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Bien qu'il n'ait pas eu l'honneur d'une publication au Bulletin, le présent arrêt mérite néanmoins attention en ce qu'il
permet à la chambre criminelle de la Cour de cassation de rappeler que l'interdiction de publicité en faveur du tabac
ne saurait annihiler l'exercice de la liberté d'expression portant sur ce produit. En l'espèce, une association de lutte
contre le tabagisme a fait citer, devant le tribunal correctionnel, le directeur de publication de la revue « L'Amateur
de Cigare » ainsi que le gérant et la société éditrice de cette revue pour les voir déclarer coupables du délit de
publicité illicite en faveur du tabac commis dans un numéro de cette revue renseignant sur différentes marques de
cigarettes et présentant des photographies et des articles. Le tribunal a renvoyé les prévenus des fins de la
poursuite et débouté la partie civile de ses demandes. Celle-ci a interjeté appel du jugement. La cour d'appel de
Paris a infirmé le jugement en considérant que le délit de publicité en faveur du tabac était caractérisé et a donc
condamné solidairement les prévenus à verser 4 000 € à l'association de lutte contre le tabagisme à titre de
dommages-intérêts. La chambre criminelle de la Cour de cassation confirme l'arrêt d'appel, reconnaissant également
que les faits suffisaient à constituer le délit de publicité illicite prévu à l'article L. 3512-4 du code de la santé
publique.
Cette décision ne surprend nullement si l'on considère que la chambre criminelle a, de longue date, adopté une
interprétation extensive (1) du délit de publicité en faveur du tabac afin de pouvoir sanctionner les tentatives
incessantes de contournement par des publicitaires. Cependant, cette vision large de la publicité illicite soulève la
question de la place réservée à la liberté d'expression, tant et si bien qu'un auteur a pu se demander si le tabac
était interdit d'expression en droit français (2). Dans un pareil contexte, le présent arrêt prend une résonance
particulière car il illustre la volonté de la chambre criminelle de préserver, dans une certaine mesure, la « substance
» du droit à la liberté d'expression, d'une part, en exigeant que les restrictions soient nécessaires et proportionnées
(I), et, d'autre part, en reconnaissant que la différence de traitement, entre les publications portant sur le tabac, ne
constitue pas une discrimination illicite (II).
I - L'exigence de restrictions « nécessaires et proportionnées » à la liberté d'expression sur le tabac
En affirmant que les restrictions à la liberté d'expression doivent être « nécessaires et proportionnées », la chambre
criminelle applique la méthode de la Cour européenne des droits de l'homme qui procède systématiquement à un
contrôle de proportionnalité (3) entre la sanction prononcée et le but légitime que cette sanction est censée
poursuivre. À l'évidence, il s'agit ici du but légitime de la protection de la santé publique qui est au coeur du dispositif
de la loi « Évin » (n° 91-32 du 10 janv. 1991), dont la Cour de Strasbourg a reconnu la conventionnalité en estimant,
dans deux importants arrêts (4) rendus en matière de publicité pour des cigarettes, que « des considérations
primordiales de santé publique peuvent primer sur des impératifs économiques, et même certains droits
fondamentaux comme la liberté d'expression ». Mais il ne suffit pas que la restriction ou la sanction poursuive un but
légitime, elle doit également être nécessaire et fondée sur des motifs pertinents et suffisants.
La Cour de cassation n'a pas toujours fait preuve d'une telle rigueur dans le contrôle effectué. En effet,
traditionnellement, la haute juridiction faisait une appréciation in abstracto de la nécessité de la sanction qu'elle
confondait curieusement avec le but légitime de celle-ci. Ainsi, par un arrêt du 18 mai 2016 (5), la chambre
criminelle censurait un arrêt d'appel en affirmant sèchement que « [les publications litigieuses], compte tenu de la
diffusion de la revue [qui les contient] en kiosque, justifiaient une restriction à la liberté d'expression ». De la sorte,
la chambre criminelle faisait clairement l'impasse sur le contrôle de la nécessité de la mesure et donc sa
proportionnalité au regard de l'objectif poursuivi. Le seul fait de poursuivre un but légitime suffisait à reconnaître la
nécessité de la restriction et, par voie de conséquence, sa proportionnalité. Une telle pratique méconnaissait
littéralement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui considère, depuis longtemps, que
les juridictions nationales doivent préciser en quoi les mesures prises sont en parfaite adéquation avec l'objectif
poursuivi (6). C'est sans doute là que réside l'intérêt de la décision de la chambre criminelle qui permet également
de préserver la liberté d'expression en reconnaissant que des différences de traitement entre les publications sur le
tabac ne constituent pas une discrimination illicite.
Mots clés :
TABAC * Santé publique * Publicité illicite * Liberté d'expression
(1) V., sur cette question, L. François, Délit de publicité en faveur du tabac : nouvelle illustration jurisprudentielle de
la rigueur de la chambre criminelle, Légipresse 2016, n° 242, p. 549.
(2) J.-C. Galloux, Le tabac est-il interdit d'expression en France ?, D. 1998. 613 .
(3) Sur cette question, V. not. C. Bigot, La liberté d'expression en Europe, Victoires Éditions, coll. Légipresse, 2018,
p. 101. Pour une étude de l'application de ce principe en droit français de la presse, V., L. François, L'application du
principe européen de proportionnalité en matière de liberté d'expression, Légipresse 2014, p. 8.
(4) CEDH 5 mars 2009, n° 13353/05, Hachette Filipacchi presse automobile et Dupuy c/ France (RSC 2009. 668, obs. D.
Roets ), et n° 26935/05, Sté de conception de presse et d'édition et Ponson c/ France. Pour des commentaires, V. not.,
P.-Y. Gautier, Exercices de doctrine engagée : au sujet des limites de l'intervention normative antitabac, D. 2009.
1105 ; L. François, L'interdiction française de la publicité en faveur du tabac passe le cap du contrôle de la Cour
européenne des droits de l'homme, RJ éco. Sport 2009, n° 92, p. 83.
(5) Crim. 18 mai 2016, Légipresse 2016, n° 342, p. 547, note J.-L. Fourgoux, et p. 549, note L. François.
(6) Pour des arrêts, V. not. CEDH 7 déc. 1976, n° 5493/72, Handyside c/ Royaume-Uni. Pour des arrêts récents CEDH
7 juin 2007, n° 1914/02, Dupuis c/ France, D. 2007. 2506 , note J.-P. Marguénaud ; AJDA 2007. 1918, chron. J.-F.
Flauss ; RSC 2007. 563, note J. Francillon ; 29 mars 2016, n° 56925/08, Bédat c/ Suisse, RSC 2016. 592, obs. J.-
P. Marguénaud ; 13 mars 2018, n° 51168/15 et 51186/15, Stern Taulats et Roura Capellera c/ Espagne.
(7) Crim. 19 déc. 2017, J.-Cl. Communication, v° Publicité pour le tabac, fasc. 3460, par F. Gras ; 24 janv. 2012, CCE
5/2012. Comm. 56, obs. A. Lepage.
(8) Comm. EDH, 6 sept. 1989, n° 12242/86, Rommelfanger c/ République Fédérale d'Allemagne ; CEDH 26 sept. 1995,
n° 17851/86, Vogt c/ Allemagne.
(9) Versailles, 13 oct. 2009, Association d'aide aux victimes du tabagisme c/ Sté Les Échos Communication, Légipresse
2009, n° 269, p. 238, obs. E. Andrieu et A. de Lavergne Delage.
(10) Pour un commentaire, V. L. François, Propagande en faveur du tabac : retour sur un jugement inédit, CCE 2017,
n° 5, p. 13.