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Recueil Dalloz

Recueil Dalloz 2018 p.1632


Interdiction de promotion en faveur du tabac : articulation avec la liberté d'expression

Lyn François, Maître de conférences à l'Université de Limoges (OMIJ-CRED EA 3177)

Bien qu'il n'ait pas eu l'honneur d'une publication au Bulletin, le présent arrêt mérite néanmoins attention en ce qu'il
permet à la chambre criminelle de la Cour de cassation de rappeler que l'interdiction de publicité en faveur du tabac
ne saurait annihiler l'exercice de la liberté d'expression portant sur ce produit. En l'espèce, une association de lutte
contre le tabagisme a fait citer, devant le tribunal correctionnel, le directeur de publication de la revue « L'Amateur
de Cigare » ainsi que le gérant et la société éditrice de cette revue pour les voir déclarer coupables du délit de
publicité illicite en faveur du tabac commis dans un numéro de cette revue renseignant sur différentes marques de
cigarettes et présentant des photographies et des articles. Le tribunal a renvoyé les prévenus des fins de la
poursuite et débouté la partie civile de ses demandes. Celle-ci a interjeté appel du jugement. La cour d'appel de
Paris a infirmé le jugement en considérant que le délit de publicité en faveur du tabac était caractérisé et a donc
condamné solidairement les prévenus à verser 4 000 € à l'association de lutte contre le tabagisme à titre de
dommages-intérêts. La chambre criminelle de la Cour de cassation confirme l'arrêt d'appel, reconnaissant également
que les faits suffisaient à constituer le délit de publicité illicite prévu à l'article L. 3512-4 du code de la santé
publique.

Cette décision ne surprend nullement si l'on considère que la chambre criminelle a, de longue date, adopté une
interprétation extensive (1) du délit de publicité en faveur du tabac afin de pouvoir sanctionner les tentatives
incessantes de contournement par des publicitaires. Cependant, cette vision large de la publicité illicite soulève la
question de la place réservée à la liberté d'expression, tant et si bien qu'un auteur a pu se demander si le tabac
était interdit d'expression en droit français (2). Dans un pareil contexte, le présent arrêt prend une résonance
particulière car il illustre la volonté de la chambre criminelle de préserver, dans une certaine mesure, la « substance
» du droit à la liberté d'expression, d'une part, en exigeant que les restrictions soient nécessaires et proportionnées
(I), et, d'autre part, en reconnaissant que la différence de traitement, entre les publications portant sur le tabac, ne
constitue pas une discrimination illicite (II).
I - L'exigence de restrictions « nécessaires et proportionnées » à la liberté d'expression sur le tabac
En affirmant que les restrictions à la liberté d'expression doivent être « nécessaires et proportionnées », la chambre
criminelle applique la méthode de la Cour européenne des droits de l'homme qui procède systématiquement à un
contrôle de proportionnalité (3) entre la sanction prononcée et le but légitime que cette sanction est censée
poursuivre. À l'évidence, il s'agit ici du but légitime de la protection de la santé publique qui est au coeur du dispositif
de la loi « Évin » (n° 91-32 du 10 janv. 1991), dont la Cour de Strasbourg a reconnu la conventionnalité en estimant,
dans deux importants arrêts (4) rendus en matière de publicité pour des cigarettes, que « des considérations
primordiales de santé publique peuvent primer sur des impératifs économiques, et même certains droits
fondamentaux comme la liberté d'expression ». Mais il ne suffit pas que la restriction ou la sanction poursuive un but
légitime, elle doit également être nécessaire et fondée sur des motifs pertinents et suffisants.

En l'espèce, la chambre criminelle procède à une appréciation in concreto de la nécessité de la sanction en


s'appuyant sur un ensemble d'éléments tangibles relevés par l'arrêt d'appel : la diffusion en kiosque de la revue et
son accessibilité via internet ; les pictogrammes invitant les lecteurs à ignorer les messages antitabac ; les articles à
valeur explicitement promotionnelle renforçant l'attrait du public pour le cigare ; les interview s de personnalités
publiques portraiturées cigare en main suggérant le lien entre la consommation de ce produit et un style de vie hors
du commun, privilège d'une certaine élite. La chambre criminelle en déduit que le délit de publicité en faveur du tabac
était caractérisé et que la sanction ainsi apportée était proportionnée à l'objectif d'intérêt général de protection de
la santé publique. Sans doute, la chambre criminelle fonde-t-elle son appréciation sur deux éléments essentiels :
d'une part, la diffusion de la revue sur internet qui apparaît, en l'occurrence, comme une « circonstance aggravante
» de l'infraction, et, d'autre part, le montant relativement symbolique de la sanction infligée au regard de l'impact de
la publicité sur la consommation du tabac.

La Cour de cassation n'a pas toujours fait preuve d'une telle rigueur dans le contrôle effectué. En effet,
traditionnellement, la haute juridiction faisait une appréciation in abstracto de la nécessité de la sanction qu'elle
confondait curieusement avec le but légitime de celle-ci. Ainsi, par un arrêt du 18 mai 2016 (5), la chambre
criminelle censurait un arrêt d'appel en affirmant sèchement que « [les publications litigieuses], compte tenu de la
diffusion de la revue [qui les contient] en kiosque, justifiaient une restriction à la liberté d'expression ». De la sorte,
la chambre criminelle faisait clairement l'impasse sur le contrôle de la nécessité de la mesure et donc sa
proportionnalité au regard de l'objectif poursuivi. Le seul fait de poursuivre un but légitime suffisait à reconnaître la
nécessité de la restriction et, par voie de conséquence, sa proportionnalité. Une telle pratique méconnaissait
littéralement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui considère, depuis longtemps, que
les juridictions nationales doivent préciser en quoi les mesures prises sont en parfaite adéquation avec l'objectif
poursuivi (6). C'est sans doute là que réside l'intérêt de la décision de la chambre criminelle qui permet également
de préserver la liberté d'expression en reconnaissant que des différences de traitement entre les publications sur le
tabac ne constituent pas une discrimination illicite.

II - La reconnaissance de la « licéité » du traitement différencié de la liberté d'expression sur le tabac


La prohibition de la propagande ou de la publicité, directe ou indirecte, en faveur du tabac, des produits du tabac ou
de ses ingrédients n'est pas absolue. En effet, l'article L. 3511-3, alinéa 2, du code de la santé publique prévoit des
exceptions qui concernent, d'une part, les enseignes et les affichettes des débits de tabac disposées à l'intérieur de
ces établissements et non visibles à l'extérieur, et, d'autre part, les publications et services de communication en
ligne destinés aux professionnels spécialisés dont la liste est établie par arrêté ministériel. Ces exceptions peuvent
s'interpréter comme autant d'exemples d'application du principe de proportionnalité par le législateur qui n'a pas
souhaité mettre en place une « interdiction générale » de la liberté d'expression publicitaire. Cependant, la loi
prévoit que seules les publications professionnelles agréées par l'administration bénéficient de cette liberté
d'expression tabagique créant ainsi une différence de traitement avec les publications non professionnelles ou
encore « rédactionnelles ». C'est précisément l'argument qui est invoqué, en l'espèce, par les auteurs du pourvoi en
insistant sur le fait que cette différence de traitement méconnaîtrait notamment le principe constitutionnel d'égalité
devant la loi.
Un tel argument avait déjà été formulé dans deux questions prioritaires de constitutionnalité, que la Cour de
cassation avait refusé de transmettre au Conseil constitutionnel. En effet, pour la haute juridiction, « la question ne
présentait pas de caractère sérieux, au motif que le principe d'interdiction de la publicité en faveur du tabac, et les
exceptions strictes qu'il comporte et qui règlent chacune des situations différentes, répondent, sans disproportion,
[et sans créer d'inégalité avec d'autres publications], à des raisons d'intérêt général tenant à l'objectif de protection
de la santé publique » (7). Une telle analyse peut donner matière à débat au regard de la Convention européenne
des droits de l'homme. Comme on l'a vu précédemment, la jurisprudence a adopté une interprétation extensive de la
notion de publicité qui lui a permis de soumettre l'information journalistique au même régime d'interdiction que la
publicité ou la propagande commerciale. Il en résulte, du moins dans ce cas, une prohibition absolue d'information
contraire à la jurisprudence européenne qui considère, traditionnellement, que les États ont l'obligation positive de
faire en sorte que « l'exercice de la liberté d'expression ne soit pas soumis à des restrictions affectant la substance
de ce droit » (8).
Certaines décisions des juridictions du fond semblent prendre en considération la jurisprudence européenne en
distinguant l'information journalistique de la publicité commerciale. Ainsi, statuant à propos de la demande de
condamnation d'un journal qui avait publié des photographies de pilotes de rallye arborant des combinaisons avec
l'inscription d'une marque célèbre de tabac, la cour d'appel de Versailles (9) a rejeté la demande en affirmant «
qu'au-delà de la mise en valeur toute relative de la mention incriminée, il apparaît que la volonté du journal est
avant tout d'informer (...) et qu'aucun des éléments du texte, en marge duquel sont insérées ces photographies, ne
comporte d'incitation, fût-elle indirecte, à l'usage du tabac ». De même, dans un jugement du 18 janvier 2016 (10),
le tribunal de grande instance de Versailles a refusé d'entrer en voie de condamnation d'un journal au motif que le
seul fait d'avoir évoqué le produit tabac dans un article de presse ne saurait suffire à caractériser une volonté de
faire passer un message destiné à vanter le tabac. Ces deux décisions traduisent manifestement la volonté des
juridictions du fond d'articuler l'interdiction de la publicité en faveur du tabac avec le droit à la liberté d'expression
dont la « substance » doit être préservée y compris en matière de liberté d'expression tabagique.

Mots clés :
TABAC * Santé publique * Publicité illicite * Liberté d'expression

(1) V., sur cette question, L. François, Délit de publicité en faveur du tabac : nouvelle illustration jurisprudentielle de
la rigueur de la chambre criminelle, Légipresse 2016, n° 242, p. 549.

(2) J.-C. Galloux, Le tabac est-il interdit d'expression en France ?, D. 1998. 613 .

(3) Sur cette question, V. not. C. Bigot, La liberté d'expression en Europe, Victoires Éditions, coll. Légipresse, 2018,
p. 101. Pour une étude de l'application de ce principe en droit français de la presse, V., L. François, L'application du
principe européen de proportionnalité en matière de liberté d'expression, Légipresse 2014, p. 8.

(4) CEDH 5 mars 2009, n° 13353/05, Hachette Filipacchi presse automobile et Dupuy c/ France (RSC 2009. 668, obs. D.
Roets ), et n° 26935/05, Sté de conception de presse et d'édition et Ponson c/ France. Pour des commentaires, V. not.,
P.-Y. Gautier, Exercices de doctrine engagée : au sujet des limites de l'intervention normative antitabac, D. 2009.
1105 ; L. François, L'interdiction française de la publicité en faveur du tabac passe le cap du contrôle de la Cour
européenne des droits de l'homme, RJ éco. Sport 2009, n° 92, p. 83.

(5) Crim. 18 mai 2016, Légipresse 2016, n° 342, p. 547, note J.-L. Fourgoux, et p. 549, note L. François.

(6) Pour des arrêts, V. not. CEDH 7 déc. 1976, n° 5493/72, Handyside c/ Royaume-Uni. Pour des arrêts récents CEDH
7 juin 2007, n° 1914/02, Dupuis c/ France, D. 2007. 2506 , note J.-P. Marguénaud ; AJDA 2007. 1918, chron. J.-F.
Flauss ; RSC 2007. 563, note J. Francillon ; 29 mars 2016, n° 56925/08, Bédat c/ Suisse, RSC 2016. 592, obs. J.-
P. Marguénaud ; 13 mars 2018, n° 51168/15 et 51186/15, Stern Taulats et Roura Capellera c/ Espagne.

(7) Crim. 19 déc. 2017, J.-Cl. Communication, v° Publicité pour le tabac, fasc. 3460, par F. Gras ; 24 janv. 2012, CCE
5/2012. Comm. 56, obs. A. Lepage.

(8) Comm. EDH, 6 sept. 1989, n° 12242/86, Rommelfanger c/ République Fédérale d'Allemagne ; CEDH 26 sept. 1995,
n° 17851/86, Vogt c/ Allemagne.

(9) Versailles, 13 oct. 2009, Association d'aide aux victimes du tabagisme c/ Sté Les Échos Communication, Légipresse
2009, n° 269, p. 238, obs. E. Andrieu et A. de Lavergne Delage.

(10) Pour un commentaire, V. L. François, Propagande en faveur du tabac : retour sur un jugement inédit, CCE 2017,
n° 5, p. 13.

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