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1Bien que les manuscrits aient leurs marges, leurs enluminures, leurs niveaux
hiérarchisés (voire, pour les palimpsestes, leurs superpositions), la diffusion du
volume imprimé a donné une nouvelle impulsion au discours spatial sur la littérature.
Espace de la page, divisions symétriques, tableaux, décompositions : la galaxie
Gutenberg (encore un espace) prend au sérieux la matérialité de l’espace textuel. La
récurrence des efforts pour produire des textes visualisés – acrostiches, poèmes
représentatifs byzantins, etc. – littéralise la formule d’Horace qui a guidé l’esthétique
classique, Ut pictura poiesis… Comment passe-t-on de l’affirmation d’une spatialité
du texte à celle d’un espace littéraire – et comment concevoir cet espace ?
L’expression « espace littéraire » elle-même est commode. Elle est largement utilisée
dans la critique littéraire contemporaine sans qu’il soit, semble-t-il, besoin de la
préciser. Les métaphores spatiales hantent depuis longtemps les discours sur la
rhétorique, comme en atteste la définition de la figure comme écart que Gérard
Genette tire de Fontanier. Une sorte de consensus fort nous invite à glisser sur cette
notion qui cherche à rester discrète, comme pour être plus opératoire. Assigner à la
littérature un espace propre, sans tenter de le définir davantage, c’est lui procurer une
base de repli stratégique à partir de laquelle elle peut parler au monde. La littérature
nous parlerait depuis un espace qui est le sien et qui jouerait en quelque sorte le rôle
d’une caution pour asseoir les textes, pour leur donner leur efficacité, pour orienter les
modalités de leur intervention dans le monde. Pour de nombreux commentateurs,
Maurice Blanchot est celui qui a fait de cet espace la condition d’un absolu : l’espace
littéraire serait inatteignable, incandescent, proprement invivable. La manière dont
Blanchot caractérise cet espace serait complètement déterminée par sa conception
« absolutiste » (en particulier au sens latin d’absolutus – donc libre de toute
dépendance à d’autres domaines) de la littérature, conception fructueuse mais
extrême, qui n’est probablement pas partagée par tous les utilisateurs de cette notion.
La littérature a-t-elle donc un espace ? Ou plutôt, la littérature a-t-elle un espace ?
6Ce lien de genèse entre espace textuel et espace littéraire est envisagé comme
réversible par Xavier Garnier qui s’intéresse à la façon dont un texte entre en contact
avec le monde vécu pour générer un espace littéraire. La rencontre avec un texte est
considérée ici comme l’opérateur de cette genèse de l’espace littéraire. Cette aptitude
du texte à se charger de vie, à provoquer une rencontre entre la Lettre et la Vie, seul
véritable événement littéraire, est la condition de son statut de texte littéraire.
L’espace littéraire est donc présenté comme un espace événementiel dont la double
fonction est d’animer la Lettre, et de donner sens à la Vie. Paul Allen Miller met en
évidence le rapport d’extériorité paradoxale de l’espace littéraire à l’espace textuel.
L’espace littéraire est alors cet au-delà qui est à la fois créé et révélé par le texte. La
définition par Foucault d’une « pensée du dehors » à partir de Blanchot est lue à la
lumière de ce que Lacan appelle la « Chose », ou l’« Objet sublime » (c’est-à-dire
dénué de toutes les caractéristiques « objectives » de l’objet) – comme un au-delà de
cet ordre symbolique à partir duquel travaille tout texte. C’est également en termes
lacaniens que Pierre Piret rend compte de ce travail de sortie de la chaîne signifiante
effectué par la lettre, opération séparatrice qui installe l’espace littéraire en position
d’exception, à la fois hors du monde et singulièrement au cœur de celui-ci. Cet espace
« excepté » du corps social, et plus largement de toute organisation symbolique,
permet la saisie de ce qui persiste à se mouvoir sous les représentations, cette énergie
qui les fait dériver en même temps qu’elle les soutient, ce devenir qui est l’assise
mouvante du monde. C’est enfin le rapport intertextuel et, plus précisément, le lien
parodique que Pascale Hellégouarc’h met en avant pour donner à l’espace littéraire
une de ses dimensions majeures, à la fois superposition et décalage, répétition et
différence, effet d’écho et d’invention. L’intertextualité est une opération jamais
achevée qui construit un espace toujours dynamique à géométrie variable et qui ne
cesse de remettre en question ses propres repères. L’opération intertextuelle agit à
travers tout le corpus sans être localisée dans tel ou tel texte, elle est par nature
transversale – en même temps qu’elle donne à l’espace littéraire son épaisseur.
7Pas d’espace littéraire sans espace textuel, certes, mais ces quatre approches mettent
en lumière la non-homogénéité absolue de ces deux espaces. L’espace littéraire n’est
pas le fruit d’une mise en perspective particulière de tel ou tel espace textuel, il est le
résultat d’une opération, d’un travail du texte, en quoi consiste la littérature. La notion
de travail du texte – un peu comme le travail du rêve au sens freudien – suggère une
perspective anhistorique, un universel qui échappent à toute détermination historique
et sociale. Si l’espace littéraire est toujours tributaire, conceptuellement, d’une limite,
la notion même de limite engage à repenser le réseau de relations où il se révèle en
termes de rapports avec d’autres espaces. Se demander si la littérature a un espace,
c’est pour parodier Virginia Woolf, se demander en fait si la littérature a son espace,
un espace à soi. La question est essentielle, puisqu’elle oblige à revenir sur le
caractère absolu de cet espace, sur son imperméabilité à l’histoire, sur ses implications
sociales. Et c’est à cette réflexion – à ce retour du refoulé – que la seconde partie
s’intéresse.
2. Implications sociales de l’espace
littéraire.
8L’adjectif social qui fédère la deuxième partie du volume est pris dans un sens très
large : il recouvre les sphères politique, éthique, juridique, économique, etc. dont
l’agencement préside à la constitution de toute société. L’espace littéraire ne prend
son sens que si on le met en relation avec l’espace social. La position bien connue de
la neutralité artistique qui revient toujours sous des formes différentes dans l’histoire
de la littérature est un des pôles extrêmes dans le spectre très large des affirmations
sur le degré d’implication de la littérature dans le monde social. Il y a entre l’espace
littéraire et l’espace social une négociation permanente dont les textes de cette section
essaient de rendre compte.
11Cette seconde partie s’articule, précisément, autour de ces deux perspectives. Pierre
Zoberman étudie les modalités de l’interaction entre espace littéraire et espace social
et notamment la manière dont les répartitions, les polarisations, les divisions de
l’espace littéraire, voire leurs redistributions, sont toujours en phase avec les
configurations idéologiques des sociétés. Une société se reconnaît toujours, au moins
pour une part, dans la façon dont l’espace littéraire est organisé. Le fait que les
dynamiques de répartition de l’espace littéraire ne sont pas, le plus souvent, le fruit
d’un interventionnisme social pose en dernière analyse le problème de l’action directe
sur l’espace littéraire.
12Ce qui se joue ici, c’est la possibilité même de définir un espace (purement)
littéraire, surtout à la lumière d’analyses qui montrent combien la configuration de
l’espace littéraire est déterminée par de grands traumatismes socio-historiques.
William Spurlin étudie la gestion politique de cet espace dans le contexte postcolonial
et, plus spécifiquement, dans le cas de l’Afrique du Sud postapartheid. L’espace
littéraire national a hérité de la période de l’apartheid une capacité de résistance aux
pratiques ségrégatives par assignation d’identités essentialistes. La littérature gay
contemporaine en Afrique du Sud utilise les mêmes armes que la littérature anti-
apartheid dans son combat contre la ségrégation raciale. Du partage des races au
partage des sexes, les stratégies idéologiques du contrôle social, en liaison avec la
définition problématique d’une identité culturelle africaine, trouvent leurs limites au
contact de l’espace littéraire qui s’est durablement organisé comme espace de
résistance.
13La question politique est au cœur de l’analyse que Jean-Baptiste Voisin propose du
cas de Jean Giono et de son traitement littéraire de l’espace provençal. Le
traumatisme de la Grande Guerre laisse après lui un espace arasé, inhumain et asocial,
qui est le point de départ de l’œuvre romanesque de Giono. Ressaisir cet espace vide
comme matrice d’une refondation sociale correspond au projet utopique de la
première période, le récit hérite d’un espace-cadre où un nouvel ordre symbolique va
pouvoir se déployer. C’est paradoxalement par accentuation de la présence obsédante
de l’espace que le projet utopique va se dissoudre au profit d’une stratégie
« atopique », à l’œuvre dans les derniers romans de Giono : à force d’évidement,
l’espace n’a pas plus d’épaisseur qu’une carte. La machine narrative manipule cette
carte pour asseoir son récit et déployer ses enjeux éthiques tout en nous laissant
entendre que cette carte n’a d’autre vocation que d’être mêlée à d’autres cartes, pour
former un jeu sans cesse battu et rebattu.
16En tant que pure zone de mise en « relation » – pour reprendre un terme cher à
Edouard Glissant – cet espace-frontière ne porterait pas l’empreinte des rapports de
domination culturelle ou économique hérités de la colonisation, qui s’inscrivent d’une
façon souvent douloureuse dans l’espace social. L’expérience de cet espace-bordure
serait celle d’une remontée en amont des hiérarchies et postures qui caractérisent les
rapports de domination et qui risquent d’enfermer la littérature dans un carcan. La
littérature serait l’opération par laquelle les espaces parviennent à entrer en contact les
uns avec les autres sans chercher à s’absorber mutuellement.
18L’importance de la langue reparaît dans l’article de Marc Kober, qui pose, à partir
d’un segment de la nouvelle littérature japonaise – celui qui est largement traduit en
français – la question de la rivalité entre l’espace médiatique comme lieu de
déploiement de représentations transculturelles et l’espace littéraire comme lieu de
contacts interculturels. La connexion de cette nouvelle littérature nippone à la sphère
médiatique représente un cas emblématique des défis que la globalisation lance à la
littérature. La traduction massive en langue française d’une production littéraire
japonaise dite « high tech » semble moins répondre à la mise en relation d’espaces
culturels identifiables qu’à un arrimage de l’écriture à un espace technologique global.
C’est alors l’espace médiatique qui est à l’origine de produits transculturels récupérés
par une littérature lancée dans une aventure ambiguë. Peut-on alors penser l’espace
littéraire comme un principe de résistance au nivellement inévitable qu’apporte la
production médiatique transculturelle – ce qui lui donnerait une existence
authentique ?
20Peut-être les illusions et les évidences trompeuses qui se révèlent au cours des
analyses réunies dans le présent volume sont-elles à mettre au compte du fait que, par
une sorte d’effet de mise en abyme, on traque l’espace littéraire à partir de textes qui
ont souvent pour caractéristiques de traiter d’espace ou de définir explicitement des
espaces. C’est explicite dans l’article de Maarten van Delden, mais on le voit dans
bien d’autres. Si l’espace littéraire ne se confond pas avec celui du texte, il ne se
confond pas non plus avec l’espace dont parle le texte. Ni dans le texte, ni dans sa
référence : l’espace littéraire est précisément cette frontière à laquelle s’intéresse la
troisième partie. La tension entre espace référentiel et espace textuel est ce qui donne
son dynamisme à l’espace littéraire, elle l’installe dans cet état de « métastabilité » qui
est la condition de la vie de l’œuvre littéraire.