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« J'AI TUÉ MON ENFANT...

» POUR PENSER LA CLINIQUE DE L'IVG

Danielle Bastien

De Boeck Supérieur | « Cahiers de psychologie clinique »

2011/2 n° 37 | pages 149 à 163


ISSN 1370-074X
ISBN 9782804164997
DOI 10.3917/cpc.037.0149
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« J’AI TUÉ MON
ENFANT… »
POUR PENSER
LA CLINIQUE DE L’IVG 1
Danielle BASTIEN 2

“I KILLED MY CHILD” – CONSIDERING THE CLINICAL


PRACTICE OF VOLUNTARY PREGNANCY
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TERMINATION
SUMMARY Based on the clinical account of a late voluntary
pregnancy termination by a young woman, the author considers
the sentence “I killed my child”, heard repeatedly in such cases,
as a conscious expression of the unconscious fantasy of infanti-
cide. The voluntary termination of a pregnancy can thus be con-
sidered as acting out this fantasy, which allows us also to
understand the enormous guilt that usually comes after an inter-
vention. The author then suggests that this acting out is an
attempt, channelled through the body, to replace an incomplete
symbolic castration, i.e., an incomplete separation from the pri- 1 Pour Interruption
mary Other. This active substitution will eventually fail unless Volontaire de Grossesse.
its meaning is not expressed verbally. 2 Docteure en sciences
psychologiques,
KEY WORDS voluntary termination of pregnancy, desire for a psychanalyste ( Espace
child, infanticide fantasy, acting out, guilt, symbolic castration. Analytique Paris et de
Belgique), responsable
de l’unité Clinique du
RÉSUMÉ En s’appuyant sur une vignette clinique d’une IVG couple, SSM Chapelle-
tardive vécue par une jeune fille, l’auteure propose de penser la aux-Champs, Bruxelles.

DOI: 10.3917/cpc.037.0149 149


150 Pour penser la clinique de l’IVG

phrase « J’ai tué mon enfant », entendue répétitivement dans


cette clinique, comme expression consciente du fantasme
inconscient d’infanticide. L’IVG peut alors être envisagée
comme une mise en acte de ce fantasme, ce qui permet de com-
prendre aussi la culpabilité immense qui surgit le plus souvent
après l’intervention. L’auteure propose ensuite de considérer le
sens de cette mise en acte comme une tentative de suppléance,
qui passe par le réel du corps, à une castration symbolique ina-
chevée, c’est-à-dire à une séparation inaccomplie d’avec l’Autre
premier. Cette suppléance ne pourra qu’échouer dans cette voie
de l’acte, si elle n’est pas reprise, tôt ou tard, dans la mise en
mots du sens de l’acte.
MOTS-CLÉS IVG, désir d’enfant, fantasme d’infanticide, pas-
sage à l’acte, culpabilité, castration symbolique.

« Ce que nous croyons découvrir, nous l’avons tou-


jours su. On n’oublie rien. Nous n’avons jamais
chassé de notre mémoire ces quelques syllabes,
l’éclair de lassitude, le mot chuchoté. Nous avons
gardé au plus profond de nous ce geste regretté. C’est
cette part aveugle qui a décidé de notre destinée.
Qu’un grain se glisse dans la blessure si mal refer-
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mée et tout bascule : amours, rêves, certitudes. Notre
chemin se perd sous le sable, pierre sans mémoire qui
coule entre nos doigts, chair des destins fragiles,
ciment des châteaux éphémères. »
Philippe Grimbert, Un garçon singulier, 2011.

Julie, 23 ans, me dit lors de la première séance : « J’atten-


dais avant que cela ne se sache, qu’il soit trop tard. » Les
mots du premier entretien viennent me faire entendre comme
si souvent, les balises signifiantes qui m’aideront à arrimer le
transfert si j’accuse leur réception. Quelque chose tente d’être
entendu et je l’accroche au vol. Je reformule la phrase, telle
quelle. Sans commentaires. Je l’inscris ainsi en gras sur la pre-
mière page vierge de cette rencontre qui pourrait devenir un
travail psychanalytique.
Dès le départ, il s’agit dans le discours à la fois d’un enfant
espéré, attendu (il sera trop tard pour interrompre sa venue au
monde) et pourtant interdit (il faut qu’il ne puisse plus ne pas
Pour penser la clinique de l’IVG 151

venir, pour qu’il vienne). Mon écoute des tout premiers ins-
tants se voit pourtant plus précisément arrêtée par cette néga-
tion et par l’inversion de l’opération subjective : « J’attendais
avant que cela ne se sache, qu’il soit trop tard… » alors qu’on
se serait attendu à : « J’attendais qu’il soit trop tard (pour
qu’il ne vienne pas au monde), avant que cela se sache (qu’il
allait venir au monde). »
Je ne comprendrai que bien plus tard, dans l’après-coup du
travail avec Julie, ce qui était à l’œuvre et que je nommerais à
présent l’inversion temporelle présente dans cet événement
particulier et étrange que constitue une interruption volontaire
de grossesse (IVG). Cette inversion temporelle témoigne en
quelque sorte d’une inversion repérable dans le processus de
séparation, comme s’il s’agissait d’en passer par un acte pour
inscrire une séparation, alors que précisément l’acte vient
faire trace de l’échec de symbolisation, et de sa tentative de
suppléance qui ici, en passe par le corps. C’est ce que le travail
de construction dans l’analyse m’a appris avec Julie. Je n’en
savais rien au moment où elle prononça ces mots. Je ne savais
pas pourquoi ces particularités discursives attiraient mon
attention, ni pourquoi je pensais devoir les épingler dans mon
écoute. Il se révéla pourtant dans l’après-coup - puisque sans
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doute on ne peut jamais rien dire que dans l’après-coup - que
cela avait tout son sens, pour Julie, et pour notre travail, sans
que je le sache et en supposant qu’elle le savait déjà… sans le
savoir.
Julie à cette époque vit toujours chez ses parents, tous deux
fleuristes. Elle n’est pas tout à fait sans savoir qu’elle est
enceinte, mais le cache à ses parents et à son entourage jusqu’à
5 mois de grossesse, période où celle-ci est découverte. Julie est
physiquement assez ronde, ce qui masque sa grossesse pen-
dant les premiers mois. Elle est de plus asthmatique, ce qui
justifie la présence constante de sa mère à ses côtés, matériel-
lement concrétisée par GSM interposés et constamment allu-
més.
À 5 mois de grossesse, Julie fait un malaise à l’école. Un
médecin est appelé, il découvre la grossesse, et le drame fami-
lial s’installe. À cette période, l’IVG en Belgique n’est plus 3 Le délai légal pour
solliciter une IVG est
envisageable 3. Pourtant, cette grossesse est inacceptable pour de 12 semaines en
la maman de Julie, qui a toujours su mieux que sa fille ce qui Belgique.
152 Pour penser la clinique de l’IVG

était bon pour elle et pour qui il n’a jamais été question de
relations sexuelles entre Julie et son ami. Cet enfant doit dis-
paraître puisqu’il n’a pas à exister. La mère décide pour sa
fille et déclare qu’elle doit avorter coûte que coûte. Effective-
ment, ça va lui coûter cher, dans tous les sens du terme, finan-
cièrement, mais surtout psychiquement.
La première fois que je reçois Julie, 9 mois après une inter-
vention pratiquée à l’étranger, elle dit : « Ce n’est pas par
hasard que ça fait 9 mois. Je viens chez vous justement 9 mois
après que ça s’est passé, et ce qui s’est passé, c’est que j’ai
tué mon enfant. » Lors du premier rendez-vous, la mère
accompagne Julie et l’attend avec désagrément dans la salle
d’attente. Elle aurait voulu participer à l’entretien, ce que je ne
soutiens pas, bizarrement, puisque de coutume je reçois ceux
qui veulent être entendus dans le premier temps de la demande
pour mettre le cadre de travail en place dans un deuxième
temps. Ici et je ne sais pour quelle raison, consciente du
moins, j’ai souhaité entendre Julie seule et laisser sa mère tré-
pigner dans la salle d’attente. Elle se devait d’être là, me dira-
t-elle entre les deux temps d’ouverture et de fermeture de
porte, « de crainte qu’il arrive quelque chose à ma fille ».
Quelque chose pourtant était déjà arrivé, c’est bien de cela
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dont il était question. Progressivement, le travail s’installant,
la mère de Julie a cessé de venir, mais elle se manifestait tou-
jours par des appels téléphoniques pendant la séance, jusqu’à
ce que le GSM (le téléphone mobile) devienne silencieux dans
la mesure où Julie le coupait pendant la séance. Cela prit
quand même quelques mois de travail.

« J’ai tué mon enfant… »

Ce que Julie m’a forcée à entendre, ou m’a permis d’entendre,


c’est selon, au sens d’une prise en compte irréversible, c’est
que le fantasme d’infanticide est au cœur du maternel. C’est
même ce qui le caractérise le plus dans la névrose, avec le
désir d’enfant. Un peu comme un envers et un endroit, un gant
qui pourrait se retourner, et nous faire découvrir toutes les
coutures du maternel, aussi explicites et désuètes, que ne sont
les liens d’une fille à sa mère, d’une mère à son enfant.
Pour penser la clinique de l’IVG 153

Ayant eu la chance 4 de travailler dans un centre de plan-


ning où se pratiquaient des IVG, j’avais pu écouter déjà de
nombreuses femmes après cette intervention. Elles m’avaient
rendue sensible à ce qui surgit aussi parfois dans des cures :
des femmes qui reprennent et tentent d’élaborer bien des
années plus tard, ce qu’on peut nommer une affliction, une
peine vive, une douleur profonde, une tristesse insolvable. Et
ce chagrin constitue souvent un roc difficilement dépassable
dans le trajet analytique. Ce sont ces femmes croisées dans un
moment de fracture de leur vie, qui déjà m’avaient donné à
entendre répétitivement la phrase « J’ai tué mon enfant… » 5,
4 Grâce aux résultats
complainte et compagne inlassable, phrase obsédante qui des luttes féministes
saturait leur psychisme, qui les empêchait de vivre et d’enter- ayant permis la
rer enfin cet enfant-là, celui qui n’avait pas de nom comme le dépénalisation de l’acte
et le financement de tels
chantait Anne Sylvestre 6 et pourtant une existence psychique centres qui permettent
indéniable. C’est pourtant Julie qui m’a poussée à l’entendre d’en finir avec la
comme une analyste. Au-delà d’une écoute de la douleur indé- clandestinité et tous les
risques qui y sont
niable, il y avait un appel à la prise en compte, au sens d’un associés, si bien décrits
appel qui serait censé solder des comptes… toujours à préci- dans le roman de John
ser ! Le temps de la plainte était révolu. Restait à tisser les Irving, L’œuvre de Dieu,
la part du Diable , Paris,
béances pour enfin pouvoir prendre congé de l’analyste au Seuil, 1985.
sens où Landman 7 en parle, à savoir inaugurer le temps de
5 Déjà déployé dans un
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l’ingratitude. premier temps
Je vous propose de penser le tissage de cette béance autour d’élaboration in Bastien
Danielle « J’ai tué mon
de l’insistance de la phrase « J’ai tué mon enfant… » et de enfant », ou
l’entendre comme l’expression consciente d’un fantasme l’avortement et
inconscient, le fantasme d’infanticide. Nous pouvons alors l’impossible du deuil des
mères, in Weil
entendre le sentiment de culpabilité consciente qui surgit après Dominique, Mélancolie :
l’intervention, comme trace du fait même que ce fantasme a entre souffrance et
été mis en acte et non comme une question morale, qui aurait culture, Strasbourg,
PUS, 2000, pp. 33-50
trait à une quelconque faute, péché, crime, ou à une culpabili-
sation. Et cette culpabilité consciente, comme on le sait, ne 6 Les paroles de la
chanson sont : « Non,
pourra en aucun cas être liquidée par des paroles d’encourage- non, tu n’as pas de nom,
ment ou de déculpabilisation, puisque ses ancrages sont incons- tu n’as pas d’existence,
cients. tu n’es que ce qu’on en
pense, non, non, tu n’as
Certaines mères n’auront que très peu accès consciemment pas de nom…. »
à ce fantasme. Il restera silencieux. Parfois, il s’enkystera sous 7 Lors de la
la forme d’une dépression postnatale incompréhensible. Le conférence : « Le
transfert chez Lacan »,
plus souvent, il surgira en négatif dans les symptômes, à tra- Espace Analytique de
vers un renversement classique du désir inconscient en son Belgique, Bruxelles,
contraire : dans la crainte de la mort prématurée de l’enfant le 29 janvier 2011
154 Pour penser la clinique de l’IVG

par arrêt respiratoire (et ses vérifications compulsives que


l’enfant respire encore), dans l’angoisse des actes incontrôlés
dus à l’épuisement des premiers mois (« S’il continue à hurler
je le balance par la fenêtre. » 8), dans la crainte de le laisser
tomber par terre, de l’écraser en dormant… Pour les femmes
comme Julie, qui choisiront à un moment ou à un autre l’IVG,
la confrontation sera frontale. Plus moyen de l’éviter, il faudra
alors au mieux tenter de l’élaborer, au pire l’affronter.
Comment dire qu’on a pris la décision – pour des raisons
justes du point de vue de la condition humaine – de ne pas le
garder celui-là, cet enfant potentiel qui a été caché la plupart
du temps et qui surgira seulement, de-ci, de-là, dans les symp-
tômes d’un frère ou d’une sœur, dans ses cauchemars ou ses
dessins 9 ?
Parole impossible à soutenir, secret inavouable et douleur
infinie pour les mères qui restent aux prises avec cette phrase
8 Certains faits
d’actualité mettent qui les hante. C’est un enfant essentiellement imaginaire, tout
d’ailleurs exactement réel de cellules et de chairs fut-il, potentiellement symbolisa-
ces pensées en actes, ble mais qui, pour toutes ces raisons de non- nomination, reste
comme cette jeune mère
ayant jeté du huitième candidat pour devenir un fantôme.
étage son nouveau-né à Qu’est-ce qu’un fantôme si ce n’est un mort vivant, un mort
Toulouse fin août 2010. Il
qui, de ne pas avoir été enterré au sens symbolique de l’adieu
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s’agissait d’un jeune
couple sans histoire et des humains, reste présent parmi les vivants et qu’il s’agit de
d’une jeune mère pour transformer en un vivant mort : un être qui était vivant et qui
laquelle aucune
hypothèse immédiate ne
à présent est mort et dont on peut faire le deuil. De nombreu-
surgit. Décompensation, ses sociétés coutumières africaines savent d’ailleurs très bien
dépression ou passage à que le danger lors d’un décès est bien celui de « l’âme errante »
l’acte ?
et elles œuvrent pour contrer ce danger. C’est ce fantôme qui
9 Comme Françoise
est au cœur de la pensée obsédante du crime 10.
Dolto l’évoque souvent
dans ses présentations Les femmes écoutées dans cette clinique, de toutes reli-
de cas. gions, confessions, états civils et âges confondus, évoquaient
10 Une femme me disait sans relâche cette même phrase qui saturait leurs esprits, tout
des mois après une IVG :
« Vous savez, j’essaye comme dans une clinique du trauma, ramenant sans cesse le
de ne plus jamais passer psychisme à la même trace, au même sillon sur le disque rayé,
dans la rue de votre comme le disait Freud. Elles m’avaient déjà poussée à tenir le
centre mais c’est pas
toujours possible, et fil de l’élaboration psychique, contre vents et marées. Elles
quand je suis obligée et m’avaient permis d’entendre les lames de fond puissantes, qui
que je passe devant la voulant préserver ces femmes de leur culpabilité, ne faisaient
maison, je pense à
chaque fois : “C’est la que les traiter mal psychiquement un peu plus, en ne voulant
maison du crime”. » prendre en compte ce qui saturait leur psychisme… « J’ai tué
Pour penser la clinique de l’IVG 155

mon enfant. » Julie, dans l’outrance de son histoire, m’a obli-


gée à entendre et à penser la nature de ce qui insiste.

Julie

Dès que la mère de Julie est informée, elle entraîne sa fille


dans une spirale de consultations. De médecins en gynécolo-
gues, elle essaye de persuader les uns et les autres que cet
enfant ne peut pas naître. Julie est ainsi emportée, aspirée –
c’est le cas de le dire – dans un mouvement que rien ne semble
pouvoir arrêter. Personne ne semble s’interroger sur le sens de
cette demande. Julie laisse sa mère décider. Comme toujours.
La question analytique « Qui demande quoi ? » est inaudi-
ble à ce moment-là. Cet enfant, bien présent dans le corps de
sa mère est interdit de pensées. Il doit disparaître. En réalité,
le fait que l’enfant ne soit jamais là quand il faut, dévoile les
mêmes caractéristiques non-élaboratives dans la clinique des
FIV 11 et dans celle de l’IVG 12. Même si les données sont dif-
férentes, elles sont pourtant proches : espérer un enfant ou
décider d’avorter, à tout prix, et sans plus avoir de possibilités
pour penser l’acte. Il ne s’agit plus de penser mais d’agir 13,
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l’acte sature l’espace de pensée. Car bien évidemment, la
question importante est de savoir ce que peut représenter cet
enfant pour Julie et son ami, et non de savoir si sa mère est
d’accord ou non, pour qu’il vienne au monde. Pourtant il n’y
aura pas d’interrogation adressée à l’ami qui est très jeune et 11 FIV pour
Fécondations In Vitro.
qui ne sait pas très bien ce qui lui arrive, ni au père de Julie,
qui laisse faire, parce que sa femme, la Mère, sait mieux que 12 « Avez-vous déjà
remarqué qu’il n’y a
lui ce qui est bien pour sa fille. qu’une lettre de
Dans tout le périple, seul un gynécologue demande à Julie : différence entre FIV et
IVG ? » me disait un jour
« Est-ce que vous êtes vraiment sûre que c’est cela que vous un homme égaré dans
voulez ? » C’est une phrase qu’elle reprendra longuement dans cette attente infinie
le travail sous les deux versants de questions qu’elle amène d’une FIV.
dans l’après-coup : la question de son désir propre, et celle de 13 Sylvie Faure-Pragier,
Le désir d’enfant comme
la certitude de son choix. substitut du pénis
Julie dira plus tard : « Au moment où cela s’est passé, c’est manquant : une théorie
stérile de la féminité, in
comme si j’étais sidérée, je n’arrivais plus à penser, j’étais Clés pour le féminin,
comme endormie. » En réalité, elle fait ce qu’elle a toujours Paris, PUF, 1999,
fait : elle laisse sa mère décider ce qui est bon pour elle. C’est pp. 41-56.
156 Pour penser la clinique de l’IVG

ce qui me fait dire que la question de la séparation ne se joue


pas uniquement entre elle et son enfant mais aussi entre elle et
sa mère. Tout se passe apparemment sur un mode assez con-
sensuel. Relativement vite, on leur dit qu’en Belgique cet acte
n’est plus possible, mais qu’en Angleterre, il peut s’envisager.
Elle part donc avec sa mère dans cette aventure transmaritime
et subit une IVG tardive à 29 semaines.
À 29 semaines, il faut le préciser, ce n’est plus une aspira-
tion, c’est en fait d’un infanticide et d’un accouchement qu’il
s’agit, au sens médical et non moral du terme. Pour Julie, c’est
un vrai accouchement. Tout se déroule apparemment bien
dans un premier temps. Elle en parle comme d’un rêve : « C’est
vrai que j’étais là sur la table froide, dans ce pays étranger,
mais ma mère était là avec moi, à côté de moi. » Elle évoque la
scène comme si elle était engourdie, anesthésiée des questions
de son désir propre et d’être au monde comme sujet autonome.
Une partie d’elle-même l’avait autorisée à vivre cet amour et
à en accepter le fruit, une autre se soumettait à l’emprise
maternelle. Elle espérait sans doute au départ, vraisemblable-
ment inconsciemment grâce à l’enfant qui « ne pourrait plus
ne pas être », se séparer de sa mère. Comme si, dimension si
souvent entendue en clinique, devenir mère était la seule
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façon envisageable de cesser d’être fille. Tentative tout aussi
désespérée qu’illusoire pour tenter de s’extraire de l’aliéna-
tion première, puisqu’on sait que le chemin de la séparation ne
peut pas s’accomplir par cette voie-là, bien au contraire !
Julie parle du moment de l’intervention comme si elle était
endormie. Pourtant un bruit précis la « réveille ». La suite
nous évoque plus une dimension traumatique. « Tout s’est bien
passé jusqu’au moment de l’accouchement où j’ai entendu ce
bruit : le bruit de la chute de l’enfant, dans un sac, en plasti-
que sans doute. C’est ce que j’ai pensé en entendant ce bruit.
Je n’ai rien vu, juste entendu, mais j’ai eu la certitude dès cet
instant qu’il s’agissait d’un sac poubelle. » Elle sort de la
sidération avec ce bruit-là.
Elle revient en Belgique. Tout recommence ou semble con-
tinuer comme si rien n’était arrivé. C’est en tout cas certaine-
ment le vœu conscient qui accompagne la fin du périple.
Pourtant quelque chose s’est passé qui va venir forcer l’élabo-
ration. Dans les 9 mois qui suivent, Julie grossit de 15 kilos et
Pour penser la clinique de l’IVG 157

va de plus en plus mal. C’est à ce moment-là que son médecin


me l’adresse.
Elle arrive donc chez moi 9 mois plus tard, et 15 kilos en
plus. Un long travail d’élaboration va s’installer dès ce
moment-là. Il prendra plusieurs années. Il va surtout mettre en
évidence l’intensité du lien fusionnel avec sa mère, et ses dif-
férentes tentatives, tout aussi ambivalentes que soutenues, de
le mettre à distance, de s’en extraire. Ce lien intense, perma-
nent, et maintenu continu grâce à la technologie des télépho-
nes mobiles, se révélera au fur et à mesure tout-puissant. Ni le
père, silencieux, ni l’ami, inconsistant, ne s’y opposaient.
Julie entame sa cure et poursuit sa relation avec son ami,
Thomas. Elle a des projets d’aménagement dans une maison
proche de celle de ses parents, à 50 mètres à peine, dans la
même rue. Ses parents lui offrent cette maison et s’occupent
quotidiennement de son aménagement intérieur. Le père bri-
cole, installe, la mère décore. Julie dans son discours, évoque
son peu d’investissement dans le projet, si ce n’est une fois
encore pour faire plaisir aux parents qui sont heureux de la
voir s’installer, se fiancer et qui pensent déjà au mariage. Julie
maigrit progressivement mais revit de nombreuses crises de
boulimie éprouvées déjà au moment de la période de latence
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et disparues ensuite. Elle cache de la nourriture, dévore, vomit,
tout en continuant à attendre que la maison soit prête.
Cela va durer des mois. Dans cette demeure, il manque tou-
jours quelque chose pour que l’emménagement puisse enfin
arriver. C’est bien sûr ici aussi la question de la séparation, de
l’envol, de l’être sujet au monde autonome qui est en jeu.
Entrer dans ce projet de vie dans une maison préparée par les
parents, avec un compagnon qui n’a pas pris position par rap-
port à la décision d’IVG, c’est à coup sûr ne pas se séparer des
parents. Julie le sait sans le savoir. Elle n’arrive pas à dire non,
à énoncer que son désir propre passe par un autre chemin,
qu’elle doit être au monde seule avant de pouvoir, peut-être,
les retrouver ensuite.
Finalement, Julie et son ami s’installent dans cette maison
parfaitement équipée. Il ne manque rien. Ils y restent deux
semaines. Après deux semaines, son ami la quitte sous un mode
qui une fois encore est peu parlé et qui renvoie davantage à un
passage à l’acte comme seul recours devant l’impossible, qu’à
158 Pour penser la clinique de l’IVG

une séparation choisie. Le drame familial recommence : la


mère et la grand-mère pleurent des jours entiers en pensant au
mariage attendu qui n’aura pas lieu. Julie elle, au lieu de
s’approprier cette maison seule, continue sa vie en réintégrant
sa chambre de jeune fille sans trop de soucis. Elle ne pleure
pas et re-commence à « sortir 14 ». La maison est revendue.
Il fallut encore quelques mois d’élaboration pour que Julie
puisse commencer à penser qu’elle y avait été elle aussi pour
quelque chose, dans ce qui ressemblait à un passage à l’acte
unilatéral de son compagnon. Elle l’avait sans doute préparé,
construit, dit-elle, par ses plaintes et insatisfactions. Le pas-
sage à l’acte de Thomas semblait venir faire écho à l’IVG. Ils
n’avaient pas pu parler tous les deux de ce qu’elle essayait de
travailler en thérapie. Thomas avait été mis par Julie et sa
mère à la place de celui qui accompagne, qui évite qu’elle soit
seule, qui conduit, qui ramène et surtout qui ne s’interpose pas
dans la relation privilégiée avec « La Mère ». Certes, il avait
accepté de prendre cette place qui devait bien l’arranger lui
aussi, celle d’un fils sage, logé, nourri, obéissant aux parents
comme Julie, mais pas celle d’un compagnon venant s’inter-
poser entre fille et mère. Pourtant, sans le savoir, et dans une
ambivalence totale, ce que Julie recherchait désespérément
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c’était quelqu’un qui l’aide à se séparer de sa mère, que pour-
tant elle ne voulait lâcher à aucun prix. C’est ce qu’elle mit
comme sens après quelques mois de travail supplémentaires.
Elle put s’autoriser à quitter la maison familiale et à « tomber
amoureuse ». Il n’était plus question d’une association avec
un frère docile, mais d’un attachement intense à un homme
qui allait lui permettre de sortir des jupes de sa mère.

Un fantasme originaire mis en acte

Le travail avec Julie dont je tente de rendre compte m’a ame-


née à penser cette clinique en deux temps : d’une part repérer
14 « Sortir en boîte » ce fantasme que l’on peut qualifier d’originaire au sens que lui
comme sortir de la
donnait Freud, c’est-à-dire d’une formation qui ferait partie
maison pour entrer dans
sa vie, au sens où Serge du patrimoine de l’humanité, et d’autre part, tenter d’élaborer
Lesourd en parle in le sens de sa mise en acte.
La construction
adolescente, Toulouse, L’archéologie du sujet freudien n’en fait pas état, et pour-
Eres, 2005. tant… Les deux entités désir d’enfant/fantasme d’infanticide
Pour penser la clinique de l’IVG 159

sont inextricablement liées dans le registre du maternel.


Comme un envers et un endroit, un dedans et un dehors : un
dehors conscient et acceptable, désirer un enfant, même à tout
prix 15 ; un dedans sombre comme l’humanité et ses interdits
fondateurs dont celui du meurtre, qui plus est du meurtre de
son enfant. Qui peut imaginer pire crime ? 15 Geneviève Delaisi de
Serge Leclaire confirme, même s’il utilise ce fantasme dans Perceval, L’enfant à tout
prix, Paris, Seuil, 1985.
On tue un enfant sous un autre registre que celui que j’évoque.
16 Serge Leclaire,
Il écrit : « On conçoit sans peine excessive la mort de son pro- On tue un enfant,
chain, on accepte même avec ou sans débat de le tuer, voire de Paris, Seuil, 1975, p10.
le manger. L’horreur du parricide semble devenir plus fami- 17 Dolto écrit : « Pour
lière : Œdipe, de tragédie est devenu complexe. Le droit est une femme qui avorte, il
y a un sentiment profond
reconnu, à l’imagination au moins, de mettre la mère en pièces conscient ou inconscient
et de tuer le père. Mais tuer l’enfant, non ! On retrouve l’hor- de culpabilité (…) La
reur sacrée ; c’est impossible. Dieu même arrête la main plupart des gens ou des
médecins, pensent
d’Abraham 16. » qu’une fois l’avortement
effectué et bien fait, tout
Le fantasme d’infanticide est le moins évoqué dans la litté-
est terminé. Comme
rature analytique, et pourtant si l’on s’en réfère à l’art et aux c’est faux ! Un
poètes comme nous le proposait Freud, c’est Médée qui sur- avortement est toujours
un évènement qui a un
git d’emblée. Médée tue ses enfants… par amour. La mise en effet dynamique
acte de l’infanticide existe bel et bien dans l’art, et dans la inconscient dans la vie
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réalité. La presse rapporte d’ailleurs très régulièrement des d’une femme et de
l’homme qui est à
faits d’infanticide, et cela dans des contrées comme la nôtre l’origine de la
où la contraception et même l’IVG sont tout à fait accessi- conception. (…) un
bles. avortement ne doit
jamais se faire sans
Pourtant, la littérature analytique reste muette au sujet d’un plusieurs entretiens qui
fantasme originaire qui serait sous-jacent. Aucune trace chez vont faire sourdre
l’inconscient, au lieu de
Freud, ni chez Lacan. Dolto l’évoque un peu dans le chapitre le vivre comme un
« À propos de l’avortement », dans Sexualité féminine, mais effacement technique. »,
c’est surtout un texte militant qui en ces temps de lutte appuie Françoise Dolto,
Sexualité féminine, Paris,
avec force et avec détails la nécessité de dépénaliser. Elle évo- Scarabée, 1982,
que pourtant l’énorme sentiment de culpabilité qui y est asso- pp. 335-379.
cié et la nécessité de penser les effets psychiques de l’après- 18 Michèle Benhaïm,
coup 17. C’est bien de cela dont je tente de rendre compte. La folie des mères, j’ai
tué mon enfant, Paris,
Il faudra attendre les auteures contemporaines pour voir Imago, 1996.
surgir ce fantasme, de-ci, de-là. Michèle Benhaïm en 1992 19 Anne
dans La folie des mères, j’ai tué mon enfant s’est attelée à le Dufourmantelle, La
sauvagerie maternelle,
décrire et à le circonscrire18. Anne Dufourmantelle s’y risque Paris, Calmann-Lévy,
aussi en installant son concept de « sauvagerie maternelle 19 ». 2001.
160 Pour penser la clinique de l’IVG

En fait, le fantasme d’infanticide ne semble pas avoir droit


de cité dans la cour des grands. C’en est pourtant un, et la
clinique de l’IVG se révèle très précieuse pour l’approcher
puisqu’on peut y repérer les effets « névrotiques » de sa mise
en acte. En effet, dans les registres plus psychopathologiques
du déni de grossesse, des psychoses puerpérales, voire du
meurtre d’enfant associé à des décompensations délirantes
(mélancolie délirante), il est peu aisé de dégager la structure
d’un fantasme, d’autant que précisément la formation même
du fantasme y est problématique.
Dans la clinique ordinaire de l’IVG par contre, on est régu-
lièrement confronté à des femmes parfaitement névrosées et
qui donnent à entendre les effets psychiques de la réalisation de
ce fantasme, à savoir principalement une culpabilité immense
et difficilement épuisable.
Ce qui est particulier dans le cas de l’IVG, c’est qu’il s’agit
d’un fantasme originaire qui, dans sa mise en acte, est partiel-
lement « dépénalisé de la loi des hommes », dans nos contrées
bien sûr. La dépénalisation signifiant très justement, l’accep-
tation partielle de levée de l’interdit d’un point de vue juridi-
que pour toutes les raisons justes des luttes féministes. Et
pourtant, si l’interdit est levé partiellement du point de vue
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juridique, il ne l’est pas du point de vue psychique. Les fem-
mes ayant eu recours à l’IVG, nous disent que même si, et
heureusement, la morale et le social 20 ne les condamnent plus
pour cet acte, il garde dans leur psychisme la valeur d’une
transgression majeure. Il faut entendre cette dernière et la met-
20 Acceptation toujours tre au travail au risque sinon pour ces femmes, de passer toute
remise en cause par les
opposants à cette liberté
une vie à entretenir un dialogue secret avec un fantôme,
acquise comme les comme dans le roman Le journal d’Hannah 21.
participants de la
manifestation du 27
Soutenir le travail d’élaboration, de mentalisation de l’acte
mars 2011 qui a réunit avec ces femmes ne consiste pas à les déculpabiliser, bien au
3 000 personnes à contraire. Il s’agira de penser avec elles pourquoi, dans une
Bruxelles.
époque et une région du monde où la contraception est libre,
21 Louise Lambrichs, l’information diffusée largement, et où la pilule du lendemain
Le journal d’Hannah,
Paris, La Découverte, est accessible, elles ont dû pour une raison ou une autre, véri-
2002. tablement inconsciente, en passer par un acte ?
22 Alfredo Zénoni, Il s’agit bien d’un passage à l’acte, au sens où Zénoni 22 en
L’autre pratique clinique,
Toulouse, Eres, 2009, parle, non pas comme une irruption imprévisible, mais plutôt
p. 289. parfois comme une lente descente vers un acte qui est un pas-
Pour penser la clinique de l’IVG 161

sage dans le réel, faute d’appui symbolique suffisant. Ici il


s’agit du réel du corps.
C’est dire combien comme dans d’autres tableaux clini-
ques, la naissance du sujet à son propre désir – « Là où était le
ça, le je doit advenir… »- comme le propose Freud- est restée
23 Irène Diamantis, Les
en rade, dans la mesure où la séparation du sujet avec l’objet phobies ou l’impossible
cause du désir de la mère n’est pas complète, pour le dire en séparation, Paris,
lacanien. Ce qui signifie en freudien que l’opération œdipienne Flammarion, Champs
essais, 2003.
n’est pas totalement accomplie. Julie nous en offre un exem-
24 Isabelle Morin, La
ple saisissant, à son corps défendant. Certes pour Freud dans phobie, le vivant, le
le cas d’une fille il s’agit souvent de « liquidation provisoire » féminin, Toulouse,
tant est puissant le courant préœdipien. Il n’empêche qu’il y a Presses universitaires
du Mirail, 2009.
à penser la différence entre avoir un enfant avec/pour la mère
25 Au sens où dans la
et en passer par une IVG pour tenter de se séparer d’elle. Des phobie selon elle, ce
ponts peuvent être faits me semble-t-il, avec la phobie au sens n’est pas l’objet cause
où en parlent Irène Diamantis 23, et Isabelle Morin 24. L’opé- de l’effroi qui importe,
mais le fait qu’il assure le
ration de castration symbolique (la mère manque de quelque support, l’arrimage d’un
chose que personne ne pourra jamais combler et certainement signifiant qui vient
pas un enfant) n’ayant pu être totalement accomplie, une sup- suppléer, dans sa forme
de signifiant-objet, à la
pléance surgit. Un signifiant-objet 25 dans la phobie dit Morin, défaillance symbolique.
comme traitement du réel par l’évitement (du sujet par rapport C’est aussi pourquoi
à son désir 26), un traitement dans le réel qui en passe par un selon elle, la
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« désensibilisation » de la
acte dans l’IVG. L’un et l’autre n’ont pas le même statut, ni le peur de l’objet effrayant
même destin. C’est néanmoins dans les deux cas, de la ques- n’a aucun intérêt par
tion de « l’impossible séparation » entre une fille et une mère rapport à ce qui
constitue la visée de
dont il est question, comme pour Julie. l’opération entière de la
suppléance phobique.
26 À ne pas confondre
Une tentative de séparation… qui échoue avec la dérobade
hystérique qui provoque
la rencontre avec le désir
Là où nous pouvons faire des ponts avec la phobie, c’est qu’il et puis s’y dérobe, selon
Morin.
s’agit dans les deux cas de la défaillance du père réel (et non
27 Au sens où Lacan en
de la réalité) au sens de ce qui viendrait soutenir, au niveau le parle dans La relation
plus élémentaire de l’opération, l’extraction du registre imagi- d’objet (séminaires
naire et l’inscription dans l’ancrage symbolique (Julie doit se 56-57), Paris, Seuil,
1992, à savoir que la
séparer des attentes de sa mère pour naître à son désir propre). castration symbolique
Pour Julie, comme pour d’autres jeunes filles, l’opération de est la conclusion d’un
castration symbolique 27 échoue à cet endroit précis, et ce processus qui nécessite
au préalable les étapes
n’est peut-être pas sans lien avec le fait que malgré toutes les de privation et de
campagnes d’information et de publicité pour la contracep- frustration.
162 Pour penser la clinique de l’IVG

tion, le taux d’IVG chez de très jeunes filles est en augmenta-


tion 28.
La phobie est une plaque tournante 29 qui va dans le
meilleur des cas faire accéder le sujet – même si un travail
psychanalytique est parfois indispensable – après un temps de
suspension, d’arrêt sur image (c’est le cas de le dire puisque la
phobie est une « hémorragie de l’imaginaire » selon Diaman-
tis), à la voie de la différenciation, de séparation d’avec l’Autre
premier. Certaines IVG comme dans l’histoire de Julie sont
des tentatives du même ordre. Pourtant, le recours à l’acte ne
pourra qu’échouer dans cette voie de la séparation, s’il n’est
pas ensuite repris dans le tissage du langage, dans l’élabora-
tion du sens de l’acte, et dans l’épuisement de la culpabilité
consciente associée, y compris dans ses ancrages inconscients.
Et ce n’est pas toujours le cas comme on le sait. On comprend
dès lors pourquoi, dans un nombre important de cas, de candi-
dats, les fantômes deviendront agissants dans la psyché de
celle qui a vécu l’IVG ou de différents membres de sa famille.
On saisit aussi pourquoi chez certaines femmes ou jeunes
filles, des IVG pourront se répéter malgré les conseils, les
informations et les suivis.
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L’IVG peut être dès lors considérée comme une des figures
de déclinaison de l’amour mère-fille, fille-mère. De son ravage,
de sa grandeur, de son ratage dans la différenciation ou de sa
28 Voir notamment poursuite infinie. Dans le recours à l’IVG, en même temps
dans Le Monde du 9 elles y sont, ces filles, au point précis d’énonciation de ce qu’il
mars 2011 p. 2 : s’agirait de faire mourir, – l’enfant du narcissisme primaire –
« 227.000 IVG par an :
le nombre d’IVG ne et en même temps ça rate.
diminue pas et est même Et si l’objet principal d’amour des femmes c’était leur
en augmentation chez
les plus jeunes ». mère, comme l’écrit Freud en 1931 30, aimée infiniment, idéa-
29 « Un aiguillage qui lisée, attendue, rejetée, haïe, décevante. Cette mère qu’elles
permet au sujet de veulent rejoindre, dépasser, mettre au défi par leurs propres
choisir comment il va grossesses, mais dont surtout, encore et toujours, elles tentent
affronter le désir », in
Isabelle Morin op. cit., tout autant de se séparer que de ne surtout pas les quitter…
p. 28. L’IVG serait alors complainte éternelle de ces soupirs, de ces
30 « Sur la sexualité murmures d’humanité, de ces cris, du plus jamais au toujours,
féminine » (1931) In du différent au même, de la rupture à l’amour infini. Elle ne
Sigmund Freud, La vie
sexuelle, Paris, PUF, suffira pourtant pas à tempérer les passions et seule la parole
1969 (1992). pourra dégager les fantômes de l’errance.
Pour penser la clinique de l’IVG 163

BASTIEN Danielle, « J’ai tué mon enfant », ou l’avortement et l’impossible Bibliographie


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ZÉNONI Alfredo, L’autre pratique clinique, Toulouse, Eres, 2009, p. 289.

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