Vous êtes sur la page 1sur 7

Introduction

Xavier Garnier et Pierre Zoberman


p. 5-14
Texte Auteurs

Texte intégral
1Bien que les manuscrits aient leurs marges, leurs enluminures, leurs niveaux
hiérarchisés (voire, pour les palimpsestes, leurs superpositions), la diffusion du
volume imprimé a donné une nouvelle impulsion au discours spatial sur la littérature.
Espace de la page, divisions symétriques, tableaux, décompositions : la galaxie
Gutenberg (encore un espace) prend au sérieux la matérialité de l’espace textuel. La
récurrence des efforts pour produire des textes visualisés – acrostiches, poèmes
représentatifs byzantins, etc. – littéralise la formule d’Horace qui a guidé l’esthétique
classique, Ut pictura poiesis… Comment passe-t-on de l’affirmation d’une spatialité
du texte à celle d’un espace littéraire – et comment concevoir cet espace ?
L’expression « espace littéraire » elle-même est commode. Elle est largement utilisée
dans la critique littéraire contemporaine sans qu’il soit, semble-t-il, besoin de la
préciser. Les métaphores spatiales hantent depuis longtemps les discours sur la
rhétorique, comme en atteste la définition de la figure comme écart que Gérard
Genette tire de Fontanier. Une sorte de consensus fort nous invite à glisser sur cette
notion qui cherche à rester discrète, comme pour être plus opératoire. Assigner à la
littérature un espace propre, sans tenter de le définir davantage, c’est lui procurer une
base de repli stratégique à partir de laquelle elle peut parler au monde. La littérature
nous parlerait depuis un espace qui est le sien et qui jouerait en quelque sorte le rôle
d’une caution pour asseoir les textes, pour leur donner leur efficacité, pour orienter les
modalités de leur intervention dans le monde. Pour de nombreux commentateurs,
Maurice Blanchot est celui qui a fait de cet espace la condition d’un absolu : l’espace
littéraire serait inatteignable, incandescent, proprement invivable. La manière dont
Blanchot caractérise cet espace serait complètement déterminée par sa conception
« absolutiste » (en particulier au sens latin d’absolutus – donc libre de toute
dépendance à d’autres domaines) de la littérature, conception fructueuse mais
extrême, qui n’est probablement pas partagée par tous les utilisateurs de cette notion.
La littérature a-t-elle donc un espace ? Ou plutôt, la littérature a-t-elle un espace ?

2Un des enjeux implicites de ce travail est de construire un pendant à la notion


sociologique de champ. L’espace littéraire ne se dissout pas dans les champs, les
enjeux littéraires ne sont pas totalement circonscrits par les enjeux sociaux : la notion
d’espace littéraire, dont nous essayons ici de mieux comprendre les implications, est
une pièce maîtresse pour une résistance à l’encerclement du littéraire par le « tout
sociologique ». La difficulté vient du fait que les deux notions ne sauraient être
symétriques quant à leur statut cognitif. Celle de champ littéraire a été définie de
façon précise par la sociologie qui a su montrer son indéniable existence sociale. Mais
l’existence des champs n’est en aucun cas la garantie de l’existence de la littérature.
On pourrait même, avec un peu de malignité, donner l’exemple de champs littéraires
bien installés qui ont beaucoup de mal à donner naissance à des œuvres. Pour
reprendre une dualité chère à Blanchot, on peut considérer que les champs littéraires
ont vocation à produire des livres, tandis que l’espace littéraire est la condition
d’émergence des œuvres.

3Le projet d’interroger l’expression à la fois usuelle et insaisissable d’« espace


littéraire » est donc fort ambitieux : il invite à ouvrir la boîte de Pandore des
définitions de la littérature. Le point de vue que l’on adopte sur l’activité littéraire
déterminera la configuration d’un type d’espace spécifique. L’intérêt de la notion
d’espace est d’orienter l’attention, non seulement sur des coordonnées – avec ce que
cela implique de repérages – mais surtout sur des délimitations, et donc sur la façon
dont la littérature entre en relation avec ce qui est rejeté conceptuellement au-dehors,
ou à la marge. On ne peut définir un espace pour la littérature sans s’interroger sur la
façon dont cet espace se raccorde avec d’autres espaces. Tous les articles rassemblés
ici posent cette question cruciale du raccordement. Existe-t-il un rapport de genèse
entre l’espace littéraire et l’ensemble des espaces textuels ? Quel rapport l’espace
littéraire entretient-il avec les espaces géographiques, sociaux, politiques ou
imaginaires ? L’espace littéraire ne pourrait-il pas être conçu comme une zone
frontière, aux confins d’autres espaces et susceptible, à ce titre, de fonctionner comme
un opérateur de raccordement de ces autres espaces entre eux ? Ces trois questions
correspondent aux trois parties proposées dans cet ouvrage. Nous les posons comme
trois questions de fond concernant le statut de la littérature, et plus particulièrement la
façon dont elle agit dans le monde.

1. Genèse textuelle de l’espace littéraire


4La nature du lien entre la littérature et les textes est au cœur du problème de l’espace
littéraire. L’alternative est, semble-t-il, assez claire : ou bien l’espace littéraire est un
cas particulier d’espace textuel, ou bien il est d’une autre nature. Dans le premier cas,
la question de la spécificité de la littérature est indépendante de l’espace, qui est
toujours d’abord celui du texte : il n’existe d’autre espace que l’espace textuel. Cette
position a été systématiquement développée par Gérard Genette dans le premier
chapitre de Fiction et diction (11-41), elle revient à poser la question : « Qu’est ce qui
fait d’un texte un objet esthétique ? » Le problème de l’espace littéraire est non
pertinent puisque la question esthétique est résolue soit au niveau du texte lui-même
(poétique essentialiste), soit d’un point de vue externe par un examen des conditions
de transformation de l’espace textuel en objet esthétique (poétique conditionaliste).
Pas de place donc pour un espace littéraire distinct de l’espace textuel dans ce premier
terme de l’alternative de départ. L’espace textuel peut devenir un espace littéraire,
puis éventuellement revenir à un simple espace textuel, en fonction de critères plus ou
moins fluctuants que Gérard Genette examine avec précision.

5Le second terme de l’alternative substitue un rapport de genèse au rapport de


transformation entre l’espace textuel et l’espace littéraire. Dans cette perspective,
certainement la plus fructueuse puisqu’elle permet à la fois de donner sens à la notion
d’espace littéraire et de la problématiser, l’espace littéraire est considéré comme d’une
autre nature que l’espace textuel. C’est dans cette perspective que les quatre articles
de la première partie du présent volume s’inscrivent. Le problème n’est pas de
déterminer la manière dont un espace textuel peut devenir un espace littéraire, mais de
définir le lien génétique qui unit les deux espaces. Les propositions de Maurice
Blanchot sur l’espace littéraire sont une référence implicite ou explicite constante
dans toute cette première partie qui cherche à identifier le lieu de l’œuvre. Le livre est
la condition nécessaire mais non suffisante de l’œuvre littéraire. L’exigence de
l’œuvre est de mettre au monde un espace qu’aucune personne sensée n’attendait, un
espace surnuméraire, ouvert à tous les possibles, où se joue la littérature.

6Ce lien de genèse entre espace textuel et espace littéraire est envisagé comme
réversible par Xavier Garnier qui s’intéresse à la façon dont un texte entre en contact
avec le monde vécu pour générer un espace littéraire. La rencontre avec un texte est
considérée ici comme l’opérateur de cette genèse de l’espace littéraire. Cette aptitude
du texte à se charger de vie, à provoquer une rencontre entre la Lettre et la Vie, seul
véritable événement littéraire, est la condition de son statut de texte littéraire.
L’espace littéraire est donc présenté comme un espace événementiel dont la double
fonction est d’animer la Lettre, et de donner sens à la Vie. Paul Allen Miller met en
évidence le rapport d’extériorité paradoxale de l’espace littéraire à l’espace textuel.
L’espace littéraire est alors cet au-delà qui est à la fois créé et révélé par le texte. La
définition par Foucault d’une « pensée du dehors » à partir de Blanchot est lue à la
lumière de ce que Lacan appelle la « Chose », ou l’« Objet sublime » (c’est-à-dire
dénué de toutes les caractéristiques « objectives » de l’objet) – comme un au-delà de
cet ordre symbolique à partir duquel travaille tout texte. C’est également en termes
lacaniens que Pierre Piret rend compte de ce travail de sortie de la chaîne signifiante
effectué par la lettre, opération séparatrice qui installe l’espace littéraire en position
d’exception, à la fois hors du monde et singulièrement au cœur de celui-ci. Cet espace
« excepté » du corps social, et plus largement de toute organisation symbolique,
permet la saisie de ce qui persiste à se mouvoir sous les représentations, cette énergie
qui les fait dériver en même temps qu’elle les soutient, ce devenir qui est l’assise
mouvante du monde. C’est enfin le rapport intertextuel et, plus précisément, le lien
parodique que Pascale Hellégouarc’h met en avant pour donner à l’espace littéraire
une de ses dimensions majeures, à la fois superposition et décalage, répétition et
différence, effet d’écho et d’invention. L’intertextualité est une opération jamais
achevée qui construit un espace toujours dynamique à géométrie variable et qui ne
cesse de remettre en question ses propres repères. L’opération intertextuelle agit à
travers tout le corpus sans être localisée dans tel ou tel texte, elle est par nature
transversale – en même temps qu’elle donne à l’espace littéraire son épaisseur.

7Pas d’espace littéraire sans espace textuel, certes, mais ces quatre approches mettent
en lumière la non-homogénéité absolue de ces deux espaces. L’espace littéraire n’est
pas le fruit d’une mise en perspective particulière de tel ou tel espace textuel, il est le
résultat d’une opération, d’un travail du texte, en quoi consiste la littérature. La notion
de travail du texte – un peu comme le travail du rêve au sens freudien – suggère une
perspective anhistorique, un universel qui échappent à toute détermination historique
et sociale. Si l’espace littéraire est toujours tributaire, conceptuellement, d’une limite,
la notion même de limite engage à repenser le réseau de relations où il se révèle en
termes de rapports avec d’autres espaces. Se demander si la littérature a un espace,
c’est pour parodier Virginia Woolf, se demander en fait si la littérature a son espace,
un espace à soi. La question est essentielle, puisqu’elle oblige à revenir sur le
caractère absolu de cet espace, sur son imperméabilité à l’histoire, sur ses implications
sociales. Et c’est à cette réflexion – à ce retour du refoulé – que la seconde partie
s’intéresse.
2. Implications sociales de l’espace
littéraire.
8L’adjectif social qui fédère la deuxième partie du volume est pris dans un sens très
large : il recouvre les sphères politique, éthique, juridique, économique, etc. dont
l’agencement préside à la constitution de toute société. L’espace littéraire ne prend
son sens que si on le met en relation avec l’espace social. La position bien connue de
la neutralité artistique qui revient toujours sous des formes différentes dans l’histoire
de la littérature est un des pôles extrêmes dans le spectre très large des affirmations
sur le degré d’implication de la littérature dans le monde social. Il y a entre l’espace
littéraire et l’espace social une négociation permanente dont les textes de cette section
essaient de rendre compte.

9L’attention portée à l’espace littéraire permet de revisiter la question de la littérature


engagée. On parlera moins d’auteurs engagés que d’œuvres engagées. C’est la façon
dont l’espace littéraire vient se ficher dans l’espace social qui nous intéresse. Il n’est
pas d’œuvre qui ne déploie un espace avide de venir se mesurer aux espaces déjà en
place dans le corps social. L’influence de la littérature dans le monde se joue au
niveau de l’espace, c’està-dire dans la façon dont les entités du monde coexistent. La
littérature serait cette puissance de renégociation permanente des coexistences. Dire
de la littérature qu’elle est spatiale, c’est une autre façon de dire que l’on existe
ensemble grâce à elle.

10Sous-jacente à la question de l’implication sociale de l’espace littéraire est celle de


la différence entre le discours littéraire que l’on réfère à un espace particulier et les
discours sociaux que l’on réfère directement à l’espace social. Les énoncés littéraires
auraient cette particularité d’être médiatisés par l’espace littéraire dans leur relation à
l’espace social. Si l’on peut envisager de théoriser à un niveau très général les
déterminations socio-historiques de l’espace littéraire, en s’appuyant, par exemple, sur
la formation d’un canon, processus complexe de mise en coexistence de textes venus
de différentes strates temporelles – ce qui contribue encore à problématiser le lien
génétique entre espace textuel et espace littéraire – l’analyse de cas concrets permet
de rendre beaucoup plus clairement compte de la dimension sociale de l’espace
littéraire dans des contextes historiques individualisés.

11Cette seconde partie s’articule, précisément, autour de ces deux perspectives. Pierre
Zoberman étudie les modalités de l’interaction entre espace littéraire et espace social
et notamment la manière dont les répartitions, les polarisations, les divisions de
l’espace littéraire, voire leurs redistributions, sont toujours en phase avec les
configurations idéologiques des sociétés. Une société se reconnaît toujours, au moins
pour une part, dans la façon dont l’espace littéraire est organisé. Le fait que les
dynamiques de répartition de l’espace littéraire ne sont pas, le plus souvent, le fruit
d’un interventionnisme social pose en dernière analyse le problème de l’action directe
sur l’espace littéraire.

12Ce qui se joue ici, c’est la possibilité même de définir un espace (purement)
littéraire, surtout à la lumière d’analyses qui montrent combien la configuration de
l’espace littéraire est déterminée par de grands traumatismes socio-historiques.
William Spurlin étudie la gestion politique de cet espace dans le contexte postcolonial
et, plus spécifiquement, dans le cas de l’Afrique du Sud postapartheid. L’espace
littéraire national a hérité de la période de l’apartheid une capacité de résistance aux
pratiques ségrégatives par assignation d’identités essentialistes. La littérature gay
contemporaine en Afrique du Sud utilise les mêmes armes que la littérature anti-
apartheid dans son combat contre la ségrégation raciale. Du partage des races au
partage des sexes, les stratégies idéologiques du contrôle social, en liaison avec la
définition problématique d’une identité culturelle africaine, trouvent leurs limites au
contact de l’espace littéraire qui s’est durablement organisé comme espace de
résistance.

13La question politique est au cœur de l’analyse que Jean-Baptiste Voisin propose du
cas de Jean Giono et de son traitement littéraire de l’espace provençal. Le
traumatisme de la Grande Guerre laisse après lui un espace arasé, inhumain et asocial,
qui est le point de départ de l’œuvre romanesque de Giono. Ressaisir cet espace vide
comme matrice d’une refondation sociale correspond au projet utopique de la
première période, le récit hérite d’un espace-cadre où un nouvel ordre symbolique va
pouvoir se déployer. C’est paradoxalement par accentuation de la présence obsédante
de l’espace que le projet utopique va se dissoudre au profit d’une stratégie
« atopique », à l’œuvre dans les derniers romans de Giono : à force d’évidement,
l’espace n’a pas plus d’épaisseur qu’une carte. La machine narrative manipule cette
carte pour asseoir son récit et déployer ses enjeux éthiques tout en nous laissant
entendre que cette carte n’a d’autre vocation que d’être mêlée à d’autres cartes, pour
former un jeu sans cesse battu et rebattu.

14Si l’espace littéraire s’appréhende à la limite de celui du texte, il se constitue


également dans un rapport mouvant avec la réalité sociale – topographie constamment
révisée pour Pierre Zoberman, plan de bataille dans une partie stratégique qui se joue
avec la société pour William Spurlin, géographie chiffrée où l’espace littéraire se
révèle comme un espace de résistance aux tentatives d’embrigadement social chez
Jean-Baptiste Voisin. Peut-on problématiser cette affinité entre espace littéraire et
confins, en la prenant au sérieux, c’est-à-dire en interrogeant les frontières de l’espace
littéraire dans leur rapport à celles des aires culturelles et de leurs interactions ?

3. La littérature comme opérateur de


raccordement d’espaces
15L’espace littéraire a jusqu’ici été envisagé dans sa consistance propre, dans la
manière dont il se distingue d’autres espaces avec lesquels il est en contact. La
troisième partie de ce volume déplace légèrement la perspective en s’intéressant à la
façon dont la littérature peut être considérée comme un opérateur de nouvelles
spatialisations. Il n’y aurait pas à proprement parler d’espace littéraire, mais une
opération littéraire sur les espaces. Aux retombées littéraires des déterminations
spatiales répondraient des retombées spatiales de l’effet littéraire, retombées que l’on
pourrait appeler espace littéraire. La frontière, non plus seulement ligne de partage
conceptuelle, mais zone de confins réelle, deviendrait alors le point optimal
d’identification et d’étude de l’espace littéraire. De ce point du vue, l’hybridation
chère aux théories postcoloniales pourrait constituer l’une des dimensions de l’espace
littéraire, voire un opérateur privilégié.

16En tant que pure zone de mise en « relation » – pour reprendre un terme cher à
Edouard Glissant – cet espace-frontière ne porterait pas l’empreinte des rapports de
domination culturelle ou économique hérités de la colonisation, qui s’inscrivent d’une
façon souvent douloureuse dans l’espace social. L’expérience de cet espace-bordure
serait celle d’une remontée en amont des hiérarchies et postures qui caractérisent les
rapports de domination et qui risquent d’enfermer la littérature dans un carcan. La
littérature serait l’opération par laquelle les espaces parviennent à entrer en contact les
uns avec les autres sans chercher à s’absorber mutuellement.

17La réflexion sur l’opération littéraire quant à sa fonction potentielle de


raccordement d’aires culturelles s’amorce avec l’article de Valérie Magdelaine-
Andrianjafitrimo, qui s’appuie sur le cas mauricien pour faire apparaître les logiques
différentes qui sous-tendent les notions de champ et d’espace littéraires. Les
conditions économiques, culturelles et sociales de production de la littérature, qui
déterminent l’éclatement du champ littéraire mauricien, ne font pas obstacle à la
construction d’un espace littéraire, à composante intertextuelle forte, qui subsume les
divisions anthropologiques et sociales, c’est-à-dire tout entier voué à la mise en
connexion. L’identification d’un tel espace est d’autant plus cruciale pour la question
que pose le présent volume que l’espace culturel mauricien est soumis à un jeu de
forces centrifuges multipolaires (Occident, Inde et dans une moindre mesure
l’Afrique), et que l’espace littéraire mauricien se définit sur fond de polyglottisme et à
partir de l’étude de romans francophones.

18L’importance de la langue reparaît dans l’article de Marc Kober, qui pose, à partir
d’un segment de la nouvelle littérature japonaise – celui qui est largement traduit en
français – la question de la rivalité entre l’espace médiatique comme lieu de
déploiement de représentations transculturelles et l’espace littéraire comme lieu de
contacts interculturels. La connexion de cette nouvelle littérature nippone à la sphère
médiatique représente un cas emblématique des défis que la globalisation lance à la
littérature. La traduction massive en langue française d’une production littéraire
japonaise dite « high tech » semble moins répondre à la mise en relation d’espaces
culturels identifiables qu’à un arrimage de l’écriture à un espace technologique global.
C’est alors l’espace médiatique qui est à l’origine de produits transculturels récupérés
par une littérature lancée dans une aventure ambiguë. Peut-on alors penser l’espace
littéraire comme un principe de résistance au nivellement inévitable qu’apporte la
production médiatique transculturelle – ce qui lui donnerait une existence
authentique ?

19C’est explicitement que l’article de Maarten van Delden, consacré à la littérature de


la frontière Mexique/États-Unis, s’interroge sur la fécondité des confins dans la
production d’une littérature spécifique, sur la façon dont celle-ci est susceptible de
dépasser le clivage géopolitique installé par toute frontière et sur la réalité de la
culture transfrontalière spécifique susceptible de se développer aux confins. La lecture
croisée de textes de fiction récents portant sur la métropole transfrontalière formée par
les villes d’El Paso et de Ciudad Juárez débouche sur le constat d’une tendance
paradoxale au renforcement du marquage identitaire et de la différenciation culturelle
de part et d’autre de la frontière, sur fond de contact interculturel constant. La
pression interculturelle exercée par un monde globalisé suscite des réactions littéraires
qui semblent moins ici la traduction d’un réflexe de repli identitaire que le fruit du
travail parallèle de mise en connexion des espaces qu’accomplit la littérature, toujours
en décalage, ou en situation d’« exception », par rapport aux mots d’ordre
géopolitiques. En même temps, l’analyse d’une littérature « des frontières » peut offrir
un correctif aux évidences trompeuses du biculturalisme…

20Peut-être les illusions et les évidences trompeuses qui se révèlent au cours des
analyses réunies dans le présent volume sont-elles à mettre au compte du fait que, par
une sorte d’effet de mise en abyme, on traque l’espace littéraire à partir de textes qui
ont souvent pour caractéristiques de traiter d’espace ou de définir explicitement des
espaces. C’est explicite dans l’article de Maarten van Delden, mais on le voit dans
bien d’autres. Si l’espace littéraire ne se confond pas avec celui du texte, il ne se
confond pas non plus avec l’espace dont parle le texte. Ni dans le texte, ni dans sa
référence : l’espace littéraire est précisément cette frontière à laquelle s’intéresse la
troisième partie. La tension entre espace référentiel et espace textuel est ce qui donne
son dynamisme à l’espace littéraire, elle l’installe dans cet état de « métastabilité » qui
est la condition de la vie de l’œuvre littéraire.

Vous aimerez peut-être aussi