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fr/pub/8288
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Presses
Universitaires
de
Bordeaux
L'émotion, puissance de la littérature | Emmanuel
Boujou, Alexandre Gefen
Ces émotions à
fleur de peau, sans
nom pour les
désigner
Jean-Pierre Martin
p. 73-83
Texte intégral
1 Lorsque j’ai commencé à réfléchir sur la honte – avec
l’intuition qu’elle était, plus que d’autres émotions, un alcool
fort de l’écriture –, j’étais animé par l’ambition
d’entreprendre une sorte d’anthropologie littéraire des
émotions. La colère m’apparaissait d’emblée, presque au
même titre que la honte, comme un affect majeur –
d’ailleurs, dans la tradition indienne, honte et colère sont
intimement liées –, et je ne voulais pas me limiter aux
passions tristes : je pensais en particulier à l’éblouissement,
au ravissement, à la joie. Je pensais aussi à la trahison, qui
semble sortir du cadre de ce qu’on appelle communément les
émotions. C’est dire si ma définition du mot « émotion »
était peu conceptuelle, si elle mêlait passion, sentiment, ou
sensation.
2 Or il m’est apparu assez vite que les mots ne rendaient pas
compte de la complexité et surtout du caractère composite
des émotions ; que si un psychologue, un anthropologue ou
un sociologue ne pouvait se pencher avec trop d’attention sur
l’insuffisance du langage, à moins d’entraver sa recherche
par des considérations lexicales, un littéraire, lui, était en
droit, ou même devait s’interroger sur le cloisonnement des
termes qui, imposant à notre inconscient un répertoire ou
une taxinomie, nous interdit de penser le vague des
émotions. C’est pourquoi j’intitulai mon livre « le livre des
hontes1 » et non « de la honte » : il me fallait signifier une
pluralité (honte de l’origine chez Memmi ou Cohen, honte
sociale chez Ernaux ou ontologique chez T. E. Lawrence,
honte proche du sentiment de culpabilité chez Conrad, etc.),
voire un nuancier (les petits hontes, l’embarras, la gêne, la
timidité…). Et lorsqu’on me demandait pourquoi j’avais
exploré la honte plutôt que la culpabilité ou l’humiliation, je
répondais que la littérature, comme les situations affectives
qu’elle tente de suggérer, fait assez peu cas de ces
distinctions, et citais volontiers une phrase de Julien Gracq :
« tous les mots qui commandent à des catégories sont des
pièges2 ».
3 Les littéraires savent en effet non seulement que « le langage
est par lui-même l’investigation3 » (Quignard), mais aussi
leur réversibilité. Dans tous les cas, face aux savoirs sûrs de
leur coup, c’est aussi une hésitation, un impouvoir qui se dit,
un principe d’incertitude, un « je voudrais rendre » : « Je
voudrais rendre la joie de cette heure. Ce n’est pas une
exaltation, une excitation de l’esprit. La joie ne venait pas du
jour qui se levait sur ces choses, mais plutôt de ces choses qui
se levaient dans le petit jour – tout comme s’il existait un
matin apparent des choses37. »
Bibliographie
Bibliographie
B , Roland, La Préparation du roman I et II : cours et
séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980,
texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, Paris, Éd.
du Seuil – IMEC, coll. « Traces écrites », 2003.
Notes
1. Jean-Pierre M , Le Livre des hontes, Paris, Éd. du Seuil, 2006.
2. Julien G , En lisant, en écrivant, Paris, J. Corti, 1980, p. 174.
3. Pascal Q , Rhétorique spéculative, Paris, Calmann-Lévy, 1995,
p. 21.
4. Madeleine et Georges de S , Artamène ou Le Grand Cyrus :
extraits [1653], éd. par Claude Bourqui et Alexandre Gefen, Paris, GF-
Flammarion, 2005, X, 10, p. 449-450.
5. Denis D , Éléments de physiologie [1778], in Le Rêve de
d’Alembert : Idées IV (Œuvres complètes, t. XVII), éd. par Jean Varloot
et al., Paris, Hermann, 1987, p. 487.
6. Louis-Ferdinand C , « Ma grande attaque contre le verbe »
[1957], in Le Style contre les idées : Rabelais, Zola, Sartre et les autres,
Bruxelles, Complexe, 1987, p. 67.
7. Id., « Maintenant aux querelles ! », lettre à André Rousseaux, 24 mai
1936, ibid., p. 54.
8. Marguerite Duras à Montréal, textes réunis et présentés par Suzanne
Lamy et André Roy, Montréal, Spirale, 1981, p. 64.
9. Marguerite D , Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard,
1964, p. 17, 18.
10. Roland B , La Préparation du roman I et II : cours et
séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, texte établi,
annoté et présenté par Nathalie Léger, Paris, Éd. du Seuil – IMEC, 2003,
p. 127.
11. Mathieu M , Souvenirs de jeunesse (1793-1803), éd. présentée et
annotée par Jean-Claude Berchet, Paris, Mercure de France, 1991, p. 263.
12. Henri M , « Absence » [1934], in Œuvres complètes, t. I, éd.
établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 960.
13. Id., Ecuador [1928], ibid., p. 144.
14. Paul V , Préface à Kikou Y , Sur des lèvres japonaises,
Paris, Le Divan, 1924.
15. Marcel P , Du côté de chez Swann [1913], II, i, in À la recherche
du temps perdu, éd. publiée sous la dir. de Jean-Yves Tadié, Paris,
Auteur
Jean-Pierre Martin
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