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Sophie de Mijolla-Mellor
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bien Descartes à la recherche de l’ordre des corps de la mère, mais le plaisir d’ouvrir,
raisons, Lautréamont dans son ode aux dilacérer, ce lieu clos et mystérieux,
“mathématiques cruelles”, que Musil1-12, indépendamment et au mépris de la
ou Artaud lorsque ce dernier note : “Le souffrance et de la destruction ainsi infligées.
déterminisme philosophique le plus courant En ce sens, la cruauté apparaît intentionnelle
est une des images de la cruauté car, du mais non relationnelle en ce qu’elle ignore
point de vue de l’esprit, cruauté signifie, l’objet en tant que tel. C’est la confusion
rigueur, application et décision implacable, entre ces deux dimensions qui conduit à
détermination irréversible, absolue”2-13. l’identifier à l’agressivité et au sadisme et
Pourtant le retour à l’état sauvage est tou- donc à en perdre l’essence spécifique.
jours possible, qu’on le nomme barbarie,
La définition freudienne initiale d’une
ignorance de l’autre, ou indifférence narcis-
cruauté qui ne procède d’aucune haine de
sique. Cette dernière cependant, lorsqu’elle
l’objet mais d’une intention prédatrice qui
se joint à la fragilité et à l’innocence du tout
ignore l’altérité de l’objet me guidera dans
petit enfant, attendrit comme un trésor éphé-
l’étude de cette notion à partir de quelques
mère. Et si on en croit Freud, certains
textes littéraires. Contrairement aux
adultes continuent d’y avoir part, je veux
élaborations freudiennes ultérieures qui
parler des femmes narcissiques qui, malgré
l’effacent à l’intérieur de dialectiques objec-
ou en raison de la frustration qu’elles
tales plus complexes, la cruauté peut et doit
imposent, sont irrésistibles, à la mesure du
être définie dans son essence originelle non
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atteste sa qualité d’être étranger, hors que le sourire le plus banal devient
d’atteinte, confrontant le petit enfant que carnassier... Toutes les femmes, loin s’en
nous n’avons pas cessé d’être à une rage faut, ne répondent pas à cette image glacée
impuissante. Rage qui n’est telle qu’à nous et, pour y avoir quelque aptitude, il faut,
rappeler la chute de notre omnipotence comme pour le reste, avoir commencé très
narcissique infantile, que nous envions tôt. C’est, on peut en faire l’hypothèse,
maintenant à l’extérieur de nous. Cette l’élection oedipienne du père pour la fille,
relation d’aliénation à l’autre narcissique, ce double féminin qu’il a engendré et grâce
inducteur de passion pour cela, fonctionne à qui il espère inconsciemment récupérer sa
(partie 2)
dans un échange spéculaire, successif dans le bisexualité perdue, qui va permettre à la
temps, où le passionné a pu être antérieure- petite fille ce statut d’objet de désir inacces-
ment l’objet narcissique désespérant d’un sible. D’autres facteurs devront rendre
autre. Qu’il s’agisse là d’une figure unique- compte du fait qu’elle puisse s’y trouver
ment féminine est pour le moins douteux, figée, mais elle sortira alors des limites de la
néanmoins les stéréotypes l’attestent volon- “cruauté narcissique” pour entrer dans le
tiers et les romanciers l’ont décrite à l’envi. registre de la manipulation perverse. En fait,
Car le dispositif culturel qui fait4-5 de l’hom- cette cruauté est liée à l’emprise narcissique,
CRISES ET CHUCHOTEMENTS
me le demandeur en matière de sexualité formule paradoxale qui résume l’essence du
épingle la femme dans une place où elle peut lien passionnel où le passionné est condamné
effectivement accepter ou refuser d’en- à aimer celle qui, d’emblée, le tient en
tendre sa demande. Elle peut le voir ou... dépendance en lui donnant juste assez
l’ignorer. La cruauté est “au programme”, d’amour en retour pour maintenir sa
pourrait-on dire, dès lors qu’elle peut frus- demande et son espoir.
trer l’autre de la réponse qu’il attend et
exhiber ainsi sa propre indifférence. La cruauté dilacérante
“Cruelle !” est le cri de l’amoureux en atten-
La figuration de la cruauté au féminin, limi-
te de satisfaction, le roman courtois le décli-
tée à l’indifférence narcissique, ne reflète
ne sous des formes sublimées, l’opéra le
que l’un des aspects qui la relie aux fauves et
clame comme un leitmotiv. Que la femme
aux grands criminels. L’autre aspect, celui de
ainsi désignée jouisse du piège qu’elle
la destructivité, manque car on ne peut la
constitue pour le désir de l’autre, voire en
limiter à l’effet ravageant induit par l’égo-
aménage les appeaux s’il se relâche, ou
centrisme (Freud, 1928 b)5-8 du sujet sur
qu’elle parcoure innocemment le champ de
l’autre qui l’investit. C’est aux mythologies
ruines qu’elle n’a ni désiré, ni provoqué, dit-
qu’il faut faire appel pour nous permettre de
elle, revient au même car la cruauté lui est
dégager une essence du féminin qui
assignée de l’extérieur au même titre qu’au
transcende les stéréotypes de la femme cruelle
fauve ou au grand criminel, dont on suppose
et mystérieuse vue par un regard masculin.
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ment, l’inverse. en train d’envahir sans le savoir le territoire
Ainsi la formule se décline comme : d’Eunice, va découvrir l’incroyable ignorance de
- Mon père tue ma mère celle-ci et surtout l’interroger à ce sujet.
- Mon père me tue
L’intérêt du roman de Ruth Rendell est de
- On tue beaucoup de personnes
montrer non seulement le caractère “apathique”
Au début de son Autobiographie, Agatha
au sens de l’absence d’émotion qui caractérise
Christie note : “Faire partie de quelque chose
celle qui va devenir meurtrière, mais surtout
qu’on ne comprend pas du tout est je pense
d’affirmer l’enchaînement inéluctable des faits
l’un des problèmes les plus intrigants de la
qui ne pouvaient que conduire au dénouement
(partie 2)
vie” (op. cit., p. 12). Pouvoir en parler en
tragique. Tout est en permanence reconstruit
termes de “problème” est déjà une manière de
après-coup : que se serait-il passé si Eunice
maîtriser le débordement d’angoisse que
n’avait pas rencontré son amie Joan Smith qui
suscite la révélation d’un inconnu menaçant,
croit être le bras des armées de Dieu ? Est-ce que
constitutif de ce que l’on tenait pour familier
Eunice aurait pu quitter la famille Coverdale
et assuré. Mais, surtout, ce problème est extra-
autrement que par ce quadruple meurtre ? Est-ce
ordinairement érotisé. Lorsque les vieilles
que son analphabétisme aurait pu demeurer secret,
dames qui s’ennuient entendent parler d’un
CRISES ET CHUCHOTEMENTS
ou est-ce qu’elle aurait pu continuer de croire
meurtre dans le village, leur libido se réveille,
qu’elle le cachait ? Toutes ces questions qui
et l’excitation croît jusqu’à l’issue finale où
scandent le roman ont pour fonction de mettre
tout peut être compris. Le meurtrier lui-même
le lecteur face à l’évidence de l’incommensura-
hérite de tous les traits impitoyables de
bilité de la cause et des effets. Nul hasard en
l’enfant narcissique omnipotent et il en
effet, mais une addition de causes qui simultané-
devient de ce fait banal car c’est bien ce fonds
ment expliquent et rendent incompréhensibles
commun de la cruauté qu’Agatha Christie
les effets parce que ceux-ci, pour être compris,
déploie avec art d’un roman à l’autre.
nécessiteraient une cause qui soit suffisante.
Ruth Rendell ou l’indifférence de l’horreur
Si le meurtre est le résultat de la haine destruc-
Mon second exemple porte sur un roman de trice, ou si la souffrance de la victime répond au
Ruth Rendell, L’Analphabète, dont je rappelle plaisir sadique du bourreau, cause et effet
brièvement la trame : ce roman, paru en 1977 apparaissent proportionnels. A l’inverse, dans la
sous le titre beaucoup plus évocateur de situation décrite par l’auteur, la causalité
A judgment in stone, a été porté à l’écran dans s’effiloche dans la banalité quotidienne, et c’est en
une adaptation intitulée La cérémonie. cela que le véritable affect de l’oeuvre s’avère
L’intrigue est résumée dès la première page : être la cruauté, au sens d’une force qui transcen-
“C’est parce qu’elle ne savait ni lire ni écrire de les histoires individuelles. Eunice aurait pu
qu’Eunice Parchman tua les Coverdale.” apprendre à lire, mais elle récuse dès l’enfance
Le lecteur est donc averti de l’issue d’un
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limitant sa vie, à peu de choses près, aux inves- de Patricia Cornwell rencontrent cet intérêt
tigations post mortem auxquelles elle se livre sur chez le lecteur qui les a hissés au rang de best-
les cadavres qui constituent autant de traits sellers, c’est parce qu’ils lui offrent, en toute
d’une étrange union entre elle et le tueur bonne conscience, une ouverture sur la
sadique, au point qu’elle en vient à s’aviser qu’il passion du crime, c’est-à-dire la fascination
pourrait bien les lui offrir comme un chat qu’il opère chez tout sujet. Bien loin de cher-
rapporte une souris à son maître ou un enfant cher à dénouer une énigme, le lecteur est
ses dessins à sa mère ! Le caractère scandaleux invité à y pénétrer toujours plus avant, et
tient à la reconnaissance de la jouissance l’accumulation de détails ne fait qu’épaissir ce
(partie 2)
éprouvée par l’assassin, à partir des traces mystère que Nietzsche exprimait en ces
qu’il laisse sur le corps des victimes 15. Le viol termes à propos de celui qu’il nomme le “pâle
n’est que l’un des aspects de la violence impo- criminel”: “Il avait soif du bonheur du cou-
sée, et les mutilations, leurs formes, leurs teau.” 18. Pour le médecin-légiste en revanche,
significations symboliques, les détails du la lutte est infinie et le mystère se creuse au fur
scénario de torture et enfin la manière dont et à mesure des romans dont l’imagination
l’assassin a disposé du cadavre, voire la posture s’épuise à produire des images qui nécessaire-
dans laquelle il l’a abandonné, vont être ment s’affadissent quand l’effet de surprise est
CRISES ET CHUCHOTEMENTS
interprétés comme signes d’un plaisir de l’assas- passé. Aucune autopsie ne livrera le mystère
sin, redoublé de celui que l’enquêteur lui du Mal, et la cruauté vient ici rattraper
suppose en imaginant l’impuissance et la rage à insidieusement la pulsion de savoir.
laquelle il se trouve réduit lui-même, confronté
comme témoin ayant à s’identifier pour Pour conclure
comprendre. On conçoit qu’il lui faille récuser
le trouble auquel cette identification pourrait le Lorsqu’Antonin Artaud (1964) revendique un
conduire, s’il ne prenait garde de s’en affirmer “théâtre de la cruauté”, il l’oppose à un
dissocié à tout instant. La nécrophilie théâtre psychologique décadent qu’il fait
constitue ici un lien intime et mystérieux entre remonter à Racine et déplore que l’action
les deux versants antagonistes mais réversibles immédiate et violente se soit réfugiée dans des
du Bien et du Mal, et le parcours criminel est genres mineurs tels que le cinéma , le music-
refait en sens inverse par le médecin légiste en hall ou le cirque. Action et cruauté sont pour
réitérant la violence faite au corps de la lui synonymes, déchaînement qui s’oppose à
victime. Celle-ci sera minutieusement décrite, la pensée comme la sensation au langage et au
roman après roman, avec une complaisance et symbolique en général. Cette action extrême
un luxe de détails qui s’autorise de sa visée léga- est corrélative d’une disproportion entre ce
le pour ouvrir à la cruauté l’intérêt du lecteur 16. que vit le sujet et ce qu’il est capable de gérer,
conduisant ainsi à une destruction où toute
Chaque roman ajoute une circonstance sensation disparaît. Ainsi se manifeste en nous
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Cette cruauté exsangue, retour à la matière
non vivante des origines, comment tenter de
la figurer si ce n’est par ces figures archaïques
qui nous ont précipités au monde ?
(partie 2)
une mère toute-puissante, indifférente,
dispensatrice dans un même geste de vie et de
mort. Le geste cruel du criminel de “sang
froid” n’est tel qu’à tenter de s’emparer d’un
tel pouvoir, mais à échelle beaucoup plus
modeste même si le meurtre se fait alors “en
série” et donc illimité dans son voeu.
CRISES ET CHUCHOTEMENTS
Pr Sophie de Mijolla-Mellor
Professeur de Psychopathologie
Université Paris 7-
Psychanalyste
Notes
1-12- Cf. S. de Mijolla-Mellor, Le plaisir de pensée, Paris,
PUF, 1992, p. 145 sq, concernant le fantasme musilien
de l’acte de pensée comme une vivisection.
2-13- A. Artaud, Le théâtre et son double, Paris,
Gallimard “Folio”, 1964, p. 158.
3- Cf. Minutes de la Société Psychanalytique de Vienne, le
6 novembre 1907. Freud intervient pour dire que “la
composante cruelle est “masculine””. Il est vrai qu’il
ajoute qu’elle existe aussi chez la femme et qu’il n’y a pas
fondamentalement de différence entre l’inconscient de
l’homme et celui de la femme.
4-5- Ou plutôt “qui faisait”, les habitudes à cet égard
étant en rapide évolution.
5-8- S. Freud, “Dostoïevsky et le parricide”, (1928b),
“Deux traits sont essentiels chez le criminel : un égo-
centrisme illimité et une forte tendance destructrice” .
6-9- Ce qui est le cas, en revanche, au niveau fantas-
matique pour le sang de la rupture de l’hymen.
7-10- S. de Mijolla-Mellor, Le besoin de savoir, Paris,
Dunod, 2002, chap. 1.
11- P.prénom Bidou, Le mythe de Tapir Chamane,
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