féminin et prend une connotation sexuelle, car « la police commence à cette
époque à utiliser ce terme pour différencier les courtisanes des filles de
rue ». En effet, ces dernières sont « considérées comme sales car
transmettant des maladies. D’où le lien pute/salope8 ».
Mais une insulte, si ça se prend en pleine face, ça se renvoie aussi comme
un boomerang. Un boomerang revendicatif, joyeux, déterminé. Les salopes,
ce sont aussi les manifestantes des Slutwalks, qui, à Toronto, Melbourne,
Séoul, Londres ou New Delhi, marchent, à partir de 2011, pour « protester
contre le viol, les violences sexuelles, la culture du viol, la stigmatisation
des victimes et le slut shaming9 ». C’est la rappeuse Lil’Kim, qui se fait
appeler Queen Bitch. Ce sont la performer Anna Polina ou encore la
journaliste Camille Emmanuelle, et tant d’autres qui se sont réapproprié ce
terme avec talent et jubilation10. La performer Bertoulle Beaurebec déclare
même avec panache dans son Manifeste pour le droit des femmes à disposer
de leur corps qu’elle « pense qu’être une salope fait [d’elle] une meilleure
personne11 ».
Quant à moi, cet épisode de la salope du lycée ne m’a pas vaccinée.
Aujourd’hui, si je suis toujours dans le camp des « sales revendicatrices »,
ce n’est pas – que – par bravade : je ne sais toujours pas comment faire
autrement. Il y a tous ces signaux qu’une fille hétéro est censée envoyer
pour qu’un mec vienne la draguer, qui me mettent fondamentalement mal à
l’aise. Et pour pallier ma timidité maladive, je n’ai toujours pas d’autres
solutions que de prendre les choses en main. De montrer mon désir.
1. Voir note 3.
2. Tout juste majeur·e.
3. Cette performer a cessé sa carrière dans le porno et préfère, pour faciliter
sa reconversion, ne pas être citée nommément.
4. « Je suis féministe, et j’aime quand même Richard/les queues. »
5. « Une MILF se prend une grosse bite au fond de la gorge jusqu’à ce
qu’elle en chiale. »
6. « Je mets ma grosse bite au fond de la gorge d’une féministe jusqu’à ce
qu’elle en chiale. »
7. Loulou Robert, Zone grise, Flammarion, 2020.
8. Citation extraite de l’ouvrage Toutes des salopes, comment faire d’une
insulte un étendard féministe, Adeline Anfray, La Musardine, 2019.
9. Citation extraite de l’ouvrage Toutes des salopes, comment faire d’une
insulte un étendard féministe, op. cit.
10. Références tirées de l’ouvrage Toutes des salopes, comment faire d’une
insulte un étendard féministe, op. cit.
11. Bebe Melkor-Kadior, Balance ton corps, Manifeste pour le droit des
femmes à disposer de leur corps, La Musardine, 2020.
Entretien
« Être à l’écoute,
en plus du protocole »
Je n’avais jamais fait ça avant mais mon parcours professionnel m’a dotée
d’un solide bagage psychologique. L’empathie est au cœur de mon travail.
Et j’ai l’habitude de prendre les gens avec curiosité, de les comprendre dans
leurs besoins.
J’ai abordé cette expérience avec humilité. J’ai laissé venir. Les performers
m’ont parlé de leurs expériences, comment ils et elles appréhendaient leur
corps. Je leur ai laissé toute la place dont ils avaient besoin. Et puis j’avais
le protocole, cet outil conçu par Olympe et Karl Kunt qui me servait de base
de travail.
J’étais novice à tous les niveaux : dans le job lui-même, également sur un
plateau de cinéma. Il a fallu comprendre comment fonctionnait chacun·e,
aussi bien côté équipe que côté performers.
La coordination d’intimité reste rare sur les plateaux de X, et certain·e·s
performers m’ont clairement fait comprendre qu’ils et elles avaient appris à
se gérer seul·e·s. Qu’ils et elles se sentaient capables de dire « Non, je ne
veux pas faire ceci », ou « Je ne veux pas qu’on me touche là ».
Mais il était nécessaire que chacun·e participe au protocole. Il a donc fallu
que je trouve mon positionnement, que je m’adapte à chacun·e. Et
d’ailleurs, personne n’a montré de réticence à remplir le document.
Certain·e·s performers ont même été particulièrement bienveillant·e·s, on a
vécu des moments incroyables !
Il y a le protocole, également ton empathie. Quelle a été la part
de l’un et de l’autre ?
Sandra (off)
Qu’est-ce que vous avez répondu à Salomé pour qu’elle ait envie de vous rencontrer ?
Jérôme (sans quitter Salomé des yeux)
Que j’embrassais comme un dieu.
Salomé change de fesse dans le canapé.
Elle est sur la réserve, elle se tient très droite.
Jérôme penche son visage vers Salomé, comme pour l’embrasser.
Jérôme
Vous voulez tester ?
Salomé (qui a immédiatement cerné le lascar et décidé de manœuvrer à sa manière)
Vous avez peut-être envie de me dire quelque chose, pour commencer ?
Jerôme (goguenard)
J’ai envie de sortir mon sexe.
Salomé le regarde. Sandra pouffe derrière sa caméra. Salomé sourit.
Salomé
Eh bien ! Je vous en prie !
Jérôme (décontenancé)
… En fait, je suis ému.
Un peu plus tard, une fois Jérôme recadré par Salomé, la scène intime
démarre. Pour autant, les dialogues ne s’arrêtent pas.
Jérôme descend lentement le long du corps de Salomé, jusqu’à être à genoux devant elle,
écarte les pans de son kimono.
Jérôme
Embrasse-moi.
Salomé
Attention, j’embrasse comme un dieu.
Salomé avance les lèvres de son sexe jusqu’à les poser sur les lèvres de Jérôme. Il
l’embrasse avec délicatesse et précaution.
Jérôme (émerveillé)
Tu bandes :)
Salomé se laisse aller. Elle se caresse, caresse les cheveux de Jérôme.
Jérôme
Comme ça ?
Salomé
Oui…
La seconde scène intime a lieu avec JB. Salomé et JB vont se dire ce qu’ils
aiment, mais aussi ce qu’ils n’aiment pas. Dans cette scène, les négociations
vont aussi avoir lieu avec la caméra, qui devient le troisième partenaire.
Une façon pour moi d’expliciter la réflexion que Karl, Lélé et moi avons
menée sur le consentement dans le cadre de l’image de soi.
JB (off)
Attends…
JB s’interrompt un court instant.
Salomé regarde JB avec bienveillance, on sent qu’elle se veut rassurante et encourageante.
JB
Je vais recourber un peu plus les doigts…
JB guette une expression de plaisir intense sur le visage de Salomé.
JB
Là… Je devrais précisément toucher ton point G. (Il insiste bien sur ce mot)
Salomé sourit.
JB se remet à faire des va-et-vient de ses doigts, profondément enfoncés en Salomé. Salomé
apprécie, elle y prend du plaisir, mais de là à grimper au rideau…
On sent qu’elle court après un orgasme sans vraiment l’attraper.
JB
Attends.
Salomé ferme les yeux. Elle se concentre, on croirait qu’elle va jouir…
JB la fixe intensément. Elle rouvre les yeux, et échange un regard avec JB qui s’échine à
l’intérieur de son vagin.
JB (esquissant un sourire crispé)
Attendez.
Salomé attend, mais on sent que là, elle perd le fil, l’envie.
Elle jette un rapide coup d’œil à Sandra, cherchant à voir si elle aussi trouve la situation
un peu grotesque.
Apparemment oui, car un sourire commence à se lire sur le visage de Salomé.
JB
Attendez. Les femmes jouissent à tous les coups normalement avec cette technique…
Salomé
C’est moi… Ça ne vient pas.
Salomé n’est pas une femme comme les autres. Aucune de nous n’est une
femme comme les autres ! Les « normalement » et les « trucs qui
marchent » peuvent s’effacer face à d’autres réalités, sans qu’on n’y puisse
rien – et ce n’est pas grave.
19 octobre 2019 – Les jours raccourcissent. À Paris, des femmes du
mouvement Nous Toutes s’allongent sur les dalles froides de la place de la
République pour dénoncer les féminicides. Ici, en Bretagne, les gilets
jaunes ont réinstallé un campement sur le rond-point. Ils y font brûler des
palettes, et adressent des signes de la main aux automobilistes qui
klaxonnent chaleureusement en passant. Dans mon village en Bretagne, de
nombreux gilets jaunes s’affichent derrière les pare-brise, en signe de
ralliement. Depuis l’année dernière et la vague de colère de toutes celles et
tous ceux qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts, plus aucun radar ne
fonctionne dans le département. Ils ont tous été bâchés, scotchés, bombés
par les militants. Ça réjouit les 4 × 4 parisiens qui arrivent du
XVIe arrondissement à toute berzingue pour échapper aux manifs dans la
capitale.
20 h 50 – Un message de Richard Allan – alias « Queue de béton1 » : il ne
jouera pas Guy, le troisième candidat qui se présente à Salomé. C’est
dommage, j’aurais adoré le voir à contre-emploi, dans le rôle du vieil
homme qui ne bande pas mais ne renonce pas pour autant à donner du
plaisir ! Brigitte et lui ont été partenaires « dans le temps », j’aurais aimé
filmer leur complicité. Richard Allan est sous la pression de sa famille. Je
suis d’autant plus déçue que nous avons passé des semaines à échanger tous
les deux, à parler argent, mais aussi scénario dans les moindres détails.
Accessoirement, j’ai perdu beaucoup de temps. À qui vais-je proposer le
rôle – qu’il faudra d’ailleurs réécrire pour qu’il convienne au comédien ?
1 h 10 – J’avais fait passer une demande à Iggy Pop via un de mes contacts.
Sur un malentendu, qui sait, ça aurait pu marcher. Eh bien, c’est non !
L’Iguane ne se déplace plus hors des États-Unis cette année. J’ai un crush
depuis mes dix-neuf ans sur Iggy Pop, donc quelque part c’est une bonne
nouvelle : un stress en moins ! Je ne lâche pas l’idée de voir un homme âgé
et sexy dans mon film.
20 octobre 2019 – Sur le conseil de Géraldine, je regarde des films avec
Jacques Nolot. Je ne le connaissais pas, sa découverte tardive me ravit. Je
suis fascinée par l’homme, qui est acteur mais aussi scénariste, réalisateur,
et ex-travailleur du sexe. Il pratique dans ses propres films (dans lesquels il
joue) un cinéma de l’auto-fiction et de l’intime qui met en images son
homosexualité, le tapin, la séropositivité d’un compagnon, la vieillesse, la
dépression, la tentation du suicide. Je regarde, béate d’admiration,
L’Arrière-Pays, Avant que j’oublie, et le meilleur pour la fin, La Chatte à
deux têtes, qui se déroule dans un cinéma porno. Les dialogues sont
aiguisés, les monologues somptueux, le sexe est montré dans sa crudité
mais aussi sa complexité.
Je tombe amoureuse de Jacques Nolot réalisateur, de son cinéma de
l’économie de moyens (forcément, ça me parle !) où seuls la langue et le jeu
des acteurs, leurs accents, sont luxueux. Je tombe amoureuse de
Jacques Nolot acteur, de la finesse de son jeu, de l’élégance indestructible
de cet homme qui se met en scène dans des situations d’une intimité
brutale.
Tard dans la nuit, je termine mon cycle Nolot perso devant J’embrasse pas.
André Téchiné y filme l’histoire de la jeunesse de Jacques. Je me suis tant
attachée au parcours de ce jeune homosexuel entretenu par une femme plus
âgée que je vis l’entrée d’Emmanuelle Béart, pourtant foudroyante de
beauté, comme une haute trahison. Que vient-elle faire dans cette histoire ?
Pourquoi cette fin à l’hétéreau de rose ? J’en conclus que Nolot n’est pas
soluble dans l’art des autres. Il est comme une drogue dure, meilleure pure.
Voilà l’effet que me fait cet homme de soixante-dix-sept ans !
26 octobre 2019 – Géraldine a travaillé comme une folle : l’équipe
technique est pour ainsi dire au complet. Rendez-vous est pris à Paris pour
une première rencontre. Que des filles, des femmes, des meufs, quoi ! – à
part Kevin, mon chef op, qui était déjà avec moi sur The Bitchhiker, Don’t
Call Me a Dick et Take Me through the Looking Glass. La seule fois que je
n’ai pas tourné avec Kevin, c’était sur We Are the (Fucking) World, et je l’ai
amèrement regretté.
Géraldine me raconte qui est qui, et qui a bossé sur quoi, avec qui elle est
amie depuis longtemps, qui se reconvertit, qui elle vient de rencontrer lors
d’un entretien et lui a fait forte impression. Je sais qui a bossé avec le
réalisateur Bertrand Mandico, qui a des yeux bleus, qui a une sœur jumelle.
Je n’ai plus qu’une hâte : les rencontrer !
2 novembre 2019 – Alexandra s’agace, je m’agace. On est fatiguées toutes
les deux.
J’ai besoin de sommeil, de déconnexion, de silence et d’obscurité.
Je vais dormir.
2 h 20 – Plus facile à dire qu’à faire.
Karl et moi nous sommes encore engueulés. Il me reproche de ne pas lui
consacrer assez de temps, d’être absorbée par mon travail. Je me plie
pourtant en quatre pour tout gérer, le film, le boulot, notre relation
amoureuse. Lui se sent comme la dernière roue du carrosse de ma vie. Le
temps que je ménage pour nous deux se transforme en temps de dispute.
Pas de répit, nulle part. Ce film me vaut des engueulades avec mon mec, des
insultes de la part des féministes abolitionnistes, et le harcèlement de R. qui
n’en finira pas tant que je continuerai dans le porno. Je suis épuisée.
Mon cerveau se réfugie néanmoins dans ce qui est le plus gratifiant pour
lui : le travail. Je ferme les yeux. Le tournage démarre dans un mois pile. Je
vois d’ici ce qu’on va me reprocher : trop démonstratif. Catalogue
d’inclusivité militante. J’ai beaucoup d’ambition pour ce film. Trop ? Je
veux montrer que la sexualité ne s’arrête pas à quarante-neuf ans pour les
femmes (ni pour les hommes), que la sensualité, la beauté, le plaisir d’une
femme n’ont rien à voir avec son poids, qu’il faut sortir des représentations
post-coloniales quand on met en scène l’intimité des personnes noires ou
maghrébines. Alors oui, j’aurais pu m’atteler à un seul de ces sujets comme
on est censé le faire dans un long métrage. Mais je tourne peu. J’ai
beaucoup de choses à dire et seulement cinq scènes de sexe. Comme avec
L’Appli Rose, je veux montrer la diversité, ouvrir les esprits un maximum.
Et tant pis si je ne suis pas dans les clous du scénario bien sous touts
rapports.
3 h 30 – C’était il y a longtemps. Avec A., mon copain de l’époque, on avait
fait une tournée de sex-shops dans le IXe arrondissement, un soir, tard –
passer le rideau épais, arpenter les rayons pleins de sexe sous la lumière
blanche. Les films X classiques ne m’intéressaient pas – déjà à l’époque.
Au contraire, ils avaient tendance à me rebuter. Très inscrite dans une
contre-culture, j’étais incapable de me projeter dans du mainstream. C’était
vrai pour la musique, les fringues, et donc pour le porno. En regardant les
jaquettes des cassettes vidéo proposées par ces sex-shops de quartier, je me
sentais aliénée par les canons de beauté quasi post-humains des actrices.
Effrayée par ces films faits de levrettes, d’anal, de gorges profondes, actes
sexuels qui m’auraient été douloureux physiquement. Ce soir-là, dans un
bac, on a trouvé des cassettes VHS en promo, à 5 euros. Dilatations I et II,
un titre presque poétique. On aimait bien faire ça, A. et moi : chiner des
trucs curieux, qui sortent de l’ordinaire.
À la maison, sur la vieille télé posée à même le sol, est apparu un cul
encadré de rideaux. Il recevait en lui des objets de plus en plus gros et
incongrus : des fagots de crayons de couleur, un cierge massif… Je
regardais ces scènes, fascinée. Tout cela était tellement nouveau !
Je me rappelle un livre hilarant intitulé Porn for Women2 qui montrait des
hommes changeant avec prévenance le rouleau de papier toilette, emmenant
les enfants faire les courses ou déclarant avec un regard de braise : « Tant
que j’aurai des jambes, tu n’auras jamais à sortir la poubelle ! » Ce soir,
mon porno à moi, ce serait le visage enthousiaste de Jacques Nolot
acceptant le rôle de Guy : « Olympe, on s’y met quand ? »
7 novembre 2019 – Avec Robin d’Angelo, nous avions échangé cet été
autour d’un café sur le thème « consentement et argent ». L’argent peut-il
tout acheter ? Ce qui signifierait qu’une production aux gros moyens
pourrait exiger des actes physiques fous puisqu’il y aurait toujours des
personnes en situation de grande précarité pour les accepter.
Lorsque j’ai débuté en tant que performer, j’ai souhaité ne pas toucher de
cachet. Lucie Blush et Erika Lust ont reversé mes salaires à Amnesty, selon
mon souhait. Cela ne me gênerait plus, aujourd’hui, d’être payée pour une
scène, et même je trouverais cela normal. Mais à l’époque, alors que je
débutais, je ressentais confusément que ne pas être rémunérée pour le porno
était une façon de me protéger. De ne pas avoir à mettre dans la balance une
somme d’argent versus mes convictions féministes, mes envies en termes
de sexe, l’image que j’ai de moi-même. J’avais le privilège de gagner ma
vie ailleurs, en CDI. J’étais en mesure de cloisonner.
À Berlin, je me suis liée à une communauté de personnes qui ont embrassé
une carrière de travailleur ou travailleuse du sexe par choix délibéré et
politique. Elles préféraient vendre des services sexuels plutôt que de
consacrer leur temps à une entreprise amassant du capital.
Mais les autres travailleurs et travailleuses du sexe ? Celles et ceux qui ont
tout juste dix-huit ans, travaillent pour survivre, comment font-ils et elles
pour se protéger ?
La loi est censément là pour éviter le pire. Limiter les dégâts. Mais on sait
comment les choses se passent sur les tournages. Les changements de
programme non consentis – pas même annoncés –, les propos dégradants, le
forçage pendant une scène, la violence des mots et des actes. Robin
d’Angelo l’a constaté de ses propres yeux. Son livre-témoignage3 est
accessible à tou·te·s.
Dans son documentaire d’investigation Pornocratie, dont j’ai déjà parlé,
Ovidie révélait déjà, en 2017, un paradoxe majeur : alors que le porno est
en pleine expansion sur Internet (où il consommerait pas loin de 30 % de la
bande passante !), les conditions de production du X se sont effondrées, et
les actrices en sont les premières victimes. Ovidie montrait comment ce
bouleversement majeur dans l’industrie du X est lié à l’arrivée des tubes
(YouPorn, Pornhub, xHamster, etc.). Créées par des geeks pour faire du fric,
ces plateformes rémunérées par la publicité mettent en ligne des vidéos
gratuites en illimité, le plus souvent piratées, dans l’anarchie la plus totale.
Pornocratie démontrait par A + B que consommer du porno gratuit, au
prétexte que « ça ne coûte rien » et que « tout le monde fait ça », encourage
un système injuste et maltraitant.
Face au Monstre
Le New York Times a brutalement enfoncé le clou avec une enquête intitulée
« Les enfants de Pornhub4 ». Dixième site le plus visité de la Toile, Pornhub
attire plus d’internautes que Netflix, Yahoo ou Amazon. Le site, hébergé au
Canada, affiche plus d’un million d’heures de vidéo téléchargées par an.
Propriété du conglomérat privé MindGeek, qui décline une centaine
d’autres sites pornographiques ainsi que des marques ou des sociétés de
production, Pornhub propose au mépris de toute éthique et des lois, un
chaos de vidéos – films volés à des productions, d’autres postés
volontairement par des amateurs. Également des images d’enfants abusés et
de violences sexuelles non consenties.
« Je suis tombé sur de nombreuses vidéos sur Pornhub qui étaient des
enregistrements d’agressions de femmes et de jeunes filles inconscientes,
note le journaliste du New York Times. Les violeurs ouvraient les paupières
des victimes et touchaient leurs globes oculaires pour montrer qu’elles ne
réagissaient pas. […] Le site monétise des compilations avec des titres
comme Screaming Teen, Degraded Teen et Extreme Choking. »
Un jeune homme majeur, qui a commencé à poster des vidéos de lui sur
Pornhub à l’âge de quatorze ans, suggère, lui, qu’il faudrait « laisser le
porno aux sociétés de production professionnelles » car elles exigent une
preuve d’âge et de consentement. Mais il est clair qu’aucune de ces sociétés
n’est en mesure de reprendre la main sur le conglomérat MindGeek.
« Je ne vois pour ma part pas de solution satisfaisante, conclut le
journaliste. Mais outre la limitation de l’impunité pour inciter les
entreprises à mieux se comporter, voici trois mesures qui seraient utiles : 1)
N’autoriser que les utilisateurs vérifiés à poster des vidéos. 2) Interdire les
téléchargements. 3) Augmenter la modération. »
Cet article sur Pornhub m’a fait l’effet d’un coup de poing au creux de
l’estomac. Face à un tel dragon, je fais quoi, moi ? Je veux proposer une
alternative, mais je sais que ma démarche est à la fois minuscule et
périlleuse. Dans un contexte dominé par le Monstre MindGeek, comment se
ménager une chance de proposer un contre-point. De mêler actes sexuels
non simulés, rétribution pécunière, image commercialisée et une véritable
éthique ? Comment repenser le rapport de mon porno à l’argent ? Comment
faire de l’aspect financier un facteur supplémentaire d’éthique et non pas de
corruption du consentement ?
Deux options, zéro solution
Juste avant la pause-déjeuner, je réunis l’équipe sur le conseil de Géraldine,
et j’annonce : on va tourner la première scène de sexe non simulé. On est
dans le salon, je suis assise sur le canapé, il y a Kevin à côté de moi, et
Morgane. Les filles sont assises à nos pieds, par terre, sur des coussins. À
part Kevin, dans l’équipe, personne n’a jamais tourné de porno, d’où l’idée
de Géraldine de créer un moment un peu solennel et pédagogique.
J’explique donc qu’on va être en plateau fermé, le moins de personnes
possible, l’objectif étant d’éviter l’interruption de la scène – sauf, bien sûr, à
l’initiative d’un·e performer ou de Lélé.
Et soudain, je suis en panique : est-ce que je laisse tourner les caméras s’il y
a un problème ?
Option 1 : si un performer veut qu’on arrête, il a peut-être quelque chose de
grave, et il faut alors arrêter de filmer.
Option 2 : si la caméra continue de tourner, elle enregistre ce qui est en train
de se passer. Les rushs resteront strictement privés mais pourront
documenter l’incident éventuel. Et ça ne change rien à l’aide que
j’apporterai avec Lélé aux performers.
Je me tais, je ne sais plus où j’en suis. Bien sûr, c’est à moi que je pense. Si
on me fait des reproches graves, il faut que je puisse me défendre. Prouver
par les images et le son.
Ai-je le droit de penser à moi dans ces circonstances ?
Qu’est-ce qui est éthique ?
Comment est-ce possible que moi, Olympe de G., activiste féministe
sexpositive, je ne sache plus ce qui est éthique ?
Je me mets à pleurer. Des flots. Des hoquets.
Être accusée de viol par un performer – R. – a ébranlé chacune de mes
certitudes. Je me suis retapée avec l’aide de ma famille, avec l’amour et les
soins de Karl. Mais là, la foudre me frappe. J’ai peur pour les performers,
j’ai peur pour moi.
Ce moment aurait pu disparaître dans un câlin, si quelqu’un m’avait prise
dans ses bras. Mais tout le monde est sidéré. Je me reprends, je me calme, je
respire. Ma voix ne me suit pas. Et au fond de ce silence, de la gêne de
toutes les personnes présentes, je ploie face à mes doutes, plus seule que
jamais.
C’est Lélé qui me repêche. Elle n’était pas dans le salon avec nous, et
quand elle me voit sortir de la réunion en larmes, elle me prend dans ses
bras. Dans la salle de bains, je chiale à gros sanglots sur son épaule. Elle
trouve les mots – Lélé trouve toujours les mots.
Cinq lettres : une révolution
En finir avec cette violence érigée en système… On le sait peu, mais dès
1996, des voix se faisaient entendre contre les violences faites aux femmes.
Aux États-Unis, l’éducatrice et militante Tarana Burke fondait le
mouvement Me Too dans l’idée de créer une chaîne de solidarité pour les
victimes d’agressions sexuelles. Victime elle-même d’une agression, elle
s’était vue dans l’incapacité de répondre à la demande d’aide d’une ado qui
lui avait confié avoir été violée.
En France, l’essai coup de poing King Kong Théorie9 de Virginie Despentes
sortait le viol des parkings et des secrets de famille pour le remettre à sa
place : une « organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre :
“Je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable
et dégradée.” »
En 2017, aux États-Unis, à la suite des accusations portées sur la place
publique contre l’hyperproducteur de cinéma Harvey Weinstein, l’actrice
Alyssa Milano appelait les femmes à témoigner sur Twitter en siglant leurs
messages « #MeToo ». Un tweet – une simple phrase10. En dix jours, ce
furent plus de 1,7 million de tweets dans quelque quatre-vingt-cinq pays11
qui donnaient écho au mot-clé. Qui témoignaient, dénonçaient – ouvraient
un chemin inexistant la veille, même en rêve.
Fascinée par le phénomène, je regardais les cinq lettres de #MeToo devenir
un étendard féministe… J’étais alors loin d’envisager à quel point ma
propre vie, ma propre personne, allaient en être bouleversées – pour le
meilleur, mais aussi pour le pire.
« VIOLEUSE »
Il y a ce que j’ai fait, et que je regrette. Et il y a ce que je n’ai pas fait, mais
dont j’ai pourtant été accusée avec une violence extrême. Pour moi, le
retour de bâton de Me Too a été rapide et brutal. Je ne l’ai pas vu venir ; il
m’a mise à terre, mentalement et physiquement. Durant des mois, j’ai été
accusée d’agression sexuelle. Puis de viol par surprise.
Les faits
Réagir, pas à pas
Pas question de jouer à « œil pour œil, dent pour dent », de participer à une
escalade de la violence. Je décide dès les premiers posts de R. de répondre
d’une façon aussi juste et digne que possible. On me conseille une présence
minimale sur les réseaux. R. se calmera, il n’y a pas de raison.
C’est mal connaître sa psychologie. « Il existe dans la tête du harceleur la
conviction qu’il lui est loisible d’exercer une forme de domination physique
ou intellectuelle sur sa victime », selon Laurent Bègue, professeur de
psychologie sociale19. Autrement dit, sans intervention extérieure, sans une
puissance perçue par l’agresseur comme supérieure, le harcèlement ne cesse
pas.
Il faut donc agir. Apprendre à se protéger et à trouver de l’aide. Beaucoup
d’aide.
Les grands moyens
Détournement de #MeToo
Un aspect de cette histoire que j’ai un mal de chien à encaisser, c’est le fait
que R. tague ses messages diffamatoires à mon encontre du mot-clé
#MeToo. Cet usage me choque particulièrement parce qu’il dessert le
mouvement auquel il se réfère. #MeToo, c’est la sincérité de la personne qui
peut enfin exprimer sa souffrance, et c’est la confiance de celles et ceux qui
reçoivent ses mots. Une démarche transparente faite de bonté, de besoin de
justice. En en faisant usage à des fins de vengeance personnelle,
R. manipule son audience et pollue le message originel de #MeToo. Pour
cela, il est à mes yeux impardonnable.
Orage de grêle
Crimes et délits
Me Too a changé le monde pour chacune et chacun d’entre nous. Les
chiffres sont significatifs. L’augmentation des violences sexuelles dès 2018
est en fait le marqueur d’une prise de conscience chez les femmes qui vont
davantage porter plainte22, se sentant enfin légitimes à dénoncer les
violences qu’elles subissent. Malgré toutes les horreurs, c’est une bonne
nouvelle.
Autre changement positif : les hommes sont nombreux à avoir pris
conscience de la nécessité d’entendre les femmes, de changer leur regard,
leurs attitudes. De devenir à leur tour les garants de la sécurité et de la
justice pour toutes. Un monde plus safe se construira d’autant mieux que
nous serons une majorité de personnes convaincues de la nécessité d’égalité
entre tou·te·s.
Reste une zone d’ombre encore difficile à aborder à ce jour. Si la prise de
parole sur les violences que les femmes subissent est salvatrice et
nécessaire, il me paraît important d’écouter – comme c’est le cas dans tout
conflit – la parole adverse quand elle veut s’exprimer. Dans « l’affaire R. »,
certain·e·s ont pris fait et cause pour mon harceleur au motif qu’il se disait
agressé et violé. En s’affirmant dans le clan des victimes, il abusait de la
bienveillance de son audience ; moi, j’étais bonne pour les insultes et les
condamnations à l’emporte-pièce.
J’aurais aimé qu’on m’écoute. J’aurais aimé que celles et ceux qui m’ont
accusée, qui se sont détourné·e·s de moi, qui ont relayé des informations
fausses, prennent quelques minutes pour lire mon propos. En plus de
l’histoire très scrupuleusement détaillée sur mon blog, j’ai mis à disposition
un ensemble de documents qui présentent non pas ma version des faits mais
les faits eux-mêmes. Dont l’intégralité des rushs du film Architecture Porn.
Parmi toutes celles et tous ceux qui m’ont condamnée, aucun·e, à ma
connaissance, n’a pris le temps de se faire sa propre idée.
On ne peut pas relayer des accusations aussi graves sans vérification. Le
viol est un crime passible de quinze à trente années de prison (en cas de
circonstances aggravantes). Il ne s’agit pas d’un sujet de plus pour faire du
clic.
Qu’on soit, comme je l’ai été, victime de cyberharcèlement, ou qu’on en
soit témoin, il est important d’avoir conscience que ce type d’agissement est
lui aussi puni par la loi. L’article 222-33-2-2 du Code pénal précise qu’une
personne reconnue coupable de harcèlement risque jusqu’à trois ans
d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende en cas de circonstances
aggravantes.
Des peines lourdes pour des actes graves, encore trop souvent considérés
avec la légèreté en usage sur les réseaux sociaux.
1. Acteur français qui brilla dans le porno des années 1970. Il s’est depuis
reconverti dans le chocolat.
2. Porn for Women, du collectif Cambridge Women’s Pornography
Cooperative et de la photographe Susan Anderson, Chronicle Books, 2007.
3. Judy, Lola, Sofia et moi, op. cit.
4. Nicholas Kristof, « The Children of Pornhub », New York Times,
4 décembre 2020, traduit par nos soins,
www.nytimes.com/2020/12/04/opinion/sunday/pornhub-rape-
trafficking.html
5. « Nuit de pleine lune » de Goethe.
6. In Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, La
Découverte, 2018.
7. Netflix, 2020.
8. Texte lu par Virginie Despentes le 16 octobre 2020 au Centre Pompidou
à Paris, dans le cadre du séminaire « Une nouvelle histoire de la sexualité »
organisé par Paul B. Preciado.
9. Grasset, 2006.
10. « If you’ve been sexually harassed or assaulted write ‘me too’ as a
reply to this tweet. » (« Si vous avez été harcelée ou agressée sexuellement,
écrivez “me too” en réponse à ce tweet. » Traduction des autrices.)
11. Selon le journal télévisé américain PBS NewsHour.
12. Propos extraits du TEDx « Pour en finir avec la peur qui restreint les
femmes ». Irene Zeilinger est également l’autrice de Non, c’est non, La
Découverte, 2008.
13. Selon le gouvernement, quelque 94 000 femmes âgées de dix-huit à
soixante-quinze ans sont victimes de viols et/ou de tentatives de viol au
cours d’une année (estimation minimale). Sources :
https://arretonslesviolences.gouv.fr/
14. Citations issues de l’article www. franceinter. fr/politique/eric-dupond-
moretti-l-anti-metoo
15. Le Monde, 9 janvier 2018.
16. Lire à ce sujet Violences sexuelles, de Muriel Salmona, Dunod, 2015.
17. Le pegging est un acte sexuel au cours duquel une femme pénètre un
homme grâce à un gode-ceinture (ou strap-on).
18. R. revendique une identité de genre non binaire, d’où l’utilisation ici du
pronom « ille » pour le nommer.
19. « Ligue du LOL : les mécanismes des effets de meute », entretien sur le
site de France Culture, le 12 février 2019.
20. https://olympe-de-g.org/blog/
21. Il était toujours d’actualité à l’été 2021.
22. Variation des violences sexuelles selon les chiffres du Service
statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) : +19 %, en 2018 ;
+12 % en 2019 (plus de 54 000 faits enregistrés).
Entretien
Depuis 2016, il s’est passé beaucoup de choses positives sur les réseaux
autour des questions féministes. Il y a de plus en plus de jeunes filles sur
Instagram qui s’expriment sur ces questions tranquillement, et fédèrent des
communautés.
Faire en sorte d’être inclusive dans mon discours, d’inclure toutes les
femmes, voilà ce qui m’importe. En dehors de ça, j’ai arrêté de brosser qui
que ce soit dans le sens du poil. Et je ne m’excuse plus de ce que je suis.
Sur le fond, rien n’a changé. Je continue de lutter pour l’égalité dans un
mouvement global. Je veux donner des clés aux nanas qui se sentent en
position d’infériorité. S’il y a une chose que j’aimerais, c’est que le fond
prenne enfin le pas sur la forme.
Étoile de mer
Je suis ravie de cette scène. Je suis également contente d’avoir pu varier les
plaisirs tout au long des cinq scènes de sexe du film, en restant à chaque
fois sur l’idée de porno clitocentré – en opposition assumée au porno
traditionnel où le phallus est roi.
Le porno mainstream continue d’attribuer aux femmes des rôles de
réceptacles, d’orifices au service du plaisir masculin. En gros plan, le
phallus pénètre la bouche, le vagin ou l’anus féminins (épilés, il va de soi).
Éventuellement, un close-up sur le visage tordu de la fille – comme pour
dire à quel point le type est efficace dans son pilonnage. Les scènes sont
entre domination et performance physique – genre « Tu vas voir ce que tu
vas prendre ». Dans le meilleur des cas, les actrices ont droit à des tapes
énervées sur le clito. Mais l’esprit général est plus à la bifle1.
Le porno mainstream n’est pas le seul à manquer d’imagination. Le cinéma
traditionnel ne fait guère mieux, il en montre juste moins, et moins
longtemps. Les « scènes d’amour » jusqu’à très récemment (merci encore
Me Too qui semble avoir changé la donne) montraient des femmes en
position d’étoile de mer, recevant la pénétration, gémissant comme on
applaudit pour encourager l’artiste. Quand le couple était debout, l’homme
restait l’élément actif, la femme recevait les coups de butoir, se pâmait
d’être ainsi prise. Peu de caresses, pas de surprise, un script vu mille fois.
Tout mon film va donner la vedette au clitoris et au plaisir des frottements,
des succions, des massages, des titillements… Et d’ailleurs, après ce
premier cunni de Jérôme/Arsène, le personnage de JB s’intéresse au
point G. Le fameux. Autre démontage de stéréotype, ma volonté ici est de
m’attaquer à cette idée qu’on serait clitoridienne ou vaginale – que certaines
pourraient jouir comme de vraies femmes et d’autres resteraient des petites
filles (lire aussi ici). La faute :
– aux carences de notre système éducatif qui ne nous parle pas de nos
sexes (si ce n’est en tant qu’« appareils reproducteurs ») ;
– aux scientifiques qui se sont intéressés avant tout au pénis (peut-être
parce que, jusqu’à récemment, les femmes scientifiques étaient rares) ;
– aux magazines féminins qui ont adoré nous classer dans une case ou
dans l’autre.
D’ailleurs, au tout début du film, Sandra explique à Salomé que le fameux
point G n’est autre qu’un accès interne à notre clitoris !
Sandra (off)
Là, regarde… Là, tu touches ton clitoris.
Salomé
Oui…
Sandra (off)
Fais-le.
Salomé touche son sexe, elle semble suivre les mouvements de Sandra comme en miroir. On
la sent troublée.
Sandra (off)
Si tu glisses un doigt en toi…
Vas-y. Recourbe un peu.
(Salomé suit ses indications) Voilà. Là aussi. (Un temps) Tu stimules ton clitoris. Mais par
l’intérieur. Les bulbes et tout le tralala.
Salomé
Hum.
Sandra (off)
Donc pénétration versus clitoris… ça n’existe pas.
Mettre le clitoris au centre de mon film, c’est rappeler aux femmes que cet
organe de plaisir, le plus sensible du corps humain, est profond et riche de
quelque 8 000 terminaisons nerveuses. Sensible dans sa partie externe, il
peut également être stimulé en profondeur par contraction du périnée ou des
muscles, notamment lors d’une pénétration vaginale.
Certaines femmes adorent les vibrations ou les succions, d’autres sont
sensibles au changement chaud-froid, d’autres encore adorent qu’on le leur
étire, etc. Et en plus, ces possibilités varient selon le cycle, l’âge,
l’expérience.
Tant d’options clitoridiennes, et on continue de considérer qu’une « scène »
n’en est pas une si elle n’inclut pas un acte pénétratif, même dans les
productions éthiques ! Alors oui, c’est encore ce qui se vend le plus
facilement. Mais il est temps de sortir de nos normes tristement restrictives.
De dézinguer cette vision pénétro-centrée !
Voyage à Clitocity
Pour autant, il n’est pas question pour moi de faire un cours d’anatomie.
Valoriser le clitoris et le plaisir féminin, c’est d’abord une manière d’inviter
à approcher la sexualité autrement. À sortir du phallocentrisme. Un pénis
dans un vagin et fin de l’histoire – c’est pauvre, non ?
Un titre pour le film pourrait être « Voyage à Clitocity ». Bon, je plaisante,
mais il reste vrai que le clitoris est un peu l’autre personnage principal de
l’histoire. Présent dans chacune des cinq scènes de sexe, il est caressé,
léché, chouchouté. Salomé fait même usage d’un aspirateur clitoridien – un
sextoy qui est peu représenté dans le X car il n’a pas une forme phallique,
comme l’iconique Rabbit, par exemple.
Il y a au moins une raison de se féliciter de vivre à notre époque : l’industrie
du plaisir crée des petites merveilles qui révolutionnent la jouissance de
toutes les personnes à vulve – des simulateurs de cunni, mais surtout ces
fameux suceurs de clitoris qui le stimulent « sans contact ». Les vibrations
sont à la fois plus délicates et plus profondes, les orgasmes atteignent une
intensité folle. Les designers nous régalent de tout un tas d’options qui font
grimper au plafond, mais qu’on voit peu dans les pornos, dans les séries.
Les créateurs d’images pornographiques préfèrent mettre en scène des
engins pénétrants, imposants. Visuellement, selon une grille de lecture
phallocentrée, ceux-ci surpassent le phallus car ils sont plus gros, plus
puissants, plus pénétrants qu’une queue de chair et de sang. Et puis,
potentiellement, ils tournent, vibrent, adoptent une courbe propice au
plaisir, ou tout ça à la fois. Représenter des femmes jouissant comme jamais
avec de tout petits appareils qu’elles peuvent glisser entre leurs lèvres
remettrait-il en question le règne de Sa Majesté la Bite ?
Lobe love
En 2015, via l’institut d’études Ifop, les chiffres confirmaient qu’il était plus
que temps de s’interroger sur la pénétration en tant qu’acte fondamental
dans le rite amoureux. Si 82 % des femmes affirmaient pratiquer la
pénétration « souvent », elles disaient également que cette pratique n’était
pas satisfaisante. Elles lui préféraient les caresses avec les doigts
(pratiquées à 44 %) ou avec la bouche (39 %)3.
Dans son essai, Au-delà de la pénétration4, Martin Page questionne son
propre rapport à l’évidence de la pénétration dans le rapport sexuel hétéro.
« J’aime l’acte de pénétrer », reconnaît-il en préambule ; il lui semble
cependant important de questionner cette pratique. D’abord par honnêteté
intellectuelle, parce que dans nos plaisirs, il y a nécessairement « des
prisons et des pièges ». Mais surtout parce que des amies lui disent pouvoir
« se passer de la pénétration pour un temps et pour toujours ». Comme si,
soudain, l’évidence devenait futile – et qu’on s’était planté sur toute la
ligne.
Comme Martin Page, je n’ai pas pour ambition de condamner la pénétration
mais plutôt de regarder la sexualité sous un autre angle. De me décentrer de
cet axe posé comme le seul possible. D’ouvrir le champ des possibles.
15 h – Avec la grève, les prises de son sont difficiles. On a tourné une scène
censée se dérouler de nuit. J’imaginais le silence, troublé seulement par
quelques passants éméchés et quelques véhicules sur l’avenue. Il y avait
une manifestation sous nos fenêtres. Sous. Nos. Fenêtres. C’était infernal.
On a fait nos prises (un acte simulé). Puis, quand les performers ont eu pris
leur douche et un petit moment de repos, on a refait les prises son des
dialogues, et de boucles de respirations, avec Louise Abbou, notre chef
opératrice son et perchwoman. Mélia Roger, l’ingé son de Voxxx, rebruitera
la scène, notamment les mouvements des corps.
Ce procédé de retravail du son est satisfaisant. Il me permet de me
concentrer sur l’image pendant le temps restreint du tournage. Et avec une
monteuse son excellente comme Flavia Cordey, il ne devrait pas y avoir de
problème. Autre avantage : je pourrai être plus exigeante sur la participation
vocale des garçons pendant les scènes de sexe. Dans l’action, ils continuent
d’être silencieux malgré mon brief – il y a toujours ce présupposé sexiste
bien intériorisé : une femme vocalise, un homme est dans le contrôle, et tait
son plaisir.
Assise dans mon salon, je ferme les yeux. Klaxons, signalisation de bus,
coups de frein, scooters : à l’arrière-plan sonore résonne la fureur
parisienne. Comme on approche de l’heure du dîner, le couteau de Karl fait
clap-clap sur la planche à découper ; les amandes salées se fendent sous la
lame, les oignons grésillent dans la poêle. Le liège couine sous la pression
du tire-bouchon, et plop, glou-glou gourmand du vin rouge dans la carafe.
J’ouvre les yeux. Mon plan-séquence sensoriel se dilue immédiatement
dans le visuel.
Quand on bosse dans la publicité, notamment digitale, on est forcément
conscient de ce phénomène : l’image absorbe tout. Que l’objectif soit de
vendre des lunettes de soleil, de faire lire l’actualité d’une clinique
vétérinaire ou de renseigner sur des billets de train, c’est l’illustration qui
suscite l’engagement (le fait que vous allez cliquer ou pas). Au quotidien,
nous regardons avant de sentir, d’écouter, avant de toucher. C’est également
vrai pour nos relations sexuelles, qui seront envisageables si le ou la tiers·ce
est jugé·e « acceptable » physiquement.
J’accorde une part importante au visuel, mes études d’histoire de l’art et
mon travail de réalisatrice en attestent. Pourtant, je suis hypersensible au
son – ce qui peut être une plaie au quotidien ! Les bureaux en open space
me sont insupportables. Autre exemple, le moindre râle qui sonne faux dans
un film porno me fait sortir de « l’histoire », je ne perçois plus que la mise
en scène. Cette hypersensibilité m’a donné à réfléchir à l’importance du son
dans notre désir et notre excitation.
Qui n’a pas déjà entendu un couple, à l’hôtel ou ailleurs, s’aimer dans la
chambre d’à côté ? N’est-ce pas troublant, ces bruits de corps inconnus,
invisibles, prenant du plaisir ? Et qui n’a pas déjà éclaté de rire au son de
l’appel d’air qui se crée entre deux torses transpirants ?
Tout comme les odeurs, les sons qu’émet une personne – ceux de son
sommeil, de ses doigts dans ses cheveux, le timbre de sa voix – ancrent
notre attirance. Ou bien, au contraire, agissent comme un repoussoir. Le
sonore joue un rôle puissant dans notre désir sexuel, sans qu’on en ait
forcément conscience. Dans la continuité de cette idée, j’ai eu envie de
tourner un film dans une quasi obscurité. L’intérêt ne serait pas ce qu’on y
verrait mais le son subtil des caresses, des baisers, des muqueuses, des
poils, les respirations, les râles. On serait plongé dans la jouissance. Dans
mes rêves les plus fous, j’imaginais emmener mon audience dans une orgie,
dans laquelle on pourrait se promener en s’orientant uniquement grâce aux
sons.
Mais est-il possible de réaliser cette idée de façon convaincante ? Le risque
serait de produire un contenu abstrait et ennuyeux. C’est en regardant une
vidéo sur YouTube que j’ai changé d’avis. Enfin, une vidéo… pas
exactement. En fait, il s’agissait d’une expérience sonore : mettre son
casque audio, fermer les yeux, écouter. Soudain, j’étais chez le coiffeur. Il
parlait, commentait, s’agitant tantôt à ma gauche, tantôt à ma droite. Ses
coups de ciseaux près de mes oreilles faisaient naître la chair de poule. Je
n’étais plus dans mon salon mais dans le sien. C’était bluffant.
Respirer silencieusement
Faut que ça crisse !
Assise au bout du lit, les micros enfoncés dans les oreilles, la bouche
ouverte pour que ma respiration ne siffle pas, je me tiens droite comme un
I. Nous sommes dans la chambre 206 de l’hôtel Grand Amour, à Paris, et
nous enregistrons la scène avec Lélé et son partenaire de l’époque. Antoine
et Piu Piu sont dans le couloir, avec le retour son. Je porte un bandeau sur
les yeux pour laisser un peu d’intimité au couple.
La scène dure une heure trente ! Une heure trente durant laquelle je ne cille
pas ! Mais ça en vaut la peine. Nous avions convenu avec Lélé et son
partenaire qu’ils iraient vers des actes sexuels sonores : crachats, fessées,
masturbations lubrifiées… Ils dépassent mes attentes, rivalisant
d’inventivité. Nous avions également choisi des vêtements avec des
boutons pressions, des zips, des matières qu’on entend se froisser, crisser.
Ce stylisme sonore se détache superbement. Porte, lit, baignoire, fenêtre…
La chambre 206 elle-même a été mise à contribution et le plaisir semble
devoir surgir de partout.
Le 13 février 2018, comme pour une anti-Saint-Valentin, nous organisons
un savant showcase à l’hôtel Grand Amour. Piu Piu fait monter les invité·e·s
deux par deux dans la chambre même où nous avons enregistré. Elle les fait
asseoir exactement là où je m’étais tenue quatre-vingt-dix minutes durant,
leur met un casque audio sur la tête. Le résultat est bluffant : un claquement
de porte, et vous vous retrouvez tout étonné·e de ne voir entrer personne. Et
quand Lélé commence à froufrouter, la chaleur vous submerge.
Tant de JOI !
Lélé m’inspire. Elle a un talent fou. N’est-ce pas dommage que ce talent ne
profite qu’aux personnes à pénis ? L’idée suit son chemin. Voilà ce qu’on va
faire : des JOI pour clitos. Et comme personnellement, je m’imagine mal
être excitée par une vidéo de Lélé doigtant une vulve en silicone, autant se
passer d’images et faire ça en audio.
Un peu comme des tutos, en fait, mais avec en plus l’idée d’un univers que
chacun·e pourra développer dans son imaginaire – comme si l’audience se
faisait son propre porno dans sa tête. On va encourager les personnes à
vulve à essayer des trucs, à se toucher différemment. Mais sans injonction.
On va juste proposer, suggérer. Là encore, l’ambition sera de sortir des
schémas standardisés, d’ouvrir les horizons.
La maîtrise technique et créative d’Antoine Bertin donne bientôt un corps
harmonieux à notre idée initiale. Et le site, designé par Karl, habille
l’ensemble d’une parure délicate. En septembre 2018, Voxxx est lancé, avec
des épisodes d’Alexandra Cismondi, Arsène Laclos, et bien sûr des bijoux
sonores signés Lélé. Cette « invitation au plaisir pour clitos audiophiles »
me ravit.
1. Une bifle est une pratique sexuelle qui consiste à gifler son/sa partenaire
avec son pénis.
2. Cisgenre : se dit d’une personne dont le ressenti de genre correspond au
genre assigné à sa naissance. Une personne trangenre s’identifie quant à elle
à un autre genre que celui de son sexe biologique.
3. Sondage Ifop-Cam4, décembre 2015.
4. Collection Bootleg, Monstrograph, 2019.
5. Disponible sur audible.fr
6. L’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response, réponse
automatique des méridiens sensoriels) est une technique de relaxation via
une stimulation visuelle et/ou sonore.
Entretien
Foulard et forceps
Quelqu’un se dévoue et file à vélo jusqu’à Barbès, dans les rues toujours
paralysées par la grève, pour récupérer un double des clés. Pendant ce
temps, on se prépare autant que possible, on répète les mouvements de
caméra, les répliques… Un tour de passe-passe plus tard, nous sommes sur
le final qui est la scène la plus complexe du film, au moins techniquement :
nous allons filmer un plan en flycam avec une caméra volante (enfin, qui
semble voler).
Je rêve d’une scène en flycam depuis que j’ai vu Hunger de Steve
McQueen. La caméra filme la mort en prison du leader de l’IRA,
Bobby Sands, à l’issue de sa grève de la faim. Il agonise sur le lit de
l’infirmerie pénitentiaire, et la caméra se balance au-dessus de lui comme si
sa conscience tanguait avant de s’évanouir dans l’air, ou comme si son âme
cherchait à s’évader de la pièce et se cognait aux murs. J’ai vu et revu ce
film, et ces dernières années, je me suis dit un nombre incalculable de fois
que ce serait magnifique de pouvoir filmer la jouissance de cette façon :
montrer la conscience qui chavire, le cerveau qui tournoie. Cela demande
un bras robotisé pour la caméra, et donc un budget que je n’ai même pas en
rêve.
Le dispositif technique que nous avons choisi, en décidant de filmer avec
des Smartphones plutôt que des caméras professionnelles, nous permet une
très grande liberté. Positionnés au bout d’une simple perche à selfie
connectée à un mini stabilisateur, les iPhones peuvent virevolter au-dessus
du lit de Salomé.
Ça, c’est en théorie. En pratique, ça reste très compliqué à mettre en place.
Le décor doit pouvoir accueillir un tournage à 360 degrés. Il faut donc
cacher tous les câbles, les lumières. Cannelle a fait de son mieux, mais nous
ne sommes pas toutes aussi disciplinées ; et il y a toujours une bouteille
d’eau oubliée quelque part, une multiprise qui dépasse, etc.
Techniquement aussi, c’est compliqué. Nous ne pouvons pas gérer la mise
au point à distance sur l’iPhone. Quand nous nous rapprochons du visage de
Heidi au moment de sa jouissance, il est flou une fois sur deux, et tout est à
recommencer. Et comme nous ne disposons pas de retour pour nous rendre
compte de nos erreurs, nous devons démonter le dispositif afin de visionner
les plans entre chaque prise…
Comme rien n’est simple, Heidi doit dans cette scène dire plusieurs
répliques en français, une langue qu’elle ne maîtrise pas. Elle incarne
Sandra, et nous devrons donc la doubler en post-prod avec la voix
d’Alexandra. Mais pour cela, il faut que son lip sync (le mouvement de ses
lèvres) soit bon, et qu’elle prononce tous les mots de chaque phrase. Elle a
beaucoup répété en amont, mais avec la pression du tournage et la longueur
de la scène, il lui arrive de se planter. Si elle oublie un mot, tout est encore à
recommencer. Bref, entre deux prises, je prie les dieux du cinéma et du
porno pour qu’on mette enfin dans la boîte un plan digne de ce nom.
Les heures passent, la tension monte. Sans parler du stress de Brigitte. Elle
supporte mal d’avoir les yeux bandés ; or, elle joue quasiment toute la scène
avec un foulard sur les yeux. À chaque cut, on fait le nécessaire pour
qu’elle soit aussi confort que possible : on la libère du foulard, on la couvre.
Mais sa patience est mise à rude épreuve. Encore un raté, cut, Brigitte
soupire, exaspérée. Je ne peux pas m’arrêter là. Les prises ne sont pas
satisfaisantes. Et si elles ne le sont pas pour moi, elles ne le seront
évidemment pas pour Brigitte, qui sera déçue ; et je serai déçue de l’avoir
déçue, etc.
Pas question.
Alors je continue. Je tourne les dernières scènes aux forceps. La tension est
dans chaque pli des draps, dans chaque radiation, chaque vibration.
J’entends l’agacement de Kevin dont les bras n’en peuvent plus, le ras-le-
bol de Brigitte, la concentration de Heidi…
Et cut…
J’imagine que c’est pareil pour chacune d’entre nous, dans notre jeune âge :
la femme âgée paraît une étrangère, plus encore que si elle venait d’un autre
monde. La distance qui sépare les classes d’âge semble infranchissable. Ce
serait bien, pourtant, de pouvoir se projeter dans la personne qu’on aimerait
devenir. Mais avec la dévalorisation et l’invisibilisation des femmes de plus
de cinquante ans, comment s’envisager dans un vieillissement heureux –
voire un vieillissement tout court ? « L’association spontanée de la
vieillesse féminine avec la mort conserve […] une vivacité remarquable »,
remarque Mona Chollet3. Elle ajoute : « Une amie me suggérait […] que si
elle ne supportait pas l’idée de voir sa mère avec des cheveux blancs, c’était
peut-être parce que ça la ramenait à penser à sa mort. Mais qui pense à la
mort en voyant Richard Gere ou Harrison Ford ? »
22 janvier 2020 – Pour l’affiche de « Salomé », je comptais sur une des
photos de Laure, ma super photographe de plateau. Mais la lumière de
décembre est vraiment trop triste, blafarde et écrasante. Il aurait fallu que
j’y pense en amont – comme mille autres choses, sûrement.
Avec Karl, qui va réaliser l’affiche, nous réfléchissons. Je ne veux pas d’une
simple photo extraite du film, et bien sûr, il n’est pas question d’aller sur les
codes graphiques du X. En fait, j’ai envie d’une affiche de film – pas de
porno, donc – originale et forte. J’ai bien conscience qu’en écrivant ça, je
ne dis à peu près rien ; laissons reposer.
28 janvier 2020 – Plus d’un mois après le tournage des dernières images,
j’évite de considérer ce qu’il reste à faire. Avec la préprod, la postprod est
l’une des parties invisibles de l’iceberg. À ceci près qu’on a déjà les deux
tiers du marathon dans les pattes et que la route semble encore terriblement
longue.
Jean-Baptiste Hanak est venu voir chez Kidam la version hard que nous
sommes sur le point de finaliser. Il a accepté d’en faire la B.O. malgré la
modestie du cachet que nous pouvons lui proposer. C’est lui, déjà, qui a
composé la musique de Don’t Call Me a Dick, un travail hypnotique. JB est
une personne intense, un artiste jusqu’à la moelle, plasticien et musicien. Il
est sur la même longueur d’onde qu’Aurélie et moi – il a d’ailleurs ri à
gorge déployée devant certaines scènes du film. Il est reparti de la
projection avec des idées plein la tête. Il ne m’en dit pas trop, mais ça m’est
égal. Je lui fais une confiance aveugle. Je veux juste qu’il n’y ait pas de
musique sur les scènes intimes – j’ai bien insisté auprès de lui sur ce dernier
point. Le cinéma de fiction comme le cinéma érotique nous balancent des
instrumentaux à chaque fois qu’un couple se déshabille, alors que dans la
vraie vie, les seuls sons qu’on veut entendre sont ceux de son amant·e.
J’aimerais qu’on prête attention aux sons du sexe. Lorsque j’ai choisi de
tourner avec des Smartphones, j’avais dans l’idée de compenser l’image
low-fi avec un son ultra travaillé. Les scènes intimes n’en montreraient pas
beaucoup, mais la précision et la définition du bruitage humide donneraient
l’impression qu’on n’avait jamais « vu » le sexe comme ça.
Pendant que Flavia finira le montage son, nous pourrons étalonner le film.
J’adore cette étape, qui permet enfin de faire parler la beauté des images, en
rehaussant les couleurs, en choisissant la tonalité qui leur donne une
chaleur, un grain. Reda Berba, l’étalonneur, et moi nous sommes parlé au
téléphone. Il a vu le film brut. Il me propose des « plans beauté » pour
Brigitte, qui lisseraient son visage par magie. Merci, mais non merci !
Brigitte est très belle comme elle est. Ce que j’attends, c’est qu’on révèle la
chaleur et la douceur de ce film en allant chercher une palette de couleurs
plus proche des tons chair, or, pêche, abricot.
Jean-Baptiste Hanak m’appelle, il tient à me faire écouter ce qu’il a
composé pour les scènes de sexe du film – une musique « subliminale »,
m’assure-t-il. Je stresse. Mais je ne me braque pas. Et tant mieux. Car si la
puissance du morceau ne me paraît pas subliminale, il est vrai qu’elle porte
la scène, très longue, de Joss et Misungui. Elle en soutient le niveau
émotionnel. Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis !
D’ailleurs, contrairement à mon brief, JB est en train de mettre en musique
toutes les scènes de sexe. J’ai envie de lui faire confiance, de lâcher avec le
contrôle à tous les étages. Quand je collabore avec des artistes, j’aime leur
offrir une vraie carte blanche. Et laisser le film m’échapper un peu, devenir
le bébé d’autres personnes aussi passionnées que moi.
Quand JB aura fini la B.O., nous aborderons la dernière ligne droite : le
mixage son, assuré par Armin Reiland. On va mettre de la chaleur dans les
voix, et chercher ensemble le juste équilibre entre la B.O. magnifique de JB
et les sons des scènes de sexe, que je ne veux surtout pas perdre.
1er février 2020
Je n’ai pas pour autant fait table rase des soins et du self-care au sens large.
Bien au contraire ! Considérer que je vieillis me donne envie de prendre
soin de moi. Non plus pour répondre à des injonctions en rapport à des
standards avec lesquels je n’ai rien à voir, mais pour me rapprocher de la
personne que je suis, qui grandit de mieux en mieux à mesure que
j’apprends à être à son écoute.
Je continue à appliquer sur ma peau des crèmes qui me plaisent. À entraîner
mon cerveau avec des applis de maths. Je fais du yoga en plus de
l’équitation. Pour le dire plus simplement, je vis avec ma tête et mon corps.
Et je m’envisage progressant dans une forme de discipline globale au sein
de laquelle je me sens bien, tonique.
Je n’ai pas de souvenir de mon corps d’avant, celui que j’avais à vingt ans.
Mais une chose est certaine : je m’aime beaucoup plus aujourd’hui. Peut-
être finalement que le simple fait de sortir des injonctions sociales qui
plébiscitent la jeunesse ou la minceur, pour aller vers ce qui est bon pour
soi, est la première marche vers la sagesse. Ça me fait rire, j’ai l’impression
de raisonner comme un moine shaolin qui serait incapable de renoncer à sa
crème au rétinol !
Une libido à soi
Un quatrième constat s’est inscrit en moi à la lumière de « Salomé » : l’âge
n’est pas une limite à notre relation au sexe, au désir et au plaisir. Tout dans
notre société dit exactement le contraire, j’en ai bien conscience. Il n’est pas
rare d’entendre des anecdotes sur la sexualité de personnes âgées,
notamment en Ehpad, racontées sur un ton railleur ; ou encore d’intercepter
de jeunes sourires goguenards face à une quinqua habillée sexy.
J’ai moi-même vécu jusqu’à il y a peu dans l’idée que je n’avais qu’un
nombre limité d’années de désir et de plaisir. Une sorte de segment
temporel indexé sur le temps de la fertilité, au-delà duquel – pour
paraphraser Romain Gary – mon ticket ne serait plus valable. Après mon
mariage, j’ai multiplié les expériences, toujours plus intenses, ou hard, ou
variées. En toile de fond, il y avait cette ombre : un jour, ce bon temps serait
fini. Périmé comme un vieux pot de yaourt. Bon à jeter – et moi avec.
Devenir une Super Princesse, voilà ce qu’on apprend dès notre plus jeune
âge. Cela implique des listes de devoirs longues comme un premier jour de
règles, dans notre manière de nous tenir, nos choix professionnels, notre
relation au monde, nos fringues, notre langage… Bref. Mon sujet ici, ce
sont les injonctions liées à la sexualité. Dès l’adolescence, les filles savent
que pour être bankable sur le terrain amoureux, elles doivent cocher le
maximum de cases voulues par une logique patriarcale. Soit : s’épiler à
100 %, prendre en charge la contraception, être « gaulée » d’ici et de là,
avoir des fantasmes kinks (mais un peu seulement, au risque de devenir
Princesse Salope), porter de la lingerie sexy, être demandeuse de « câlins »
(mais un peu seulement, etc.).
Selon cette logique, une femme poilue en culotte de coton ne peut s’en
prendre qu’à elle-même si son mec va voir ailleurs. Pire : si son couple
vacille, elle pourra se flageller, elle qui n’aura pas fait ses devoirs. Car c’est
bien connu, un couple qui va bien, c’est un couple qui fornique comme aux
premiers jours, et au sein duquel la femme sait entretenir le désir de son
homme – pas vrai ?
Eh bien non. Faux et archi-faux. Sur toute la ligne.
Faire le job
Je fais la fière, mais il y a peu, ma vie amoureuse était régie par ces mêmes
injonctions. Je composais avec mes « devoirs de femme » vis-à-vis de mon
copain du moment. La fréquence de nos rapports, par exemple. Que j’en aie
envie ou non, il fallait faire le job. Les magazines féminins le martelaient,
les films, la littérature : s’acquitter du « devoir conjugal5 » était dans mes
attributions. Ce n’est pas comme si j’avais le choix – croyais-je.
Pourtant, mon ressenti était tout autre. Après les débuts fougueux d’une
nouvelle relation, les partages de souffles et de fluides, de fantasmes, une
lassitude me gagnait. J’avais la flemme. Installée dans la relation, rassurée
aussi, il y avait toujours mieux à faire. Baiser ? Oui, pourquoi pas, mais tu
voudrais pas qu’on aille plutôt se faire une bonne balade ? Un tour à la
librairie ?
Bien sûr, j’avais appris ma leçon, et je finissais par me sentir coupable.
Quand on est amoureuse, ça ne se fait pas de s’esquiver dès qu’on voit
poindre le quart d’heure sexe. Alors j’entrais dans la phase, où, optimiste et
volontaire, j’allais arranger les choses : si j’expliquais mes goûts, les
approches qui m’excitaient, les pratiques, les caresses, il comprendrait, il
tenterait des trucs ; j’aurais davantage envie, ce serait chouette pour tous les
deux…
Invariablement, c’était un échec. Invariablement, je pouvais refermer la
boîte de ma libido et retourner à des pratiques qui me négligeaient – mais
semblaient satisfaire mon compagnon du moment. Mon envie était morte,
on s’acheminerait bientôt vers la fin de notre histoire.
Un couple qui va bien est un couple qui baise. Voilà, en tout cas, une
croyance très partagée, particulièrement quand on est jeune. Comment
pourrait-il en être autrement ? Tout nous dit que ne pas baiser en couple,
c’est bon pour les vieux qui regardent la télé. Cela signifie qu’on s’ennuie
ensemble, et qu’on ferait aussi bien de passer à autre chose. Alors, quand ça
arrive, on le tait. On a honte. Et pas question de mettre le sujet sur la table.
Ce serait reconnaître quelque chose d’ultra déconnant, une impasse
définitive.
Maintenant, considérons ceci. Disons par exemple que, passé la période où
on se saute dessus toutes les cinq minutes, mes envies ne soient pas
synchronisées avec celles de mon compagnon, ni dans leur fréquence, ni
dans leur intensité. Lui baiserait bien tous les deux jours ; personnellement,
je préférerais que ce soit moins fréquent. Lui aurait envie « petitement » (un
rapport vite fait serait tout à fait acceptable), je serais quant à moi
bouleversée par des montées de libido puissantes dans lesquelles je pourrais
me lover des heures durant.
Je poursuis sur mon exemple : dans ce couple, sur le plan sexuel, rien ne va
plus. Lui estime que je ne fais pas d’efforts. J’ai, moi, le sentiment de
m’emmerder dès qu’on mélange nos corps. Mais on n’en parle pas – la
fameuse honte. On n’y pense peut-être même pas, considérant que c’est la
vie : fatalement, tout se dégrade. Pourtant, si on se disait les choses, peut-
être pourrait-on voir émerger un terrain commun. Tenter des trucs.
Je pourrais entraîner mon compagnon dans un de ces trips de sexe qui me
font envie. Pousser le jeu à son max. Je l’ai dit : je suis bien placée pour
savoir qu’il est difficile de se faire entendre sur le plan de la sexualité quand
on est une femme hétéro. Mais ce n’est pas parce que j’ai eu un mal de
chien à faire entendre mes envies au sein de mes couples que je dois
renoncer.
Parmi mes tentatives pour construire la sexualité plutôt que de la subir, j’ai
ainsi, au cours de ma vie amoureuse, proposé à mes différents compagnons
de sortir de l’exclusivité sexuelle. Une option qui n’est pas simple à mettre
en place – oh non ! Cela demande une volonté commune de réfléchir à ce
qu’on veut faire de notre sexualité. D’être à l’écoute. De prendre le risque
d’être heurté·e par d’autres envies. De pouvoir considérer le doute, la
crainte, et même les écueils qu’on rencontrera, comme les éléments d’un
chemin favorable à chacun·e.
La non-exclusivité sexuelle n’est pas la solution. Elle n’est qu’une de mes
propositions. En revanche, s’il y a une chose aujourd’hui dont je suis sûre,
c’est que notre libido n’est pas gravée dans le marbre. Chez chacun·e
d’entre nous, elle fluctue selon des courbes qui nous sont propres.
D’ailleurs, le mythe du mec qui a toujours envie gagnerait à être tordu. Ça
nous permettrait, à nous les femmes, de ne pas endosser systématiquement
le rôle du vilain petit canard qui ne vibre pas d’envie alors que, quand on y
regarde de près, il n’est pas rare que le mec ne soit pas plus motivé que
nous.
S’interroger sur l’état de notre libido, savoir où on en est – et communiquer
sur ce sujet avec son/sa partenaire – est encore le meilleur moyen de
pouvoir se retrouver sans s’importuner : « En ce moment, je n’ai pas
envie » ; « J’ai envie, mais surtout seule » ; « Les coups vite faits, pas en ce
moment » ; etc. Et contrairement à ce qu’on nous laisse entendre, notre
appétit sexuel n’est pas indexé sur notre âge mais bien sur qui nous
sommes, là, dans l’ici et maintenant, avec notre vécu, notre quotidien, notre
rapport à notre corps du moment. Etc.
« Le féminisme,
libérateur pour les femmes et pour
les hommes »
Ce qui n’empêche pas d’y réfléchir : pourquoi n’ai-je pas réagi face à telle
attitude discriminatoire ? Pourquoi ai-je eu telle attitude sexiste ?
On ne demandera pas à un homme lors d’un entretien d’embauche comment
il compte s’occuper de ses enfants au cours de sa carrière ou quels sont ses
projets familiaux. Et en même temps, ce privilège le prive de la possibilité
d’être perçu comme un partenaire parental à l’égal d’une femme. Ce qu’on
attend de lui, c’est qu’il se consacre à son job, point. Et si j’ai un problème
avec la manière dont on peut traiter les femmes autour de moi, j’ai
également un problème avec ce type de positionnement en ce qui me
concerne.
Le porno alternatif a-t-il un rôle à jouer dans l’épanouissement
sexuel des hommes ?
Très certainement ! Il faut en finir avec les clichés qui affirment que « les
hommes viennent de Mars » et ne s’intéressent qu’au porno mainstream.
Proposons-leur d’autres modèles, je suis convaincu qu’ils s’y intéresseront !
Nous avons lancé Voxxx – des séances de masturbation guidée, imaginées
spécialement pour les vulves, les vagins, les clitoris. Si notre démarche
intéresse les femmes, elle séduit aussi les hommes qui veulent apprendre et
devenir de meilleurs amants.
On a aussi créé Coxxx, des audios érotiques à destination des hommes, qui
a rapidement été très populaire. Si les femmes considèrent Lélé, l’une de
nos principales voix, comme une sorte d’amie dont elles peuvent suivre les
conseils, qui peut même les exciter, les hommes, eux, ont du mal avec les
voix d’hommes qui leur proposent un contenu hétérosexuel. Ils restent assez
conservateurs sur ce sujet et toujours dans la crainte d’être dévirilisés.
Plus queer, plus exigeant, mieux informé, engagé dans des choix politiques
et esthétiques, le porno alternatif témoigne de changements de fond dans
notre société. Et cela se fait nécessairement aussi avec les hommes.
Tant de combats encore à mener
Des ratés et trop de limites
Ding dong !
Toupie numéro 1
Toupie numéro 2
So-li-da-ri-té !
Le fil rouge et la marge
Durant mon burn out, j’ai pris le temps de dormir, de lire, de mettre mes
idées en ordre, de réfléchir à mes limites, à mes envies. En marge des
réseaux et de leurs communications effrénées, j’ai renoué avec le temps
long des livres, des revues.
À mesure que le calme revenait dans mon quotidien, que les notifications
cessaient de crépiter autour de moi, un fil rouge se dessinait de nouveau : il
reliait mes lectures et mes interrogations, mes réflexions, les propos de
Karl, les échanges avec des ami·e·s. Loin de la meute et des comportements
d’impulsion, je m’autorisais à stopper un podcast pour prendre le temps d’y
penser, à ouvrir un livre pour y vérifier une idée. Je renouais avec mes
propres intérêts, avec l’analyse, dans des moments de paix – dont j’avais
même oublié la grâce.
À titre personnel, ces mois de burn out sont une sorte de tectonique de mes
plaques personnelles. Tout bouge (encore) en profondeur. Mais j’ai le
sentiment que c’est le prix à payer pour expurger les traumas ensevelis,
pour me connecter à moi-même et au monde dans un rapport vrai et
pérenne.
Grandir en paix
Sexualité comprise ?
Oui bien sûr, la vie sexuelle et la quête du plaisir sont redevenues centrales.
Après un premier moment placé sous le signe de la libération, avec la
conquête des droits contraceptifs, nous vivons aujourd’hui une seconde
révolution sexuelle placée sous le signe de l’égalité. Elle est vécue à travers
le prisme du consentement que je conçois comme une dynamique circulaire
de reconnaissance de la singularité du désir de l’autre. Il s’agit d’éduquer à
la nécessité de repérer ce que le corps et les mots disent des attentes et des
refus de chacun·e.
Dans Une dernière fois, la narration se déploie autour d’un dialogue [entre
Sandra qui filme et Salomé, NDA]. La verbalisation y tient une place
centrale. Or, le plaisir, c’est d’abord du désir, et donc des mots. Je crois que
l’un des enjeux importants de la redéfinition de la sexualité qui se joue
aujourd’hui, c’est de revaloriser l’expressivité sexuelle qui passe par la
parole. Il n’y a pas de véracité du plaisir s’il ne peut pas se dire.
J’observe que les organes comme les pratiques sont désormais désignés par
leur nom, simplement, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans. Libérer la
parole, c’est aussi cela : libérer les mots du désir et du plaisir.
Olympe de G.
1. « Circlure » signifie entourer, enfiler, enserrer lors d’un rapport sexuel.
Ce verbe propose un pendant actif, et non plus passif, à « pénétrer ».
2. Ce texte est la prolongation d’une utopie désirable rédigée par
Olympe de G. et enregistrée pour Radio Nova dans L’Arche de Nova, un
podcast créé par Richard Gaitet et réalisé par Benoît Thuault.