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Dan Kaminski

Condamner

Une analyse des pratiques pénales


Copyright
© ERES, Toulouse, 2015

ISBN papier : 9782749246796


ISBN numérique : 9782749246802

Composition numérique : 2016

http://www.edition-eres.com

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de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété
intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
Destiné à devenir une référence en sociologie de
l’administration de la justice pénale, cet ouvrage est construit
sur le double sens du mot « condamner » : ce mot désigne bien
sûr la pratique spécifique des tribunaux voués à la
condamnation des auteurs d’infractions, mais aussi
l’orientation de l’ensemble des activités du système pénal.
L’auteur présente des outils d’analyse des pratiques pénales, en
suivant une démarche progressive, allant de la perspective la
plus impersonnelle (systémique), vers une approche de
sociologie morale, en passant par des ressources de la sociologie
des organisations et du travail. La thèse qui justifie une telle
démarche se décline de la façon suivante : - le système pénal est
loin de fonctionner «  à la loi  »  ; - les pratiques des agents,
qu’elles respectent ou non la loi, relèvent d’un arbitrage entre
les normes légales et des normes organisationnelles et
professionnelles qui se concurrencent et, parfois, se
contredisent  ; - il importe donc d’examiner les normes mais
aussi les justifications de l’action dans les cas d’arbitrages
pratiques des juges du tribunal correctionnel dont l’ethos
professionnel a été empiriquement approché par l’auteur. Loin
des stéréotypes juridiques et médiatiques, ce livre permet de
comprendre une pratique, le système dans lequel elle s’inscrit
et les normes qui la façonnent.
Ta ble des m a tièr es
Introduction
Le nom de la chose
Condamner
La justice pénale : une arène et sa clôture
Comment concevoir l’action pénale ?
L’autonomie relative de la loi, des pratiques et des
justifications

Première partie. La justice pénale comme système d’action

1. Domination versus régulation. La justice pénale comme


système
La justice pénale : définition
La justice pénale : un système

2. Law inaction. L’ineffectivité de la loi


Une lecture administrative positiviste
Une lecture biopolitique de l’ineffectivité de la souveraineté
légale
Une lecture pragmatique de l’ineffectivité juridique

3. Action with law. La mobilisation des ressources normatives


La création de la loi : la mobilisation politique d’une
ressource
L’« application de la loi »
Le droit : outil de clôture et de justification

Deuxième partie. L’empire de la justification

Présentation

4. Justifica(c)tion. Ce que condamner fait dire


La justifica(c)tion
Le chercheur demande : « Qu’est-ce que condamner ? »
L’ethos de la justification : les trois conditions morales d’une
condamnation

5. Conclusion. Ce que condamner veut dire


Le mot condamner
L’action pénale comme épreuve de justification
Que veut dire condamner ?
La mission, l’activité et la justification

Bibliographie

Remerciements
Introduction

« ... il réfléchit longuement à ce qui venait d’arriver. Ce qui


le frappait le plus, c’était cette sauvagerie qui émanait
non seulement de celui qu’on avait arrêté, mais de la
victime, des agents, des voisins, du commissaire de
police. Ce crime en avait permis cent autres. Personne
n’avait plus pensé à cacher ses pensées les plus laides. Il
revoyait sans cesse le regard d’un locataire qu’il avait
surpris en arrivant dans la cour, regard où brillait la joie
d’assister à un drame sans en être un des acteurs. »

Emmanuel Bove, Le pressentiment

Le nom de la chose

I l s’est passé quelque chose. Un geste a été posé. On l’imagine


souvent adroit et lâche. On l’envisage souvent sous l’angle
des conséquences dommageables qu’il produit. Il est parfois
maladroit et courageux. Il est souvent très douloureux
physiquement et psychiquement. Il peut aussi ne faire souffrir
personne en apparence. Parfois il ne s’agit même pas d’un
geste, mais d’une abstention ou d’une situation plus ou moins
prolongée. Parfois encore, geste ou non, cette chose n’est
observable par personne, sauf par celui qui cherche à
l’observer. Certains des protagonistes de cette « chose » sont ou
se sentent préjudiciés, d’autres l’ont entendue ou vue, d’autres
encore s’enfuient. Très souvent, lorsque quelqu’un se
représente cette chose qui s’est passée comme portant atteinte à
ses intérêts ou à ses droits, il (elle) la concevra comme un
problème ouvrant de nombreuses options de réaction : ne rien
faire, hausser les épaules avec un brin de culpabilité,
considérer la chose comme un accident ou un coup du sort,
intervenir pour arrêter la chose en cours, régler ses comptes,
immédiatement ou ultérieurement avec celui (celle) qui
apparaît comme l’auteur de la «  chose  », menacer de
représailles, se plaindre autour de soi, dénoncer la « chose » et
celui qui y est mêlé dans le voisinage, la famille, le milieu
professionnel, faire jouer les clauses d’un contrat d’assurance,
s’adresser à la police.

Cette chose, qui n’a pas de nature, fait l’objet d’une activité
interprétative. Et cette interprétation produit des effets. Les
choses qui arrivent et qui font mal sont rarement vécues sur le
mode de la tautologie réductionniste : « cette chose n’était que
cette chose  ». Nous nous comportons souvent comme les
enfants de Piaget, intentionnalisant toute souffrance produite
comme le fait d’un autre. Le meurtre fraternel d’Abel par Caïn
constitue, pour beaucoup, le mythe fondateur de la violence.
Mais la tradition coranique (telle que restituée par Fethi
Benslama et Jacques Vigneault) présente une version non
manichéenne du conflit entre deux frères. «  Au lieu de nous
présenter d’un côté la haine de Caïn et de l’autre l’innocence
d’Abel, elle nous met en présence de deux haines étroitement
enchevêtrées, l’une appelant l’autre et aucune n’étant plus juste
ou plus injuste que l’autre. Caïn, bien sûr, a tué Abel, mais ce
dernier a délibérément appelé sur lui ce meurtre  » (Vigneault,
2008, p.  52). On entendrait Borges, dans son poème «  Les
justes », lorsqu’il prétend que peut « sauver le monde […] celui
qui justifie ou cherche à justifier le mal qu’on lui a fait ».

À  propos de l’art, Nathalie Heinich (2008, se référant à Didi-


Huberman, 1992) soutient que les personnes directement
concernées par la chose suivent un « régime de croyance » qui
convertit l’expérience en «  énigme à élucider  ». Qui est
responsable de la chose  ? Pourquoi moi  ? Que s’est-il passé  ?
Tout comme dans l’interprétation de l’événement artistique,
trois opérations interviennent : l’intellectualisation, qui cherche
à transformer la sensation –  douleur, peur, colère  – produite
par la chose en un récit intelligible  ; la (dé)valorisation de la
chose ou de ses protagonistes, où la narration prend des
couleurs normatives et s’accompagne de métaphores destinées
à renvoyer les choses et les gens à une évaluation morale,
sociale, légale ou destinale  ;  la justification, par l’imputation
d’une action – c’est lui qui l’a fait – et d’une intentionnalité – il
l’a fait exprès. La justification donne du crédit à la « chose » en
lui affectant une qualification : par exemple, c’est un crime ; et
un crime a besoin d’un auteur. Cette dernière qualification
«  justifie  » l’existence de la chose pour la faire entrer dans un
espace de traitement spécifique, dans lequel sera
«  définitivement  »  (et illusoirement) réglé le sort des
interprétations divergentes éventuellement conflictuelles entre
elles. En adaptant légèrement le propos de Heinich (2008, p. 28),
on peut dire que, confronté à la chose, on la reçoit
intellectuellement, on lui attribue une valeur disqualifiante et
on cherche (avec ou sans succès) à la requalifier dans un cadre
d’ajustement, qui va la dépouiller de sa richesse pour n’en
conserver que les seuls éléments qui «  s’ajustent » à ce cadre  ;
on l’extraira ainsi du monde – cet espace indéterminé – pour la
faire entrer dans la réalité –  espace de sécurité où les choses
sont définies  – selon les termes de Boltanski (2009). Ces trois
facteurs de l’interprétation sont présents dans toute forme
d’activité ou d’inactivité sensible, pour autant que la «  chose  »
soit perçue par quelqu’un comme méritant interprétation.

Dans la concurrence des interprétations possibles, le «  crime »


trouve une place particulière. Il suppose, tout d’abord, le
recours à un répertoire légal de définitions et à une
administration dont la raison sociale est de valider ou
d’invalider cette interprétation. Ensuite, il procède de la sorte
en vue (et sans garantie) de faire condamner celui qui sera
perçu comme son auteur. L’administration de la justice pénale
est cette ressource publique que l’intellectualisation, la
(dé)valorisation et la justification comme « crime » d’une chose
qui a posé problème mettent en activité au profit d’un objectif
que Nils Christie (2005) a qualifié par les termes suivants : « la
délivrance intentionnelle de la douleur  » à celui qui sera
condamné pour avoir été identifié comme auteur responsable
de la chose. Enfin, l’administration de la justice pénale
intervient en se présentant elle-même comme impérative et
exclusive  : dans la rationalité pénale, un crime est un crime
(tautologie)  ; à ce titre il doit faire l’objet de l’intervention
pénale (impérativité) ; il ne peut être qu’un crime (exclusivité),
éliminant «  rationnellement  » des formes de réaction
alternatives, peut-être moins sévères et moins excluantes que la
peine, nom donné à la rétribution juridique du crime. Cette
particularité relève d’une rationalisation des prétentions
étatiques et légales à contrôler la chose, au moins
sémantiquement. Nommer une chose «  crime  », c’est déjà la
condamner, car cette appellation, même sans garantie de
succès, sert exclusivement ce destin.

Lorsque l’on a affaire publiquement à l’ambiguïté que nous


pouvons ressentir devant le récit d’un cambriolage audacieux,
réussi sans violence ou au préjudice d’une banque (comme si la
banque disposait d’un argent qui n’appartient à personne en
particulier), l’interprétation peut valoriser l’audace, le courage,
l’intelligence voire l’esthétique de la «  chose  », concurrençant
l’impérativité et l’exclusivité apparentes de l’interprétation
criminelle. L’ambiguïté s’accroît lorsque l’impérativité et
l’exclusivité se dédoublent : un crime selon la loi certes, mais un
geste de défense, de justice ou de désespoir selon la lecture
clémente de certains faits divers jugés parfois plus malheureux
qu’indignes. Pire encore, lorsque l’analyse politique permet de
conclure que l’histoire des luttes raciales et sociales, des
combats féministes et des revendications des minorités
sexuelles, par exemple, démontre « la contribution du crime et
des perturbations aux transformations politiques
démocratiques  » (Scott, 2013, p.  56). Impérativité et exclusivité
sont aussi mises en défaut lorsque, pour des raisons
administratives variées, l’interprétation «  criminelle  » et les
actions qu’elle libère s’avèrent moins performantes qu’une
interprétation rivale et ses conséquences pratiques. Dans de
nombreuses situations d’illégalismes populaires, la réponse
privée –  cette «  vengeance  », souvent mal connue (voir
Beauthier, 2005  ; Verdier et coll., 1980), contre laquelle le
système pénal trouve une légitimité multiséculaire – peut tout à
fait concurrencer la réponse publique pénale. Dans le domaine
des illégalismes privilégiés, tels les délits financiers, il reste
possible, pour leurs auteurs, de prétendre qu’ils ne sont pas des
criminels, qu’ils cherchent simplement à faire des « affaires » ;
la loi belge, en écho, a récemment rendu possible l’évitement de
la condamnation à tout moment par la transaction. Dans ces
mêmes contentieux, le discrédit social peut suffire à
sanctionner l’auteur présumé de la «  chose  ». Donc, des
intimidations «  privées  », éventuellement musclées, et des
règlements «  civils  » peuvent se présenter, en pensée et en
action, comme plus efficaces sinon plus légitimes que la
condamnation pénale.

Condamner

Trois objectifs pédagogiques sont noués dans cet ouvrage. Il


s’agit, avant tout, de proposer une sociologie de l’administration
de la justice pénale et de rendre compte de façon synthétique et
illustrée de courants de recherche qui contribuent à former une
telle sociologie. Il s’agit ensuite de donner accès, aux étudiants
en criminologie comme aux autres lecteurs intéressés, aux
sources francophones principales et aux enseignements
significatifs de ces courants de recherche. Il s’agit enfin, dans le
fil d’une construction théorique progressive, de présenter les
résultats d’une recherche empirique fondée sur des entretiens
menés avec des magistrats œuvrant au tribunal correctionnel et
portant sur la question  : «  Qu’est-ce que condamner  ?  » Cette
question rend un double service  : il s’agit effectivement de
trouver des réponses relatives à la nature de cette activité
spécifique, qui constitue le pivot du travail du juge  ; il s’agit,
grâce à la difficulté qu’éprouvent les juges à y répondre,
d’entendre leurs manières de rendre compte de l’action pénale
et de la contribution qu’ils y apportent. La question est donc à
la fois importante pour elle-même et pour la façon dont elle
conduit les juges à parler de leur travail et de son
environnement. Le privilège accordé dans ces pages au juge
correctionnel repose sur deux motifs  : d’une part, bien que
surdéterminée par des dispositions systémiques et par les choix
et les activités d’autres agents privés et d’autres agences de
l’administration de la justice pénale, la mission du juge –  la
perspective de faire condamner une infraction par un
tribunal  – oriente elle-même ces activités préalables  ; d’autre
part, la recherche francophone a plutôt délaissé, ces dernières
années, l’observation du tribunal au profit de l’observation
d’autres agences  : police, ministère public, administration
pénitentiaire, travail social en justice.
Le verbe condamner représente à la fois, selon une pensée
finaliste, une orientation générale et transversale des activités
du «  système pénal  », et une de ses activités spécifiques,
produite par la parole du juge qui, conformément à la loi,
prononce une condamnation singulière. On retiendra les deux
significations du mot, qui président à l’organisation de cet
ouvrage  : sur le plan théorique, c’est le premier sens qui
prévaudra ; sur le plan empirique, la seconde signification sera
privilégiée, aux fins de rendre compte de l’ethos professionnel
des magistrats et de déterminer la portée singulière du mot.

L’activité de l’administration de la justice pénale fait l’objet


d’une segmentation organisationnelle entre des fonctions de
création de la loi, d’enregistrement des infractions, de
qualification, de poursuite, de décision, d’exécution, fonctions
elles-mêmes assorties d’options alternatives (abolir la loi, ne pas
enregistrer une infraction, ne pas la poursuivre, acquitter, ne
pas exécuter une décision judiciaire). Il importe cependant de
souligner que l’ensemble des activités segmentées est orienté
proactivement ou rétroactivement par l’activité décisionnelle
du juge, prenant la forme juridique de la condamnation. C’est
en quelque sorte en fonction du pouvoir de condamner conféré
au juge pénal que la rationalité juridique oriente et organise les
activités préalables, sinon préventives, ou ultérieures à
l’exercice de ce pouvoir. Ces activités préalables et ultérieures
sont à la fois internes au système pénal et externes – politiques
et médiatiques – à ses opérations techniques spécifiques.
Mais l’infinitif « condamner » représente, plus spécifiquement,
une des fonctions du juge pénal (de police, correctionnel ou
d’assises) qui est loin d’être exclusive, puisque le juge peut aussi
acquitter ou suspendre la condamnation. Il ne le fait, par
ailleurs, qu’au terme d’une procédure réglée. Si ce verbe mérite
de représenter un propos plus large de sociologie de
l’administration de la justice pénale, c’est parce que toute
l’activité de cette administration est orientée par cette
possibilité conférée au juge, suivie de l’exécution de sa décision.
Juger manquerait de précision, car il s’agit là, d’une part, d’une
activité du pouvoir judiciaire largement entendu (tribunaux
civils et administratifs compris) et d’une faculté humaine que
Hannah Arendt a valorisée comme essentielle à la vie elle-
même. Punir ne conviendrait pas non plus, parce que la
punition est une activité sociale élémentaire que l’on retrouve
dans de nombreux espaces sociaux, tels la famille et l’école, le
plus souvent de nature éducative ; elle ne renvoie pas plus que
le jugement à un ensemble articulé d’activités spécifiquement
pénales. En résumé, nous exerçons tous les jours une faculté de
jugement qui nous est précieuse et nous punissons nos enfants
(par exemple), mais nous ne les condamnons pas. Bien que les
usages du mot condamner renvoient aussi à d’autres espaces de
décision – médical, diplomatique, politique ou architectural –, le
terme fait l’objet, dans la rationalité juridique moderne et dans
l’imaginaire qu’elle a contribué à façonner, d’une appropriation
pénale.
La justice pénale : une arène et sa
clôture

Ce livre est consacré à ce que, en anglais, on nomme criminal


justice et, en particulier, à sa représentation systémique (voir
Connidis, 1982). Il n’est pas facile de nommer conceptuellement
cet objet car les concepts sont connotés théoriquement, et
parfois empiriquement contestables. Sans doute Nobles et
Schiff (2001) nous suggèrent-ils la métaphore la plus juste et la
moins étroite conceptuellement. Les auteurs considèrent la
justice pénale comme une arène, un site d’interactions
relativement stables entre de nombreux systèmes de
communication. L’avantage fondamental d’une telle définition
se tient dans son ouverture : cette définition ne renvoie pas ce
site d’interactions à un univers de normes prédéterminé et
surdéterminant des activités qui s’y produisent. Mais elle
présente aussi un inconvénient, puisque cette ouverture
empêche la clôture analytique de l’objet « justice pénale ».

La perspective systémique des criminal justice studies présente


un second écueil  : au nom du cloisonnement des systèmes
sociaux tels que pensés par Niklas Luhmann, la création de la
loi relève du système (de communication) politique, alors que
son application relève du système (de communication)
juridique. Sans entrer ici dans une élaboration théorique rivale
(résumée par Piéret, 2013), mon propos tient à considérer
«  ensemble  » la création de la loi et son application au nom
d’une solidarité constructiviste, faisant de la loi une ressource
mobilisable. Qu’il s’agisse de la créer ou de l’appliquer, la loi
sera dans ces pages considérée comme l’instrument de l’action.

La métaphore de l’arène présente d’ailleurs une dimension


supplémentaire, commune aux pratiques de création et de mise
en œuvre de la loi : un combat s’y déroule. « L’adversarité » des
processus en jeu constitue une caractéristique spécifique de
l’action juridique, et en particulier du procès pénal. Même si
des processus réducteurs de cette adversarité sont observables,
la conflictualité se joue à tous les niveaux de la construction de
l’objet : la création de la loi, son application et sa transgression.
La loi, votée par une ou plusieurs assemblées parlementaires,
est un enjeu conflictuel porté et rejoué sur la scène
institutionnelle. La justice pénale, même dans sa version la plus
étriquée et la plus commune, met en scène un conflit social et
sa clôture, a priori par la loi et a posteriori par la voie du
jugement (cette clôture ouvrant souvent de nouveaux conflits).
Pour des raisons politiques et historiques que décrit notamment
Thierry Lévy dans son Éloge de la barbarie judiciaire (2004),
cette adversarité est loin d’opérer à armes égales  : elle laisse
souvent sans voix et sans moyens l’adversaire, le suspect, le
prévenu, le condamné, sous les diverses appellations qu’on peut
lui donner selon les étapes de la procédure à laquelle il est
soumis. Le combat ne conduit plus, ici et aujourd’hui, à la mise
à mort, physique du moins  ; il n’en reste pas moins qu’il
constitue un des dispositifs institutionnels les plus violents des
États dits «  démocratiques  », en concurrence sérieuse avec le
sort réservé aux demandeurs d’asile par les politiques de
restriction de l’immigration.

Il est arbitraire et malaisé, pour plusieurs raisons, de tenter


d’isoler l’action pénale de son environnement institutionnel et
social. En effet, il existe tout d’abord un continuum entre des
dispositifs que l’on peut qualifier de préventifs (qui concernent
l’éducation, l’ordre public ou la santé publique) et les dispositifs
punitifs qui caractérisent l’institution pénale. Ensuite, les
mêmes agences –  les services de police  – sont chargées de
fonctions multiples et diversifiées de contrôle social parmi
lesquelles l’approvisionnement du système pénal. Enfin, on
prend de plus en plus conscience que des formes d’action
réticulaires se développent entre des modalités de contrôle
social autrefois fortement différenciées et étanches  ; ces
nouvelles formes d’action dissolvent partiellement la
distinction classique de Black (1976) entre les types de contrôle
punitif, compensatoire, thérapeutique et conciliatoire (voir
aussi Faget, 2013, p. 175). Il n’en reste pas moins que, malgré ces
difficultés, le contrôle pénal est et reste caractérisé par la
criminalisation légale de comportements et par la mise en
action des agences destinées à déterminer la culpabilité ou
l’innocence de l’auteur présumé de ces comportements, et à
tirer des conséquences punitives.

On peut dès lors suggérer une définition qui fait de la justice


pénale l’ensemble articulé de pratiques de création et
d’application de la loi pénale et d’exécution des sanctions prises
en son nom, par des organes publics (polices, ministère public,
cours et tribunaux, administration pénitentiaire et maisons de
justice) institués aux fins d’enregistrer et de traiter des
situations problématiques définies comme infractions pénales,
et de prendre en charge les personnes considérées comme leurs
auteurs. Les pratiques pénales, au cœur de cette définition,
consistent, pour ces organes, à sélectionner parmi les
événements sociaux ceux qui recevront une définition
juridique pénale, à définir et à mettre en œuvre les procédures
publiques de leur «  traitement  ». Les découpages normatifs du
droit déterminent donc les limites de l’objet sociologique. Si le
qualificatif « pénal » est pertinent pour spécifier l’activité sous
examen, c’est en tant que le droit auquel il renvoie est le droit
pénal, et que ce qui spécifie ce droit est l’institution d’une
sanction particulière que l’on appelle «  peine  »  ; mais ceci ne
signifie pas que les procédures de traitement de l’événement
nommé infraction aboutissent nécessairement au prononcé
d’une peine. La condamnation, eu égard au nombre de faits
connus à l’entrée du système, constitue quantitativement une
issue plutôt rare  : en 2010, les polices de Belgique ont
enregistré, selon leurs propres sources, 1  028  454 infractions.
Bien que les unités de compte et les modalités de construction
des données statistiques soient différentes et n’autorisent
aucun calcul  digne de ce nom, la différence des ordres de
grandeur entre le chiffre cité et le nombre de condamnations
décidées en 2011 n’en est pas moins éclairante. Ce nombre est –
  toutes juridictions confondues  – de 243  188, parmi lesquelles
54  328  amendes, 7  860  peines de travail, 25  859  peines
privatives de liberté et 25 776 peines privatives de liberté avec
sursis. Par ailleurs, il importe de préciser que la peine comme
enjeu de décision n’est pas l’aboutissement des pratiques
pénales, puisque le cours de son exécution ne sort pas de
l’arène.

Comment concevoir l’action


pénale ?

« Justice is a cottage industry. »

Ian Hamilton Finlay, Discours imaginaire de Saint-


Just

L’objet de la sociologie de l’administration de la justice pénale


est l’action pénale. Cette action, pour singulière qu’elle
apparaisse, constitue un ensemble de pratiques témoignant
d’usages sociaux de la loi. Par usage social de la loi, on entendra
les pratiques diverses qui contribuent à la création de la
ressource juridique pénale et à sa mobilisation dans les
processus institutionnels voués à sa mise en œuvre.

L’usage social de la loi est un concept qui suggère, d’une part,


que la loi est un instrument de l’action bien plus que sa norme
et, d’autre part, que cette instrumentation est sociale,
autrement dit qu’elle répond à des enjeux et à des normes de
différenciation (populations), de régulation (systèmes) et de
construction (profession) sociale. Prenons en exemple
l’article  195 du Code d’instruction criminelle belge qui impose
au juge correctionnel la motivation du choix et du quantum de
la peine. Ce type de dispositif normatif, de même que son
équivalent en matière de détention préventive (§5 de l’article
16 de la loi de 1990  : qui prévoit, outre les conditions précises
du décernement du mandat d’arrêt, que le juge mentionne les
circonstances de fait de la cause et celles liées à la personnalité
de l’inculpé qui justifient la détention préventive eu égard aux
critères légaux), soumet la décision à des exigences
apparemment drastiques de motivation, souvent
« contournées » par le recours à des formules stéréotypées dont
l’objectif n’est plus de rendre difficile et d’accroître
pédagogiquement la légitimité de la peine, mais bien de réduire
autant que possible des opportunités d’appel formé contre la
motivation écrite du jugement (Killias, 1994). Entre les raisons
(sociales) qui ont intimement justifié le choix de la peine ou du
mandat d’arrêt et les raisons juridiquement acceptables et
formulées dans le mandat ou dans le jugement, se situe l’espace
de l’usage social de la loi. Le recours au concept d’usage social
de la loi doit être bien compris  : il ne s’agit aucunement d’un
concept à vocation dénonciatrice (même si des phénomènes
d’abus peuvent être dénoncés)  ; au contraire, sa vocation est
sociologiquement descriptive. Ainsi, la dimension d’arbitraire
qui peut ressortir de l’existence d’un tel « espace » doit être non
pas dénoncée comme telle mais, au contraire, avant tout perçue
comme l’espace de la discretion. Ce terme anglais qui constitue
le fil rouge critique de toutes les recherches sur le sentencing
renvoie, en français, à celui de pouvoir discrétionnaire. Or ce
pouvoir n’est pas en soi un problème : il occupe, sous des noms
qu’il s’agira de différencier, l’espace entre la loi et son usage
social, et il peut l’occuper pour le meilleur comme pour le pire.
La discretion est autant le nom de la sagesse pratique
(phronesis) et critique que celui de l’abus auquel on l’associe le
plus souvent. Cette option est notamment soutenue par une
publication récente de Didier Fassin et ses collaborateurs
(2013), dont la sociologie morale (comme la sociologie de
Boltanski et Thévenot) permet de surmonter un obstacle
éthique de la recherche. Une sociologie digne de ce nom doit
faire état de la critique dont les acteurs sociaux sont les
porteurs, en faisant reculer du même coup une perspective très
fréquente qui réserve aux seuls chercheurs la capacité critique
d’observer des acteurs sans discernement. Ainsi, le pouvoir
discrétionnaire (discretion) qui s’exerce dans les deux
directions –  clémence ou sévérité  – est socialement différencié
et moralement justifié. Il n’est aucunement question d’adhérer
à la différenciation et à la justification, mais bien d’en
comprendre les ressorts et de dépasser la mollesse et
l’indétermination de ce concept.

Faire une sociologie de l’administration de la justice pénale


n’est pas faire la sociologie de ses composantes. En effet, la
sociologie de la police par exemple requiert (comme l’indiquent
Brodeur et Monjardet, 2003) un détachement du discours
normatif dominant qui veut que la fonction de police soit
réduite à la fonction de l’enquête judiciaire. Si cet ouvrage fera
place à la police, c’est en tant qu’elle participe à l’action pénale,
qu’elle s’active elle-même sur l’arène de la production du crime.
Faire la sociologie des composantes de l’administration de la
justice pénale –  polices, justice, services d’exécution des
peines  – est un projet trop multiforme pour être embrassé en
un seul ouvrage. Plus on avance dans le « système pénal », plus
l’activité des agences concernées est spécialisée dans l’activité
pénale. Il serait donc malvenu de lire cet ouvrage en croyant
que l’activité de la police ou celle des juges ne serait que pénale.
On en tirera encore des preuves nouvelles, à frais théoriques
nouveaux chez Ericson et Haggerty (1997  ; 2001). Au risque
donc du réductionnisme, ce livre est consacré à une manière de
décrire et d’analyser les activités contributrices de diverses
agences à l’action pénale. Il reste dès lors à définir ce qu’on
entend par «  action pénale  ». C’est, quoi qu’il en soit de ses
nobles ou moins nobles objectifs, l’action de faire (ou de ne pas
faire) et de mettre en œuvre (ou de ne pas mettre en œuvre) la loi
pénale. La loi constitue une ressource d’action pour des types
d’auteurs qui contribuent à la créer, et dont l’identification
déborde largement la délimitation des auteurs
constitutionnellement reconnus au titre de « législateur ». En ce
qui concerne la mise en œuvre de la loi, même si la normativité
institutionnelle pénale n’est pas nécessairement dominante
dans l’activité en question, il reste qu’elle porte son nom et que
la loi pénale la structure et l’oriente au moins symboliquement.

Faire une sociologie de l’administration de la justice pénale


consiste donc à s’intéresser aux relations entre ses
composantes, relations qui, pour être symboliquement
dominées par le droit, ne sont pas contraintes par lui. Des
relations entre agences se révèlent parfois circonscrites à des
relations entre acteurs individualisables (à propos des relations
de confiance entre policiers et magistrats, voir Mouhanna,
2001). Il est aussi des relations entre agences qui dépassent les
actes singuliers des acteurs ; il en va ainsi de « l’administration
pénitentiaire [qui] dépend étroitement de l’activité des
instances pénales, qui, de la police au juge, contribuent à
l’alimenter » (Mary, 2001, p. 498).

L’action pénale présente un trajet canonique, dont le discours


du droit est le descripteur, certes normatif. Cependant, le
processus pénal peut tout aussi bien être considéré comme un
dispositif de contrôle normé par le droit donné à une
administration de ne pas faire subir les conséquences
légalement instituées de la commission du crime, et de ne pas
prendre les décisions segmentées qu’elle entraîne selon le code
ou les lois de procédure. C’est toujours sous la menace de la
dessaisie vers l’autorité « suivante » (selon le trajet canonique)
et sous la menace du pire (de la procédure la plus lourde, la
plus risquée, de la peine la plus lourde ou du refus d’un
allègement) que se structure l’enchaînement des décisions
prises dans le cadre de l’action pénale.

Le droit pénal (entendu de la façon la plus large et comprenant


notamment le droit de la procédure pénale) a une forte
tradition d’alliance avec la philosophie pour des raisons
fondamentales et formelles. Fondamentales, puisque la
philosophie s’intéresse à justifier la peine ; formelles, parce que
les deux discours – juridique et philosophique – se concentrent
sur la construction d’arguments inscrits dans un cadre normatif
(Nelken, 1987, p.  141). Les sciences sociales ne bénéficient pas
d’une telle alliance, parce que traiter du phénomène criminel et
du phénomène pénal comme objets d’une sociologie
«  normale  » semble faire l’impasse sur le scandale du premier
et sur la nécessité du second. Il faut probablement attendre les
années 1970 pour que se développe, sous l’influence du courant
systémique en sciences sociales, un savoir «  utile  » sur
l’administration de la justice pénale, utile en ceci qu’il peut être
considéré comme relevant d’une approche fonctionnelle,
alimentant une criminologie dite «  administrative  » (voir
Hudson, 2003, p.  10-11) dominée par les enjeux de la politique
criminelle et pénale, «  par les soucis de réduction des risques,
de prévention et de recherche de solution “efficientes” à court
terme  » (Cartuyvels, 2004, p.  101). Si le droit pénal a besoin
d’une contextualisation, il importe de comprendre que l’enjeu
de ce livre ne relève aucunement de ce souci.

Une opinion courante parmi les spécialistes consiste à penser


que les acquis des sciences sociales, en particulier de la
criminologie, pourraient utilement informer le pénaliste.
L’enrichissement du droit pénal peut se faire (selon Nelken,
1987) de trois manières  : la première consiste à ajouter de
l’information criminologique au discours pénal ; la deuxième à
contextualiser le droit, en montrant comment le contexte social
détermine la signification des opérations juridiques  ou en
cherchant à montrer comment le contexte formate la
production du droit  ; la troisième option épistémologique
envisage la possibilité du dialogue entre disciplines (droit et
sociologie par exemple). Le dialogue entre droit et sciences
sociales semble pouvoir reposer sur l’identité du domaine, alors
que tout sépare ces deux «  discours  » en termes de fonction,
d’autorité et de légitimité (Nelken, 1987, p. 155 et suiv.).

Aucune de ces figures de l’enrichissement du droit pénal n’est


présente dans la démarche de ce livre, qui, s’il souhaite
s’adresser notamment aux juristes, espère aussi d’autres
lecteurs. Il a la prétention de transmettre une forme de savoir,
mais certainement pas d’entrer en compétition, de rivaliser ou
d’ouvrir une porte pour une synthèse interdisciplinaire dont la
confection serait laissée aux juristes. Il est déjà très difficile de
s’assurer de ce que l’on avance soi-même  ; il est donc
extrêmement périlleux de croire que l’on peut savoir comment
l’on sera entendu, reçu par l’autre. On ne pourra cependant
s’empêcher, parce que la démarche sociologique y aboutit, de
relativiser la place du droit dans l’analyse des pratiques
pénales, des normes diversifiées qui les orientent et des
justifications que les acteurs leur attribuent.

L’autonomie relative de la loi, des


pratiques et des justifications

Le parcours de ce livre est triple  : historique, progressif et


critique.
Historique, tout d’abord, parce qu’il s’appuie sur des travaux
sociologiques temporellement positionnés sur les cinquante
dernières années, allant de la lecture systémique de l’activité
pénale (années 1960 et 1970) jusqu’à la sociologie morale des
acteurs (fin du XXe  siècle), en passant par les acquis –  pour
l’examen des pratiques pénales et des normativités multiples
qui les orientent  – de l’étude des politiques publiques et de la
sociologie du travail (années 1980 et 1990). Il importe de
préciser ici que la périodisation suggérée indique le moment
d’émergence des trois courants de recherche, mais ne signifie
en rien leur disparition ultérieure ou leur substitution l’un par
l’autre.

La construction de l’ouvrage est ensuite progressive et mérite, à


cet égard, d’être explicitée. Il s’agit de débuter par la
perspective la plus objectivante, la plus désincarnée, de
l’analyse de l’action pénale, permettant d’en discerner les traits
systémiques, dont la portée est indépendante de la volonté
singulière des acteurs du système pénal. Contre la
représentation de la rationalité juridique, il s’agit dans ce
premier temps de s’appuyer sur l’analyse systémique pour
démontrer que la domination pénale, institutionnellement
dirigée par la loi, entre en conflit avec les enjeux et les
mécanismes vitaux de régulation du système d’administration
de la justice pénale. C’est l’objet du premier chapitre. Dans un
deuxième temps, représenté dans les deuxième et troisième
chapitres, une autre distance se doit d’être prise à l’égard de la
rationalité juridique, par l’identification de compromis d’un
autre ordre : l’action pénale obéit aux normes de l’organisation
et du travail, et celles-ci sont multiples et contradictoires. Les
acteurs de la pénalité, « créateurs » ou « applicateurs » de la loi,
arbitrent continuellement des enjeux diversifiés et privilégient
souvent des normes plus performantes que les normes
institutionnelles abstraites. Dans un troisième temps, développé
au chapitre 4, si les compromis du système et les compromis de
l’action pénale permettent de rendre compte des normes de
l’action, ils ne permettent pas encore d’approcher les motifs de
l’action. Raison pour laquelle on s’attachera à proposer un
exercice de sociologie morale des juges correctionnels, axé sur
le concept de justification. Outre les analyses empiriques que
cet exercice contribue à proposer, on y trouve une troisième
manière de marquer la distance avec la rationalité juridique, la
justification allant bien au-delà de la légitimité pourtant
suffisante que la loi accorde à l’activité de condamner. Le trajet
parcouru est celui qui va d’un système sans acteur à un acteur
captif, chargé de vivre des compromis systémiques, d’agir avec
la loi et non de l’appliquer, de produire des arbitrages entre les
normes grinçantes de son travail et de procéder à
l’identification réflexive des motifs –  la justification  – de son
action. Ce trajet tente de construire une perspective
sociologique complexe qui ne se contente ni de la passion de
l’objectivation (déterministe et robotisante), ni de la passion de
l’ignorance sociologique (qui recourt à la notion molle de
subjectivité, lorsqu’il s’agit d’examiner la pluralité des pratiques
humaines).

Enfin, la portée critique de la trajectoire de cet ouvrage consiste


non seulement à prendre ses distances avec la rationalité
juridique, mais aussi à se distancier d’une sociologie de l’écart
qui persiste à s’ancrer dans cette rationalité. La criminologie
critique a souvent pour souci, ou pour effet, de mettre en
lumière les écarts entre droit pénal et pratiques pénales et
semble, à cet égard, contaminée par l’efficace de la sociologie de
la déviance. En se déportant sur les comportements
problématiques –  déviants  – des policiers, des juges ou des
administrateurs, la critique « classique » se focalise, d’une part,
sur les écarts entre la loi et les pratiques, d’autre part, sur les
écarts entre les pratiques et les discours. L’observation de ces
deux types d’écarts (qui dépend des méthodes que les
chercheurs mettent en œuvre) tombe dans le piège de la
rationalité juridique en ne reconnaissant pas l’autonomie des
objets sur lesquels porte cette observation.

La distinction conceptuelle de Roscoe Pound (1910) – qui a fait


fortune en un siècle  – entre law in books et law in action
présente, à cet égard, un double défaut épistémologique et
sémantique  : elle favorise une représentation «  déviante  » de
l’action (la norme étant dans le law in books) et laisse entendre
paradoxalement que c’est pourtant bien la loi qui agit. Il est
plus sociologiquement adéquat de donner crédit à l’ironique
déformation conceptuelle law inaction ou à la formule plus
juste de action with law. Cette dernière expression permet de
mieux comprendre que les domaines d’action que l’on fédère
sous le nom « d’application de la loi » sont soumis à l’empire de
la justification, dans lequel la loi offre un service médiocre.
Synthétisons. L’hypothèse fondamentale qui traverse ce propos
théorique apparemment hétéroclite tient en peu de mots  :
administrer la justice pénale n’est pas mettre en œuvre la loi. Les
quatre aspects de la distanciation de la loi dans la
détermination de l’activité pénale sont les suivants.
L’observation du système pénal témoigne d’une tension subie
par les processus légalement définis. La domination, principe
moral de la rationalité pénale, est violemment concurrencée
par la régulation, objectif de survie du système
pénal  (chapitre  1). L’observation se prolonge par le constat
selon lequel les normes légales sont largement ineffectives
(chapitre  2). Ensuite, lorsqu’elles sont effectives, leur mise en
œuvre relève de la mobilisation de ressources plutôt que d’une
impérativité juridiquement proclamée  ; elles entrent alors en
concurrence avec d’autres registres de normativité
potentiellement contradictoires, laissant rarement le dernier
mot à la norme institutionnelle (chapitre 3). La loi pénale
s’analyse sociologiquement comme une ressource de l’action
politique (lorsque l’enjeu est de la créer ou non) ou judiciaire
(lorsque l’enjeu est d’en faire «  application  » ou non), sachant
qu’une ressource est un instrument pouvant orienter l’action,
mais pas la déterminer. L’activité pénale, considérée comme un
travail, répond à quantité d’autres normes aussi ou plus
puissantes que la loi pénale (norme institutionnelle), en
l’occurrence des normes organisationnelles et professionnelles.

Lorsqu’on introduit enfin dans l’analyse une perspective de


sociologie morale, appliquée aux juges à qui l’on demande ce
que signifie « condamner », survient un malaise que la loi peine
à modérer, bien qu’elle légitime entièrement l’activité en
question : entre en scène alors la pratique de la justification des
juges correctionnels qui, armés de leur expérience et de leur
capacité de parole, rendent compte de leur ethos professionnel
(chapitre 4). L’arbitrage entre les normes institutionnelles,
organisationnelles et professionnelles relève d’une justification
morale que les acteurs du système pénal élaborent dans leur
travail, justification au cœur de laquelle la loi ne suffit pas à
conforter la légitimité des pratiques. Le pari et le parti du
propos consistent donc à concilier une lecture des principes
systémiques dont les acteurs sont captifs, une lecture de leurs
pratiques qui correspondent si mal à l’esprit de « l’application »,
et une lecture de la façon dont ils formulent eux-mêmes leur
captivité volontaire et motivent leurs pratiques. À l’appui de
l’étymologie et des usages historiques du mot condamner, une
conclusion (chapitre 5) tentera enfin de formuler une synthèse
critique et réflexive des enseignements cumulatifs des chapitres
précédents.
Première partie. La justice
pénale comme système
d’action
1. Domination versus régulation.
La justice pénale comme
système

La justice pénale : définition

L e syntagme «  justice pénale  » doit être entendu ici de


manière à la fois extensive et limitative. La notion de
justice est déjà équivoque, puisque, comme aimait à le rappeler
Casamayor, elle est convoquée autant pour désigner une vertu
que pour nommer une administration. L’équivocité se prolonge
encore lorsque l’on se tourne vers la justice pénale comme
administration. Il existe en effet une arène de pratiques qui
consistent à rendre la justice et qui, dans la division
fonctionnelle et démocratique des pouvoirs, sont attribuées au
pouvoir judiciaire. Si, d’un point de vue juridique et même
constitutionnel, la justice pénale est à considérer comme un
secteur particulier (avec la justice civile, la justice du travail,
administrative, commerciale...) de l’ensemble des activités du
pouvoir judiciaire, un point de vue sociologique ne peut se
contenter d’une telle limitation de l’objet « justice pénale ». On
procédera donc à l’extension et à la délimitation du concept de
« justice pénale » avant d’en proposer une définition.
Extension. Dans son rapport introductif aux Journées juridiques
Jean Dabin consacrées à La justice pénale et l’Europe, Françoise
Tulkens (1996) indique qu’il importe de penser ensemble la
création de la loi, sa mise en œuvre et les transgressions dont
elle peut faire l’objet. Cette proposition était déjà celle de
Sutherland (1939). Si on y souscrit, la notion de justice pénale
traduit un ensemble complexe de processus, dans lequel des
interactions réciproques relient différents acteurs, individuels
et collectifs. Françoise Tulkens ajoute que le syntagme justice
pénale «  nous renvoie aussi à une exigence éthique
fondamentale, celle de rendre justice, qui nous semble
importante à rappeler  » (Tulkens, 1996, p.  3). Cette incise nous
permet de souligner qu’il y a lieu d’instaurer une tension entre
l’appareillage et la valeur. Nous verrons, plus loin, le sort à
réserver à cette exigence.

Délimitation. La justice pénale peut s’entendre comme une


arène de pratiques (d’activités et d’interactions) qui ne
coïncident aucunement avec les catégories juridiques
convoquées a priori par l’idée de justice. L’arène (notion
empruntée à Nobles et Schiff, 2001) est une métaphore qui n’est
pas connotée théoriquement. Le mot arène évite
provisoirement quelques pièges conceptuels que contiennent
les mots système ou champ  : il constitue un espace clos où
s’opèrent des pratiques plus ou moins ritualisées (ou
harmonisées) et contient l’idée qu’une lutte s’y joue. L’arène est
ouverte sur son environnement (on y entre, mais on n’en sort
pas facilement) et l’activité, même secrètement préparée, s’y
joue devant un public (éventuellement présent par médias
interposés). La non-coïncidence de l’arène en question avec les
catégories juridiques se marque à deux titres au moins. Tout
d’abord, le pouvoir judiciaire, composé des magistrats des cours
et des tribunaux, est trop étriqué pour le propos sociologique,
dans la mesure où d’autres agences –  publiques et privées,
individuelles et collectives – contribuent à la mise en œuvre de
la loi pénale (l’auteur de l’infraction, la victime, la police, le
ministère public, l’administration pénitentiaire, les services
d’accompagnement judiciaire, les institutions thérapeutiques
pour toxicomanes, l’aide postpénitentiaire, les lieux de
prestations de la peine de travail, les médias, les entreprises
privées fournissant biens et services axés sur la prévention ou
la répression de la délinquance)  ; on ne traitera pas de toutes
ces agences qui composent ce que Jacques Faget (1992) a
judicieusement nommé le « rhizome pénal », mais on évoquera
le plus souvent la structure qui forme la base primordiale de ce
rhizome  : action judiciaire de la police (enregistrement et
enquête), décisions des autorités judiciaires (qualification et
jugement) et dispositifs d’exécution des peines. Ensuite,
l’application de la loi n’est pas isolée de sa création. Dès lors, eu
égard à la division structurelle de l’État démocratique, les trois
pouvoirs constitutionnels sont convoqués par la définition
processuelle de la justice pénale  : d’une part, le «  législateur  »
est lui-même à prendre en considération dans l’objet sous
examen  ; d’autre part, le pouvoir exécutif est convoqué à plus
d’un titre au rendez-vous de la notion de justice pénale,
puisqu’il est de manière croissante l’auteur des lois pénales,
l’organisateur de leur mise en œuvre judiciaire et
l’administrateur des décisions prises par les cours et tribunaux.

La norme pénale apparaît classiquement comme première.


Comment nier, en effet, que l’ordre logique de présentation des
activités de la justice pénale soit le suivant : la création, puis la
transgression, et enfin l’application de la loi ? Cet ordre – que la
logique juridique nous enseigne  – est assuré par les mots qui
rendent compte de trois «  étapes  » apparentes de l’action. Il
n’est pas nécessairement celui qui s’impose lorsque l’on
examine –  socio-logiquement  – les pratiques quotidiennes de
l’arène de la justice pénale. La confrontation entre le droit (et sa
rationalité) et la sociologie des activités juridiques sera un des
enjeux centraux de ce livre. On constatera à plusieurs reprises
que les pratiques témoignent d’un renversement ou d’un autre
ordonnancement de l’ordre juridique de la justice pénale, d’une
«  circularité des hiérarchies  » (Teubner, 1993) ou encore de
« hiérarchies enchevêtrées » (van de Kerchove et Ost, 1988). Les
acteurs dits « de l’application de la loi pénale » sont aussi bien
souvent les entrepreneurs de sa création et de sa réforme, le
droit apparaissant moins comme la commande des pratiques
pénales que comme leur ordonnateur.

Définition. Deux définitions classiques de la justice pénale


peuvent être empruntées à Nicola Lacey (1994, p. 2 et suiv.). La
première piste classique est de considérer que la justice pénale
concerne tout ce qui « fait la justice », qui poursuit des relations
sociales justes, par la punition de ceux qui ont tiré un avantage
injuste en transgressant la loi et qui ont produit de ce fait un
déséquilibre moral qu’il s’agit de restaurer. Cette piste s’associe
aux théories rétributivistes et expressives de la peine (pour
lesquelles la fonction de la justice pénale est de faire payer pour
le crime ou de rappeler publiquement les limites sociales à ne
pas franchir). Cette manière de concevoir une théorie générale
de la justice pénale la distingue de la justice sociale au sens
large, et tend à ne pas tenir compte des inégalités et des
injustices sociales. La deuxième piste classique considère que la
justice pénale poursuit un bien comparable à celui de
l’éducation ou de l’économie. Associée aux théories utilitaristes
de la peine, la justice pénale serait alors un appareil destiné à
sécuriser les conséquences bénéfiques des actions rationnelles –
étant entendu que nous cherchons le bonheur et fuyons la
douleur – et à insécuriser les actions «  maléfiques  » pour
produire des effets bénéfiques.

Il s’agit là de deux pistes de lecture théorique que l’on peut


qualifier d’idéalistes et qui ne résistent guère à l’étude des
pratiques de la justice pénale, qui sont plus chaotiques, moins
téléguidées (orientées par des valeurs identifiables) et plus
inégalitaires que l’image donnée par ces deux théorisations
classiques. Pour coller au plus près de la réalité, Nicola Lacey
(1994, p.  28), suivant David Garland (1990), propose une
définition moins idéaliste dont je m’inspire en la complexifiant.
La justice pénale désigne un ensemble de pratiques administrées
et affectées à la réaction sociale formelle aux situations
juridiquement définies comme infractions  ; cette réaction, quel
qu’en soit le résultat final, est orientée par le dispositif de
condamnation à une peine délivrée à celui qui est pressenti
comme auteur de la situation qualifiée d’infraction ; les pratiques
en question sont organisées autour d’un centre «  public  », elles
sont reliées mais pas entièrement coordonnées  ; elles sont enfin
capables, grâce à leur formalisation juridique, de se présenter
comme légitimes pour construire et maintenir un
ordonnancement social (social ordening). Ces pratiques sont
instrumentales (empiriques, utiles, matérielles) et expressives
(ou symboliques, grâce auxquelles la société se sent une entité
unie, viable et morale). Elles sont légitimées par leur
engagement à protéger certains intérêts. Ces intérêts protégés
sont considérés comme importants (à tort ou à raison) pour
tous les membres de la société. Les pratiques sont redevables à
des procédures distinctes (mais poreuses) d’appareils de
coercition publics.

Le concept d’ordonnancement social convient mieux que celui


de régulation ou de contrôle social. La régulation, dont la
connotation est trop instrumentale (négligeant les aspects
émotifs et symboliques de la justice pénale), sera utilisée dans
un autre sens. Contrôle social est un concept qui convoque
l’idée de surveillance et de répression, alors que la justice
pénale n’a pas que des effets répressifs et que la surveillance
relève d’univers d’action beaucoup plus larges.

Les avantages théoriques d’une représentation globale de la


justice pénale comme ensemble de pratiques d’ordonnancement
social sont nombreux. Le concept permet d’abord de penser la
continuité entre la justice pénale et d’autres secteurs de
pratiques (éducation, religion, moralité, droit civil), mais
également de penser à la contribution de la justice pénale à
l’objectif de perpétuation de l’existence de la société, nous
autorisant dès lors à penser la réforme et ses conséquences  :
l’ordonnancement est en effet un mouvement et non un état.
Ainsi, il nous est alors possible de connecter les savoirs
descriptifs et explicatifs avec les savoirs normatifs. Les
pratiques pénales sont fortement marquées par un esprit de
domination sur les sujets, soutenues par des références
multiples à des valeurs sociales, mais elles sont aussi fortement
soumises à un impératif (managérial) de régulation. À cet égard,
le concept d’ordonnancement social permet encore de faire
place à la vérité simple selon laquelle la justice pénale n’est pas
strictement vouée à la punition  ; elle fait bien d’autres choses
que punir (parfois elle ne punit pas  ; elle convoque, selon les
contentieux, le travail social, la psychiatrie ou l’éducation  ;
souvent, elle marchande et propage des normes sociales autres
que celles de la punition). Des pratiques discrètes sont cachées
derrière des discours simplistes et bruyants constituant sa
rhétorique officielle et sa rationalité.

Il reste que la variété des pratiques désignées par le concept de


justice pénale mérite un rassembleur théorique capable de les
analyser. À cet égard, les avantages de la lecture systémique,
quels qu’en soient les défauts, sont doubles : d’une part, ne pas
décréter a priori que les «  pilotes rhétoriques  » de l’action –
ceux que valorise le discours juridique : le législateur et le juge
– en sont les pilotes pratiques  ; d’autre part, révéler des
dimensions et des règles du fonctionnement du «  système
pénal » qui échappent en quelque sorte aux logiques propres du
droit et des acteurs de sa mise en œuvre. Autrement dit, la
conception systémique de l’action pénale nous aide à observer
les relations entre les éléments du «  système pénal  » en
observant des mécanismes d’action, de transformation et de
persistance, dont la loi ne constitue pas en elle-même le moteur
mais un instrument éventuel, parmi d’autres. Sa nomination
comme « instrument » la destitue déjà de son statut juridique de
norme. L’éventualité de son usage et la concurrence d’autres
normes indiquent de plus que son inaction (ou sa non-
activation) peut être observée, tout autant que sa mobilisation,
dans les fonctionnements réels du système.

La justice pénale : un système

Un compromis entre domination et


régulation

La terminologie systémique est parfois ambiguë. Tout d’abord,


le langage courant use du mot système pour qualifier diverses
«  machines  » ou institutions, souvent dans un esprit de
disqualification : « c’est le système », « on ne peut rien contre le
système ». Au-delà de ces usages flous et communs, il y a lieu de
distinguer la référence aux systèmes d’action (inférés de la
cybernétique) de la référence aux systèmes de communication
(tels que conceptualisés par Luhmann, 1994). Même s’il sera fait
parfois allusion aux derniers, c’est au système d’action (pénale)
que ces pages sont consacrées. Quoi qu’il en soit de cette
distinction, un même effet est produit par la théorisation  :
l’éloignement de la loi pénale de son rôle de détermination
(voir Feeley, 1973) soit au profit de la régulation, dans le
premier cas, soit au profit de la rationalité, dans le second cas.

La représentation systémique de l’action pénale, valorisée dans


les pages qui suivent, permet de mettre en évidence le
compromis entre domination et régulation auquel l’action
pénale souscrit constamment. La domination, concept dont les
définitions et les modalités sont multiples, exprime ici l’essence
d’une relation asymétrique, dans laquelle celui qui domine
dispose de la faculté (voire du droit) d’imposer à l’autre une
forme d’obéissance. En suivant la terminologie de Weber
(1971), spécifiquement dans le domaine qui nous intéresse, la
domination dite « rationnelle-légale » repose sur la légitimité du
droit de définir des infractions et de les sanctionner, selon des
procédures elles-mêmes « rationnelles-légales ». La domination
représente ici l’objectif large et abstrait de la justice pénale,
quelles qu’en soient les variantes, notamment représentées
dans les théories de la peine (van de Kerchove, 2009  ; Pires,
2008). Cet objectif est la transformation progressive d’une chose
indéterminée en crime pour condamner l’individu identifié
comme son auteur. Cette transformation est politiquement
désirée au nom de valeurs moralement et philosophiquement
soutenues. La domination est un concept rassembleur des
justifications qui inspirent l’économie de la pénalité, formulées
le plus souvent dans ce que l’on appellera plus loin les normes
institutionnelles (lois, valeurs morales ou objectifs sociaux de
l’action).

La régulation est également un concept dont les définitions et


les modalités sont multiples. Ce concept servira ici à
représenter l’ensemble des normes souvent techniques
(rarement légales), organisationnelles ou professionnelles, de
nature à faciliter le développement des pratiques pénales et à
accélérer le flux des activités servant la domination. Il
rassemble des options logistiques et culturelles permettant
d’optimaliser le traitement des dossiers et des personnes, en
vue d’assurer l’effectivité et la productivité du dispositif de
domination. On peut dire que le concept de régulation
représente ici l’ensemble des modalités de gestion optimale de
l’objectif de domination. En situation de crise, le système pénal,
affecté à son objectif de transformation (d’un procès-verbal en
dossier bouclé, d’un suspect en condamné, d’un
emprisonnement en libération), s’intéresse plus
significativement à son propre fonctionnement.

Le concept de système, comme on le verra, permet de penser le


compromis managérial entre domination et régulation.
Régulation et domination ont, dans le système pénal moderne,
toujours été en tension. Ainsi le «  classement sans suite,
entièrement tourné vers la régulation des flux et considéré
aujourd’hui comme un facteur d’impunité, n’assure pas
l’exigence de domination ou de contrôle, tandis que la
procédure conduisant à la condamnation, entièrement axée sur
la contrainte et les garanties, n’assure plus, en raison surtout de
l’allongement des peines [de prison] et de l’usage massif de la
détention préventive, la nécessaire régulation des flux  »
(Kaminski, 2010a, p. 128).

La préoccupation d’une administration pour son propre


fonctionnement et pour l’optimalisation de ce dernier n’a donc
rien de neuf. En revanche, définir cette préoccupation comme
prioritaire est sensiblement nouveau ; cela conduit, ce faisant, à
occulter sa fonction de domination, son attachement à des
valeurs ou à des finalités substantielles orientant l’action, ou à
le faire passer dans l’ombre des pratiques strictement
régulatoires. «  Sont définies comme régulatoires les pratiques
orientées d’abord par la gestion des flux et des stocks, par la
circulation fluide des informations et des populations, par un
contrôle de gestion, soumises ensuite à une évaluation
d’efficacité et d’efficience, et susceptibles enfin de protéger
l’organisation pour satisfaire ses besoins immunitaires  »
(Kaminski, 2010a, p.  75). L’indication finale ici soutient
l’hypothèse selon laquelle la gestion de la justice pénale tend à
substituer ses propres indicateurs à ceux de la domination ; en
quelque sorte, les normes de son propre fonctionnement
protégeraient mieux l’institution pénale que la référence aux
valeurs rétributives ou utilitaires, qualifiées plus haut
d’idéalistes.

Le compromis, abstraitement présenté dans ces lignes, se


manifeste concrètement dans des dispositifs nouveaux, par
exemple, la surveillance électronique des condamnés  : entre
2000 et 2006, le recours à la surveillance électronique
poursuivait à la fois un objectif de régulation (la réduction de la
surpopulation pénitentiaire est une des potentialités les plus
valorisées de la surveillance électronique) et un objectif
pénologique (le souci de réinsertion sociale et d’activation des
détenus). Ces deux projets sont toutefois portés par des acteurs
différents : pendant que les mandataires politiques exigent que
la surveillance électronique atteigne des quotas de placements
(un seuil de productivité), le personnel de terrain tente de
«  remplir  » la mesure d’une valeur pénologique en
individualisant soigneusement chacun des placements. Le
conflit entre ces deux missions contradictoires d’un dispositif
s’est résolu en 2006 par la transformation du régime de
domination, au profit d’un accroissement régulatoire du
nombre de placements (Kaminski et Devresse, 2011  ; Devresse
et Kaminski, 2013 ; Devresse, 2014).

Pour certains acteurs, le compromis entre ces deux objectifs,


l’un identitaire, l’autre vital, du système pénal, produit des
situations qu’ils qualifient eux-mêmes de schizophréniques
(Mouhanna, 2012, p. 3). Le ministère public (chargé à la fois des
poursuites et de l’exécution des peines) s’engage ainsi dans des
politiques pénales qu’il définit ou qu’on lui impose légalement,
«  [le] conduisant à des incarcérations en nombre croissant  »
tout en étant contraint «  d’assumer les contradictions nées de
telles politiques » (Mouhanna, 2012, p. 3).

La lecture systémique de l’action pénale a aujourd’hui percolé


le champ des normes organisationnelles, de sorte qu’elle sert la
régulation du système au moins autant qu’elle permet de la
décrire. Plus encore, l’hypothèse peut être soutenue selon
laquelle une évolution managériale du système pénal produit
une euphémisation de sa dimension politique (Vigour, 2006) ou,
autrement dit, un compromis par lequel la domination serait en
quelque sorte assurée par la régulation… C’est la thèse d’un
autre livre (Kaminski, 2010a) qui ne sera pas développée plus
avant.

La justice pénale n’est pas un système

Danielle Laberge (1988) soutient l’idée qu’il n’est pas pertinent


de représenter la justice pénale comme un système. En effet,
pour Laberge, parler de « système pénal » relève de la fiction :
on cherche à représenter de façon unifiée un ensemble
d’éléments qui ne le sont pas, qui n’ont pas une unité
d’intention ni les mêmes logiques d’action (voir aussi Duchastel
et Laberge, 1991). Elle récuse, au nom des différences entre les
composantes du système pénal, l’idée que, toutes ensembles,
elles formeraient un système. Elle fait donc de la disparité des
composantes et des actions un critère de contestation de la
représentation systémique de la justice pénale. L’examen des
symptômes de la justice pénale qui empêcheraient son analyse
systémique est important. Cinq facteurs de résistance à la
représentation systémique de l’action pénale peuvent être mis
en avant. Le débat conceptuel est sans doute moins intéressant
en soi que les éléments empiriques significatifs apportés pour
la discussion : on percevra déjà, dans les propos qui suivent, le
témoignage de l’existence d’une multiplicité de logiques
d’action, qui confie à la loi un pouvoir réduit de détermination
des pratiques et la mise en évidence d’un fonctionnement
apparemment incohérent, utile à la démonstration de la thèse
poursuivie dans ces lignes. Les cinq facteurs de résistance sont
les suivants.

– Les justiciables comme les professionnels ne font de la justice


pénale qu’une expérience segmentaire ou fragmentaire. En effet,
si le système pénal formait un tout, toute information y
entrerait et en sortirait transformée selon des modalités
identiques  : enregistrement de l’infraction, qualification et
poursuite, procès et condamnation, exécution de la peine et
libération. L’expérience de la plupart des justiciables « s’arrête »
à un moment donné, à un stade qui interrompt l’action pénale
telle qu’envisagée selon les canons de la rationalité légale. On
peut faire l’expérience d’un contrôle policier, d’une audition et
constater que plus rien ne se passe ou ne semble se passer
ensuite. La pénétration d’une affaire ou d’une personne dans le
«  système  » en reste apparemment là. Il est possible que le
procès-verbal ait été transmis au ministère public et que ce
dernier ait jugé inopportun de poursuivre l’affaire.
L’expérience des victimes peut tout aussi bien, de ce point de
vue, être comparée à celle des auteurs présumés. Les
professionnels, en raison de leur répartition dans des agences
distinctes et agissant de façon séquentielle (police,
magistrature, exécution des peines), conçoivent tout aussi
difficilement l’unité d’une action « complète » de l’ensemble des
agences qui composeraient un éventuel « système pénal ».

–  La temporalité de l’action est discontinue. À supposer même


que l’action pénale s’opère jusqu’à son terme «  juridique  », la
discontinuité l’affecte sérieusement  : elle semble s’arrêter
aléatoirement, puis, le cas échéant, se remettre ultérieurement
en marche, de façon totalement surprenante pour les
protagonistes. L’action pénale fonctionne par saisie et dessaisie.
Le passage des informations, des dossiers et éventuellement des
personnes d’une agence à l’autre (de la police vers le parquet,
du parquet vers le juge d’instruction, etc.) suppose la dessaisie
de l’agence qui, en amont, disposait jusque-là de l’information.
La transmission fait perdre aux acteurs ainsi dépossédés leur
pouvoir d’action. Ce mécanisme donne une impression –  en
fonction des rythmes propres de chacune des agences  – de
discontinuité, d’arbitraire, de brusquerie ou de lenteur,
beaucoup plus que d’un processus continu et inéluctable.
Marie-Sophie Devresse (2004  ; 2006) a consacré des pages très
significatives et illustratives à ce sujet, en usant de l’excellente
métaphore que fournit le métro londonien : « Mind the gap. »

– L’autonomie sectorielle. Chaque agence poursuit des objectifs


autonomes  ; la police, par exemple, n’a pas nécessairement le
sentiment d’agir dans un ensemble concerté et développe une
idéologie autonome et propre. À tel point que chaque agence –
  police, justice, exécution des peines  – regarde chaque autre
agence de façon souvent disqualifiante  : «  Nous faisons un
excellent travail que les autres détruisent ou ne respectent
pas.  » Des inconsistances ou des dysfonctionnements
apparaissent parce que les différentes agences opèrent selon
des normes et des compétences différentes de traitement des
dossiers, dont les effets peuvent entrer en contradiction avec
ceux du travail de l’agence précédemment saisie. Les policiers
sont particulièrement emblématiques de cette représentation
autonome de l’action et ont un sentiment de disqualification de
leur travail par les autorités judiciaires. En effet, ils ont
l’impression de tout mettre en œuvre, parfois en prenant des
risques sérieux, pour arrêter des suspects et les déférer aux
autorités judiciaires, et constatent que ces derniers sont
«  relâchés  » par ces mêmes autorités (Adam et coll., 2014). De
même, les magistrats du siège considèrent que l’administration
pénitentiaire « fait mal son travail » dès lors que, par exemple,
en vertu de circulaires ministérielles dont le contenu est
souvent méconnu, les peines de moins de six mois de prison ne
sont pas mises à exécution. Mais, inversement, l’administration
pénitentiaire subit les frais des décisions des juges qui
accroissent le quantum des peines de prison, alors que sa
préoccupation est de réguler le flux de l’incarcération et de
réduire le phénomène dit de «  surpopulation  ». Ces exemples
indiquent à souhait que les acteurs successifs témoignent
explicitement du caractère non concerté et non harmonieux
des pratiques pénales.

–  La diversité intrasectorielle. L’autonomie sectorielle dont il


vient d’être question se prolonge dans un constat de diversité
intrasectorielle. En effet, à l’intérieur d’un même «  sous-
système  » de la justice pénale, des facteurs de différenciation
agissent. Le domaine de l’enregistrement policier des
infractions et de l’enquête judiciaire est aux mains de services
concurrents (l’acmé de cette concurrence étant atteint dans ce
qu’il est convenu d’appeler la «  guerre des polices  »). Qui plus
est, au sein d’un même service, les subdivisions et les
différenciations hiérarchiques accroissent les possibilités de
dys-harmonie fonctionnelle. Les effets de l’autonomie et de la
diversité se multiplient potentiellement, en affectant les
relations entre «  sous-systèmes  » mais aussi entre services
«  concurrents  » d’un même «  sous-système  », ainsi qu’entre
personnels, fonctionnellement ou hiérarchiquement
différenciés, d’un même service.

–  Le principe de non-communication. Tous les facteurs de


dysharmonie évoqués jusqu’ici donnent le sentiment de
converger vers la production d’un dernier effet  : la déficience
de la communication.

Tout d’abord, la loi (le Code d’instruction criminelle) organise


des formes de communication, aussi bien que des dispositifs de
non-communication (des « secrets » ou des obstacles légaux que
sont tenus de respecter certains acteurs du système pénal).
Ainsi, les dossiers à charge d’un mineur d’âge ne peuvent servir
d’antécédents lorsque le mineur devenu adulte se voit attrait
devant une juridiction pénale. De même, le secret de
l’instruction interdit au juge d’instruction de communiquer des
pièces ou des éléments sur une enquête en cours. Plus
largement, les magistrats, les policiers, les assistants de justice,
les experts sont soumis à des normes déontologiques qui
imposent des limites à la communication d’informations tant
entre eux qu’à l’égard de tiers, et dont la transgression est
punissable pénalement. Ces secrets sont fondamentalement liés
à la déontologie de certaines professions mais sont aussi
indexés aux garanties dues au justiciable. Au contraire, le
dispositif légal qui permet aux «  repentis  » de produire des
témoignages anonymes protège les repentis, mais pas celui
contre qui le témoignage est formé (Beernaert, 2003).

Ensuite, la communication entre les différents sous-systèmes


n’est ni globale ni totalement réciproque. En effet,
l’administration de la justice pénale se caractérise par une
information nourrissant bien plus son amont (les services de
police et le parquet) que son aval. On notera ici que le principe
s’étend à la forte réticence du système pénal à communiquer
des informations pour les besoins de la recherche (Houchon,
1985).

Enfin, un dernier symptôme de la non-communication dans le


«  système  » pénal  tient dans le constat que les agents
subalternes des agences pénales, en Belgique, sont formés par
leurs propres agences  : un agent pénitentiaire est formé par
l’administration pénitentiaire  ; un policier est formé à
l’académie de police. L’absence de formation commune et
transversale accentue encore la non-communication entre
agents qui ne se connaissent pas, qui sont formés non pas à leur
contribution au système pénal mais au travail exigé par
l’agence qui les emploie. Ce principe de formation, variable
selon les cultures nationales, renforce les particularismes des
agences et leur autonomie sectorielle. On notera que la
formation des magistrats les contraint aujourd’hui à faire des
stages dans d’autres agences (en amont comme en aval) que
dans le tribunal de leur future affectation.

L’ensemble de ces symptômes de non-communication donne à


un acteur un pouvoir particulier. On peut même qualifier ce
pouvoir de monopole. Le ministère public se retrouve de façon
significative en position de détenteur du maximum
d’informations à l’intérieur de l’administration de la justice
pénale, à tel point que l’on peut le considérer comme son pilote.
En effet, il dispose d’un stock exclusif et varié d’informations
puisqu’il reçoit tous les procès-verbaux de la police, exerce son
autorité sur cette dernière, jouit de l’opportunité de juger s’il
faut poursuivre ou non, est informé des décisions prises par les
magistrats du siège, décide de mettre ou non à exécution les
condamnations.  En Belgique, il est, à travers le collège des
procureurs généraux, le producteur des politiques criminelles,
il est souvent présent dans l’enseignement du droit pénal dans
les universités et il joue un rôle important jusque dans la
création de la loi, puisque ses membres sont régulièrement
affectés dans des cabinets ministériels.

Si ces constats sont empiriquement pertinents, la conclusion


qu’en tire Danielle Laberge (1988) sur un plan théorique paraît
plus contestable. Le présupposé de cette conclusion –  la
représentation de l’action pénale sous le nom de système serait
inadéquate – laisse entendre qu’un système devrait fonctionner
avec des composantes «  identiques, parfaitement
comparables  », selon une seule «  logique et stratégie de
développement », de façon harmonieuse et sans conflit entre ses
composantes. Un rapide recours à l’histoire permet de
comprendre la persistance, sous le signifiant «  système  », d’un
présupposé de cohérence ou d’harmonie fonctionnelle. Systema
au XVIe siècle signifie «  assemblage ». Plus tard, le mot français
désigne un ensemble de propositions théoriques constituant
une doctrine cohérente. C’est aussi le degré existant entre deux
notes qui font consonance (en grec, sun-histanai signifie
«  placer debout ensemble  »). On trouve ensuite le mot en
sciences, notamment en anatomie (système digestif), en
mathématique (système décimal ou métrique), puis l’usage du
mot se généralise, emportant avec lui sa connotation
d’harmonie.

Nous avons vu, au travers des cinq symptômes décrits, que les
agences et les agents du système pénal agissent en fait sous
forte contrainte de dysharmonie. Pourtant, si une réalité était
totalement homogène, on n’aurait pas besoin d’en parler
comme d’un système  ; les mots machine, action, entreprise
devraient suffire si l’on veut faire de l’harmonie la condition
descriptive d’un « système ».

La justice pénale est un système


Probablement, une confusion est faite, qu’il vaut mieux éviter,
entre systématicité et systémicité. Pour qu’on puisse nommer un
ensemble d’activités «  système  », la confusion ici dénoncée
exigerait que cet ensemble produise une activité systématique.
Or, une action qualifiable de systémique n’est pas
nécessairement systématique. En effet, l’adjectif
«  systématique  » renvoie à la notion de régularité, de
fonctionnement toujours identique, ou selon une ou plusieurs
règles reproduisant nécessairement les mêmes effets lorsque
les mêmes causes sont présentes. On soutiendra plutôt ici l’idée
selon laquelle l’absence de systématicité de l’action pénale rend
sa représentation systémique utile, sinon nécessaire.

Si, comme on le verra, le présupposé et la confusion doivent


être abandonnés, l’enseignement de Danielle Laberge est
néanmoins empiriquement utile  : les cinq symptômes que l’on
vient de décrire sont tout à fait pertinents, mais, sur le plan
théorique, ils n’occasionnent paradoxalement aucun obstacle à
les traiter sous une lecture systémique. Pour le dire brièvement,
ce qui peut apparaître sous le nom de dysfonctionnement
technique ou moral d’une organisation publique complexe ne
disqualifie en rien la représentation systémique de l’action ; au
contraire, on soutiendra que cette représentation est utile à
analyser et à comprendre le «  dysfonctionnement  », à le
nommer autrement (de façon moins normative), sinon à le
résoudre. L’auteure nous fait comprendre non pas en quoi le
système est une fiction (en cela, elle aura toujours raison : tout
concept est une fiction), mais en quoi l’harmonie n’est pas une
condition du système. Plus humblement, et sans succès,
l’harmonie (appelée homéostasie) est son projet, statiquement
inatteignable mais dynamiquement poursuivi. Il faut entendre
ici que cette harmonie ne peut être figurée, à défaut d’être
atteinte, que sous l’angle très réduit de l’équilibre dynamique
entre des formes d’action diversifiées et enchâssées dans un
projet dissensuel, qui consiste à «  condamner  » effectivement
les personnes condamnables au terme d’un processus
multifonctionnel  : enregistrement, qualification, enquête,
jugement, exécution des jugements. Si, bien sûr, la non-
exécution d’une peine, l’acquittement, le non-lieu, le classement
sans suite sont des figures légitimes de l’action pénale, elles
signent pour les unes l’échec d’une des actions préalables (soit
un échec de la domination), pour les autres une correction de la
domination ou une procédure d’équilibrage entre l’objectif et
les moyens de le réaliser (soit un bénéfice en termes de
régulation).

C’est sous l’angle du compromis entre domination et régulation


que l’on peut relire les symptômes de dysharmonie de l’action
pénale et, par là même, considérer la puissance d’une
observation systémique.

L’objet de la sociologie n’est pas une unité élémentaire, mais


« un lien, où l’essentiel réside non dans les éléments reliés mais
bien dans le lien lui-même qu’on appelle, selon les théories,
relation, interaction, rapport social, ou encore, dans la théorie
systémique proprement dite, communication […]. Plus encore,
ce lien est structuré  : loin d’être juxtaposées n’importe
comment, les relations forment… système. La réalité du social
n’est pas la somme des êtres vivants qui y interagissent, elle
réside dans ce système d’interactions lui-même  » (Van
Campenhoudt, 1997, p.  294). Appliquée à notre objet, cette
analyse permet de comprendre que faire une sociologie de
l’administration de la justice pénale, c’est, parmi d’autres
concepts, pouvoir la concevoir comme « système ». L’enjeu de la
discussion qui suit n’est pas de favoriser la représentation
systémique de l’action pénale par rapport à d’autres concepts
rassembleurs, tels ceux de champ (Bourdieu) ou de réseau
(Latour), mais de tirer des enseignements significatifs du désir
socio-logique de mettre au jour et de rassembler ce que
l’expérience commune préférera discriminer, ou ce que la
rationalité juridique préfèrera occulter. Les indications qui
suivent ne prétendent pas transcender les éventuels conflits
entre les théories sociologiques contemporaines, mais proposer
une lecture théorique modestement compatible avec son objet.

Une définition « réaliste » d’un système


social et ses présupposés

Michel Foucault a suggéré, dans un entretien donné en 1966


(Foucault, 1994, p.  514), une définition large applicable aux
sciences sociales : un système est « un ensemble de relations qui
se maintiennent, se transforment, indépendamment des choses
qu’elles relient ». Quelle que soit la formalisation mathématique
que l’on pourrait en donner, on peut très informellement
définir le système en suivant Federica Russo (2010, p.  74, ma
traduction)  : «  un système est un ensemble d’éléments en
interrelation réciproque  ». L’implication méthodologique de
cette définition est que l’observation d’un système exige la
détermination de ses éléments, de son environnement et de la
structure des relations entre ses éléments. Le mot système,
appliqué à l’action pénale, renvoie aussi à ce qu’expérimentent
les acteurs voués à une action institutionnelle qui, en situation,
font l’épreuve d’un ordre qui les dépasse, de quelque chose qui
fonctionne (bien ou mal) indépendamment de leurs actions et
des actions des autres.

Deux risques de malentendu s’associent à cette première


définition. On peut (à tort) rattacher cette expérience à un
sentiment d’impuissance, de non-changement, de permanence,
alors même que la théorie systémique examine justement les
changements et les conditions de leur possibilité. Si l’on parle
souvent du « système » (au sens courant du terme) pour parler
de ce qui empêche le changement, d’une totalité hostile ou
indifférente, sinon rétive à la vie et à l’engagement humain, le
sens scientifique du mot est d’un autre ordre. Dans une
perspective fonctionnaliste, on lui donne souvent aussi (à tort)
une portée idéale, voire morale : le système est cette totalité qui
fonctionne bien  ; sinon on parlera de dysfonctionnement, le
savoir systémique permettant alors à cette totalité de favoriser
sa correction, ce qui peut renforcer le sentiment que le système
est indifférent à l’action.
Dans son acception cybernétique, transposée analogiquement
aux sciences sociales (par Easton, 1965 et Mehl, 1966 ; voir Roig,
1970, p.  52), un système peut être représenté comme un flux
d’informations transitant entre une entrée et une sortie (inputs
et outputs), dans une boîte noire au sein de laquelle agissent des
mécanismes de transformation et des mécanismes de
régulation. Incontestablement, la définition du système exige
un «  acte intellectuel  » découpant le système de son
environnement (Roig, 1970, p.  62). On y recourra ici au titre
d’idée directrice pour l’analyse de processus concrets et
spécifiques (Boudon et Bourricaud, 1990, p.  555), et non pour
convaincre de la valeur absolue d’une lecture théorique ou de
sa meilleure performance à l’égard d’autres lectures. Loin de
toute représentation finaliste selon laquelle un système serait
défini comme producteur d’une politique (délimitée d’emblée
par ses objectifs déclarés), on retiendra trois éléments formels
entrant dans sa composition et son fonctionnement : 1) un flux
d’informations entre une ou des entrée(s) et une ou des
sortie(s)  ; 2)  un nécessaire échange avec l’environnement que
présuppose l’idée même d’entrée et de sortie ainsi que celle
d’information  ; 3)  une boîte noire dans laquelle agissent des
mécanismes de transformation et des mécanismes de
régulation. La boîte noire est fonctionnellement destinée à
transformer l’information entrante en un produit «  fini  »
exportable (qui en quelque sorte retournera dans
l’environnement du système), mais ce qui s’y passe n’est pas
normativement prédéterminé (selon le modèle d’Easton, tel que
présenté par Roig, 1970). Ainsi, le système pénal transforme
progressivement des protagonistes de situations
problématiques en suspects, prévenus, condamnés  ; il
transforme progressivement des déclarations en procès-
verbaux, en témoignages ou en aveux, en preuves retenues ou
non. Les mécanismes de régulation sont ceux qui,
fonctionnellement, surveillent l’état du système et tentent de
garantir la fluidité des processus d’entrée, de transformation et
de sortie de l’information. Le système peut subir un afflux
massif d’informations à l’entrée ou se montrer incapable
d’écouler ses « produits semi-finis » vers les étapes suivantes de
la transformation en cours. Les mécanismes de régulation sont
en quelque sorte les « fusibles » du système. L’engorgement des
tribunaux et la surpopulation des établissements pénitentiaires
sont des exemples sensibles de problèmes exigeant l’invention
et la mise en œuvre, par le système, de tels mécanismes. La
fluidité du processus de transformation et les processus qui la
favorisent s’y montrent en quelque sorte défaillants.

Quels sont les présupposés de la représentation d’une totalité


sociale comme système ? On suivra ici, en l’adaptant, un propos
très éclairant de Luc Van Campenhoudt (1997). Avant toute
chose, signifions, comme le fait l’auteur, que l’on ne peut se
contenter de la description (formelle) d’un système, en excluant
ses dimensions historique et actancielle. En effet, une vision
«  purement  » systémique du social serait a-sociale, si elle ne
rendait pas compte des transformations historiques qui
affectent un système et son environnement, ou si elle ne
considérait pas les inégalités, les rapports de force entre les
agents institutionnels et les usagers du système pénal, par
exemple. Tous sont, à partir de leur position, «  coproducteurs
de leur existence  », historiquement située, comme de celle du
système lui-même.

–  Un système est composé d’un ensemble d’éléments centrés,


hiérarchisés ou non. Le sens le plus courant de la notion de
système est celui d’un ensemble d’unités reliées entre elles et
formant un tout, mais un tout qui n’est pas réductible à la somme
de ses éléments. Une autre définition du même genre évoque la
combinaison d’éléments de même espèce réunis de manière à
former un ensemble autour d’un centre (tel le système solaire).
Cependant, en sciences sociales l’idée de système impose la
vision d’un monde multicentré et sans sommet (voir Garcia
Amado, 1989)  : les relations entre les éléments du système ne
sont pas pensées sur le mode de la détermination linéaire
verticale (qui constitue d’ailleurs un point commun entre le
juridisme et sa critique marxiste), mais sur le mode de la
causalité circulaire. Autrement dit « le principe de constitution
du social est à rechercher dans le social lui-même […] le
contenu [des systèmes sociaux] n’est présupposé dans aucune
nature préalable » (Garcia Amado, 1989, p. 18).

–  Les éléments d’un système sont hétéroclites. Les éléments


d’un système peuvent relever d’espèces différentes et être
agencés d’une manière plus ou moins complexe, tel un système
d’éclairage ou de fermeture automatique par exemple  : on se
trouve alors devant un système défini par sa fonction ou par
son objectif (éclairage, fermeture). Mais, comme le précise Luc
Van Campenhoudt, le sens de chaque élément du système
dépend du système auquel il appartient, et les éléments du
système peuvent appartenir à plusieurs systèmes dont aucun
ne peut être entendu comme supérieur. Rien ni personne
n’appartient à un seul système. «  Une conduite peut être à la
fois morale et légale, et il n’est pas toujours possible de
déterminer le registre qui demande à être pris en compte en
premier. Une sentence peut être conforme ou non au droit (la
Cour de cassation est censée y veiller) mais elle peut aussi être
ou non dans l’air du temps  ; il n’est pas rare qu’une plaidoirie
soit surtout jugée sous l’angle esthétique  » (Van Campenhoudt,
1997, p.  294). Ces illustrations montrent bien que le système
d’administration de la justice pénale ne peut être hypostasié ou
conçu de façon solipsiste  : ses éléments croisent d’autres
systèmes (d’autres manières de construire des relations entre
eux et avec leur environnement).

De manière plus déstabilisante, on pourra aller jusqu’à mettre


en cause certaines idées reçues à propos du système pénal. Si,
comme on le verra, le sous-système policier est d’une
importance déterminante dans l’approvisionnement des
instances subséquentes du système pénal et dans la
transformation qu’il opère, cette participation au système pénal
demeure survalorisée, eu égard aux autres fonctions attribuées
à la police (voir Brodeur, 1998). On aurait tort d’accorder la
première place au contrôle de la criminalité dans une
compréhension globale du travail policier. Jean-Paul Brodeur
synthétise cette idée en avançant des arguments théoriques,
empiriques et normatifs. Il conclut avec force (et avec l’appui de
Silverman, 1996) que «  l’impact de la répression policière est
sauf exception marginal et que l’influence de macro- facteurs
de nature démographique, économique et sociale est d’un poids
incomparablement plus grand que celui des activités de la
police » (Brodeur, 1998, p. 304). Autrement dit, si l’impact de la
police dans ses relations avec les autres éléments du système
pénal est grand, il n’est que marginal à l’égard des situations
problématiques que le droit désigne sous le nom de crimes (soit
les éléments de l’environnement susceptibles de constituer des
inputs pour le système pénal). L’intérêt de cette remarque est de
veiller à ce que –  en valorisant l’a priori intégratif de l’idée de
système  – l’arbre de la participation pénale ne cache pas la
forêt multifonctionnelle de l’institution policière. Si le sens et
l’impact de chaque élément du système dépendent du système
auquel il appartient, ils sont en l’occurrence loin de s’y saturer.

– Un système est affecté à une mission pour laquelle il dispose


d’une autonomie relative. Cette autonomie concerne les enjeux,
les codes et les normes qu’un système se donne. Le corollaire de
cette autonomie est qu’un système présente des frontières. La
question de l’équilibre d’un système dépend moins de son état
d’homéostasie interne que de son ouverture ou de sa fermeture
à l’égard des autres systèmes. Un système se différencie de son
environnement par son autonomie, autonomie qu’on lui
reconnaît par l’opération intellectuelle qui consiste à l’isoler et
à l’identifier comme système. Mais les relations entre un
système et son environnement dépendent paradoxalement de
la clôture, de l’autonomie et de la spécificité du premier. «  La
clé de cette cohérence théorique nous semble résider dans
l’idée, apparemment paradoxale, selon laquelle c’est la clôture
du système qui permet son ouverture. […] Sans doute est-ce
parce qu’un système est reconnu comme système spécifique […]
qu’il constitue un univers propre jouissant d’autonomie  […]
qu’aucune influence extérieure ne peut s’exercer sur lui sans
être filtrée et retraduite dans ses codes. Mais c’est aussi
exactement pour ces mêmes raisons que le système peut entrer,
en tant que système, en relation avec son environnement et que
l’influence de ce dernier peut s’exercer de manière construite et
efficiente. On n’entre pas en relation avec de l’indéterminé ou
de l’inconsistant et on ne l’influence pas davantage.
Paradoxalement, le système économique peut d’autant mieux
influencer le droit (notamment la production des lois, les
actions en justice, les décisions de justice…) que le droit s’est
constitué comme système autonome, réclamant sa spécificité et
son indépendance » (Van Campenhoudt, 1997, p. 301).

À cet égard, le système pénal semble se diluer au point que


l’ensemble de la population peut être considéré comme partie
du système. Contre une conception administrative de la justice
pénale –  une entreprise publique composée de professionnels
policiers, judiciaires et acteurs de la pénalité  – on pourrait
élargir la représentation en incluant le citoyen dans le système.
Il s’agit alors de l’inclure en identifiant la pluralité d’identités
sociales qu’il endosse comme acteur du système
d’administration de la justice pénale  : 1)  le citoyen est avant
tout un électeur, sujet devant lequel les agents de production et
d’application de la loi sont responsables ; 2) le citoyen est acteur
du renvoi –  nom donné à l’entrée de l’information dans le
système pénal  – par la plainte ou la dénonciation, dans une
grande majorité des cas d’enregistrement des infractions ; 3) le
citoyen peut être appelé dans la fonction judiciaire de juré
d’assises  ; 4)  le citoyen peut être impliqué dans les rôles de
victime et d’auteur d’infraction  : sa participation varie alors
selon le schème de justice (procédure classique ou médiation)
ainsi que selon l’attitude collaborative ou non des
protagonistes  ; 5)  le citoyen intervient encore parfois comme
volontaire (amateur), à titre individuel ou via des associations
privées (financées) dans l’assistance aux victimes ou l’exécution
des peines et des alternatives à la détention préventive. Cette
liste d’identités sociales du citoyen est encore restrictive, parce
que pensée à partir d’une conception individualiste de son
action. Si on envisage les citoyens comme population, il faudrait
encore évoquer ici la dilution du «  système  », qui procède par
exemple de l’appel à la community dans la lutte contre le crime
ou dans la production de la sécurité (voir Nelken, 1985), le
développement des agences privées de contrôle et de sécurité
ou de la gestion des prisons, et le rôle majeur des médias dans
la production de l’image de la pénalité. Cependant, ces échanges
entre système et «  population  » ne sont pas que consensuels  :
comme on l’a vu dans les retombées de l’affaire Dutroux
(Cartuyvels et coll., 1997), ils peuvent être extrêmement
conflictuels. Cette représentation de la dilution n’est pas
adéquate, car elle témoigne de la multiplicité des échanges
possibles entre le système pénal et son environnement. Selon
les niveaux de « participation » évoqués ci-dessus, c’est bien aux
frontières du système d’administration de la justice pénale que
s’opèrent des sollicitations réciproques plus ou moins irritantes
entre ce système, organiquement constitué, et « son » public.

–  Un système est dynamique. Une propriété discriminante du


système tient dans le constat suivant  : une modification d’un
élément du système (ou d’un de ses attributs) affecte tout le
système. Ce dynamisme est par ailleurs circulaire  : dans le
couloir d’un immeuble moderne, mon déplacement peut
actionner une cellule sensible qui allumera elle-même
l’éclairage de ce couloir  ; après un certain temps d’immobilité,
la cellule commandera l’extinction de l’éclairage. L’échange
d’informations entre la personne qui se déplace et la cellule est
circulaire  : l’éclairage permet de se déplacer dans le couloir et
le déplacement produit l’éclairage. Muni de la connaissance de
cette structure minimale de la circularité d’un système, on peut
facilement en concevoir l’effectivité dans les pratiques
d’anticipation que manifestent les agences du système pénal à
l’égard des mécanismes de régulation privilégiés par d’autres
agences. Le concept de rétroaction (positive ou négative) rend
compte de cette circularité de la dynamique d’un système,
renvoyant à l’idée que des actions en aval peuvent produire des
effets en amont ou sur l’ensemble du système. Ainsi, si le
ministère public suggère dans une directive à ses substituts de
ne plus poursuivre un type d’infraction (en raison de sa faible
gravité ou pour favoriser un mode de traitement prétorien jugé
préférable), les agents d’enregistrement de cette infraction (les
acteurs policiers) vont rapidement comprendre que leurs
procès-verbaux «  ne seront pas suivis d’effets  » au stade de la
qualification et des poursuites, et donc qu’il n’est plus
nécessaire de dresser procès-verbal devant les contentieux
concernés. Cette attitude peut même produire, en cascade, un
effet de dissuasion du public à porter plainte. La diminution du
nombre de procès-verbaux confirmera ainsi la politique
choisie, voire permettra de penser (à tort) que le contentieux
lui-même est en voie de disparition. Les pratiques anticipatrices
de la police et la self-fulfilling prophecy à laquelle elles
contribuent fournissent ici un exemple de rétroaction qualifiée
de « positive ».

Mais la rétroaction peut être négative. En vue de réduire la


surpopulation pénitentiaire, il a été décidé en Belgique, dès le
milieu des années 1980, de ne plus exécuter les condamnations
inférieures à quatre mois, puis à six mois. Plus tard encore, ce
sont les peines de moins d’un an, voire de trois ans qui, dans
certaines conditions, sont réputées ne plus être exécutées. Pour
combattre ce phénomène (sans pour autant l’abolir), reformulé
moralement sous le nom «  d’impunité  », la politique de la
ministre de la Justice (en poste en 2013) généralise l’usage de la
surveillance électronique (voir Devresse et Kaminski, 2013  ;
Devresse, 2014). Observons que le mécanisme de régulation que
constitue la non-exécution des peines ne produit pas d’effets
linéaires, parce qu’il intervient dans un système capable de
produire des «  rééquilibrages  » (éventuellement
problématiques). Ainsi, les tribunaux se sont «  adaptés  », au
cours des trente dernières années, à la politique de non-
exécution des peines de prison, en condamnant plus
lourdement les justiciables qu’ils veulent voir exécuter
effectivement leur peine. La libération provisoire et la
libération conditionnelle présentent le même effet de
rétroaction négative  : ces deux mécanismes de transformation
et de régulation ont en quelque sorte « favorisé » l’allongement
généralisé des peines distribuées par les tribunaux, en telle
manière que le temps passé réellement en prison se rapproche
de celui que le tribunal aurait voulu voir effectivement presté
par le condamné si la libération (au tiers ou aux deux tiers de la
peine) ne venait pas l’éroder (dans la seule hypothèse où cette
libération est effectivement accordée). Ainsi, la libération
anticipée qui vise la réinsertion (domination) et contribue à la
fluidification des usages du parc pénitentiaire (régulation) peut,
compte tenu des mécanismes d’adaptation des juges, être tenue
comme systémiquement responsable d’un allongement des
peines prononcées. Encore faut-il distinguer une rétroaction
négative d’un défaut dans la sélection d’un mécanisme de
régulation. Par exemple, soit un effet attendu que l’écart entre
la population pénitentiaire réelle et la capacité pénitentiaire
soit annulé ou réduit au minimum. La libération en vue de
grâce collective visait à produire un tel effet sur l’occupation
carcérale. Mais la mesure fut inefficace pour deux raisons  :
d’une part, l’entrée de détenus dépend de décisions cumulées –
condamnations, détentions préventives, révocations de sursis,
révocations de libérations conditionnelles, ou réductions du
nombre de libérations conditionnelles  –  ; d’autre part, il est
politiquement inadéquat d’agir par des mesures de flux
(faciliter la sortie de prison par grâce collective) si l’on veut en
fait agir sur le stock. L’on sait en effet que le stock augmente par
l’effet de l’allongement de la durée des condamnations (voir
Snacken et Tubex, 1995).

–  Quel que soit son dynamisme, un système cherche, par ce


dynamisme même, son homéostasie. Une des propriétés
majeures des systèmes tient dans leur homéostasie, c’est-à-dire
leur capacité «  de se maintenir en permanence dans un état
stable, ou quasi stable, par l’effet de mécanismes dynamiques
de régulation interdépendants en dépit des influences
perturbatrices externes, et malgré le renouvellement continu
de ses composantes  » (Loriaux, 1994, p.  71). Cette capacité de
stabilité dynamique est une source à la fois de changement
permanent et de résistance au changement substantiel. On peut
donc soutenir qu’un système cherche son équilibre. Les processus
de création de cet équilibre peuvent être conçus sur le mode de
la réduction de la complexité ou sur le mode plus critique de la
domination, l’ordre étant alors conçu comme obtenu au prix
d’une «  violence institutionnelle, symbolique et physique
quotidiennement reproduite, tolérée et, pour une large part,
intériorisée » (Van Campenhoudt, 1997, p. 296). Mais lorsque les
pressions, internes ou externes, sont trop fortes, et que les
mécanismes de contrôle et de régulation ne parviennent plus à
maintenir ou à rétablir les équilibres anciens, le système
s’orientera nécessairement vers d’autres modes de
fonctionnement et d’organisation.

–  Autrement dit, un système se reproduit et change. Une des


questions sensibles relatives à la reproduction et au
changement est celle qui consiste à découvrir les critères de
distinction des changements produits dans le système (qui en
affectent seulement le contenu) des changements du système
(qui affectent sa structure). Cette question est notamment
traitée dans un ensemble de travaux consacrés à la rationalité
pénale et aux innovations susceptibles de l’irriter, de l’affecter
ou de la transformer (voir Cauchie et Kaminski, 2008). La
question n’est pas sans intérêt lorsque l’on introduit de
nouvelles modalités de traitement des infractions, telle la
médiation pénale par exemple (voir Adam et Toro, 1999),
susceptibles d’être appréciées comme modifiant
fondamentalement le système pénal (ou relevant d’un nouveau
modèle de justice), ou, au contraire, ajoutant simplement un
élément dans son appareillage. Un autre exemple concerne les
finalités de la prison selon Faugeron et Le Boulaire (1992),
synthétisées par Philippe Combessie  : «  La fonction sociale de
l’enfermement pénitentiaire dans l’histoire contemporaine est
partagée entre deux logiques. La première, “rationalité d’ordre
public” […] est essentiellement pragmatique et sécuritaire  :
mettre à l’écart les condamnés, détenir les prévenus pendant
l’instruction, enfermer pour faire cesser les troubles provoqués
par l’infraction, etc. La seconde, présente depuis l’invention de
la peine de prison et empreinte d’idéologie humaniste, vise,
suivant les époques, à la correction, l’amendement, la
réinsertion, etc., et se trouve investie de fonctions
légitimatrices. La première définit les fonctions essentielles des
prisons, la seconde les légitime, elles sont complémentaires tout
en étant contradictoires […]  » (Combessie, 1996, p.  12). Les
«  nouveautés  » pénales, qu’elles relèvent de dispositifs ou de
justifications, peuvent donc théoriquement participer de la
croissance (Carvajal Sanchez, 2009, par. 22) de l’empire et de la
rationalité du système pénal (donc de sa reproduction) ou, au
contraire, relever d’une rupture (soit un changement méritant
le nom d’innovation, selon Cauchie et Kaminski, 2008).

Un modèle d’organisation orienté vers


la production d’outputs

Présenter la justice pénale comme un système signifie qu’elle


obéit à un modèle d’organisation ouvert sur son environnement
et orienté vers la production d’outputs. On peut donc présenter
les dimensions systémiques de l’action pénale en observant
successivement les entrées, les sorties et les mécanismes de
transformation et de régulation disponibles dans la «  boîte
noire ».

Les entrées et les sorties

Les informations qui entrent dans la boîte noire sont


essentiellement transformées en retranscriptions de
communications verbales (déclarations, plaintes,
dénonciations, procès-verbaux d’enquêtes), ces informations
étant elles-mêmes des traductions d’expériences sensibles.
Comme Cicourel (1968) l’a démontré, les retranscriptions sont
évidemment sujettes à des transformations, qui témoignent des
logiques d’organisation et des cultures professionnelles des
agents chargés de l’enregistrement des situations
problématiques qui leur sont communiquées (voir au sujet des
procès-verbaux de police, Lévy, 1985). Parfois immédiatement,
parfois au cours du traitement administratif de ces
informations, des individus suspects «  entrent  » aussi «  dans  »
le système, pour devenir progressivement, s’il y a lieu, prévenus
puis condamnés. L’entrée de l’information dans le système
pénal peut être considérée sous deux angles, l’un
macrosociologique et l’autre microsociologique.

Sous le premier angle, il importe de se détacher d’une


représentation selon laquelle la fluctuation du volume des
entrées serait relative à des fluctuations de la criminalité. Celle-
ci, qu’on puisse ou non la considérer indépendamment du
système qui se charge de sa « production », qu’on puisse ou non
en mesurer les fluctuations «  réelles  », est relative aux
changements que subissent les variables économiques et
démographiques d’une société (Snacken, 1997).

Sur un plan microsociologique, les entrées dépendent des


conditions sociales (par exemple, privées ou publiques)
d’émergence des situations problématiques, des attitudes
différentielles des protagonistes de ces situations (la définition
de la situation par la personne préjudiciée, pour autant qu’elle
existe, ainsi que la capacité plus ou moins grande de celui qui
sera peut-être considéré comme «  auteur  » à se soustraire à
l’action pénale) et des modalités d’entrée et d’enregistrement
(réactives ou proactives) de ces situations dans le système
pénal. Ces variables, étudiées par Robert et Faugeron (1980)
lorsqu’ils définissent la visibilité et la reportabilité comme
conditions du renvoi, ont encore été précisées dans un ouvrage
plus récent de Philippe Robert (2005).

Les informations qui sortent de la boîte noire sont, certes, des


documents (qui continuent longtemps d’alimenter la mémoire
du système), mais surtout des individus définitivement libérés
de leurs obligations pénales nées des sanctions qui leur ont été
imposées. Comme on le verra, alors que les voies d’entrée dans
le système sont limitées, les voies de sortie sont multiples. En
2010, par exemple, les polices de Belgique enregistrent, selon
leurs propres sources, 1 028 454 infractions. En 2011, le nombre
de condamnations de tout type est de 243 188, parmi lesquelles
54  328  amendes, 7  860  peines de travail, 25  859  peines
privatives de liberté (toutes juridictions confondues) auxquelles
encore ajouter 25 776 privations de liberté avec sursis [1] . Même
si ces chiffres ne peuvent pas être strictement comparés, pour
des raisons méthodo-logiques relatives aux unités de compte et
aux modalités de comptage, ils restent néanmoins indicatifs
d’un enseignement essentiel  : l’activité du système pénal
produit paradoxalement peu de peines. Si l’on pouvait
considérer que ces chiffres représentent des unités de compte
similaires, on pourrait conclure que plus de 70  % des
infractions enregistrées par la police ne conduisent pas à un
output qualifiable de condamnation. Le système pénal
transforme peu d’inputs en peines (et peu de plaintes ou de
dénonciations en condamnations). Ceci signifie que le système
produit des filières pénales diversifiées, bien documentées pour
la France dans les travaux de Bruno Aubusson de Cavarlay
(1986 et 2002).

À chaque étape de transformation du système, des voies de


traitement et de sortie sont organisées, qui permettent de filtrer
le flux massif d’informations et bien souvent d’envisager le
système pénal comme un système chargé de la «  réponse
pénale  » (Danet, 2013) bien plus que de la délivrance de la
peine. Si le stade de la qualification et des poursuites, qui relève
des compétences du ministère public [2] , domine ce filtrage (par
classements sans suite, jonctions, transactions, médiations
pénales notamment), des mécanismes officieux (au stade de
l’enregistrement policier) ou des mécanismes produits en aval,
tels le non-lieu (au stade de l’instruction), la suspension de la
condamnation ou l’acquittement, constituent, avec
l’aménagement de l’exécution des peines, les dernières options
de sorties.

Si l’on se tourne vers la productivité du système exprimée en


termes de peines exécutées, on conviendra que ces dernières
sont des outputs, puisque c’est le système pénal qui les (dé)livre.
Il reste que la sortie du système est beaucoup moins nette que
son entrée  : en effet, d’une part, les effets voulus du système
perdurent au-delà du paiement par l’auteur d’une infraction de
sa «  dette à la société  ». Par exemple, le suspect (à l’entrée
policière du système) sort du système en tant que condamné
ayant purgé sa peine, mais le casier judiciaire constitue un des
indices que la vie administrative de l’action pénale ne cesse pas
pour autant. Par ailleurs, les effets vécus (économiques,
sociaux, psychiques) de l’expérience du justiciable peuvent se
prolonger sans fin programmée.

On peut formuler cette imprécision du moment de la sortie en


indiquant que le système d’administration de la justice pénale
est un producteur d’extrants (outputs) qui devraient, selon la
logique juridique, lui échapper ensuite. Les extrants sont a
priori destinés à retourner dans l’environnement du système
pénal, car, comme on vient encore de le dire significativement,
ils ont «  payé leur dette à la société  ». Ce «  retour à
l’environnement  » subit l’effet de mécanismes qui viennent
nuancer le propos. En effet, des individus suspectés, prévenus
et/ou condamnés puis libérés (de leurs obligations pénales)
retournent dans l’environnement après un classement sans
suite, une mesure alternative ou une peine formelle. Ce retour
est précaire, si l’on observe les résultats de recherches
spécifiquement consacrées au «  retour en prison  » des
condamnés. Pierre-Victor Tournier indique ainsi que sur
l’ensemble des individus libérés au cours de l’année 2002 en
France, «  59  % ont été condamnés dans les cinq ans de leur
libération  », ce taux se réduisant à 46  % «  si on se limite aux
nouvelles peines fermes privatives de liberté » (Tournier, 2013,
p.  181). Ce taux global de retour en prison (qui ne peut être
confondu avec la récidive) varie par ailleurs selon des facteurs
infractionnels et pénaux et les caractéristiques démographiques
des condamnés. Les recherches de démographie carcérale,
initiées dès les années 1980 par Pierre-Victor Tournier et Annie
Kensey (en France) sont utiles pour apprécier la captivité des
justiciables au-delà d’une première expérience pénale [3] .
L’intensité du retour en prison diminue avec le quantum de
peine (plus la peine est longue, moins s’observe le retour en
prison, en raison essentiellement du vieillissement du
condamné), mais se réduit tout autant en cas de libération
anticipée.

Un point de vue macrosociologique sur les sorties est, par


ailleurs, rencontré par les recherches de Sonja Snacken en la
matière. L’illustration qui suit (Snacken, 1997) servira d’appui.

On peut lire, sur ce schéma, que les produits pénaux –


  autrement dit les outputs issus des mécanismes de
transformation du système pénal – ne sont pas tributaires de la
seule activité du système (facteurs internes). Ils dépendent
aussi de l’environnement (ici «  Facteurs externes  ») et de
facteurs intermédiaires. Ce schéma, appliqué à la seule
population/capacité pénitentiaire, témoigne des facteurs
influant sur la transformation des informations entrantes en
personnes détenues. Il ressort de cette représentation que les
attitudes et décisions des acteurs du système pénal sont
dépendantes de variables dont le droit pénal exclut par
principe toute légitimité d’influence, tels les mouvements
démographiques et économiques (facteurs externes) ou les
opinions publiques et les récits médiatiques (facteurs
intermédiaires).

La boîte noire

Le système pénal se définit donc par la production d’outputs


légalement définis que sont les peines, mais il ne remplit cet
objectif apparent que de façon minimale, pour des raisons qui
ont trait aux mécanismes de traitement et de régulation qui
opèrent à l’intérieur du système. Les principes transversaux de
l’action pénale conçue systémiquement sont les suivants.

La cohérence du système : la
surdétermination par l’amont
Le système pénal est fondamentalement décomposable. Bien
sûr, ses éléments hétérogènes ont leur propre autonomie, leurs
propres règles de fonctionnement, mais, malgré cette
décomposition, un principe assure la cohérence transversale du
système pénal. Les pratiques produites en amont du système
surdéterminent le sort en aval des dossiers et des personnes.
Par «  amont  », on entend concrètement les agences
d’enregistrement et de qualification (polices et ministère
public). Leurs pratiques professionnelles sont elles-mêmes
déterminées par les décisions et attitudes profanes du renvoi ou
du non-renvoi (des victimes ou témoins). Cette précision signifie
que les agences qui interviennent à l’entrée du système sont
déterminantes quant au sort ultérieur de l’information, à son
traitement ou à son non-traitement. Une recherche française
récente (Danet, 2013) démontre, à nouveaux frais, dans un
contexte de diversification extrême des « réponses pénales », le
poids décisif des constructions policières et parquetières des
dossiers sur la marge décisionnelle des juges.

Autrement dit, les organes qui interviennent en amont du


système pénal reçoivent le plus d’informations et deviennent à
cet égard des organes de sélection (Robert et Faugeron, 1980,
p.  63 et suiv.) et d’orientation. Dès lors, ils disposent d’un
pouvoir (légalement reconnu sous la forme de compétences ou
non) extrêmement important sur la sélection des informations
significatives et l’orientation de ces dernières vers des
mécanismes ultérieurs de transformation. Cette
surdétermination est à la fois quantitative et qualitative.
Quantitativement, diverses pratiques policières –  résistant à
l’enregistrement ou au contraire le facilitant – de même que le
principe d’opportunité des poursuites appartenant au ministère
public (donnant lieu à un taux massif de classement sans suite)
constituent des mécanismes d’évacuation d’informations jugées
inutiles pour les acteurs ultérieurs, ou des mécanismes
d’élection puis de ventilation des dossiers restants qui doivent
par contre, selon leur appréciation, faire l’objet d’une
procédure ultérieure. Le travail de sélection opéré dans le
système est statistiquement important en amont (soit dans les
premiers filtres de la progression de l’information dans le
système) puis perd drastiquement de son importance (Robert,
1977, p.  14). C’est aussi en raison de cette sélection que les
magistrats du siège, acteurs ultérieurs de la procédure, peuvent
croire à l’inexistence relative de certains contentieux qui leur
échappent  ; n’ayant à traiter que des faits les plus sérieux ou
jugés tels par les acteurs de l’amont, ils peuvent aussi
développer une vision catastrophiste de la délinquance.

Qualitativement, la surdétermination n’est pas moins


significative. Les contentieux de masse dépendant de la
proactivité de la police (à défaut de comportements de plainte
ou de dénonciation), tel le contentieux des stupéfiants, en sont
illustratifs. Pour le contentieux des infractions routières,
Zauberman (1998) observe que l’autonomie policière –  lui
permettant, même sans droit, de «  ne pas tout voir  » ou de ne
pas tout verbaliser – procède de divers motifs propres à la
pratique de l’indulgence : l’agent peut s’identifier au conducteur
en faute, il peut se retrouver dans une interaction positive, ou
être partagé entre son devoir et sa hiérarchie ou son intégration
«  au sein d’une société locale dans laquelle le principe du
don/contre-don agit puissamment  » (Zauberman, 1998, p.  3).
Outre ce phénomène de sélection pure et simple, on peut aussi
observer l’impact de la rédaction même du procès-verbal sur la
décision du ministère public de le classer sans suite ou non,
laquelle, indirectement, peut jouer sur les décisions des acteurs
ultérieurs de la procédure (Lévy, 1985). Ainsi, la décision de
soumettre un suspect à la détention préventive (décision
spécialisée d’un juge d’instruction) est fortement corrélée à son
arrestation préalable par la police. De même, le statut du
prévenu – libre ou détenu  – lors de la comparution au procès
pèse sur la décision du tribunal (Herpin, 1977).

Cette surdétermination pourrait apparaître comme la marque


d’une causalité linéaire. Or le processus est éminemment
circulaire  : en effet, la surdétermination que l’on vient de
décrire repose sur l’estimation que les acteurs de l’amont
(police et ministère public) font de leur performance à obtenir
de l’acteur ultérieur une confirmation de leur propre décision.
Autrement dit, les processus policiers de sélection et
d’orientation se fondent sur une anticipation du succès de leurs
produits, mesurée à l’aune de la politique criminelle (locale ou
nationale) du ministère public  ; de même, le ministère public
évalue l’orientation qu’il donnera aux affaires qu’il est
légitimement chargé de sélectionner et de ventiler, en fonction
de l’anticipation qu’il peut faire de l’aboutissement d’un procès
sous la forme de la condamnation.
La diversification dans la prise de décision et la
perte de substance

Le deuxième principe se présente sous la forme d’un corollaire.


La justice est traditionnellement représentée par un symbole
connu qui mérite d’être décrit. Il s’agit d’une femme au
maintien droit, portant trois attributs  : l’épée dans la main
droite, une balance au bras gauche relevé et un bandeau sur les
yeux. Armement, rectitude, impartialité, équilibre des intérêts.
En 1967, une commission nommée par le président des États-
Unis, Lyndon B. Johnson, publie pour la première fois une autre
représentation de la justice pénale (President’s Commission,
1967), extrêmement instructive sur les voies d’entrée, de sortie,
les trajets diversifiés d’une personne ou de son dossier dans les
circuits du «  système  » pénal. La comparaison entre les deux
représentations a été proposée par Feeley et Simon (1994).
«  Devant ce diagramme arborescent, on a le sentiment que
dame Justice a fait l’objet d’une sorte de dissection, permettant
d’en isoler le système sanguin et d’examiner des flux, la
pression plus ou moins forte, les risques d’infarctus là où un
engorgement se présente » (Kaminski, 2010a, p. 28).

Le diagramme permet tout d’abord d’observer un flux


d’informations massif à l’entrée (gauche) soumis à des
embranchements multiples au fur et à mesure de l’avancée du
flux. Ces embranchements représentent la diversification dans
la prise de décision, assurant la transformation progressive du
statut des dossiers et des personnes concernées. Le diagramme
rend donc compte de la régulation du système, alors que la
représentation symbolique met en lumière les valeurs qui
justifient la domination.

Sur ce schéma qu’il n’y a pas lieu de lire, on observe ensuite le


principe corrélatif de perte de substance, que Philippe Robert et
Claude Faugeron (1980) ont décrit en usant de l’image de
«  filtres  » successifs, et dont Bruno Aubusson de Cavarlay
(1986  ; 2002) a poursuivi la quantification sous le nom de
«  filières pénales  ». Selon ce principe, l’information en transit
dans les «  canaux  » diversifiés du système diminue
quantitativement. La résolution graphique de ce principe
apparaît dans la réduction progressive (de gauche à droite) de
l’épaisseur du trait. D’une part, le principe de diversification
explique ce phénomène, d’autre part, on découvre que des
mécanismes d’évacuation de l’information l’amplifient aussi.
Les cinq « cheminées » que l’on observe immédiatement après
l’entrée du système témoignent du fait que la « substance » (la
matière première) est très tôt évacuée dans le fonctionnement
du système pénal. Ceci dit, le diagramme permet aussi
d’observer (en des lieux qui devraient être multipliés pour
rendre compte des dispositifs réels du système) des boucles de
rétroaction, autrement dit des mouvements de l’aval vers
l’amont correspondant à des révocations de décisions
antérieures. Sont ainsi visibles les révocations de libérations
conditionnelles (parole), mais, dans le système inquisitoire, on
pourrait y ajouter la seconde vie que peuvent connaître les
dossiers classés sans suite, ce classement constituant une
décision précaire.

Il importe de préciser que la perte de substance relève de la


diminution statistique des flux et ne dit donc rien de la quantité
de travail réalisée à chaque étape. Le plus souvent, le travail
d’un juge sur un seul dossier est plus important, tant en termes
intellectuels qu’en temps consacré, que le travail opéré par la
police sur chacun des dossiers qu’elle enregistre de façon
élémentaire et parfois systématique. La perte de substance
n’indique donc en rien une éventuelle réduction de la charge de
travail, mais représente la réduction de la quantité
d’informations (dossiers ou personnes) soumise à un travail
qualitativement différent. Ainsi, dans la mesure même où le
canal se rétrécit, lorsqu’on arrive à la phase de jugement, il
suffit d’une faible variation dans l’approvisionnement des
tribunaux pour que cette phase soit systémiquement mise en
danger. Le due process (Packer, 1968) constitue probablement
une des contraintes les plus importantes déterminant les flux
proportionnés des différentes agences du système, contraintes
exigeant des stratégies adaptatives qu’on examinera plus loin.
Le due process est le terme générique anglais rendant compte
des garanties juridiques dues au justiciable, dont la charge est
essentiellement présente au stade du jugement. La charge
différentielle de travail de chaque agence peut déjà être
représentée par l’ampleur des dispositions du Code
d’instruction criminelle belge, qui consacre 14 articles aux
services de police, 37 articles au procureur du Roi, 78 articles à
l’instruction et 308 articles aux jugements et recours.
Autrement dit, le législateur a soumis l’aval du système, bien
plus que l’amont, à des contraintes juridiques détaillées.

Le développement de mécanismes de
régulation du système pénal

Le troisième principe relève directement de l’observation


descriptive que l’on vient de faire  : les mécanismes de
régulation sont essentiels pour la survie du système. Ces
mécanismes fonctionnels servent à maintenir le système en
équilibre, à ne pas faire exploser la boîte noire, à maintenir la
fluidité du transfert d’informations de l’entrée vers la sortie. On
présentera ici la caractéristique la plus « irritante » du système
pénal : il n’est pas, le plus souvent, self-starter (Grossman, 1969).
Autrement dit, il ne contrôle, a priori, que très médiocrement
son alimentation, en raison de sa dépendance à l’égard de la
demande qui lui est adressée (voir Robert, 1977, p. 9). Certains
jugent cette demande croissante en raison de la
«  juridicisation  » des relations sociales  ; d’autres considèrent
que sa croissance serait tributaire d’une croissance de la
criminalité  ; d’autres encore apprécient cette croissance dans
les termes d’une optimalisation de l’efficacité des organes qui se
situent à l’entrée du système.

Les mécanismes de régulation sont présents tant en aval qu’en


amont du système pénal. En effet, bien que la police n’ait pas le
droit de sélectionner les affaires qu’elle traitera, il existe
quantité de moyens pour la police de participer à une forme de
sélection, en fermant les yeux sur un scène infractionnelle, en
privilégiant une intervention restauratrice de l’ordre public ou
pédagogiquement menaçante, en rédigeant un procès-verbal
d’une façon qui favorise le classement sans suite… Le ministère
public est, quant à lui, le régulateur officiel du système,
procédant à l’expulsion (classement sans suite) ou à la
distribution de la grande majorité des informations entrantes
dans le système.

Mais les mécanismes de régulation se sont historiquement


complexifiés. À mesure que les recherches et les informations
provenant du système pénal ont montré l’importance du
classement sans suite, les discours médiatiques et politiques ont
témoigné, surtout au cours des vingt dernières années, d’une
indignation axée sur la perte de légitimité de la justice, cette
dernière ne se préoccupant pas suffisamment des affaires qu’on
lui demande pourtant de traiter. Chaque personne qui se plaint
d’un préjudice attend, en principe, que le service public qu’elle
saisit traite son affaire, fasse une enquête, découvre les auteurs
de l’infraction dont elle est victime et les condamne ou obtienne
d’eux la réparation du préjudice subi. Il en va de même en ce
qui concerne les attentes professionnelles des acteurs du
système qui espèrent (compte tenu du mécanisme de saisie-
dessaisie et du principe de surdétermination par l’amont) un
traitement ultérieur correspondant à leur investissement. Les
attentes citoyennes et professionnelles à l’égard de l’institution
dominatrice de la justice grincent avec les besoins régulatoires
du système. Le problème peut être théoriquement formulé de la
façon suivante  : régulation et domination (entendue comme
maîtrise des besoins et des attentes censés être traités par
l’institution) ont, dans le système pénal moderne, toujours été
en tension. Le classement sans suite, on l’a déjà dit, considéré
aujourd’hui comme un des facteurs d’impunité, n’assure pas
l’exigence de domination, tandis que la procédure conduisant à
la condamnation n’assure plus la nécessaire régulation des flux
du système (voir Kaminski, 2010a). Les méthodes de régulation
(ou de délestage) traditionnels que sont la non-exécution des
peines ou la libération anticipée, l’amnistie ou la grâce, font
cependant «  courir plusieurs risques  : un renforcement de la
demande de sévérité de la part du public ; une utilisation de la
détention provisoire comme substitut d’une peine incertaine  ;
un allongement de la peine de prison ferme pour tenir compte
d’hypothétiques allégements » (Tubex et Snacken, 1996, p. 243).
On reconnaîtra ici des exemples particulièrement
problématiques de rétroaction négative. Le même mécanisme
apparaît, en Belgique, dans le champ de la protection de la
jeunesse : en raison de la réticence manifestée par les services
privés à l’accueil des jeunes délinquants pour placement, les
juges de la jeunesse sont amenés à anticiper leur éventuel refus
en adressant immédiatement les jeunes justiciables aux IPPJ

(institutions publiques de protection de la jeunesse, seules


habilitées, avec les centres fermés fédéraux, à organiser
l’enfermement éducatif de mineurs délinquants). Cette
anticipation contribue donc à l’enfermement des mineurs,
enfermement dont la capacité a d’ailleurs été accrue ces
dernières années (voir Gilbert et coll., 2012 ; Mahieu et Ravier,
2013).

Les mécanismes de régulation sont nécessaires à la survie du


système, mais ils entrent en tension avec les objectifs
substantiels du système, que l’on a rassemblés sous le concept
de domination. Face au malaise évoqué plus haut, des modes de
traitement idéologiquement préférentiels, mais sous-utilisés,
ont été créés  : la médiation pénale organise ainsi un dispositif
de traitement des contentieux et permet tout autant de traiter
des dossiers qui, probablement, auraient été classés sans suite
s’ils n’avaient pas été traités grâce à la médiation, que de
délester les tribunaux. À cet égard, on peut affirmer que la
médiation pénale assure une meilleure régulation que les
poursuites et une plus forte domination que le classement sans
suite. On peut considérer que certains mécanismes de
régulation sont progressivement devenus des mécanismes de
transformation, constituant une « troisième voie » (voir Aubert,
2009) entre domination des justiciables et évacuation des
contentieux. Cette troisième voie opère la légitimation de
formes rapides ou flexibles de traitement des inputs, en leur
assurant des objectifs rétributifs, resocialisants ou réparateurs,
plutôt qu’en les mobilisant comme simples mécanismes
d’évacuation (excluant la prise en considération de ces inputs).

On peut classer les mécanismes de régulation selon une


typologie générale distinguant trois méthodes de réduction d’un
éventuel déséquilibre entre les inputs qui suralimentent une
agence pénale et la capacité de cette agence à transformer
(selon les standards de son action) les inputs qu’elle reçoit. On
distinguera les adaptations réductionnistes, l’optimalisation des
moyens et les adaptations inflationnistes.

– Les adaptations réductionnistes

Les adaptations procédant à la réduction des entrées semblent


les plus évidentes. Elles consistent à réduire le volume du
contentieux traité par des procédures d’évacuation des surplus.
Elles procèdent de la sélection, permettant la sortie du système
d’un certain nombre d’informations négligeables, dont on
estime qu’il n’est pas nécessaire de les traiter. Certains acteurs
ont le droit de faire sortir cette information négligeable (le
ministère public), d’autres ont la possibilité de le faire (la
police), et d’autres encore (le juge du fond) n’en ont ni la
possibilité ni le droit. De ce point de vue, malgré son
indépendance statutaire dans son traitement des dossiers qui
lui sont déférés, le juge est strictement dépendant des acteurs
qui interviennent, en amont de son office, dans l’alimentation
en dossiers qu’il subit passivement (voir Lascoumes, 1985).

On a relevé plus haut que le système pénal n’était pas self-


starter. Le concept de proactivité est celui qui rend le mieux
compte (au stade policier de l’action) de la capacité, à l’entrée
du système, de résister à l’augmentation des échanges avec
l’environnement, que Robert et Faugeron (1980) appellent
« renvoi ». Par la pro-activité, le système réduit sa dépendance à
l’égard de la demande des plaignants, mais risque cependant,
en raison de son succès différentiel selon les types d’infractions,
d’accroître le volume global de l’activité du système. La police
dispose de moyens (observables, légitimes ou non) de filtrer les
entrées d’informations dans le système pénal. Le balisage du
renvoi consiste ainsi en une attitude de dissuasion du renvoi
par l’administration ou l’agent qui reçoit la plainte ou la
dénonciation. Dans les contentieux strictement dépendants de
la proactivité policière, tels le contentieux des stupéfiants, la
réforme légale belge de 2003 a suscité la différenciation (selon
qu’il s’agit de détention limitée de cannabis ou de détention
d’autres produits prohibés) des formes d’enregistrement
policier, avec pour objectif explicite de faire de la détention de
cannabis la priorité la plus faible de la politique des poursuites
(Kaminski, 2004). Cet exemple se situe à l’intersection d’une
stratégie réductionniste (proche d’une apparente
dépénalisation) et de l’optimalisation des moyens. En effet, le
mode d’enregistrement des infractions non prioritaires est le
procès-verbal simplifié, conservé au sein du service de police,
dont un relevé mensuel est fourni, pour information, au
ministère public.

Les adaptations réductionnistes peuvent présenter un caractère


plus massif et politique, relevant alors d’une transformation
radicale de l’approvisionnement du système pénal, sous les
noms, historiquement et géographiquement situés, de diversion
(voir Commission de réforme du droit, 1975) ou de
déjudiciarisation (voir Laplante, 1977 ; Doob, 1980).

– L’optimalisation des moyens

Le déséquilibre entre le flux d’informations et la capacité des


agences du système à les traiter peut aussi conduire à la
recherche d’optimalisation des moyens. Autrement dit, on ne
cherche pas, dans cette hypothèse, à réduire le flux mais à
rééquilibrer les modalités de son traitement ; il s’agit, à moyens
inchangés, de retrouver la fluidité de la transformation exigée.
Des mécanismes, de divers types, entraînent alors une
déformalisation de l’action pénale (voir Kaminski, 2010a)  : en
cas de surcharge, on peut maintenir les objectifs à un niveau
plancher par le biais de l’accélération des procédures ou de la
suppression d’une ou plusieurs étapes de traitement de
l’information. On privilégie l’accélération des audiences  ; on
supprime ou on rend facultatives –  légalement ou non  – les
exigences d’enquête sociale préalable à l’adoption d’une
mesure pénale  ; on donne priorité à la sécurité statique
(essentiellement technologique) dans les établissements
pénitentiaires surpeuplés [4] .
On peut prendre en exemple la décision prise par la ministre
belge de la Justice (Laurette Onkelinx) en 2006, qui réduit le
nombre d’enquêtes sociales et d’interventions individualisées
auparavant réalisées au domicile des condamnés (ceux-ci se
rendront désormais eux-mêmes à la maison de justice)
préalablement à leur placement sous surveillance électronique.
La suppression managériale d’étapes de traitement a également
pour effet de limiter les entrevues effectuées en cours de
placement. Autre exemple  : la gestion policière du renvoi
demande de mobiliser des mécanismes organisationnels
réduisant le temps de travail pour l’enregistrement de faits en
nombre important et régulièrement renvoyés. L’informatisation
des procès-verbaux réduit ainsi la charge du travail
d’enregistrement au remplissage de quelques données dans un
texte préencodé.

On peut aussi « déléguer » certains aspects du traitement à une


autre instance. Le modèle de la sous-traitance peut être
convoqué. Ainsi, l’action policière, normalement confinée à
l’enregistrement et à l’enquête sur apostille (adressée par le
magistrat du ministère public), a fait l’objet en Belgique
d’aménagements progressivement «  officialisés  » sous le nom
de «  traitement policier autonome  » (Ponsaers, 2003  ; Francis,
2003) et renommés en 2005 «  enquête policière d’office  » (De
Valkeneer et Francis, 2007, p.  40). Édulcoré par le souci de
valorisation et de responsabilisation de la police dans la gestion
des enquêtes judiciaires, le mécanisme permet de reporter sur
l’acteur policier une partie de la charge de travail du ministère
public.
À cette « déformalisation par l’amont » (Kaminski, 2010a, p. 94),
on peut associer une voie de déformalisation «  latérale  »,
procédant de la dérivation interne du traitement de certains
contentieux vers des voies plus souples et plus rapides.
L’invention récente (en Belgique) de la «  mini-instruction  »
permet la réquisition du juge d’instruction pour les seuls
besoins de la réalisation de devoirs réservés à un juge, tout en
laissant le dossier à l’information entre les mains du procureur
du Roi. De même, la correctionnalisation des crimes est une
méthode qui permet aux instances d’instruction de renvoyer un
crime, normalement passible de la cour d’assises, vers le
tribunal correctionnel, la chambre du conseil constatant, pour
ce faire, des circonstances atténuantes au moment du
règlement de la procédure.

On peut encore réduire, pour les réaffecter de façon optimale,


les ressources humaines affectées à la procédure  : la
suppression de la collégialité dans la composition des chambres
du tribunal correctionnel (à l’exception des affaires relatives à
des faits de mœurs, des cas d’appel contre une décision du
tribunal de police et de la demande expresse du prévenu ou du
ministère public qu’une chambre à trois juges soit saisie) relève
de cette option.

Enfin, certaines formes de proactivité policière contribuent,


non sans tension, à l’optimalisation des moyens. L’intelligence
(renseignement) est l’activité par laquelle la police cherche des
informations et à s’infiltrer dans un milieu dont on soupçonne
qu’il contribue à la commission d’infractions. Cette forme de
proactivité implique l’usage de techniques de surveillance,
d’information et d’infiltration, et vise paradoxalement à
alimenter davantage le système pénal, mais pour des
contentieux à l’égard desquels les pratiques de renvoi ou les
possibilités de découverte des auteurs sont réduites ou nulles. À
des degrés divers, la fraude (non perceptible dans l’espace
public), le trafic de stupéfiants, le terrorisme, la criminalité
organisée, la criminalité politique font l’objet de ces
mécanismes, légitimes ou non, de proactivité (intelligence et
provocation policière). La pratique en question est parfois
servie par un argument selon lequel elle produit des effets sur
le règlement de contentieux faisant l’objet de renvoi, pour le
traitement desquels les moyens sont réduits. Il en va ainsi de
l’investissement dans les infractions en matière de stupéfiants
(voir Kaminski, 2003), justifié parfois par la possibilité qu’il
offre d’interpeller les auteurs, jusque-là inconnus, de faits ayant
fait l’objet d’un renvoi, tels des vols dans des véhicules ou des
cambriolages.

Certains instruments de politique criminelle définissent des


ordres de priorité ou des formes de dispatching du renvoi. Par
exemple, les circulaires belges de 2006 relatives au traitement
judiciaire des violences conjugales et intrafamiliales organisent
un dispositif qui, compte tenu d’une exigence politique de
tolérance zéro (domination), défavorise le classement sans suite
et exige donc une pénétration accrue dans le système pénal des
dossiers et des personnes concernés. Le dispositif de tolérance
zéro organise néanmoins des modalités différenciées de
réaction pénale, facilitant la circulation des flux de dossiers
entrants (développement d’un système d’identification et
d’enregistrement uniforme des infractions pour les services de
police et les parquets, détermination des mesures minimales
qui seront appliquées aux auteurs d’infractions dans tous les
arrondissements judiciaires du pays, et mise à disposition
d’instruments et de références uniformes aux acteurs de la
police et de la justice en vue de soutenir leur activité en la
matière).

Remarquons enfin que les dernières années ont été marquées


par des efforts organisationnels, relevant du nouveau
management public (voir Bernard, 2009), fondamentalement
destinés à mesurer l’activité et à mieux la réguler, d’abord pour
optimaliser l’affectation des moyens disponibles, ensuite, s’il y a
lieu, pour revendiquer des moyens supplémentaires. Il peut
aussi en découler certaines formes de privatisation de l’action
pénale (la délégation à des compagnies de sécurité privée du
transfèrement des détenus, la construction et l’entretien des
infrastructures carcérales) correspondant aussi à cet impératif
d’optimalisation, bien ou mal calculée, des moyens. On a assisté
ainsi, tant en France dans le domaine des politiques publiques
dites «  de sécurité  » (voir Danet, 2006, p.  114) qu’en Belgique,
dans le domaine de l’exécution et du contrôle des mesures
pénales «  extra-muros  », au «  développement d’une nouvelle
rationalité bureaucratique qui vise une gestion des flux […] de
manière à assurer la prise en charge d’un maximum de
mesures avec un minimum de moyens » (Larminat, 2011, p. 1).
La création, en France, de «  parcours  » différenciés pour des
types de suivis des condamnés rigidifie le travail de contrôle,
mais vise la « fluidification du trafic » (Larminat, 2011, p. 3).

L’uniformisation et la systématisation du travail des travailleurs


sociaux en justice belges, accompagnées et forcées par son
informatisation, produisent, c’est le moins qu’on puisse en
espérer, l’optimalisation de l’affectation des moyens de la
direction générale des maisons de justice  : celle-ci «  s’est
notamment fixé l’objectif de réaliser ses missions en respectant
à la fois des critères qualitatifs et en répondant à certains
critères quantitatifs. […] un calcul de la charge de travail a été
réalisé pour chacune des missions imparties aux maisons de
justice. Ces temps de travail moyens standards ont été intégrés
dans deux instruments de gestion de nature informatique  :
d’une part le ressource planning destiné à permettre aux
directeurs des maisons de justice de répartir de manière plus
objective et équitable la charge de travail entre les assistants de
justice et, d’autre part, le programme [de mesure de la charge
de travail] permettant à la direction générale […] de définir les
besoins en personnel en lien avec les missions reçues et
traitées  » (Direction générale des maisons de justice, 2012,
p.  12). L’instrument baptisé «  ressource planning  » participe
pleinement de la régulation par la voie de l’optimalisation de
l’affectation des moyens. En procédant à l’observation de
l’informatisation du travail social en justice, Alexia Jonckheere
fait cependant des constats significatifs (relevant de la tension
entre domination et régulation) sur la menace
«  d’effondrement  » que l’informatisation représente pour la
dimension sociale du travail (Jonckheere, 2013, p. 203 et suiv.).
D’autres mécanismes comparables sont d’une ampleur encore
plus grande. Ils consistent à modifier sensiblement les objectifs
de l’action pénale pour faciliter, moyennant un modèle moins
coûteux de domination, la fluidification de son volume. La
disparition bien documentée du rehabilitative model et son
remplacement par le justice model aux États-Unis (voir Cohen,
1985) est un illustre exemple de réduction des coûts sociaux et
humains, pour le système pénal, de la prise en charge des
populations pénalisées.

Trois effets découlent, au regard de la domination, de ces


mécanismes de régulation optimalistes  : la diversification
accrue de la prise de décision  ; la remontée du pouvoir de
décision vers des organes préjuridictionnels qui deviennent
souvent les derniers décideurs ; la déperdition en droits ou en
due process (qu’ils soient juridiquement ou déontologiquement
normés) de l’action pénale (voir Kaminski, 2010a).

– Les adaptations inflationnistes

Le troisième groupe d’adaptations rassemble celles qui


renforcent le système, ou certaines de ses agences, afin
d’adapter «  l’offre  » pénale au flux des dossiers, donc de
rééquilibrer le rapport entre les inputs et les moyens
disponibles dans le système pénal. En Belgique, le nombre
d’assistants de justice sera ainsi augmenté, depuis
l’organisation de la direction générale des maisons de justice,
grâce à l’évaluation objective de la charge de travail
(voir  Direction générale des maisons de justice, 2012). On
construira, en vertu du Masterplan sur lequel le gouvernement
belge a conclu un accord de principe le 22 décembre 2013, sept
nouvelles prisons, augmentant la capacité pénitentiaire de
1  500  places, afin d’adapter la capacité pénitentiaire à la
surpopulation pénitentiaire. On peut aussi lire l’accroissement
du quantum des peines de prison délivrées par les juges comme
une adaptation inflationniste (rétroaction négative) opposée
aux mécanismes réductionnistes privilégiés par
l’administration pénitentiaire. Ce type d’adaptation semble
avoir un succès tributaire du consensus – politique, populaire et
professionnel  –  qu’il peut produire dans le cadre d’une
politique sécuritaire. L’argument, d’allure syndicale, face à
l’insécurité des populations occidentales, peut être formulé
comme suit : « Soyez assurés que nous faisons notre job, mais, à
défaut d’octroi de ressources supplémentaires, nous ne
pourrons plus rien garantir  » (Cohen, 1985, p.  171, ma
traduction).

Si l’augmentation du parc pénitentiaire constitue l’illustration


parfaite de l’adaptation inflationniste, il importe de montrer
que des innovations destinées prioritairement à la réduction
des inputs ou de leur pénétration dans le système pénal se
voient souvent détournées de leur objectif initial et se
transformer en mécanismes inflationnistes. Le phénomène de
l’extension du filet (net widening) décrit par Cohen (1985)
produit un tel effet «  pervers  », souvent tributaire de
l’ambiguïté des règlementations qui instituent ces
«  alternatives  » ou de leur détournement progressif par les
pratiques : il en va ainsi de la médiation pénale (Adam et Toro,
1999), qui, sous-utilisée au regard des promesses qu’elle
semblait devoir remplir, produit aussi bien une alternative
coûteuse au classement sans suite qu’une alternative
réductionniste aux poursuites. Il en va ainsi de la surveillance
électronique (Devresse et Kaminski, 2013)  : jusqu’en 2012, elle
constituait une méthode essentiellement et efficacement
destinée à faire sortir précocement de prison des personnes qui
s’y trouvaient effectivement  ; elle est utilisée aujourd’hui
également pour mettre sous contrôle des personnes qui, compte
tenu de la politique de non-exécution des courtes peines qui
prévalait jusque-là, ne se trouvent pas effectivement en prison.

La justice pénale n’est pas qu’un


système

On peut prolonger et conclure ce chapitre en soulignant trois


dimensions significatives et critiques de l’étude systémique de
l’activité pénale. Ces trois dimensions introduiront, par ailleurs,
la suite du propos.

Un bénéfice théorique de l’analyse


systémique
L’analyse systémique présente un sérieux avantage
méthodologique pour celui qui cherche à comprendre les
«  règles  » de fonctionnement d’une organisation complexe. En
effet, le système pénal nous encourage lui-même, en raison de
sa rationalité autonome, à privilégier une représentation
institutionnelle (légale) de son fonctionnement. L’institution est
un concept qui renvoie à un ensemble de dispositions
normatives, portées essentiellement par des lois, des valeurs ou
des symboles, capables d’orienter les pratiques sociales et de
« forcer le respect ». L’institution réunit ces normes, valeurs et
symboles pour représenter l’orientation d’une administration
par la satisfaction d’intérêts collectifs, ou encore pour
représenter la «  noble mission  » de ses composantes. Jean-
Claude Thoenig (1994), dont j’adapte ici le propos, met en
évidence la façon dont la rationalité de l’institution est
susceptible de contaminer l’analyse que l’on peut faire de son
fonctionnement. L’analyse institutionnelle est normative et
considère « l’action comme le produit de déterminismes que les
individus ou les petits groupes subissent, sinon intériorisent, à
travers leur appartenance à une structure formelle » (Thoenig,
1994, p.  369). L’action pénale est, dans cette perspective, la
conséquence de deux types de contraintes  : le premier dérive
d’un sentiment de solidarité interne, et le second du contrôle
social, en l’occurrence de l’autorité de la loi relayée par une
hiérarchie. Dans cette représentation théorique de l’action
administrative, l’organisation pénale est un milieu clos, dont les
frontières sont identifiables formellement et à l’intérieur
duquel l’ordre relationnel se structure hiérarchiquement (selon
une vision top-down) de façon asymétrique et transitive, autour
d’un centre identifiable et fixe qui assure la commande de
l’action. Si l’on espère y étudier les pratiques, on se trompe de
perspective, parce qu’on n’y observe que le droit et les écarts au
droit. Si l’on privilégie ce modèle d’analyse, on ne peut observer
que des «  déviances  », des «  informalités  », des
« dysfonctionnements ».

Par contre, l’analyse systémique est descriptive. Elle part des


pratiques et envisage des «  problèmes  »  ; elle reconstitue le
cercle des organisations et des acteurs qui prennent part à sa
gestion et reconstruit inductivement des interdépendances qui
ne sont pas nécessairement celles qui sont institutionnellement
décrétées. Autrement dit, dans ce type d’analyse, la norme
institutionnelle n’est qu’un des repères de l’action, les relations
ne sont pas nécessairement asymétriques et transitives, l’espace
social n’est pas nécessairement unicentré et, contre le modèle
rigoureux et improbable de l’analyse institutionnelle, on
observe des fonctionnements qui, s’ils sont des déviances du
point de vue institutionnel, relèvent, en fait, de normativités
alternatives et concurrentielles.

Le bénéfice théorique de l’analyse est de permettre à


l’observation de mettre en évidence des règles descriptives de
fonctionnement qui, structurellement, concurrencent la
normativité légale que le système s’impose à lui-même. Celle-ci
se voit concurrencée par des processus de régulation destinés à
rendre viables et fluides les processus de transformation
«  requis  » par les objectifs légaux, en décolorant leur portée
dominatrice. Comme on le verra, l’analyse systémique ouvre
une brèche dans la conception exclusivement juridique de
l’action pénale, dont le modèle utopique serait celui de la pleine
et entière effectivité du droit dans l’action pénale.

Contre une sociologie de l’écart

« […] il avait bien retenu la leçon de son père, “un avocat


assez doué”, pour qui le Code civil était néanmoins
comme les règles du whist ou du poker, “une série de
formes conventionnelles qu’il savait utiliser mais
auxquelles il ne croyait pas”. »

Alan Pauls, Le facteur Borges

Le compromis que le système pénal doit assurer entre


domination et régulation explique bon nombre de situations
critiques auxquelles ce système est confronté. La domination
est, rappelons-le, le concept permettant de nommer la
puissance normative (autrement dit la puissance d’explication
des actions pénales) issue de la diversité des justifications
«  nobles  » de l’existence même du système pénal. Même si les
théories «  pénales  » rivalisent pour justifier l’opportunité, la
pertinence et la nécessité de cette existence, la domination est
assurée essentiellement par le dénominateur commun de ces
théories, qu’Alvaro Pires (1998) a isolé et décrit sous le nom de
«  rationalité pénale moderne  ». Le devoir de punir, la défense
de la société, la force due à la loi sont ainsi, parmi d’autres, des
mots d’ordre qui assurent la performance idéologique de la
domination à travers les processus de transformation à l’œuvre
dans le système pénal. La régulation rassemble les explications
des activités pénales d’un tout autre type, dans la mesure où
toute transformation, dont le système pénal est affecté, est
confrontée aux limites et contraintes matérielles que subit la
prétention à la domination. La régulation constitue le
rassembleur théorique des explications apportées aux
phénomènes rendant compte des incohérences apparentes et
des conditions réelles d’une domination improbable.

Fabrice Fernandez (dans Fassin et coll., 2013, p.  169) illustre


parfaitement le rapport tendu entre domination et régulation
dans le champ des pratiques disciplinaires des établissements
pénitentiaires français. « Depuis le début des années 2000, écrit-
il, un ensemble de facteurs internes et externes a modifié en
profondeur la gestion de cette discipline carcérale. Tout
d’abord, une augmentation continue du nombre de
signalements d’incident en détention […] a conduit les
directions des établissements pénitentiaires à opérer un certain
nombre d’ajustements visant à sanctionner plus vite toujours
plus de détenus pour soutenir activement l’autorité des agents
pénitentiaires, souvent en première ligne dans les infractions
rapportées ». Ce premier facteur relève de la régulation du flux
de la gestion des incidents disciplinaires. « Ensuite, sur un plan
réglementaire et législatif, la mise en œuvre du principe
contradictoire au sein des commissions disciplinaires (avec la
possibilité pour le détenu d’être assisté par un avocat) et le droit
de recours contre la sanction prononcée confèrent au régime
disciplinaire l’apparente qualité technique du droit pénal. Mais
les règles pénitentiaires européennes […] préconisent de
n’utiliser ces commissions qu’en ultime recours  » (ibid.). Ce
deuxième facteur relève de la domination, autrement dit de
l’art de juger et de sanctionner légitimement, quitte à alourdir –
  au nom d’un due process redéfini à la lumière des droits des
détenus  – la procédure. On perçoit aisément la contradiction
interne aux normes juridiques de la domination qui viennent
d’être citées, ainsi que la contradiction entre ces normes et le
souci d’accélération et de cohérence entre les acteurs successifs
du processus disciplinaire évoqué plus haut. « L’administration
de la discipline relève donc d’une double logique : la première
vise à réduire la tolérance aux écarts de conduite des détenus
avec la formulation de réponses […] relevant d’une gestion
bureaucratique de la discipline  ; la seconde relève d’une
reconnaissance formelle des droits des détenus qui renvoie […]
à la formalisation juridique d’un certain nombre de valeurs
morales (l’équité, l’égalité notamment) » (ibid.).

La tension dynamique et dialectique entre les deux impératifs


(domination et régulation), socio-logiquement égaux, constitue
le véritable cadre des pratiques pénales, bien loin de l’idéologie
légale ou réglementaire qui n’accorde qu’aux outils de la
domination le statut de normes de l’action. Dans cette
perspective, l’écart est de règle  : il ne mérite donc pas d’être
nommé comme tel, sauf si l’on veut seulement évaluer les
pratiques au regard du seul critère juridique et au mépris de la
connaissance.

Les règles de fonctionnement ne sont


pas les normes de l’action

La conception systémique de l’activité pénale permet de


«  comprendre  » les besoins techniques de son fonctionnement
et de pressentir qu’elle n’est pas normée uniquement par la loi
qu’elle est institutionnellement censée appliquer. Cependant,
elle permet aussi de résister à une conception autorégulatrice
de l’équilibre d’une activité globale et complexe telle que
l’activité pénale  ; une telle conception repose sur «  le projet
ouvertement assumé de produire un mode de gouvernement
“scientifique” des sociétés  » (Michéa, 2007, p.  60), dans lequel
l’homéostasie, assurée par un management expert en
processus, dissout à la fois la charge morale ou politique du
système et la charge morale de l’action professionnelle des
travailleurs du système. N’envisager l’action pénale que sous
l’angle de la régulation, comme tend à le faire le new public
management, conduit à rendre réel ce que Céline Lafontaine
appelle «  l’empire cybernétique  ». Celui-ci nous fait passer
sensiblement de notre usage des machines à penser à une
« pensée machine » (Lafontaine, 2004).
Les mécanismes de régulation introduisent eux-mêmes des
formes de «  dysfonctionnement  », dès lors que les principes
qu’impose la domination reprennent leurs droits (lorsque
s’impose une politique de tolérance zéro par exemple, ou
lorsque le sentiment d’impunité ou des normes statistiques
d’évaluation de l’activité du parquet favorisent des poursuites
plus systématiques). À l’occasion d’un entretien réalisé par
Aurélie Delwiche (2012), un magistrat exprime
significativement les effets du privilège contemporain donné à
la régulation. « Au parquet, malheureusement, maintenant il y
a beaucoup de statistiques qui interviennent. Donc on poursuit
tout, ce qui est un peu dommage, parce qu’il y a des choses
qu’on ne devrait pas poursuivre […]. Dans la justice […] tout le
monde est un peu l’ennemi de tout le monde, non pas
volontairement, mais parce que pour le parquet, ça fait du bien
de rentrer des statistiques : “on a enfermé tant de gens”. Mais il
faudrait encore voir si les juges ont le potentiel de suivre, et il
faut voir quelle est la sanction. Les directeurs de prison ont
leurs propres soucis, c’est la surpopulation effroyable. Donc
c’est un peu le drame  : finalement, au lieu d’être des petits
maillons qui s’emboîtent […] tout le monde est un peu l’ennemi
de tout le monde. »

La «  pensée machine  » qui pourrait se dégager de la lecture


systémique de l’activité fait des sujets/acteurs les instruments
d’une machine et non ses utilisateurs. Autrement dit, cette
pensée extirpe de l’observation les marges de manœuvre, les
impuretés, les surprises et « toutes les formes concevables de la
tentation morale  » (Michéa, 2007, p.  92) dans la conduite des
actions publiques. Ce type de lecture institue par ailleurs des
experts en fonctionnement ou managers capables de
démoraliser ou de dépolitiser l’action publique, dont le moins
qu’on puisse dire est qu’elle exige a priori de la légitimité,
souvent médiocrement trouvée dans la représentation légaliste
de la défense de l’ordre social. Le magistrat dont on vient de lire
les mots est envahi par la question du sens de son travail, face à
la pression du nombre de dossiers et à celle des médias,
notamment. Le sens du travail et l’exigence d’humanité – notion
molle et polysémique – sont au cœur de ses propos.

Mais, en-deçà de cette lecture critique des effets du


« systémisme », le fait est que le compromis entre domination et
régulation est devenu central dans les politiques publiques
contemporaines, et l’observation de ce compromis ne peut se
faire qu’en examinant la «  mise en œuvre  » des politiques
publiques. Le « fonctionnement » sans sujets du système pénal
permet seulement de dégager une configuration des règles du
dynamisme et de l’homéostasie du système, sans rendre compte
des normes de natures diverses que les acteurs mobilisent pour
réaliser ou irriter le compromis et (si possible) lui donner sens.
Philippe Robert signale à cet égard que le fonctionnement du
système pénal doit s’analyser comme la combinatoire de
mécanismes d’interrelations (entre l’environnement et le
système, relevant de la dynamique du renvoi), de phénomènes
de régulation du système (que l’on a approchés dans ce
chapitre) et « des idéologies professionnelles des agents, c’est-à-
dire de la manière dont ils intègrent l’idéologie juridique-
pénale  » (Robert, 1977, p.  15). Afin d’approfondir cette piste
d’analyse, nous identifierons plus avant le positionnement de la
loi dans les pratiques du système pénal.

Les deux chapitres suivants seront respectivement consacrés à


la reconsidération de l’ineffectivité du droit pénal et à son
explication. En quelque sorte, il s’agira d’approfondir
l’observation du spectre des compromis pratiques entre la loi
pénale et d’autres normes. Jusqu’ici, le compromis étudié était
analysé sous l’angle de l’activité (soit l’ensemble abstrait des
actions produites systémiquement dans le système pénal) et
sous celui de sa détermination (l’acteur en étant absent). Nous
allons prolonger l’analyse sous l’angle de l’action, faisant place
à des normativités différentes –  organisationnelle et
professionnelle – dont l’effectivité se tient près de l’acteur et fait
place à la représentation des lois comme ressources de l’action,
bien plus que comme normes de l’action.

Notes du chapitre

[1]  ↑  Pour les statistiques policières de criminalité, voir  : http://www.polfed-


fedpol.be/crim/crim_stat_fr.php et, pour les statistiques de condamnation, voir  :
http://www.dsb-spc.be/.

[2]  ↑  Les statistiques du ministère public peuvent être consultées à l’adresse


suivante : http://www.om-mp.be/stat.

[3]  ↑  Les premiers résultats de cette démarche peuvent être consultés dans
Tournier, 1983, et Tournier et Kensey, 1991.

[4] ↑  On lira, à cet égard, le commentaire de l’article 51.5 des règles pénitentiaires
européennes  : «  Les dispositifs de sécurité physiques et techniques sont des
composantes essentielles de la vie en prison mais en eux-mêmes insuffisants pour
assurer le bon ordre. La sécurité dépend aussi d’un personnel vigilant qui
communique avec les détenus, sait ce qui se passe dans la prison et veille à ce que les
détenus soient actifs. Cette approche, qualifiée de “sécurité dynamique”, est plus
qualitative que celle reposant entièrement sur des mesures de sécurité statique et
tire sa force de sa capacité d’anticipation, qui permet d’identifier de manière précoce
une menace pour la sécurité. »
2. Law inaction. L’ineffectivité de
la loi

C e chapitre prolongera le propos théorique précédent en


construisant plus solidement la distance prise avec ce que
l’on a nommé « sociologie de l’écart », dont les présupposés sont
partagés par le nom du courant anglo-saxon de recherche law-
in-action. La sociologie de l’écart est à l’œuvre jusque dans des
pratiques de recherche et d’actions citoyennes ou militantes qui
méritent, certes, le respect et le soutien. Sur le plan scientifique,
cependant, il paraît essentiel de prendre distance avec les
présupposés juridiques qui continuent à affecter une lecture
des activités pénales encore soumise à l’idée que le droit y
serait la norme, voire le sujet de l’action.

Il ne s’agit pas de faire « une sociologie du droit sans le droit »


(Garcia, 2011, p.  422), mais bien d’observer la faible puissance
du droit dans la détermination des pratiques, soit parce que
d’autres normes le concurrencent dans l’action des sujets de
son application, soit parce que la rationalité pénale, bien plus
que le droit du même nom, l’emporte dans la représentation de
l’action. Quoi qu’il en soit, même non déterminés par le droit,
les acteurs qui le mettent en œuvre ne sont pas «  subjectifs  »
pour autant, mais confrontés à des conflits de normes ou
porteurs de rationalités concurrentes, bien plus qu’applicateurs
de lois.
Un des problèmes que véhiculent certaines conceptions
sociologiques des pratiques pénales tient à leur contribution à
une sociologie de l’écart que soutient la désormais classique
opposition entre law-in-books et law-in-action. Le cours
dispensé au University College London (UCL) définit de la sorte,
sur son site internet, les questions posées par la représentation
du droit en action : « Qu’est-ce que le droit ? Comment est-il fait
et comment est-il étudié  ? Qui sont les acteurs clés du système
légal  ? Comment le droit traite-t-il les personnes socialement
favorisées et défavorisées  ? Quel est le rôle du public dans le
système de justice  ? Comment le droit peut-il adresser à la
société ses questions qui sont à la fois complexes et sujettes à
débat ? » (ma traduction). Si ces questions sont intéressantes et
méritent d’être rencontrées dans la formation des juristes, elles
sont orientées par la place centrale accordée au droit dans la
façon de penser les pratiques sociales. Ces questions sont celles
du legal realism et non d’une science sociale intéressée à des
pratiques dont le droit s’attribue normativement la
détermination.

L’action pénale ne se joue certes pas sans référence à la loi,


mais cela veut-il dire que la loi agit  ? Parfois oui, et elle
constitue alors un soutien (souvent fragile) de la légitimité  ;
mais d’autres ressources de production de la légitimité
concurrencent souvent la ressource légale ou s’associent à elle.
Lorsque l’on soutient cette option, à la manière du law-in-
action, l’action prend deux caractères très différents.
Le premier est celui de la création et s’associe alors à une
conception de l’enseignement du droit. Ainsi, le site web de la
University of Wisconsin Law School use d’une jolie métaphore :
« Connaître les lois, c’est comme apprendre à jouer des gammes
quand on étudie un instrument de musique. Faire ses gammes,
c’est essentiel, mais ce n’est pas de la musique. Connaître les
lois, c’est essentiel, mais ce n’est pas être un juriste » (ibid., ma
traduction). Cette dimension créatrice repose d’abord sur deux
propositions théoriques. Selon la première, l’influence de la loi
sur les décisions prises en son nom est indéterminée, en raison
de la co-occurrence d’autres facteurs : « si l’on observe le droit
dans une perspective “bottom-up” typique du courant “law-in-
action”, il n’est qu’un des éléments à prendre en considération
parmi beaucoup d’autres, dont la pertinence est indéterminée
et varie selon le contexte factuel, économique social et légal  »
(Clune, 2013, ma traduction)  ; ensuite, la prédiction du rôle
«  indéterminé  » de la loi est possible, grâce à l’expérience de
l’acteur et à la recherche empirique du chercheur. Elle exige
ensuite de penser un enseignement du droit qui ne se contente
pas du law-in-books, ainsi qu’une recherche empirique sur le
droit qui ne repose pas que sur la loi, la doctrine et la
jurisprudence. « La connaissance [utile aux étudiants en droit],
à propos du law-in-action, vient de deux sources, la pratique du
droit et la recherche de type “law-in-action” (fondée sur des
méthodes empiriques et sur les théories de sciences sociales) »
(ibid., ma traduction).

Le second caractère de l’action du droit, telle que pensée dans


l’esprit du law-in-action, révèle que l’action, si créative soit-elle
– et sans doute parce qu’elle est créative –, relève de la déviance
par rapport à la loi («  des livres  »), déviance qu’il s’agit de
corriger, lorsqu’elle ne convient pas  ; l’écart constaté se
transforme en inculpation de l’acteur. Il en va ainsi de
l’application de la loi comme de sa création. Or, s’il importe de
faire une sociologie des pratiques, c’est pour en comprendre les
normes, les facteurs déterminants et les formes, sans le
moindre état d’âme juridique ou sans la moindre préférence
accordée à la loi dans l’observation indéterminée des pratiques.
Ma critique pourrait se formuler de façon radicale et abstraite
par le biais de la question rhétorique suivante : la sociologie des
pratiques pénales relève-t-elle de la sociologie du droit  ? Par
convention, par confort disciplinaire et pour la constitution de
réseaux de chercheurs, certainement. Sur un plan
épistémologique, c’est nettement moins sûr.

Le problème que présente une sociologie de l’écart est bien


éclairé par Pierre Lascoumes (1990). La difficulté que pose
l’étude de l’écart entre la loi et sa pratique est en quelque sorte
la même que celle que pose l’étude de l’écart entre la norme et
la déviance. La sociologie de l’écart présuppose que la loi est
contraignante – qu’elle doit déterminer les conduites  – et que
l’écart qu’affecte son praticien dûment observé par le
sociologue doit être corrigé. Lascoumes indique par là le défaut
normatif d’une problématisation évaluatrice des politiques
publiques par l’examen d’une ineffectivité relative, mesurable
et reprochable de la loi.
Il n’y a qu’un pas entre une sociologie de la déviance et les
recommandations correctives qui s’en déduisent. Un ouvrage
de Stephen Pfohl (1994) est efficacement consacré à la
démonstration des rapports de filiation historique entre
théories criminologiques et pratiques pénales, sociales ou
thérapeutiques. Il peut aussi, par homologie, n’y avoir qu’un
pas entre une sociologie pénale et des préconisations
correctives qui s’en inspirent. Il est plus adéquat d’étudier les
pratiques pénales en référence à la sociologie des professions et
des organisations, à une perspective systé- mique,
interactionniste ou pragmatique, dans le cadre desquelles la loi
tient, a priori, peu de place. Dans ce cadre, les pratiques ne sont
pas constamment référées à la loi pour leur évaluation, mais de
façon résiduaire pour leur légitimation. La posture proposée
dans ces lignes rejoint la façon dont Michel Foucault se
démarque d’une «  conception juridique du pouvoir  », en
refusant de placer « le principe général de la loi » au centre de
l’analyse, et d’y placer plutôt «  les pratiques complexes et
multiples de gouvernementalité » (cité par Lascoumes, 2004) et
leurs instruments.

C’est en quelque sorte encore céder à une logique juridique que


de comparer explicitement ou implicitement les pratiques
pénales à leur codage légal. Ainsi, par exemple, des juges
interrogés sur leur pratique professionnelle commencent
souvent l’entretien en rappelant, une fois pour toutes, que leur
travail est bien sûr cadré par des contraintes légales ; il n’en est
quasiment plus question ultérieurement. Cela ressemble à « un
rappel à la loi  » destiné à ce que personne n’oublie de rendre
l’hommage qui lui est dû et à rassurer leur interlocuteur sur le
cadrage – et non sur la clôture – de leur travail. S’il faut garder
quelque chose de la distinction (et s’y tenir) entre law-in-books
et law-in-action qui soit pertinent pour le criminologue ou pour
le sociologue, qui écoute la musique et qui lit les partitions, c’est
l’indétermination du rôle du droit : c’est la raison pour laquelle
on soutiendra ici que la pratique pénale relève de l’action-with-
law, expression qui place la loi en position d’instrument de
l’action, et qui permet de penser aussi la law inaction.
L’expression action-with-law respecte la suggestion théorique
de Lascoumes selon laquelle la loi ne constitue pas la norme de
l’action, mais une des ressources de la boîte à outils dans
laquelle l’acteur puise pour donner forme à son action. Des
magistrats ont été explicites sur le point significatif suivant, pris
encore en exemple  : leur jugement se forme notamment par
l’écriture d’un récit cohérent sur les faits et l’implication du
prévenu dans leur commission  ; la perfection de leur décision
tient ainsi autant à la cohérence narrative d’une représentation
de l’action criminelle qu’à la conformité légale du dispositif que
la décision contient. Le jeu de mots law inaction restitue
nettement l’idée que la loi n’agit pas, mais qu’elle est agie, selon
un jugement d’opportunité partiellement contraint des acteurs
sociaux qui la mobilisent ; l’expression contient plus encore un
enseignement relatif à l’ineffectivité de la loi, sur laquelle on se
penchera dans les lignes qui suivent.

Sachant qu’on n’évoquera pas ici les autres « constats d’échecs »


des politiques publiques que sont leur inefficacité ou leur
inefficience (voir, à ce sujet, Lascoumes et Le Galès, 2007, p. 27-
30), on peut identifier trois lectures de l’ineffectivité du droit.
La première est positiviste et représente parfaitement une
sociologie de l’écart –  produit d’une analyse institutionnelle
normative  – dont il y a lieu de se distancier. La deuxième
lecture est d’inspiration foucaldienne et observe les rapports
entre droit et dispositifs de pouvoir. La troisième (qui sera
approfondie) observe l’opérativité des actions pénales pour
indiquer qu’elles sont faiblement normées par la loi,
concurrencée par d’autres registres normatifs. À cet égard, on
pourra déjà pressentir que cette lecture est susceptible de
rejoindre la première, mais l’observation n’en est pas moins
focalisée sur les opérations internes du système pénal ou sur
ses pratiques, sans reposer sur l’a priori d’une contrainte
normative du droit pénal sur les pratiques.

Le droit pénal s’impose-t-il ? On ne discutera pas ici du premier


sens que cette question peut contenir  et sur laquelle les
anthropologues ont leur mot à dire : le droit pénal s’impose-t-il
comme une modalité universelle d’action et de réaction
sociale  ? Plus important, le deuxième sens de la question peut
être formulé comme suit  : le droit pénal s’impose-t-il aux
personnes qui transgressent la loi et aux personnes qui sont
préjudiciées par les situations problématiques qualifiables de
transgression  ? Selon la rationalité juridique, il n’est pas de
négociation possible avec la loi pénale  ; celle-ci permet la
contrainte la plus grande sur l’auteur de l’infraction, et le
recours au système pénal constituerait la seule voie de
traitement des infractions subies. La perspective abolitionniste
(Hulsman et Bernat de Célis, 1982) montre pourtant que la
société se passe largement du système pénal et que
l’ineffectivité de ce dernier au regard des situations-problèmes
vécues est patente. La lecture abolitionniste de l’ineffectivité de
la loi porte ici sur les conditions du renvoi, autrement dit sur les
attitudes des protagonistes initiaux des situations
problématiques  : certains problèmes qu’on aurait pu imaginer
relever du système pénal sont traités de manière civile  ;
d’autres, sanctionnables pénalement, ne sont pas perçus par la
victime comme attribuables à une personne  ; certains ne font
pas l’objet d’un renvoi par la victime  ; ou d’autres encore ont
été renvoyés par la victime ou étaient à la disposition d’une
agence du système pénal mais n’ont pas fait l’objet d’un
traitement par le système pénal (Slingeneyer, 2005). La
pertinence de la perspective abolitionniste rencontre
probablement quelques obstacles, en raison du
communautarisme dont elle est parfois «  atteinte  », mais aussi
en raison d’une évolution caractérisée par un recours croissant
à la justice pénale, notamment en raison des facilités
procédurales qu’elle concède au plaignant [1] . Ici encore, malgré
la justesse des constats, ceux-ci s’articulent aux besoins, aux
attentes ou aux désirs des membres d’une société lésés par les
situations-problèmes, mais ne rendent compte que
partiellement de la normativité interne du système pénal
lorsqu’il est saisi d’une situation-problème.

Le troisième sens de la question est le plus significatif pour un


propos sur le fonctionnement du système pénal : le droit pénal
s’impose-t-il aussi aux agences chargées de l’appliquer ? Hormis
le principe, légalement institué, de l’opportunité des poursuites
qui fait du parquet le régulateur du système pénal, la
représentation qui « s’impose » à nous est celle d’agences (de la
police à l’administration pénitentiaire en passant par les
tribunaux et les maisons de justice) qui ne disposent pas de
marges d’action devant la contrainte légale de la mise en œuvre
du droit pénal ou du droit de l’exécution des peines. Or, cette
représentation ne peut qu’être combattue par des lectures de la
« réalité » du travail pénal. Celles dont il sera rendu compte ici
sont, comme je l’ai déjà énoncé, au nombre de trois  : une
lecture administrative positiviste qualifiable d’acritique  ; une
lecture foucaldienne relevant d’une critique externe  ; une
lecture pragmatique, opérant une critique interne de
l’opérativité pénale.

Une lecture administrative


positiviste

«  C’est le travail des juristes de faire en sorte que la


pratique du droit (law-in-action) soit conforme au droit des
livres (law-in-books). Ils ne le feront ni au moyen de
charges violentes et futiles contre les illégalismes du
peuple, ni au moyen d’éloquentes exhortations en faveur
de l’obéissance à la loi écrite, mais en agissant en telle
manière que le droit des livres favorise la conformité de la
pratique et en offrant des modalités légales de son
application qui soient rapides, peu coûteuses et efficaces.
Ce n’est qu’à ces conditions que law-in-books et law-in-
action pourront être réconciliés. »

Roscoe Pound, 1910, ma traduction.

L’ineffectivité du droit pénal fait l’objet, selon Lascoumes


(1990a), de trois diagnostics typiques d’une analyse positiviste
de la mise en œuvre de toute politique publique. Ces trois
diagnostics sont représentés par trois signifiants qui désignent
la distance reprochable : la lacune, l’écart et la faille.

Des lacunes dans le système normatif seraient responsables de


l’ineffectivité de la loi  : les règles normatives ou les règles de
procédure seraient incomplètes ou inadéquates. Un tel constat
invite à la surenchère et fait croire que l’idéal d’une effectivité
totale resterait possible si le droit était amélioré ; la réforme est
le concept endémique de cette représentation de l’ineffectivité
des lois. Ce diagnostic est très apprécié par les gouvernements
qui peuvent, à peu de frais, en s’appuyant sur ces présupposés,
faire aggraver, par une réforme légale, les peines prescrites
contre un comportement ou élargir la définition légale de ce
dernier, afin de montrer au public sa fermeté à l’égard d’un fait
divers troublant, par exemple (voir Mucchielli, 2010).

Un écart entre le «  projet normatif  » et les comportements


observés conduirait à une impossibilité de concilier les
possibilités d’enregistrement des infractions à la hauteur de
leur commission. Les règles demeureraient méconnues ou
incomprises des personnes auxquelles elles sont censées
s’appliquer  : les enjeux des transgressions de masse, comme
l’excès de vitesse ou la consommation de cannabis, en seraient
les illustrations les plus manifestes. En général, c’est la
combinaison d’objectifs flous et de procédures complexes qui
produit une forte ineffectivité du projet normatif. Ainsi, la
faible légitimité –  la persistance d’une interrogation sur la
raison légitime de l’interdiction – accordée à la prohibition d’un
comportement et l’insuffisance des moyens dont dispose la
police pour en constater les occurrences constituent les deux
facteurs de la faible effectivité d’une loi, comme celle qui limite
la vitesse des véhicules automobiles sur la voie publique. De
même, la problématique du vol chez les adolescents est quasi
unanimement expérimentée, mais elle est très peu connue du
système pénal et très sélectivement retenue par lui.

Soit on considère enfin qu’il existe des failles à l’intérieur du


système d’application et de sanction que les agences pénales
sont chargées de faire fonctionner  : c’est à ce type de constat
que vient en général répondre la rhétorique du manque de
moyens, qui est lancinante dans le monde policier et dans le
monde pénitentiaire. Parfois, la complexité du dispositif légal
semble empêcher son appropriation par les acteurs de son
application.

Ces trois diagnostics positivistes évaluent le droit à sa seule


effectivité et, même en restant dans un registre juridique,
réduisent la question de la validité de la loi à sa « productivité
sociale » plutôt qu’à sa légitimité – sa validité axiologique – ou à
sa cohérence légale interne – sa validité formelle  (van de
Kerchove, 1985). Pierre Lascoumes (1990) conclut cette
présentation ici adaptée et illustrée en indiquant les points
communs de ces explications traditionnelles  : même si ces
diagnostics peuvent conduire à des conclusions «  justes » dans
certains cas, soulignons qu’elles relèvent d’une représentation
contraignante du droit. Les pratiques y sont indexées à une
conception du droit comme droit imposé  : le processus de son
application est de l’ordre de l’imposition opérant sur des sujets
fondamentalement passifs (récepteurs de la loi). Seuls deux
sujets apparaissent comme actifs dans cette conception du
droit  : le législateur (acteur de la mise en forme juridique des
politiques publiques) et le juge (acteur légitime de
l’interprétation des textes et des règlements des conflits). Entre
ces deux acteurs et au-delà d’eux, la conception du droit
présupposée est celle d’un texte soumettant tous (agents ou
sujets destinataires) à l’obéissance passive  : l’activité des
administrateurs et des administrés (selon le vocabulaire des
politiques publiques) se résume à la soumission à l’impératif
normatif, à l’ignorance ou au contournement des règles. Cette
lecture correspond, sur le plan épistémologique, à l’analyse
institutionnelle normative et correctionnaliste que Thoenig
(1994) avait, plus haut, comparée à la force descriptive de
l’analyse systémique. Bourdieu, dans sa lecture critique du
champ juridique, n’était guère éloigné de cette pensée, en
envisageant seulement «  l’application rigoureuse et stricte des
règles ou leur transgression pure et simple », sous la forme du
«  passe-droit  », jusqu’à ce qu’il reconnaisse dans un article
(Bourdieu, 1990) «  le jeu avec la règle comme nécessité
pratique » (Ocqueteau et Soubiran-Paillet, 1996, p. 22).

Une lecture biopolitique de


l’ineffectivité de la souveraineté
légale

Une lecture foucaldienne du rôle du droit dans la


gouvernementalité – l’art historiquement différencié de
conduire les conduites  – permet de rendre compte de
l’ineffectivité de la loi au regard d’une théorie du pouvoir. Le
courant marxiste, relevant lui aussi d’une posture critique
externe, aurait pu trouver sa place ici. Il serait trop long de
débattre ici de ses traits problématiques qui ne l’éloignent
guère d’une épistémologie positiviste (universaliste) et
volontariste (voir Brodeur, 1984), focalisée sur des rapports de
pouvoir instrumentés par les enjeux économiques de la société
capitaliste. On notera, pour les besoins de notre propos, que la
criminologie marxiste ne contribue à une lecture de type
action-with-law que sous la critique de la criminalisation
différentielle, tant primaire que secondaire  ; la lumière y est
jetée sur la discrimination classiste de l’action pénale,
protégeant la bourgeoisie et visant le prolétariat. Cette
perspective est notamment bien illustrée par le tout récent
essai, très instructif, de Fermon et Panier (2014). De façon plus
essentielle au regard d’une théorie de l’ineffectivité du droit,
l’approche foucaldienne, «  en décentrant le droit de sa
production institutionnelle […] désempêtre la doctrine
juridique de l’illusion que lui procure son champ disciplinaire :
celle d’un caractère “autopoïétique” du droit. Si le droit ne se
manifeste invariablement qu’à travers des lois, des contrats et
des jugements, le sens de ceux-ci ne s’éclaire que dans leur
place stratégique au sein de rapports de forces […]. Autrement
dit, le droit n’est qu’une sorte de signifiant impur se trouvant
investi et agencé par des dispositifs de pouvoir  » (Mazabraud,
2010, p. 129). De ce point de vue, « le droit n’est plus la manière
dont s’exerce le pouvoir, ni le schéma de savoir selon lequel
s’établit la norme. Il n’est alors qu’une forme légitime dans
laquelle se coule la norme sécrétée par d’autres dispositifs  »
(ibid., p.  174). Ainsi, la discipline (indexée à la normalisation
désirée par l’État libéral), le contrôle (la précaution typique de
l’État social) et la responsabilisation (la forme d’autogestion
privilégiée par l’État contemporain, qualifié en Belgique de
« social actif » ; voir Franssen, 2003) constituent trois figures de
« norme secrétée » ou trois gouvernementalités historiquement
distribuées, dans lesquelles le droit se coule et se moule.

Ces propos ne signifient pas que la loi, comme instrument, ne


produit pas d’effets. En suivant un propos plus récent de
Lascoumes (2004), on en relèvera trois. Les instruments
juridiques créent d’abord des effets de stabilisation et d’inertie
(voire de résistance) : ils « assurent la robustesse d’une question
ou d’une pratique et offrent beaucoup de résistance aux
pressions extérieures  », bien plus en tout cas que des rapports
de pouvoir non légitimés par le droit. Cet effet rejoint
sensiblement la façon dont Van Campenhoudt (1997) a décrit
l’importance des frontières et de l’autonomie d’un système. Les
instruments prenant la forme du droit nécessitent notamment
de subir un processus d’abstraction  : ils disposent grâce à cela
d’une stabilité et d’une résistance plus puissante que toute
autre norme sociale. Les instruments juridiques produisent
ensuite «  une représentation spécifique de l’enjeu  » qu’ils
traitent  : ils construisent des «  réalités conventionnelles  », ils
créent une « grille de description du social ». Enfin, ils induisent
«  une problématisation particulière de l’enjeu  » en
hiérarchisant des variables voire en induisant «  un système
explicatif » (Lascoumes, 2004, par. 17-20). Une rationalité décide
elle-même qu’elle s’impose, bien que les acteurs sociaux
puissent résister à son empire ou valoriser d’autres rationalités.
Il en va ainsi, par exemple, des usages politiques des
statistiques pénales  : les choix relatifs à la mesure de
l’insécurité, fondée sur les statistiques de délinquance
enregistrée, imposent «  un modèle interprétatif associant les
catégories d’âge jeune, la violence contre les personnes et les
zones d’habitation périurbaine marquées par l’immigration  »
(Lascoumes, 2004, par. 20)  ; le système explicatif ainsi imposé
par la stabilisation de l’instrument de mesure s’avère difficile à
contester. La loi pénale répond à ces trois effets : elle stabilise,
contre toute autre représentation, la définition criminelle d’une
situation-problème, construit la réalité conventionnelle du
crime et hiérarchise des variables en présupposant, par sa
fonction d’avertissement général [2]  et sa forme tarifaire, le sujet
rationnel qui s’engage consciemment dans la pratique
criminalisée. On notera que l’ineffectivité du droit pénal,
observée plus haut à partir des représentations et des pratiques
des protagonistes de situations-problèmes qui ne renvoient pas
ces situations au système pénal, montre que des rationalités
alternatives sont vivantes, malgré ces trois effets de
l’hégémonie légale.

La sociologie du droit s’est historiquement constituée sur


l’élucidation du rôle de la loi dans ses rapports avec la structure
sociale à laquelle elle « s’impose ». Et il semble clair que la mise
en œuvre de la loi est un des problèmes incontournables de la
loi (voir Deflem, 2008, p. 227). Même si le contrôle social dispose
de sa propre branche disciplinaire (sociologie du contrôle
social), il sera très vite apparenté à la sociologie de la déviance
et s’éloignera de la sociologie du droit, pour des raisons plus
historiques que théoriques, compte tenu de ses relations avec la
criminologie conçue comme technologie du contrôle du crime.
Historiquement le contrôle social a été intimement lié à
l’étiologie du crime, soit comme conséquence du crime lui-
même, soit, dans une perspective constructiviste, comme le
producteur même de la déviance. Remarquons qu’un livre
comme celui de Mathieu Deflem ne traite, sous le titre Social
Control  : The Enforcement of Law, que du policing et de la
surveillance, probablement en raison, entre autres, du point de
vue foucaldien qui préside à la construction de ce chapitre. S’il
est bien question de contrôle social, il est donc paradoxalement
peu question d’application de la loi, sans quoi l’auteur aurait dû
faire place au travail du juge, «  férocement  » associé à la loi,
dans la vulgate juridique.

Cette lecture, bien que pertinente, ne sera pas développée plus


avant. Elle relève d’une perspective critique externe dont on
retiendra le statut d’instrument accordé à la loi, et le rôle de
cette dernière dans la stabilisation des relations de pouvoir. Ce
ne sont pas les relations entre le droit et des dispositifs de
pouvoir externes au système juridique pénal qui feront l’objet
de la suite de cet ouvrage, mais plutôt, selon un point de vue
critique interne, la façon dont ces dispositifs s’exercent dans les
opérations du système pénal lui-même, au nom du droit. À cet
égard, s’il existe une sorte de filiation entre la lecture
foucaldienne et la lecture suivante qui sera privilégiée, celle-ci
retournera à nouveaux frais dans l’empirie pénale, pour
faciliter l’observation rapprochée des pratiques en mettant à
distance tant les rapports abstraits de pouvoir de la lecture
foucaldienne que les dimensions normative et correctionnaliste
de la lecture positiviste.

Une lecture pragmatique de


l’ineffectivité juridique

Le droit pénal peut enfin être compris –  c’est la voie que l’on
soutiendra ici – comme un instrument juridique d’une politique
publique, même si cela met à mal l’autonomie normative du
droit pénal. Le plus souvent, quand on associe droit et politique
publique dans d’autres domaines, c’est pour avancer, comme
on vient de le voir, « l’ineffectivité juridique comme indicateur
de l’écart existant entre les intentions d’une politique et ses
résultats » (Lascoumes, 1990a, p. 44). On notera que cette forme
de critique est généralement absente de la réflexion sur le droit
pénal, dans la mesure même où on ne se le représente pas
comme instrument d’une politique publique, mais comme la
norme (soit la majeure du raisonnement syllogistique des
juristes). Pour avancer sur cette question, il faut renoncer à
l’idée que «  le droit étatique ne serait qu’un ensemble de
commandements sanctionnés  » (Lascoumes, 1990a, p.  45).
Pierre Lascoumes continue en indiquant que la représentation
de la légalité comme une et indivisible est une fiction, qui éclate
dès lors que l’on se met à examiner les conditions concrètes
d’application d’un texte face à la multiplicité des situations et
aux réponses pragmatiques qui sont apportées à ces situations.
Prétendre cependant qu’il y a un écart entre le droit et son
application est insuffisant à rendre compte du fonctionnement
d’un système chargé pourtant de l’appliquer. Il serait tout aussi
absurde de considérer qu’il y a lieu d’examiner les pratiques
pénales concrètes en tenant le droit à l’écart de l’analyse. Une
approche des pratiques pénales, instrumentées notamment par
le droit, devient nécessaire. Ces pratiques, si on les fédère sous
le nom de « droit en action », ne sont pas observées pour elles-
mêmes. Au contraire, en les observant sans présupposer
qu’elles sont juridiquement définies, on peut mieux rendre
compte du pluralisme des normativités à l’œuvre, souvent
conflictuelles, dans le fonctionnement des polices, des
tribunaux et des organes d’exécution des peines. Ce sont alors
les tensions entre normativités à l’œuvre qui deviennent l’objet
de l’analyse, plutôt que la tension entre pratiques et droit, qui
nous renvoie toujours vers une analyse normative des
pratiques, exprimées en termes d’écarts, de
dysfonctionnements ou autres termes significatifs d’une
indignation juridiquement soutenue. Les normativités
convoquées par la lecture pragmatique sont de même niveau et,
de ce point de vue, l’analyse s’écarte de la lecture foucaldienne
donnant à la gouvernementalité une puissance descriptive qui,
bien qu’inscrite dans les pratiques, surplombe les conflits
normatifs dont elles témoignent.

Godefroy et Lafargue donnent un exemple simple et très


significatif de ce que signifient à la fois le rejet de la sociologie
de l’écart et le soutien d’une lecture pragmatique. Appelés à
fournir un rapport sur les lenteurs de la justice, ils indiquent,
de façon préliminaire, qu’ils peuvent traiter de la durée des
procédures, mais certainement pas de leur lenteur, tant ce
dernier signifiant a une coloration normative. Sous le titre
Durée et lenteur, les auteurs précisent que  «  le terme de
“lenteur” pour qualifier le déroulement du processus pénal
possède un caractère normatif. Il colore l’image récurrente que
peut avoir l’opinion publique de son fonctionnement. Mais le
temps, à travers les délais légaux, appartient intrinsèquement à
la procédure pénale. De plus, il n’est pas un élément neutre
dans le déroulement du processus. Il peut être l’enjeu de
stratégies et d’intérêts divergents, selon les différents acteurs
participant à la scène du pénal. Aussi, lorsque l’on parle de
lenteur ou de délais, sans doute serait-il nécessaire de toujours
préciser à quelle norme on se réfère ou les parties du procès
qui peuvent s’en trouver lésées, sauf à adopter une vision
technocratique du fonctionnement de la justice pénale dont
l’efficacité ne serait mesurée qu’à l’aune de la célérité  »
(Godefroy et Laffargue, 1991).

Traiter de la lenteur relèverait d’une politique de l’inculpation,


alors que le travail d’analyse consiste à contribuer à une
sociologie des pratiques et des normes qui en rendent compte.

La discussion de Godefroy et Lafargue illustre l’appartenance


de la notion de lenteur à la sociologie de l’écart et à une vision
technocratique de la résolution des problèmes (ici la réduction
de l’écart que constitue la « trop longue » durée) ; le sociologue
ne peut raisonnablement et épistémologiquement qu’étudier la
durée et examiner les normes susceptibles de rendre compte de
la durée, plutôt que d’étudier la déviance que constitue la
lenteur.

Il faut encore prolonger la signification du jeu de mots law


inaction. Bien sûr, la loi ou les lois font faire des choses aux
acteurs. Mais si l’on veut sortir, comme cherchent à le faire les
tenants de l’étude du law-in-action, d’une détermination de la
loi, il vaut mieux partir d’un a priori totalement débarrassé du
technocratisme juridique  : les professionnels de la justice
pénale sont des acteurs, créateurs de leur activité dans laquelle
la loi est inactive, ou ni plus ni moins active que les dossiers
empilés devant le greffier, la socialisation professionnelle, la
mauvaise acoustique des salles de tribunal, la qualité des
interactions avec les collègues, les contraintes managériales de
l’organisation, les routines ou la charge de travail. D’une part,
ce n’est pas la loi qui agit, en ce sens elle est inactive  ; d’autre
part, lorsque l’acteur s’en saisit, bien sûr, sur un mode latourien
(voir Latour, 2007), on conviendra qu’elle fait faire des choses,
mais selon des ordres de priorités que d’autres normativités
concurrencent. La loi, personne ne peut sans risque en faire fi,
mais il en va de même pour les acteurs pénaux devant d’autres
normes avec lesquelles ils doivent aussi composer.

Il y a lieu de mettre ou de remettre la loi à sa place sociologique,


qui ne demande aucune hypostase, aucun privilège. Le
privilège que lui donnent la rationalité juridique et l’évaluation
de l’écart (qui relève de cette même rationalité) peut être
sociologiquement étudié, mais n’a pas cours dans l’analyse des
pratiques pénales.

Michel de Certeau (1990) a décrit, dans L’invention du quotidien,


comment les pratiques les plus insignifiantes en apparence
mettent en œuvre des arts de faire qui sont autant d’écarts à la
norme. Le lien social s’y produit ; une norme y est convoquée.
Mais s’y révèle également le produit de tactiques propres à
préserver «  la singularité de l’auteur anonyme de la culture
quotidienne  » (Kaminski, 1994). Les pratiques sont, par
définition (sauf exception), des écarts à la norme. Cette
définition permet, à nouveaux frais, de comprendre pourquoi
une «  sociologie de l’écart  » offre une lecture normative des
pratiques. L’évaluation ou l’indignation ne sont pas de mise, pas
plus qu’elles ne sont de mise lorsque l’on cherche à comprendre
les pratiques dites «  criminelles  ». En quelque sorte, une
attitude critique approfondie exige cette ascèse intellectuelle
pragmatique équitablement appliquée à toutes les pratiques,
quelle que soit la partition qu’en assurent des critères de
légitimité. La connaissance peut d’autant mieux armer
l’indignation quand celle-ci n’aveugle pas a priori le projet de
connaître.

Plus encore, l’instrumentation d’une action publique comme


l’action pénale contient une théorie implicite des rapports entre
État et société, et assigne une forme de légitimité spécifique aux
acteurs institutionnels que la loi convoque. La loi pénale, dans
sa structure classique d’incrimination d’un comportement, est
l’instrument d’un rapport politique dans lequel l’État est
gardien du bien commun, et la légitimité sur laquelle elle
repose est celle de l’imposition de l’intérêt général. On peut
sérieusement douter que la loi pénale serve le bien commun ou
l’intérêt général, mais ceci importe peu à ce stade. L’importance
de cette représentation classique de la loi pénale est de la
contraster avec d’autres instruments de construction des
rapports entre État et société. En effet, ces autres instruments
dont Lascoumes (2004, par. 22) fait la typologie témoignent
d’autres types de rapports politiques et d’autres types de
légitimité  : un incitant économique ou un levier fiscal fait de
l’État un producteur et un distributeur de richesse, le légitimant
au nom de l’utilité collective  ; les instruments contractuels et
incitatifs instaurent un rapport politique entre la société et un
État mobilisateur ou animateur, pour reprendre les termes de
Donzelot et Estèbe (1994), la légitimité de ce dernier étant
atteinte par la production d’engagements des acteurs sociaux
conformes aux suggestions contractuelles  ; les instruments de
communication visent l’instauration d’une démocratie du
public et cherchent une légitimité par l’explicitation des
décisions et la responsabilisation des acteurs (de tels
instruments s’observent d’ailleurs dans la mise au point de
nouvelles modalités de peines) ; enfin, les instruments imposant
des normes ou des standards visent les ajustements compétitifs
des acteurs et reposent sur une légitimité mixte (scientifique et
technique, négociée et économique). Les pratiques pénales sont
instrumentées par le droit pénal, mais le rapport normatif que
le droit pénal instaure entre État et société n’est pas le seul. Il
n’est pas étonnant que les pratiques puissent emprunter à
d’autres instruments, si l’on accepte – et ce sera l’enjeu du
troisième chapitre – de conférer au droit ce statut d’instrument.

Notes du chapitre

[1]  ↑  Une prolongation contemporaine de la perspective abolitionniste, axée sur


l’étude des « torts » (Bertrand, 2008 ; Vanhamme, 2010), est nommée zémiologie, Cette
perspective se fonde sur une critique de la criminologie qui « a commis une erreur
de fond en empruntant son objet au droit pénal et en s’y limitant sans en faire la
critique  » Son émancipation demande de prendre en compte l’ensemble des torts
physiques et sociaux subis au cours de leur vie, par les personnes humaines, «  à la
maison, dans la rue, au travail et dans leurs loisirs. Les torts sont la pauvreté, la
malnutrition, la guerre, la violence, la pollution, les accidents de la route, les
maladies, le crime, la négligence des professionnels de la santé et les catastrophes
naturelles » (Bertrand, 2008, p. 192-193).
[2]  ↑  Pierre Lascoumes nous aide ainsi à percevoir que, pour la loi comme pour
n’importe quel autre instrument, l’obligation d’information (fondamentale dans
l’essence juridique de la loi, puisque nul n’est censé l’ignorer) répond à une volonté
d’efficacité politique (la diffusion de messages intelligibles pour les destinataires)
plus qu’à la complexité des situations problématiques décrites par la loi pour les
sanctionner.
3. Action with law. La mobilisation
des ressources normatives

L a rationalité juridique démocratique, telle qu’elle est non


seulement enseignée mais aussi diffusée dans les
communications quotidiennes et communes de la citoyenneté,
autrement dit dans les interfaces entre société et État, suggère
un ordre syllogistique de l’action  : la loi est d’abord promue,
adoptée et rendue lisible  ; elle est ensuite éventuellement
transgressée ; face à ces transgressions, elle est enfin appliquée.
La sociologie pénale a rendu compte de ce séquençage
juridique par un couple conceptuel, laissant dans l’ombre la
transgression  : criminalisation primaire (ou création de la loi)
et criminalisation secondaire (ou application de la loi). Si
l’ordonnancement (dont témoignent les qualificatifs
«  primaire  » et «  secondaire  ») respecte une logique
démocratique garantiste (pas de procédure pénale qui ne serait
pas justifiée par une transgression de la loi préalablement
établie), il ne rend cependant pas compte des processus qui
aboutissent à la création et à l’application de la loi. Les lignes
qui suivent serviront à montrer que l’action pénale ne respecte
pas nécessairement l’ordonnancement légaliste qui vient d’être
présenté, et que les ordres visibles de l’action politique et
administrative sont multiples. Trois phénomènes distincts
témoignent des inversions ou des ruptures empiriques que
subit l’ordonnancement classique entre création, transgression
et application de la loi. Ils imposent de procéder d’abord à un
examen des mécanismes de création de la loi, puis d’observer
ce qu’il est convenu d’appeler – à tort l’application de la loi.

La création de la loi : la mobilisation


politique d’une ressource

La lecture juridique de la création de la loi en fait l’œuvre d’une


ou de plusieurs assemblées parlementaires, initiée par le dépôt
d’un projet (gouvernemental) ou d’une proposition
(parlementaire). Cette lecture met en évidence un produit, ainsi
que le processus strictement juridique et le lieu de son
adoption. Elle passe sous silence le jeu de forces sociales
passablement conflictuelles dans la revendication légale et dans
les résistances qu’on lui oppose ; elle se tait aussi sur le jeu de
forces politiques tout aussi conflictuelles manifesté dans le
compromis final adopté et dans les enjeux pragmatiques ou
symboliques attribués à son éventuelle application. Elle occulte
enfin la multiplicité de scènes sur lesquelles la loi se crée. À cet
égard, notons déjà l’extraordinaire capacité des acteurs de
l’application de la loi à intervenir dans sa création.

La justice pénale ne serait rien sans le cadre juridique qui lui


donne forme, rationalité et légitimité. Ce cadre est celui du droit
pénal et du droit de la procédure pénale. Le concept central de
ce chapitre est celui de criminalisation, dans l’esprit dont Lacey
a donné la formule : « Échappant à la représentation du crime
comme un “donné”, l’idée de criminalisation saisit la nature
dynamique du champ comme un ensemble de pratiques
emboîtées dans lequel les moments de “définir” le crime et d’y
“réagir” peuvent rarement être complètement distingués  »
(Lacey 2007, p.  197, ma traduction). Notons qu’une lecture
luhmannienne préférera dissocier la création de la loi et son
application (voir Nelken, 1987), en considérant que l’une relève
du système politique, l’autre du système juridique. Ainsi, Nobles
et Schiff (2001) jugent incongru le traitement concomitant du
droit pénal et de la justice pénale dans un même ouvrage. Les
concepts de criminalisation primaire (création de la loi) et de
criminalisation secondaire (application de la loi), quoi qu’il en
soit, présentent l’avantage de rendre compte de l’existence de
processus différents mais comparables de mobilisation
conflictuelle de la ressource légale  ; ils permettent aussi de
considérer qu’une loi ne prendra finalement sens et fonction
que dans son application, dans le cadre d’interactions
complexes produites entre le système d’administration de la
justice pénale et ses clientèles.

On peut considérer que la distinction dorénavant classique


entre création de la loi et application de la loi repose encore sur
une conceptualisation bureaucratique que la sociologie ne peut
que mettre à distance. Il reste encore que la formule de Lacey
évoque la criminalisation sous le seul aspect de la définition
d’un crime. Il faut ajouter à cette conception restrictive de la
criminalisation primaire l’hypothèse de la décriminalisation
(l’abrogation d’une loi emprunte les mêmes processus que sa
création) ainsi que l’hypothèse d’une modification législative du
droit pénal général (conditions générales d’incrimination) ou de
la procédure pénale. Par ailleurs, si le droit constitue un cadre,
une question se pose : est-il le cadre de l’action ou le cadre de la
légitimation de l’action ?

Faire du droit le cadre de l’action produit déjà une destitution


de la loi de son rôle fondamentalement normatif. On peut sans
doute encore aller plus loin en favorisant une seconde
destitution, accordant à la loi un double statut  : l’instrument de
l’action et le cadre de sa légitimation. L’intégration sociologique
de la création de la loi et de l’ordre légal dans l’arène de la
justice pénale (voir Hebberecht, 1985  ; Lévy, 2002) permet de
produire des effets renversants de la logique juridique  : en
effet, la loi perd non seulement son statut de référence suprême
mais se voit aussi observée sous la forme d’un instrument de
l’action « comme un autre ». Il reste que son statut présente des
caractéristiques permettant de comprendre son élection au
statut d’instrument institutionnel.

En effet, dans les groupes sociaux complexes, ce qu’on appelle


«  loi  » sert à combler le déficit des normes informelles (et
informellement sanctionnées) qui ne suffisent plus, notamment
parce que la complexité des groupes sociaux est entre autres
caractérisée par la non-rencontre de leurs membres  : «  les
relations ne se réduisent plus à un immédiat face-à-face, bon
nombre d’entre elles ne sont que médiates  » (Robert, 1998,
p.  304). Les normes de ces groupes sociaux doivent donc
s’institutionnaliser et se soumettre « aux processus et aux règles
politiques qui encadrent […] la négociation et la prise de
décision en matière publique  » (ibid., p.  304). La loi peut, à ce
titre, être considérée comme un médiateur de relations à
distance, entre sujets qui ne se connaissent pas. La norme est
juridique, c’est-à-dire instituée. Ceci veut dire que « sa création
et sa mise en œuvre sont déférées chacune à des institutions
spécialisées (même si leur compétence ne s’y réduit pas
nécessairement et même si une institution peut éventuellement
cumuler ces fonctions ou si, à l’inverse, chacune de celles-ci
peut se trouver éclatée ou répartie entre plusieurs
institutions) » (Robert, 1997, p. 59). Comme on l’a vu, le système
pénal est composé d’agences multiples qui ne sont pas
nécessairement entièrement consacrées à la criminalisation. De
nombreux systèmes se croisent aux nœuds institutionnels que
forment ces agences  : ainsi, le Parlement ne vote pas que des
lois pénales, la police dispose aussi de compétences
administratives, le parquet a également des compétences
civiles, les tribunaux ne jugent pas que des affaires pénales, les
personnes arrêtées et privées de liberté ne le sont pas toutes au
titre de la condamnation pour une infraction pénale.

Le rôle politique des situations


problématiques
Une situation problématique (qualifiée de transgression) peut
être première dans l’ordre d’apparition de la mobilisation de la
ressource légale. En effet, les situations problématiques
inspirent la création de la loi qui leur donnera un statut pénal
nouveau ou renforcé. Ceci dit, Malcom Feeley nous met en
garde contre une pensée qui assurerait un lien automatique
entre situation problématique et mobilisation de la ressource
légale  : l’autorité de la loi, sa prégnance et sa performance
tiennent plus aux processus informels de mobilisation implicite
de la loi qu’aux processus formels de contrôle organisés par la
loi et destinés à l’appliquer : « la loi est le plus souvent mise en
mouvement par des gens qui l’appliquent à eux-mêmes et les
uns aux autres, sans avoir besoin de mobiliser explicitement les
institutions juridiques » (Feeley, 1976, p. 515, ma traduction). Il
conclut en insistant sur le fait que la création de la loi et son
application relèvent de l’exercice du pouvoir politique et ne
rendent donc pas compte de la vitalité globale des normes dans
la société et des modalités multiples –  force, dialogue et
adjudication (voir Faget, 2013, p. 190) – de leur mobilisation par
les protagonistes des conflits. Il reste que l’actualité du
fonctionnement du système politique montre sa grande
perméabilité à l’émotion (dont rend compte le néologisme
«  émocratie  ») et aux revendications des victimes ou des
proches des victimes d’infractions. Le slogan «  un fait divers,
une loi  », qui a marqué la critique de la présidence de la
République française de Nicolas Sarkozy, témoigne d’un
mouvement contemporain par lequel la criminalisation
constitue la réponse politique –  économique et souvent
illusoire  – devant l’insatisfaction publique, relayée ou
construite médiatiquement, devant des situations
problématiques.

Qui mobilise la ressource légale et


comment ?

Deux manières de problématiser classiquement le processus de


création de la loi tentent de répondre à cette question, mais de
façon insatisfaisante car trop unilatérale.

La problématisation moraliste conçoit la création de la loi soit


comme «  un processus d’imposition par un groupe de ses
valeurs », soit comme un processus de promotion directe « des
intérêts d’une classe ou fraction de classe » (Lascoumes, 1990b,
p.  151). On retrouve dans cette manière de problématiser la
création de la loi deux lectures significativement opposées par
ailleurs. La première lecture est formaliste et consensualiste
(Faget, 2013, p. 164) : la loi y apparaît comme production de la
volonté collective pour exprimer (selon Durkheim) les «  états
forts de la conscience collective ». On notera ainsi la manière –
 pour le moins criticable – dont Antoine Garapon (1997, p. 208-
210) justifie un retour à une criminalisation privilégiant le
noyau dur des prédations et des agressions, noyau dont la
teneur correspond à une distribution pour le moins classiste
des comportements. La seconde lecture est, justement,
conflictualiste et instrumentaliste. Selon celle-ci, la production
législative relève d’une victoire de classe dominante contre les
classes dominées (voir Lévy, 2002, p.  69). Si l’on ne soutiendra
pas, sur un plan théorique, cette problématisation que la
prespective marxiste documente, il reste qu’elle est souvent
adéquate.

La problématisation positiviste est celle qui veut rendre compte


de la création de la loi comme d’une prise de décision reposant
«  sur une analyse des besoins sociaux à l’origine de la norme,
sur le diagnostic du problème à résoudre et sur la définition
d’une prescription légale  » (Lascoumes, 1990b, p.  151) qui
réponde à ces besoins sociaux ou au problème en question. Si le
modèle technocratique du diagnostic, du pronostic et de la
prescription médicale apparaît ici, il importe de préciser le
caractère socialement aseptisé et consensuel de cette
problématisation. On constate en effet bien souvent que ce
modèle n’est pas respecté  : le rythme (rapide et stratégique-
politique) de la production législative pénale ne respecte jamais
le rythme et la pragmatique « scientifiques » de mobilisation de
savoirs (expertises) et la mise en débat des conséquences à tirer
de ces savoirs, sauf si l’on veut enterrer un projet en le
soumettant à une élaboration en commission d’experts (comme
on l’a fait pour la loi pénitentiaire belge entre 1995 et 2005 ou,
dès la fin des années 1970, pour une révision du Code pénal
belge qui n’a jamais vu le jour).

Ces problématiques sont unilatérales et insuffisantes pour


rendre compte de la complexité des facteurs qui affectent
réellement les processus législatifs. Les perspectives moraliste
et positiviste occultent d’autres processus. Une
problématisation plus complexe demande de commencer par
représenter conflictuellement le domaine de la création de la
loi. Ainsi, créer la loi, c’est autant la défaire que la faire, et c’est
tout aussi bien résister à l’action de ceux qui veulent la créer
que participer à leur action. On peut représenter cette
multiplicité d’actions de façon tabulaire en suivant les termes
de Pierre Landreville (1990).

Les acteurs qui portent le projet d’une des quatre formes de


criminalisation présentées ci-dessus sont nommés
«  définisseurs  », en tant qu’ils se vouent à la définition des
termes de leur revendication (actifs) ou se mobilisent pour
empêcher l’émergence d’un projet ou de sa réalisation, bref de
neutraliser l’action des premiers (passifs). Le pouvoir des
définisseurs passifs est nommé par Landreville (1990) « pouvoir
d’immunisation ».

La loi est, dans cette perspective, l’instrument d’une politique


publique, autrement dit l’expression sur la scène politique de
l’existence d’un problème, de l’opportunité d’en débattre sous
l’angle juridique et de promovoir cette manière de « résoudre »
un problème. Cette perspective conflictuelle convoque
potentiellement cinq scènes de façon séquentielle ou
enchevêtrée dans des interactions «  politiques  » diversifiées et
«  aléatoires  » (non chronologiques). La problématisation
suggérée ici, dite «  de l’intérêt protégé  », est donc celle qui
ouvre le plus largement le champ de l’observation des
processus vivants dans la criminalisation primaire. Lascoumes
(1990b, p.  154) en propose le fil conducteur  : «  L’analyse de la
prise de décision politique conduisant à la création de la loi
pénale doit se faire de façon séquentielle, en intégrant une
pluralité d’acteurs interreliés et impliqués dans des formes
d’action diversifiées.  » Il s’agit dès lors de distinguer (pour
pouvoir examiner leurs interactions) cinq catégories d’acteurs,
œuvrant sur des scènes différentes.

–  Des acteurs expriment une revendication collective ou


défendent des intérêts collectifs ou « communautaires » plus ou
moins organisés (écologistes, antiracistes, féministes,
défenseurs des droits des animaux, mouvements français
d’opposition au mariage pour tous…). Il s’agit des
«  entrepreneurs de morale  » (Becker, 1985) qui, quelles que
soient les valeurs qui les animent, vendent leur conception de
la moralité publique aux gardiens de la machine législative. Ces
acteurs expriment une revendication collective ou à prétention
universelle et ils l’expriment publiquement, pour provoquer
l’inscription de leurs revendications dans l’agenda politique. Si
ces acteurs comptent, ils ne sont pas seuls à assurer le succès de
l’entreprise  : on notera par exemple la critique que Dickson
(1968) a adressée à Becker (1985), repérée par Lascoumes
(1990b, 153) : l’influence des entrepreneurs moraux en matière
de législation sur l’usage de la marijuana aux États-Unis aurait
été insuffisante si un acteur technocratique, en l’occurrence le
Bureau des narcotiques, qui cherchait à s’implanter en tant
qu’organisation, ne s’était pas servi de la croisade morale à ses
propres fins.

–  Des groupes d’intérêts corporatistes (avocats, syndicats


d’agents pénitentiaires ou de policiers, associations de
consommateurs, chasseurs, automobilistes) ou des lobbies
professionnels (sociétés multinationales, industries
pharmaceutiques, fabricants d’armes, cigarettiers)
interviennent publiquement parfois, discrètement le plus
souvent, directement auprès des groupes parlementaires mais
peut-être encore plus auprès de la haute administration ou du
gouvernement. Leur action vise parfois à s’opposer à une loi en
projet, mais aussi à soutenir un projet –  comme ce fut le cas
dans le domaine de la sécurité privée, en Belgique – qui, visant
à moraliser une profession, leur sert à éliminer une
concurrence incapable de respecter les nouveaux standards
d’accréditation. Leur action consiste à favoriser ou à retarder la
mise sur l’agenda politique d’une réforme, de peser sur la mise
en forme juridique de la loi ou d’en empêcher l’application
(Faget, 2013, p.  168) au nom des intérêts sectoriels qu’ils
protègent. Le 28 octobre 2001, la FIA (fédération privée
appartenant à Bernie Ecclestone) décide de ne plus mettre le
circuit de Francorchamps, dédié au grand prix de Belgique, sur
le calendrier des compétitions de formule 1. Un décret a en effet
été voté peu de temps avant, interdisant la publicité pour le
tabac. La FIA a besoin de sponsors pour les voitures et de
publicités autour des paddocks, et les cigarettiers semblent
incontournables en la matière. Ici, l’industrie n’a pas hésité à
menacer publiquement les autorités publiques, qui ont fait
marche arrière en excluant la compétition automobile du
champ général de l’interdiction de publicité pour le tabac.
Comme la réglementation était déjà votée, la FIA s’est retrouvée
en position de définisseur actif, utilisant le chantage pour
obtenir sa modification. Un exemple récent peut illustrer à la
fois le rôle significatif de ces acteurs et la difficulté à les
identifier de façon probante, tant le secret s’impose parfois
dans leur stratégie. La réforme de la transaction pénale (insérée
dans la loi belge du 14 avril 2011 contenant des dispositions
diverses) fait l’objet d’analyses différentes, mettant toutes en
scène de tels acteurs. On y voit, dans le rôle de définisseurs
actifs – pour éviter le procès d’un prévenu dans une affaire de
blanchiment, M. Chodiev  – le président de la République
française (N.  Sarkozy) et le président du Kazakhstan
(M.  Nazarbaïev), acheteur potentiel d’hélicoptères français. Le
président kazakh aurait, en contrepartie de sa promesse
d’achat, demandé un petit service à l’ancien président français :
intervenir auprès des autorités belges pour tirer d’embarras
Pathok Chodiev. Le Canard enchaîné dit avoir des preuves des
contacts pris à ce sujet entre des proches de l’ex-président
français et des membres influents du mouvement réformateur
(parti libéral francophone belge). Une autre interprétation fait
valoir le rôle sensible qu’aurait joué le lobby des diamantaires
anversois, Diamantforum (qui fut l’un des premiers
bénéficiaires de l’extension légale de l’accès à la transaction)
auprès de ses relais politiques. On perçoit clairement, dans ces
interprétations, comment les transgresseurs eux-mêmes,
lorsqu’ils sont puissants, participent à la création de la loi, en
définisseurs actifs ou passifs, au gré de leur besoin
d’immunisation.

–  Les médias jouent un rôle significatif en relayant ou en


occultant des revendications  ; ils peuvent aussi être
instrumentalisés par les lobbies, les émetteurs d’opinions et les
organisations citoyennes. Il importe de les isoler ici, tant la
vulgate selon laquelle ils ne représentent que l’opinion
publique mérite d’être mise à distance.

–  Les acteurs politiques sont évidemment présents, en fonction


des signaux qu’ils perçoivent de leur électorat passé ou futur.
L’influence du pouvoir politique n’est pas souvent première ou
unique, à quelques exceptions près  : l’abolition de la peine de
mort en France, en 1981, constitue un exemple significatif
d’autonomie de la classe politique, sous l’impulsion de la
conviction de Robert Badinter, garde des Sceaux fraîchement
nommé, dans l’adoption d’une réforme pénale majeure. À
verser au dossier des circonstances ayant présidé à
l’élargissement de la transaction pénale, Éric Walravens (2014)
évoque une autre hypothèse, focalisée sur les acteurs
politiques  : une réunion secrète aurait rassemblé, le 24 février
2011, les partis du centre et de la droite libérale, au cours de
laquelle la levée du secret bancaire belge aurait fait l’objet d’un
accord moyennant la contrepartie du dispositif adopté dans la
loi belge du 14 avril 2011. Cependant, quel que soit leur pouvoir
de décision formelle, le rôle des acteurs politiques s’est
historiquement amenuisé, laissant place aux acteurs
technocratiques, qui sont souvent les premiers fabricants de la
norme.

– Les acteurs technocratiques sont probablement de plus en plus


centraux. Très proches des centres de décisions mais faiblement
visibles, ils exercent un «  lobbying intragouvernemental à très
faible visibilité sociale  » (Lascoumes, 1990b, p.  159). La
première loi française antitabac a commencé son parcours dans
un groupe de pression interne au ministère de la Santé. La
police et la haute magistrature, comme on le verra plus loin,
font partie de ces acteurs disposant d’une influence plus ou
moins discrète pour orienter la réforme légale, soit d’une
délégation politique pour tenir la plume et mettre en forme
légale une option politique privilégiée par les acteurs
politiques.

Les acteurs judiciaires, en particulier, peuvent être les auteurs


ou les moteurs de la création de la loi. Le phénomène est très
significatif dans l’illustration suivante, concernant l’intégration
verticale du ministère public. Des acteurs (experts) «  de
l’application de la loi » sont appelés à la créer (ce qui n’est pas
donné à n’importe quel type d’acteur social). On y relève ainsi
une des formes d’enchevêtrement subtil, déjà évoqué, entre le
champ de l’application de la loi et celui de sa création. On
illustrera ainsi le rôle d’acteurs technocratiques dans la
rédaction de la loi qui s’applique à leur propre activité
professionnelle. À cette fin, on citera longuement l’article de
Cédric Strebelle (2005), joliment sous-titré « De la pyramide au
grand pow-wow  ». Par «  intégration verticale  », terminologie
plus souvent usitée dans le domaine de l’entreprise ou de la
finance, le législateur a voulu mettre en œuvre un traitement
intégral des dossiers par un seul acteur. Là où auparavant les
dossiers étaient traités successivement en première instance
puis en appel par les procureurs du Roi et les procureurs
généraux, la volonté est que seuls les premiers deviennent
compétents, sauf exceptions légales limitées, pour exercer
l’action publique. «  Le fait de retirer aux procureurs généraux
l’exercice de l’action publique emporte également la
“suppression du maillon hiérarchique” […] qui jusque-là
existait entre les procureurs du Roi et le ministre de la Justice et
assurait une mise en œuvre effective de l’indépendance du
ministère public dans l’exercice des recherches et des
poursuites tel que stipulé par l’article 151 de la Constitution  »
belge. Le projet remonte à 1998. « Les débats sur la proposition
de loi en commission de la justice ont fait apparaître
d’importantes dissensions à son propos au sein du ministère
public. Aussi, devant ce qui semble avoir été une fracture réelle
du parquet, le législateur a-t-il renvoyé dos à dos les différents
acteurs du ministère public au sein d’un nouveau groupe de
travail pour qu’ils adoptent une position unanime et formulent
des propositions directement transposables sur le plan
législatif.  » Ce groupe de travail composé de procureurs
généraux et de procureurs du Roi a remis, le 6  juin 2003, «  un
rapport reprenant ses conclusions définitives sous l’aspect
formel d’un projet de loi […]. C’est ce projet qui fut soumis à
l’examen des assemblées parlementaires pour être finalement
publié au Moniteur du 12 avril 2004 [Nous] retiendrons surtout
que cette nouvelle version de l’intégration verticale du
ministère public imprime une tout autre approche du ministère
public. Alors que la loi de 1998 avait un effet centralisant,
dominé par un renforcement des prérogatives du ministre de la
Justice au sommet de la pyramide de l’organisation du
ministère public, retirant aux procureurs généraux leurs
prérogatives de surveillance et de direction des procureurs du
Roi pour placer ces derniers sous l’autorité directe du ministre,
la présente loi va dans un tout autre sens en fondant les
relations à venir entre parquetiers sur la confiance et la
concertation, tout en maintenant aux procureurs généraux un
rapport d’autorité sur les procureurs du Roi. Cette réorientation
dans les relations entre parquet et ministre de la Justice peut
être considérée comme un bémol à l’hypothèse [selon laquelle,
depuis] l’institutionnalisation du Collège des procureurs
généraux, le processus à l’œuvre pour faire d’un corps de haut
magistrats des hauts fonctionnaires chargés de gérer, bien plus
que de juger, était en route » (Strebelle, 2005, p. 305-314).

Un processus comparable d’inversion ou d’enchevêtrement des


relations entre les champs d’activité de création et d’application
de la loi affecte la création de la loi belge sur les méthodes
particulières de recherche (adoptée le 6  janvier 2003 et
modifiée ensuite) dont la police peut légitimement faire usage.
Des pratiques diverses d’observation et d’infiltration, de
repérage et d’écoutes téléphoniques, de pseudo-achats ou
de livraisons contrôlées se sont développées au fil du temps et
n’ont été, qu’après leur développement, secrètement organisées
par des circulaires ministérielles confidentielles (voir De Rue,
2000). Si la doctrine juridique présente à juste titre la
réglementation légale de ces pratiques comme la réponse à un
« besoin pressant » de « sécurité juridique » (Jacobs, 2004, p. 16),
le processus de création de la loi relève de la reconnaissance a
posteriori de pratiques «  cadrées  » jusque-là à l’intérieur du
secteur de leur développement discret. Autrement dit, les
pratiques occultes de certains services de police ont créé
progressivement leur réglementation. Il est important de
relever, à la faveur de cet exemple, qu’une perspective
diachronique doit être incluse dans l’analyse.

Le plus souvent, la création de la loi est le résultat aléatoire


(mais pas arbitraire) des interactions entre les différents types
d’acteurs que l’on vient de lister. Ceux-ci bricolent
conflictuellement un compromis entre les intérêts qu’ils
protègent (Faget, 2013, p.  171), compromis en principe
justifiable publiquement. Le processus de création ou de
réforme de la loi est de ce point de vue dépendant des intérêts,
des rapports de force et des puissances de justification des
différents types d’acteurs. La problématisation de l’intérêt
protégé permet d’attirer l’attention sur les définisseurs
multiples et sur le séquençage de leur action. Elle invite
l’analyste à proposer un récit complexe des interactions entre
eux et ne présuppose pas un aboutissement conforme aux
attentes et aux projets des définisseurs actifs, comme les
problématisations moraliste et positiviste le laissent supposer.
Les conditions du succès

Le succès de l’entreprise de criminalisation primaire dépend de


nombreux facteurs relatifs aux rapports de force entre les
définisseurs actifs et passifs. Toutefois, ces rapports de force
peuvent être concentrés sur deux temps proprement politiques
de leur action : 1) l’introduction du projet social de création de
la loi dans l’agenda politique  ; 2)  son parcours et sa menée à
terme. Cécile Vigour (2004) a proposé l’étude de ces deux temps
appliquée aux réformes de la justice rencontrées en Belgique à
la suite de l’affaire Dutroux.

Les conditions de la mise sur l’agenda


politique de la réforme

La première condition est l’ouverture d’une fenêtre


d’opportunité, soit d’une conjoncture favorable à la mobilisation
de l’acteur politique devant un problème public. Un problème
ne mobilise le monde politique que sous contrainte (un
scandale médiatiquement mis en scène  ; l’inscription du
problème dans la sphère des convictions politiques générales
d’un parti en position majoritaire ou dont le poids forcera des
compromis). La mise sur l’agenda politique dépend souvent
d’un lobbying intense, organisé, s’appuyant sur de bons relais.
Ainsi, avant 1999, la question des vols aériens de nuit sur
Bruxelles ne constituait pas un problème politique  ; il l’est
devenu à la suite de la pression d’un mouvement de riverains
qui a su saisir, avec un succès encore relatif, les bons relais
médiatiques et politiques pour transformer une cause privée et
locale (concernant un quartier) en un problème politique
national et communautaire encore non résolu. En Belgique, la
création d’un Conseil supérieur de la justice s’inscrit dans un
projet gouvernemental qui avait rencontré l’hostilité de la
hiérarchie des magistrats et des associations de magistrats
numériquement les plus importantes. La perte de légitimité de
la magistrature dans l’affaire Dutroux et le soutien de deux
associations minoritaires n’ont pas permis à cette hostilité de se
transformer en une puissance d’immunisation contre le projet.

La fenêtre d’opportunité peut se refermer très vite. Les projets


de réforme promis au soir de la Marche blanche (20 octobre
1996) par le gouvernement s’enlisent dans des débats
parlementaires. Et par «  chance  », un nouvel événement
accidentel (l’évasion de Marc Dutroux en avril 1998) dont les
médias se sont emparés, a relancé le processus et permis de le
mener à terme « rapidement » cette fois.

La seconde condition suppose l’existence d’un contexte de crise


politique et l’usage d’une technologie de maîtrise de cette crise.
L’affaire Dutroux fut le déclencheur d’une telle crise. Une crise
politique, selon Michel Dobry (cité par Vigour, 2004), est de
nature à affecter simultanément plusieurs sphères sociales
différenciées d’une même société. La Marche blanche a réuni
325 000 personnes, mais le nombre est moins important que la
structure pluraliste des marcheurs  : des Flamands et des
francophones, des laïcs et des catholiques, des militants et des
grandes figures de tous les partis politiques  ; ensuite, les
comités blancs se sont organisés en dépassant les relais
traditionnels que constituent les partis ou les syndicats, clivés
selon les lignes linguistiques et philosophiques démocratiques
(libérale, sociale-chrétienne, socialiste, écologiste). Autrement
dit, les médiations traditionnelles entre le « peuple » et l’acteur
politique sont absentes : l’affrontement entre la société et l’État
s’y joue sans médiation. Quand Jean-Luc Dehaene, alors
Premier ministre, annonce les projets de réforme que lancera le
gouvernement, il met en place une technologie de maîtrise de la
crise politique : la « réforme » (mise sur pied d’une commission
d’enquête parlementaire, table ronde royale, annonce de 75
projets de lois). Cette technologie de maîtrise (d’apaisement) de
la crise change après l’évasion de Marc Dutroux, puisque ce
sursaut de la crise entraîne la démission de deux ministres et la
signature des accords Octopus, soit des accords pour la réforme
de la police et de la justice signés par les huit partis
«  traditionnels  » ou «  démocratiques  », majorité et opposition
confondues. C’est donc non plus une stratégie gouvernementale
qui est adoptée mais une stratégie unanimiste, qui correspond
mieux au caractère unanimiste de la Marche blanche et évite
l’enlisement.
Les conditions de la menée à terme des
réformes

Ces conditions reposent avant tout sur le maintien d’un


consensus essentiel d’acteurs diversifiés (de la création de la
loi). Le passage de la stratégie gouvernementale à la stratégie
unanimiste fut en l’occurrence une condition du succès.
L’unanimité peut faire défaut et enterrer des projets aux allures
consensuelles. Ainsi, à la suite de l’assassinat de la juge de paix
Isabelle Brandon et de son greffier, André Bellemans, le 3 juin
2010 à Bruxelles, la proposition de renforcer la sécurité des
tribunaux n’a pas rencontré un consensus, en raison du coût
que représenterait un tel renforcement, mais aussi de la voix
publiquement portée de magistrats, «  définisseurs passifs  »
opposés au projet de sécurisation, au nom de la valeur de
l’accessibilité des citoyens à la justice, par ailleurs fortement
valorisée par l’action ministérielle des années précédentes.

Les stratégies des acteurs de la réforme sont également


essentielles. En l’occurrence, la chronologie de l’activité de
réforme est tout sauf déductible ; elle s’observe empiriquement.
Pire encore, le rapport entre l’objet de la «  revendication  »
législative et la production de la ressource légale n’est pas
nécessairement chronologique non plus. À cet égard, le modèle
de «  l’anarchie organisée  » (Cohen et coll., 1972) est celui qui
décrit le mieux la façon dont les réformes de la police, de la
justice et de l’exécution des peines, promises à la suite de
l’affaire Dutroux, ont pu aboutir. Il s’agit d’un «  modèle
explicatif de certains processus d’action publique, [qui] vise à
réfuter l’idée selon laquelle les “décisions” prises par les
organisations sont mûrement réfléchies, conçues de manière
cohérente afin de répondre à des objectifs précis. Une décision
est au contraire [selon eux] le produit de la rencontre de
solutions (à la recherche de problèmes à résoudre), de
problèmes (en quête de solutions) et de décideurs (cherchant à
agir) et non pas le fruit d’une mûre réflexion, une réponse
cohérente à des objectifs précis » (Vigour, 2004, p. 314-315). Les
réformes issues des accords Octopus constituent une
« illustration exemplaire » de ce modèle. En fait, les problèmes
apparus dans le cadre de l’affaire Dutroux sont anciens,
diagnostiqués depuis longtemps (la politisation des
nominations des magistrats et de la gestion de leur carrière, le
souci d’améliorer le traitement des affaires pénales) et les
solutions préconisées sont aussi de vieilles solutions qu’on est
allé chercher dans la poubelle (garbage can) de l’histoire
politique. La production d’un crime à retentissement important
fait régulièrement l’objet d’une technologie de maîtrise par la
réforme légale. Le crime est alors souvent moins le déclencheur
d’un processus de réforme que la condition d’aboutissement
d’une réforme en cours ou de débats prolongés au succès
aléatoire. Ainsi, la réforme de la protection de la jeunesse de
2006 a suivi de quelques mois le meurtre de Joe Van Holsbeeck
(ce jeune homme a été tué en plein jour dans la gare centrale de
Bruxelles, le 12 avril 2006, pour faciliter le vol de son lecteur
MP3)  : quarante années de débats et des projets de réforme
inaboutis (in the garbage can) ont permis l’accélération d’un
processus, «  exigé  » par un événement à forte coloration
« émocratique ».

N’oublions pas non plus la puissance des experts, et plus


précisément des professionnels du droit, experts des problèmes
et des solutions, qui sont présents en nombre dans le monde de
la justice, bien sûr, mais aussi en politique, dans les cabinets
ministériels et dans les administrations. Leur expertise est
essentielle pour faire aboutir des projets de réforme légale.

La loi est-elle créée pour être


appliquée ?

La loi peut enfin être créée pour n’être jamais appliquée, soit
parce que des dispositifs régulatoires font obstacle à son
application, soit parce que la loi elle-même a été adoptée à des
fins sans aucun rapport avec le souci qu’elle soit appliquée. On
trouvera ce phénomène en particulier lorsque l’on peut
détacher la loi de ses ancrages moraux. Ainsi, la norme pénale
dispose du pouvoir de remplir trois fonctions qui la détachent
de son effectivité et que Philippe Robert (1997, 2005) a
identifiées. La première fonction est l’affichage  : la loi belge
contre le racisme (loi du 30 juillet 1981) témoigne d’une
réprobation officielle, mais n’a pendant longtemps reçu aucune
effectivité en termes de poursuites ou de condamnations. La loi
peut aussi jouer un rôle de substitution  : l’aggravation des
peines comminées a souvent cet effet de substituer une lutte
pénale contre le phénomène criminalisé au traitement de ses
causes. Elle peut enfin servir une ambition idéologique  : à
l’approche d’échéances électorales, on peut promettre le
renforcement des peines ou la création de peines de prison
incompressibles, la dépénalisation ou la repénalisation d’un
phénomène, la simplification de procédures ou l’accroissement
des compétences d’une agence du système pénal, afin de
satisfaire idéologiquement un électorat, quoi qu’il en soit des
réelles intentions ou des possibilités juridiques de procéder aux
réformes promises et des possibilités matérielles de leur donner
consistance ensuite.

Laurent Mucchielli (2010) fournit pour la France un exemple


très significatif, parce que caricatural, du divorce entre
mobilisation créatrice de la loi à des fins idéologiques et souci
de produire un effet réel dans le domaine de « l’application du
droit  ». Lascoumes et Le Galès (2007, p.  38-39) suggèrent que
l’ineffectivité, dans certaines hypothèses, est «  l’objectif
paradoxal poursuivi par le législateur  », tant le «  gain en
prestige » l’emporte sur tout effet réel.

Le cas rapporté et analysé par Mucchielli est le suivant. Peu


après un fait divers tragique dans lequel un policier fut tué par
un Français naturalisé, Nicolas Sarkozy déclarait le 30  juillet
2010, dans son discours de Grenoble : « La nationalité française
doit pouvoir être retirée à toute personne d’origine étrangère
qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un
fonctionnaire de police ou d’un militaire de la gendarmerie ou
de toute autre personne dépositaire de l’autorité publique.  »
L’Assemblée nationale a voté le jeudi 30  septembre 2010, par
une courte majorité (75  voix contre 57), une mesure bien plus
précise  : l’extension de la déchéance de nationalité (peine
accesssoire) aux Français naturalisés depuis moins de dix ans et
condamnés pour meurtre d’agents dépositaires de l’autorité
publique.

Laurent Mucchielli s’interroge  : combien de policiers et de


gendarmes sont réellement tués par des Français «  d’origine
étrangère » ? Bien qu’un parlementaire ait posé cette question,
le ministre interrogé ne peut y répondre. On peut néanmoins
tenter une estimation grâce à un site Internet [1]  qui rend
hommage aux policiers morts en service, sans aucune idéologie
particulière. «  On y trouve des détails sur les victimes, les
circonstances et les auteurs de ces crimes. Le comptage est
rendu imprécis, d’une part en raison de l’impossibilité de
toujours établir avec certitude la cause de la mort et l’intention
de tuer, d’autre part parce que l’on n’est pas systématiquement
sûr de la nationalité ou de l’origine des criminels en question
(et encore moins du nombre de ceux qui seraient “Français
naturalisés depuis moins de dix ans”)  ». Mucchielli continue  :
«  Ce site recense cinquante-quatre  policiers tués en service au
cours des dix dernières années (de janvier 2000  à septembre
2010). Les premières causes de mortalité sont les accidents.
Seuls quinze d’entre eux ont été tués volontairement (treize par
balles et deux fauchés par un véhicule). Dans quatre affaires,
on peut déterminer de façon quasi certaine que l’auteur était de
nationalité étrangère et dans seulement une affaire qu’il était
“d’origine étrangère”. Et dans cette seule affaire, on ne sait pas
si le criminel était “Français naturalisé depuis moins de dix
ans”. […] En résumé  : si elle avait prévalu ces dix dernières
années, la disposition votée par l’Assemblée nationale ce
30  septembre 2010  aurait concerné un cas […], ou peut-être
zéro. »

L’« application de la loi »

Revenir au domaine des pratiques dites d’«  application de la


loi  » suppose de continuer à s’appuyer sur les suggestions
théoriques de Pierre Lascoumes (1985, 1990a) qu’il a formulées
dans deux articles programmatiques, publiés à cinq ans
d’intervalle dans la même prestigieuse revue, L’année
sociologique, et à les illustrer. Deux étapes de la démonstration
sont nécessaires.

Dans un premier temps, il importe de reconsidérer les


différentes modalités de règlement des conflits et leurs
relations, pour révéler que les conflits pénalisables ne sont pas
nécessairement pénalisés. Nous avons l’habitude de considérer,
en raison de l’apparente autonomie des différentes branches du
droit (et de l’apparente étanchéité des modes spécifiques de
règlement des conflits qu’elles promeuvent), que les infractions
pénales sont destinées à un règlement pénal et que les autres
illégalismes (de droit privé, de droit administratif, de droit des
sociétés) relèvent d’autres modalités. Cette considération n’est
pas empiriquement fondée. Autrement dit, ce n’est pas parce
que la loi définit un comportement comme pénalement
sanctionnable que celui-ci sera traité selon les modalités et les
procédures de règlement des conflits que le droit pénal
privilégie.

Dans un second temps logique, il s’agira de montrer que, même


lorsque le mode de règlement proprement pénal des situations-
problèmes est sélectionné par les agences de mise en œuvre du
droit, la suite des opérations ne relève pas de la contrainte (que
la rationalité juridique nous indique), mais bien plutôt de ce
que Lascoumes nomme la « mobilisation des ressources ». Si la
criminalisation primaire relevait déjà de la mobilisation
politique des ressources juridiques, la criminalisation
secondaire obéit, en quelque sorte, au même registre d’analyse.

Ces deux temps du raisonnement consistent en deux


contextualisations successives du droit pénal. Le mode de
règlement des conflits qu’il promeut doit, tout d’abord, être
inséré dans une représentation décloisonnée de l’ensemble des
modes de règlement des conflits ; autrement dit, l’application de
la loi pénale ne relève pas que d’un modèle sanctionnel dont
l’acteur essentiel est le tribunal (Lascoumes, 1985) ; en d’autres
termes, le droit pénal n’est pas nécessairement fait pour être
appliqué selon les voies canoniques qu’il définit lui-même. La
mise en œuvre du droit pénal, une fois sélectionné, doit ensuite
être elle-même désenclavée de sa clôture juridique pour
percevoir sa contribution à une politique publique dont la loi
est l’un des instruments, aux côtés d’autres registres de
normativité qui la configurent. Autrement dit, la mise en œuvre
du droit pénal ne relève pas de la contrainte mais de la
mobilisation de ressources (Lascoumes, 1990a). Lorsque le droit
pénal est «  appliqué  » selon les voies institutionnelles qu’il
privilégie, il n’est pas appliqué mais mobilisé.

Les conflits pénalisables ne sont pas


nécessairement pénalisés

Les pratiques d’application de la loi pénale sont à resituer dans


un contexte extrapénal. Pour traiter de ce contexte, il convient
de préciser que les conflits pénalisables ne sont pas
nécessairement pénaux dans toutes leurs dimensions. On
connaît certains indicateurs de cette idée lorsqu’on observe les
pratiques pénales de façon diachronique  : des formes diverses
de dépénalisation, remarquablement analysées par Michel van
de Kerchove (1987), conduisent à conserver la définition pénale
de la situation sous examen tout en favorisant une forme non
pénale de son règlement. Des procédures nouvelles, auxquelles
sont indexées des sanctions consensuelles ou négociées telles
que la transaction pénale, permettent par exemple à la
Compagnie du bois Sauvage de payer une transaction de
8 796 886 euros, négociée le 27 novembre 2013, soit la veille du
passage en audience correctionnelle des cinq responsables de la
société ayant commis des délits d’initiés, revendant des actions
Fortis quelques heures avant leur dévaluation. Parfois, la
qualification pénale a même disparu ou été occultée  : les
sanctions administratives communales sont ainsi promues
depuis peu (voir Smeets, 2005  ; Martens, 2007  ; Meerschaut et
coll., 2008) pour la gestion de comportements juridiquement
dépénalisés. On verra dans la suite du propos que ces
indicateurs diachroniques ne rendent pas compte de la non-
étanchéité synchronique des modes de règlement des conflits.

L’opérativité du droit pénal serait de régler des conflits de


manière répressive (même s’il ne le fait pas nécessairement).
On peut cependant observer que toutes les situations-
problèmes ne sont pas nécessairement pénalisées, bien que le
droit pénal les définisse en vue d’un tel résultat. Des pratiques
sociales de règlement des conflits fonctionnent hors de la
normativité étatique. Lascoumes propose de nommer
«  judiciarité  » l’ensemble des modes de régulation des conflits
qui procèdent par intervention imposée d’un tiers,
institutionnel ou non. Faget (2013, p. 191) donne à cet ensemble
le nom d’«  adjudication  »  : n’empruntant ni à la force ni au
dialogue, il repose sur « un système codifié de normes en vertu
duquel un juge ou un arbitre attribue des raisons et des torts ».
À cet égard, on mentionnera l’existence de formes de « justice »
qui procèdent de l’évitement ou de la dérivation de la voie
judiciaire. Ces formes concernent tant les hautes sphères de
production de conflits économiques, qui préfèrent souvent des
formes transactionnelles ou contractuelles de règlement des
conflits recourant à des « juges » privés (arbitrage) ou relevant
de la transaction, que des formes, récentes et faiblement
utilisées, de gestion de la petite délinquance, comme la
médiation.

Lascoumes propose un schéma complexe des formes de justice


(ou de règlement des conflits) permettant de mieux
comprendre le positionnement relatif et confiné de la
condamnation pénale et les mobilisations différentielles de
formes d’action appartenant à une typologie poreuse.

Les modes de règlement des conflits pénalisables se distinguent


selon leur alimentation plus ou moins grande par la puissance
publique, le type de sanction (distinguant deux pôles opposant
la sanction rétributive ou tarifaire, d’une part, et, d’autre part,
la sanction éliminatrice, dont l’effet est l’exclusion du problème
ou la mise à l’écart de l’infracteur, telles l’interdiction
professionnelle ou l’inéligibilité du mandataire public) et la
mobilisation (ou non) de l’appareil judiciaire (séparant deux
groupes de pratiques  : la judiciarité dans laquelle le juge
apparaît en figure centrale, opposée à celles dans lesquelles
aucune magistrature n’apparaît). Dans ce dernier cas, la figure
du juge étatique peut apparaître sous la forme de menace dans
les stratégies des acteurs, qui ne le mobilisent pas
effectivement.

L’articulation entre les trois dimensions permet de dégager


quatre figures de règlement des conflits.

–  La modalité pénale prototypique est la figure de sanction


appelée mode judiciaire passif. Dans ce cas de figure, le conflit
est amené sur la scène judiciaire par une partie (la victime, la
police ou une administration). Le procès vise à l’application
d’une sanction tarifaire, s’exprimant sous la forme d’un
quantum. Cette figure est qualifiée de passive dans la mesure
où le magistrat dévolu au règlement du conflit peut être
considéré comme attentiste. Il n’a pas la possibilité de se saisir
lui-même du conflit  ; il n’est saisi que par une succession
d’actions et de décisions impliquant des protagonistes
« naturels » du conflit, et des instances d’enregistrement (police
ou administration) et de qualification et de poursuite (ministère
public).

– La figure de contrôle ou mode judiciaire proactif est plus rare


en matière pénale, car elle suppose que le tribunal se saisisse
lui-même pour ajouter de l’efficacité à une décision
préexistante ou pour prononcer des mesures d’autorité. La
magistrature de tutelle dans le domaine de la protection de la
jeunesse relève de cette figure. Les dispositifs de contrôle
judiciaire des infractions aux conditions des libérations
conditionnelles relèvent de la même perspective  : le tribunal
d’application des peines dispose des moyens de contrôler les
justiciables et de modifier ses décisions à l’avenir.

–  La figure dite «  de régulation  » ou mode de surveillance


administrative suppose que le conflit soit traité par une
administration selon des critères de régulation et non de
sanction. On y recherche un résultat pragmatique. Ainsi, ayant
connaissance d’une fraude massive grâce à ses services, un
ministre belge des Finances (Philippe Maystadt, en 1996) a
préféré négocier la restitution partielle de montants éludés au
fisc par la KB-Lux plutôt que de s’engager dans des procédures
longues autant que coûteuses, et dont le succès n’était pas
assuré. L’affaire s’est de fait soldée par un acquittement en
décembre 2010. De même, la révocation d’un commissaire de
police est la solution la plus simple et la plus économique pour
sanctionner l’auteur d’une divulgation d’informations
incompatibles avec le devoir de réserve d’un policier, en
l’occurrence des documents couverts par le secret de
l’instruction (violation de l’article 458 du Code pénal). Il s’agit
avant tout, dans ces deux exemples, de récupérer des sommes
non perçues, ou d’« éliminer » un homme.

La qualification pénale des faits n’interviendra éventuellement


que dans un second temps si l’opportunité s’en fait encore
sentir. La menace du recours au judiciaire peut intervenir dans
la phase administrative de régulation qui procède, en quelque
sorte, d’un transfert de l’appréciation de l’opportunité des
poursuites du parquet à l’administration disposant de pouvoirs
d’enquête et de sanctions propres.

La loi belge du 10 avril 1990 réglementant la sécurité privée a


institué au sein du SPF-Intérieur (ministère fédéral belge des
Affaires intérieures) un service de la sécurité privée, chargé de
surveiller les entreprises qui contribuent au domaine
largement entendu de la protection privée des biens
(gardiennage, transports de fonds, alarmes, enquêtes). Une
réglementation minutieuse est accompagnée de sanctions
(amendes administratives) appliquées par les agents du service
aux entreprises et aux personnes qui ne la respectent pas. Le
choix de la sanction administrative présente l’avantage de la
rapidité et de l’inflexibilité. La voie judiciaire permettrait à
l’entreprise contrevenante de continuer ses activités sans
obligation de se mettre en ordre. Par ailleurs, la collecte des
amendes permet d’autofinancer le fonctionnement du service
de contrôle du secteur de la sécurité privée. Dans ce cas de
figure, le législateur a fait le choix de ne pas criminaliser les
infractions pour atteindre plus sûrement cet objectif. La
dépénalisation de certains comportements pour les rendre
punissables de sanctions administratives communales procède
d’une logique comparable.

–  La quatrième figure est celle de l’autocontrôle ou mode de


privatisation du règlement. Elle est privilégiée parce que la
justice pénale n’est pas compétente ou parce que, l’étant, on
préfère l’éviter pour des raisons d’intérêt. Ici le plus souvent,
c’est la puissance d’au moins un des protagonistes qui
détermine sa faculté d’imposer à l’autre ou de négocier avec
l’autre le choix de ce mode de règlement des conflits, au
détriment d’un autre mode. Les formes de justice disciplinaire
(professionnelle, telle celle de l’Ordre des médecins), légalement
organisées, illustrent cette figure. Avec l’assurance-vol, la
gestion indemnitaire du contentieux de vol est privilégiée,
même si les conditions de la déclaration du dommage imposent
le renvoi, souvent purement formel, de l’information à la
police. Les débiteurs chroniques sont «  sanctionnés  » selon ce
mode « privé » quand leur organisme financier leur retire leur
chéquier ou l’accès au bénéfice attendu de leur carte de crédit.
De nombreuses situations dans lesquelles le protagoniste lésé
ne reconnaît pas une infraction, craint de saisir le système
pénal ou privilégie des modalités de réaction non déférées à un
tiers institutionnel, relèvent de cette figure.

De ces quatre modes de règlement des conflits, seuls les deux


premiers sont judiciaires et seul le premier est pénal au sens
strict. De plus, ces modes de règlement peuvent s’agencer, se
succéder ou se concurrencer dans le cadre d’une même affaire,
particulièrement dans le domaine de la délinquance
économique, industrielle et professionnelle. L’important est ici
d’indiquer que les quatre figures ne constituent pas seulement
une typologie mais peuvent produire, au contraire, des
enchevêtrements laissant le droit pénal au sens strict loin de
toute « application », en lui conférant parfois un rôle purement
comminatoire. Un accident du travail ou un fait de pollution
constituent les exemples les plus nets (évoqués par Lascoumes,
1985, p.  164) de mobilisation de ces modes différentiels de
règlement des conflits : va-t-on traiter ce fait comme un cas de
discipline interne à l’entreprise (sont alors privilégiés
l’autocontrôle par l’entreprise et l’éjection du fautif)  ? Va-t-on
recourir au juge pénal pour juger l’infraction commise ou va-t-
on agir pour modifier les installations qui ont été la cause de
l’accident ou de la pollution (mode d’action dans lequel les
instances judiciaires interviennent pour produire un tel effet ou
dans lequel une administration est chargée de produire les
règlements modificateurs, réparateurs et non seulement
sanctionnateurs) ? On comprend que le jeu est ouvert et que la
figure de la sanction n’est ni exclusive ni nécessairement
prioritaire.

La mise en œuvre du droit pénal ne


relève pas de la contrainte mais de la
mobilisation de ressources

Lascoumes (1990a, p. 50) pose la question rhétorique suivante :


«  Droit imposé ou droit mobilisable  ?  » Le droit oriente les
conduites sans les déterminer ou les contraindre. On prendra
ici distance avec l’image de l’application contraignante du droit
pénal  : «  Ce qui détermine la “validité” d’une prescription, ce
n’est pas le fait qu’elle soit “observée”, mais le fait que certaines
activités soient “orientées” en fonction d’elle  » (Lascoumes,
1990a, p. 52).

Pour une conception interactive de


l’application du droit pénal

Le mode de compréhension traditionnel –  administratif


positiviste  – de l’ineffectivité du droit, étudié au chapitre
précédent, relève d’une représentation contraignante du droit.
Si l’on renonce à cette image du droit (fût-il pénal) comme
impératif, on peut mettre en place une autre image : celle d’un
droit envisagé «  comme un système de potentialités à partir
duquel se déploient des activités spécifiques de mobilisation
des règles » (Lascoumes, 1990a, p. 50).

Une illustration suggérée par Alvaro Pires (1994) et alimentée


par Sybille Smeets (2011) montre comment la distinction des
missions de la police entre missions administratives (maintien
de l’ordre) et missions judiciaires (recherche des infractions)
offre d’entrée de jeu au policier une capacité, même soumise à
certaines contraintes évidentes, de mobiliser, ou pas, le droit
pénal : deux personnes qui en viennent aux mains peuvent être
séparées par le policier qui en est témoin, et ce dernier peut
choisir l’apaisement du conflit en usant de moyens d’autorité
symboliques (uniforme, autorité, persuasion, menace) ou
physiques (il s’interpose et sépare les protagonistes du conflit) ;
il peut aussi analyser la situation comme une occurrence
d’infraction (en l’occurrence, coups et blessures volontaires) et
dresser procès-verbal. Les lunettes que le policier chausse pour
interpréter la situation donneront à celle-ci une couleur
administrative ou pénale (en dépit du fait que l’infraction
pénale est manifeste). Lorsque, de nuit, brûlant un feu rouge
devant une voiture de police, un conducteur est ensuite pris en
chasse et arrêté sur le côté de la chaussée, le policier peut, en
raison de circonstances diverses qui sont relatives aux
caractéristiques sociales du conducteur, à son attitude ou
encore à la fatigue du policier lui-même, faire la leçon au
contrevenant et même insister sur la valeur pédagogique de
son intervention, valeur supérieure à la verbalisation pure et
simple. Cette mansuétude témoigne de l’existence (licite ou non,
peu importe) d’une marge de manœuvres dans la façon de
percevoir une situation problématique pénalisable.
Évidemment, la proactivité policière qui donne connaissance de
ce type de contentieux (pas de victime intéressée aux suites de
l’intervention) facilite la mobilisation autonome d’un mode de
réaction pédagogique et indulgent plutôt que judiciaire.

Dans cette perspective, le droit oriente les conduites des


administrateurs et des administrés, sans les déterminer. Ce sont
dès lors les enjeux et les situations d’action (et non la norme
juridique) qui deviennent centraux pour comprendre les mises
en œuvre des lois. Dans cette perspective et dans la mesure où
les comportements des administrateurs et des administrés en
situation deviennent essentiels, on comprendra que le
législateur et le juge perdent leur statut et leur aura d’acteurs
privilégiés de la criminalisation.

Deux perspectives restent encore possibles à l’intérieur de cette


conception renouvelée de l’effectivité du droit. La première est
qualifiée par Lascoumes (1990a, p.  53) de stratégique. On
considère alors que c’est la rationalité de l’administrateur ou de
l’administré qui décide de la meilleure mobilisation possible
dans le processus de décision (de passer à l’acte criminel ou de
sanctionner cet acte par une intervention de police). Cette
conception stratégique nous renvoie à la théorie du choix
rationnel et à une logique intentionnelle qui n’est pas adéquate
pour rendre compte de la multiplicité des situations  ; aucun
acteur n’a accès à la totalité des ressources juridiques,
préalablement aux choix qu’il pose, et les situations préexistent
en général au modèle stratégique de leur gestion. Si le policier
spécialisé en matière de stupéfiants, compte tenu des
observations faites en la matière (Francis, 2003), semble
pouvoir décider en toute opportunité de la stratégie qu’il va
suivre et des suites juridiques qu’il donnera à ses propres
actions, cette représentation, parfois adéquate mais
insuffisante, est critiquable à un double titre. Elle est tout
d’abord finaliste  : le droit semble être là, préalablement à
l’action (et prêt à être mobilisé par l’acteur). Elle laisse entendre
que la logique d’action est rationnellement finalisée  : l’acteur
connaîtrait les options possibles et les critères de choix et il les
appliquerait rationnellement aux situations de mobilisation
qu’il rencontre. Le droit est une ressource mais elle est posée,
dans cette vision stratégique, comme préalable (faisant partie
du jeu du policier avant l’action). Elle est ensuite monologique :
elle laisse entendre que l’acteur pénal caractérise a priori les
situations conflictuelles qu’il rencontre et qu’une fois
caractérisées, ces situations sont enfermées «  dans des choix
exclusifs, des couloirs sans communication  » (Lascoumes,
1990a, p. 53-54). Toutefois, la critique faite de cette perspective
n’exclut pas sa pertinence dans certaines situations, examinées
de façon rétrospective. Ainsi, Fermon et Panier (2014, p.  33)
rapportent que l’usage de l’article 66§4 du Code pénal belge,
voté en 1886, a permis pour la première fois, cent dix ans plus
tard, de poursuivre comme instigateurs de provocation
publique les délégués syndicaux impliqués dans un conflit
social (celui des forges de Clabecq). Si le procès, qui a duré cinq
ans, a conduit à l’acquittement des prévenus, cette affaire
révèle la façon dont le ministère public peut instrumentaliser
des dispositions désuètes ou inactives de façon stratégique. La
représentation stratégique trouve empiriquement des zones de
pertinence, en particulier lorsque l’acteur, le juge notamment,
se sent obligé d’être « créatif » devant une situation inédite.

Qu’on s’en émeuve ou non, la créativité que révèle l’exemple est


une option produite par la situation qui a exigé la découverte
d’un répertoire d’actions non anticipé par les professionnels du
droit. C’est pourquoi la seconde perspective (qui sera préférée)
est dite interactive. Elle est moins intentionnelle (plus objective)
et fait du droit un cadre pour une situation qui ne se moule
jamais complètement dans ce cadre. Cette perspective exclut a
priori l’existence d’un rapport univoque entre le droit et une
situation-problème ; ce sont au contraire les contextes d’actions
des administrateurs et des administrés qui assurent les choix de
qualification du cadre juridique le plus adéquat. Les formes
juridiques pour nommer un problème –  désordre ou coups et
blessures, action syndicale ou provocation publique  ?  – sont
nombreuses autant que les procédures pour tenter d’y
remédier. Le droit fournit des éléments de cadrage des
situations réelles et ce ne sont pas les acteurs pris isolément qui
construisent la «  filière  » d’application du droit  ; celle-ci est
plutôt l’issue d’un jeu interactif entre les cadrages juridiques et
les cadrages sociaux des situations. On notera que, parfois, les
auteurs des infractions mobilisent eux-mêmes la loi, lorsqu’ils
exigent la voie publique ou transforment leur procès non désiré
en auditoire politique  : des illégalismes sont ainsi revendiqués
par leurs auteurs sous le nom de désobéissance civile (non-
paiement des transports en commun par un collectif de
chômeurs, destruction de cultures de plants transgéniques)  ;
leur procès public, quoi qu’il en coûte aux militants, sert de
caisse de résonance à leurs revendications.

Il n’y a pas de rapport univoque entre droit et situation-


problème. Dans des situations conflictuelles apparemment
similaires, peuvent varier les formes juridiques mobilisées pour
nommer un problème et envisager les voies procédurales de
leur règlement. La divulgation de pièces couvertes par le secret
de l’instruction, « commise » par le commissaire Johan Demol à
l’occasion d’une conférence de presse en juillet 1997, est
pénalement qualifiable. Il est cependant clair que la définition
de la situation-problème s’est faite seulement en termes
professionnels et administratifs  : le commissaire n’a pas
respecté le devoir de réserve imposé au fonctionnaire de police.
La voie administrative de la révocation par le ministre a donc
été choisie. Cette voie n’empêche pas un recours au conseil
d’État, recours dont l’ancien commissaire a été débouté. Autre
exemple, la citation du nom de M. Dejemeppe, procureur du Roi
de Bruxelles en 1996, dans le rapport de la commission
Dutroux, a suscité la volonté politique de l’éloigner du parquet,
mais les reproches d’incompétence n’étaient ni pénalement ni
professionnellement qualifiables à tel point que seules des
négociations entre le ministre, le procureur général et le
procureur du Roi lui-même, ont permis de trouver une issue
passant par la mutation promotionnelle du magistrat.
Envisager le droit comme ressource suppose que l’on
comprenne les facteurs de sa mobilisation ou au contraire de sa
non-mobilisation. Dans le respect de la perspective interactive
favorisée, il y a lieu de prendre en considération l’identité de
l’acteur, la définition de la situation d’action et les éléments
relatifs au déroulement de l’action. L’identité d’action tout
d’abord. C’est dans l’action que les administrateurs et les
administrés choisissent parmi leur répertoire d’identités
d’action  : le policier agira-t-il en tant qu’agent judiciaire ou en
tant que responsable de la paix publique  ? L’industriel auteur
d’une pollution –  l’exemple est proposé par Pierre Lascoumes
(1985, p.  164)  – n’est pas seulement un criminel susceptible
d’une condamnation pénale  ; il est d’abord engagé dans un
rapport de surveillance administrative en tant que responsable
d’une entreprise soumise à autorisation et contrôle… La
situation d’action, ensuite, est toujours interactive. Ce facteur
intervient le plus nettement lorsque l’opportunité est un critère
d’action. Des possibilités de choix sont ouvertes quant au mode
d’entrée en situation et quant aux voies de règlement
privilégiées  : le magistrat du parquet mis en présence d’un
individu dont il a demandé à disposer peut considérer qu’il n’y
a pas d’infraction, que l’infraction ne mérite pas un traitement
ultérieur (classement sans suite pour cause d’opportunité) ou
que, selon la manière dont s’engage la relation avec l’auteur
d’une infraction (dans un cadre juridique qui le définit sans
marge possible comme auteur d’une infraction), les poursuites
auront lieu ou non, la probation prétorienne ou la médiation
pénale appartenant au rang des possibilités ouvertes, en
fonction notamment de paramètres relatifs à ce que l’on appelle
« l’attitude » des parties.

Les propos qui précèdent ont déjà anticipé sur le déroulement


de l’action qui s’accomplit aussi de manière interactive. Le droit
aménage les conditions de l’échange  : on analyse souvent, en
raison de leur visibilité, les situations juridiques au départ des
issues juridiquement prévues (condamnations, acquittements,
médiations pénales…) alors que l’on fait abstraction ainsi du
processus qui a conduit à ces formes d’action et qui peut
contenir diverses tentatives de contournement du droit. Les
acteurs de la mise en œuvre du droit négocient souvent des
régularisations des situations litigieuses, régularisations qui
parfois dissolvent définitivement la situation problématique, ou
qui parfois précèdent le règlement normatif «  officiel  » de la
situation. Dans ces cas, faut-il voir ces situations comme des
détournements ou comme des mises en œuvre indirectes ? Si la
législation fiscale permet le recours à la transaction, le scandale
de la KB-Lux repose notamment sur le dévoilement de cette
pratique, représentée médiatiquement comme un
détournement.

L’audience publique nous donne connaissance d’un dossier


pénal, mais la petite histoire qu’on y découvre est la
reconstruction d’une séquence d’inter-actions dont certaines
sont invisibles ou discrètes et dont les effets sont essentiels sur
la partie visible de l’iceberg. Les remises en ordre, les
régularisations, les instrumentalisations diverses négociées par
les acteurs successifs de la mise en œuvre du droit sont le plus
souvent inconnues et grinçantes  : la police ferme les yeux sur
des trafics afin d’entretenir son réseau d’informateurs  ; le
ministère public, à l’inverse, mobilise parfois, de façon illicite,
des dossiers jeunesse dans son réquisitoire contre de jeunes
adultes, ou procède à des jonctions de dossiers sans aucun
rapport ni causal ni spatio-temporel avec le motif de prévention
traité, afin d’obtenir la détention préventive d’un individu.

M. Duchemin découvre un homme couché à plat ventre sur le


trottoir. Il ne perçoit aucun signe de respiration. Il appelle le 112,
afin de faire venir des secours d’urgence. Cinq minutes plus tard,
arrivent successivement trois voitures de police desquelles
sortent huit policiers dont aucun ne salue M. Duchemin, resté sur
place. L’un d’eux enfile des gants et fouille immédiatement les
poches de l’individu inerte et n’y trouve que des clés. Les autres
policiers forment un cercle autour de l’inconnu, certains allument
une cigarette, d’autres se saluent et rient, un autre encore essaie
de soulever l’individu toujours couché et à tout le moins endormi.
M. Duchemin s’adresse à l’un des policiers et lui demande si l’on a
besoin de lui. « Non, vous pouvez y aller. » Il s’en va, non sans se
retourner, et voit un des policiers toujours disposés en cercle
autour du « corps » lui donner un coup de pied. M. Duchemin fait
demi-tour et revient pour s’inscrire, sans un mot, dans le cercle
des policiers qui s’écartent un peu de l’individu couché. Un des
policiers, qui ne l’a pas reconnu, lui demande de façon agressive
ce qu’il veut. Avant qu’il puisse répondre, un autre policier lui dit
que c’est ce monsieur qui a appelé les secours. Cela semble suffire.
M. Duchemin reste là, sans rien dire. Dix minutes plus tard, une
ambulance arrive et les deux ambulanciers soulèvent l’individu
pour lui frapper sur le crâne, ce qui le réveille de sa cuite
phénoménale. Il n’ouvre pas les yeux, mais se débat violemment.
Un des ambulanciers dit, en se retournant de façon amusée sur le
groupe de policiers : « Bon, les gars, il est pour vous !  » Survient
alors une dame qui, intriguée, demande aux policiers s’ils peuvent
retourner l’individu toujours étendu sur le ventre, parce qu’elle se
demande si ce n’est pas son neveu. On le retourne sans
ménagement et, en effet, la dame reconnaît son neveu et indique
l’adresse de ce dernier.

Dans ce compte rendu d’observation, la situation


problématique de départ est la rencontre inquiétante d’un
individu sans vie apparente sur le trottoir et d’un passant qui se
doit de faire quelque chose. Une abstention serait reprochable.
La police, qu’il n’a pas appelée, arrive la première sur les lieux.
M. Duchemin se sent libéré de son obligation, mais l’identité
d’action des policiers s’avère instable  : sont-ils là pour
maintenir l’ordre  ? procéder à l’identification d’une victime  ?
porter secours  ? Ou se comportent-ils comme une «  bande de
jeunes  » harcelant et violentant un sans-domicile-fixe  ? Cette
question qui inquiète M.  Duchemin fait douter de la situation
d’action elle-même. En se repositionnant manifestement comme
témoin légitime de la suite du déroulement de l’action, il rétablit
la définition policière de la situation d’action et prévient une
redéfinition très problématique dans laquelle il aurait à
témoigner de mauvais traitements infligés à une personne en
détresse. L’intervention des ambulanciers est susceptible de
donner ensuite une définition médicale à la situation, mettant
fin à l’intervention de la police, mais le diagnostic – « il est pour
vous  !  »  – signifie que le registre médical de définition de la
situation n’est pas pertinent et qu’il y a lieu de mettre l’individu
en cellule de dégrisement. Le déroulement de l’action remet la
perspective policière en service. L’arrivée inopinée d’un
membre du réseau relationnel privé de l’homme couché et son
identification permettent ensuite de définir à nouveaux frais le
type d’action qui suivra : ramener le sujet chez lui, plutôt qu’au
commissariat, au nom d’un objectif d’assistance définitivement
privilégié.

En conclusion, on soutiendra ici qu’un texte de loi, définissant


une mission et la légitimité d’une intervention, ne se caractérise
pas avant tout par son impérativité mais par la création
d’identités d’action, par la distribution de pouvoirs d’action et
l’organisation de voies de règlements. Le droit est un réservoir
de ressources proposant, sans les imposer a priori, des modes
de qualification des situations sociales et de résolution des
situations problématiques. On soutiendra aussi que ces
ressources ne sont pas individuelles (elles n’appartiennent pas
à des individus isolés) et ne sont pas mobilisées
individuellement mais, selon les rapports d’échange et
d’interdépendance, tributaires d’aléas, spécifiques à chaque
situation d’action. La mise en œuvre du droit ne s’analyse pas
comme un ensemble de stratégies fixées à l’avance mais comme
«  la combinaison d’échanges produits par la confrontation des
parties et la médiation [éventuelle] d’un tiers  » (Lascoumes,
1990a, p. 57).
La mobilisation par les acteurs de la
mise en œuvre

La rationalité juridique présente toujours une vision


pyramidale de la mise en œuvre du droit. Une perspective
pragmatique, acquise de la sociologie du droit, montre que le
droit ne s’applique pas verticalement mais que le jeu des
acteurs de la mise en œuvre, les rapports d’influence et les
réseaux relationnels sont déterminants d’une régulation «  par
le bas » des activités de mise en œuvre du droit. On peut, à ce
titre, prétendre que le droit ne s’applique pas  : il est plutôt un
enjeu autour duquel s’organisent des interactions variées qui
s’appliquent aux relations entre la hiérarchie administrative et
les agents subalternes, mais aussi aux relations entre les
administrés et les agents ainsi qu’aux relations entre agents
d’administrations différentes.

L’administrateur pénal (quel que soit son statut dans la


procédure) trouve la possibilité de se saisir du droit comme
d’une ressource, soit en s’en servant comme bouclier (contre les
demandes des administrés  : le déclinatoire de compétence, la
persuasion de la victime qu’il «  n’y a rien à faire  » ou
l’invocation du secret de l’instruction peuvent produire un tel
effet), soit en s’en servant comme épée, c’est-à-dire comme
instrument permettant de gratifier ou de sanctionner
l’administré (le droit pénal apparaît le plus souvent sous ce
jour). On notera que cette ambiguïté du droit pénal que révèle
la pratique s’observe également à propos des droits de l’homme
(Guillain et Vandermeersch, 2007).

La croissance des règles de droit pénal pourrait aboutir à un


blocage évident du système d’administration de la justice
pénale. Les circulaires et autres directives d’application qui
prétendent résoudre les difficultés ou les conflits d’application
du droit ne font qu’ajouter à la profusion. Et le blocage serait
total si des «  régulations par le bas  » n’existaient pas, qui
assurent justement un équilibre entre application du droit et
pressions de l’environnement social et politique immédiat. On
peut concevoir ainsi certaines pratiques « pénales » comme des
adaptations en marge du cadre formel, ou même des pratiques
ayant cours «  à l’ombre du droit ». Elles font en fait partie des
ressources procédurales des administrateurs  : la remise d’une
audience relève ainsi d’une négociation préalable entre les
administrés et les juges, mais elle peut aussi relever d’une
forme d’adaptation des outils pénaux du juge qui remet l’affaire
de son propre chef afin de fournir un délai d’épreuve a-légal au
prévenu. Les yeux fermés, les dérivations de plaintes, les
menaces (même sans conséquences légales possibles) sur des
suspects sont des mobilisations différentielles de ressources
juridiques qui montrent qu’un univers de normativités
concurrence «  par le bas  » la stricte application verticale du
droit.

On le voit, les «  normes secondaires  » ne sont pas secondaires


dans leur structuration de l’application du droit, d’autant plus
qu’elles maintiennent le système en vie. Cependant, elles
produisent éventuellement un éclatement du cadre légal et une
disparité des pratiques qui frise parfois l’arbitraire. La
pyramide positiviste de l’application du droit ne fonctionne
donc pas  ; au contraire, on trouvera plutôt des «  boucles
étranges », ou des hiérarchies inversées ou enchevêtrées entre
les normes primaires (droit pénal) et les normes secondaires,
éventuellement locales, de leur application. La politique de
poursuite en matière de consommation de haschisch peut être
prise en exemple  : à partir de combien de grammes y a-t-il
amorce de trafic et non plus simplement détention pour usage ?
Quelle sanction appliquer aux petits détenteurs ? Les réponses
locales sont divergentes en raison de normes secondaires
d’application que privilégient des arrondissements judiciaires
plus ou moins sensibles à la problématique en question. En
matière de techniques spéciales de recherche comme en
matière de classement sans suite conditionnel, des normes
secondaires d’application ont de plus prétention à devenir
normes primaires, dans la mesure où les administrations (en
l’occurrence police spécialisée et parquet) usent de leur
influence pour produire des changements légaux en la matière
(ou organisent des traditions qui finissent, via la jurisprudence,
par avoir force de loi). Ainsi, les boucles étranges vont jusqu’à
la transformation des règles secondaires en normes pénales…

Un univers fini de normativités


L’enjeu essentiel des pages qui précèdent a consisté à
démontrer, par l’ineffectivité du droit (law inaction) et par sa
mobilisation comme ressource (action with law), son
insuffisance à justifier sociologiquement les syntagmes
«  application du droit  » et «  mise en œuvre de la loi  » pour
représenter les pratiques d’administration de la justice pénale.
Néanmoins, la régulation «  par le bas  », faisant de la loi un
instrument des pratiques, constitue encore une façon de
positionner la loi « en haut » du tableau. Les lignes qui suivent
feront un emprunt à la sociologie du travail destiné non pas à
faire des pratiques pénales un travail comme un autre, mais à
mettre heuristiquement sur le même plan les normativités
concurrentes et non coordonnées qui interagissent dans les
pratiques pénales. Ces normativités concurrentes peuvent être
distinguées, selon une échelle d’officialité décroissante, en trois
grands registres –  l’institution, l’organisation et la profession  –
auxquels on ajoutera, à titre résiduaire, la situation.

L’institution est le registre normatif dont on a abondamment


parlé sous le nom de «  droit  » ou «  loi  » jusqu’ici. Comme
Boltanski le souligne, l’institution est sans doute un des
concepts les plus labiles de la sociologie, parce qu’on «  l’utilise
comme s’il allait de soi » (Boltanski, 2009, p. 85). Ce constat est
pour le moins humoristique puisque Mary Douglas dira de
l’institution qu’elle consiste en une convention stabilisée au
point d’être devenue transparente, à laquelle nous transférons
la tâche de penser à notre place au point de ne point douter
qu’elle pense d’une façon légitime, en nature et en raison
(Douglas, 2004, p.  123). Autrement dit, le mot institution est
devenu une institution en sociologie… L’institution, dans le
domaine pénal, structure une série d’arrangements
conventionnels relatifs au droit de punir, tels que, devant une
éventuelle contestation, la réaction « naturelle » fera référence
à l’adéquation de la pénalité «  à la nature de l’univers  » (ibid.,
p.  81). La photographie d’un suspect ou d’un prévenu est
publiée dans les journaux ; un récidiviste reçoit une peine plus
lourde qu’un délinquant primaire  ; un écrivain utilise, sans
autorisation, le nom et la vie d’une personne condamnée pour
en faire le titre et l’objet d’un livre… Et alors, où est le
problème  ? (Kaminski, 2010a, p.  17). Face à cette question, on
comprend à quoi sert une institution. Boltanski ajoutera une
dimension importante : outre le fait qu’elle est chargée de dire
de façon péremptoire « ce qu’il en est de ce qui est » (Boltanski,
2009, p.  96), elle est aussi, pour atteindre une telle finalité à la
fois descriptive et déontique, un « être sans corps » (la patrie, la
loi, la justice…), autrement dit un symbole, représentant une
valeur, qui, n’ayant pas de corps, n’est pas susceptible d’être
considéré comme porteur d’un point de vue, et qui impose le
plus souvent son propre message par la voie de la tautologie.

Sans entrer ici dans une description serrée de ce concept mou,


on souscrira néanmoins à une définition de l’institution comme
registre de normativité, autrement dit comme ensemble de
dispositions normatives, portées par des lois, des valeurs ou des
symboles, capables d’orienter les pratiques sociales et de
«  forcer le respect  ». L’institution est «  un ensemble de règles
établies en vue de la satisfaction d’intérêts collectifs  »
(Monjardet, 1996, p.  18). L’institution est donc le nom
sociologique du pouvoir politique qu’on peut encore définir par
la production d’effets voulus […] sur des hommes et des
femmes » assortie de « la possibilité de recourir à des sanctions
si les effets voulus ne se produisent pas  » (Lasswell et Kaplan,
1950). La loi définissant une infraction et son auteur, comme
support de la normativité institutionnelle, qualifie l’être en
sélectionnant quelques traits qui donnent prise à la loi pour le
« traiter » : la définition d’un crime constitue de ce point de vue
une violence symbolique (reposant sur l’arbitraire du langage)
et une sécurité sémantique (reposant sur la conventionalité du
langage, si arbitraire soit-il).

Une pratique peut s’inscrire de façon totalement adéquate dans


le registre légal (la normativité institutionnelle) qui fournit les
instruments juridiques de l’action  ; on l’observe de façon très
singulière dans ce que l’on appelle la « grève du zèle ». Ce type
de grève fait la preuve que, dans les activités quotidiennes
«  normales  », on n’agit pas selon cette seule normativité
institutionnelle. Dans le domaine largement entendu de la
sociologie du travail, la distance entre travail prescrit et travail
réel est très documentée. Elle l’est sans doute moins en
sociologie pénale, tant les prescriptions institutionnelles du
travail étouffent le « droit » de dire le travail réel. L’institution
pénale contient de nombreuses prohibitions et prescriptions
procédurales (relatives à la justice, à l’équité, à la non-
discrimination, à la légalité de l’obtention des preuves, aux
risques de nullité des procédures, à la proscription de la
torture, aux droits de la défense, au principe du contradictoire)
qui obligent les acteurs à les respecter ou à mobiliser l’art de la
cosmétique verbale pour donner à la justice l’apparence de la
justice (selon le dévoiement critique que l’on peut faire d’un
impératif formulé par la Cour européenne des droits de
l’homme). L’institution oriente donc à un double titre les
pratiques  : elle indique les voies légitimes de développement
des pratiques, ainsi que les façons légitimes de représenter les
pratiques qui se seraient développées en marge des normes
institutionnelles. On trouvera ici un marqueur significatif du
néologisme justifica(c)tion, dont le sens sera approfondi au
chapitre suivant  : l’action pénale doit être justifiée, qu’elle soit
juste ou non (autrement dit, qu’elle respecte ou non les lois,
valeurs ou symboles institutionnels qui sont placés au fronton
de la justice).

Des facteurs extralégaux interviennent dans l’administration de


la justice (l’image d’une adéquation parfaite du rapport médical
entre prescription et administration d’un médicament, par
exemple, est non transposable au domaine de la justice pénale).
Ainsi, le registre d’explication par l’institution (lois, valeurs,
symboles) ne permet pas de comprendre les prises de décision
relatives à la mise en détention préventive qui révèlent la
mobilisation discrète ou non de facteurs décisifs sans commune
mesure avec les conditions légales de la mise en détention
préventive  : ces facteurs sont bureaucratiques, idéologiques et
sociaux. La détention préventive peut être impossible
juridiquement pour un voleur que l’on vient d’intercepter en
vertu du maximum de la peine éligible pour ce type
d’infraction  ; comme usager de drogues (état dont la
connaissance provient de faits antérieurs classés sans suite
jusque-là ou d’indications fournies par le suspect
accidentellement ou pour assurer sa défense), on peut
néanmoins obtenir son placement en détention préventive
moyennant jonction (artificielle mais techniquement
irréprochable) des faits classés ou l’ajout d’une prévention. On
peut même suggérer qu’existent des styles de juges
d’instruction notamment différenciables selon leur taux de
recours à la détention préventive, ces styles étant indépendants
des spécificités des dossiers qu’ils traitent.

Le registre normatif institutionnel ne permet pas non plus de


comprendre que, pour condamner, les juges se contentent
d’indices d’autant moins probants que le crime commis est
grave, et qu’ils compensent ensuite ce manque de conviction
par le choix d’une peine moins lourde (Kuhn et Enescu, 2007).
Ces pratiques peuvent être «  justifiées  », blanchies en quelque
sorte par la loi, mais elles ne s’expliquent pas par la loi. D’autres
registres de normativité doivent donc être convoqués. Dans les
paragraphes suivants, nous les définirons et leur effectivité sera
illustrée, afin de révéler les grincements et les contradictions
que produit leur coexistence dans la construction des pratiques
pénales.

L’organisation. Le caractère bureaucratique et hiérarchisé des


activités de l’administration de la justice pénale peut formater
les pratiques observées selon les prescriptions d’un règlement
ou d’un commandement interne à l’agence saisie d’une
situation-problème. Ainsi la loi pénale, si elle n’était
qu’institution, autrement dit normativité sémantique, n’aurait
aucun besoin ni d’administrations (assurant des fonctions de
police), ni d’organisations (assurant des fonctions de
coordination). Les deux derniers termes désignent les moyens
dont l’institution se dote pour agir « dans le monde des corps »
(Boltanski, 2009, p.  123). L’organisation est le concept
sociologique qui rend compte des normes « organisationnelles »
régissant les pratiques pénales, opérationnalisant l’institution,
qui lui donnent sa force pragmatique en dotant les acteurs de
structures hiérarchiques, de modalités de division du travail et
d’exigences de management. Les normes organisationnelles
sont celles qui répartissent et organisent les tâches, assurent le
contrôle de leur effectuation (espaces de travail, horaires,
modes de communication et de contrôle informatisé de
l’action). L’introduction récente (et déjà évoquée) dans de
nombreuses agences du système pénal de modèles
d’organisation relevant du nouveau management public
déséquilibre aujourd’hui les vieux compromis entre les
différents registres de normativité étudiés ici  : les nouvelles
normes organisationnelles concernent la productivité de
l’appareil de justice, sa modernisation, la mesure du temps et
de la charge de travail, la gestion des frais de justice, la
nomination des autorités selon le modèle des mandats, la
définition de processus uniformisés et leur contrôle informatisé
(voir sur tous ces aspects, Bernard, 2009 ; sur les deux derniers,
Jonckheere, 2013).

La profession. Le plus souvent, une pratique est loin d’être


isolée et n’est encore que faiblement sous contrôle des normes
institutionnelles et organisationnelles. Au contraire, de
nombreuses tâches des agents de la justice pénale s’avèrent
répétitives, reproductibles et prévisibles, en raison d’une
structuration (qui peut échapper à l’institution ou à
l’organisation) qu’on qualifiera de professionnelle parce que la
pratique relève alors de la routine, produite par la socialisation
professionnelle ou «  l’art du métier  » (Monjardet, 1996). C’est
aussi ce registre de normativité que l’on peut convoquer pour
représenter des exercices différenciés d’un même métier. On
pourra entendre ainsi que la norme professionnelle est
fortement corrélée à l’identité forgée «  sur le tas  » et
collectivement par les travailleurs d’une organisation, parfois
au moyen du levier syndical de la défense de leurs intérêts.

Corine Rostaing (1997, p.  202-243) fournit une illustration très


claire de cette différenciation professionnelle dans le métier de
surveillant d’une prison française pour femmes. Selon elle, la
norme organisationnelle de l’administration pénitentiaire
n’offre, quant aux relations entre surveillants et personnes
détenues, «  que des possibilités réduites d’interactions, étant
donné qu’elle définit des statuts, impose des règles de conduite,
précise le cadre des relations  » (Rostaing, 1997, p.  203).
L’observation des logiques professionnelles adoptées par les
surveillants et des rapports que les détenues entretiennent avec
le milieu carcéral permet de distinguer quatre formes idéal-
typiques de relations entre surveillants et détenues.
Les développements de l’auteure permettent de montrer que
ces relations différentes relèvent d’un art de construire
l’interaction ou d’y répondre représentant quatre manières
différentes d’exercer son métier, malgré les prescriptions
institutionnelles et organisationnelles qui semblent destinées à
uniformiser le métier. S’y différencient l’initiative de la
relation, le  rapport aux rôles, le déroulement de la relation, le
mode d’interaction et le positionnement par rapport à la
« barrière » instituée entre détenues et surveillants.

Une autre illustration pénitentiaire permettra de révéler les


conflits de normativité que la profession introduit dans les
pratiques pénales. Cette illustration concerne le rapport
disciplinaire, prescrit par l’administration pénitentiaire comme
modalité d’enregistrement et de communication des incidents
dont un surveillant est témoin ou informé. Deux normes se
prononcent explicitement dans le milieu carcéral  : la norme
institutionnelle (imposant l’enregistrement de tout fait
disciplinaire), relayée par la norme organisationnelle
(prévoyant les procédures, les formulaires, les agendas des
comparutions des détenus devant la direction), se voit
sérieusement contrariée par une norme professionnelle qui
veut que le « bon » surveillant fasse un usage réduit du rapport
disciplinaire : un bon surveillant (pratiquant efficacement l’art
de son métier) est celui qui règle informellement les relations
problématiques qu’il rencontre, muni de son autorité ou de
l’outillage professionnel typique de la relation (normée,
négociée, personnalisée, conflictuelle) qu’il entretient avec les
détenus. En quelque sorte, l’institution et l’organisation
indiquent les règles impératives à respecter en cas d’incident
disciplinaire, alors que la norme professionnelle encourage à
ne pas les respecter.

Christian Mouhanna (2012) fournit pour la France un autre


exemple très significatif de la contradiction entre les trois
registres normatifs présentés. Des juges de l’application des
peines vivent aujourd’hui une contradiction insupportable
entre leur identité du juge et la systématisation
(organisationnelle) de pratiques d’aménagement des peines qui
résultent de leurs décisions. Leur identité de juge est un
composé de leur identification institutionnelle que l’on nomme
«  indépendance  » et de leur auto-identification professionnelle
marquée, selon eux, par le souci de prendre des décisions
individualisées et présentant un objectif significatif pour les
justiciables qui les subissent. Dans le même ordre d’idées,
Alexia Jonckheere illustre dans sa recherche (2013) un constat
selon lequel l’éthique et les formes routinisées (professionnelles)
du travail social en justice ont, en Belgique, été profondément
bouleversées par l’introduction (au niveau de l’organisation)
d’instructions de travail et d’un outil informatique destiné à
poursuivre l’uniformisation des pratiques (Jonckheere, 2013).
La situation. On peut encore de façon résiduaire imaginer
qu’une situation inédite amène au développement d’une
pratique qui, bien qu’informée et normée par l’institution,
l’organisation et la profession, soit originale. Dans ce cas, on
peut dire que la situation contient sa propre normativité…
Autrement dit, la norme mobilisée par les acteurs concernés
apparaît comme le produit de l’interaction, et non inférée de
registres légaux, organisationnels ou professionnels de l’action.
Il est essentiel de considérer ce dernier registre comme
résiduaire, justement parce qu’il est souvent mobilisé par les
acteurs eux-mêmes pour expliquer les différences qu’un
observateur extérieur pourrait noter dans leurs pratiques ; ces
différences sont souvent présentées par les acteurs comme
tributaires des différences infinies entre les situations qu’ils
rencontrent et qu’ils ont à gérer  : «  un cas n’est pas l’autre  ».
Cette formule est bien souvent le produit d’un défaut d’analyse
(chez un observateur naïf) ou d’une attitude défensive (chez le
professionnel de la justice pénale), tentant d’occulter les
régularités qui, d’un cas à l’autre (bien sûr différents),
permettent de comprendre ces «  écarts  ». Une publication
récente propose une étude significative des tensions qui
affectent la prise en charge de certains problèmes sociaux.
Celle-ci procède « non seulement de l’application de règles et de
procédures, mais aussi de la mobilisation de valeurs et d’affects,
de jugements formulés sur des groupes ou des personnes et
d’émotions ressenties devant des situations ou des actes  : elle
exprime la morale de l’État  » (Fassin et coll., 2013). Autrement
dit, si les écarts à la norme institutionnelle construits par les
acteurs sont souvent interprétés par eux comme des situations
particulières et exceptionnelles, relatives à la « situation », elles
n’échappent pas à une analyse qui leur restitue leur statut de
faits sociaux.

Le plus souvent, il s’agit de cas révélateurs de contradictions


vécues et généralisables entre normes institutionnelles,
organisationnelles et professionnelles, permettant de les
concevoir comme marges de manœuvre ou comme ruses.

Les marges de manœuvre relèvent de l’inventivité des


pratiques en contexte de lourde contrainte. La marge de
manœuvre opère dans le respect de la loi ou du règlement  ;
c’est le cas, par exemple, lorsqu’un juge d’instruction s’appuie
sur le texte de la loi relative à la détention préventive et
s’oppose à la fois à l’exigence sécuritaire et à la tradition
culturelle de son office, conservant ainsi un taux
extraordinairement bas de mise en détention préventive dans
l’ensemble des dossiers qu’il traite. La marge de manœuvre,
c’est encore la découverte des mots qu’il faut pour se rendre
«  moins utile  » au regard du service institutionnel et/ou
organisationnel que l’on est invité à remplir.

La ruse est le nom que l’on peut donner à l’esprit des pratiques
qui trompent le manque d’esprit au profit d’un exercice
singularisé et moins douloureux de la pénalité. La ruse – le
propre d’une véritable action tirant parti des surprises
qu’offrent les ressources juridiques – est proche de la
transgression et convient à l’identification de pratiques qui,
sous contrainte institutionnelle et/ou organisationnelle,
choisissent de privilégier les exigences de l’art du métier ou des
situations auxquelles le professionnel du système pénal est
confronté contre les normes légales et techniques qu’il est censé
respecter, sans pour autant se mettre en difficulté
déontologique ou disciplinaire. L’exemple suivant,
probablement exceptionnel, relève de la ruse et permettra de
reprendre, sous la forme d’un exercice d’analyse, les
enseignements relatifs à la concurrence des normativités.

«  Le commissaire était déjà vieux. Sans doute est-il mort


aujourd’hui. Il n’aura jamais eu connaissance des suites de son
acte. Une jeune femme a volé, comme elle a toujours volé. En
pleine jouissance de cause. Elle a déjà fait de la prison. Elle
vient de commettre un nouveau vol, un de ces vols à l’étalage
qui lui procurent la puissance dans la clandestinité de son geste
et provoquent son désarroi total lorsque, contrôlée, reconnue,
arrêtée, elle est emmenée au commissariat. Le vieux policier
prend sa déposition. Il tape à la machine pendant que la femme
prononce les mots précis de l’aveu. Le policier extrait le procès-
verbal de sa machine. Il le tend à la jeune femme et lui
demande de signer. Elle lit et découvre, au mépris de ses
déclarations responsables, un récit truffé d’excuses, exposant
des circonstances comme des justifications et ôtant de la
qualification des faits toute intention de soustraire
frauduleusement l’objet emporté. La femme est abasourdie. Elle
se fâche. Elle répète qu’elle assume complètement le vol, elle
utilise le mot avec insistance. Le policier imperturbable répète
deux mots, pas un de plus  : signez là. Éberluée, puis abattue,
elle signe. Il l’emmènera encore chez elle pour une visite
domiciliaire sur consentement. Et l’on en restera là. La
procédure n’eut pas de suite, on l’imagine  » (Kaminski, 2006,
p. 62).

Ce petit récit, présentant anonymement une situation


effectivement vécue par cette jeune femme qui, trente ans plus
tard, m’apprend qu’elle n’a plus jamais volé depuis lors, peut
servir d’illustration pédagogique complète au propos sur les
registres de normativité.

On peut affirmer que le policier n’a pas respecté la norme


institutionnelle qui lui impose d’enregistrer
consciencieusement les dépositions qui lui sont faites. La norme
institutionnelle exige en effet l’enregistrement fidèle de
l’infraction. Ainsi, on peut lire dans un ouvrage de formation
des policiers  : «  Si la vérité des informations pénales n’est
jamais, à cause de la complexité infinie des choses humaines,
qu’une vérité incomplète et par là dénaturée, les procès-
verbaux dans lesquels s’inscrit cette approximative vérité n’ont
pas le droit, eux, d’être pour leur compte approximatifs et
dénaturants  : reflets intégralement fidèles et neutres d’une
certaine agitation de l’homme, ils doivent rendre avec précision
l’imprécision, avec exactitude le mensonge, avec méthode ce
qui est confus » (Lambert, 1979, p. 154).

Le policier a cependant respecté la norme organisationnelle qui


prévoit les modalités concrètes de rédaction d’un procès-verbal
d’audition. La norme organisationnelle impose la modalité
technique de l’écriture d’un procès-verbal (machine à écrire ou
ordinateur à disposition dans tel local, usage du bon modèle de
procès-verbal éventuellement préétabli, respect des
prescriptions techniques de la validité d’un procès-verbal,
modalité de transmission du procès-verbal à l’autorité
judiciaire). Chamboredon suggère, à cet égard, que l’écriture
policière repose sur un codage déterminé par les opérations
administratives et judiciaires successives auxquelles elle est
destinée : « L’action d’enregistrement de la délinquance est une
sorte de codage, les agents […] pratiquent une lecture sous grille
des comportements qui relèvent de leur surveillance. Les
comportements retenus sont isolés et abstraits de l’ensemble
des comportements qui leur donnent un sens – opération qui a
pour effet de briser leur signification familière et de les rendre
disponibles pour une autre interprétation, et pour la
transcription dans le système de catégories des institutions de
répression de la délinquance » (Chamboredon, 1971, p. 361).

Il est cependant probable que deux normes professionnelles


permettent de comprendre la pratique examinée  : d’une part,
une norme d’anticipation relative à la population. Cette belle
jeune femme, bourgeoise, à la sortie de l’adolescence, ne colle
pas avec le stéréotype du voleur, et une attitude bourrue mais
paternelle pourrait bien suffire à sensibiliser une femme en
larmes. D’autre part, une norme professionnelle d’anticipation
relative au système pénal lui-même  : sachant que, pour des
motifs qui relèvent des contraintes organisationnelles, le
ministère public opère une sélection importante dans le
classement des dossiers entre ceux qui méritent d’être
poursuivis et ceux qui seront classés sans suite, le policier
anticipe en quelque sorte sur cette opération de sélection et
favorise le classement sans suite par le choix des mots qu’il faut
produire pour minimiser l’importance des faits constatés.

La norme professionnelle évalue la pertinence d’une action au


regard des spécificités de la situation et des suites qui lui seront
réservées par les agents ultérieurs du traitement de
l’information. Au-delà du codage technique qu’impose une
certaine rationalité administrative, reste disponible une
inflexion de l’écriture qui ne relève pas seulement de
l’impératif institutionnel de fidélité et de l’impératif
organisationnel de codage. Sous ce double impératif, s’observe
déjà la surdétermination de l’information acquise en amont
dans le système pénal, mais la surdétermination s’opère le plus
souvent dans la reconstruction non seulement codée mais
professionnellement orientée de l’écrit policier. Les deux
normativités organisationnelle et professionnelle sortent
victorieuses d’un conflit de normes  : la norme professionnelle,
qui repose sur une évaluation discriminante que seul un
magistrat peut légalement opérer, l’emporte sur la norme
institutionnelle qui fait du policier un transmetteur obligé et
neutre de l’information. Cette évaluation discriminante peut
faire entendre, selon des propos tenus par des magistrats,
qu’une erreur de jeunesse ne doit pas être payée trop cher, ou
que, dans certains cas, il est opportun d’anticiper le classement
sans suite probable du parquet, la rencontre policière
constituant déjà une sanction suffisante. Incontestablement, des
variables sociales contribuent à la formation d’une telle
évaluation. Cependant, le respect de la norme formelle de
l’écriture permet au policier de justifier son action. En
respectant la norme organisationnelle, il couvre, en quelque
sorte, la ruse toute « professionnelle » de son préjugement.

À titre résiduaire, on peut encore imaginer que la situation soit


déterminante de l’action policière sous examen. Imaginons que
ce policier soit tombé amoureux de la jeune femme  : cette
situation inédite aura provoqué des actions elles-mêmes
inédites, pouvant expliquer des pratiques originales,
éventuellement non reproductibles dans d’autres situations
apparemment similaires. Incontestablement la concurrence
entre normes serait, dans cette hypothèse, d’autant plus rude
que la situation (l’interaction inédite) produit ses propres effets
sur l’inflexion indulgente que prend la mise en forme du
procès-verbal.

Cette illustration est d’autant plus significative qu’elle témoigne


d’une situation dans laquelle une forme de tolérance policière
est mise en scène, au contraire des enseignements de la
sociologie policière qui montrent comment la mise en forme
d’un procès-verbal sélectionne les informations les plus utiles à
la version policière de «  ce qui s’est passé  ». Ainsi, René Lévy
(1985) décrit par le menu des exemples de construction
policière de récits faisant concorder des éléments différents
d’enquête et de déposition dans un procès-verbal, dont
l’efficace tient à la reconstruction, par des techniques d’écriture
ad hoc, d’une version utile des «  incidents  » relatés  ; ce récit
transforme des événements en faits présentés comme établis,
en vue d’atteindre une performance : emporter la conviction du
lecteur du procès-verbal qu’est le procureur. Une des fonctions
essentielles de la police, relevant de la normativité
professionnelle, consiste à faire la bonne sélection des éléments
utiles, à en assurer le bon agencement textuel et à donner à ce
texte l’allure de l’objectivité attendue, pour atteindre un
résultat qui relève de l’art du métier : une décision du magistrat
conforme aux attentes du policier et donnant sens à ses
activités.

En recourant aux quatre registres de normativité, on


comprendra que la pratique pénale ne peut répondre
structurellement à la seule normativité institutionnelle, quoi
qu’en dise le discours interne qui configure la rationalité de
l’entreprise pénale (rassemblant les «  nobles serviteurs de la
loi »). Mais on comprendra aussi que la pratique n’est pas pour
autant transgressive de cette normativité, dans la mesure même
où toute pratique compose avec des registres normatifs
multiples et passablement contradictoires. Lorsque Helvétius
(1773, p.  235) nous indiquait qu’il était impossible d’être
vertueux parce que nos comportements étaient soumis à des
codes contradictoires (civil, religieux et naturel), on peut, par
homologie, reporter la même impossibilité sur les acteurs
responsables des pratiques pénales. Toute pratique se situe au
confluent de normes appartenant à des registres différents  ;
bien que chaque norme serve, selon sa propre autojustification,
à opérationnaliser les injonctions d’une autre, chacune entre
aussi régulièrement en contradiction avec les autres. À cet
égard, la distribution des pratiques sous le spectre des registres
de normativité permet de se détacher de toute évaluation ou
indignation qui s’exprime lorsque l’on parle de faute ou de
transgression (à l’échelle individuelle) ou de
«  dysfonctionnement  » (à l’échelle d’une administration). En
effet, si on croit que les pratiques fonctionnent à la loi, alors un
regard positiviste cherchera à corriger les pratiques lorsqu’elles
sont non conformes. Un regard sociologique n’évaluera pas la
pratique, mais la prendra pour objet en vue de comprendre
quel type de norme permet d’en rendre compte (puisque la
norme légale n’en est pas la véritable directrice). En quelque
sorte, la démarche interprétative proposée ici permet de
montrer «  comment l’organisation sociale et la culture
spécifique [d’un milieu professionnel donné] “influencent les
choix et les conduites de personnes en action”  » (Vanhamme,
2009, p. 68).

Le droit : outil de clôture et de


justification

«  Le droit est un système de codage mobilisable pour nommer


les situations de conflits de valeurs et d’intérêts, et pour les
mettre en forme en vue d’un règlement  » (Lascoumes, 1997,
p.  232). Une telle définition reflète une conception qui, plutôt
que de mettre en exergue le droit, privilégie une lecture des
pratiques au regard des «  épreuves de vérité  » que certaines
situations «  exigent  » ou dans lesquelles on privilégie ces
épreuves. Il reste que le droit n’est pas n’importe quelle
ressource  : il se démarque des ressources ordinaires de
justification dans les situations-problèmes. La qualification
juridique relève d’un ordre général et abstrait qui rend
commensurables des actions très diverses et qui se ressemblent
peu (Thévenot, 2006, p.  169)  ; la puissance qualifiante y est le
juge (ou un magistrat) et les qualifications y sont moins
matérielles que dans les justifications ordinaires, en ce sens que
prévaut, dans ces dernières, «  l’engagement des volontés
d’individus » (ibid., p. 170). Mais surtout, la ressource juridique
présente un trait spécifique qui tient à son pouvoir de clore la
dispute. Le droit contient des règles explicites indiquant la
clôture d’un conflit par la chose jugée  : en quelque sorte, la
procédure judiciaire projette de mettre fin à un litige et
contient des règles «  destinées à assurer cet arrêt  » (ibid.,
p. 177).

L’expression «  clore la dispute  » est utile pour comprendre


l’intimité fondamentale des processus respectifs de création et
d’application de la loi  : dans les deux cas, la loi est une
ressource mobilisée, dont l’efficace est, quel qu’en soit le succès,
de constituer l’issue d’un conflit.

Considérer que la loi est une ressource normative parmi


d’autres permet de percevoir les conflits de normes auxquels
sont confrontés les acteurs et qui expliquent leurs mobilisations
différentielles. Considérer que la loi est une ressource permet
par ailleurs de penser ensemble les trois pratiques de jeu avec
la loi (création, transgression, application), en témoignant (de
façon très visible, dans la délinquance d’affaires) de leur point
commun possible. Ainsi, si l’on apprend avec Philippe Robert
qu’une norme pénale a peu de chances d’être observée si elle
n’est pas soutenue par des relais moraux, il en va de même
pour les normes institutionnelles qui s’appliquent aux agences
et agents de la justice pénale  : elles ont peu de chance d’être
observées si les normes organisationnelles et professionnelles
n’en constituent pas des relais significatifs. Considérer que la loi
est une ressource permet enfin de penser que les opérations
professionnelles du juge sont des opérations de justification,
terme dont la signification sera développée au chapitre suivant.

Notes du chapitre

[1] ↑  www.victimesdudevoir.fr
Deuxième partie. L’empire
de la justification
Présentation

P artis de l’idée que la justice pénale pouvait être représentée


comme système d’action et que, à ce titre, on peut en
rendre compte par un compromis entre processus de
domination et de régulation, nous sommes provisoirement
arrivés à l’identification des registres de normativité avec
lesquels les agences et les acteurs de la pénalité composent en
situation. Il s’agira dans cette deuxième partie d’approfondir
encore l’analyse de l’action en tentant de déterminer comment
les acteurs justifient leurs actions, que les processus
(systémiques) et les normes (institutionnelles,
organisationnelles et professionnelles) configurent. Le trajet
proposé est interprétable historiquement : l’analyse de l’action
par la métaphore du système a été porteuse, dès les années
1960, d’un propos sociologique rendant compte des
fonctionnements de l’arène pénale. Depuis que les résultats des
travaux sont en quelque sorte incorporés dans la lecture
administrative que le système fait de lui-même et qui inspire
ses propres réformes, il est utile, comme on le fait dans d’autres
domaines d’études contemporains (voir Boltanski et Thévenot,
1991 ; Fassin, 2012 et 2013), de creuser et de refonder, au cœur
de ce courant de recherches, une étude de la façon dont les
acteurs se débrouillent « moralement » avec les normes de leur
action.
L’action pénale est configurée systémiquement. Chaque
domaine d’action contribue à transformer et à réguler un flux
d’informations en vue de réaliser un objectif institutionnel
attendu de l’ensemble interconnecté de ces domaines d’action.

Cependant, les processus de transformation (domination) et de


régulation sont loin d’être assurés, bien ou mal, contrariés
qu’ils sont par les effets de la dynamique circulaire des actions
et rétroactions systémiques. Si la lecture systémique de l’action
permet d’observer cette dynamique, elle ne suffit pas pour en
comprendre les normes et les motifs.

Les normes de l’action apparaissent paradoxalement dès lors


que l’on s’écarte d’une rationalité juridique qui prétend les
définir. Lorsqu’on prend une telle distance, on perçoit que les
acteurs n’obéissent pas aux normes –  ce qui ne signifie pas
qu’ils ne les respectent pas  – mais qu’ils les mobilisent  : les
normes constituent des ressources de l’action. On peut alors
noter que les sources de ces normes sont multiples  : elles
peuvent être institutionnelles (indexées aux lois et aux valeurs
que ces lois prétendent représenter), organisationnelles
(relatives à la division hiérarchique et fonctionnelle des actions
pénales), ou encore professionnelles (relatives à la culture des
métiers, à la socialisation « par le bas » des acteurs pénaux). Le
double intérêt d’identifier les normes que l’action mobilise et de
les identifier en normes institutionnelles, organisationnelles et
professionnelles, est de comprendre que, d’une part, ces
ressources normatives débordent largement le champ strict de
la loi (pénale, de procédure et de sanction) et, d’autre part, ces
ressources passablement contradictoires, lorsqu’elles
apparaissent en situation, ne laissent pas la norme juridique
indemne ; si elle sort gagnante de la confrontation, c’est à l’issue
d’un compromis vécu et traité en situation.

La seconde partie de cet ouvrage sera consacrée aux motifs de


l’action  : il s’agira d’observer la pratique d’un art réflexif du
métier, à savoir l’art de justifier l’action issue des compromis
étudiés jusqu’ici. Une partie substantielle de l’action pénale,
quelle qu’elle soit (enregistrement, qualification, jugement,
exécution des peines) consiste à justifier les décisions formelles
ou informelles, en telle manière que l’on peut la représenter le
plus complètement par le néologisme «  justifica(c)tion  ». On
entendra par ce concept que deux dimensions de l’action, l’une
adversariste (la plupart des actions pénales contiennent
formellement ou informellement les traces d’un conflit, d’une
tension, d’une résistance ou d’une puissance, mais aussi
d’attentes contrastées de la «  société  »), l’autre administrative
(faite de paperasse, d’informatique, de transmission
d’informations, par laquelle on restitue la motivation/
justification de son travail), imposent un travail de justification,
nécessaire à la légalité (institutionnelle), à la performance
(organisationnelle) de l’action et à la façon (professionnelle)
d’en assurer et d’en assumer l’exécution. La justification ne
peut être sociologiquement reléguée en seconde zone (dans les
coulisses de l’action, là où pourtant elle s’opère) dans
l’observation de l’action pénale. Elle fait partie de l’action.
Il s’agira de restituer les résultats d’une recherche empirique
tentant de cerner la sphère de la justification d’un des acteurs
du système, celui qui exerce la délicate mission de produire les
attentes institutionnelles de l’ensemble du système  :
condamner. Lorsque l’on demande «  simplement  » à des juges
correctionnels ce que c’est que condamner, on peut diviser en
deux modalités l’esprit de leurs réponses  : «  condamner  » fait
dire quelque chose (chapitre 4) aux juges ; « condamner » veut
dire quelque chose (chapitre 5). L’analyse portera sur les
réponses des juges à cette question, afin de découvrir l’ampleur
de l’empire de la justification et celle de l’orientation de l’action.
4. Justifica(c)tion. Ce que
condamner fait dire

La justifica(c)tion

Les motifs de l’action

« Pendant que le juge, du haut de son tribunal, ajuste aux


actes qui lui sont soumis les articles du Code, le
commissaire de police observe et surveille tous les faits
odieux que la loi ne saurait atteindre. Il est le confident
obligé des infamies de détail, des crimes domestiques,
des ignominies tolérées. »

E. Gaboriau, Le dossier 113

O utre le rôle ingrat que Gaboriau concède à la police d’être


confrontée aux petitesses que «  la loi ne saurait
atteindre  », celle-ci ne s’intéressant pas (à l’époque  ?) à ces
détails domestiques ou tolérés, c’est la première partie de la
phrase qui nous intéressera. Le travail du juge y est représenté
comme un travail d’ajustement. Et on notera avec intérêt que le
père du roman policier perçoit ce travail comme ajustement de
la loi aux actes qui lui sont soumis (et non l’inverse). Alors
même que le travail de qualification et de jugement semble a
priori consister en un épinglage de la correspondance entre les
faits et la loi, Gaboriau inverse, avec ironie sans doute, le
processus. C’est la loi qui est travaillée, pour qu’elle s’ajuste aux
actions du monde. Que signifie «  ajuster  »  ? Accommoder une
chose pour qu’elle s’adapte à une autre – un châssis à une
fenêtre, un couvercle à une boîte. L’ajustage (inflexion
mécanique de l’ajustement) regroupe les actions visant à
parfaire des pièces (supprimer les petits défauts) et à les
assembler dans le but de fabriquer un organe mécanique
fonctionnel. Comment ne pas entendre que le juge travaille la
loi bien plus que la loi travaille le juge ? Et, selon Gaboriau, il en
va de même pour le commissaire de police, qui sélectionne
dans une ivraie généralisée le grain intolérable auquel il s’agira
d’ajuster la loi.

La frontière semble mince entre action et justification, dans le


domaine qui nous intéresse. En philosophie, on considère la
justification comme un ensemble de procédés d’établissement
de la justesse d’une proposition  ; cette définition peut
s’appliquer sans peine à la décision, qui plus est, à la décision
d’un juge. En effet, l’action de la justice pénale relève
essentiellement d’une pragmatique du langage : elle produit des
textes (de loi), elle produit des actes (des documents publics,
auxquels une foi spécifique est accordée), elle produit des
justifications, soit au nom de la motivation (des jugements et
des actes publics), soit dans le souci de justifier une action
symbolique souvent surveillée ou contestée par les médias et
par l’opinion publique. Dans la vie quotidienne, la justification
est une opération langagière qui suit l’interpellation adressée à
quelqu’un par quelqu’un d’autre qui doute de ses propositions,
actions ou croyances. Le plus souvent, la justification procède
d’un recours à la preuve empirique, à l’autorité et à la
déduction logique. Les juges empruntent à ces trois procédés.

L’essentiel de l’administration de la justice pénale, hormis des


activités «  physiques  » résiduaires (perquisitions, arrestations
plus ou moins musclées, contrôles plus ou moins délicats,
enfermements instrumentés), consiste en la mise en forme – ce
que j’appelle la justifica(c)tion  – d’un procès, ce dernier mot
étant entendu comme un processus complexe de séquençage des
actes symboliques et instrumentaux, empiriquement non
détachables de leur justification. C’est bien ici que se trouve la
force du droit : sa capacité à « faire faire » n’est pas plus grande
que sa capacité à « faire dire » ou « faire écrire », qui constitue
le core business de la justice. Ce que l’on appelle, en droit,
motivation, qualité exigée –  bien que menacée par des
exigences managériales  – de tout acte administratif et
judiciaire, est un des exercices de la justifica(c)tion. Mais il en
est d’autres.

Le 16 septembre 2013, Hervé Barrié, juge au tribunal de grande


instance de Toulouse, s’adresse à quatre tziganes, poursuivis en
comparution immédiate pour le vol de 53 kg de cuivre d’un
transformateur, au préjudice d’Autoroutes du Sud de la France :
«  Pensez-vous que nous allons vous laisser piller la France
ainsi  ? Vous ne pensez pas que la France en a assez des vols
commis par les Roms  ?  » Bien que cette anecdote témoigne de
propos publics qui apparaissent comme inadéquats dans la
bouche d’un juge s’exprimant en audience publique (mais non
dans les trolls [1]  sur Internet), elle est significative, par son
aberration même, du fait que le travail du juge est un travail de
justification de son propre rôle devant les situations qui lui sont
déférées.

Un juge d’instruction interviewé par Aurélie Delwiche (2012)


évoque le mandat d’arrêt dit «  pédagogique  »  : de jeunes
justiciables sont placés en détention préventive pour leur faire
subir un «  électrochoc  ». «  Est-ce légal  ? C’est plutôt une
pratique. […] Si tu vois un sale gamin qui a fait une connerie,
que tu estimes suffisamment grave pour l’envoyer en prison et
qu’il a besoin d’un électrochoc, il peut arriver que pour des faits
d’une relative gravité, on le mette sous mandat d’arrêt.  » Cette
pratique révèle un autre versant de la justification. Une
« pratique », c’est le nom donné par ce juge à une action dont le
cadre légal est absent ou considéré comme défaillant. La
distance avec la loi est en quelque sorte incluse dans la
définition même du mot pratique. Mais la pratique, si peu légale
soit-elle, n’en est pas moins justifiée. Assortir la compétence de
délivrer un «  mandat d’arrêt  » de l’adjectif «  pédagogique  »
confère une justification morale à l’activité que le fondement
légal, absent, rend illicite.

La justifica(c)tion est une activité fondamentale qui prend


cours dès le travail policier, destiné à produire un texte dont
l’utilité soit maximale pour atteindre les effets voulus par son
rédacteur, quels que soient lesdits effets. Elle se poursuit dans
le travail de qualification qui, déjà entamé par la police, se voit
institutionnellement confié au parquet, qui confirme ou corrige
la présentation policière des faits, «  ajustant la loi  », selon la
formule de Gaboriau, aux actes dont la description lui est
soumise. Ce travail de qualification est tout autant un travail de
disqualification, destiné à permettre au mécanisme de
régulation des flux qu’est le jugement de l’opportunité des
poursuites, de produire ses pleins effets.

Mais qu’en est-il du travail de justification du juge


correctionnel  ? Comment les juges se débrouillent-ils avec les
contraintes d’action (action with law) et de justification  ? Des
personnes sont socialement préposées, dans un État
démocratique, à juger et à condamner d’autres personnes pour
les infractions qu’elles ont commises. Il s’agit d’une
responsabilité importante et délicate, sinon tragique, d’autant
plus que «  notre démocratie demande à sa justice de
représenter la société […] à travers ses décisions et dans la
manière de les justifier  » (Salas, 2014, p.  48). Comment rendre
compte de la signification, non pas du processus de jugement
(déjà documentée par la littérature) mais de celui, plus
évanescent, de condamnation  ? Entre le jugement (comme
processus, procédure et engagement intellectuel dans
l’évaluation des actes et de leur imputation) et la détermination
de la peine (à laquelle sont consacrées les études dites de
sentencing), les sciences sociales paraissent avoir laissé dans
l’ombre une opération «  de raison  » qui connecte l’imputation
des actes à des personnes et au choix d’une sanction spécifique :
cette opération est celle que le vocabulaire juridique appelle
« condamnation ». C’est en quelque sorte cette passerelle entre
deux mondes, celui des infractions évaluées (« juger ») et celui
des réactions sociales imposées («  punir  »), qu’il s’agit
d’explorer. Soit cette passerelle n’est jamais questionnée, soit
elle est renvoyée à une philosophie du droit strictement
réservée à la dimension légale du sort spécifique réservé au
crime (c’est la loi qui condamne, alors que le juge impute et
punit).

La condamnation est un effet du jugement réservé aux


titulaires d’un mandat spécifiquement juridique. Bien sûr,
chacun peut, dans une veine citoyenne ou populiste, condamner
(avec ou sans réserve) l’attitude d’un homme politique et le
sanctionner par son vote  ; bien sûr on peut, par exemple,
condamner la politique d’occupation des Territoires
palestiniens par Israël  ; l’Association syndicale des magistrats
peut condamner l’extradition de Nisar Trabelsi par la ministre
belge de la justice (La Libre Belgique, 11  octobre 2013). Il s’agit
là d’un acte de langage, auquel la consistance est accordée par
d’autres actes de langage (l’affiliation à un mouvement, le
soutien à des sanctions économiques, la signature d’une
pétition, l’interpellation des représentants politiques). La
condamnation pénale est aussi un acte de langage, auquel sont
cependant assortis des effets juridiques spécifiques.

Il n’est suffisant et « vrai » que dans la rationalité juridique de


croire et de faire croire que les juges sont « la bouche de la loi »,
et que leur travail consiste à en appliquer les dispositions à des
cas d’espèce. Bien sûr, le cadre légal se doit d’être respecté dans
un État démocratique. Le système de communications
juridiques, s’il est autonome de tout autre système social, n’est
pas composé que d’un texte applicable  : il est fait d’une
multitude d’opérations professionnelles inscrites dans un
univers organisationnel et pratique (répertoire de l’action), et
motivationnel (répertoire de la justification) complexe. Une
interpellation, un dossier, une audience, un jugement sont des
choses vivantes dans lesquelles la loi (qu’elle soit juste ou non
importe peu ici) ne constitue qu’une contrainte circonscrite. Ces
opérations sont professionnelles, en tant qu’elles relèvent d’un
art du métier, d’une culture spécifique qui est non seulement
celle de l’interprétation du droit, mais aussi celle de
l’interprétation du monde. Cet art du métier inclut
indissociablement (et probablement plus que dans d’autres
métiers qui sont moins contraints à la motivation) les normes et
les motifs de l’action.

Ce chapitre se centrera sur la justification, dans le domaine de


la décision judiciaire pénale. Toutefois, cette question est
informée de front ou latéralement dans des activités relevant
d’autres secteurs du système pénal. L’analyse des tensions et
contradictions vécues dans le travail policier (Monjardet, 1996 ;
Zauberman, 1998  ; Fassin et coll., 2013, p.  135-166) et dans le
travail pénitentiaire (Rostaing, 1997) fournit des éléments
significatifs pour percevoir l’exercice d’une activité réflexive de
justification (de promotion des motifs de l’action) afin d’arbitrer
les conflits entre normes. Renée Zauberman, dans un propos
que j’adapte pour le généraliser, indique que le sort des affaires
pénales dépend de « l’organisation du travail […] et des acteurs
qui mettent en œuvre le droit pénal […] à travers le filtre de
leurs stratégies et de leur morale professionnelles, le tout dans
un système de contraintes  » (Zauberman, 1998, p.  2). Notre
analyse consistera à chercher, dans les propos de magistrats, la
justification –  qualifions-la de morale  – de leurs pratiques,
entendues comme l’agencement des contraintes
institutionnelles et organisationnelles avec leurs stratégies
professionnelles, dans un contexte systémique qui rend toute
« maîtrise illusoire » (Salas, 2014, p. 87).

Interviewer des magistrats

«  Entendre des personnes parler ensemble de la même


activité, métier, profession, sexe, secte, etc., dégoûte de
cette activité. À moins que celui qui écoute n’ait la même
activité, métier, etc. La raison est que la compétence
transforme la plus aventureuse des occupations en
habitude et, en précisant, lui enlève tout mystère et tous
ces faux voiles, nés justement du mystère, qui sont pour
elle comme la légende pour l’histoire. »

Cesare Pavese, Le métier de vivre, 21 novembre


1938
Les juges au travail

Dans l’exercice de leur apparence, les juges parlent, mais ils ne


parlent pas de leur travail. Ils sont montrés par la loi qui les
institue et ils sont parlés. Mais ils ne parlent pas et ne montrent
pas leur travail, hormis le moment formel de l’audience.

Interviewer des magistrats valorise un des vecteurs de la


culture professionnelle : les mots. La recherche ethnographique
(voir Vanhamme, 2009) présente une plus-value en validité, tant
les gestes et les mots y sont empiriquement associés. Ceci dit,
«  les mots sont importants  » (Tevanian et Tissot, 2010). Il ne
s’agit pas de prendre les gens « au mot », mais de les prendre au
sérieux dans ce qu’ils disent. Les mots ne sont pas seulement
des représentants plus ou moins traîtres de l’action : ils en sont
aussi les outils de construction. Dire les choses d’une manière
ou d’une autre, c’est construire une réalité circonscrite en la
dissociant du monde indéterminé (Boltanski, 2009). Cette
position doit évidemment être appliquée réflexivement au
chercheur, qui ne fait rien d’autre que d’user des mots pour
extraire une réalité (qu’il construit lui aussi) du monde, qui, lui,
est radicalement indéterminable. Prendre les juges au sérieux,
c’est tenter de comprendre comment leurs mots fabriquent leur
tâche, sur cet enjeu spécifique qu’on appelle « condamnation ».

Dans la situation que crée l’entretien, le centre de la


préoccupation est la relation entre les formes symboliques et
les états de choses (observables dans les situations pratiques).
«  Que faisons-nous au juste  ?  » (ibid., 2009, p.  111) est la
question à laquelle les magistrats sont invités à répondre. « Au
juste » ne signifie pas « vraiment ». L’invitation du chercheur, si
elle n’est pas déclinée, ne peut obtenir de réponse « en vérité » :
seule l’observation, telle que l’a mise en œuvre Vanhamme
(2009), peut tenter d’atteindre cet objectif. L’entretien porte sur
la représentation et, en l’occurrence, sur la justification  ; dans
la question «  que faisons-nous au juste  ?  », nous pouvons
entendre « au juste » comme une locution adverbiale ou comme
l’objet atteint par ce que « nous faisons ». La réponse à une telle
question rend secondaire le souci de la validité, si on conçoit
cette dernière comme l’adéquation entre ce que l’on dit et ce
que l’on fait.

La dimension critique de l’analyse proposée doit être bien


comprise. Elle s’exprime dans le respect radical des personnes
et de leurs positions sociales, tressées comme dans toute
profession de zones d’autonomie et de contraintes. L’objet de
l’analyse est « l’art de parler du métier », soit la façon dont les
juges se débrouillent pour définir et rendre légitime, parfois
tolérable, surtout compréhensible, une opération délicate, objet
de malaise. Il s’agit de donner consistance à l’idée selon laquelle
« la morale de l’État » (Fassin et coll., 2013), en l’occurrence de
son système pénal, est soutenue certes par les politiques
publiques et leurs instruments légaux, par les normes
organisationnelles des agences qui composent  le système sous
examen, par les normes professionnelles des acteurs qui
peuplent ces agences, mais aussi par les dispositions morales de
ces acteurs, autrement dit par la manière dont ils légitiment
leur action.

Dominique Monjardet (2008, p.  20) constate que la police,


comme la prison, est un objet sale. Sans doute la proximité
physique du travail policier et du travail pénitentiaire, avec les
situations problématiques nommées crimes et les personnes
identifiées comme leurs auteurs, déteint-elle sur leur
représentation. Sans doute aussi la tâche exécutive, outre le peu
de noblesse qu’on lui accorde, montre des faces d’elle-même
parfois peu reluisantes. La police est ouverte sur un espace
public impur (contra : Ericson et Haggerty, 1997) et la prison, au
contraire, semble étanche à l’environnement (contra  :
Combessie, 1996). L’activité judiciaire semble un objet noble,
entouré pourtant d’objets sales. Sans doute les lieux de
l’enregistrement et de l’exécution seront toujours disqualifiés,
la noblesse, selon la rationalité juridique, se trouvant dans la
décision, surtout lorsque s’y ajoute la dimension symbolique de
la mise en scène ou du rituel judiciaire, analysée par Antoine
Garapon (2001).

Le travail des juges n’est pas un objet sale pour la sociologie ; il


est néanmoins enfoui, comme les déchets sociaux qu’il est
amené à traiter. Cet enfouissement est évidemment tributaire
de la discrétion (devoir de réserve), du traitement protecteur
des droits (défense, secret de l’instruction), de sa symbolique
intimidante (les acteurs y ont un texte public à prononcer),
ainsi que de la discrétion des étapes pré-foraines et postforaines
qui constituent les moments sales de la justice pénale. La justice
émerge (par sa publicité et par son prestige institutionnel de
troisième pouvoir) de l’océan « pollué » du système pénal. Cette
émergence justifie l’apparat (l’apparence), mais contribue aussi
au masquage du reste de l’action pénale. Pour le citoyen
moyennement informé, comme pour le juge, le procès est
public et visible. Quant au justiciable, il ne retient bien souvent
de sa propre expérience pénale que les étapes pré et
postforaines (Devresse, 2004 ; 2006).

L’océan –  policier et carcéral  – pollué dont émerge la décision


judiciaire est défini comme dramaturgique par Brodeur
(Monjardet, 2008, p.  260-261), au sens où police et prison font
plus l’objet de passions et de représentations dramatisées que
de savoir. C’est ce caractère qui rend les activités policières et
carcérales dissociables de la doxa. L’activité judiciaire est mieux
préservée de cette passion populaire et imaginaire, mais elle est
officiellement et visiblement dramaturgique. La doxa est sans
doute plus chevillée au corps des officiants. Il est plus difficile
pour les magistrats, acteurs d’une dramaturgie publique, de
s’affranchir de la doxa, dans la mesure même où
l’affranchissement imaginaire sur le travail policier ou sur
l’expérience carcérale s’avère moins douloureux pour
s’approcher du savoir  : la procédure elle-même, publique et
réglée, nous en éloigne et en éloigne probablement les
protagonistes principaux.

Un interviewer sans stratégie


La démarche d’entretien dont sont issus les résultats présentés
ci-dessous est orientée par une question (sincère et délicate), et
non par une stratégie militaire. Les interlocuteurs ne sont pas
ennemis et le chercheur ne vise pas l’inavouable d’une
pratique. Au contraire, il en cherche l’économie morale. Ce
concept «  caractérise l’art de gérer ou de traiter légitimement
des populations à travers la production, la circulation et
l’appropriation de normes et de valeurs, d’affects et de
sentiments moraux dans un espace social particulier à un
moment donné » (Fassin et coll., 2013, p. 168). En l’occurrence,
on cherchera la façon dont les juges sont capables de décrire et
de justifier l’existence et les traits de leur pratique.

Rémi Lenoir (1996) offre un bon contre-appui méthodologique


pour représenter en négatif la posture des entretiens menés
avec les juges. Il propose en effet une analyse de la situation
d’entretien entre sociologue et magistrats, très éclairante sur les
difficultés de l’entretien avec des professionnels fortement
identifiés à l’institution qu’ils représentent. Deux présupposés
implicites transpirent de son propos. Le premier est relatif à la
distribution des rôles  : le sociologue y est identifié comme le
chercheur (sinon le détenteur) de la « conscience claire », dont
ne sont pas équipés a priori les enquêtés. Le chercheur,
héroïque, y est confronté au soupçon, à la méfiance, au refus –
 son entreprise « sentant le soufre » –, à la position « défensive »
de magistrats restant « sur leurs gardes ». Le second présupposé
est relatif à l’objet de la recherche, qui porte sur « les conditions
dans lesquelles les juges d’instruction placent certains inculpés
en détention provisoire  »  : il s’agit de découvrir les conditions
sociales, extrajuridiques et supposément non avouables, de
telles décisions. Le chercheur n’hésite pas à situer son analyse
et ses attentes, partagées avec les magistrats qui ont « mal à la
justice  », dans la recherche du «  dysfonctionnement  » de
l’institution.

D’entrée de jeu, la force du droit et la détermination


institutionnelle des fonctions et positions des juges font partie
du bagage critique du chercheur. Méthodologiquement, celui-ci
s’oublie complètement dans l’analyse qu’il fait de la situation
d’entretien. Alors qu’il est perçu (ou se perçoit  ?) comme
«  étranger  », sinon ennemi de ses enquêtés, il insiste sur le
besoin de la connivence, dont l’apparence est purement
stratégique, reposant sur des «  homo-logies  »  : le professeur
qu’il est doit aussi «  juger  » des étudiants, ou le chercheur est
aussi un «  spécialiste de l’interrogatoire  ». L’auteur reprend à
Pierre Bourdieu l’intention de la pratique de l’interview qui
consisterait à «  se mettre en pensée à la place  » de l’enquêté.
Contre ce principe, Boltanski (1990, p. 63) soutient plutôt que le
chercheur doit faire sacrifice de son intelligence. Les deux
présupposés de Lenoir, l’un théorique, l’autre méthodologique,
visent le dévoilement de la force du droit et de la détermination
institutionnelle, pourtant «  déjà là  » dans la posture du
chercheur. Comment s’étonner qu’il s’attire dès lors méfiance et
qu’il découvre les formes multiples de réticences, symptômes
de la mauvaise conscience que sont la prudence, la badinerie,
l’agressivité, la « transparence bureaucratique », les arguments
d’usage («  les critères du Code de procédure pénale sont
remplis  »), l’agacement, la retraite tactique de l’enquêté
derrière la singularité des situations (et l’impossibilité d’en tirer
des enseignements généraux) ou encore un humour et une
dérision conçus comme « ressorts de la mauvaise conscience » ?
Ainsi, écrit très justement Lenoir, «  les entretiens les plus
réussis se font […] avec les magistrats qui à la fois “ont mal à la
justice”, quelles qu’en soient les raisons, et en même temps
croient complètement en leur mission ». Il ne précise cependant
pas ce qu’est un entretien «  réussi  »  : il semble bien qu’il
s’agisse de celui où l’enquêté trouve auprès du sociologue une
« sensibilité » favorable à une meilleure socio-analyse, soit celui
dans lequel la détention provisoire est vue comme «  sanction
immédiate  », «  solution de confort  », «  préjugement  », par un
magistrat qui se trouve néanmoins incapable de ne pas
s’identifier à l’institution (a fortiori «  sur le mode de la
dénégation  »). Le jugement de réussite d’un entretien est donc
directement corrélé à la capacité de «  conscience claire  » du
magistrat qui énonce lui-même les préjugés théoriques du
chercheur. Le chercheur pense à la place de l’enquêté  : voilà
bien l’étrange statut accordé à la parole du juge et la
dénonciation même de la connivence recherchée. L’enquêteur
entre en connivence avec ses interlocuteurs non pas pour
penser avec eux mais pour penser à leur place.

Ce qui est raté dans la «  réussite  », c’est la possibilité de


rencontrer un enquêté qui pense et qui, comme le sociologue,
se saisit des ressources cognitives qui sont à leur disposition
commune, soit les ressources d’une profession qui, si on a bien
compris les enseignements des chapitres précédents, ne
s’identifie pas à l’institution, mais compose avec elle. Ce qui est
«  raté  », tient à la croyance en une conscience claire qui
diviserait ceux qui en disposent et ceux qui n’en disposent pas.
Ce qui est raté, c’est l’empire commun de la justification  : cet
empire ne comporte pas dans ses lois la soumission à la force
(du droit par exemple) ou la détermination de l’action, mais il
est plutôt celui qui autorise à se tenir plus ou moins droit,
même dans la dénégation, un sujet (professionnel) traversé par
les contradictions (lorsqu’elles sont présentes), par les tensions
de toute fonction, position et profession, celle du chercheur
comme celle du magistrat. Quand on écoute un magistrat
parler, sans postuler la force du droit ou celle de l’institution (le
terme est ambigu), on entend la façon dont il se débat avec de
piètres forces, avec des institutions fragiles et avec une
conscience, qui n’est ni bonne ni mauvaise, qui cherche à
rattacher l’action à une «  grandeur  » (Boltanski et Thévenot,
1991) qui, elle aussi, est sans qualité ni défaut, sauf à penser le
chercheur comme censeur des mauvaises grandeurs, des
mauvaises justifications, au nom de la bonne grandeur qui
serait la sienne. Parler de « dysfonctionnement » de l’institution
relève d’une analyse qui n’a de «  sociologique  » que la
dimension précritique dirigeant tout «  spécialiste de
l’interrogatoire  ». En cela, le juge et le chercheur
m’apparaissent moins «  étrangers  » que le prétend Lenoir.
Comme le souligne la sociologie pragmatique, il n’y a pas
d’espace cognitif à deux niveaux, «  celui des croyances de
l’acteur et celui de la réalité profonde à laquelle le sociologue
[pourrait] seul avoir accès » (Boltanski, 1990, p. 63).
Au contraire, les entretiens menés pour la recherche partent de
l’incompétence radicale du chercheur sur une question simple :
il a le sentiment d’être documenté sur la pratique du jugement
et sur celle de la détermination de la peine, mais il ne sait pas
quelle signification donner à l’activité que l’on nomme
« condamner ». La question est pour lui difficile, probablement
plus que pour ses interlocuteurs qui disposent de leur
compétence professionnelle, de leur connaissance de
l’institution et de l’organisation, pour tenter d’y répondre. Mais
la question a produit une difficulté (pour les magistrats) non
programmée (par le chercheur), et cette difficulté a constitué le
levier d’une prise en compte de la justification au cœur de
l’activité, tant dans la profession que dans l’interlocution.

Le chercheur demande : « Qu’est-ce


que condamner ? »

«  Le juge  : […] ce n’est pas condamner que je désire


surtout, c’est juger… »

Jean Genet, Le balcon

Les entretiens ont été menés avec des magistrats présentant


pour critère d’homogénéité leur statut de juges affectés au
tribunal correctionnel. Ils ont néanmoins suivi un projet de
diversification  : les magistrats rencontrés appartiennent au
siège du tribunal correctionnel de deux arrondissements
judiciaires anonymisés, Reillanne (compétent sur le territoire
d’une grande ville belge) et Lincel (arrondissement urbain dont
le centre est plus modeste) ; ce sont des femmes et des hommes,
qui disposent d’expériences longues ou courtes en matière
pénale et relèvent d’attributions diversifiées, selon les
contentieux (financier, social et « commun ») et les procédures
(saisine classique ou procédure accélérée). Les extraits
d’entretien mobilisés dans la suite de ce texte seront référencés
sous des noms d’emprunt, suivis du numéro de ligne de leur
retranscription complète.

La diversification a vite été estompée dans l’analyse (même si


certaines variables de diversification apparaîtront parfois très
nettement). En effet, à la perspective de différencier des
réponses à la question s’est substituée l’évidence d’une
rationalité transversale et d’un ethos partagé, malgré les
couleurs différentes que ce dernier peut prendre. On ne doit
donc pas attendre de l’analyse l’identification de styles de
magistrats ou de réponses tranchées à la question posée. Au
contraire, l’exercice pourrait ressembler à cet égard à celui
qu’Alvaro Pires (2004) a suggéré de façon provocante,
consistant à mener des entretiens avec un système social, à
travers des sujets qui le représentent et dont la « subjectivité »
est négligée. Dans cette perspective –  à une réserve de taille
près  – Margarida Garcia, qui poursuit l’analyse de Pires,
indique : « Le chercheur en situation d’entretien sera […] centré
sur les conditions de formulation des idées, sur les “routines”
cognitives ou discursives valorisées, stabilisées, considérées
comme les plus légitimes ou les plus “acceptables” par le
système. Le chercheur cherche un réseau de communication
plus que la subjectivité de son interlocuteur, il est attentif aux
raisons qui font en sorte que n’importe quel acteur puisse
s’engager dans le même réseau de communication,
indépendamment de sa singularité » (Garcia, 2011, p. 439).

La réserve annoncée est la suivante : ce n’est pas, dans les pages


qui suivent, la stratégie d’entretien reposant sur une attitude
critique du chercheur, mais bien le résultat de l’analyse qui
aboutit au constat que l’ethos de magistrats diversifiés est
ajustable à la rationalité «  objective  » d’un ensemble de
communications nécessaires au système social auquel ils
participent. C’est en quelque sorte la faible conflictualité des
résultats obtenus, ou du moins le caractère secondaire des
divergences, qui permet de penser que l’adhésion des
interlocuteurs à cette rationalité peut être variable, mais qu’elle
n’est «  pas une condition nécessaire à la reproduction du
système. […] Que les acteurs adhèrent ou non à ce qui est
représenté par la communication n’a pas d’importance du point
de vue du système  : ce qui importe, c’est que les individus
continuent de la supporter, quoi qu’ils puissent en penser
individuellement et personnellement » (ibid., p. 435).

Les résultats de cette démarche, présentés en six titres, peuvent


être synthétisés comme suit. L’embarras, sous diverses formes,
domine les longs développements des magistrats. Ils
témoigneront majoritairement de l’impossibilité de dissocier la
définition d’un mot (condamner) des étapes théoriquement
successives de la procédure, qui en amont et en aval enserrent
la pratique de la condamnation. Les propos se structurent par
ailleurs en référence aux espaces pratiques de représentation
des infractions et de leurs auteurs, ainsi qu’aux espaces pratiques
de représentation des « sanctions » qu’ils délivrent. Le gouffre de
la condamnation qui s’ouvre entre ces espaces de
représentations nécessite dès lors une passerelle dont on
examinera enfin les matériaux de construction.

L’embarras et ses issues

Il est difficile de se rendre dans cette contrée qui se situe au-


delà du bien et du mal (ce qu’exige pourtant le projet de
connaître) lorsqu’on s’aventure à penser à la justice pénale. En
ce qui concerne les juges, on navigue entre le prestige de la
robe (la sanctification de la magistrature) et la haine ou la
honte de la justice (ressuscitée par un récent mouvement social
inspiré par les revendications des victimes surtout). Quand on
rencontre des magistrats, il n’en va pas de même. Les juges
correctionnels condamnent tous les jours  ; ils utilisent ce mot
dont la valeur juridique est incontestable dans leurs jugements,
et pourtant, ils répugnent à l’utiliser devant le chercheur ou à
se contenter de sa valeur juridique. Ils préfèrent le plus souvent
euphémiser l’opération que le mot représente, en nier la
consistance ou en contester la portée négative. Rien ne dit que
le malaise atteigne la pratique elle-même : le malaise dont il est
ici question est celui dont les juges témoignent lorsqu’un
chercheur les questionne sur le geste, l’acte, le temps de raison,
le mot –  peut-être simplement le mot  – qu’est «  condamner  ».
L’entretien est décisif dans la détermination du malaise et des
formes que prend la tentative de le surmonter. La contingence
ne fait pas bon ménage avec le récit, de quelque type que ce
soit. En quelque sorte, l’entretien, même si le chercheur ne le
désire pas, crée un contexte dans lequel s’expérimente une
injonction « naturelle » à ordonner et à lisser l’objet contingent
et rugueux sur lequel il porte. « La pulsion naturelle à créer un
récit cohérent pour rendre compte de nos propres actions et de
nos propres vies, même lorsque ces vies et ces actions défient
toute cohérence, projette un ordre rétrospectif sur des actions
qui ont peut-être été radicalement contingentes  » (Scott, 2013,
p. 223).

À la consigne de l’entretien «  Qu’est-ce que condamner  ?  », la


réponse appelle immédiatement de multiples symptômes
témoignant de l’embarras suscité par le mot et du refus
d’assumer son usage  : le ton, l’hésitation dans la réponse,
l’expression faciale (un sourire rassurant semblant dire  : «  ce
n’est pas aussi grave que vous semblez le croire », alors que je
n’ai fait qu’utiliser un mot sans exprimer la charge qu’il pouvait
contenir pour moi), le synonyme euphémisant (« sanctionner »)
ou la métaphore de la punition parentale adressée aux enfants,
le souci de réduire la condamnation à sa dimension expressive
(une réaction au franchissement d’une limite, abstraite, valable
pour toute forme d’illicéité civile comme pénale), sont autant
d’indices concordants d’un besoin de se distancier d’une double
charge implicitement contenue (et explicitement rejetée) dans
le mot condamner : l’acte de condamner est violent et définitif.

Les modalités de distanciation – dénégation et euphémisation –


à l’égard de la pesanteur du mot sont multiples et seront
développées dans les paragraphes suivants  : le charger
négativement, en dénier l’usage juridique, le qualifier d’une
autre connotation ambiguë, lui accorder une place secondaire.
La modalité la plus significative et transversale consistera à
l’enserrer entre deux missions professionnelles plus aisément
définissables. L’ensemble de ces mécanismes de distanciation
entraîne les juges vers un usage euphémisé du mot, forcé par la
consigne de l’entretien. On observera plus loin d’autres
défenses contre la condamnation, relatives cette fois à la
pratique que le terme désigne.

Une charge négative. Le mot condamner renvoie à la négativité,


au mal, voire à l’inhumanité. Un juge dit, en toute première
réaction à la consigne  : «  Je ne me sens absolument pas une
machine à condamner  » (Ovide, 6), alors même que la
connotation mécanique (inhumaine) ne figurait pas dans la
question. Après de multiples détours, une juge me dit  : «  Pour
revenir à votre question, je pense que je ne condamne pas, en
fait. Je pense que je…  » (Abigail, 304). Une autre stratégie
rhétorique, typiquement juridique et soutenue par l’étymologie,
consiste à renvoyer la condamnation aux faits condamnables et
implicitement à leurs auteurs. La formule est jolie, mais
symptomatique, évoquant des «  faits qui demanderont des
condamnations  » (Marjane, 122), extrayant la loi et le juge de
l’opération qui consiste à condamner ces faits. Les faits
délinquants deviennent le sujet de la phrase et de l’action.

Le déni de l’usage juridique. Le mot condamner fait partie du


vocabulaire juridique utilisé dans les décisions et leur
prononcé. Un juge précise pourtant  : «  C’est un vocable que
j’emploie peu, finalement, “condamnation”. Je n’ai pas
l’impression d’être quelqu’un qui condamne, même si je suis
obligé de le faire » (Ovide, 28). Une autre juge : « On condamne
à tant d’années de prison, oui. Mais, dans le sens moral du
terme, je pense que je ne condamne pas du tout.  » Elle ira
jusqu’à refuser l’usage du terme de façon générale : « Pour moi,
c’est vraiment le terme de sanction. D’ailleurs, c’est ce qu’utilise
la cour d’appel en général. Elle n’utilise plus “les peines”  ; elle
parle “des sanctions” » (Abigail, 318). Un juge ajoute : « Dans le
cadre de la société actuelle, le juge correctionnel fait bien autre
chose que condamner. Quand je vois le nombre de décisions de
simple déclaration de culpabilité, de suspension du prononcé…
Bon, la peine de travail est une condamnation, mais c’est une
condamnation à effet utile : quand on la prononce, ce n’est pas
pour faire mal, pour condamner… » (Ovide, 8).

Un geste imposé et imposant. Une magistrate assume l’usage du


mot (au contraire du juge précédent) mais lui associe un
qualificatif aux connotations ambiguës, qui s’applique à tout
enjeu de condamnation. Elle parle ici de la peine de travail  :
« Tu espères aussi quelque chose qui… qui est… imposant. Peut-
être que ce ne l’est pas, que ce n’est pas imposant  » (Acadie,
193). Un trait typique de transversalité à tout usage du mot
condamnation apparaît ici  : il s’impose certes, mais il se doit
d’être imposant. Autrement dit, il doit « commander le respect »
et « impressionner », par son importance ou sa force. On trouve
sous ce mot l’évocation conjointe de la lourdeur (le poids réel
que subit le condamné) et du symbolisme (la valeur morale et le
symbolisme formel du tribunal, des robes et des rites).
Explicitement, cet adjectif requiert aussi un appel à l’effectivité
(on reviendra sur cette question) : imposante pour le justiciable,
la condamnation doit aussi s’imposer aux administrations en
charge d’exécuter les décisions judiciaires.

Une position secondaire. Des magistrats réservent à la


condamnation une position secondaire dans la hiérarchie
morale des actes que comporte sa fonction  : «  Ce qui est plus
important pour moi que la condamnation elle-même et que la
sanction, c’est la manière dont l’audience se passe et la manière
dont j’arrive à comprendre la personne et les personnes qui
sont devant moi, et la manière dont cette personne aussi va
pouvoir me montrer qu’elle a réfléchi ou qu’elle réfléchit à
l’audience à ce qui a été fait ou pas fait, à ce qui a été commis
ou pas commis. Et c’est un lieu de parole aussi pour les
personnes qui s’estiment victimes. C’est un lieu de parole aussi
pour les auteurs. Et la condamnation est importante aussi pour
la société de manière générale. Pour dire à une personne
également ce qu’il est correct ou non de faire en société  »
(Sylvie, 60). La condamnation serait moins importante que le
processus qui y conduit, dont l’intérêt serait plus collectif que
singulier. Ainsi, la fonction expressive de la condamnation se
substitue à ses caractères violent et définitif, ou les mitige. Une
autre magistrate (du tribunal de Lincel) souligne la même idée
en faisant référence à une phrase utilisée par une de ses
collègues pour motiver la suspension du prononcé  : «  Les
présentes poursuites ont atteint par elles-mêmes leur finalité »
(Odessa, 269). Elle ajoute  : «  Ça veut dire que le prévenu a
compris, qu’on n’a pas d’inquiétude sur la récidive  » (Odessa,
270). Comprendre et faire comprendre sont plus importants que
condamner. On trouvera chez Françoise Vanhamme (2009,
chap.  4) une interprétation de ce que peut bien signifier
«  comprendre  », dans l’activité d’évaluation de la
« personnalité » du justiciable : il s’agit incontestablement d’une
«  explication  » nécessaire, cognitivement certes, mais orientée
par la nécessité de sélectionner une peine appropriée. Quant à
l’expression «  faire comprendre  », elle renvoie –  on y
reviendra  – à l’adjuvant que le juge trouve dans le consensus
pour prendre une décision arbitraire dans un contexte a priori
adversariste.

Une autre juge élabore de façon plus nette encore


l’impossibilité, pour elle, de dissocier une définition de la
condamnation de la « motivation » qui la précède et de la peine
qui la suit. Elle témoigne cependant avec précision d’une
double absence de «  sens  » de la condamnation, lorsqu’elle
observe les deux environnements (antérieur et postérieur) de
l’acte de condamner  : d’une part, le temps passé entre la
commission des faits et le jugement rend souvent la
condamnation impropre à toute « efficacité » et, d’autre part, le
choix de la peine est soumis à de fortes contraintes
administratives qui nuisent également à son efficacité. Compte
tenu des doutes exprimés à propos de l’effectivité des
condamnations, l’euphémisation ira jusqu’à ne considérer
comme spécificité à la condamnation pénale qu’un effet
particulier  : «  Elle va se retrouver sur l’extrait de casier
judiciaire […] sur un papier que vous allez utiliser pour trouver
un autre métier » (Abigail, 324).

En filigrane ou explicitement, la gravité de leur acte, que


certains juges explicitent, dénonce (plus encore)
l’euphémisation. Trancher n’est pas une opération facile pour
tout le monde : « Des amis avocats me demandent : “Comment
tu as pu devenir juge  ? Moi, je n’aurais jamais pu trancher.”
Moi, je n’ai aucune difficulté personnellement à trancher, ni au
civil ni au pénal » (Abigail, 350).

Si, dans «  l’ordre de la définition  », la condamnation apparaît


sous un jour si restrictif qu’elle peut être présentée comme rare
par certains, dans «  l’ordre de la justification  », des magistrats
procèdent paradoxalement à l’extraction de la négativité,
suggérée jusque-là par des arguments qui permettent que « cela
ne [leur] pose pas problème ».

« Je ne sais pas… C’est indissociable »

Interroger des magistrats sur ce que signifie condamner semble


les conduire, de façon moins symptomatique et plus structurée,
à fonder leur réponse dans un contexte procédural. Comment
pourraient-ils d’ailleurs répondre autrement  ? Toute la
rationalité du droit pénal ressemble à la nasse inextricable
d’une procédure dans laquelle les juges sont contraints
d’avancer avec les justiciables  : des faits établis, une
responsabilité engagée, une peine prononcée. Le contexte du
jugement enserre donc un instant de raison, dont la définition
semble insaisissable hors de lui  ; de cet instant, la raison se
perd, au point de s’évanouir, comme s’il n’était que la
conjonction –  au sens grammatical du terme  – entre
l’imputation (des faits reprochés à un prévenu) et le dispositif
(la peine) qui répond « logiquement » à cette motivation.

Plus rarement la réponse, formelle, repose sur l’identification


du moment précis où le mot condamner est utilisé par le juge
lui-même : « Mais la condamnation elle-même, j’ai l’impression
que cela se réfère au dispositif de la décision et donc, vraiment
à la sanction que je vais prononcer et que je vais annoncer en
audience publique au condamné, à ce moment-là » (Sylvie, 8).

Aucun des juges rencontrés à Reillanne ne peut ou ne veut


établir une définition du mot condamner. Toutes les tentatives
que les juges ont diversement entreprises laissent la
condamnation dans un espace creusé entre deux univers
emplis de représentations : celui des infractions à juger et celui
des sanctions à imposer. C’est donc le déploiement des
représentations de ces deux univers qui permet au mieux une
approche du nœud «  vide  » dans lequel l’opération de
condamnation est située.
Des juges de Lincel distinguent les deux phases du procès pour
réserver à la seconde l’opération de condamnation  : le
jugement sur les faits et la culpabilité (il s’agit alors de juger), et
le choix de la peine (il s’agit alors de condamner). « À partir du
moment où la conviction est que ces faits sont établis, on a un
jugement sur la culpabilité. Là, c’est le premier volet de l’acte de
juger, qui n’a rien à voir avec l’acte de condamner  » (Odessa,
104). De même, pour Marjane (37) : « La fonction de juger, c’est
la question de la culpabilité ; la fonction de condamner, c’est la
question de la peine. En très résumé, c’est la première chose qui
me vient à l’esprit. J’imagine que c’est récurrent comme
réponse, en ce sens qu’on ne condamne pas si on acquitte. Donc
moi, je lie très fort la question de l’acte de condamner à la
question de la peine. Condamner quelqu’un, c’est par définition
par rapport à des faits qui lui sont reprochés. Juger, c’est peser,
apprécier les éléments qui nous sont soumis pour dire si les
faits ont été commis, c’est la balance de la présence et de
l’absence d’éléments, et, cette question-là étant tranchée, on
passe à la seconde question, de la condamnation, et là, en
appréciation des circonstances personnelles propres au
prévenu. »

Condamner s’inscrit donc dans le langage des juges soit comme


une des deux opérations fonctionnelles de leur tâche globale,
soit comme un pont indéfinissable permettant d’enjamber
l’espace entre jugement (des faits) et sanction (des personnes).
La différence est mince  : la première opération (répondre à la
question de savoir si les faits ont été commis) rend un sujet
condamnable, c’est-à-dire prêt pour la seconde opération.
Un temps pour les faits, un temps pour
la personnalité

Deux temps, vraiment ?

Publiée il y a près de quarante ans, une recherche sur la prise


de décision des juges (Robert, Faugeron et Kellens, 1975)
constate que le prévenu, c’est d’abord un dossier. Trente-cinq
ans plus tard, Vanhamme (2009, p.  152) souligne également la
puissance du dossier à l’audience  : «  Considérant ce dossier
comme la matrice de l’audience, étant donné sa force
persuasive et les représentations négatives qu’il induit  […], on
peut parler d’un “effet dossier” qui conditionne et contextualise
la perception du prévenu.  » Robert et ses collaborateurs se
prononcent radicalement sur la fonction du juge qui « consiste
à fixer la peine, pratiquement pas à s’interroger et à décider sur
la culpabilité ou l’innocence. Il se voit comme décideur de la
sentence, guère de la conviction. […] Tout se passe comme s’il y
avait une répartition des fonctions entre deux niveaux
juridictionnels : le premier – exercé par le parquet – déciderait
de la culpabilité […]  ; le second –  exercé par le tribunal  –
ventilerait ces “coupables” qui lui sont déférés à travers la
gamme des sanctions » (Robert et coll., 1975, p. 115 et 120). Il est
incontestable que le rôle du juge dans l’établissement de la
culpabilité consiste le plus souvent à confirmer l’adéquation
des poursuites, même si des qualifications ne sont pas retenues
ou sont minorées dans certains cas. Ainsi, les statistiques
annuelles des cours et tribunaux belges (pour l’année 2012)
témoignent, si l’on ne compte que l’ensemble des affaires
correctionnelles et correctionnalisées du Royaume, de 6  529
décisions d’acquittement contre 78  442 condamnations,
auxquelles on peut encore ajouter 5  440 suspensions du
prononcé. Le taux d’acquittement est donc de moins de 8 %.

Afin de remplir la fonction spécifiquement exercée par le


tribunal (décider de la sanction), le juge évaluera largement la
personnalité du prévenu  ; «  il procède principalement par
application au délinquant de stéréotypes réducteurs, dont
l’intervention peut être secondairement modulée par la
considération du contexte psychosocial, de l’actualité de la
délinquance et de l’importance de l’affaire » (ibid., 1975, p. 151).
Le dossier apparaît souvent comme insuffisant dans la mesure
où il manque notamment d’éléments concernant la
personnalité et le contexte. Cette analyse peut être nuancée par
les entretiens et observations menés dans les arrondissements
de Reillanne et Lincel. Les deux activités sont présentes, mais
dans des opérations dont l’une s’appuie radicalement sur le
dossier et l’autre sur le prévenu. L’établissement de la
culpabilité s’opère sur dossier –  les juges revendiquent
d’ailleurs la méthode  – et l’audience sert à vérifier par
l’instruction d’audience les allégations du dossier ou celles du
prévenu. Le travail sur le choix de la peine est a priori relégué
dans l’interstice de la mise en délibéré, mais de nombreuses
modalités pénales exigent que l’audience y consacre une place.
Des interactions de l’audience suggèrent, avant la mise en
délibéré, les pistes pénales que le juge s’apprête à suivre  :
«  Demandez-vous la suspension du prononcé  ? Accepteriez-
vous une peine de travail  ? Votre avocat devrait être consulté
pour qu’il propose des conditions au sursis… »

Tous les magistrats ou presque présentent les éléments dicibles


de la condamnation en deux temps techniques, qui s’avèrent
aussi témoigner du recours à deux supports différents (le
dossier et l’audience)  : un premier temps de confirmation des
qualifications pénales fournies par le dossier, qui aboutit à la
culpabilité du prévenu, et un second temps, auquel l’audience
contribue, où –  à défaut de contestation sur les faits  – s’ajoute
une appréciation relative à ce qu’ils nomment dans leur
ensemble la «  personnalité  » du prévenu. Dans ce deuxième
temps seulement, la personnalité apparaît comme facteur de
mitigation ou d’exacerbation de la gravité des faits, confirmée
« objectivement » dans le premier temps.

Deux temps, vraiment ? Non, selon les acquis de la recherche de


Robert et ses collaborateurs. Oui, mais enchevêtrés, selon
l’analyse qui suit. Un premier levier d’analyse critique de cette
division technique du travail d’appréciation porte sur
l’évocation de la «  gravité  » des faits, qui relève d’une
appréciation allant au-delà de la confirmation des
qualifications pénales produites par une étape antérieure de la
constitution du dossier. La gravité peut évidemment se
rapporter objectivement à la gravité juridique de l’infraction,
en raison double de son positionnement dans le Code pénal et
du type de peine qui lui est textuellement affecté. On peut
parler ici de gravité institutionnelle. Mais elle se rapporte aussi
aux circonstances singulières des faits, aux conséquences qui
lui sont descriptivement attachées dans le dossier lu, qui sont
répétées à l’audience ou dont la partie civile témoigne
émotivement. La gravité présente donc une face objectivée
(légale) de gradation et une face narrative (dramatique) de
scénarisation, à laquelle l’audience et ses acteurs présents ou
représentés contribuent.

Un deuxième levier d’analyse critique consiste à s’interroger


non sur le travail de confirmation des qualifications de la
première phase, mais sur l’exclusion de la personnalité dans
cette phase. Ces phases sont en effet moins des séquences
temporelles que des étapes rationalisées du travail  : le dossier
peut contenir un fait que le ministère public a jugé bon de
poursuivre, qui échappe au filtrage du classement sans suite ou
d’autres modalités de traitement prétorien (médiation pénale,
transaction). Dans ce cas, les juges sont en quelque sorte
immédiatement confrontés à un critère de gravité
«  organisationnelle  », tributaire des opérations antérieures de
constitution du dossier  : si le dossier arrive en audience, c’est
qu’il est grave, et suffisamment pour ne pas avoir fait l’objet
d’un traitement prétorien ou alors sans succès (en cas d’échec
d’une médiation par exemple).

Le troisième levier concerne les dossiers dans lesquels des faits


sont cumulés. Parfois l’addition relève d’une même scène
infractionnelle contenant plusieurs infractions techniquement
discernables ou qui s’enchaînent «  logiquement  ». Mais la
coprésence de faits multiples peut aussi être tributaire d’un
choix politique du ministère public qui, devant un « nouveau »
fait, décide d’y joindre les dossiers précédemment classés sans
suite à charge du même «  auteur  ». Cette pratique est
intéressante à plus d’un titre. Elle montre tout d’abord que, si le
classement sans suite est un levier essentiel de la régulation des
flux de la justice pénale, le déclassement aux fins de jonction en
est un également. En effet, il permet d’engraisser un dossier
sans encombrer le tribunal, participant administrativement à la
lutte contre l’impunité en ayant pourtant organisé cette
impunité apparente à des fins jusque-là régulatoires.

La collection de dossiers multiples antérieurement classés sans


suite à la faveur d’un nouveau fait peut ensuite être interprétée
de deux manières par les magistrats du siège. Il peut s’agir d’un
artefact politique, les juges évaluant la forme du dossier au
regard de processus organisationnels et professionnels
«  typiques  » du ministère public, acteur responsable de la
qualification et de la poursuite. Des magistrats n’hésitent pas
d’ailleurs à évaluer négativement certains aspects de cette
politique : par exemple, le renvoi systématique à l’audience de
procédure accélérée des faits de rébellion, souvent très
faiblement informés, est vivement déploré par les magistrats de
Lincel.

La deuxième interprétation met sérieusement en doute la


division technique des deux temps du processus de
condamnation. En effet, cette deuxième interprétation nous fait
entrer dans un nouveau registre d’évaluation de la gravité  :
c’est celui de la carrière délinquante que manifeste l’addition
de faits (dont l’unité d’intention est envisageable ou non), au
même titre que celle que manifeste l’extrait de casier judiciaire
(lorsque ces faits ont déjà fait l’objet d’une condamnation).
Dans cette interprétation, la «  personnalité  » fait surface (plus
significativement que dans un dossier « unique ») au cours de la
première étape rationnelle de la procédure, dont elle est
pourtant prétendument exclue. Bien sûr, le travail de
confirmation, fait par fait, sera censé être opéré, mais ledit
travail (de disqualification, d’exclusion de qualifications) se voit
doublé par un effet d’éclairage (Vanhamme, 2009, p.  127)  :
l’absence (éventuelle) d’antécédents judiciaires se voit en
quelque sorte compensée par l’addition des préventions. Se
forme l’image d’un ancrage dans la délinquance, d’une
délinquance d’habitude, d’une «  carrière  » (d’autant plus
significative qu’un temps long peut séparer les multiples
préventions accumulées dans le dossier) qu’il y a lieu de
stopper. Le dossier produit ainsi, objectivement, la
représentation d’une « personnalité » délinquante. Le juge peut
résister à cette interprétation, mais l’image d’une dangerosité
émerge d’autant plus que le classement initial des dossiers
apparaît comme une faveur que le prévenu n’aura pas
comprise à sa juste mesure, comme ne manquera pas d’en
témoigner le ministère public dans son réquisitoire.

Ceci dit, qu’appelle-t-on «  personnalité  »  ? Le déroulement de


l’audience montre que l’identification du prévenu (en termes de
coordonnées identitaires communes  : nom, adresse, âge) est
associée à son identification pénale (le dossier contient les
antécédents). Des magistrats signalent que leur lecture du
dossier commence par l’extrait (éventuel) du casier judiciaire :
en quelque sorte, avant même d’avoir opéré le travail de
confirmation sur les faits, la première question qui se pose est
celle de savoir si le «  pedigree  » du prévenu lui donne encore
droit à la faveur d’une suspension ou d’un sursis. Cette
anticipation pratique signe en quelque sorte un renversement
des étapes, significativement tributaire d’un double souci  :
privilégier une mesure «  clémente  » (quand c’est possible), se
faire une idée de la trajectoire pénale du prévenu afin d’évaluer
l’efficacité (mise à mal par le nouveau dossier) des mesures et
peines déjà décidées antérieurement. Cette évaluation peut
parfois questionner l’efficacité du dispositif pénal, mais elle sert
souvent d’évaluation de la « personnalité » : le prévenu n’a rien
compris ou n’a rien voulu comprendre des avertissements
qu’on lui a déjà adressés et des sanctions qu’on lui a déjà
imposées. Dans l’activité de condamnation, ce n’est pas le
système que l’on condamne pour son inefficacité, c’est le sujet
qu’on évalue pour n’avoir pas saisi adéquatement le message
qu’il devait lui-même extraire de ses expériences pénales
antérieures.

Ce que l’on nomme «  personnalité  » est, conformément aux


indications de Vanhamme (2009), un agglomérat d’informations
indexées à l’être du justiciable : son identité judiciaire (actuelle
et construite sur ses antécédents), décrite dans ces lignes, mais
aussi son identification sociale (appartient-il à « notre monde »
ou non ?), et sa moralité visible (ses attitudes à l’audience), sur
lesquelles on se penchera bientôt.

Deux espaces et leur nouage

In between things  : how to bring attention to the space


between things

V. Dachy

Le schéma ci-dessous tente de figurer le « pont » entre les deux


espaces de représentation du discours des juges correspondant
à la division technique de l’opération de jugement. Il montre,
par le positionnement des mots, la dévaluation ou
l’inconsistance –  un «  nœud vide  »  – du mot condamner dans
l’élaboration du discours.
Les infractions et les sanctions sont avant tout définies en ayant
recours à une grille classique des opérations intellectuelles de la
justice pénale démocratique. Ces deux opérations sont
tributaires des questions suivantes  : les éléments constitutifs
d’une infraction légalement définie sont-ils bien présents dans
le cas d’espèce ? Compte tenu de la personnalité de l’auteur de
l’infraction, quelle sanction est la plus adéquate ? La procédure
pénale apparaît donc comme le lieu de nouage du droit pénal
matériel (les normes de qualification des infractions) et du droit
des sanctions pénales (les normes sanctionnatrices). Ce nouage
peut être présenté en référence au droit pénal substantiel et
procédural, mais aussi en référence explicite à sa dimension
symbolique.

Cette dernière dimension présente, dans la bouche des


magistrats, des aspects différents. «  Symbolique  » veut parfois
dire virtuel. Le mot prend alors une connotation disqualifiante,
appliquée notamment à la non-exécution des peines, qui rend
«  symbolique  » le poids réel de la condamnation. En d’autres
circonstances, le même qualificatif renvoie au sens de formel,
ou, en contradiction avec la première connotation, au sens de
lourd. Ces deux dernières significations sont associées dans le
discours d’une même magistrate  : «  Au civil, on dit aussi “je
vous condamne”… J’ai un peu du mal à répondre, là. A priori, ça
paraît être un terme assez vieillot, mais qui garde quand même
sa valeur symbolique. Symbolique, parce que, il n’y a rien à
faire, il y a quand même une sanction qui est à la clef, qui est
quelque chose de lourd, de difficile parfois, et voilà… que tu ne
peux pas…  » (Acadie, 159) «  Oui, oui. Je veux dire que ce n’est
pas n’importe quoi. Il y a quand même une forme qui
accompagne fatalement… Celui qui condamne a quand même
une tenue  ; il y a là quelque chose dont on pourrait
difficilement se séparer, parce que ce n’est pas comme quand tu
vas chez ton épicier, quoi. Voilà, je pense que c’est attaché à la
forme et on aurait sans doute du mal à changer ce terme. Peut-
être. Je ne sais pas. Je ne sais pas » (Acadie, 166). L’évocation de
la tenue vestimentaire des magistrats comme accompagnement
«  fatal  » de la justice contraste singulièrement avec la façon
dont, au tribunal de Lincel, le magistrat du ministère public
enfile sa toge devant le public. Le formalisme «  symbolique  »
exige en principe des coulisses…

La représentation légaliste du travail du juge est par ailleurs


clivée entre indépendance formelle et dépendance réelle. Un
malaise insiste ici. D’une part, cette représentation concentre
les traits d’une véritable autonomie, reconnue, souhaitée ou
revendiquée  : «  Je trouve qu’on a quand même pas mal de
liberté. Parfois on en souhaiterait plus. D’abord on n’a pas une
autorité [au-dessus de nous] qui nous dit “Il faut faire ça”ou “Il
faut une sanction qui tombe, qui soit sévère”. On a une totale
autonomie, une totale indépendance. On a pas mal de marges à
cet égard. Au niveau des sanctions, il y a des barèmes, mais ils
sont ouverts : de un mois à cinq ans… Et puis, la loi sur le délai
raisonnable me permet d’appliquer une belle modulation,
d’aller plus dans les amendes, etc. On a quand même un panel
de sanctions qui est assez intéressant. Et, dans l’appréciation
des faits, on a quand même [la possibilité de faire] place à pas
mal de discussions. Notre cadre est en même temps une
liberté  » (Acadie, 307). Cette liberté est, d’autre part, vite
dépassée par l’évocation d’autres cadrages démocratiques tels
que la séparation des pouvoirs, les juges se concevant en
quelque sorte comme lieu de connexion entre le pouvoir
législatif (en amont de leur décision) et le pouvoir exécutif (le
ministère public et les administrations chargées de l’exécution
des peines). Cette séparation des pouvoirs est loyalement
reconnue, mais aussi questionnée ou délégitimée, permettant
aux juges d’exprimer certaines plaintes qui, toutes, les
positionnent dans un espace paradoxal d’autonomie et
d’impuissance.

Afin d’approcher le lieu vide de la condamnation, explorons


donc successivement les deux espaces de représentations que
les juges convoquent et remplissent.

L’espace de représentation des


infractions et de leurs auteurs

« … c’est elle qui lui avait appris la formule, un classique à


l’ENM, selon laquelle le Code pénal est ce qui empêche les
pauvres de voler les riches et le Code civil ce qui permet
aux riches de voler les pauvres, et elle était la première à
reconnaître qu’il y avait du vrai là-dedans. »

Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne


Les infractions

L’espace de représentation des infractions n’est pas construit


selon une architecture légalement déterminée, qui distinguerait
par exemple les contraventions, les délits et les crimes ou des
figures délictuelles classés selon l’intérêt protégé par la loi  :
ordre des familles, propriété, intégrité physique… Cet espace,
dans la façon de l’aborder en entretien en tout cas, est construit
par les distinctions organisationnelles qui caractérisent le
tribunal correctionnel des deux arrondissements. C’est donc
une modalité de division du travail (une norme
organisationnelle), à laquelle s’indexe l’expérience
professionnelle des magistrats, qui fournit le cadre de leur
description.

Certains des juges correctionnels rencontrés à Reillanne sont


ainsi chargés de juger d’affaires dites de droit pénal financier.
La délinquance financière est composée d’infractions comme
l’escroquerie astucieuse (montage de sociétés destinées à la
revente et extraction frauduleuse du capital après la vente), la
fraude fiscale, l’évasion fiscale, la fraude sociale, l’organisation
frauduleuse de l’insolvabilité, la vente d’un diplôme fictif de
gestion à des gestionnaires d’entreprises. Les juges qui ont à
statuer sur ce type d’infractions sont donc spécialisés dans une
matière « technique », un type de contentieux particulier réputé
requérir des connaissances ou des compétences particulières.
Leur affectation spécifique à une chambre correctionnelle
spécialisée, qui leur confère une compétence professionnelle
aiguë, ne les exclut cependant pas du traitement d’autres
affaires, d’autres contentieux qui, curieusement, ne bénéficient
pas d’un nom stabilisé qui les singularise et qui permettrait de
les isoler dans une catégorie juridiquement ou
organisationnellement reconnue. Ces autres contentieux, traités
à l’occasion des affectations de garde pendant les vacances
judiciaires ou des affectations complémentaires dans d’autres
chambres correctionnelles, sont formés par l’ensemble des
prédations et des agressions, des contentieux en matière de
stupéfiants et en matière de mœurs, que l’on nommera
(conformément aux propos de certains magistrats) droit pénal
commun. Il est particulièrement intéressant d’observer les
manières dont sont «  naturalisées  » –  sous l’effet d’une
affectation organisationnelle spécifique des juges, et non sous
l’effet de la loi  – les lignes de clivage entre deux univers
infractionnels. Les distinctions opérées dans la parole des
magistrats s’appuient sur les pratiques différentielles
auxquelles l’organisation les affecte. La question très sensible
dans les champs politique et judiciaire des moyens octroyés à la
lutte contre la criminalité financière fait couler beaucoup
d’encre. Elle divise la gauche et la droite sur son versant
économique. Elle divise la classe politique et les acteurs
judiciaires lorsqu’elle prend les traits de la corruption. Loin de
traiter de ces questions, comme peut le faire Denis Salas (2014),
ou Pierre Lascoumes et Carla Nagels (2014) par exemple, on se
contentera ici d’examiner le clivage entre criminalité
économique et financière et délinquance « commune », comme
ligne de fracture des représentations contenues dans les
discours des magistrats.

Les magistrats de Lincel ne connaissent pas cette spécialisation,


ou du moins ne la mettent pas en avant. La summa divisio de
leur raisonnement distingue les affaires qui passent devant la
chambre de procédure accélérée (et pour lesquelles la
suspension du prononcé est, selon leurs dires, la décision la
plus fréquente) et celles qui passent devant les chambres à un
ou trois juges, traitant d’affaires plus complexes ou plus
problématiques pour le prévenu. On conçoit ainsi que
l’organisation affecte la description des infractions, non sur le
mode de la rupture organisationnelle entre droit pénal
financier et droit pénal commun, mais sur le mode de
l’intensité de la complexité ou de la gravité d’affaires dont la
«  nature  » ne fait pas l’objet de distinguos. On constate
néanmoins que pas plus qu’à Reillanne la construction d’un
espace des infractions ne repose sur une « nature » légalement
suggérée, mais sur un critère procédural, légalement construit
et organisé de façon différente selon les arrondissements.

Un point commun des représentations en la matière se tient


dans «  l’individualisme méthodo-logique  » que les magistrats
partagent avec le présupposé de la définition légale des
infractions. Confrontés à des situations singulières, à des
personnes prévenues qu’ils reconnaissent comme différentes,
les magistrats s’imposent une analyse appuyée sur un socle
commun  : l’infraction est le fait d’un individu dont le choix
rationnel d’investissement dans une pratique illicite est
reprochable. La source du reproche pourra faire l’objet de
distinctions, mais le fond commun est posé et stable  :
l’infraction est une action individuelle dont l’explication, même
non représentée comme telle, repose sur la structure –  actus
reus et mens rea  – du droit pénal général moderne, soit
l’engagement d’une volonté individuelle dans la commission
d’un acte répréhensible.

Sur ce socle commun, les divergences entre contentieux


financier et commun (dans l’arrondissement de Reillanne) sont
exposées par les magistrats. On est loin d’une présentation
critique, soulignant la persistance d’une justice de classe (voir
Fermon et Panier, 2014), telle que celle proposée récemment
par Damien Vandermeersch, avocat général à la Cour de
cassation, faisant écho aux enseignements de la criminologie
critique. Le haut magistrat a suggéré une telle présentation
dans les termes d’une dépêche de l’agence Belga (17 décembre
2013), que l’on citera ici in extenso à des fins comparatives.
« Les riches criminels financiers échappent trop souvent à une
condamnation ou reçoivent la possibilité d’“acheter” leur
procès […]. Ces pratiques doivent être revues […]. “Atterrir en
prison est souvent une réalité pour les moins nantis, alors qu’il
s’agit plutôt d’une possibilité théorique pour les riches” […].
Que les criminels en col blanc s’en sortent le plus souvent sans
ou avec une légère peine peut s’expliquer de différentes
manières […]. Ainsi, la Belgique a une bonne loi anti-
blanchiment d’argent, mais les enquêtes et procédures autour
de la criminalité financière sont souvent si complexes que les
magistrats n’y voient plus que l’arbre et non la forêt cachée
derrière. “Trop souvent, la procédure se termine sur une simple
reconnaissance de culpabilité”, précise l’avocat général à la
Cour de cassation. “Et si une peine de détention est prononcée,
il s’agit en général d’une peine avec sursis.” Par ailleurs, il
déplore le fait que ces criminels échappent souvent également à
une punition financière conséquente. Damien Vandermeersch
s’en prend finalement au procédé très répandu de la
transaction pénale, qui permet à l’auteur de faits
répréhensibles de payer en échange de l’abandon des
poursuites à son encontre. Il évoque un moyen justement
critiqué permettant aux riches d’échapper aux griffes de la
justice. Selon lui, il est même question de “la forme la plus
perfectionnée de blanchiment”, car de l’argent sale serait
parfois utilisé pour payer ces transactions pénales. »

Pierre Lascoumes (1986) a révélé des modèles de mobilisation


différentielle de la ressource légale en construisant des idéaux-
types révélant le dualisme de l’action pénale selon des
catégories d’infractions. Le « droit pénal de sanction » mobilise
la loi pénale pour orienter des infractions classiques (les
prédations et les agressions constituant le core business du droit
pénal), alors que le « droit pénal de discipline » vise à forcer le
respect de «  normes mouvantes décrivant des comportements
obligatoires  », telles celles qui contribuent à la formation du
droit pénal financier. Les diverses fraudes, préjudiciant la
collectivité étatique, relèvent de cette seconde forme et font
l’objet de modalités administratives de régularisation souvent
suffisantes et plus efficaces que la mobilisation canonique du
droit pénal (passant par la sanction pénale délivrée par un
tribunal)  : rectification, taxation d’office, médiation,
transaction, régularisation, sous la menace de sanctions pénales
sont de loin préférées par les administrateurs, non sans
favoriser parfois des scandales proprement tributaires de cette
« gestion différentielle des illégalismes ». On notera néanmoins
que le «  scandale  » s’avère souvent temporaire quand on
constate, surtout en France, la «  réhabilitation électorale  » des
hommes politiques condamnés, revenus ensuite aux affaires.

Les magistrats rencontrés ne témoignent pas de l’indignation


critique de Damien Vandermeersch, bien que les divergences
présentées ci-dessous au moyen de couples d’opposition, qu’une
analyse structurale dégage aisément, permettent de produire,
selon une logique objective (non intentionnelle), un diagnostic
assez comparable. La distinction proposée par Pierre
Lascoumes conviendra mieux à la représentation commune des
magistrats rencontrés, dans la mesure où elle permet déjà
d’entrevoir le nouage différentiel que l’on étudiera plus loin
entre les infractions des deux types identifiés et les sanctions
qui leur correspondent. Cependant, la différenciation des
contentieux, à laquelle se prêtent les magistrats de Reillanne
pourtant tributaires d’un mode d’organisation, répond à cinq
critères, décrits ci-dessous, qui «  naturalisent  » les contentieux
et leurs différences. En quelque sorte, l’indignation sociale et
l’analyse en termes de mobilisation différentielle de la
ressource légale s’absentent, au moins provisoirement, de la
présentation des contentieux. Un sixième critère – l’ancienneté
des faits et la technicité de l’enquête  – relie la description des
faits aux artefacts procéduraux que la «  nature  » des faits
entraîne.

–  Les magistrats qui sont affectés au jugement d’affaires


financières mobilisent un premier couple d’opposition,
transformant et justifiant leur affectation organisationnelle en
qualités différentes des infractions à juger. Ainsi, la gravité des
infractions communes s’oppose à la bénignité des affaires
financières. «  Je fais du droit pénal financier, donc je n’ai pas
des cas lourds, comme de la traite d’êtres humains ou des
problèmes de mœurs qui requièrent une réinsertion sociale
différente » (Abigail, 49).

–  L’affectation principale des magistrats qui sont voués au


jugement de faits d’ordre financier les conduit aussi à opposer
la «  primo-délinquance  » de leurs clients à la «  récurrence  »
(récidive) des clients des contentieux communs. « J’ai peu de cas
de récidive ou des personnes qui ont un casier judiciaire long
comme un jour sans pain […].  Je suis au stade de la primo-
délinquance […]. On a des dossiers “mammouth”, dans lesquels
des faits se juxtaposent. Mais quelqu’un qui se répète [qui
récidive en délinquance financière], je n’ai jamais vu cela que
dans le cas d’un monsieur qui, je pense, ne comprend pas
bien… » (Abigail, 638). L’exception évoquée à la fin de cet extrait
fait entendre que la récidive dans le domaine infractionnel
financier constitue un accroc, un accident dans la rationalité
attendue des infracteurs, alors que la récidive en droit pénal
commun ne serait pas un obstacle à l’individualisme
méthodologique défini plus haut. Ce critère de distinction fait
par ailleurs confiance à un artefact institutionnel, la récurrence
constituant un «  effet propre  » des «  résultats antérieurs  »
(Herpin, 1977, p. 103) de la justice pénale à propos d’une même
personne. En quelque sorte, on fait ici confiance à la récurrence
connue. La récidive est en effet une construction politique et
juridique à usage interne dont l’ontologie est radicalement
indéchiffrable.

–  Les mêmes magistrats font entendre que la criminalisation


des deux ensembles d’infractions oppose une conception
consensuelle du caractère problématique des infractions
communes et une représentation non consensuelle du caractère
problématique des infractions financières. Les juges rapportent
ainsi, en la partageant parfois de façon ambiguë, l’émotion des
justiciables responsables de crimes financiers  : «  On nous a
traités comme des délinquants, or on n’a fait que des affaires. »
L’évocation de cette divergence par les magistrats distingue
donc des faits pour lesquels on peut ne pas se considérer
comme condamnable, et d’autres pour lesquels la
condamnation est consensuelle. Une magistrate témoigne de la
complicité intellectuelle d’une partie de la doctrine avec le cri
du cœur des justiciables : « Nous avons un traité de droit pénal
des affaires dont l’introduction se demande s’il faut bien
pénaliser tout cela ou bien s’il ne faut pas privilégier un
libéralisme pur  : on peut faire tout ce qu’on veut du moment
que ça rapporte du profit » (Abigail, 66).

–  Le couple d’opposition suivant,  moral versus politique,


recoupe partiellement le précédent. Le jugement d’affaires de
prédation et d’agression «  com- munes  » est d’ordre moral,
tandis que le jugement sur les affaires de droit pénal financier
et fiscal peut faire l’objet d’une division de la représentation qui
lui donne une couleur politique. Cette dimension politique
suscite, jusque dans les sphères scientifiques, comme on vient
de le lire, un débat sur l’opportunité de criminaliser les
comportements qui relèvent des activités commerciales, fiscales
et financières. « Alors moi, j’ai cette vision des choses – mais on
frise fort alors non pas la morale mais la politique  – de savoir
[ce que l’on fait] avec le financier et surtout le fiscal pénal […] :
il y a de l’argent qui est dû à la collectivité par l’exercice de
l’activité économique et vous vous confrontez à la vision
politique qu’est le libertarianisme [2] , qui est bien présent, qui
dit  : “on n’a pas besoin de subsidier les soins de santé,
l’enseignement ou la sécurité et donc, du moment que je peux
éviter l’impôt de la manière que je veux, c’est tant mieux”. Et la
Belgique est un tout petit pays, l’argent en sort très vite. Moi, je
reste persuadée que nous vivons en collectivité, qu’il faut un
minimum, que j’ai envie de routes en bon état, que mes enfants
puissent aller à l’école, pas nécessairement privée, mais côtoyer
un échantillon tout à fait représentatif de la population, etc. Et
donc ce n’est pas de la morale, ça devient très très vite de la
politique, je trouve » (Abigail, 68).

La distinction entre enjeu moral et enjeu politique sert à rendre


compte de la signification du mot condamner. Pour la juge qui
s’exprime ci-dessus, le mot condamnation est indexé à la charge
morale des faits à juger, charge morale qu’elle trouve peu
présente dans les affaires de droit pénal financier, ce qui
motive partiellement sa préférence pour le verbe
« sanctionner ». Ce choix des mots, notons-le ici, se réfère aussi
à la superposition d’une métaphore pédagogique rendant
compte d’une fonction expressive de la sanction  : émettre un
signal pour dire qu’on a été trop loin.

– La représentation des infractions fait aussi écho à un clivage


entre victimes identifiées ou non. Bien que susceptible de
traverser tous les contentieux, l’évocation de ce clivage n’a
porté que sur le droit pénal social. Une magistrate spécialisée
en cette matière (Sylvie, 523) est sensible à la distinction entre
faits pour lesquels des victimes d’infractions sont identifiées et
parfois présentes à l’audience (travailleurs non payés par un
employeur, victimes de traite d’êtres humains en milieu
professionnel ou privé) et faits pour lesquels, si le préjudice à la
collectivité n’est pas négligeable, la collectivité abstraite des
victimes amoindrit l’évaluation morale des faits, sa sensibilité
et sa position répressive. Il en va ici de la victime comme de
l’auteur : sa présence et ce qu’il (elle) montre de lui (d’elle) – la
présence des corps – informent et affectent le juge.

– L’ancienneté des faits et la technicité de l’enquête assurent


ensemble une autre ligne de rupture entre les contentieux, dont
l’effet est de rendre souvent impossible la condamnation
d’infractions financières. Ces affaires font l’objet d’une longue
information (enquête) qui les amène souvent au-delà du délai
raisonnable ou de la prescription, obligeant à privilégier la
simple déclaration de culpabilité (cette décision préserve alors
les implications civiles de l’infraction). L’ancienneté des faits est
telle qu’une « peine de prison n’a plus aucun sens » (Acadie, 18).
La distance temporelle entre commission des faits et jugement,
fruit de la durée de leur traitement, est alors invoquée comme
un obstacle à une condamnation « classique », « pure et dure ».

Les auteurs

«  Juger des personnages signifie en faire des


silhouettes. »

C. Pavese, Le métier de vivre, 18 octobre 1939

Les auteurs des infractions sont distingués au moins par l’effet


des divisions organisationnelles du travail des magistrats. De
cette distinction émane une représentation de la façon dont
l’humain est convoqué dans le travail des juges.

Une distinction procéduralement construite

Les auteurs des infractions font l’objet également d’une


distinction simple, parfois déjà frôlée dans l’analyse des
représentations de l’espace des infractions. Le commun
dénominateur de ce que les juges disent des auteurs des
infractions peut être résumé par le thème de l’incompréhension,
mais ici encore, un même mot fait l’objet d’une déclinaison de
sens. En droit pénal financier, on se retrouve devant des
justiciables socialement privilégiés : « plus ce sont des notables
dans la société, moins ils comprennent ce qu’on vient leur
reprocher  » (Abigail, 113), mais plus ils sont susceptibles de
comprendre les enjeux et stratégies du procès. Une autre
qualification l’emporte parfois, celle de la «  normalité  ». «  Le
plus souvent, qui sont les prévenus ? Ce sont ou des notaires ou
des avocats qui ont conseillé des opérations fiscales ou même
[des réviseurs d’entreprises, des banquiers]… donc, des gens
qui se trouvent dans la normalité et qui s’y trouvent tellement
qu’ils ne voient même plus où est la règle ou qui se croient au-
dessus des règles, mais il est clair qu’ils sont assis en Belgique,
qu’ils ont toutes leurs structures en Belgique, leurs racines, leur
notoriété  » (Abigail, 645). À cette normalité, à laquelle est
indexée l’incompréhension de leur inculpation, on associera
deux phénomènes essentiels que l’on peut présenter comme les
effets de la rationalité –  non pas supposée, mais vérifiée  – des
prévenus  : l’anticipation rationnelle des attentes du juge et la
combativité technique que manifestent les auteurs de délits
financiers les opposent à des auteurs qui appartiennent à un
« autre monde ».

L’anticipation rationnelle des attentes


judiciaires
Les auteurs des deux types de contentieux sont différenciés par
l’anticipation conforme ou tactique du jugement que manifestent
les auteurs d’infractions financières, et la non-reconnaissance
des faits qui caractériserait les auteurs d’infractions de droit
commun. Une juge affectée au contentieux financier explique
que le long délai est souvent l’occasion de transformer l’espace
de jugement en une sorte d’évaluation des usages faits du temps
écoulé par l’auteur de l’infraction : « Oui, cela crée une distance
en tout cas. Autant on se dit “il faut juger tout de suite”, parce
qu’il faut crever l’abcès, autant, parfois, je me dis “c’était pas
mal, quoi ; c’était pas mal qu’il y ait un délai, dans les situations
où plus rien ne s’est produit depuis lors, où le type s’est senti
dans une période de probation, a payé l’administration fiscale,
s’est réinséré”. On ne le connaît plus. Enfin, parfois ce n’est pas
du tout le cas, hein (rire). Parfois il y a dix mille autres dossiers,
les gens s’en foutent, ils croient qu’ils ne risquent rien, il y a
tellement de choses qui sont passées à côté, que la justice n’a
pas vues, voilà, il ne faut pas non plus être complètement naïf.
Mais, dans certains dossiers, c’est parfois assez agréable, parce
qu’on a mis une distance, on se sent comme des assistants de
probation parce que la sanction n’a plus de sens après neuf ou
dix ans. Bon, ce que je regarde pas mal aussi, c’est
éventuellement le remboursement des parties civiles, le
paiement de l’administration fiscale… Des choses comme ça, je
trouve, peuvent se voir avec le temps et peuvent interférer sur
la sanction. Parce que, quelque part, on est avec notre panel de
sanctions peu efficaces, et là, à voir quelqu’un qui se dit “je vais
me présenter dans les meilleures conditions devant le juge”,
pour autant que ce soit quelqu’un qui ait envie de s’améliorer et
qu’il ait pris la décision de payer une série de personnes qu’il a
préjudiciées, ça me semble quand même intéressant, parce que
c’est positif, quoi » (Acadie, 98).

La positivité anticipatrice de l’auteur, autrement dit la


rationalité attendue de lui, rend le travail du juge « agréable »,
comparable à celui d’un « assistant de probation ». A contrario,
le passage du temps dans les contentieux de droit pénal
commun a moins d’effet, au regard de la non-anticipation
« rationnelle » du jugement par leurs auteurs. Pour des faits de
viol ou de meurtre, par exemple, « le passage du temps [joue un
rôle], oui, mais je pense que l’intervention des parties civiles est
importante dans la mesure où il n’y aurait jamais eu de
reconnaissance de l’erreur, lorsque le fait est établi et que le
gars se maintient dans une dénégation et que la partie civile
continue à souffrir. [Sans cela,] je pense que les juges seraient
certainement tentés d’alléger la peine, mais pas trop, hein  »
(Acadie, 131). Autrement dit, lorsque les corps des parties se
donnent à voir et à entendre, la non-reconnaissance des faits et
une souffrance visible des parties civiles annulent les effets
profitables d’un écoulement du temps.

Il est très significatif que le partage entre les infractions


financières et les infractions diverses considérées comme
«  communes  » est tout autant un partage entre deux mondes
sociaux. Quel que soit leur degré de conscience à cet égard, les
juges, même quand ils en parlent de façon sensible, montrent
que les contraintes organisationnelles d’affectation dans les
chambres correctionnelles distinctes du tribunal entretiennent
le clivage des représentations et des réactions associées. Les
contextes sociaux peuvent apparaître, mais les contraintes
normatives (qui substituent la réalité au monde, selon le
vocabulaire de Boltanski) balaient leur pertinence de
qualification. Ainsi, pour un justiciable roumain, pauvre, faible
d’esprit et sans papiers, auteur primaire d’un viol sur sa belle-
fille, Acadie  (49) préconise une peine de cinq ans avec sursis
parce qu’elle a «  le sentiment que ce monsieur doit se faire
soigner. Comme il n’est pas en règle de papiers, son “inscription
auprès d’un médecin psychiatre” est vouée à l’échec. Il sera
condamné à sept ans de prison ferme, dans le respect de la
jurisprudence, et il ne fera pas appel  ». La sensibilité d’Acadie
devant l’autre monde de ce justiciable s’évanouit ou s’apaise
devant la commune réalité juridique de la jurisprudence.

Il est manifeste aussi qu’à la délinquance «  commune  »


s’attachent toute la négativité des représentations et l’impasse
désagréable et lassante dans laquelle se retrouve le juge. Cette
impasse est rendue dans l’extrait suivant, qui indique à quel
point les attentes du juge et les moyens dont il dispose peuvent
être dissociés, au point de faire perdre tout sens à son travail :
«  Certains faits qui étaient récurrents, le même profil de
personnes aussi  ; j’avais l’impression que c’était difficile de
faire quelque chose encore  » (Acadie, 457). «  C’est une
criminalité difficile pour laquelle tu te dis que ton travail n’a
peut-être pas tellement de sens. Tu vois des gens avec des
difficultés sociales importantes. Peine de travail  ? Difficile à
faire. Peine de prison ? Ça va s’aggraver. Sursis ? Il n’y ont plus
droit. Amende  ? Tu n’y penses pas parce qu’ils n’ont pas de
sous… Donc, voilà, leur faire la morale, ça vaut ce que ça vaut,
mais il y a quand même une sanction à la clef. Ce n’est pas
tellement ma tasse de thé non plus. Donc, c’est parfois très
lourd. Tu ne vois pas très bien comment tu peux les aider.
Enfin, les aider dans le sens d’améliorer la situation, leur faire
comprendre qu’il ne faut plus… Les aider dans le sens qu’ils
raccrochent, quoi. Je pense aux problématiques de stupéfiants.
Sursis probatoire, ils ont déjà eu ; la peine de travail, ça ne colle
pas tellement ou tu l’as déjà donnée et ils reviennent, donc tu as
l’impression qu’il n’y a pas beaucoup de possibilités. C’est
quand même assez difficile. Des gens qui sont dans une
situation sociale… et on te plaide la veuve et l’orphelin… Tu
finis par ne plus savoir l’entendre, parce qu’il faut faire quelque
chose, tu vois. C’est difficile de trouver la sanction adéquate et
la sanction efficace » (Acadie, 466).

La perte de sens évoquée, l’inadéquation des dispositifs pénaux


aux personnes qui présentent un profil social défavorisé et la
récurrence de ces profils, interrogent et irritent
l’individualisme méthodologique de la loi et du juge, mais la
fonction de ce dernier oblige alors à se faire sourd à cette
irritation. Le poids et le traitement des contextes sociaux se
manifestent d’une façon qui mérite d’être analysée précisément
ici. « Aider », « faire quelque chose encore » sont sans doute les
mots les plus significativement utilisés pour rendre compte de
ce que serait « la tasse de thé » de ce juge. Quoi qu’il en soit de
l’impuissance manifestée ou des effets de surdité sociale
produite devant la nécessité d’action, «  il faut faire quelque
chose  ». On trouvera ici un élément significatif de l’ethos
professionnel : la nécessité, ou plutôt le caractère obligatoire de
la décision pénale.

On l’aura compris, la responsabilité anticipatrice et rationnelle


des auteurs des contentieux financiers leur permet de se
«  présenter dans les meilleures conditions devant le juge  »
(Acadie, 111). Ceux-là profitent du délai entre les faits et le
jugement pour rembourser les parties civiles ou
l’administration préjudiciée, pour devenir employé et ne plus
exercer en tant que chef d’entreprise ou gérant. La soumission
de ces auteurs à des injonctions non encore formulées
officiellement donne au juge un sentiment d’évolution et
d’amélioration de la situation, lui facilite la tâche et interfère
sur la sanction.

La combativité technique

Le second phénomène, paradoxal, est la combativité technique


des justiciables qui rend juridiquement plus difficile la
condamnation. «  Il y a d’abord la complexité de l’affaire elle-
même. Et aussi le travail de la défense, qui est sûrement mieux
payée. À mon avis, dans les dossiers de droit commun, il serait
possible souvent de dire plus de choses, qui ne sont pas dites
[dans l’argumentation de la défense]. Maintenant [en droit
pénal commun] les faits sont quand même plus faciles à établir,
mais il y aurait des choses à dire, qui ne sont pas dites, parce
que les gens prennent moins de temps, [les avocats]  sont sans
doute moins payés. Je n’ai jamais eu, en droit pénal commun,
des conclusions… Évidemment ce sont des faits moins
complexes, mais je n’ai jamais eu des conclusions de cinquante
pages, quoi… Ici [en chambre financière], ça va jusqu’à deux ou
trois cents pages, parfois. Quand des banques sont poursuivies
pour blanchiment, ça discute ; il y a une réputation en jeu, les
avocats sont payés. Ce sont des choses qui ne sont pas du tout
prises à la légère » (Acadie, 290).

Les deux phénomènes – anticipation et combativité  – sont en


quelque sorte contradictoires, opposant la soumission et le
conflit  : le premier facilite le travail du juge, le prévenu y
montrant sa compréhension des suites de ses activités
incriminées  ; le second rend le travail du juge plus difficile, le
prévenu ayant quant à lui compris que la procédure ouvre de
réelles opportunités de résistance à la condamnation. Il est
probable que ces effets se produisent en raison de
l’investissement différentiel de la défense dans ce type
d’affaires. Les «  conclusions  » (qu’on ne voit jamais dans les
contentieux «  communs  ») sont la base matérielle d’une
différenciation des auteurs. Le délinquant financier (en col
blanc) «  bénéficie  » de la complexité de l’affaire dont il est
l’auteur présumé. Mais il bénéficie aussi (en contraste avec le
délinquant «  commun  ») d’un meilleur travail de la défense. À
la stature sociale de l’infracteur correspond l’investissement
différentiel de l’avocat. La contradiction s’estompe lorsque l’on
perçoit les effets possibles des deux attitudes stratégiques  :
clémence pour l’une, acquittement pour l’autre.

À l’opposé, les délinquants que la même juge rencontre lors de


ses affectations complémentaires ou pendant les vacances
judiciaires sont «  différents  »  : ce sont ceux qui doivent
« retrouver une place dans la société ». Ce sont aussi, de façon
stéréotypique, ceux qui persistent dans la dénégation et dans la
non-reconnaissance des préjudices causés aux victimes. Les
deux types de justiciables sont donc les uns «  dans la
normalité » et les autres « hors de la société ». Même si l’usage
de ces mots peut être conçu comme le témoignage d’une
maladresse dans la façon de définir des catégories
d’infracteurs, il est clair qu’une conception de la normalité
sociale assure le clivage entre les deux catégories. On lira ainsi
que les infracteurs « de droit pénal commun » n’ont pas trouvé
ou ont perdu leur place dans la société.

Incontestablement une autre variable vient cliver les


représentations des deux groupes : il s’agit de l’âge. Ainsi, sans
évoquer explicitement l’âge des auteurs d’infractions, une
magistrate qui les rencontre dans les audiences
correctionnelles «  tout-venant  » souligne l’absence de leurs
parents et leur décrochage scolaire au titre des symptômes qui
les affectent. «  Ils ont perdu cette place ou […] n’ont jamais
trouvé leur place dans la société. J’ai rarement l’impression
d’avoir des personnes véritablement entourées par leur famille,
ou alors l’avocat a poussé les parents à venir avec le jeune pour
montrer qu’on est encore là derrière, mais je ne crois pas, le
tissu familial n’est pas très présent. On ne peut pas faire de
généralisations, mais ce sont souvent des personnes qui sont en
décrochage scolaire. J’ai rarement vu [en droit pénal commun]
des personnes qui étaient… Non, elles étaient en décrochage
scolaire ou en décrochage au niveau de leur boulot, bon…  »
(Abigail, 132). Décrochage et jeunesse sont associés. «  Sans
vouloir caricaturer, oui, je pense que ce sont souvent des
personnes qui sont dans des situations plus précaires, avec
parfois des parents qui eux-mêmes n’ont pas de travail, qui
n’ont pas non plus cette notion d’être dans une société, de faire
partie intégrante d’une société qui avance, et j’ai l’impression
que ce sont des gens qui se sentent eux-mêmes en marge ou qui
se mettent eux-mêmes en marge. Et dans la problématique liée
aux stupéfiants également, j’ai toujours eu l’impression que les
personnes qui comparaissaient devant moi étaient des
personnes en fort décrochage social et à la recherche de
rémunération “vite fait” » (Abigail, 132).

Ce sont ces mêmes délinquants qu’évoquent les magistrats de


Lincel, lorsqu’ils parlent de notre monde (commun au
chercheur et à eux-mêmes) et de l’autre monde qu’ils
rencontrent  : «  il faut essayer de se mettre dans ce contexte,
dans ce monde-là, qui clairement n’est pas le nôtre  » dit
Marjane (67) au moment d’expliciter les détails d’un dossier,
choisi à titre illustratif. « C’est vraiment une procédure sociale,
ce sont tous des gens, de nouveau, je ne sais pas moi, j’ai quinze
dossiers cet après-midi, et il y en aura dix ou douze dans
lesquels les faits se sont produits sous l’influence de l’alcool. On
essaie de travailler ça aussi, de voir où ils en sont, de voir s’il y a
des choses à mettre en place… C’est… c’est du social, quoi  »
(Marjane, 381). Parlant de la population convoquée devant la
chambre de procédure accélérée, «  c’est un peu la cour des
miracles. Il faut venir voir. Il y a beaucoup de gens qui viennent
sans avocat ; il y a malheureusement beaucoup de gens qui ne
viennent pas, de plus en plus souvent et [on prend] des
jugements par défaut. Après il font opposition ou ils ne font
jamais opposition. À cette audience-là, on fait presque du social,
quoi » (Soda, 193).

On « fait du social » : cette expression pourrait faire croire que


les magistrats traitent les contextes sociaux ; en fait, le social est
plutôt présenté comme une impasse professionnelle. Le juge est
impuissant à combattre ou à traiter les inégalités sociales : « Le
gosse de riches qui a fait plein de bêtises, mais qui a papa et
maman derrière lui, on se dit que ça va, il est encadré, on va le
laisser sortir. Et puis il y a le gamin qui à 18 ans a été mis hors
de chez lui – il était sans doute insupportable – qui n’a personne
pour l’accompagner, qui sans doute va sortir, avoir de mauvais
copains, va sombrer dans la drogue et… Impuissance,
impuissance… » (Odessa, 351).

La comparaison des deux contentieux et de leurs auteurs


aboutit à révéler les vecteurs de «  l’impuissance  », ou de
l’impasse de leur traitement respectif. Le tableau suivant
synthétise l’analyse en typifiant les faits et leurs auteurs dans
les quatre premières lignes, réservant à la cinquième la
conséquence que tirent les magistrats de cette typification.
L’impasse régulièrement rencontrée dans les propos des juges
mais surmontée quotidiennement, présente cependant des
effets contraires  : l’impasse est sociale pour le droit pénal
commun (conduisant à des condamnations contraintes, parfois
regrettables) et procédurale pour le droit pénal financier
(conduisant à des acquittements techniques).

Quelle humanité ?

L’humanité est une catégorie souvent utilisée par les juges. Elle
est avant tout la limite que rencontre un idéal de justice. Si la
justice est humaine (respectueuse de l’humanité des gens), elle
l’est aussi au sens où elle est rendue par des humains, soit de
façon singulière et non mécanique, au risque de l’erreur, elle-
même humaine. Elle est ensuite une référence matérielle  : la
justice pénale est « humaine » pour les juges, car, au contraire
d’autres juridictions (civiles notamment), ils y rencontrent des
humains. La notion d’humanité renvoie, à cet égard, aux
sentiments vécus par les juges, à l’empathie ou à l’antipathie
ressenties devant des justiciables – auteurs et parties civiles ou
préjudiciées – physiquement présents à l’audience. L’humanité
est le signifiant désignant en quelque sorte la présence en chair
et en os d’autres personnes et «  l’impression [vécue par les
juges] d’être plus dans la société ».

« Au civil, c’est un métier très très solitaire : tu as tes dossiers, tu


fais des recherches, les avocats te remettent des arguments sur
papier… Tandis qu’au pénal, c’est beaucoup plus vivant, c’est
beaucoup plus vivant quand même. Tu rencontres les gens,
déjà. Tu vois, en général, les prévenus viennent. Ça, tu n’as pas
au civil. Tu as les faits, tu as une dimension d’humanité, tu as
un procureur du Roi. C’est beaucoup plus vivant, je trouve. Et
c’est ce qui me plaît. Il y a peut-être une facilité aussi, parce
qu’au civil, tu te retrouves avec des échanges de conclusions, tu
te retrouves en bibliothèque avec des arguments juridiques,
bof, quoi. [Au pénal] tu es plus dans la société, quoi, tu as
l’impression… » (Acadie, 432). Pourtant, cette représentation de
l’humanité –  une immersion dans la société des humains  – est
divisée. C’est bien une impression qui peut être contrebalancée
par au moins deux obstacles organisationnels du métier. Ainsi,
certaines conditions de travail du juge deviennent
« inhumaines » pour lui et pour les justiciables.
«  En fin d’année, on avait cinquante jugements à rendre, à la
pelle. Et ça, c’était très difficile, ce trop-plein. Tu prononces
toute une série de jugements avant les vacances judiciaires et
ça s’accumule. Tu sais que, sauf mandat d’arrêt, tu prononces à
deux, trois, quatre semaines, mais tu sais que le 30  juin, tu as
des vacations. Donc pendant ces périodes, tu prononces tout le
même jour. Moi, je me souviens avoir rendu cinquante
jugements sur une semaine. C’est énorme, c’est presque
inhumain, je trouve. Et tu vois ces gens qui viennent de la
prison et… tu les vois défiler comme ça… » (Acadie, 446).

Un second obstacle est souligné par la comparaison entre les


procès correctionnels et les procès d’assises. Si l’humanité, ou
«  l’illusion  » d’être dans la société (au procès) est commune à
ces deux procédures, le procès d’assises est cependant décrit
comme une fiction au regard des conditions jugées «  réelles  »
du procès correctionnel. « En cour d’assises, le fait de consacrer
énormément de temps à un seul dossier donne l’impression de
quitter la réalité. On siège très tôt le matin jusqu’à très tard le
soir, et je me dis que pour les jurés ce doit être terrible aussi.
Déjà pour les magistrats professionnels, ça l’est. Oui, on sort un
peu d’une certaine réalité. […] On entre dans quelque chose qui
est de l’ordre de la fiction. On vit une session d’assises – certains
collègues me l’ont déjà dit aussi  – comme on vit une véritable
histoire policière qu’on rencontrerait à travers un livre ou un
film. Et comme on est complètement déconnectés de notre vie
personnelle et de notre vie sociale pendant ces sessions
d’assises qui sont assez lourdes, ça biaise un peu le… On voit
beaucoup de témoins, on entend beaucoup la famille de la
victime, la famille de l’auteur. Et je trouve qu’il y a un certain
sens de la réalité qui nous quitte pendant les sessions d’assises »
(Sylvie,  637). Cette extraction de la réalité –  cette immersion
dans un artifice prolongé  – expliquerait le quantum très élevé
de certaines peines. Le bain d’humanité fictive du procès
devient en quelque sorte excessif en assises et produit des
décisions présentées comme excessives également.

À quelle figure humaine les juges s’attachent-ils ? Rencontrent-


ils des individus, des personnes ou des personnages  ? La
rationalité juridique impose le jugement des individus, ces
«  échantillons indivisibles de l’espèce humaine  » (Gruel, 1991,
p.  123), soit le jugement d’êtres fictivement considérés comme
égaux. L’individualisme pénal, selon la rationalité juridique, n’a
que faire des distinctions statutaires, sauf si le statut figure
dans les conditions légales de l’imputation (par exemple,
lorsqu’une circonstance aggravante affecte une infraction
commise par une personne disposant d’une autorité sur la
victime, ou lorsqu’un signe de vulnérabilité physiologique ou
psychologique affecte le prévenu). Les juges peuvent réfuter
toute production de catégories en mobilisant la vulgate
« clinique » de toute profession qui veut se défendre des habitus
qu’elle emporte  : «  tous les dossiers sont particuliers, ils sont
uniques ». La plupart des juges rencontrés procèdent cependant
à une division des contentieux, à laquelle se superpose une
division des auteurs, qui s’approche singulièrement du
jugement des « personnages » des sociétés primitives (imposant
des sanctions collectives pour la faute d’un membre du clan) et
des sociétés hiérarchiques (sanctionnant de façon variable les
personnes selon leur rang). Le rang et le clan n’ont plus cours
juridique, et les distinctions opérées par les magistrats sont
justifiées par d’autres registres qui occultent ou dénient leur
dimension sociale.

Gruel souligne que l’empreinte de l’indulgence ou de la sévérité


propre aux jurés d’assises tient à ceci que les jurés jugent des
«  personnes  », entendant par ce troisième registre de l’espèce
humaine la valorisation de distinctions centrées sur le statut,
« ou plus exactement sur le rapport des accusés et victimes aux
devoirs spécifiques de leur position sociale  » (ibid., p.  128). La
position sociale n’est pas celle du «  rang  » (des sociétés
hiérarchiques), mais celle plus labile des positions accessibles
comme celles de «  père  », «  travailleur  », «  chômeur  », «  sans-
domicile-fixe  ». Ces positions peuvent tout autant excuser ou
justifier que rendre monstrueux celui qui les occupe ; elles sont
opérantes en tant qu’elles organisent un croisement entre
l’individu et le personnage. La personne jugée, c’est celle qui
accomplit, ou non, les devoirs variables de son statut dans un
«  rapport “personnellement” entretenu avec les prescriptions
ordinaires de la vie collective  » (ibid., p.  131). La justice dite
«  populaire  » est souvent disqualifiée en «  “justice des
surrénales”, ces glandes qui sont à l’origine des manifestations
de l’émotivité humaine » (Panier, 2004, p. 49) ; si cette critique
est probablement fondée, il n’en reste pas moins que, en
reléguant le travail des jurés dans le débarras de l’émotivité,
elle rate la distinction entre deux rationalités. Les jurés
d’assises évaluent en quelque sorte non selon l’égalité formelle
des individus, ni selon le rang hiérarchisé qui les distingue,
mais selon l’ajustement du rôle effectivement joué dans le
comportement jugé avec les attentes qu’indique une position
sociale. Les positions sociales qui définissent une personne sont
en quelque sorte des statuts non hiérarchisés.

Les juges professionnels n’évoquent pas les déterminants de


leur jugement, mais s’appuient sur les catégories d’individus
qu’ils rencontrent. Ainsi, des degrés d’insertion sociale sont
incontestablement mobilisés pour décrire la clientèle pénale et
désigner deux types d’impuissance dans l’action. Les uns sont
« dans la normalité », les autres « hors de la société » et, comme
on le verra plus loin, la condamnation s’avère, pour des raisons
idéal-typiquement opposées, sans effectivité ou sans vertu. Les
auteurs de délits financiers sont considérés comme individus
(que l’on peut faire figurer idéalement dans la fiction libérale
de l’égalité et de l’autonomie morale, parce qu’ils ressemblent
socialement à leurs juges), mais les auteurs de délits communs
(parce qu’ils ne sont pas du même monde que leurs juges)
semblent traités à l’intersection grinçante entre individus et
personnes, entre la rationalité supposée et la dangerosité que
révèleraient leurs antécédents et l’anticipation de leur future
récidive. Le clivage n’est pas une distinction entre rangs, mais
une distinction entre mondes, qu’une magistrate traduit dans la
définition même des investissements différentiels du traitement
des dossiers, en discriminant les contentieux économiques et
financiers dans lesquels le travail est exigeant quant à
l’établissement de la matérialité des faits, le questionnement
sur l’intentionnalité s’y révélant secondaire (Marjane, 450). On
ne peut mieux signifier, en juriste, les effets professionnels – la
distinction entre le traitement technique des dossiers des uns
(individus) et le traitement moral des dossiers des autres
(personnes)  – issus d’une discrimination entre deux mondes
sociaux.

Que signifie alors le recours unanime à la notion de


«  personnalité  » dans la phase du jugement qui suit
l’imputation  ? Il correspond à la recherche, après
l’établissement de la culpabilité, de l’épaisseur de la personne à
laquelle il reste une peine à attribuer. Pour être imputable, il
suffit d’un individu défini a priori comme ontologiquement
autonome  ; «  l’individualisme pénal tolère la différence si elle
est justement individuelle et non pas statutaire, si l’indulgence
et la sévérité sont modulées non pas selon les rangs, les
positions occupées, mais selon le degré d’autonomie, de raison,
de liberté, ou encore selon l’indice propre de “dangerosité”  »
(Gruel, 1991, p. 124). « Pour condamner, le juge semble soudain
avoir besoin d’une personnalité, soit d’une épaisseur qui met en
scène une autre figuration humaine, irréductible tant à la
singularité biographique qu’à l’universalité du citoyen, mais
utile à une évaluation dans laquelle les faits disparaissent au
profit des statuts qui confèrent aux personnes des devoirs,
spécifiques, différenciés » (ibid., p. 128) : sont évalués le rapport
des coupables aux devoirs spécifiques de leur position sociale,
leur occupation respectable ou non des statuts sociaux (mari,
père, fils, employeur, employé, etc.) et leur bienséance à
l’audience. Là où le jugement partiellement profane des assises
mobilise une évaluation de la personne sur l’ensemble de la
procédure de condamnation (favorisant des acquittements
contre l’évidence, «  au bénéfice du doute  » ou des réductions
drastiques des peines requises, toutes décisions présentées
comme très improbables en correctionnelle), le jugement
professionnel «  sonde la personne  » dans un second temps
seulement. L’individu est déjà coupable, mais la question qui
persiste et qui détermine l’intérêt pour la «  personnalité  » est,
quelle qu’en soit la formulation –  insertion sociale, crédibilité,
sincérité  –, celle de sa dangerosité. Le choix de la peine en
dépend.

L’espace de représentation des


« sanctions »

Lorsque l’on écoute les juges sur le second versant de leur


pratique qui consiste à sélectionner une peine une fois la
culpabilité établie, on aborde un espace de représentations
massivement déterminé par une restriction de sens  : la
condamnation s’y réduit à la sélection d’une peine de prison
effective. Cette réduction se voit par ailleurs soutenue par des
«  agents adoucissants  » de la connotation négative que la
condamnation emporte en raison de cette restriction. On verra
ensuite comment l’espace de représentations des sanctions
s’accorde à celui des infractions, par deux constats paradoxaux
permettant aux juges de soutenir qu’ils ne condamnent jamais.
Les magistrats s’appuient encore sur une présentation des
fonctions de la condamnation pour en exclure certaines
dimensions problématiques, et intègrent leur lecture de la
profession dans une perspective systémique, pour élaborer leur
difficile position entre des agences qui, en amont comme en
aval, «  ne font pas ce qu’elles devraient faire  ». Les juges se
prononcent enfin sur l’enjeu de justesse sociale de la justice
pénale que représente le choix de la peine.

Une essentielle restriction de sens

Condamner est implicitement ou explicitement renvoyé à la


dimension extrême ou radicale de l’exclusion par
l’emprisonnement. « Pour moi, la condamnation, c’est quand je
prononce une peine d’emprisonnement ferme, susceptible
d’être exécutée. Lorsque je la prononce, c’est vrai, j’ai
l’impression de vraiment condamner  » (Ovide, 14). Même
lorsque les magistrats déroulent la liste d’options des peines ou
mesures qu’ils peuvent prendre, ils réservent implicitement la
charge du mot condamnation à la peine de référence que reste
l’emprisonnement. Il en va ainsi de la nécessité évoquée de
recourir à la prison dans des cas de harcèlement  : «  Je pense
aux procès pour harcèlement, dans lesquels les gens sont saisis
d’une pulsion incontrôlable et qui continuent à harceler, même
quand ils sont condamnés. C’est terriblement destructeur pour
la victime et il faut que ça s’arrête. Et ça ne s’arrête pas. Et le
seul discours qu’on peut leur tenir, c’est : “si ça ne s’arrête pas,
vous allez en prison”. Alors à ce moment-là, c’est la
condamnation  » (Odessa, 274). Le mot prend ici toute la force
neutralisante qu’il a conservée dans ses usages médicaux ou
architecturaux (la condamnation d’un malade ou d’une porte).
Le propos témoigne par ailleurs d’un nouvel indice de l’effort
soutenu par les magistrats dans leur construction d’un ethos de
la condamnation, ethos sur lequel on reviendra.

Cette représentation négative est d’ailleurs associée à la


dimension définitive qu’une magistrate attribue à la
condamnation à perpétuité. Seule cette peine (qu’elle a déjà
infligée en cour d’assises) lui paraît a posteriori vraiment
regrettable. Même si elle n’est pas effectivement définitive, elle
constitue une peine « terrible » : « En soi, je trouve que c’est une
peine qui est vide de tout espoir. Et les cas où je n’avais plus du
tout d’espoir par rapport à la personne qui était devant moi
étaient quand même plus restreints que les cas où on a
prononcé une perpétuité  » (Sylvie, 628). Pour une autre juge,
une longue peine de prison ferme présente le même trait de
radicalité. Dans un cas de viol déjà évoqué, commis par un
individu qu’elle juge « peut-être dangereux, mais surtout faible
d’esprit », elle précise : « On a quand même fixé la peine à sept
ans. Ce n’était pas une situation de récidive. Je siégeais avec une
collègue qui avait siégé pas mal en mœurs ; en tout cas, c’était
son domaine. Si j’avais été seule, je pense que j’aurais décidé
d’un sursis probatoire. Après les plaidoiries, j’aurais choisi la
peine maximale de cinq ans avec un sursis probatoire. Sept ans
sans sursis probatoire, c’était une porte fermée, une sanction
pure et dure. C’est quelque chose qui m’a… je ne suis pas
habituée à fixer des peines aussi lourdes. C’était dur à
prononcer, alors que c’était un jugement, je pense, tout à fait
fidèle à la jurisprudence » (Acadie, 60). La fidélité formelle à la
jurisprudence (c’est-à-dire à l’expérience et à la spécialisation
des autres magistrats) est invoquée comme garde-fou, justifiant
péniblement la représentation de la peine de prison ferme
comme condamnation (fermeture) d’une « porte ».

À ces dimensions radicale et définitive s’ajoute une dimension


d’arbitraire  : «  À partir du moment où on va vers une peine
d’emprisonnement, qui dit que trois ans valent mieux que
quatre ans ou deux ans ? Ce type de décision est déjà imparfait
en soi. Il y a du dosage et le dosage ne peut pas être juste.
Personne ne peut dire que c’est exactement cette peine-là qui
doit être appliquée. Un autre juge, un collègue, aurait donné un
peu moins ou un peu plus, ou aurait peut-être sanctionné d’une
autre façon, par une peine de travail » (Ovide, 113). L’arbitraire
ne relève pas de la condamnation en soi, mais du fait que l’on
«  condamne à  », conséquence grammaticale que ne comporte
pas l’acquittement. L’arbitraire ainsi reconnu est encapsulé soit
dans la sélection qualitative de la peine (l’extension de la
palette des peines accroît l’empire de la subjectivité du juge),
soit dans la sélection de son quantum (aucun dosage n’est
juste). L’arbitraire n’affecte donc pas la rationalité pénale, mais
seulement les choix sanctionnateurs opérés par les juges et
présentés comme moins contraignants que le travail préalable
de l’imputation.
Les agents adoucissants

Devant la conception négative, définitive et arbitraire de la


peine de prison (dès lors que l’on souscrit à la restriction de
sens qui préside à cette conception), les juges mobilisent des
arguments modérateurs qui s’appuient sur le spectre des autres
décisions non condamnatoires ou moins condamnatoires  : le
contexte procédural, l’utilité de la sanction, le poids du
précédent et de la collégialité, le consensualisme (a priori
inattendu) de la décision, la virtualité des peines de prison, la
contrainte subie par le juge, et enfin, la valeur positive que peut
manifester une détention (préventive) que le juge n’a pas lui-
même décidée. On illustrera ci-dessous ces différentes
manifestations d’un mouvement intellectuel significatif  : il
consiste à noircir, par la restriction de sens, la condamnation
(une décision radicale, définitive et arbitraire), pour développer
ensuite les modalités permettant aux juges de témoigner de
leur rétivité à prendre une telle décision. Ce mouvement
permet de présenter quantité de condamnations comme
échappant à leur définition empirique de la condamnation,
même si le droit pénal les inclut dans sa définition légale. Voilà
un indice, pour le moins original, de la proposition théorique
selon laquelle les juges n’appliquent pas la loi : ils la travaillent
plutôt (action with law), en affectant, au moins dans le discours,
une distance culturelle à l’intérieur de la rationalité juridique.
Cette distance culturelle apparaît comme significative d’un
ethos de la justification (sur lequel on reviendra) et elle est apte
à le protéger.

Le spectre des autres décisions

Les juges se défendent de condamner (une fois la restriction de


sens assurée), en évoquant les autres décisions (suspension du
prononcé, sursis, déclaration simple de culpabilité) qu’ils
prennent quotidiennement. À cet argument défensif s’associe le
«  plaisir  » particulier d’acquitter  : «  Les décisions qui me
plaisent le plus, ce sont les décisions d’acquittement. Ce sont les
décisions que je préfère prononcer, alors même que je peux
avoir un a priori de culpabilité  ; on entend la personne à
l’audience, on relit le dossier, on voit que ça ne tient pas, il y a
de sérieux doutes qui doivent lui profiter. Ça, c’est le genre de
décision qui me satisfait le plus. Par contre, quand je suis
amené à prononcer…  » (Ovide, 95). Si l’acquittement est
réparateur d’une injustice, il est sain ; s’il est d’ordre technique,
il est juste : « J’ai l’impression que ce sont les décisions les plus
justes, les plus saines qui soient. Si la personne n’a pas commis
les faits, on ne se trompe pas en l’acquittant. On a vu juste et
tout le monde est content. Ou alors, elle les a quand même
commis, mais le dossier ne tient pas ; il est mal ficelé, le parquet
n’a pas bien fait son travail, il y a un doute… Bien, on ne fait
qu’appliquer les principes. Ce sont des décisions qui sont
presque parfaites en soi  » (Ovide, 103). En plaçant ces propos
sous le signe du plaisir ou de la satisfaction, et même de la
perfection, le juge témoigne à nouveau ici d’un ethos
justificateur, soutenu cette fois par «  l’application des
principes  ». La condamnation est moins satisfaisante, parce
qu’elle éloigne le juge des contraintes juridiques et techniques.
La satisfaction de l’acquittement –  sa perfection  – tient à
l’alliance du respect des principes juridiques protecteurs de la
liberté, d’un sens substantiel de la justice, d’un sens technique
de la justice et d’un ethos professionnel servi par la restriction
dans laquelle elle prend place.

La peine de travail fait aussi l’objet d’une représentation à


laquelle un juge attribue explicitement utilité et bienfaits. Si
l’utilité de la peine peut être avancée, elle écarte alors toute la
charge négative ou hostile qui avait justifié la définition
restrictive de la condamnation. «  La peine de travail est une
condamnation, mais c’est une condamnation à effet utile  :
quand on la prononce, ce n’est pas pour faire mal, pour
condamner… c’est pour marquer une certaine réprobation,
mais en la prononçant on n’a pas l’impression de condamner,
surtout que c’est avec l’accord de la personne qui reçoit cette
sanction  » (Ovide, 10). «  La peine de travail par exemple perd
son côté punitif. On se sent comme des assistantes sociales. Si
on donne une peine de travail, c’est aussi pour élever la
personne, pour lui donner une chance ; ce n’est pas par plaisir
de la punir ou de lui faire mal, avec cette notion de peine. En
soi, c’est plus une contrainte qu’une réelle peine que l’on
inflige. À  la limite, c’est plus pour aider la personne, parce
qu’on estime qu’avec ça, elle va remettre le pied à l’étrier  ; ça
peut lui être utile, peut-être lui permettre d’avoir un travail.
Dans bien des cas, quand on va vers la peine de travail, ce n’est
pas vraiment avec l’idée de sanctionner, d’apporter une peine
qui fasse mal. Ce n’est absolument pas cela » (Ovide, 76).

Le contexte procédural

«  C’est vrai que je condamne, je condamne, mais quand on


condamne on fait plus que cela  ; il y a tout le processus en
amont qui est celui de comprendre, faire comprendre  ; une
décision, ce n’est jamais une condamnation pure » (Ovide, 20) ;
la condamnation «  n’apparaît qu’au terme de tout un
processus  » (Ovide, 35). Le processus évoqué est interne à
l’activité du tribunal lui-même et «  l’amont évoqué  » relève
encore de la saisine du juge. L’association entre comprendre et
faire comprendre est ici emblématique  : si le juge doit
comprendre, c’est pour prendre une décision qui puisse être
comprise, qui soit affectée d’une signification consensuelle,
commune aux parties du procès pénal.

L’invocation «  défensive  » du contexte procédural fait aussi


écho à la posture du ministère public, présentée comme
stéréotypée, procédant par adaptation inflationniste à
l’anticipation d’une décision trop légère du tribunal. Le
parquet, dès lors, qualifie les faits à la hausse  : un car-jacking
dans lequel aucun coup n’a été porté sera qualifié de vol avec
violence. «  Le parquet a tendance à viser le plus pour avoir le
moins  » (Ovide, 466), ce qui permet au juge d’être magnanime
ou apparemment généreux (à l’audience, il abandonnera
éventuellement les violences qui aggravaient le vol) en
toilettant les préventions, en les requalifiant « à la baisse ». Le
processus décrit par le magistrat est circulaire. Autrement dit,
le juge ne s’adapte pas linéairement à l’excès du parquet  : il
entre dans un dispositif producteur de satisfactions mutuelles,
favorables à l’équilibre des enjeux professionnels de toutes les
parties. En effet, à l’audience, les magistrats debout et assis
partagent «  un réseau d’attentes mutuelles  », une
«  préoccupation commune de déroulement convenable du
procès, d’articulation ajustée des rôles de chacun, d’évitement
d’une décision finale susceptible d’apparaître comme un
désaveu ou un camouflet » (Gruel, 1991, p. 79). Il y a donc peu
de chances de produire un cross-over (une sentence plus lourde
que celle requise par le parquet) ou une réduction majeure de
la peine demandée. Une légère réduction de la peine requise est
d’ailleurs un principe satisfaisant pour toutes les parties,
prouvant que chacun a bien tenu son rôle  : «  le ministère
public, puisque la peine requise semble prise en compte comme
référence, l’avocat puisque la sévérité de cette peine a été
réduite, les juges puisqu’ils ont manifesté une fermeté nuancée
par la prise en compte d’éléments favorables à l’accusé » (ibid.,
p. 80). Le « réseau d’attentes mutuelles » emprunte parfois des
circonvolutions inattendues  : «  Ce qui est amusant parfois, j’ai
déjà eu des avocats qui me demandaient une peine clémente,
mais pas trop, parce qu’il ne faudrait pas qu’une peine
clémente entraîne un appel de la part du parquet  » (Ovide,
498) ; en effet, « si vous allez vers une sanction particulièrement
clémente, on n’a pas envie non plus que le parquet fasse
d’office appel, et que cela se retourne finalement contre la
personne qu’on a à juger » (Ovide, 488).

Le précédent et la collégialité

«  C’était un jugement, je pense, tout à fait fidèle à la


jurisprudence. On a discuté, on a discuté, de tout, des faits […].
C’était embarrassant, mais c’était le résultat d’une discussion,
d’un véritable délibéré. J’ai écouté mes collègues qui avaient
une expérience dans le domaine  » (Acadie, 64 et 70). Si les
magistrats n’accordent pas nécessairement une plus-value à
leur environnement professionnel pour décrire leur travail,
lorsqu’ils évoquent une décision lourde (incluse dans leur
définition restrictive de la condamnation), la jurisprudence
(l’environnement des décisions équivalentes déjà prises par
d’autres magistrats), l’expérience des collègues et la collégialité
(lorsque la décision est prise dans une chambre à trois juges ou
en cour d’assises) constituent alors des appuis pour la
justification du poids de cette décision.

Le consensus
On trouvera ici la déclinaison complète de ce que veut dire
« comprendre ». Il s’agit, dans la sphère judiciaire, de la forme
que prend l’impératif aujourd’hui généralisé de vouloir
(d’accepter) ce qui s’impose à nous, adoucissant la brutalité
possible de la décision. « Je crois que le gars qui apprend qu’il
est condamné, il apprend aussi pourquoi, il ne retient pas que
la condamnation comme telle ; on a rétabli une certaine vérité,
qui dans bien des cas l’agrée même. Il  n’est pas rare qu’on ait
en face de soi quelqu’un qui conteste les faits, avec assez de
véhémence, et puis, le jour du jugement où on prononce la
peine, souvent il l’accepte  ; il sent finalement qu’on a compris
les choses et qu’une bonne décision a été prise plutôt qu’une
condamnation qui serait pure, brutale » (Ovide, 22). À propos de
peines d’emprisonnement ferme, « il n’est pas rare que, malgré
tout, la personne, après, vous dise merci, ait l’air contente de la
sanction ; évidemment elle craignait sans doute le pire, mais je
sens que ce n’est pas toujours un merci parce qu’on pensait être
condamné deux fois plus sévèrement, mais merci parce que la
personne sent qu’on a vu juste, qu’on a vu clair, qu’on n’a pas
été revanchard ; elle estime qu’on a été juste » (Ovide, 128).

Thomas Mann, dans Le docteur Faustus (1950), évoque


l’extrémité de la position tenue ici, à propos d’une femme qui,
« pendant six ans, avait entretenu un commerce avec un incube
jusqu’aux côtés de son époux endormi, trois fois par semaine, et
singulièrement aux dates sacrées. […] Dieu, dans son amour, lui
avait accordé la grâce de tomber dans les mains de l’Inquisition.
[…] Elle marcha allègrement au bûcher et déclara que, même si
elle avait pu échapper aux flammes, elle n’aurait pas voulu s’y
soustraire, les préférant à la domination du démon  ». Le
narrateur continue : «  Quelle perfection de culture s’exprimait
dans cet accord harmonieux entre le juge et le délinquant et
quelle chaude humanité dans la satisfaction d’arracher, au
dernier moment, par le feu, cette âme au diable et de lui
assurer le pardon divin. » Sous l’ironie qui porte la critique du
consentement sous contrainte, l’analyse que l’on peut faire des
propos du magistrat ne réduit pas leur possible validité
empirique. On perçoit dans l’évitement de la brutalité, dans
l’acceptation, voire dans le remerciement, un appui de la
justification d’une décision qui pourrait n’être, sans cela, que
négative, violente et arbitraire. Ce qui pourrait apparaître
comme épreuve de force pour le condamné (et cela poserait
problème en tant que la force serait l’indice de la pureté
définitionnelle de l’acte de condamner) est bien une épreuve de
justice. «  Une épreuve de force est celle dans laquelle les
partenaires peuvent engager n’importe quelle force afin de
chercher par tous les moyens à l’emporter sur les autres  »
(Boltanski, 2009, p. 55). La condamnation apparaît ainsi comme
une épreuve dans laquelle le juge, chargé comme quiconque
d’atténuer la tension entre la contrainte d’égalité et la
contrainte d’ordre (le positionnement, par un travail de
qualification juridique, d’individus dans une position
asymétrique ou hiérarchisée), prétend obtenir, au terme de
l’épreuve de réalité que constitue le procès, un accord,
autrement dit la confirmation par l’inculpé et le condamné de
leur rattachement commun à la même cité. La condamnation
ne serait définissable (et en quelque sorte, difficilement
justifiable) que par l’échec de ce processus de formation d’un
accord entre celui qui qualifie la situation et celui qui est
qualifié par le premier.

La virtualité des peines

La vulgate de la non-exécution des « courtes » peines de prison


domine la représentation des juges et leur permet de
condamner « sans états d’âme » excessifs. « Dans bien des cas,
on a l’impression de prononcer des peines qui ne sont que
virtuelles  » (Ovide, 42). Cette virtualité (en fait incertaine et, à
tout le moins, partielle) s’accompagne d’une réassurance
consensuelle  : «  Il m’arrive de rassurer la personne on lui
disant que, de toute façon, vu l’exécution réelle des peines, elle
sera très vite dehors  » (Ovide, 279). La virtualité des effets de
décisions apparaît comme un argument ambigu  : elle est à la
fois objet de plainte et opérateur de l’ethos professionnel,
procédant par réduction d’un malaise.

Le sujet est pourtant brûlant en haut lieu et fait l’objet de


discours univoques. Patrick Mandoux, ancien conseiller à la
cour d’appel de Bruxelles, déclare en interview à La Libre
Belgique (12 décembre 2013)  : «  Pour le moment, la non-
exécution de certaines peines a pour effet de ridiculiser le juge,
de discréditer la police, de mettre en doute l’efficacité des
institutions. C’est la démocratie qui est ébranlée simplement
parce que les politiques n’osent pas prendre de risques
électoraux. » Seule une magistrate de Reillanne et les magistrats
de Lincel témoignent explicitement d’une connaissance plus
fine de la réalité de l’exécution des peines et d’échanges
d’informations avec des acteurs de l’exécution (qui par exemple
lui ont expliqué que des peines de moins de trois ans étaient
exécutées ou que la surveillance électronique était une réelle
forme d’exécution «  douloureuse  » de la peine de prison). La
magistrate de Reillanne ne mobilise aucunement la vulgate de
la non-exécution pour se plaindre de ses effets sur ses décisions
ou pour légitimer ces dernières. Ainsi, elle se représente
systémiquement l’effet de l’alourdissement des peines que
produit chez ses collègues leur éventuelle non-exécution. «  Je
pense qu’on ne peut pas du tout tenir compte de cela, outre le
fait que la situation peut changer. J’ai certains collègues qui
tiennent compte de cela et je me dis que c’est une escalade dans
la sanction ; on va arriver à prononcer des sanctions de plus en
plus élevées et, pour finir, ce seront les peines de moins de
quatre ans, de moins de cinq ans qu’on n’exécutera plus, et
alors je trouve que ça n’a pas beaucoup de sens. Donc, il
m’arrive de prononcer, même dans des affaires de droit pénal
social, de petites peines d’un mois ou deux. Même si je sais
qu’elles ne seront pas exécutées, je me dis dans ma tête… je fais
comme si elles l’étaient  » (Sylvie, 282). Cette posture est assez
généralisée dans les propos des magistrats rencontrés : la non-
exécution est un dysfonctionnement, mais on préfère ne rien en
savoir au moment de choisir la peine. L’effet singulier de cette
posture est de renvoyer sur d’autres juges l’attitude inverse –
  documentée par la littérature (Beyens et coll., 2010)  – qui
consiste à choisir une peine en fonction des effets supposés de
la non-exécution.

La contrainte légale

«  Ça m’arrive de prononcer des peines fermes


d’emprisonnement, parce que la personne n’a plus droit au
sursis, parce que la peine de travail ne trouvait pas vraiment à
s’appliquer  » (Ovide, 125). La contrainte peut aller jusqu’au
regret  : «  Il s’agit de dossiers pour lesquels la peine de travail
est non envisageable parce que la personne est handicapée ou
en séjour irrégulier en Belgique, parce que le bénéfice du sursis
n’est pas possible en raison d’une condamnation antérieure. On
est obligé de prononcer une peine parce que les faits sont
établis et même reconnus ; la loi nous impose dans certains cas
une peine minimale d’un an et on ne peut pas faire autrement,
alors que la personne a pu évoluer tout à fait positivement et
qu’on peut considérer que c’est un nouvel accident de parcours
seulement… On peut vraiment dans ces cas-là condamner à
regret » (Ovide, 273). L’association de la contrainte et du regret
n’est pas indifférente, au regard des propos théoriques des
chapitres précédents : lorsqu’« il arrive » que la loi agisse (law
in action), contraignant le décideur, apparaît le regret, ancré
dans la normativité professionnelle du magistrat, que s’y perde
sa capacité habituelle de mobiliser les ressources légales (action
with law).
Les « bienfaits » de la détention préventive

« Alors, pour les peines de prison, c’est un peu particulier, tu es


devant des gens qui sont déjà sous mandat d’arrêt  » (Acadie,
195). Une détention dont le juge n’a pas été le décideur fait
l’objet d’une représentation moins problématique que celle qui
relève de la condamnation. Elle sert en effet soit à prendre une
décision « favorable » sans céder à l’impression de contribuer à
l’impunité, soit à juger plus positivement le passage par la
prison dont on n’a pas été le décideur, soit encore à libérer,
paradoxalement, celui que l’on condamne à une peine de
prison ferme. Elle constitue encore une contrainte implicite,
comme si le juge était tenu de couvrir au moins la détention
préventive par la condamnation.

Un juge, condamnant à une peine de travail un justiciable qui a


fait de la détention préventive, indique  : «  Je signale dans ma
décision que la détention préventive a déjà été ressentie comme
une peine et que la décision clémente que je prends ne sera pas
considérée comme une marque d’impunité, compte tenu de la
détention préventive » (Ovide, 563).

La détention préventive est, moyennant le respect des


conditions légales de son application, perçue avec moins d’états
d’âme que la peine d’emprisonnement que les juges
infligeraient eux-mêmes. Ils peuvent lui donner une fonction
positive : « La prison […] forcément, fait mal, hein. On en a bien
conscience, encore que, dans bien des cas, on se rend compte, à
l’audience, que la détention préventive déjà subie a bien servi,
a été utile, a fait réfléchir  » (Ovide, 84). À cette représentation
correspond la pratique, ici non contestée, de certaines juges
d’instruction délivrant des mandats d’arrêt qualifiés de
rétributifs (l’effet de tels mandats consiste à délivrer une
avance sur la peine « qui ne sera de toute façon pas exécutée »)
ou de pédagogiques (un électrochoc considéré comme utile ou
dissuasif, favorisant la désistance, et surtout propre à
compenser anticipativement la virtualité de la peine de prison
évoquée ci-dessus). «  Nous avons des juges d’instruction à
Reillanne qui estiment et à juste titre que c’est la seule période
de détention qu’ils feront. Il y en a qui arrêtent plus facilement
que d’autres  » (Abigail, 599). Dans l’extrait suivant, la même
juge décrit la pratique qu’elle vient d’évoquer  : «  Il y a des
collègues juges d’instruction qui se disent que la détention
préventive, c’est au moins toujours ça de pris. Mais il ne faut
pas oublier non plus que beaucoup de personnes qui se
trouvent liées à la délinquance acquisitive ou à certaines
formes de violence sont ici en situation totalement illégale, sans
adresse, et donc, il y a risque de fuite. On risque de ne plus les
retrouver. Et là, la détention préventive se justifie peut-être de
façon plus prolongée, et jusqu’au jugement  » (Abigail, 621). La
conjonction du mandat d’arrêt rétributif et de la situation
spécifique de «  beaucoup de personnes  » fait place à une des
figures de la justification sur laquelle nous reviendrons,
consistant à «  ajuster  » des décisions à la loi, ces dernières
n’étant pas « justifiées » par la contrainte légale.
La détention préventive permet enfin paradoxalement de
libérer tout en condamnant, même dans la définition limitative
que les magistrats ont donnée de la condamnation. «  Pour les
faits les plus graves, les personnes ont été mises en détention
préventive et, dans les trois quarts des cas, quand on rend une
décision, on ouvre la porte de la prison. Je libère plus que je
n’enferme. Je ne fais que ça, en fait. Et même quand ils n’ont
plus droit au sursis, avec le tiers qu’ils ont déjà exécuté [dans le
cadre de la libération provisoire], cela leur ouvre les portes de
la prison. Ils attendent souvent le jugement avec impatience. Ils
ne demandent pas mieux que d’être jugés le plus vite possible,
parce qu’ils savent que la sortie approche à grands pas » (Ovide,
592). «  Je crois que ça doit être plus difficile pour un juge
d’instruction de placer sous mandat d’arrêt, parce que vous
avez le pouvoir de priver quelqu’un de sa liberté, mais nous
nous ouvrons souvent les portes » (Ovide, 608).

La puissance de ce dernier agent adoucissant peut être associée


explicitement, on l’a vu, à celle de la virtualité de l’exécution
des peines. Ensemble, ils s’appuient sur des décisions prises en
amont et en aval de la pratique du juge  : on prend acte des
décisions du juge d’instruction et on anticipe (sans la moindre
certitude) sur la décision de l’administration pénitentiaire, pour
se montrer, d’un seul geste, « condamnateur » et « clément ». La
condamnation est scellée par la détention préventive et la
clémence s’indexe à une politique d’exécution des peines que
l’on postule systématique.
Des juges spécialisés en droit pénal
financier qui ne condamnent jamais

Nicolas Herpin soulignait, il y a près de quarante ans, que les


affaires de flagrant délit et par citation directe font l’objet de
maigres dossiers. «  À l’inverse, les affaires financières, dont
l’instruction a duré parfois plusieurs années, font l’objet de
nombreuses liasses. On navigue entre des “dossiers
inconsistants” et “ceux dont la complexité technique prive les
juges de toute initiative, les obligeant à s’en remettre à la
compétence des experts” » (Herpin, 1977, p. 57). Si, aujourd’hui,
une expertise s’est développée par le biais de la spécialisation
de certaines chambres du tribunal correctionnel, la dualisation
des types d’affaires continue néanmoins de produire des effets
sur le travail.

La posture euphémisante –  contrecoup de la définition


restrictive  – des juges spécialisés en droit pénal financier est
rendue plus aisée par leur spécialité. En effet, la peine de prison
est très rarement utilisée dans ce type de contentieux. «  Je ne
condamne pas, je sanctionne  » signifie ainsi «  je ne condamne
pas à la prison, j’utilise d’autres ressources pénales  ». «  En
financier, on assortit souvent du sursis… Je n’envoie pas les
gens en prison ; le nerf de la guerre, c’est clairement l’argent et,
si les préventions sont établies, les sanctions financières sont
adéquates également  » (Abigail, 369). Les motifs arguant de la
minimisation de la charge violente du verbe condamner sont
multiples. À cet égard, les juges donnent en quelque sorte
raison aux justiciables qui s’offusquent «  d’être traités comme
des délinquants » en ne leur réservant pas la sanction carcérale,
implicitement mieux adressée à ceux pour qui cette
qualification serait performante et performative.

Une juge évoque le fait que le faux en écriture est un crime. Elle
est tenue légalement devant ce type d’infraction, même
correctionnalisé, de prononcer une peine de prison et une
peine d’amende. Au moment même où elle insiste sur la gravité
d’un crime légalement passible de la cour d’assises (la
correctionnalisation servant d’outil d’optimalisation des
moyens dans la régulation des inputs pénaux), elle témoigne du
fait que, malgré cette gravité, signalée par ailleurs par
l’obligation de prononcer deux peines, la condamnation à la
prison (obligatoire) sera systématiquement assortie d’un sursis.
«  Très généralement, la peine d’emprisonnement est assortie
d’un sursis : je ne pense pas que ce soit nécessairement la place
d’un homme d’affaires d’être en prison pour une première
infraction… Je donne des peines d’amende effectives, en
général, et là, assez conséquentes. Mais, en matière fiscale, vous
ne pouvez pas dépasser 12 500 euros pour des faits antérieurs à
2007, sans additionnels, donc c’est vraiment très très peu par
rapport à ce qu’on peut donner en pénal ordinaire. Et alors, on
peut donner également –  et j’y recours assez souvent  – des
interdictions de gérer des sociétés commerciales, d’avoir des
activités commerciales en nom propre ; ou s’il s’agit de notaires
ou de dépositaires de charges publiques comme cela, vous
pouvez les interdire de profession » (Abigail, 189).
Il faut encore ajouter la confiscation à cette palette de sanctions
« professionnelles ». Outre l’éventail des options pénales décrit
dans cet extrait, on constate que statut économique élevé et
emprisonnement semblent incompatibles, alors même que,
quelques instants plus tôt, la même magistrate évoquait, de
façon générale, l’inefficacité de la prison (pour des motifs sur
lesquels il faudra revenir).

Une autre magistrate fait valoir les possibilités réparatrices


qu’offre la délinquance financière. Ainsi, la confiscation a sa
préférence, dans la mesure où elle atteint le patrimoine et
conjugue sanction et réparation. Ceci dit, il faut noter qu’elle
fonctionne sous les mêmes contraintes que la prison avec la
détention préventive, et qu’elle offre plus de garanties
d’exécution (pour la même raison) : « Pour les confiscations, on
est plus sûr [de l’exécution], parce qu’il y a déjà une saisie au
départ, en général » (Acadie, 344).

On retiendra aussi que la différence entre la sanction et la


condamnation, référée ici à la différence substantielle entre
deux sphères de délinquance socialement distinctes, est aussi
assurée par une différence d’ordre procédural (déjà évoquée) :
les infractions de droit financier, complexes, « méritent » moins
la prison, non seulement pour les raisons déjà évoquées mais
aussi parce que le délai entre l’infraction et la condamnation est
d’autant plus long, délai pendant lequel, en l’absence de
récidive, la prison perd tout son sens (Acadie, 323). La longueur
de la procédure favorise en quelque sorte la mise en œuvre du
droit pénal de discipline, que Pierre Lascoumes (1986) a
diagnostiqué dans la construction judiciaire de la délinquance
en col blanc.

L’espace de représentation des sanctions développe donc une


ligne de clivage partageant de la même façon (avec des
justifications différentes mais convergentes) les deux espaces
de représentation étudiés. Le schéma présenté plus haut peut
donc être enrichi par une ligne séparant symétriquement les
deux espaces de représentations, et donnant consistance à la
passerelle entre ces deux espaces que constitue la
condamnation. Le schéma typifie les oppositions structurales
révélées par les entretiens et ne peut être lu comme l’analyse
des pratiques réelles, qui, bien évidemment, peuvent conduire
à des «  condamnations  » pour des contentieux financiers, et à
des « sanctions » pour des contentieux communs.
La procédure accélérée et la suspension
du prononcé

La construction du discours des juges ne s’arrête pas là. En


effet, des procédures spéciales de traitement du droit pénal
« commun » viennent encore creuser, du point de vue de l’ethos
des magistrats, des espaces de réduction de l’empire, inquiétant
pour eux-mêmes, de la condamnation.

Dans l’arrondissement judiciaire de Lincel, la procédure


accélérée est valorisée par les magistrats, qui y président
comme « une procédure sociale » procurant des avantages dans
le traitement de certains contentieux, tel celui des violences
conjugales : « Le dossier est vite clôturé et […] ne demande pas
beaucoup de devoirs  : audition de madame, audition de
monsieur, éventuellement certificat médical de madame, des
photos prises par le verbalisant, et, au fond, s’il n’y a pas eu de
témoin de la scène, il n’y a rien d’autre à faire et c’est plié.
L’avantage de cette procédure, c’est qu’elle est extrêmement
rapide, donc, si on est en mai, ce sont des dossiers qui datent du
mois de mars. C’est une réponse très rapide de la justice, ce qui
présente un énorme avantage, notamment en matière de
violences conjugales, parce que dans 80 % des cas, monsieur et
madame sont toujours ensemble quand ils comparaissent, la
violence n’ayant pas entraîné la séparation des parties  »
(Marjane, 332).
Mais la procédure accélérée est aussi exploitée par le ministère
public à qui elle permet de poursuivre des faits qui scandalisent
certains juges en raison de leur caractère bénin ou
opportuniste. Outre la disqualification (habituelle) de leur
fournisseur sur lequel les juges n’ont pas prise et qui alimente
leur travail, la managérialisation des activités du ministère
public fait sentir des effets nouveaux sur la qualité de
l’alimentation des audiences. «  Le parquet [de Lincel] cite très
rapidement, donc on a énormément de dossiers de gens qui ont
commis un premier fait. Alors là, ce sont des suspensions du
prononcé à la pelle. Je siège dans la chambre de procédure
accélérée où on reçoit énormément de très petits dossiers,
d’outrage par exemple, pour un “flics de merde” qui a été
prononcé trois ans auparavant par quelqu’un qui a 60 ans et
pas d’antécédents. On a ce genre de dossiers à l’audience, alors
évidemment… Ça conduit à une suspension simple d’un an au
minimum » (Soda, 118).

Le problème du recours à la citation directe dans ces affaires


« bénignes » est évalué de la façon suivante, à la fois sociale et
administrative  : «  Je pense malheureusement qu’il y a des
[substituts] qui ne voient pas beaucoup plus loin que le bout de
leur nez, qui ne sortent pas de leur bureau, qui ne se rendent
pas compte  ; ils devraient venir à l’audience. D’ailleurs, les
substituts qui viennent à l’audience ne sont pas les substituts
qui ont lancé la citation. Si ceux-ci voyaient ça à l’audience, ils
comprendraient peut-être, mais… Vous savez, il y a des
substituts qui ne pensent qu’à faire du chiffre, parce que c’est
de plus en plus important. Et c’est une citation en plus : dans le
cabinet du substitut Machin, il y a cinq citations en plus qui ont
pris en tout et pour tout une minute par citation. À côté de ça, il
y a un dossier qui traîne, et qui devrait faire l’objet d’une
citation, mais il comporte cinq cartons et c’est compliqué  »
(Soda, 150).

On rencontre ici un cas flagrant de tension entre les normes


organisationnelles (au service de la régulation) du ministère
public et les normes professionnelles de magistrats du siège (au
service de la domination). Mais une autre explication est
avancée par un magistrat qui met l’accent sur les affinités
professionnelles du parquet. « Un type interpellé dit “oh, j’en ai
rien à foutre des poulets” devant un policier de mauvaise
humeur qui dresse procès-verbal pour outrage  ; si on a un
substitut qui veut faire plaisir à la police de sa zone, il
renvoie…, et je n’exagère pas. Et puis, le type vient m’expliquer
à l’audience, pour moi “poulet” c’est comme je dirais “flic” ou
n’importe quoi. Or pour l’outrage, il faut vraiment l’intention
d’injurier. Dans ce cas, je peux acquitter pour défaut d’intention
injurieuse dans le chef du prévenu » (Marjane, 252).

On comprend, avec les deux extraits précédents, que la


politique des poursuites est stigmatisée et qu’elle explique
partiellement le choix d’une décision prioritaire, la suspension
du prononcé, ou, plus rarement, l’acquittement. Il n’en reste pas
moins que la suspension du prononcé, simple ou probatoire, ne
représente, à l’échelle nationale, qu’une fraction limitée des
décisions. Si l’on s’appuie sur les statistiques produites par le
Service de la politique criminelle pour l’année 2005, soit la
dernière année pour laquelle la base des données du casier
judiciaire est complète, nous avons à l’échelle nationale
9  826  individus ayant bénéficié de suspensions, dont
8  307  simples et 1  519  probatoires. Pour la même année,
l’ensemble des condamnations proprement dites se monte à
170  611. Soit une suspension pour dix-sept condamnations. Si
l’on restreint la comparaison à l’activité des tribunaux
correctionnels, 35  449  bulletins de condamnation ont été
relevés, contre 5  902  bulletins de suspension (presque tous les
autres relèvent du tribunal de police). On compte dès lors une
suspension pour six condamnations. Les coups et blessures
volontaires, les vols simples, les rébellions et outrages ainsi que
diverses fraudes, faux en écriture et escroqueries, forment
l’essentiel du contingent des suspensions.

On a le sentiment très net, devant les explications avancées par


les magistrats, que la comparution par voie de procès-verbal
(citation directe en procédure accélérée) se substitue à d’autres
voies que le ministère public d’autres arrondissements pourrait
privilégier. On pense ici au classement sans suite ou à la
médiation pénale, respectivement voie canonique de délestage
à l’entrée du système pénal et modalité plus récente dite « de la
troisième voie  ». Or il semble bien que cette dernière soit
négligée. «  Quand un dossier arrive à l’audience et qu’il est
passé par la médiation, en principe on le sait. Or depuis que je
suis à Lincel, si j’ai vu deux dossiers qui sont passés par la
médiation, c’est beaucoup. Depuis quatre ans, j’ai vu des
choses… Je deviens, je ne vais dire pas blasée, mais… je suis plus
habituée. Mais j’ai vu des choses que je trouve scandaleuses à
l’audience, quoi, scandaleuses… De vieux messieurs qui
peuvent difficilement se déplacer qu’on amène à l’audience
pour des bêtises. Derrière ces dossiers, ces gens sont stressés, ça
leur provoque des tracasseries, que je ne trouve pas justifiables
ni justifiées, alors que la médiation pénale, un classement sans
suite ou une transaction, n’importe quoi, il y a tellement
d’autres [moyens] » (Soda, 138).

Les contentieux de l’outrage et de la rébellion ne sont pas les


seuls à emprunter le chemin de la procédure accélérée. Celle-ci
conduit souvent à la suspension du prononcé quand il s’agit de
faits dont la gravité est faible, ou enregistrés pour la première
fois à charge des prévenus. « [Nous avons recours] énormément
à la suspension du prononcé (même en cas de violences
conjugales, quand c’est la première fois). […] C’est vraiment une
procédure dans le social. On fait du social. On prend le temps
[…] d’entendre les gens, ce qu’ils ont à dire, les parties
préjudiciées (parce que souvent elles ne sont pas constituées
parties civiles), les prévenus qu’on essaie de raisonner. Et à ce
moment-là, je n’hésite pas, même si cela peut paraître relever
des remontrances ou de tentatives de faire comprendre. Et c’est
vrai : une fois ça passe, mais la prochaine fois, il risque d’avoir
un mandat d’arrêt délivré contre lui. J’essaie de bien recadrer le
truc, parce que, s’il a eu une suspension la première fois, la
deuxième fois cela prouve qu’il n’a rien compris  » (Marjane,
357).
Une promotion fonctionnelle de l’acte
sanctionnateur

Lorsque les juges interrogés se prononcent sur la fonction de


l’acte sanctionnateur, il est étonnant de les voir utiliser des
expressions imagées ou floues. Trois expressions ont la cote,
pour le moins éloignées des fonctions classiques de la peine  :
« envoyer un signal », « marquer un coup d’arrêt », « mettre fin
à une attente ». Elles témoignent, malgré leurs spécificités, d’un
triple souci  : exclure la «  violence » de l’acte au profit de mots
qui font peu référence à la dimension spécifiquement pénale de
la condamnation (euphémisation)  ; exclure la justification
rétributiviste que la recherche en sentencing met pourtant en
lumière au stade judiciaire du prononcé des peines (Beyens,
2000)  ; favoriser une représentation confiante dans l’efficacité
attendue de la condamnation. Les trois formules renvoient à un
acte de communication ou de clôture susceptible de produire,
par surcroît, un effet éventuel. Elles expriment une sorte de
réalisme libéral excluant apparemment toute religion pénale.

Envoyer un signal

L’idéal de la fonctionnalité des peines est présenté par Abigail


en quatre propositions emboîtées. La sanction est un signal à
fonction pédagogique (filant la métaphore de la punition des
enfants), exigeant l’exécution rapide en vue d’un retour dans la
société. Un « Signal » a une signification ambiguë. C’est un mot
neutre, qui semble avoir une dimension expressive (celle du
signal routier) et préventive (il met en garde). Mais l’expression
n’en est pas moins sanctionnatrice  : c’est en raison de
l’inefficacité de signaux préventifs que la sanction-signal prend
son sens. Le mot signal renvoie en fait à la fonction de
dissuasion individuelle de la sanction, fortement soutenue dans
un passage de l’entretien consacré au credo de la responsabilité
individuelle. «  Je suis très attachée au principe de
responsabilité de la personne humaine, donc, pour moi, chaque
personne est responsable d’elle-même. Donc, de dire qu’il faut
que la société prenne tout en charge, que ce soit par le biais
d’allocations, etc., je ne suis pas du tout dans cette optique-là. Je
pense que toute personne, quel que soit son niveau d’éducation,
quel que soit son niveau d’études, a quand même la possibilité
un jour de se dire : “stop, là j’arrête et je me prends en mains”.
Ça c’est basique, et pour moi, c’est très important, quand je dis
“signal”, c’est ça : j’aimerais bien réveiller cette flamme-là, si je
sens qu’elle a disparu, ou rallumer un peu la veilleuse. Quelle
que soit l’histoire de la personne, au moment où je dois
sanctionner, je me dis  : “Mais qu’est-ce qui va faire que cette
veilleuse va s’allumer, nom d’une pipe ?” Il ne va quand même
pas continuer comme ça le restant de ses jours. Enfin, j’espère
que non » (Abigail, 280).

Un autre juge récuse toute dimension rétributive à la peine de


prison ferme (à l’exception du quantum de la peine qui est
choisi en «  fonction des faits  »). Évoquant subtilement la
fameuse non-exécution des peines, il indique la synonymie déjà
traitée entre la fonction expressive de la décision et son
caractère symbolique. «  Quand je prononce un jugement, j’ai
l’impression que je tourne une page et que je donne à la
personne la possibilité de se reconstruire, de ne plus rien
commettre de répréhensible. Pour moi, c’est presque plus une
mise à plat. J’ai plus l’impression que les choses se sont passées
avant qu’après. Dans bien des cas, avec ce qu’on fait de nos
peines, tout s’est passé en amont… Pour moi, le jugement c’est
une page qui se tourne, il y a une vérité judiciaire qui s’établit,
on reconnaît que la personne est coupable, on la condamne
envers les parties civiles s’il y en a et on prononce une peine
qu’on a conscience, dans bien des cas, d’être un peu virtuelle ou
symbolique » (Ovide, 583).

Le signal est donc orienté non pas vers la rétribution, que le


terme condamnation convoque probablement pour les
magistrats rencontrés, mais vers un potentiel  : allumer la
veilleuse ou la flamme de la responsabilité, engagée de façon
pro-sociale. Le souci de protection de la société (ramenée à
l’exclusion par la prison) est donc inclus dans la fonction
du  «  signal  », lorsque tous les autres signaux n’ont pas
fonctionné (Abigail, 344). Mais il est essentiel de préciser que ce
souci, justifiant le recours à la prison, est limité explicitement à
la violence et à « tout ce qui est délinquance acquisitive », cette
dernière expression désignant les prédations «  classiques  » et
excluant les contentieux de type fiscal et financier  : «  En
financier, ça a moins de raison d’être – ces personnes viennent
pour une grosse opération qu’ils ont faite  ; est-ce qu’ils vont
véritablement continuer  ?  –, c’est quand même plus rare  »
(Abigail, 341).

Marquer un coup d’arrêt

Cette fonction de la peine présente, pour celle qui la valorise,


un paradoxe essentiel  : marquer le coup consiste à arrêter
l’activité délinquante en quelque sorte dès que celle-ci est
connue, soit bien avant le jugement proprement dit. La prison
serait donc efficace à un moment procédural où elle ne peut
encore être utilisée, sauf exception. Le paradoxe tient en ceci
que seule la détention préventive donnerait à la prison sa
véritable efficacité, alors même que la loi sur la détention
préventive interdit explicitement que celle-ci soit justifiée par
une fonction «  punitive  ». «  Alors en ce qui me concerne, la
peine de prison, c’est vraiment dans les cas extrêmes. Car on
sait qu’il n’y aura pas d’amendement, qu’il n’y aura pas
d’amélioration nécessairement. Pour moi, ça sert vraiment pour
marquer un coup d’arrêt […] la loi sur la détention préventive
[…] dit bien que ça ne peut pas servir de condamnation
immédiate, moi j’ai l’impression que c’est l’inverse  : quand
quelqu’un est mis sous mandat d’arrêt, c’est vraiment là qu’on
l’arrête, qu’on le met en garde, indépendamment évidemment
de sa culpabilité. J’ai vraiment l’impression que c’est à ce
moment-là que le coup d’arrêt est marqué » (Acadie, 23).
Le propos est illustré par un nouveau paradoxe, valorisant
soudain la prison pour les «  chefs d’entreprise  »  : «  À ce
moment-là, il y a quand même pas mal de choses qui se passent
dans la tête des gens, en prison pour la première fois, pour des
chefs d’entreprise ou des dealers, mais surtout pour des chefs
d’entreprise qui se retrouvent entre quatre murs à la maison
d’arrêt… Il y a autre chose qui se passe dans leur tête » (Acadie,
34).

Mettre fin à une attente

Cette fonction de la condamnation s’inscrit dans le contexte


procédural long qui caractérise l’activité pénale dans son
ensemble. L’attente est cependant au moins partiellement
causée par le dispositif pénal lui-même. «  Je pense qu’il y a un
stress qui est lié à ces conflits qui naissent, que ce soit au civil
ou au pénal, et un stress par rapport à la comparution en justice
et à l’attente de la décision. Je pense que trancher, tout en
motivant évidemment dans l’espoir que la décision soit
comprise (j’imagine que dans certains cas elle ne l’est pas), mais
en tout cas, trancher c’est mettre fin à cette attente et à ce
stress, à l’incertitude par rapport à la qualification du
comportement du prévenu… » (Sylvie, 44).

La même juge considère pourtant que l’empêchement de la


récidive ou l’apaisement des «  besoins  » de la victime sont des
attentes démesurées qui ne peuvent en quelque sorte être
comblées que par surprise : « Maintenant, est-ce que ça met fin
au comportement délinquant par exemple  ? Ou est-ce que ça
met fin à la souffrance de la victime  ? Ça, je ne pense pas. Je
pense que, dans certains cas, ça peut avoir un impact et même
si cet impact est limité – je ne sais pas moi, une personne par an
(rire) ou même une personne sur toute la carrière de
magistrat  – ça en vaut la peine, je dirais, même si, euh…  »
(Sylvie, 72). On notera que chaque acteur de la procédure
pénale est susceptible de mobiliser la même fonction pour
justifier sa propre décision : du point de vue du justiciable, les
«  salles d’attente  » convoquées par la procédure pénale sont
nombreuses et se succèdent de façon discontinue.

Le feed-back et l’ineffectivité

Les juges témoignent, malgré leur indépendance statutaire, de


leur dépendance à l’égard de l’amont et de leur sensibilité à
l’égard de l’aval de la procédure. Ils tiennent à la cohérence et à
l’efficacité de leur travail, à la mesure même du fait qu’ils sont
enserrés, en amont comme en aval, par l’exécutif, qualifié,
comme on le verra, de sous-équipé, sous-formé et politique. On
trouve ici l’actualisation de deux traits de la lecture systémique
de l’action pénale  : 1)  la position réactive (passive selon la
terminologie de Lascoumes, 1985) et donc dépendante du juge à
l’égard des acteurs qui, en amont de son intervention, ont
construit les dossiers qu’il traite  ; et 2)  en raison même du
processus de saisie-dessaisie qui caractérise la progression d’un
input dans le système pénal, d’une part, et de la relative
étanchéité organisationnelle et culturelle des agences qui
composent le système pénal, une tendance professionnelle à la
disqualification réciproque du travail mené en amont ou en
aval de la décision judiciaire. Cette tension entre indépendance
formelle et dépendance systémique sera traitée ici, car les
informations qui permettent de la saisir sont fortement
dépendantes des représentations relatives aux contentieux, aux
auteurs et aux sanctions développées jusqu’ici.

Quant à l’amont, en suivant les termes de Nicolas Herpin, la


dépendance du juge est organisée par la division du travail, qui
lui donne accès à un produit semi-fini. «  Dans l’intention du
législateur […] la succession des phases est une garantie pour le
justiciable. L’exercice quotidien de la justice correctionnelle est
bien éloigné de ce modèle. Au contrôle réciproque des
personnels –  magistrats et avocats  – et des instances, s’est
substituée une division technique du travail où chaque moment
de la production ajoute à l’objet semi-fini sa prestation propre,
sans remettre radicalement en cause le mûrissement collectif
de la décision finale  » (Herpin, 1977, p.  88). Les juges n’en
témoignent pas moins de certains effets de la «  passivité  » de
leur position –  ils ne sont pas maîtres de leur alimentation, ni
de la qualité de la préparation du dossier  – et proposent une
évaluation peu flatteuse du ministère public et des juridictions
d’instruction. En ce qui concerne ces dernières, l’irritation est
liée à la politique locale et individuelle de renvoi des dossiers
vers le tribunal, de Lincel en l’occurrence. «  [Quand] les
dossiers d’instruction passent par la chambre du conseil avant
un renvoi, là il y a un tri, mais ça dépend du président de la
chambre du conseil… On en a eu un pendant des années qui ne
faisait pas trop le tri et qui renvoyait systématiquement  ; la
présidente actuelle fait un vrai travail de tri et elle prononce
des non-lieux en chambre du conseil. Cela dépend donc un peu
du président de la chambre du conseil, s’il fait ou non son
travail. S’il renvoie les dossiers systématiquement, il nous
arrive de produire de réels acquittements » (Marjane, 261).

Le parquet, qui alimente le plus souvent le tribunal par la voie


de la citation directe, est d’abord présenté comme sous-équipé
dans certaines de ses divisions. « J’ai l’impression qu’on est un
leurre, pour la galerie. Le politique veut dire qu’on poursuit et
qu’on condamne, mais ne [nous]  donne absolument pas les
moyens. Au parquet financier, quand je suis arrivé, ils étaient
huit, ils devraient être douze, ils ne sont plus que quatre pour
l’instant. On a un arriéré colossal. On ne peut pas gérer ça ; on
n’a pas plus de cadre. J’ai dit que si c’était pour servir de
marionnette au politique, je préférais changer d’affectation  »
(Abigail, 487).

Le travail du ministère public est ensuite négativement évalué.


On relève l’impréparation des dossiers portés devant les juges.
« Le problème, en amont, commence avec des enquêtes qui sont
mal faites. Tu as des enquêteurs hyper-efficaces, mais que le
procureur ou le juge ne contrôle pas et ils partent sur une voie
qui n’est pas du tout la bonne. Et ça, parfois, c’est
catastrophique. On veut aller vite, et c’est plutôt bien, mais on
va vite dans la mauvaise direction. Et quand tu arrives devant
le tribunal, tu te rends compte que ce n’était pas une fraude
fiscale, mais une fraude sociale, et c’est fichu quoi, tu ne vas pas
recommencer l’enquête  ; les sommes saisies ne pourront pas
être confisquées, parce que les préventions ne sont pas les
bonnes. Tu ne peux plus reconstruire le dossier, quoi. Et c’est
l’acquittement [en raison des erreurs techniques de l’enquête et
d’un habillage juridique qui n’est pas le bon]. C’est difficile de
redresser la situation ; il est trop tard » (Acadie, 499).

Sylvie révèle un autre impact de l’amont sur les dossiers qu’elle


reçoit. Elle juge très négativement le travail de l’auditorat
(responsable des enquêtes et des poursuites en droit pénal
social)  : les dossiers sont mal informés et les peines requises
sont disproportionnées eu égard à sa représentation «  de la
délinquance en général » (Sylvie, 500). Ce parquet spécialisé est
composé de magistrats dont la représentation est peu flatteuse.
«  Ils ont un parcours… Ils ont été très peu avocats, ils ne sont
pas passés par le parquet. Ils n’ont connu en général que
l’auditorat du travail ou le droit civil et ont donc une vision de
la peine de prison, notamment, qui est pour moi totalement
inadéquate. Ils me demandent souvent de lourdes sanctions, ce
que j’estime être de lourdes sanctions  ; ou, au contraire par
exemple, j’ai eu des cas de harcèlement moral et sexuel que moi
j’estimais, une fois les faits établis, extrêmement graves et qui
donc nécessitaient des sanctions assez importantes, et on me
requérait une simple peine d’amende. Donc, je les trouve
globalement assez inadéquats au niveau des sanctions qui me
sont demandées » (Sylvie, 501).
On estime encore que le parquet se montre parfois
incompétent. «  En pénal fiscal, j’ai encore pour l’instant un
procès où le procureur me dit  : “Vous connaissez mieux le
dossier que moi, vous apprécierez s’il y a des éléments de
culpabilité” » (Abigail, 364).

Enfin, le caractère «  politique  » de l’usage du principe


d’opportunité des poursuites est dénoncé : « Le ministère public
trouve opportun de poursuivre certaines personnes et pas
d’autres. Cela ne relève pas que de l’absence de moyens ; il y a
clairement des directives. En principe, il n’y a pas de directives
dans un dossier particulier, en principe, je pense, en principe.
Et donc, en droit pénal financier, même s’ils sont en général
substituts fiscaux et qu’ils ont une prime pour cela, je ne pense
pas encore avoir rencontré un substitut financier fiscaliste qui
sache lire un bilan, non. Vous voyez, on place des gens ainsi, qui
n’ont pas forcément… Et ça, il ne faut pas me… Je ne suis pas
assez naïve pour croire que c’est fait innocemment  » (Abigail,
501).

Le problème en aval est celui, déjà largement rencontré, de


l’ineffectivité de l’exécution des courtes peines de prison. Ce
thème constitue un refrain, par définition, récurrent. Des juges
n’ont pas d’états d’âme devant leur fonction, mais doivent se
forcer à cette fin d’oublier le sort qui sera fait à leur décision
par l’administration en charge de l’exécution des peines.
« Donc, des états d’âme ? Non. Je réfléchis à donner la sanction
qui me semble la plus adéquate, mais je ne réfléchis pas trop à
savoir si elle sera exécutée ou non, sinon là, j’ai des états
d’âme. » Certains magistrats s’avèrent radicaux dans leur refus
de prendre en considération l’exécution des peines, tout en
étant très critiques sur la politique d’exécution  : Marjane dit
qu’elle n’en tient absolument pas compte, contrairement à
certains de ses collègues d’un autre arrondissement judiciaire,
tout en ajoutant que «  c’est extrêmement frustrant de savoir
que les peines que l’on prononce ne seront pas exécutées. Et en
même temps, moi, je me réfère uniquement à la fois à ce que la
loi prévoit évidemment, mais surtout à mon taux, à mon
appréciation interne, personnelle, du taux de la peine, sans
considérer l’exécution  » (Marjane, 487). Mais ce n’est pas
qu’une question de principe  : «  C’est une question, pour être
honnête, qu’on évite de trop se poser, parce que, sinon, on ne
sait plus, on ne sait plus faire notre boulot, quoi. On ne sait plus
faire notre boulot, si on se pose trop la question du sens des
peines qu’on prononce… » (Marjane, 503). L’évaluation est très
négative : « Dans l’exécution des peines, il n’y a pas grand-chose
qui fonctionne. Si tout cela fonctionnait bien, je pense qu’on
aurait moins de récidive, honnêtement  » (Marjane, 509). Une
autre magistrate s’inquiète de l’inutilité des courtes peines,
pour finalement leur trouver une «  utilité  » à long terme.
L’ineffectivité perçue produit, par l’addition de peines non
exécutées, un effet potentiellement cumulatif qui rassure sur
une effectivité «  finale  » des peines prononcées. L’utilité du
travail est cependant, par ce raisonnement, réduite à
l’obtention d’une exécution de la condamnation. « On peut être
condamné plusieurs fois, et, à un moment donné, il y a une plus
grosse peine qui arrive et les sursis tombent. C’est le jeu de
dominos. Donc toute cette petite délinquance a son sens, si
jamais un jour il y a une grosse délinquance… Et alors il n’y
aura plus de libération provisoire, parce que l’accumulation de
toutes ces petites peines fait monter le total à plus de trois ans »
(Odessa, 430).

La question de l’ineffectivité de l’exécution des peines est


complexe et systémique. Le recours croissant et massif à la
détention préventive ainsi que l’allongement des peines
expliquent un phénomène de sur-population pénitentiaire
atteignant des niveaux inacceptables. Depuis 1984, une
politique gestionnaire de régulation de la population
pénitentiaire est mise en œuvre en Belgique, passant par
l’inexécution des courtes peines de prison (de moins en moins
courtes) et un dispositif d’exécution alternative (libération
provisoire sous conditions et surveillance électronique pour les
peines de moins de trois ans), complétée récemment par des
surveillances électroniques nouvelles, dont celle baptisée Voice
qui, depuis 2012 en Belgique, est appliquée aux condamnés à
des peines de prison dont le total ne dépasse pas huit mois (voir
Devresse, 2014). Deux effets inflationnistes, l’un relevant des
adaptations systémiques (documentées par la recherche, voir
notamment Casadamont et Poncela, 2004, p.  98) et l’autre des
stratégies de défense, semblent en découler.

L’allongement des peines de prison


« De plus en plus, le discours des juges serait de dire – enfin, j’ai
l’impression – qu’il y a eu une explosion, une surenchère dans
la hauteur des peines  » (Acadie, 234). «  Je me souviens, quand
j’étais en droit pénal commun, un vol avec effraction, c’était
automatiquement un an à quinze mois. On n’imaginait pas
mettre six mois pour un vol avec effraction dans une voiture,
parce que les juges se disaient “il n’y aura de toute façon pas
d’exécution de la peine, donc on va mettre plus, comme ça il y
aura plus de chances que ce soit exécuté”, alors que nous, on
préférerait fixer, je ne sais pas moi, même un mois, mais
exécutable, quoi. Et ne pas entrer dans des considérations qui
aboutissent à la surenchère dans la hauteur des peines  »
(Acadie, 236).

La cour d’appel est tenue également pour responsable de ce


phénomène, pour avoir accédé aux recours des procureurs  :
«  Les procureurs du Roi vont automatiquement en appel si on
condamne en dessous d’un an. Et en allant automatiquement en
appel, ils obtiennent systématiquement quinze mois, au-dessus.
En première instance les juges se sont plus ou moins adaptés,
pour se conformer aux sanctions décidées en cour d’appel  »
(Acadie, 246). Il est revenu de plusieurs voies que les juges
flamands ont une propension à faire croître le quantum de la
peine jusqu’à trente-sept  mois, afin de forcer l’exécution de la
peine et d’attribuer les prérogatives d’érosion de la peine au
tribunal d’application des peines (les peines jusqu’à trente-
six  mois relevant encore de la compétence du ministre de la
Justice).
Une adaptation paradoxale des tactiques de
défense

Les justiciables connaissant la politique de non-exécution des


peines participent aussi, dans leur tactique de défense, à
l’accroissement du nombre de condamnations à des peines de
prison ferme. Une peine de prison non exécutée (bien qu’on ne
puisse préjuger avec certitude des décisions prises par
l’administration pénitentiaire en la matière) est en quelque
sorte considérée comme moins lourde qu’une peine de travail
exécutable. C’est donc un pari tactique de la défense qui fait
paradoxalement préférer une peine de prison à une alternative
réputée avantageuse. On avait déjà observé la responsabilité
anticipatrice du justiciable sur le jugement (lorsque le délai
entre les faits –  essentiellement de type financier  – et le
jugement est long)  ; on trouve ici un autre exemple
d’anticipation tactique sur le choix de la peine, reposant sur la
condition formelle selon laquelle la peine de travail doit être
demandée (ou acceptée) par le justiciable. «  Récemment un
entrepreneur récidiviste, que j’avais déjà rencontré, engage des
travailleurs au noir, mais son système d’organisation est un peu
plus complexe. Il pourrait bénéficier d’une peine de travail ; il a
un avocat qui est bien informé de tout et qui n’a pas plaidé la
peine de travail. Je suppose que le gars souhaite continuer ses
activités, que ça ne l’arrange pas du tout d’aller travailler
gratuitement et qu’il espère négocier une absence d’exécution
de sa peine. De plus en plus, on mise là-dessus, ce que je peux
comprendre d’un point de vue purement tactique  » (Acadie,
221).

Dans le cadre d’un contentieux qualifié de participation à une


escroquerie au titre de gérant de paille d’une société, voici la
conversation entre le juge et le prévenu qui n’était pas assisté
d’un avocat.

« – Vous avez un antécédent qui ne vous permet pas d’avoir


droit au sursis, vous avez une vie professionnelle, vous avez
des enfants, qu’est-ce que vous suggérez ?

–…

– Est-ce que vous voulez faire une peine de travail ?

– Ah non, je n’ai pas le temps et le gamin a le foot le samedi


et le dimanche, moi, je travaille la semaine…

– Je vous mets une peine de prison, alors ?

– Bien, oui… »

«  Il savait qu’il n’allait pas l’exécuter. Comme il ne m’a pas


demandé une peine de travail, je l’ai condamné à une peine
de prison ferme. Une peine de moins de trois ans, qu’il ne
fera pas ».

(Acadie, 206)
La justesse sociale de la peine

La condamnation est indissociable du complément d’objet


indirect qui suit le verbe condamner. On condamne «  à  »
quelque chose. Autrement dit, les juges, qui indexent déjà
l’usage pertinent du mot condamner au choix de la peine de
prison, dissocient difficilement l’acte de sanctionner de la
décision sur la nature et le quantum de la sanction. Si certains,
comme on l’a découvert, voient dans cette opération de
détermination de la peine un acte arbitraire et subjectif (le
dosage n’est jamais juste et un autre juge aurait choisi une
autre peine), c’est essentiellement dans le cadre de cette
opération que des marges de manœuvre sont explicitement
évoquées, outre les requalifications, d’autres opérations de
toilettage des préventions ou encore l’application du principe
non bis in idem.

Interrogés sur leurs marges de manœuvre, au-delà des


contraintes légales de leur fonction, les juges n’hésitent pas à
mentionner que ces marges se situent dans le choix de la peine
(sanction). Le « soleil de la prison », selon l’expression de Michel
Foucault, irradie à plein régime. C’est toujours avec la prison en
perspective que les options sont choisies, mais toutes sont
placées sous l’empire, aux enjeux diversifiés, de l’ethos qui
transpire des propos analysés. Une juge oppose ainsi deux
postures (la sienne et celle d’une collègue) devant ce « soleil » :
sa collègue «  va tout essayer, mais surtout ne pas envoyer la
personne en prison, parce qu’elle estime que ce n’est pas la
sanction adéquate. Et donc effectivement, cette collègue
donnera facilement peine de travail sur peine de travail  »
(Abigail, 332), alors qu’elle-même dit ceci  : «  Je ne suis pas
opposée en soi à la prison  […]. Et je ne suis pas opposée à des
longues peines dans les cas où véritablement il faut retirer la
personne de la collectivité. Parce que la peine, c’est donner un
signal à la personne, mais c’est aussi protéger la société. »

Une autre magistrate est plus radicale, en ce qui concerne son


domaine de spécialisation. Le droit pénal social couvre des
contentieux tels que l’emploi de main-d’œuvre étrangère en
séjour illégal ou sans permis de travail, l’emploi de main-
d’œuvre au noir (non déclarée à la Sécurité sociale), le défaut
de paiement de cotisations sociales, le non-paiement de
rémunérations, la traite des êtres humains, les accidents du
travail et les fraudes aux allocations sociales. « Globalement, je
trouve que notre système pénitentiaire ne fonctionne pas
vraiment. Il n’a pas vraiment un effet positif sur les gens qui y
sont confrontés, donc j’essaie, dans la mesure du possible,
d’appliquer les alternatives à ce système pénitentiaire. Donc,
dès que je vois qu’il y a toute une réflexion de la part de la
personne qui est devant moi, j’essaie quand même de
prononcer des alternatives, d’accorder des mesures de faveur,
etc., ou de laisser une chance aux gens qui sont devant moi  »
(Sylvie, 129).

En droit pénal financier, le soleil s’éteint, même si la loi prétend


en entretenir la lumière aveuglante. Trois éléments relatifs aux
représentations des infractions influent sur les sanctions
privilégiées en droit pénal financier : la rationalité économique
des infractions  ; la représentation des auteurs comme
«  primodélinquants  » (et jamais récidivistes)  ; leur stature
sociale (chefs d’entreprises, gérants de sociétés, notables).
Compte tenu de ces trois critères, la sanction doit viser « le nerf
de la guerre  »  : l’argent. Les peines pécuniaires, amendes et
confiscations, seront donc idéales, et la prison, lorsque la loi
l’impose, ne sera envisagée que moyennant l’octroi du sursis.
Comme on l’a déjà entendu, ce raisonnement est renforcé par la
vulgate entretenue chez les juges (comme dans l’opinion
publique) sur l’exécution des peines. L’ethos « du moindre mal »
du magistrat, sur lequel on reviendra, se satisfait ici de
l’exclusion de la prison (au regard d’une échelle abstraite de
sévérité des peines), mais est lui-même pris en contradiction
par la valorisation, au nom de l’efficacité, du souci d’atteindre
le nerf de la guerre. Le principe de la délivrance d’une douleur
certaine n’est pas contrarié.

En droit pénal commun, la stature sociale de l’infracteur fait


l’objet d’évaluations «  complexes  ». Un principe est affirmé,
pour être ensuite nuancé voire contredit  : «  Je n’ai aucun a
priori favorable ou défavorable par rapport à une personne.  »
La contradiction vient de circonstances atténuantes ou de choix
de sentencing qui sont indexés à la stature sociale  : «  Chaque
fois que je juge ces petits délinquants en séjour illégal, je retiens
à leur décharge leur précarité sociale. Par contre, un gosse de
riches ferait la même chose, j’aurais tendance à être plus
sévère  » (Ovide, 519), «  Maintenant, si on plaide qu’il est en
train de faire des études de droit et que c’est un accident de
parcours, il est certain qu’il aura un résultat favorable » (Ovide,
521). Après avoir indiqué que la sévérité apparente de certaines
décisions ne dépendait pas de stéréotypes sociaux, le même
juge soutient pourtant que « ce qui joue très fort, c’est la façon
dont la personne se présente, quel que soit son milieu social  »
(Ovide, 545). Même si ce qui «  joue  » ici peut se comprendre
comme un principe égalitaire, ce principe repose sur
l’hypothèse que la compétence à «  bien se présenter  » serait
également distribuée dans tous les mondes sociaux (voir
Herpin, 1977).

La formule critique « justice de classe » (relevant d’une logique


intentionnelle critiquable) – dont on se demande comment il
faudrait la rebaptiser dans la société mondialisée et divisée
selon des clivages qui ne sont plus classistes – est balayée (bien
qu’elle n’ait jamais été évoquée par le chercheur), soit par
l’évocation d’une sensibilité égale à la précarité (par la voie des
circonstances atténuantes) et à l’insertion (par la recherche
d’une sanction non réductrice de la bonne insertion), soit par
des artefacts qui ne relèvent pas de la normativité
professionnelle des juges mais de la contrainte légale à laquelle
la profession reste soumise. Les inégalités de la loi absolvent
l’éventuelle iniquité du juge  : la loi rend impossible de prester
certaines sanctions si l’on est sans titre de séjour, elle institue
des règles incontournables en matière de récidive, elle exige
que certaines faveurs soient demandées pour être envisagées ;
la responsabilité de l’exclusion de la faveur revient alors au
justiciable lui-même ou à son avocat. «  Je sais que les études
montrent qu’on aurait tendance à être plus sévère avec les
étrangers, notamment en séjour illégal, mais je crois que ça
tient simplement au fait que ceux-là ne peuvent pas exécuter
les peines de travail, qu’ils n’ont pas droit à la peine de travail.
Et leurs avocats demandent très rarement la suspension du
prononcé. La suspension est conçue au départ pour ne pas
entacher votre carrière, etc., donc les avocats ont un peu trop
tendance à penser qu’ils n’ont pas de carrière, alors que ce n’est
pas vrai : ils peuvent faire leur vie ici, être régularisés, chercher
un travail, donc c’est important pour eux. On aura l’air d’être
plus sévère avec ces gens-là parce qu’ils auront plus facilement
une peine d’emprisonnement avec sursis, s’ils y ont droit. Les
autres, les gens de milieu favorisé, si on les voit, c’est pour un
fait bien précis, isolé. Et cela contribue à la tendance à être plus
favorable. Un délinquant d’un autre milieu aura des
antécédents de jeunesse et on l’aura vu déjà une fois, deux
fois… Donc une apparente sévérité, mais qui n’est pas du tout
liée aux stéréotypes » (Ovide, 534).

La loi est juste, le juge est juste. Des inégalités «  apparentes  »


découlent d’une application formellement juste de la loi.

La passerelle

Le passage pragmatique de l’espace des représentations des


faits et de leurs auteurs à celui des peines demande avant toute
chose une confiance fondamentale dans l’exercice de la
fonction et dans la loi qui l’institue. Une séquence d’une des
aventures d’Indiana Jones (S. Spielberg, Indiana Jones and the
Last Crusade, 1989) servira de métaphore pour représenter
cette confiance nécessaire. Indiana Jones se trouve devant un
gouffre et cherche dans le carnet de notes de son père une
solution pour le traverser. Il la trouve. Il comprend qu’il doit
faire un pas dans le vide. Il le fait et une passerelle de pierre
apparaît sous son pied. Cette image peut bien sûr illustrer la
confiance accordée à la loi pour soutenir les décisions prises en
son nom. Elle est probablement plus significative encore,
lorsque l’on essaie d’examiner la structure et la solidité de la
pierre miraculeusement posée sous les pieds des juges.
Comment les juges échappent-ils à une chute vertigineuse ?

Les pages qui suivent seront consacrées aux réponses que les
magistrats rencontrés ont apportées à cette question non posée.
Le corps du prévenu, présent à l’audience, contient une
information difficilement descriptible par l’entretien. Des
recherches ont tenté d’approcher sa signification en justice : sa
teneur sociale est souvent rabattue sur la moralité. Mais
l’institution et l’organisation «  sauvent  » aussi le juge du péril.
La présomption d’innocence est un garde-fou institutionnel
significatif du double sauvetage qu’il produit : celui du prévenu,
mais aussi celui du juge. Les dispositifs organisationnels et de
procédure –  et singulièrement le droit d’appel  – assurent aussi
un appui non négligeable pour la traversée de la
« condamnation ».
Le corps du prévenu

Le corps du prévenu – sa présence et son attitude – à l’audience


constituent des matériaux significatifs de la «  passerelle  ». La
présence du prévenu n’est pas qu’un gage d’objectivation de
« l’effet dossier » (Vanhamme, 2009). On trouve une dimension
essentielle de la facilitation du passage du jugement à l’acte de
condamnation dans l’évaluation de l’attitude subjective du
prévenu devant le juge. Le corps du prévenu est essentiel à la
prise de décision : soit il fait défaut et la condamnation en sera
facilitée, le défaut, même non reprochable, faisant tache dans la
procédure. Soit il se présente et, que le prévenu parle ou non,
son corps parlera et configurera une représentation essentielle
de la «  qualité  » du justiciable. Un magistrat interviewé par
Eleni Velentza (2014) précise cette configuration  : «  Les
conditions particulières de l’acte, la façon dont l’acte a été
commis, même une grimace de l’inculpé […] peut nous affecter
et former notre jugement […]. Parce que quand vous êtes
inculpé pour un homicide volontaire et que vous parlez quand
même comme si rien ne s’était passé, cela nous influence
certainement  » (Hélène, 282). Cette attitude est attendue et
suspectée à la fois. L’impression produite par le corps et son
attitude est parfois présentée comme essentielle et, lorsque le
prévenu l’a compris, cela devient l’objet d’une disqualification :
«  Quand le moment est venu pour juger l’affaire, les inculpés
arrivent bien habillés, coiffés  ; ce sont les avocats qui les
amènent comme ça afin de faire une bonne impression au
tribunal  » (Hélène, 407). L’impression est essentielle, mais, si
elle est bonne, elle est suspecte d’appartenir à une tactique de
conformation formelle aux codes du tribunal.

Bien sûr, la présence du prévenu –  «  avoir la personne devant


soi  »  – est essentielle pour une meilleure évaluation du
sentiment qu’inspire le dossier, pour une confirmation par le
prévenu lui-même de la lecture que le juge en fait. « L’avantage
du pénal pour moi, sur le civil, c’est que vous n’avez pas que
l’avocat, vous avez la personne en chair et en os, aussi. […] Je
pose beaucoup de questions. C’est la preuve quand même que je
veux être sûre de mon coup, entre guillemets. Et je sonde
beaucoup la personne  : comme je l’ai en face de moi, elle me
répond ou pas. Au départ, les gens et les avocats ne me
connaissaient pas et j’ai eu des gérants d’entreprises qui
disaient  : “Mais on ne m’avait pas dit que vous poseriez des
questions sur les bilans  !” Je pose des questions très précises
parce que je connaissais ma matière et ils étaient un peu
étonnés, mais ça me permet vraiment de me conforter dans
mon analyse du dossier […] j’ai lu un dossier et j’ai une idée en
sortant de la lecture du dossier, et j’aime beaucoup la
confronter en disant : “Voilà, j’ai compris ça” » (Abigail, 428).

Mais le corps est aussi mis à l’épreuve de la reconnaissance des


faits et du « regard » porté sur eux par le prévenu. « Ce qui joue
beaucoup, c’est la personne qu’on a en face de soi, avec son
attitude par rapport aux faits, son attitude à l’audience ; est-ce
qu’on est en aveu ou en déni  ? Est-ce qu’on regrette ou pas  ?
C’est tout cela qui joue beaucoup » (Ovide, 523).
Dans le souci déjà rencontré de prévenir une représentation du
travail comme l’exercice d’une justice de classe, un juge précise
que l’apparence sociale n’est pas «  en jeu  ». Comme il le dit,
« j’aime bien avoir la personne en face de moi… et tout dépend
de l’attitude de la personne. Quelqu’un de très bon milieu mais
arrogant, niant la réalité, ça va mal se passer avec lui.
L’instruction d’audience sera un peu plus vive  ; il va avoir le
don de vous énerver un petit peu. Un petit délinquant
d’habitude en séjour irrégulier, sympa, qui a une bonne tête, ça
passera mieux  » (Ovide, 529). L’attitude à l’audience relève
parfois des effets de décision préalables  : comparaître détenu
ou libre n’est pas indifférent, à gravité égale de l’infraction.
« Cela fera toujours meilleur genre, cela fera toujours meilleur
effet » (Ovide, 614).

Mais l’évaluation se transforme en demande d’autoévaluation.


«  Je vais poser la question  : “Quel est le regard que vous
posez  ?”, si la personne est plus ou moins en aveu ou si elle
reconnaît… je vais lui [demander] quel regard elle porte  »
(Abigail, 557). Conformément aux représentations non
consensuelles des infractions financières, leurs auteurs sont
moins disposés à porter le regard attendu sur leurs propres
actes  : «  C’est-à-dire que, malheureusement en financier,
souvent, il n’y a aucun regard, aucune remise en question. C’est
préoccupant » (Abigail, 565). Une autre juge fait explicitement le
pont entre les attitudes attendues par elle et la sanction. « Si j’ai
l’impression lors de l’instruction d’audience d’être face à
quelqu’un qui a réfléchi sur son comportement et qui a
reconnu peut-être le caractère infractionnel du comportement
qu’il a eu, ou qui a pris conscience de l’impact que son
comportement a eu sur d’autres personnes, je pense que je vais
dans tous les cas, même si le fait est grave, avoir plus tendance
à donner une sanction, à accorder une mesure de faveur, à
tenir compte en tout cas de ces éléments dans ma sanction  »
(Sylvie,118).

Au regard de ces indications sur le rôle de la présence physique,


de la parole du prévenu et de «  l’impression  » qu’il donne, on
comprendra aisément que la décision (dont le caractère
socialement discriminatoire sera toujours «  justifiable  ») «  se
construit au niveau individuel des interactions à l’audience,
dans des aspects subtils peu appréhendables par les
statistiques, comme la conduite, l’argumentation et le
vocabulaire respectifs, les perceptions et jugements implicites
du style de vie, de l’avenir… Ce ne sont donc pas les
caractéristiques des accusés qui peuvent en soi expliquer les
discriminations, mais bien leur interprétation, en association
avec l’évaluation du degré de faute et de dangerosité  »
(Vanhamme et Beyens, 2007, p. 207).

Si la présence du prévenu semble faciliter certaines


correspondances ou cherche à favoriser la consonance
cognitive entre le dossier et la personne, la suspicion reprend
ses droits dès que les attentes d’auto-évaluation sont satisfaites :
« Maintenant, la sincérité de la personne… » (Abigail, 575). Plus
encore, dans certains cas, l’obtention du « regard » attendu est
radicalement discréditée. «  En vacations [de droit pénal
commun, pour des prévenus qui comparaissent détenus], on
entend tout le temps “oui, c’est fini. On ne fait plus ça, on ne fait
plus ça”. Bon, là, le regard équivaut aussi à zéro  ; ça veut dire
qu’ils disent ça pour vous faire plaisir  » (Abigail, 566). Mais ce
discrédit ne va pas jusqu’à affecter l’attente du magistrat elle-
même, qui pourtant produit la conformité.

À l’égard de cette double fonction du « sondage de la personne »


(consonance des éléments de la cause et autoévaluation par le
prévenu) que seule sa présence permet, le défaut à l’audience
encourage parfois certains juges à prononcer une peine de
prison ferme pour que le condamné se présente enfin sur
opposition. Une magistrate regrette cette pratique lorsqu’elle se
rend compte qu’un défaillant qui n’a pas fait opposition (il était
à l’étranger) revient devant elle pour d’autres faits, et constate
qu’il disposait d’arguments objectifs pour amoindrir sa
responsabilité réelle dans les faits déjà jugés (Sylvie, 373).

La présomption d’innocence

« Une collègue, qui est à la cour d’appel maintenant, m’a dit un


jour : il y a un principe en droit pénal qui te sauve : “Si tu as le
moindre doute, tu acquittes.” Je suis très rigoriste. Pour moi, les
principes, c’est l’égalité, c’est la liberté d’expression et c’est la
liberté tout court. Et le principe [en droit pénal], c’est
l’innocence. Donc, avec ce paramètre – si j’ai le moindre doute,
j’acquitte  –, c’est vrai que je n’ai jamais mal dormi une seule
fois. Il n’y a aucun souci  » (Abigail, 350). Dans ce propos, il est
intéressant de relever la notion de «  sauvetage  ». Un principe,
celui de la présomption d’innocence et de l’acquittement en cas
de doute, sauve le juge. Le risque de « mal dormir » souligne ici
la moralité de l’épreuve vécue par celui qui condamne et qui
doit parfois être sauvé.

L’appel

L’existence de l’appel (qu’il soit utilisé ou non par le condamné)


est un adjuvant au franchissement de l’espace vide entre les
représentations pleines des infractions et des sanctions.
Condamner, «  ce n’est pas un acte facile, hein. Parce que c’est
juger de la vie de quelqu’un d’autre. Ce n’est pas facile, en ce
qui me concerne en tout cas. Dans la plupart des cas, je suis à
l’aise avec la décision. Parfois c’est quelque chose qui me trotte
dans la tête, en me disant bon, voilà, est-ce que la décision est
correcte  ? Pour ça, je me trouve très très bien en première
instance, en me disant (rire) peut-être que ça partira en appel et
qu’ils décideront autre chose ; il y en aura plus dans la tête de
trois juges » (Acadie, 40).

« Je sais que des collègues craignent les appels ou sont vexés de
savoir que le ministère public a interjeté appel de leur décision.
[…] Le fait qu’on aille en appel de mes décisions ne me pose
aucun problème  : c’est logique, c’est sain. […] Et même les
réformations ne m’embarrassent que si je me suis trompé dans
l’application du droit. Si j’ai acquitté quelqu’un et qu’à la cour
d’appel, à trois, ils estiment que je me suis trompé, j’accepte, ce
qui ne veut pas dire que je m’étais trompé, parce qu’on peut se
tromper à trois… En sens inverse, je condamne, la cour
acquitte  : pourquoi pas  ? On l’accepte, on reçoit les décisions
[les arrêts de la cour d’appel, en copie] en retour et, si c’est bien
motivé, on le comprend parfaitement. Par contre, s’il m’arrivait
de commettre une erreur de droit, je n’en serais pas fier.
D’ailleurs, lorsque je prononce mon jugement et que je sens que
la décision peut ne pas plaire, je rappelle qu’on peut faire appel.
Je le dis encore plus vite et plus volontiers, si je vois que la
personne n’est vraiment pas contente. Je lui dis : “Écoutez, vous
avez quinze jours pour faire appel. Moi, en tout cas, je ne peux
plus rien faire pour vous”  » (Ovide, 156). Ce long extrait est
porteur de beaucoup d’indications. Il se termine sur la fonction
de confort que représente l’existence même du recours. Celle-ci
ouvre une porte au moment où une autre se ferme. Cette autre
porte est « condamnée », mais un passage reste possible par où
échapper à l’insatisfaction. «  Je ne peux plus rien faire pour
vous » ajoute une information significative : le juge aura donc,
jusque-là, fait ou tenté quelque chose pour le prévenu. Que ceci
soit vrai ou non, et même s’il s’agit d’une formule stéréotypée,
se révèle encore ici l’ethos du juge, qui aurait voulu éviter le
pire mais n’y aura pas nécessairement réussi. Comme Acadie
qui «  se trouve très très bien en première instance  », Ovide
signale l’importance pour le juge que le condamné dispose
d’une seconde instance ; elle donne droit à l’erreur, que celle-ci
soit d’ordre juridique ou qu’elle relève d’une correction du
dosage de la peine.

Être juge en première instance fournit néanmoins un confort


paradoxal. Si les juges se disent sans états d’âme devant les
appels qui sont formés contre leurs décisions et se prétendent
non influencés par ce «  risque  », ils n’apprécient pas
nécessairement d’être «  réformés  » (ils semblent, par cette
formulation, s’identifier à leur décision) pour des motifs
juridiques. Les effets de l’appel sur la condamnation sont
cependant présentés de façon contrastée  : l’une prétend que
l’appel amoindrit généralement les peines, l’autre le présente
au contraire comme un risque sérieux de leur aggravation.
Mais ici encore, la distinction entre contentieux financiers et
délinquance commune se marque  : un choix rationnel peut
favoriser le recours à la procédure d’appel par les justiciables
condamnés en matière financière. En effet, «  il y a parfois des
questions très délicates sur le plan juridique qui sont discutées ;
et parfois à ce niveau-là, ils vont en appel. Parfois c’est un gain
de temps aussi parce qu’on est très limite au niveau du délai
[raisonnable]. Il y a pas mal de calculs qui se font, on est noyés
dans les conclusions… Les juges d’appel sont encore plus
“juridiques”, et ça risque de passer… Donc je pense qu’il y a un
petit calcul qui peut être fait, mais avec toujours le risque que
les peines soient alourdies » (Acadie, 84).

La stylisation et le péril
La confrontation au corps du prévenu, son innocence présumée
et la division du travail entre première et seconde instances,
constituent trois ressorts permettant aux juges de franchir
l’espace vide de la condamnation. Nicolas Herpin critique les
formules spiritualistes des magistrats qui rationnalisent leurs
pratiques en faisant appel à leur honneur ou à leur conscience.
Il écrit que « la juste peine fait intervenir une discipline dont les
principes sont suffisamment précis pour qu’ils se distinguent de
la loi […].  La pratique de la justice pénale est non pas illégale
mais a-légale  » (Herpin, 1977, p.  75). L’auteur insiste sur la
nécessité du rituel, des courbettes et de l’étiquette, et explique
cette nécessité par le fait que la justice produit «  un service
négatif » : « sa prestation se fait au détriment de celui à qui elle
s’adresse ». Certes le rituel persiste, mais il a perdu son lustre. Il
est moins affaire de décorum et d’étiquette que de style
d’action, même si cette action peut être dépourvue de style (au
sens esthétique du terme). Le rituel est un certain type de
répétition, qui relève de la stylisation (Boltanski, 2009, p.  127).
«  Un trait pertinent de la ritualisation consiste en effet à faire
prévaloir des exigences relatives à la manière de faire (ou de
dire) sur la prise en compte des conséquences fonctionnelles de
ce qui est fait (ou dit)  » (ibid., p.  126). À cet égard, «  la
ritualisation dévoile […] son intention objective, qui est d’abolir
la distance qui sépare toujours, dans les occasions ordinaires de
la vie, la situation type de la situation occurrence et, par
conséquent, de faire comme si elles pouvaient coïncider dans
un acte synthétique par l’intermédiaire duquel formes
symboliques et états de choses se trouveraient superposés de
façon indissoluble. Cela à condition, toutefois, de fermer les
yeux sur les effets de sélection de certains traits, jugés
pertinents, au détriment d’autres traits, rejetés comme
accessoires, qu’opère nécessairement la stylisation  » (ibid.,
p. 127). Il faut reconnaître que le rituel commence avec la loi :
la définition légale des comportements relève de cette sélection
de traits et de la stylisation de cette sélection, dans une
formulation proprement juridique. Le travail du juge, réalisé en
public, «  assure la coordination des acteurs et des spectateurs
dans un même cours d’action  […]  plongés ensemble dans la
certitude que ce qui est, est vraiment, de façon incontestable et
souvent […] de façon définitive  » (ibid., p.  127). Si l’activité
pénale distribue un «  service négatif  », il importe aux
distributeurs que sa négativité soit occultée au profit de son
style, épurant le jugement sur base de quelques traits construits
dans le dossier et confirmés à l’audience.

Le corps du prévenu souscrit-il ou non à la stylisation exigée ?


Montre-t-il sa concordance avec l’image donnée de lui par le
dossier  ? Un doute permet-il d’échapper à la distribution du
« service négatif » au point de « sauver » le juge ? La division du
travail à laquelle contribue le recours (même s’il est peu
probable) assure-t-elle au contraire le confort d’une telle
distribution ? Peut-être. Indiana Jones doit faire le premier pas.
L’ethos de la justification : les trois
conditions morales d’une
condamnation

«  […] la plupart d’entre nous, je le soupçonne, font le


contraire  : nous prenons une décision instinctive, puis
construisons un raisonnement afin de l’étayer et de la
justifier. Et appelons le résultat “bon sens”. »

Julian Barnes, Une fille, qui danse

Le travail du juge consiste fondamentalement et


transversalement en une opération de justification. Au terme de
l’analyse des entretiens menés avec les magistrats, on perçoit
les dimensions d’un ethos, déjà évoqué plusieurs fois, mais dont
la définition et la présentation ont été repoussées jusqu’ici.
Lalive d’Epinay (1990, p. 39) s’appuie sur Weber pour rappeler
que « l’action humaine est du sens mis en œuvre par un sujet ».
Entre les ressources dont un acteur dispose (et l’on pense ici
aux ressources normatives institutionnelles, organisationnelles
et professionnelles) et son action, intervient un système de
significations. Le travail pénal est une activité qui présente une
exigence de motivation institutionnellement (légalement)
soutenue, mais, plus largement, on constate que la justification
de l’action est contenue dans l’action elle-même. Le juge est
chargé de traiter des événements, dans le respect de la loi dont
il est formellement garant. Ce traitement, visant la
condamnation (ou non) d’un prévenu, exige une opération de
déchiffrage, dont Lalive d’Epinay indique les quatre facettes  :
cognitive (l’événement doit être identifié, ramené à une
catégorie répertoriée)  ; évaluative (l’événement reçoit une
valeur)  ; projective (des attentes sont placées dans le
«  traitement  » pénal de l’événement)  ; et sélective (le juge
sélectionne les ressources de réaction à l’événement). Lorsque
les juges sont appelés à rendre compte de leur pratique, à
l’occasion d’un entretien de recherche qui s’intéresse à ce que
condamner veut dire, ils exposent les opérations de cognition,
d’évaluation, de projection et de sélection qu’exige leur activité
professionnelle. Rien ne dit que ces opérations sont effectives
dans la pratique quotidienne  : l’ethos est «  l’ensemble des
croyances, valeurs, normes et modèles » (Lalive d’Epinay, 1990,
p.  40) qui oriente l’activité ou la représentation qui en est
donnée. Il va de soi que la loi pénale oriente cette pratique –
dont le juge est l’otage consentant (Fermon et Panier, 2014,
p. 44) – en telle manière qu’il serait inadéquat de la considérer
comme instinctive, à l’instar de la suggestion de Julian Barnes.
Il va de soi cependant que la loi ne joue pas un rôle exclusif
dans l’orientation. Quel est donc le « bon sens » du juge ?

Si l’on peut qualifier de morale la sociologie imprégnant les


propos synthétiques qui vont suivre, il faut bien la distinguer de
la morale elle-même. Pour ce faire, rien de tel que de citer le
délicieux et regretté moraliste qu’était Philippe Toussaint. Ce
chroniqueur judiciaire écrit  : «  Il est insupportable pour un
magistrat qui n’est pas une brute de savoir dans quels
pourrissoirs il envoie ceux qu’il condamne. Il est insupportable
de constater qu’on ne dispose d’aucun moyen juridique et
matériel apte à donner un sens à la répression  » (Toussaint,
1995). Ces deux petites phrases sont pédagogiquement très
utiles. La première permet de distinguer la morale et la
sociologie morale  : pour le chercheur, aucun magistrat n’est
une brute, même s’il lui est supportable d’envoyer dans une
prison (que le mot pourrissoir disqualifie) ceux qu’il condamne.
L’analyse des propos des juges ne sert aucunement à les
qualifier moralement, mais bien à comprendre les registres de
justification de leur action (leurs motifs), dès lors que – comme
le signifie justement la seconde phrase de Philippe Toussaint –
les moyens juridiques, s’ils fournissent la légitimité nécessaire à
l’action de condamner, ne lui donnent pas sa signification, que
seules des modalités extrajuridiques de justification
(rassemblées sous le concept d’ethos) peuvent asseoir.

L’ethos est en quelque sorte restitué par la justification, incluse


dans la pratique, susceptible de rendre compte des arbitrages
entre normes d’action que comporte l’art de condamner. Cet art
contient ses propres ressources plus ou moins contraignantes,
mais il consiste aussi à composer des arrangements justifiables
entre les ressources normatives diverses et passablement
contradictoires qui sont mobilisées dans l’action. Les opérations
hautement symboliques comme la justice sont
institutionnellement normées (la loi s’en empare et des valeurs
y sont inscrites) ; elles sont aussi organisées en ce sens que les
agences qui y contribuent se voient allouer des moyens et des
outils de mesure de performance ou de contrôle, et se voient
équiper de normes «  secondaires  » de fonctionnement interne
et de communication entre elles  ; elles sont enfin «  activées  »
par des êtres de chair qui développent la culture de leur
profession dont la construction doit à « une formation qu’ils ont
reçue, à une idée qu’ils se font de leur action et à une routine
qui s’impose à eux  » (Fassin et coll., 2013, p.  19). Seule l’idée
qu’ils se font de leur action occupe ces lignes. C’est dans la
construction originale et peu orthodoxe du travail que peut se
lire la façon dont se fait et se rend la justice pénale ; le travail
(celui qui est représenté ici sous le nom de condamnation)
construit un arrangement entre des normes passablement
contradictoires  : la norme institutionnelle qui présente certes
un énoncé, mais dont l’énonciation impérative est essentielle.
Cette énonciation peut être identifiée par certains comme seule
composante de l’ethos professionnel (le juge est l’otage de la
loi), mais des tensions déniées surgissent vite  ; la norme
organisationnelle – notamment celle de la productivité qui pèse
de plus en plus lourd (Fermon et Panier, 2014, p.  48 et suiv.)  –
porte de nombreux coups de griffe à la norme institutionnelle ;
la composante routinière de la profession peut aussi grincer
dans ses rapports aux deux autres registres normatifs. Ainsi,
l’institution pénale met le juge en position indépendante et
tierce  ; l’organisation (systémique) de l’action pénale met le
juge en position passive, chargé de la critique d’un dossier
construit par des acteurs qui le précèdent, dont le core business
est l’enregistrement, l’enquête, la qualification et la poursuite,
et qui s’appuient sur d’autres normes que celles avec lesquelles
le juge doit composer  ; la profession pénale, on l’a vu, met le
juge en situation d’ignorance et d’irritation à l’égard des
agences de l’amont et de l’aval de son propre office, autant qu’à
l’égard des situations sociales des justiciables.

Il y a lieu d’emprunter ici un enseignement de La condition


fœtale de Boltanski (2004) pour l’exporter en dehors de son
champ d’observation. L’auteur suggère que l’élaboration d’un
compromis –  issue du traitement d’un problème public  –
«  résulte toujours de la recherche d’un bien commun faisant
référence à plusieurs mondes afin d’éviter l’épreuve de force »
(cité par Nachi, 2006, p.  201). Mais le compromis entre les
normes ne peut pas toujours être retenu si l’on ne découvre pas
un bien supérieur. Les normes institutionnelles prétendent,
dans la rationalité qui les promeut, contenir le bien supérieur
dont le juge serait le représentant  : à ce titre, il est censé
(institutionnellement) ne participer qu’à une cité.

Mais le recours aux trois registres de normativité avec lesquels


les juges composent permet de structurer ici l’allusion faite à
plusieurs reprises au travail de justification, révélant un ethos
du moindre mal.

La justification formelle de la décision


ou la confirmation

«  K  : C’est pas si facile que ça à raconter, ma version de


l’histoire.
P : Pourquoi ?

K  : J’ai du mal à savoir où ça commence et où ça finit. Si


même ça finit. Ton histoire, quand c’est la version des
autres, c’est facile. La version des flics, des avocats, des
juges, et même celle de ta mère. Ils peuvent bien choisir
l’endroit où elle commence, ton histoire, et dire où elle
mène, parce qu’ils étaient pas vraiment là quand elle a
commencé. »

Russell Banks, Lointain souvenir de la peau

La justification dispose d’une signification « classique », au sens


où la décision des magistrats correctionnels doit être justifiable
au regard des critères possibles de sanction juridique de la
décision. Autrement dit, il s’agit aussi pour le juge de produire
une décision juridiquement fondée, accountable, motivée. Quoi
qu’il en soit du mode de construction narrative d’éléments
sélectionnés routinièrement par le ministère public, par
l’avocat, ou maladroitement par le prévenu, la condamnation
confirme juridiquement les étapes antérieures de traitement
des dossiers, et elle se doit d’être elle-même confirmée en cas
d’appel.

La version théologique de la justification, entendue comme la


transformation divinement opérée du pécheur injuste en
serviteur juste de Dieu, semble adéquatement mobilisable. Le
jugement sera de la loi en acte, «  justifiant  » le juge, le
restituant, par la forme de l’acte et par l’irréprochabilité
juridique de l’analyse qu’il contient, à l’être institutionnel sans
corps qu’il a incarné «  humainement  » à l’audience. La
justification n’est donc pas ici celle du pécheur que serait le
prévenu, mais bien celle du juge, qui, être incarné, est
institutionnellement justifié. Si l’on accepte l’homologie, on dira
que la doctrine de la justification du juge (par la loi) exprime à
la fois l’exigence radicale de la loi à l’égard du juge et le salut
radical que la loi lui accorde également. Nous avons donc
affaire à une justification circulaire : le juge est justifié par la loi
qui est justifiée par le juge.

Ainsi, la motivation des jugements est la voie juridiquement


organisée pour permettre au pouvoir du juge «  de s’exercer
dans des formes acceptables  » (Casadamont et Poncela, 2004,
p. 131). Elle confirme le plus souvent la qualification assurée par
le ministère public ou par la juridiction d’instruction. Une
condamnation qui tient suppose cependant une justification qui
aille bien au-delà de ces modes formels et circulaires de
confirmation réciproque de la loi et de sa mobilisation.

La justification typographique de la
culpabilité ou la convenance

Le deuxième sens de la justification s’accorde à son acception


typographique  : celle de l’alignement. L’alignement caractérise
l’activité car elle vise la production d’un récit lissé, alignant les
données du dossier et les informations fournies à l’audience.
Françoise Vanhamme (2009) a montré de façon exemplaire et
détaillée comment chacun des acteurs du procès met en œuvre
son script d’un scénario convenu. Le juge comme la défense
(professionnelle ou profane) «  répondent de par leur position
respective au parquet qui se retrouve […] au centre du
processus ». Quels que soient les éléments de contexte, un texte
s’écrit progressivement à l’audience, qui consiste en la
justification du texte de la partie poursuivante, écrit dans le
dossier et joué à l’audience. Ce texte se doit de subir quelques
alignements tentés par la défense, par la partie civile et par la
partie requérante. Roland Cuer, magistrat français, interviewé
sur France Culture [3] , rend compte de la méthode. Le dossier
est lu avant l’audience et fournit une première perception. À
l’audience, il ne faut pas avoir peur de la (mal nommée)
subjectivité. « Bien sûr que j’ai une idée à l’issue de la lecture du
dossier, puis je vais écouter trois récits qui ont tous leur
cohérence (victime, auteur, procureur). En délibéré, ma lecture
du dossier est modifiée par l’expérience des visages, par la
cohérence des trois récits. » Ces trois récits sont le plus souvent
le fruit d’une écriture professionnelle, et les visages sont tout
aussi souvent désingularisés par la mise en scène du procès.
L’alignement peut être pensé à l’instar de la justification de
l’écriture que permettent les logiciels de traitement de texte : un
texte est justifié lorsque l’alignement est assuré tant à droite
qu’à gauche. Le texte présenté par le substitut propose un
premier alignement dont la valeur n’est, le plus souvent,
contestée qu’à la marge. Ce texte est le guide des interactions
d’audience, qui, même s’il subit des coupes ou des
contradictions significatives, reste le modèle sur lequel
viendront se greffer des questions, des contestations ou des
aménagements, dont l’efficacité «  consensuelle  » visera
l’alignement à gauche et à droite d’un texte pour lequel la
cohérence formelle doit être atteinte.

La possibilité de forcer des compromis entre différents biens


apparaît dans le principe du contradictoire. Les plaignants, la
défense du prévenu et le magistrat du parquet n’ont pas la
même conception de la grandeur engagée dans la situation en
procès. Mais le juge n’est pas l’arbitre de ces grandeurs
concurrentes : il est l’instance de confirmation de la légalité du
processus qui a transformé une situation problématique en une
qualification pénale, et un de ses protagonistes en prévenu. Si
l’acquittement est sans douleur, ou même satisfaisant,
produisant une convenance maximale pour certains juges, c’est
parce que les trois registres de normes (institutionnelles,
organisationnelles et professionnelles) convergent : le principe
institutionnel qui fait la grandeur du juge (le doute profite à
l’accusé) s’y trouve associé à son droit de sanctionner le
système dont il est le rouage de confirmation (en invalidant les
pratiques antérieures à sa saisine) et au caractère
professionnellement accidentel de l’acquittement  : la routine
professionnelle, mise en défaut, se crée par la répétition
massive de la confirmation. Une magistrate témoigne ainsi de
son rapport intime de rivalité avec les avocats, de sa propension
à chercher la faute dans les positions des autres acteurs de
l’audience et de son plaisir à la trouver : « sinon on a travaillé
pour rien » (Odessa, 22).
Mais hors du cas à la fois exemplaire et exceptionnel de
l’acquittement, la justification «  typographique  » n’est pas
toujours simple. L’esthétique du texte aligné n’est pas toujours
immédiate. Prenons un autre cas exemplaire bien que sans
doute exceptionnel (rapporté par Marjane, 200)  : celui qui n’a
pu être traité que par la construction de deux «  textes de
jugement  » contradictoires. Le tribunal, composé en
l’occurrence de trois juges, a préparé sa décision en s’équipant
de deux versions contradictoires du jugement, l’une aboutissant
à la culpabilité et à la condamnation, l’autre aboutissant à
l’acquittement. La lecture des deux textes a permis au collège
de juges de choisir celui «  qui se tenait le mieux  ». Odessa
souligne aussi en ce sens –  reproduisant un rapport de
soumission de l’auteur (ici le juge) au texte (ici le jugement)  –
que c’est la motivation qui doit convaincre son auteur : « Quand
la décision sur la culpabilité est prise, si elle est bien motivée, le
juge est en paix avec lui-même. Il est convaincu par le
raisonnement qu’il a mis en place. C’est très rare qu’il revienne
sur sa décision après  : la motivation est structurée et a
convaincu son auteur » (Odessa, 108).

La figure de la justification présentée ici –  l’alignement  –


présente un aspect proprement systémique  : le juge, dans la
procédure, est orienté par la construction du dossier et cherche
aussi à aligner ce dernier avec le corps du prévenu. Mais elle
présente aussi un aspect qualifiable d’esthétique, dont Leibniz
dans son Essai de théodicée (cité par William James, 2007,
p. 100) a présenté le sens, sous le nom de convenance. Leibniz
parle d’une justice punitive fondée sur un principe de
convenance « qui contente non seulement l’offensé mais encore
les sages qui la voient : comme une belle musique ou bien une
bonne architecture contente les esprits bien faits ».

La participation de tous à cet alignement est attendue. Le


prévenu est avant tout un être infractionnel, issu d’un dossier.
Sous la pression de contraintes organisationnelles (le nombre
de dossiers à traiter en une audience et, bientôt, la productivité
mesurable attendue du tribunal) et sous le contrôle des
habitudes professionnelles des acteurs dont les dispositions
sont routinières, l’évaluation du justiciable à partir du dossier
s’opère par la sélection d’éléments pertinents pour produire cet
alignement. Lorsque le prévenu se présente seul à l’audience, il
est souvent interrompu dans ses prétentions à alimenter
l’évaluation avec des éléments non significatifs ; les ressources
qu’il sélectionne pour se faire entendre du juge sont rarement
pertinentes. Rarement aussi, le juge peut rester à l’écoute de tels
éléments et en inférer une sélection inattendue. Le justiciable,
qui à l’audience de procédure accélérée apporte avec lui
l’énorme classeur dans lequel il a rangé les preuves de sa
recherche d’emploi, devait présenter ces documents à un
travailleur social en justice  ; pourtant la présidente de la
chambre a accepté qu’il le lui soumette et l’a symboliquement
consulté pendant l’audience. Dans ce cas, le justiciable apporte
une information sélectionnée avec pertinence (le rapport au
travail est interrogé par le tribunal), mais l’information se
trompe d’adresse.
La justification morale de la peine ou le
moindre mal

Acadie se demande parfois de quel droit elle juge, laissant


entendre que le droit constitutionnel, le droit pénal et de la
procédure pénale belge (qui, tous ensemble, la justifient
formellement) ne suffisent pas. Un autre «  droit  » doit être
mobilisé. Des interpellations amicales l’invitent à se poser cette
question  : «  Mais comment tu peux faire ce métier  ?  » Un
substitut lui dit qu’il  ne pourrait pas être à sa place  :
«  Condamner, ce ne serait pas mon truc  ! Je pense que la
responsabilité de la décision me serait difficile ; faire l’enquête,
requérir, oui, mais assumer la responsabilité de la
condamnation, non » (Acadie, 561).

La métaphore de l’alignement typographique ne vaut que pour


la «  première étape  » formelle du jugement pénal. Mais
lorsqu’on se tourne vers la deuxième étape, celle du choix de la
peine, le gouffre de la condamnation s’ouvre à nouveaux frais.
L’alignement n’est pas que le produit de la surdétermination du
récit du parquet. L’alignement évoqué jusqu’ici peut être vu
comme syntagmatique  : l’ordre des mots du texte doit être
confirmé. L’opération de justification demande encore un
alignement (qu’on peut qualifier de paradigmatique) entre
deux composantes qu’aucune commune mesure ne rassemble.
Il s’agit, sous le couvert de la confirmation de la qualification
des faits et de la mise en conformité d’une évaluation de la
«  personnalité  » avec les faits, de produire une image
«  justifiée  » du jugement (des faits) et de la condamnation (de
leur auteur). Il s’agit ainsi de produire une cohérence entre des
signifiants et des impressions syntagmatiquement différents : la
description des faits et les preuves rassemblées dans le dossier,
l’attitude du prévenu, sa sincérité stratégique, le réquisitoire,
les propos éventuels de la défense.

Soda exprime ce troisième versant de l’ethos du juge d’une


phrase brève  : «  Condamner quelqu’un… je dirais le plus
justement possible et le moins sévèrement possible » (Soda, 71).
L’on passe alors de la justification typographique, indexée à la
confirmation ou au redressement des pratiques antérieures de
constitution du dossier, à un autre régime de moralité, soumis à
la double menace de la répulsion qu’inspire souvent la prison et
de l’arbitraire qu’implique le choix du quantum de la peine.
Seule la prison condamne vraiment et, désignée par beaucoup
comme le seul visage violent et définitif de leur office (détaché
de sa construction systémique), elle ne serait choisie qu’à défaut
d’autre possibilité. Le quantum de la peine, qualifié d’arbitraire
par certains, ne peut trouver de justification « typographique »
dans l’ordre des grandeurs mobilisables à la première étape. Le
principe de proportionnalité, par exemple, compare des
grandeurs échelonnées entre sévérité et gravité, extensibles à
souhait  ; la ressource de la collégialité compare des grandeurs
historiques, fédérées sous le nom de jurisprudence. Quelle que
soit la motivation de la peine restituée par le jugement, la
charge de la justification est mise à mal.
« Je parle d’envoyer quelqu’un en prison, pas de le condamner
à une peine de travail, ça c’est… Mais condamner quelqu’un à
une peine de prison… » (Soda, 76). L’ethos du moindre mal n’est
pas une logique. Il n’est pas non plus une éthique. Il n’indique
pas non plus une nouvelle pénologie, comme pourraient le
laisser entendre certains  : «  Après que les grandes machines
théoriques se sont brisées, le dernier mot d’ordre consiste à
faire le moins mal possible et donc à enfermer le moins
possible  » (Garapon et coll., 2001, p.  167). L’ethos du moindre
mal ne relève pas d’un mot d’ordre, mais d’une résistance à la
contradiction entre un mot d’ordre « politiquement correct » au
regard des droits de l’homme et d’un humanisme diffus, et un
mot d’ordre «  populistement correct  » au regard du
développement de politiques criminelles musclées et de la
décomplexion contemporaine de la doctrine de la moindre
éligibilité (Kaminski, 2010b). Cet ethos soutient des
arrangements «  ne nécessitant pas la référence à un bien
commun et échappant à tout impératif de justification » (Nachi,
2006, p.  202) au regard d’un critère absolu. Tout mal peut être
présenté comme moindre, du moment qu’on se situe en-dessous
du mal historique adopté comme limite indépassable. Si la
peine de mort pouvait encore être légalement appliquée, un
juge susceptible de la prononcer pourrait déplacer le curseur
sur lequel s’appuie l’ethos du moindre mal  : sélectionner la
peine de prison à perpétuité pourrait apparaître dans ce
contexte imaginaire comme une pratique ne relevant pas de la
«  condamnation  ». On repensera ici à la valeur heuristique
(pour la compréhension de l’ethos du moindre mal) de la
doctrine de la sévérité maximale et à la flexibilité infinie du
concept de proportionnalité (Pires, 1998, p. 53-81). Deux clés de
l’analyse peuvent être proposées  : en vertu de la première, les
juges travaillent à la justification des compromis normatifs
qu’ils opèrent dans leur pratique quotidienne ; selon la seconde,
la justification relève paradoxalement, dans sa présentation
langagière, du moindre mal, lorsque, devant la supériorité
incontournable de la loi, devant la puissance indéniable du
dossier, il ne reste plus, en quelque sorte, qu’à choisir la peine.
L’aveu est implicitement fait que la loi organise la distribution
d’un mal indexé à un bien public (la sécurité, la protection des
droits, la justice, la paix sociale) et que le rôle du juge est, à la
suite de cet aveu implicite, de trouver, non pas la formule du
juste mal mais celle du moindre mal. Leibniz, cité plus haut,
refuse toute justification du choix d’une peine en le rabattant
sur le rapport de convenance qu’elle inspire. Il continue son
propos : « C’est ainsi que les peines des damnés continuent, lors
même qu’elles ne servent plus à détourner du mal  » (cité par
James, 2007, p. 100). Non, Leibniz se trompe ou n’a plus raison.
Le moindre mal opère par défaut de convenance.

L’ethos du moindre mal opère sous un double aspect  : la


restriction de sens du «  mal de peine  » à la prison et la
mobilisation d’une série d’indicateurs que l’on peut rappeler
synthétiquement ici  : l’état de nécessité dans lequel le juge se
trouve (le caractère obligatoire de l’exercice de sa mission), le
témoignage d’une résistance à cette nécessité par la sélection de
peines qui dissolvent le sentiment de condamner, et la mise en
cause ambiguë des politiques publiques qui, en amont (telles les
inflexions managériales de la justice) comme en aval (telle la
non-exécution de certaines peines), indignent les magistrats
autant qu’elles les déculpabilisent.

L’ethos du moindre mal apparaît singulièrement comme le


revers pragmatique de l’institution du consensus de la
rationalité pénale moderne, déconstruite par Alvaro Pires
(1998, p.  3-51), et que l’on peut présenter synthétiquement en
deux traits centraux. Ces traits sont communs à toutes les
théories de la peine et, en quelque sorte, transcendent toute
posture idéologique différentielle relative aux objectifs
attribués à la peine. Premier trait : la punition ou l’intervention
pénale relève de l’obligation (et non d’une autorisation).
Incontestablement, les juges ne peuvent échapper à la mission
institutionnelle qui leur est confiée. Second trait  : la «  vraie  »
peine est une peine sévère, afflictive et/ou produisant une
forme d’exclusion sociale. La réduction à laquelle procèdent les
magistrats est l’actualisation de ce deuxième trait, moralement
déroutant, de la rationalité pénale moderne. Margarida Garcia
ajoute que ces «  idées fédératrices de toutes les théories de la
peine de la première modernité empêcheraient le système de
droit criminel de se concevoir autrement que dans l’hostilité et
[…] d’évoluer dans la façon de penser ses modes
d’intervention  » (Garcia, 2011, p.  428)  ; outre l’hostilité, on
ajoutera la négativité, l’abstraction et l’atomisme. De la
rationalité pénale on retiendra en effet qu’elle est  : «  Hostile,
parce qu’on représente le déviant comme un ennemi du groupe
tout entier et parce qu’on veut établir une sorte d’équivalence
nécessaire, voire ontologique, entre la valeur du bien offensé et
l’affliction à produire chez le déviant. Abstraite, parce que le
mal (concret) causé par la peine est reconnu mais conçu comme
devant causer un bien moral immatériel (“rétablir la justice par
la souffrance”, “renforcer la moralité des gens honnêtes”, etc.)
ou encore un bien pratique invisible et futur (la dissuasion).
Négative, puisque [les théories de la peine] excluent toute autre
sanction visant à réaffirmer le droit par une action positive (le
dédommagement, etc.) et stipulent que seul le mal concret et
immédiat causé au déviant peut produire un bien-être pour le
groupe ou réaffirmer la valeur de la norme. Et enfin, atomiste,
parce que la peine – dans la meilleure des hypothèses – n’a pas
à se préoccuper des liens sociaux concrets entre les personnes
sauf d’une façon tout à fait secondaire et accessoire » (Pires et
coll., 2001, p. 198).

Les éléments de la rationalité pénale moderne joueraient donc


un rôle clé «  dans l’impossibilité d’instituer des réformes
significatives  » (Garcia, 2011, p.  428), mais aussi dans
l’inaccessibilité de la détermination de la peine par les juges à
toute justification formelle (confirmation) ou esthétique
(convenance). L’ethos du moindre mal est en quelque sorte la
façon dont des juges se défendent d’incarner l’hostilité,
l’abstraction, la négativité et l’atomisme de la rationalité pénale,
tout en y contribuant systémiquement.

Il peut encore être rattaché à un autre aspect de l’empire de la


justification auquel son action est «  condamnée  »  : la
neutralisation. Quelle que soit la nature de l’analyse que l’on
fait de la dimension tragique de la justice, les mots de Christine
Matray sont empreints d’une justesse qu’elle n’a peut-être pas
soupçonnée  : la justice est «  condamnée à une quête
permanente et tragique de sens, de référence et d’équité qui ne
sera jamais parfaitement satisfaite  ». Elle «  sera dès lors
indéfiniment coupable et décevante aux yeux de ceux qu’elle
laisse inassouvis dans une exigence primordiale d’absolu  »
(Matray, 1997, p. 25, je souligne). Le malaise des juges devant la
consigne d’entretien peut, sous certaines de ses manifestations,
être entendu comme l’épreuve par laquelle ils tentent, comme
représentants de la justice, de neutraliser la culpabilité à
laquelle ils sont condamnés. C’est sans doute sous l’effet de cette
épreuve que Denis Salas (2014), ancien magistrat français et
enseignant à l’École nationale de la magistrature, se sent en
droit de souligner – dans une formule suspecte d’anoblissement
moral – que l’acte de juger suppose la vertu du courage.

Il reste que la vertu peut être aidée, soutenue, sinon neutralisée,


par quelques béquilles fragiles. Des entretiens menés avec de
jeunes délinquants ont montré, il y a bien longtemps déjà,
comment les jeunes en question « apprennent la délinquance »
également dans leurs contacts avec la justice. David Matza, dans
Delinquency and Drift (1964), soutient que « plus un individu est
en contact avec une institution chargée de faire appliquer la loi,
plus il est en position de minimiser la force morale de la loi.
C’est pourquoi le processus de neutralisation est tissé dans la
trame du système légal lui-même ». Pour cette raison, les juges
semblent procéder de la même manière que les délinquants,
malgré la légitimité de leurs pratiques. Ils n’ont pas, sur un plan
institutionnel, à se justifier ou à neutraliser les effets moraux de
leurs pratiques  : celles-ci sont légitimes. Mais lorsqu’on leur
demande ce qu’est condamner, interviennent dans leurs
réponses de nombreuses propositions comparables aux formes
de neutralisation relevées chez les jeunes délinquants (Sikes et
Matza, 1957). Ces formes se déclinent comme suit. Le déni de
responsabilité  : le contexte du métier (la loi), le système,
l’inscription du travail dans son amont et dans son aval,
expliquent et excusent les pratiques «  obligées  » des juges  ; le
déni de la faute  : la condamnation (comme acte) est anodine,
bénigne, ne préjudiciant que faiblement sa « victime » ; le déni
de la victime : le condamné n’en est pas vraiment un, puisqu’il
subit une forme juste, méritée de réaction ; la condamnation de
ceux qui condamnent  : sont ici visés les acteurs politiques,
lorsqu’ils votent des lois injustes et les acteurs, parfois
«  hypocrites  », des poursuites pénales  ; l’appel à des loyautés
supérieures  : le légalisme est parfois mâtiné d’un loyalisme
renvoyant à des valeurs grâce auxquelles les critères sociaux de
division du monde (ceux que la loi respecte) sont non
seulement reconduits mais aussi soutenus.

L’illégalité du crime et la légalité de sa condamnation ne


suffisent pas à troubler le sommeil des uns et à offrir le
sommeil du juste aux autres. Les deux comportements sont
problématiques et cherchent tous deux leur légitimité sociale et
culturelle qu’un ethos indique. Les techniques de neutralisation
appartiennent à cet ethos et trouvent leur effectivité dans toute
posture réflexive sur une pratique dont la légitimité est
partiellement défaillante. Qu’elle soit juridiquement légitime ou
non importe peu. Ces mécanismes de neutralisation trouvent
leur voie et leur voix dans le cadre d’une interaction entre le
chercheur et ses interlocuteurs. De cette interaction, l’identité
du chercheur ne sort pas indemne. Par leur effort de
justification, dont les dimensions ont été dépliées dans ces
pages, les magistrats auront aussi signifié que le chercheur était
leur juge.

Notes du chapitre

[1]  ↑  Message (par exemple, sur un forum) dont le caractère est susceptible de
provoquer des polémiques.

[2]  ↑  Libertarianisme  : doctrine qui promeut la liberté individuelle dans les


échanges économiques et dans les rapports sociaux et politiques.

[3] ↑  Le bien Commun, 2 juillet 2011.


5. Conclusion. Ce que condamner
veut dire

« Ce qui est intéressant, c’est le fait que Lee Masters juge
le monde comme un lieu où chacun tire de son
expérience sa propre condamnation ou sa propre
justification. »

Cesare Pavese, Le métier de vivre, 22 juin 1938 (à


propos de Spoon River Anthology)

C ondamner est un verbe. À ce titre, il représente une


activité. Des rationalités multiples tentent d’en représenter
la signification. L’objet de ce chapitre est de tenter de définir le
mot et de donner sens à l’activité, non seulement au regard de
résultats de recherche parmi lesquels ceux qui ont été
présentés dans le chapitre précédent, mais aussi au regard de
son inscription dans la théorisation des pratiques pénales
proposée dans les trois premiers chapitres. Il faut encore attirer
l’attention du lecteur sur le sens du mot conclusion qui figure
dans le titre de ce chapitre. Il s’agit certes de conclure cet
ouvrage –  adresser une proposition finale caractérisant la
dernière partie d’un discours ou d’un raisonnement  –, mais il
s’agit aussi, réflexivement, de faire miroiter la dimension
conclusive de l’activité pénale qu’emporte la condamnation.
Le mot condamner

Les dictionnaires historiques de la langue française ne font pas


la distinction méthodologique que la plupart des juges (et des
manuels) opèrent entre l’établissement des faits et le prononcé
d’une peine. Ainsi, le mot signifie en premier lieu «  déclarer
coupable et soumettre à une peine » (Von Wartburg, 1946 ; Rey,
2010), définition joignant les deux opérations. On trouve donc,
jusque dans le dictionnaire, l’intuition selon laquelle
condamner est une conjonction (« et »), le travail du juge étant
d’en assurer l’actualisation dans chaque affaire qui lui est
soumise. Le sens de «  blâmer  » apparaît en droit pénal vers
1120. Puis celui de «  forcer à quelque chose de pénible  ».
L’association des deux derniers sens recoupe la conjonction de
la première définition, tout en la généralisant hors de la sphère
judiciaire. Mais le mot signifie aussi «  rendre inutilisable  ». À
partir du XIVe siècle, une ouverture, un lieu, une viande ou un
vaisseau peuvent être, en ce sens, condamnés ; un passage est,
par ce mot, rendu impraticable (Rey, 2010) ou mis hors service
(Von Wartburg, 1946). Mais condamner sa porte signifie aussi
qu’on ne recevra plus personne chez soi.

La racine « dam » appartient à la famille du mot latin damnum,


qui signifie détriment, dommage, punition, lui-même issu d’un
mot (daps) qui signifiait le sacrifice offert aux dieux ou le
banquet sacré (Picoche, 1979), et qui désignait « à l’origine une
punition ou une compensation rituelle n’ayant pas le caractère
pécuniaire qui apparaît dans le mot poena, plus tardif » (ibid.).
Au Xe siècle, « damner » s’applique au renvoi vers les peines de
l’enfer, condamner apparaissant au XIIe siècle comme une
altération de l’ancien français condemner. La damnation est
limitée à son sens religieux (condamnation prononcée par Dieu
après la mort), «  le sens juridique étant réservé à
condamnation » (Rey, 2010). Cependant, les personnes soumises
à ces deux sphères de justice (les damnés et les condamnés) ne
sont pas assimilables. Jankélévitch compare l’enfer et les peines
terrestres qui, au-delà de la différence purement catégoriale
entre la sphère divine et la sphère humaine du jugement,
indique sa différence d’intensité et d’orientation. « L’enfer est le
lieu inconcevable de la souffrance éternelle, souffrance infinie,
monstrueuse qui est éthiquement injuste et imméritée, qui est
donc au-delà de tout châtiment, et qui frappe les damnés  ; et
c’est au purgatoire que la tradition a localisé le stage provisoire
non pas des damnés, mais des condamnés, condamnés à la
douleur temporaire du châtiment. Elle nous dit, cette petite
souffrance, dosée et modulée : attendez et prenez votre mal en
patience, puisque rien n’est définitivement perdu  »
(Jankélévitch, 1981, p. 102).

La condemnatio est la sentence ou la peine. L’idée qu’elle


constitue un point de passage est rendue par une étymologie
qui associe inévitablement la cause et l’effet de la pratique
judiciaire  : le mot damnum signifie dommage ou préjudice (et
renvoie donc à l’infraction), damnare signifiant « frapper d’une
amende  ». Condemnare est la spécialisation juridique de
damnare qui relève du vocabulaire ecclésiastique (réprobation,
condamnation aux peines de l’enfer). Le préfixe « con- » n’a pas
la signification collective ou accompagnatrice qu’on lui trouve
dans le mot compagnon par exemple, mais un sens intensif
(comme extra ou hyper). «  Con-  »  est un préfixe, augmentatif,
qui intensifie le sens du mot préfixé, comme dans
«  convalescence  ». De même, conclure ne signifie pas «  fermer
ensemble », mais « bien fermer ». On pourrait donc penser que
condamner signifie «  bien damner  », alors même que la
suggestion de Jankélévitch (1981) nous permet de renverser la
proposition  : damner consisterait à condamner mieux,
définitivement. À moins de considérer que, selon l’ethos du
moindre mal, la petite souffrance du purgatoire pénal améliore
le châtiment éternel.

L’idée même qu’un tourment s’associe à la condamnation se


déduit de l’étymologie du mot acquitter, quitus étant dérivé du
mot quietus, qui signifiait « tranquille » en latin classique (Bloch
et Von Wartburg, 1994). Acquitter apparaît vers 1080 au sens de
«  dispenser de payer  », et acquittement survient au même
moment dans le sens de « délivrance » (ibid.). La délivrance en
question a concerné d’abord celle d’un pays, puis celle d’un
homme que l’on tire d’embarras (Rey, 2010). La spécialisation
juridique du mot acquitter viendra plus tard, d’abord dans le
sens de «  libérer quelqu’un d’une dette  », puis beaucoup plus
tard (1829) dans le sens de «  déclarer non coupable  ». Dans ce
dernier sens, nous dit Rey (2010), on retrouve la ligne des
anciennes significations  : «  affranchir  » et «  pardonner  ».
L’usage du mot acquittement pour désigner la déclaration selon
laquelle une «  personne n’est pas coupable n’est attesté
normalement qu’après 1835 » (Rey, 2010).

Les connotations qui émergent de l’étymologie évoquent


évidemment la punition, mais lui ajoutent une dimension
sacrificielle, sévère (les peines de l’enfer), définitive (condamné
pour la médecine) et excluante. Il est probable que l’histoire du
droit pénal, qui n’a connu longtemps que la peine de mort et le
bannissement (voir Robert, 1997), ait contribué à soutenir, par
les peines qu’il a ensuite privilégiées, de telles connotations.
Aujourd’hui que la peine de mort est abolie (là où elle est
abolie) et que le bannissement a disparu (sauf comme mesure
administrative appliquée, sous d’autres noms, aux étrangers
indésirables) et que la prison reste la peine de référence de la
rationalité pénale, c’est à cette dernière qu’est réservé
l’ensemble des connotations évoquées plus haut.

Les connotations de pérennité et de sévérité de l’acte sont de


fait contenues dans l’étymologie du mot et dans l’histoire de son
usage en français. La condamnation est définitive  : on l’a vu,
condamner une porte, c’est la rendre inutilisable, condamner
un passage, c’est le rendre impraticable  ; par extension
«  médicale  », être condamné, c’est être incurable. Elle ne peut
qu’être sévère : dès 980, on pouvait parler d’un pied condamné
pour dire qu’il était blessé ; une extension de sens datant du XVIe
siècle lui donne l’acception de forcer quelqu’un à faire quelque
chose de pénible. Juger et condamner paraissent, dans le
langage juridique contemporain, liés par un rapport de genre à
espèce  : la condamnation serait une espèce de jugement.
Hannah Arendt oppose cependant le jugement (comme faculté
humaine) à l’argumentation préoccupée par la vérité. «  La
vérité démontrable […] cherche à contraindre l’assentiment par
la démarche d’une preuve coercitive » (Beiner, cité par Arendt,
2003, p.  152). Le jugement est jugement de goût et se veut
persuasif, caractérisé par « l’espoir d’aboutir en fin de compte à
un accord avec l’autre  » (Arendt, 1972, p.  285). La
condamnation emporte la désapprobation et impose une
vérité  : à ce double titre, elle devient sévérité. Le fait
condamnable est en quelque sorte celui qui d’abord tourmente
ou met en colère (selon un premier sens de sévir), puis, dès le
XVIe siècle, «  permet d’exercer une répression avec rigueur  »
(allant jusqu’à la légitimation du sévice). On notera que les
affinités du jugement et de la condamnation ont néanmoins pu
s’observer, au chapitre précédent, dans la justification
typographique (l’alignement esthétique) observable quant à la
détermination de la culpabilité, et dans le souci des juges
d’obtenir l’assentiment du coupable ou dans l’expérience, plus
inattendue, de recevoir son remerciement (voir Kaminski,
2006).

L’action pénale comme épreuve de


justification
«  Elle se prend bien pour une princesse, elle  ! Elle ne se
prend pas pour une princesse. Elle le dit seulement. »

Cynthia Ozick, Le messie de Stockholm

Le procès est une épreuve de justification. Il est question, dans


ce livre, de deux procès au moins, celui que subit, dans un
dispositif institutionnellement conçu, le prévenu devant le juge
correctionnel, et celui que subit le juge correctionnel devant le
chercheur qui lui a posé une question simple, bien
qu’embarrassante.

Si le procès est une épreuve de justification, il serait erroné de


croire que seul le procès se présente comme tel. Chaque
décision prise à chaque étape de l’action pénale, qu’elle ait
valeur juridique de décision ou non, pourrait être soumise au
même diagnostic. Le procès n’est pas le destin obligé de la
commission d’une infraction. D’une part, il faut que celle-ci soit
connue, que son auteur soit identifié et que les opérations de
catégorisation, d’évaluation, de projection faites à l’entrée du
système pénal n’aboutissent pas à la sélection de ressources
alternatives à la pénétration d’une affaire jusqu’au tribunal.
D’autre part, le procès, du point de vue du système comme du
point de vue du justiciable, n’est qu’une étape, décisive certes,
pourtant prolongée de ses conséquences pragmatiques  :
l’exécution de la peine essentiellement et d’autres tourments
que l’on ne peut connaître qu’en étudiant l’expérience pénale
(voir Philippe, 2014). Autrement dit, la conclusion, à laquelle les
juges du siège croient contribuer, comme si leur intervention
constituait un aboutissement, est doublement sujette à caution :
d’autres conclusions sont possibles, issues d’un compromis (en
amont et en aval) entre domination et régulation, dont le
tribunal n’a et n’aura jamais qu’une connaissance réduite,
biaisée ou nulle. Si la condamnation conclut, c’est
probablement dans le sens étroitement juridique de la
conclusion d’un accord ou d’un mariage  : c’est la fin des
négociations, mais ce n’est pas la fin de la trajectoire pénale du
dossier et du condamné.

Un individu, prévenu, se voit confronté à la « grandeur » de son


juge, appelé à rivaliser avec elle ou à s’y soumettre,
sincèrement ou tactiquement. Mais c’est aussi une épreuve
pour le juge lui-même. La justification comme épreuve, même
déniée, transpire tant des postures critiques que des postures
légitimistes. Il est ainsi difficile de souscrire à la représentation
réductionniste que donne Thierry Lévy du travail d’un
mécanicien pour lui comparer celui du juge  : «  L’intervention
du juge ne requiert finalement de lui que le savoir d’un bon
mécanicien » (Lévy, 1979, p. 62). Dans un manifeste du Syndicat
de la magistrature (1974, cité par Herpin, 1977), on
reconnaissait au moins de l’ingéniosité au technicien tout en
mettant adéquatement en exergue la dimension justificatrice
du travail : « La loi n’est pour le juge qu’un outil familier. Dans
un procès il choisit d’abord la solution. Ce n’est que dans un
deuxième temps qu’il cherche dans les textes applicables. Bien
rares sont les cas où il ne trouve pas. L’ingéniosité du technicien
fait merveille. » La pensée légitimiste reconnaît aussi l’épreuve
de justification, mais pour la magnifier et la noyer dans la
sanctification. Ainsi, Maurice Aydelot, alors premier président à
la Cour de cassation, écrit dans Le Monde le 7 janvier 1975 (cité
par Herpin, 1977)  : «  La loi n’est le plus souvent qu’un cadre,
dans lequel le juge doit puiser inspiration ou référence plutôt
que solution. » Jean-Louis Ropers (1966), lyrique : « Le magistrat
transforme le droit en justice [il] n’est donc pas l’exécutant
aveugle de la prescription légale, mais l’interprète d’une
civilisation. »

S’écartant de la pensée critique –  indignée  – et de la pensée


philosophique – légitimante –, la recherche développée dans cet
ouvrage vise à prendre au sérieux ce qu’est une pratique qui,
pour être considérée comme «  application de la loi  », n’en est
pas moins une opération dont la nature dénonce le concept law
in action au profit de celui d’action with law. L’opération de
justification est marquée par trois orientations  : la
confirmation, la convenance et le moindre mal. Elle est aussi
tournée vers différents sujets. Il s’agit de confirmer la
construction d’un dossier établi par d’autres acteurs et de se
voir confirmé par l’appel s’il y a lieu. Il s’agit de convenir à des
acteurs différents (les collègues d’une chambre à trois juges, le
ministère public et le prévenu, la partie préjudiciée si elle est
présente) et selon des enjeux sensiblement différents  : un
risque pressenti d’ordre administratif (le risque d’appel, la non-
exécution de la peine) ou d’ordre social (le risque de récidive,
d’une injustice), en telle manière que le consensus, au moins
apparent, des « adversaires » du procès peut être recherché ou
s’avérer confortable. Il s’agit de sélectionner une peine,
destinée à produire le moindre mal, en vertu d’un ethos qui est
censé traiter les impuissances différenciées des juges devant
des populations pénales socialement tranchées. Évidemment, il
faut le rappeler  : cet empire de la justification apparaît dans le
cadre d’une épreuve spécifique qui consiste à répondre à la
question d’un chercheur.

Nicolas Herpin attire l’attention sur un élément central de son


analyse  : les effets d’inégalité doivent être extraits de toute
logique intentionnelle. Si la distribution des «  faveurs  » et des
condamnations est socialement biaisée, nous n’avons pas
affaire à une justice bourgeoise. La partialité de la justice à
l’égard des prolétaires, des jeunes et des étrangers n’est pas un
effet de l’idéologie des juges, d’une mentalité de classe. Croire à
la justice de classe est une option dangereuse, parce qu’elle
accrédite l’espoir «  que la justice deviendra démocratique le
jour où les juges auront exorcisé leurs préjugés multiformes,
refoulés jusqu’à présent par une longue tradition
d’apolistisme  » (Herpin, 1977, p.  106). Cette option méconnaît
l’existence et l’imbrication des contraintes juridiques,
organisationnelles, professionnelles et sociales. Deux
absolutismes, l’un suggéré par la logique intentionnelle et
l’autre par la rationalité juridique (celui de l’inégalité sociale et
celui de l’égalité formelle), décrivent mal la pratique. Le projet
suivi dans ces lignes a consisté à mettre en valeur le cadre
systémique de l’action pénale, afin de comprendre l’économie
morale des acteurs qui s’y rendent responsables de pratiques. Il
ne s’agissait pas de chercher l’inégalité que le droit occulterait
ou l’égalité que le droit sanctifierait, mais de sortir, autant que
faire se peut, de ce double absolutisme, pour appréhender une
pratique telle qu’elle est justifiée par ceux qui la polissent. Les
absolutismes – celui de l’occultation et celui de la
sanctification  – condamnent la pratique, la rendent
inconsistante, au nom de l’inégalité qu’elle reproduit ou au nom
de la légalité dans laquelle elle se complairait. Une sociologie
morale de la condamnation donne à voir les conditions morales
du travail du juge et tente de déterminer à quelle cité le juge
prétend appartenir lorsqu’il se justifie lui-même, quelle
grandeur (au sens de Boltanski et Thévenot, 1991) il accorde lui-
même à sa pratique.

Il reste que, bien qu’elle exige des opérations cognitives et


sélectives essentielles, la détermination de la culpabilité ne
semble pas présenter d’enjeu –  hormis l’exigence de la
confirmation et l’épreuve de l’alignement  – soit parce que le
dossier fait preuve, soit parce que le prévenu ne dispose
d’aucune compétence à en renverser la force.

Le dossier fait preuve. Les conclusions désignent, en procédure


judiciaire, la manière formalisée par laquelle les parties d’un
procès signifient les termes de la décision qu’elles attendent du
juge  ; au procès pénal, c’est plus singulièrement le nom donné
aux actes et réquisitions du ministère public. Les résultats des
recherches sur les interactions entre le siège et le ministère
public indiquent, dans le domaine de l’imputation, la sur-
détermination (systémique) pesante de la procédure par
l’amont, en l’occurrence la relative soumission du juge au
contenu du dossier constitué pour lui et aux décisions prises
par le ministère public et les juridictions d’instruction (Robert
et coll., 1975 ; Beyens, 2000, p. 430 et suiv.). La présentation d’un
dossier rendant le prévenu condamnable le condamne en fait,
le plus souvent, et le juge voit ici sa tâche réduite à valider la
valeur conclusive du dossier. C’est ce que Vanhamme (2009)
appelle « l’effet dossier ».

En ce qui concerne la détermination de la peine, qui constitue


l’investissement pratique, moral et réflexif (dans l’entretien de
recherche) du juge, la détermination de l’activité par l’amont
est plus subtile.

D’une part, elle n’est pas sans concurrence avec les


déterminants révélés par les études dites « de sentencing » qui,
formant l’habitus judiciaire décrit par Bourdieu (1986), mettent
en lumière l’impact de la socialisation professionnelle des juges,
faite de culture juridique, de contraintes organisationnelles et
de statut social (Faget, 2008). On entend par là l’ensemble
composite des origines sociales des juges, de leur formation
universitaire, du corporatisme de la profession, de son
«  endogamie  » et de «  modes de vie socialement peu
participatifs  » (Faget, 2008, par. 23). Cette «  culture invisible  »
est encore soutenue par la culture décisionnelle consciente des
pairs et du tribunal (l’expérience des autres juges d’une
chambre collégiale ou la culture locale d’arrondissement) et par
l’expérience que contribuent à former les décisions antérieures
prises par un même juge. Ainsi, l’arbitraire du choix de la peine,
évoqué par certains magistrats comme un risque ou un constat
individualisé, est en fait à la fois construit et limité par une
culture professionnelle stabilisante et conservatrice.
D’autre part, la surdétermination par le réquisitoire procède de
la référence  : le juge s’y conforme majoritairement dans
certains contentieux (Guillain et Scohier, 2000)  ; il considère
souvent la peine requise comme un «  repère supérieur  »,
déterminant par le haut une sévérité moindre néanmoins
dépendante des « propositions » du ministère public.

L’épreuve maximale de justification apparaît donc dans cette


deuxième étape intellectuelle (selon la rationalité juridique) de
l’activité de juger, celle qui consiste à condamner, étape
présentée à la fois comme symbolique (condamner) et pratique
(condamner à  : choisir une peine). Cette épreuve s’est
réflexivement redoublée dans l’entretien de recherche
demandant aux juges de tenter de dire ce que signifiait
condamner. L’interaction que constitue l’entretien convoque la
«  face  » et la «  déférence  », ces concepts goffmaniens rendant
compte des composantes des rites d’inter-action (Goffman,
1974)  ; elle exige aussi une présentation de soi qui s’indexe à
des grandeurs, dont rien ne dit qu’elles sont actives dans la
routine quotidienne  : les interactions du procès requièrent
d’autres faces et d’autres déférences. L’entretien entre
chercheur et juge, socialement apparentés et respectueux l’un
de l’autre, convoque donc des grandeurs destinées à justifier la
pratique que l’entretien invite à définir. Des grandeurs
multiples et contradictoires se sont révélées dans les réponses,
toujours difficiles, apportées à la question. Les recherches de
sentencing (synthétisées par Vanhamme, 2002  ; Vanhamme et
Beyens, 2007  ; Faget, 2008) mettent en exergue des facteurs
d’influence de la décision du juge qui, au-delà de la
surdétermination sociale et organisationnelle de l’activité
pénale, relèvent de «  variables de situation  » (Faget, 2008, par.
37) qui vont de la gravité des faits aux variables
sociodémographiques (statut social, âge, sexe, nationalité) en
passant par les antécédents judiciaires et l’attitude à l’audience.
À travers ces facteurs, l’infraction semble moins condamnée
que la personne, au sens où on l’a définie plus haut  : la
personne n’est ni l’individu (postulé comme égal par le droit) ni
le personnage (dont le rang déterminerait la forme de
condamnation), mais bien un rapport entre un statut social et
une dangerosité estimée au croisement du « statut social » et de
la gravité des faits. Ce constat atténue plutôt le clivage (défini
par Gruel, 1991  ; soutenu par Salas, 2014, p.  140) entre le
« code » des juges professionnels et celui des jurés d’assises.

Le prévenu ne dispose d’aucune compétence à rivaliser avec


« son » dossier répressif. Lorsque le prévenu tente de rivaliser, il
le fait le plus souvent en opposant sa grandeur, lorsqu’il peut en
faire valoir une, dans une autre cité que celle à laquelle le
procès le convoque. Autrement dit, là où le procès convoque au
règlement d’un litige, la parole du prévenu, si elle se fait
entendre, témoigne souvent d’un différend. La distinction
sociologique entre litige et différend a été élaborée par
Boltanski et Thévenot (1991). Le procès pénal est construit pour
mettre en scène, pour autant que cela s’avère possible, un litige,
autrement dit un désaccord interne à la construction pénale de
la chose que le droit appelle crime. Bien souvent, le prévenu, s’il
tente d’exprimer un désaccord, le formule dans les termes d’un
différend, absolument irrecevable, puisque le différend porte
« sur la vraie nature de la situation, sur la réalité et sur le bien
commun auxquels [les protagonistes du procès] font
référence » (Nachi, 2006, p. 148). Si les juges peuvent se montrer
capables d’entendre, avec plus ou moins de patience, le
différend, lorsque le prévenu l’expose, l’avocat, lui,
professionnel de la justice, est tenu de rester dans les termes du
litige : « il travaille pour le droit » (Vanhamme, 2002, p. 156).

Si le litige relève de la réalité (juridique), le différend appartient


au monde, et celui-ci n’est pas admis au tribunal. Le procès
convoque le prévenu à une cité (Boltanski et Thévenot, 1991) à
laquelle il prétend, sans succès, appartenir (l’auteur de faits de
droit pénal financier qui réfute sa qualité de délinquant, qui n’a
«  fait que des affaires  ») où à laquelle il n’appartient déjà plus
(le prévenu de faits de droit pénal commun en aveux
nécessaires), dans laquelle il fait déjà figure d’étranger, du
moins lorsqu’il appartient déjà à « un autre monde » que celui
auquel le tribunal appartient. Un jeune homme, dont il a déjà
été question, poursuivi pour vol et dégradation d’un véhicule,
intimidé et sans doute peu doué pour la prise de parole
(publique qui plus est), se tourne régulièrement vers sa mère
assise dans la salle d’audience, avec sur les genoux un énorme
dossier rempli des preuves de démarches diverses de recherche
d’emploi. En cherchant à révéler sa capacité de participation à
la cité par projets (le dossier posé sur les genoux de sa mère,
témoignant de son activation), alors qu’il a cherché par son acte
répréhensible à prendre place dans la cité de l’opinion (il a volé
une voiture identique à la sienne pour pouvoir équiper la
sienne de jantes en alliage), il ne peut se positionner dans la cité
civique à laquelle le procès le convoque, sans reconnaître
purement et simplement les faits et sans demander ou accepter,
sauf l’hypothèse de la prison, la sanction qui « convient ».

Que veut dire condamner ?

Le juge soumis à l’épreuve de l’entretien convoque lui-même


des grandeurs variables pour tenter de justifier l’activité
institutionnelle qui lui est conférée (condamner).  La légalité
dont il est le représentant est à peine invoquée et ne suffit pas à
surmonter l’épreuve de justification. L’épreuve éveille un
malaise obligeant le juge à tenter une réponse qui repositionne
le droit et le procès dans leur environnement systémique,
organisationnel et professionnel, et qui révèle un ethos indexé à
des « grandeurs » étrangères à l’application formelle du droit.

Qu’est-ce que condamner ? C’est une vraie question, mais c’est


aussi une question impossible. Probablement, toutes les vraies
questions sont celles qui ne trouvent pas de réponse certaine,
celles autour desquelles on ne peut que tourner sans pouvoir
décrire la crudité de leur objet. De ce point de vue, la
condamnation est une chose qui emprunte certains traits à la
figure du crime : indicible, inavouable, indescriptible (sauf pour
quelques psychopathes qui se complaisent dans le dire, l’aveu
et la description) et justifiable (voir Katz, 1997).
On peut néanmoins synthétiser les réponses recueillies à cette
interrogation. La question posée invite tout d’abord à parler
surtout des suites de l’imputation (entendue comme l’examen
de la culpabilité du prévenu). On peut interpréter de deux
manières au moins cette concentration du juge sur le
sentencing  : d’une part, la détermination de la peine est
valorisée comme l’objet d’une évaluation singulièrement
délicate, arbitraire, malaisée du juge  ; d’autre part, le choix de
la peine apparaît à ce dernier comme propre, tant il est vrai, en
ce qui concerne l’imputation, que le dossier, tel que construit
par le ministère public, réduit largement l’activité du juge à la
confirmation d’un diagnostic déjà établi. Les magistrats
définissent néanmoins la condamnation comme la clôture
d’une procédure pénale et réaffirment, à cet égard, la noblesse
de la fonction de contrôle sur les opérations menées en amont
pour constituer le dossier  : la confirmation nécessite une
vigilance offrant parfois la surprise, quand le dossier est
condamné et le prévenu acquitté.

Certains magistrats suggèrent une réponse procédant de la


distinction entre punir et condamner. Pour punir, activité
profane, il n’est pas nécessaire de relier le comportement
punissable à une règle explicite. On peut punir ses enfants, sans
avoir posé a priori la norme qu’ils auraient transgressée. Pour
condamner, activité juridictionnelle, une telle norme
(juridique) est nécessaire. En conséquence, seul un tribunal
peut condamner, alors que n’importe quelle autorité peut
punir. Le dictionnaire donne peut-être tort à la distinction
proposée, mais la rationalité juridique qui domine le propos lui
donne sa cohérence.

De nombreuses réponses apportées refusent néanmoins


d’indexer à ce mot toute la palette des décisions que la loi lui
accorde, en procédant, comme on l’a vu, à une restriction du
champ de la « vraie » condamnation (une peine de prison ferme
exécutable). Ce faisant, la condamnation à d’autres peines est
euphémisée et la « vraie » condamnation n’est plus une activité
mais sa conséquence exprimée, par une restriction de sens, en
tant que peine de prison exécutable. Enfin, d’autres réponses
refusent de définir le mot, comme s’il n’avait pas cours, lui
préférant le terme de sanction, le verbe « sanctionner » n’étant
pas plus avant défini.

Que le mot soit adopté, qu’il soit rejeté ou que son sens soit
restreint, et compte tenu de la focalisation de la réponse sur le
sentencing, la prison reste la référence et la limite de son usage.
Comme la peine de prison ferme exécutable représente la
conséquence la plus forte de l’activité du juge correctionnel,
l’imposition de toute autre peine déboute le mot condamner de
son adéquation à représenter l’action. L’identification d’un
ethos du moindre mal, sur laquelle s’est conclu le chapitre
précédent, se fonde sur cette délimitation défensive et relative.

Dans le vocabulaire de Boltanski, qu’il emprunte au droit, la


qualification est incontestablement une des opérations les plus
transversales des agences du système pénal, mais la
confirmation est l’activité spécifique du juge qui condamne.
L’épreuve du jugement consiste à mettre en place les conditions
de la confirmation. Cette activité consiste en l’effectuation du
« pouvoir d’abolir la pluralité des points de vue au profit d’une
perspective unique qui viendrait saturer le champ des
significations » (Boltanski, 2009, p. 134) selon un rituel (organisé
selon des séquences dont le déroulement est prédéfini)
empruntant à la forme dialogique. Cette action demande une
autorité dont aucun acteur ne dispose. Cette autorité est de ce
point de vue fragile et soumise aux aléas des politiques de tri et
d’orientation en amont, et des politiques d’exécution des peines
en aval  : chacun des juges interrogés se dit soit sensible, soit
intéressé, soit sourd (pour des raisons qui renvoient à l’une ou
l’autre des dimensions de l’ethos de la justification) à la
sélection des dossiers qu’il est contraint de traiter et à
l’exécution de ses décisions.

Si le parquet opère la qualification, répétée de façon


singulièrement systématique dans le réquisitoire correctionnel,
le juge transforme la qualification en confirmation. En fait,
chaque étape de l’action pénale est une confirmation de la
précédente, permettant, selon la division du travail établie, de
réduire le champ de sa responsabilité, puisque chaque étape
ultérieure doit valider la précédente. Le juge conçoit sa position
comme aboutissement du processus et se donne à cet égard une
image «  décisive  ». Pourtant, il peut souligner que l’appel lui
apporte le confort d’un droit à l’erreur, condition sans doute
essentielle du «  courage de juger  » (Salas, 2014). Mais, il
souligne encore que l’exécution des peines met à mal l’autorité
de la conclusion dont il est responsable. L’autorité a besoin que
la parole d’un être sans corps (celle qui a «  le monopole de
l’interprétation juste  », «  qui dit que ce qui est est  ») ait «  des
conséquences dans la réalité ».

Pour les juges, condamner est un impératif. En fait, toutes les


étapes de la construction d’un dossier obéissent au même
impératif de clôturer  : la clôture s’opère le plus souvent au
moyen de la validation des parts de construction antérieure
d’un dossier, chacune de ces parts cumulées étant construite
dans la perspective d’une telle clôture. L’indépendance
institutionnelle de la magistrature n’est de ce point de vue que
le revers de sa position de dépendance dans le système pénal.
La clôture est à la fois décisive et dépendante.

Cependant les tribunaux, en raison de cette contrainte, ne


disposent pas des mêmes outils de régulation que les autres
agences (en amont ou en aval). Ils ne peuvent réguler eux-
mêmes leur approvisionnement  : l’indépendance de la
magistrature ne recouvre aucunement son autonomie
budgétaire. En quelque sorte, les juges exercent la domination,
sans compromis, et c’est d’ailleurs un des motifs justifiant les
compromis inventés dans les agences qui héritent des
conséquences de leurs décisions. Les effets des mécanismes de
régulation, dont – pour combien de temps encore ? – seules les
autres agences sont investies, sont vécus négativement, soit
parce qu’ils ne respectent pas l’autorité des magistrats, soit
parce qu’ils produisent des absurdités non respectueuses de
leurs propres besoins de régulation.
Les juges revendiquent la domination qu’ils sont contraints
d’exercer, mais ils prétendent ne l’exercer, sous le nom de
condamnation, que dans des hypothèses limitées où s’impose le
recours à la peine de prison ferme exécutable. Cette restriction
morale du champ de la vraie peine s’adosse à des justifications
orientées socialement dans le traitement des contentieux de
droit pénal financier. Elle est toujours justifiée au nom du
moindre mal pour les contentieux dits «  de droit pénal
commun  ». Les autres options de la sanction pénale sont
valorisées quand elles sont accessibles, mais disqualifiées de
leur appartenance au registre, moralement rétréci, de la
condamnation.

La mission, l’activité et la
justification

«  Devant Freneksy, ses interlocuteurs redevenaient ce


qu’ils étaient à la naissance : des individus isolés, que les
institutions qu’ils étaient censés représenter ne
soutenaient pas. »

P. K. Dick, En attendant l’année dernière

La recherche donne accès à la façon dont l’activité de


condamner est représentable pour le juge et adressable au
chercheur, au-delà de la mission, telle que représentée par la
rationalité juridique. Le travail, mais aussi et surtout ses
impasses, ses contraintes et libertés, ses frustrations, ses règles,
les conflits larvés qu’il contient, les irritations qu’il provoque,
les tactiques dont il est assorti, les fonctions qu’il tente de se
reconnaître. Au-delà du bien et du mal ? En tout cas, au-delà des
apparences qui lui sont données lorsqu’on observe la surface
publique du métier ou, tout du moins, sa façade juridique. Le
jeu des apparences est infini et se voit relancé dans la situation
d’entretien.

Toute situation de travail est fondamentalement pratique (ou


pragmatique). Elle relève de l’action en commun dans laquelle
des professionnels s’engagent «  comme s’ils savaient plus ou
moins de quoi il retourne  » (Boltanski, 2009, p.  100) et comme
s’ils «  pouvaient […] avec plus ou moins de succès, converger,
coopérer, se coordonner dans l’accomplissement de la tâche en
cours » (ibid., p. 100). L’action est orientée prioritairement vers
une tâche à accomplir, dans le respect de contraintes diverses
souvent métabolisées sous forme d’habitudes ou de routines.
Quelles que soient les tensions, les irritations et les indignations
dont témoignent la police à l’égard de la magistrature, la
magistrature à l’égard de la police, la magistrature assise à
l’égard de la magistrature debout, la magistrature assise à
l’égard de l’administration pénitentiaire, le ministre de la
Justice à l’égard de tous, et vice versa, les contraintes sont
assumées et surtout dépassées par des compromis et
adaptations systémiques, par des arbitrages entre lois à
respecter, normes organisationnelles parfois peu négociables et
normes professionnelles amalgamant éthique et confort, et par
une pratique de la justification, à la fois inscrite dans l’activité
observable et dans un ethos communicable.

La pratique en question est normée, ritualisée et standardisée,


mais elle fait l’objet de tolérances : les écarts de conduite y sont
«  seen but not noticed  » (Goffman, cité par Boltanski, 2009,
p.  102)  : s’ils font éventuellement l’objet de sanctions tacites,
aucune indignation publique ne les atteint. Bourdieu insistait
sur l’hexis corporelle des magistrats et sur ses déterminations
sociales  : «  La droiture de ceux qui disent le droit est à la fois
l’un des fondements de l’effet que le droit exerce au dehors, et
un effet que le droit exerce sur ceux qui exercent le droit et qui,
pour avoir le droit de dire le droit, doivent être “droits”  »
(Bourdieu, 1991, p.  97). Pourtant, le magistrat du parquet qui
enfile sa robe devant le public rassemblé dans la salle
d’audience semble trahir la nécessité symbolique qu’il
apparaisse lors de l’audience comme un être sans corps (un être
institutionnel) ; pourtant, le magistrat du siège qui se lève pour
aller fouiller lui-même sur une table remplie de dossiers, parce
que l’huissier est momentanément absent, défie le protocole et
la division du travail. Mais ces «  écarts  » de conduite
apparaissent comme nécessaires, dirigés par le souci de mener
à bien la pratique collective en cours. Comme le fait remarquer
Boltanski, cette tolérance, si on l’observe d’un point de vue
externe aux enjeux de la pratique observée, peut apparaître
comme sagesse (elle permet à l’activité de suivre son cours) ou
comme preuve de l’hypocrisie (le protocole y apparaît, par
défaut, dans sa dimension imaginaire). La pratique est aussi
marquée par des intolérances, toujours axée sur les acteurs
intervenant en amont ou en aval. En effet, les dispositifs de
régulation dont le ministère public et l’administration
pénitentiaire font preuve sont généralement décriés, au nom
des effets qu’ils peuvent produire sur leur alimentation ou sur
leur autorité.

Cependant, l’activité d’un tribunal est orientée par ce que l’on


pourrait appeler une métapragmatique, soit une activité dont
l’enjeu est de qualifier et de sanctionner « quelque chose », une
chose qui s’est passée sur une autre scène. Autrement dit,
pendant que le tribunal élève son niveau de réflexivité pour
qualifier et évaluer «  ce qui s’est passé  » (l’infraction à juger),
projeter les effets de son action et sélectionner les ressources
nécessaires, son attention n’est pas tournée vers la question –
pragmatique – de savoir « ce qui se passe » ici et maintenant, ce
qu’il est lui-même en train de faire. Sur ce plan, la mission, telle
que magnifiée par la rationalité juridique, l’emporte sur
l’activité. Acadie, dans les mots qui suivent, découvre la double
orientation – métapragmatique et pragmatique – de la situation
de jugement lorsque le tribunal est composé de trois juges  :
« Quand tu sièges seul, tu as quand même ta petite routine. Il y
a des choses, tu sens les trucs venir, tu as ton jugement qui se
construit parfois, tes idées qui se mettent en place. Et ce n’est
pas nécessairement le cheminement que suivent tes assesseurs
ou ton président, au moment où les personnes plaident. Mais
j’ai parfois du mal, parce que j’aime bien avancer, quoi, je
n’aime pas ergoter sur une virgule, ça m’énerve  ; je n’ai pas
envie de discuter avec des assesseurs qui coupent les cheveux
en quatre, bon, il ne faut pas que ça dure des heures » (Acadie,
385). Quand on ergote sur une virgule, quand on se confronte
au cheminement que suivent les assesseurs ou le président, ou
quand on évoque «  les trucs qu’on sent venir  », la dimension
pragmatique du travail surgit et l’activité émerge pour
reprendre le dessus sur la mission.

Ma question adressée aux magistrats consiste à déporter leur


attention de la mission vers l’activité –  de leur rapport
métapragmatique vers leur rapport pragmatique au travail –, et
plus précisément vers la définition de cette activité. Autrement
dit, la question force une réflexivité permettant à ceux et celles
qui y répondent de rendre compte de l’activité, certes, mais de
rendre compte tout autant de la façon dont elle s’insère dans
une économie morale. Répondre à la question –  qu’est-ce que
condamner ? – oblige le juge à faire un travail de qualification
de son propre travail, comparable à celui qu’il met en œuvre
quotidiennement à propos des comportements des prévenus.
En effet, poser une telle question impose aux magistrats
enquêtés trois activités  : «  fixer le rapport entre une forme
symbolique susceptible d’être associée, d’un côté, à un état de
choses et à des rôles dans une situation type et, de l’autre, à un
état de choses et à des performances dans une situation
occurrence  » (Boltanski, 2009, p.  109)  ; associer «  à la situation
ou à l’objet dont il est question non seulement des prédicats
mais aussi des relations à d’autres objets, ce qui permet de les
investir d’une valeur » ; pointer « vers des conséquences dans la
réalité [et] ouvrir par là la possibilité d’une sanction  » (ibid.,
p. 110). Ce processus de qualification est donc à la fois descriptif
et normatif. Boltanski utilise le mot respect pour évoquer ce
qu’exige le travail réflexif de qualification. Ce mot désigne
l’opération qui consiste à regarder deux fois. Le respect exige
deux regards  : le premier observe la chose et le second la
rapporte à un type, opération nécessaire par le fait même que
ma question met en crise la relation évidente entre la chose et
le mot. Le respect consiste donc à accorder une valeur à ce qui,
observé une seule fois, serait purement contextuel. Regardée
deux fois, la chose prend une valeur. Autrement dit, ma
question, de par sa seule formulation, invite l’enquêté à juger
tendanciellement de la même façon qu’il juge quand il est juge.

La tautologie –  condamner c’est condamner  – est inaccessible.


Autrement dit, il s’agit pour le magistrat non de s’en sortir par
une tautologie pure mais de référer un état de choses (une
pratique sur laquelle il est questionné) à un « type établi ». À cet
égard, la réponse des juges relève du discours épidictique, un
discours d’éloge ou de blâme qui ne peut dissocier l’être de ce
qui est et la valeur qui lui est accordée (ibid., p. 114), au même
titre que le discours épidictique de la condamnation elle-
même  : l’acte de condamner est épidictique en tant qu’il doit
relever de l’ordre de la confirmation et avoir un caractère
public, pour contribuer à la stabilisation de l’interprétation (de
la valeur du crime) et à la limitation des contestations
ultérieures. Il en va de même du discours sur la condamnation.

Il est essentiel à cet égard que celui qui prononce une telle
parole ne se présente pas comme s’il exprimait un point de vue
sur l’objet de son discours. Ici, le miroir entre l’activité
métapragmatique du juge (en situation professionnelle) et
l’activité métapragmatique de l’enquêté (en situation
d’entretien) continue de servir. Le juge en situation d’entretien
exprime un point de vue ; en situation de juge, l’expression d’un
point de vue ne suffit pas. Il faut, comme l’explique Olivier
Cayla, instaurer «  l’artifice d’un tiers  » auquel est accordé par
convention le privilège d’avoir le dernier mot, «  c’est-à-dire le
monopole de l’interprétation juste » (ibid., p. 116). Pour écouter
le juge comme ce tiers artificiel, il faut « faire abstraction de son
corps » (ibid., p. 117) : la parole du juge, dans le prononcé de la
condamnation, est celle d’un être sans corps. Boltanski qualifie
ainsi l’institution  : «  un être sans corps à qui est déléguée la
tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est  » (ibid., p.  117) (ou
encore de raccorder la réalité, dicible, et le monde,
incommensurable). L’être sans corps est celui qui est « enrobé »
et entouré d’objets et de symboles relatifs à la fonction dans
laquelle il doit apparaître comme désincarné (plutôt
qu’incarnant la fonction, contrairement à la formule classique).
Cette division est manifeste aussi dans la vie « réelle » du juge.
Lorsqu’une juge me dit avoir reconnu dans une grande surface
un justiciable qu’elle a condamné, elle ajoute qu’elle croit qu’il
ne l’a pas reconnue. En situation d’enquête, le juge est devant le
chercheur, à son cabinet ou à son domicile, reconnaissable
comme humain, mais, malgré ses doutes ou ses hésitations, un
tiers auquel est accordé le privilège d’avoir le dernier mot,
« c’est-à-dire le monopole de l’interprétation juste », n’en est pas
moins présent. Ce tiers est celui qui est issu de l’analyse  ; il
apparaît comme rationalité transversale ou ethos commun aux
« subjectivités » interrogées.
Rien dans la perspective de criminologie critique soutenue ici
n’a vocation à juger ou à condamner les acteurs responsables
des pratiques pénales. Le point de vue adopté fournit au
contraire une représentation valide des acquis et des enjeux
d’une lecture sociologique de leur travail et de son contexte,
une représentation en tout cas plus valide que celle fournie par
l’idéologie juridique et que celle fournie par une sociologie
positiviste, voire administrative, du droit. La perspective choisie
permet de comprendre et justement de résister à la tendance
«  condamnatrice  » de la sociologie de l’écart. Cette dernière
observe les pratiques pour mesurer leur écart à la norme qui
devrait, selon la rationalité juridique, les déterminer et qui
enseigne alors le responsable de ces pratiques sur son devoir –
 comme s’il ne le connaissait pas – et sur les moyens de corriger
cet écart. Une criminologie de la condamnation dont la portée
serait correctionnaliste est inconséquente. Une pratique est par
définition un écart. Un discours tenu sur cette pratique en est
un autre. Mesurer ces écarts pour les corriger est une activité
de juge, pas de chercheur.

Les recherches en sentencing qui s’appuient sur le paradigme


du préjugé condamnent les juges. Il s’agit là d’une erreur
fondamentale (déjà dénoncée en 1985 par Pires et Landreville).
La question est ici de comprendre le rôle du chercheur. Quelle
est la légitimité de son action ? Le criminologue est au fond bien
embêté par son nom. Même si des conflits disciplinaires
divisent aujourd’hui des collègues français sur cette
nomination, il est crucial de montrer comment le nom même de
criminologue emporte un effet problématique. Ce nom
encapsule la démarche du chercheur dans les présupposés
communément admis de la rationalité pénale elle-même, tels
que : 1) il existe des comportements « naturellement » criminels
dont les tentatives d’explication contribuent à la reconduction
de cette naturalité  ; 2)  «  là où le droit frappe le plus
sauvagement », il est le plus impartial (Pires, Landreville, 1985,
p. 103-104), les inégalités éventuellement produites par le droit
pénal étant tributaires de préjugés des acteurs de son
application. Le criminologue critique ne partage pas ces
présupposés, et disons aussi qu’il ne les goûte guère. Si tout le
propos de ce livre consiste à montrer que les acteurs dits «  de
l’application de la loi » n’appliquent pas la loi, on ne peut tirer
de la critique sociologique une évaluation morale des acteurs
soumis à l’observation. Par ailleurs, les juges respectent la loi,
évidemment : leurs décisions sont, le plus souvent, justifiées au
regard des exigences légales. Si l’on peut lire dans certains
travaux le reproche fait aux « préjugés » des serviteurs de la loi,
ces préjugés ne sont cependant pas (que) personnels,
désespérément tributaires d’une subjectivité inaccessible et
redoutable, et la rationalité légale les contient ou les accueille
aisément sans les contraindre.

Gabriel Fauré a dit, à propos de musique bien sûr, qu’il fallait


savoir apprécier ce qu’on n’aime pas. Gérard Genette indique
que Fauré préconisait ainsi non pas un scepticisme consistant à
tout aimer mollement, mais «  une ouverture de jugement qui,
dans l’appréciation négative elle-même, laisse sa chance, et
même sa place, à la positive » (Genette, 2014, p. 114). Le goût et
la connaissance sont proches parents. La connaissance, même
soutenue par une posture constructiviste et critique,
n’incrimine pas. Elle apprécie son objet, sentant que « dans une
autre vie, ou simplement sous une autre lumière, [elle pourrait]
bien l’aimer » (ibid., p. 114). Elle ne condamne pas. Sinon, elle se
condamne elle-même.
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Remerciements

C et ouvrage est un des multiples bénéfices du privilège que


deMens.nu et la Vrije Universiteit Brussel (VUB) m’ont
octroyé en me confiant, en 2014, la chaire Calewaert, sur
proposition de la faculté de droit et de criminologie de cette
même université. Je voudrais remercier particulièrement les
professeures Kristel Beyens, Jennecke Christiaens et Sonja
Snacken ainsi que le professeur Guido Van Limberghen, doyen
de la faculté, pour leur confiance et leur soutien.

Bien que Pierre Lascoumes n’en sache rien, je dois beaucoup à


la lecture de quelques-uns de ses textes programmatiques. Son
nom est tant cité dans certaines parties de cet ouvrage que je
doute parfois d’en être l’auteur.

La recherche présentée dans ces pages n’aurait pu être menée


sans un congé sabbatique (2011-2012), faveur essentielle que
l’UCL octroie le plus généreusement possible. Cette faveur a mis
mes collègues de l’école de criminologie de l’UCL à contribution
afin de me suppléer dans mes charges d’enseignement, et je
leur en sais gré. Cette recherche doit aussi beaucoup au grenier
que Kristel Beyens, Eric et Robbe Corijn ont mis à ma
disposition pour m’isoler pendant la même période. Elle doit
énormément à la douzaine de magistrats de Reillanne et de
Lincel qui ont accepté de répondre à ma question.
Une première version de cet ouvrage a été lue par Anne
Wyvekens et je la remercie chaleureusement d’avoir accepté
cette tâche ainsi que de m’avoir accueilli en Arles, où sont les
Alyscamps, pour une retraite bénéfique à l’avancement de ce
travail. Une deuxième version a fait l’objet d’une lecture
pointue de Jacques Faget qui a accepté d’envisager la
publication de cet ouvrage dans la collection qu’il dirige. Je l’en
remercie doublement.

Enfin, je voudrais adresser mes hommages au professeur Guy


Houchon, dont je fus l’assistant et qui, le premier à l’UCL, a
développé un enseignement de sociologie de l’administration de
la justice pénale. Je lui dois une part importante de mon petit
bagage dans ce domaine.

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